I. Franic: LES « ÉLÉMENTS DE SYNTAXE STRUCTURALE » DE LUCIEN TESNIÈRE ENTRE DISCOURS.. 61 Ivana Franic UDK 811.133.1'367Tesnière L.:81'42 Filozofski fakultet u Zagrebu ifranic1@ffzg.hr LES « ÉLÉMENTS DE SYNTAXE STRUCTURALE » DE LUCIEN TESNIÈRE ENTRE DISCOURS SCIENTIFIQUE ET DISCOURS DIDACTIQUE1 INTRODUCTION Les Eléments de syntaxe structurale, référence incontournable dans la réflexion linguistique contemporaine, ne cessent d'inspirer les chercheurs tant par la pensée originale de leur auteur, Lucien Tesnière, que par la précision, la ponctualité et la cohérence sans précédent de son discours. L'objectif de cet article est d'étudier le discours employé tout au long de ce voyage tesniérien syntaxique original. Notre propos s'organisera autour de l'hypothèse principale qui postule une double visée de l'oeuvre : d'un côté l'auteur cherche à élaborer les postulats d'une théorie linguistique,2 de l'autre il veut une application immédiate de la théorie dans le processus d'enseignement/apprentissage des langues vivantes. Une première notion à définir est celle de discours. Au-delà de la définition proposée par Dubois et alii (1994), à savoir que le discours « désigne tout énoncé supérieur à la phrase, considéré du point de vue des règles d'enchaînement des suites de phrases » et de celle avancée par Mounin,3 nous y ajouterons l'acception de Charaudeau et Maingueneau (2002). D'après eux, le discours mobilise des structures d'un autre ordre que celles de la phrase. Le discours se construit en fonction d'un objectif bien précis. En effet, le discours signifie l'action. C'est le locuteur qui agit et qui oriente le discours suivant les besoins et les objectifs de son énonciation. Éléments de syntaxe structurale Le linguiste français Lucien Tesniàre a consacré toute sa vie à la construction d'une syntaxe structurale dont les méthodes soient applicables au plus grand nombre de langues vivantes. Dans son ouvrage capital Eléments de syntaxe structurale, publié à titre posthume en 1959, l'auteur trace une nouvelle voie dans la réflexion sur la grammaire. En proposant un regard formalisé sur les phénomànes 1 Cet article est issu d'une communication présentée au XXIVème colloque international de linguistique appliquée, tenu è Osijek, Croatie, en mai 2010. 2 « La cohérence globale de l'analyse est incontestablement l'aspect le plus moderne de sa syntaxe, celui qui la hisse au niveau d'une théorie » (ROUSSEAU 1995 : 78). 3 « Configuration particulière de traits linguistiques perçue comme caractérisant un texte ou un ensemble de texte » (MOUNIN 1993 : 308) 62 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE syntaxiques, il met en avant deux concepts essentiels à la compréhension du fonctionnement des structures phrastiques : la dépendance et la valence. En plus, le stemma, représentation graphique de la phrase, vient compléter cet exploit scientifique en fournissant un appareil précis et extrêmement élaboré de l'analyse syntaxique. A y regarder de plus pràs, on découvre la double nature - pédagogique et scientifique - de cette représentation graphique, ce que souligne A. Rousseau : « Le stemma est d'abord chez Tesniàre une réaction à la fois pédagogique et scientifique contre la linéarité inhérente à tout exercice de la parole. » (ROUSSEAU 1995 : 75) Selon Tesnière, la syntaxe structurale englobe toute la grammaire. Outre l'aspect méthodologique, la syntaxe structurale offre une redéfinition des niveaux d'analyse linguistique : désormais la connexion, la jonction et la translation deviennent « trois grands chefs sous lesquels viennent se ranger tous les faits de syntaxe structurale » (TESNIERE 1988 : 323). Les premiers jalons de cette premieàre syntaxe intégrale avaient été posés dans les années 1930, précédant largement l'application systématique des modeles mathématiques à des phénomènes langagiers. En outre, l'auteur crée une panoplie de termes évitant l'usage de la nomenclature traditionnelle qui est « une survivance non encore éliminée, qui va d'Aristote à Port-Royal, ou toute la grammaire était fondée sur la logique » (TESNIERE 1988 : 103). Si les Eléments marquent, de par l'originalité de la pensée4 et leur appareil méthodologique rigoureux, une étape nouvelle dans les recherches théoriques linguistiques, il n'est reste pas moins que leur vocation est essentiellement didactique. Les Eléments se veulent « une suvre de réalisation immédiate » (FOURQUET 1988 : 4), un manuel et un guide pratique pour les enseignants. Selon Cortàs et Sainte Martine (1992) « Tesniàre pose comme une nécessité heuristique naturelle que le linguiste doit apprendre, pratiquer, méditer sur et enseigner les langues » (CORTES ET SAINTE MARTINE 1995 : 47). Ce souci pédagogique se traduit tant au niveau de la structure de l'ouvrage que dans le didactisme explicite de Lucien Tesniàre (v. ci-après). LE DISCOURS SCIENTIFIQUE Outre l'acception désormais précisée du terme « discours » pour les besoins de notre article, nous allons introduire la typologie des « styles fonctionnels » proposée par Silic 2006. D'une maniere générale, on peut considérer que le « style fonctionnel » est synonyme du « discours » décrit ci-dessus. C'est pourquoi nous 4 « L'enchaînement rigoureux de la pensée peut se résumer en quelques mots : l'ordre linéaire étant aboli, la connexion hiérarchise les membres de l'énoncé et la valence répartit les fonctions en actants et circon-stants, la translation se chargeant de „racheter" [...] les différences entre les classes de mots » (ROUSSEAU 1995 : 78). I. Franic: LES « ÉLÉMENTS DE SYNTAXE STRUCTURALE » DE LUCIEN TESNIÈRE ENTRE DISCOURS.. 63 continuerons d'employer le terme « discours ». Parmi cinq styles fonctionnels,5 Silic distingue un style, c'est-à-dire un discours scientifique. Ce sont les principes d'objectivité et de pensée abstraite qui gouvernent ce type de discours. Les traits essentiels du discours scientifique peuvent se résumer comme suit : d'une part le rationnel, le rigoureux et l'économie, d'autre part la fonction descriptive. A cela s'ajoute une aspiration aà la clarté, aà la monosémie et àa la ponctualité. Ce type de discours est caractérisé par un vocabulaire cohérent ainsi que par une tendance à éliminer toute ambiguïté (SILIC 2006 : 44-45). D'apràs Katnic-Bakarsic et Pozgaj Hadzi, le discours scientifique est privé de toute subjectivité de manière que « l'absence de moyens expressifs et émotionnels est l'une de ses caractéristiques » (KATNIC-BAKARSIC et POZGAJ HADZI 2005 : 27). Ces deux auteures s'accordent avec Silic en mettant en relief la nécessité de créer un « cadre du texte scientifique » (ibid.). Ce cadre est composé majoritairement de références telles que les notes de bas de page, citations, résumés et paraphrases, exemplifications, etc. Dans cette meme lignée, Dubois considère que l'énoncé scientifique comporte certaines règles du discours polémique, car il oppose une thèse, celle de l'auteur, et une antithèse, elle-m^me définie par une autre partie du front scientifique. Son « objectivité » tient au fait que le sujet d'énonciation fait partie d'un nous dont les autres composants sont les sujets, qui appartiennent au meme front scientifique (DUBOIS 1970 : 46). On vient de passer en revue les propriétés inhérentes au discours scientifique. Lesquelles d'entre elles peut-on trouver dans le texte de Tesnière ? Jusqu'oui est-il allé dans l'accomplissement de la tâche exigeante qu'est l'élaboration d'une théorie linguistique qui soit applicable au plus grand nombre de langues ? Des le premier chapitre de son oeuvre, il attire notre attention sur le sérieux de ses démarches : 1. L'objet de la syntaxe structurale est la phrase. [...] 2. La phrase est un ensemble organisé dont les éléments constituants sont les mots. 3. Tout mot qui fait partie d'une phrase cesse [...] d'être isolé comme dans le dictionnaire. Entre lui et ses voisins l'esprit aperçoit des connexions [... ] 4. Ces connexions ne sont indiquées par rien. D'emblée, on s'aperçoit que l'énoncé tesniérien est clair, simple et précis, sans redondance. Les idées s'enchaînent naturellement et le lecteur peut suivre sans difficulté le développement du texte. Le terme-clé apparaît aè la fin d'un énoncé en servant en meme temps de point de départ de l'énoncé suivant. Quoi de plus scientifique et didactique aè la fois que cette rigueur et cette clarté du style tesnié-rien ? 5 Silic part de l'hypothèse qu'une langue standard, en tant que moyen de communication dans d'innombrables domaines d'activités humaines, remplit diverses fonctions et est susceptible de remplir différentes fonctions, notamment dans les sciences, l'administration, la communication quotidienne, la presse et les belles lettres. A cette pluralité de fonctions va tre associé un certain nombre de styles fonctionnels, è savoir le style scientifique, administratif, journalistique, littéraire et courant. 64 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE Regardons de plus près les procédés auxquels recourt l'auteur en vue d'élaborer sa théorie tout en étant conscient de cette visée pratique que comporte son oeuvre. LE DISCOURS SCIENTIFIQUE DANS LES ÉLÉMENTS L'auteur s'adresse directement aux lecteurs, autrement dit aux utilisateurs de sa théorie. Nous allons offrir une typologie des procédés les plus fréquents qu'utilise l'auteur afin de dresser un « cadre scientifique » de son oeuvre : 1. Introduire une nouvelle notion : 2. Introduire une affirmation : 3. Associer des affirmations avec des notions : Nous admettrons qu'une langue présente (9,2-3) En premier lieu (10,6) Il convient de réserver au mot famille son sens (12,10) Tout d'abord (278,6) Il s'agit en effet (131,11) Nous avons affaire à (128,11) En fait il est curieux de constater (37,28) Or il est aisé de constater (33,13) Quant aux translatifs (176,9) Il est de fait que (153,3) Il est bien évident que (106,15) En deuxiàeme lieu... (10,6) C'est ainsi que dans "La Cigale et la Fourmi" (272,15) D'autre part le transféreme qu- (251,9) 4. Associer des parties du texte : Il ressort de ce qui a été dit ci-dessus (10, 11) (17, 8) Il résulte de ce qui précède (1, 5) Il en va de meme (1, 5) Reprenant encore une fois notre définition précédente (7, 5) En reprenant notre définition du début... (6, 4) Ainsi qu'il a été dit ci-dessus (36,1) Conformément à la définition donnée ci-dessus (34,1) Jettant maintenant un regard en arriere, nous comprenons alors (23,18) Or tous ces mots sont des substantifs (214,6) Aussi la plupart des langues (185,2) I. Franic: LES « ÉLÉMENTS DE SYNTAXE STRUCTURALE » DE LUCIEN TESNIÈRE ENTRE DISCOURS.. 65 Par contre (35,7) Mais (23,7) A la différence de (37,14) (140,1) Inversement (11,6) Souvent au contraire (17,1) Toutefois, quand il y a lieu de souligner (239,15) Tandis que les connexions (184,1) 6. Définir des notions : Nous définirons le nucléus (22,5) Nous concevrons donc le nucléus (22,6) Nous appellerons anaphorique le mot auquel ... (43,1) C'est ce qu'on peut appeler (8,12) Nous les appellerons langues descendantes ou centrifuges (8,11) Il est commode de réserver à ces mots [...] le terme générique de nom. (32,13) Nous donnerons à cette suite le nom de chaîne parlée. (5,1) Nous appellerons ces substantifs des substantifs personnels. (53,2) 7. Définir en respectant le principe de complexité croissante : 1. L'objet de la syntaxe structurale est la phrase. 2. La phrase est un ensemble organisé dont les éléments constituants sont les mots. 3. Tout mot qui fait partie d'une phrase cesse [...] d'etre isolé comme dans le dictionnaire. Entre lui et ses voisins l'esprit aperçoit des connexions [...] 4. Ces connexions ne sont indiquées par rien. 9. Tout d'abord il faut savoir [...] 10. Il faut également savoir [...] 11. Enfin il faut savoir [...] 8. Affirmer d'une manière absolue : Jamais (19,6) Toujours et partout (19,6) Il ne peut y avoir de nucléus sans fonction nodale (23,2-3) On admettra donc une fois pour toutes (29,19) Essentiellement et uniquement (16,7) Il est inexact de parler en russe (103,10) 5. Confronter deux notions, deux entités : 66 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE 9. Renforcer l'affirmation : 10. Relativiser l'affirmation : 11. Fournir des arguments à un fait : 12. Exemplifier un fait ou un phénomàne : 13. Apporter des précisions : Dans aucune langue, aucun fait proprement linguistique n'invite à opposer le sujet au prédicat (49,6) Il va de soi (18,13) Certes (18,3) (18,6) (30,9) Assurément (18,5) Bien entendu (193,3) C'est en particulier le cas pour (188,12) Bien plus (167,6) Un phénomène extremement fréquent (201,1) En principe (18,13) Ordinairement (34,2) (35,15) (35,17) Généralement (7,9) (8,12) (35,16) En général (13,1) (29,17) Au moins en français (11,14) Le plus souvent (17,2) (29,15)) On observe parfois (8,12) La connexion [...] est quelquefois indiquée (240.1) Ce n'est que tout à fait exceptionnellement que (193,4) Dans de nombreux cas (179,2) C'est à ma connaissance Charles Bally qui (163.2) La preuve que la proposition infinitive est un actant, c'est qu'elle (182,12) Il est aisé de vérifier que (150,13) La meilleure preuve en est que (20,17) Soit par exemple (8,11) On dira, par exemple (186,26) Au féminin, on a entre autres: (177,8) Soit en russe le verbe (171,2) C'est le cas par exemple (168,7) Parmi tant d'autres (130,5) Dans les exemples suivants (133,12) En d'autres termes (7,1) (10,10) (16,4) (21,3) Soit en effet le membre de phrase (21,2) Supposons maintenant (10,9) Pour la préciser et la développer (6,4) En effet, il est évident (162,7) I. Franic: LES « ÉLÉMENTS DE SYNTAXE STRUCTURALE » DE LUCIEN TESNIÈRE ENTRE DISCOURS.. 67 14. Comparer les faits ou les phénomènes : Il en va de meme (1,5) On a un cas très analogue (20,12) On notera également que (30,13) De la meme façon il est possible (195,2) Au m^eme titre que (178,1) Parallèlement, on trouve (133,13) En pareil cas (120,2) La meme chose vaut pour le verbe (124,7) 15. Marquer les relations de cause Etant donné que (169,16) et conséquence : C'est pour la meme raison que (167,13) 16. Tirer des conclusions : Si bien qu'en fin de compte (171,10) Somme toute (171,15) Ceci revient à dire que (169,3) Le résultat final est (168,16) De telle sorte que l'on peut (158,16) Le translatif ne connecte donc pas (152,9) Il en résulte que (104,3) En un mot (143,12) On vient de passer en revue toute une panoplie de procédés auxquels recourt l'auteur tout au long de son parcours théorique. La diversité ainsi que la complexité de ses ressources linguistiques laissent l'impression que Tesnière s'est vraiment efforcé de diversifier et de varier le plus possible son expression. Avec un degré minimum de redondance, s'adressant directement au lecteur, le scripteur des lignes richissimes des Eléments réussit sans difficulté aucune à convaincre ce meme lecteur de la véracité de ses thèses. S'il est vrai que dans un texte scientifique c'est la force d'expression qui importe (SILlC 2006), on ne peut que constater la grande force d'expression des propos de Tesnière. Force est de constater, toutefois, que le texte comporte certains passages qui « trahissent » les exigences du discours scientifique, avec l'apport de commentaires subjectifs ou encore le recours fréquent è la métaphore, ce qui est le propre du discours didactique (v. ci-aprèes). LE DISCOURS DIDACTIQUE Sans prétendre èa l'exhaustivité, nous avons cerné les éléments constitutifs du discours scientifique dans l'oeuvre tesniérienne. Toutefois, notre hypothèse postule également une forte présence, dans les Eléments, des traits du discours didactique, aussi allons-nous maintenant nous pencher sur l'autre facette de cette oeuvre. Pour faire l'économie de longues explications théoriques de la notion de « discours didactique », ce qui dépasserait les limites de cet article, nous proposerons deux définitions du discours didactique qui nous semblent les plus appropriées pour notre propos. La premiere nous vient de J. Dubois qui postule qu'il s'agit 68 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE d'« un énoncé sur un autre énoncé déjà réalisé » (DUBOIS 1970 : 35). Dans cette même lignée J. Melançon considàre que « Le discours didactique est une appropriation. [...] il s'approprie un autre discours déjà articulé, comme le discours littéraire, le discours argumenta-tif ou le discours scientifique. Cette appropriation est au service d'un nouvel intenté qui est de transmettre une instruction. » MELANÇON 1981 : 377). Autrement dit, « le discours didactique est [... ] un discours parasitaire qui s'alimente à la signification des autres discours » (ibid., 378). Un autre point de vue nous est fourni par Corinne Cordier-Gauthier (2002), qui traite du discours du manuel. Nous pouvons admettre avec Cordier-Gauthier que le discours du manuel a la « vocation sociale clairement affichée qu'est de servir d'outil d'enseignement/apprentissage » (p. 26). Or, la vocation des Eléments est avant tout de servir de mode d'emploi - de « manuel » - aux enseignants. En effet, l'un des objectifs essentiels des Eléments étant l'« applicabilité pédagogique de la nouvelle analyse grammaticale »6, nous pouvons postuler la présence dans ses lignes des éléments distincts qui composent le manuel.7 L'suvre capitale de Tesnière n'est pas, de toute évidence, un manuel de langue: il s'agit d'un manuel de syntaxe structurale. Reprenant la définition de Melançon, on pourrait avancer que l'objectif des Eléments est l'appropriation des faits de syntaxe structurale, autrement dit, l'appropriation du discours déjà articulé qu'est le discours linguistique (scientifique). Ainsi le discours didactique vient-il en quelque sorte en deuxième lieu, une fois constitué le discours disciplinaire, à savoir le discours linguistique (scientifique). Dubois (1970) met en avant la clôture du texte comme marque essentielle du discours pédagogique et, partant, du discours didactique. Peut-etre cette remarque, d'ailleurs très intéressante, pourrait-elle nous expliquer le caracteàre intégral des Eléments ainsi que leur si haut degré de cohérence. Nous allons regarder de près la macro- et la micro-structure de l'ouvrage et nous efforcer de discerner dans quelle mesure il est juste de dire qu'il s'agit d'un manuel. Au plan textuel, on peut observer l'architecture des Eléments et, suivant les postulats de Cordier-Gauthier (2002 : 26), conclure que : 1. le continuum graphique du texte est fait de ruptures ; 2. le bloc iconique n'a pas grande importance dans les Eléments ; 3. les blocs typographiques forment des textes assez homogànes quant à leur sujet ou aà leur forme ; 4. les jeux de l'art graphique (variation dans les caracteres, utilisation de caractères gras, etc.) contribuent à une meilleure visibilité des différentes parties du texte. 6 cf. la préface de Jean Fourquet m TESNIERE 1988 (p. 4). 7 « Par définition, le manuel est didactique. Tout ce qui le constitue est fonction d'un transfert de compétence » (MELANÇON 1981 : 381). I. Franic: LES « ÉLÉMENTS DE SYNTAXE STRUCTURALE » DE LUCIEN TESNIÈRE ENTRE DISCOURS.. 69 Pour ce qui est de l'architecture des Eléments, on peut repérer les éléments distincts qui composent cet ouvrage de syntaxe structurale : 1. les traits périphériques introductoires/de départ : préface, introduction, table des stemmas ; 2. le corps du texte : 278 chapitres dont chacun comporte de dix à plus de vingt sous-chapitres ; 3. les traits périphériques finaux : un petit lexique de syntaxe structurale, une répartition typologique des langues par le sens du relevé linéaire ; 4. les organisateurs structuraux : ensemble de chapitres et de sous-chapitres qui harmonisent le texte de maniàere aà ouvrir et àa clore les unités ; 5. les graphes de Tesniàre : les stemmas représentent à la fois un bloc ico-nique et un bloc linguistique-scientifique ; 6. la structuration interne des chapitres et sous-chapitres contribue à une grande lisibilité du texte. Après avoir dessiné à grands traits la macro-structure des Eléments, on peut avancer qu'il s'agit, d'une maniàere générale, d'un manuel de syntaxe structurale. Etant donné son inspiration et son intention didactique expliquées ci-dessus, il convient maintenant d'observer de plus près la micro-structure ou plus précisément les moyens linguistiques qui contribuent aà la visibilité didactique de l'oeuvre. LE DISCOURS DIDACTIQUE DANS LES ÉLÉMENTS D'après Fuchs et Le Goffic « l'ouvrage de Tesnière se lit facilement et avec plaisir ; il est bien construit, clair et pédagogique, la théorie est cohérente et s'appuie sur d'innombrables exemples empruntés à un très grand nombre de langues » (FUCHS et LE GOFFIC 1985 : 53). Ce souci pédagogique bien évident dans l'ensemble de l'ouvrage et clairement reconnu par les chercheurs se traduit par des formulations diverses aè de nombreux endroits dans le texte. Afin de confirmer notre hypothèse, nous allons fournir, à titre illustratif, quelques passages qui témoignent de ce souci pédagogique et pratique de Tesnière. D'emblée, on découvre un didactisme explicite dans les passages du texte : « La syntaxe fonctionnelle est d'une utilité immédiate pour l'étude des langues étrangeères vivantes modernes parlées, pour leur connaissance active et pour leur pédagogie. » (19,11) « Il est permis de penser que l'introduction de la méthode structurale et de la pratique des stemmas qui en découle donnerait de bons résultats dans l'enseignement des langues. » (26,11) En effet, le stemma apporte une aide èa la compréhension de la structure de la phrase. Il ne représente pas un concept purement théorique ni « une vérité dogmati- 70 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE que » (TESNIErE 1988 : 655), mais se veut un outil d'analyse structurale, un « mode d'expression grammaticale personnel et vivant » (ibid., p. 656). On lit plus loin : « La doctrine proposée, et surtout la méthode de représentation graphique qui en est le corollaire inséparable, ont pour but essentiel de saisir la phrase dans toute sa variété et dans toute sa complexité vivante. La classe qui s'inspirera de cette doctrine et de cette méthode devra donc avant tout rester vivante. » (276,13) « La classe doit etre active. » (276,16) Les concepts de « classe vivante » et « active », la « personnalisation du stem-ma » rappellent ici l'approche actionnelle à l'apprentissage des langues étrangères, introduite dans les documents du Conseil de l'Europe, et notamment dans le CECR. Les deux concepts, loin de se recouper, ont un trait commun qu'il y a lieu de souligner ici, aè savoir la responsabilisation de l'apprenant envers le processus d'apprentissage. En outre, le chapitre 276 des Eléments est entièrement consacré aux aspects pratiques de l'enseignement. Soulignons aè ce titre la tendance de l'auteur aè sensibiliser les enseignants à favoriser l'autonomie de l'apprenant : « Il faut [...] les amener à le [stemma] trouver eux-m^mes. » (276,16) « On l'amene à réfléchir sur cette phrase et à en déduire le stemma approprié, en s'attachant à ne rien lui prescrire qu'il n'ait auparavant trouvé par lui-meme. » (276,16) Alors que l'apprenant devient un acteur responsable de son propre apprentissage, le rôle de l'enseignant est lui aussi vu sous un angle nouveau : « Aussi bien le maître sera-t-il souvent amené à modifier son plan au fur et à mesure des péripéties de la classe et des tribulations de la phrase d'oià il sera parti. Il se rendra vite compte que son enseignement sera d'autant plus profitable qu'il saura mieux suivre les fluctuations et les remous de l'esprit de ses élàves, et que son rôle est de les canaliser, non de les paralyser. » (276,31) « De ce point de vue, il devra méditer la formule : « Le maître propose, l'élàve dispose ». Tout en maintenant bien entendu son autorité et sa haute direction, il aura parfois avantage à suivre le plan que lui soufflera l'intéret manifesté par les élèves, intérêt qu'il est parfois si difficile de provoquer qu'il ne faut pas manquer d'en profiter quand il s'établit de lui-meme. » (276,32) L'enseignant d'une langue étrangeàre vivante propose donc des activités et veille au bon déroulement du cours, tout en tenant compte de l'intérêt des élàves. On ne peut assez souligner ici l'importance de la motivation, un des facteurs déterminants de tout apprentissage. En ce qui concerne le concept de progression dans l'acquisition des savoirs, Tesniàre emploie le vocable « dose » : I. Franic: LES « ÉLÉMENTS DE SYNTAXE STRUCTURALE » DE LUCIEN TESNIÈRE ENTRE DISCOURS.. 71 « La syntaxe structurale englobe toute la grammaire. Ce serait donc une erreur pédagogique que de vouloir l'enseigner d'un coup aux élèves. Il faut, comme pour la grammaire traditionnelle, procéder par petites doses, et s'assurer qu'une notion est parfaitement comprise et solidement acquise avant de passer è la suivante. » (277,1) Voici donc que se profile, dès les années 1950, l'anticipation de l'une des hypothèses de Krashen qui parle de « l'input optimal » (KRASHEN 1981), plus précisément de l'emploi de la règle i+1. Au plan discursif, on peut identifier une palette de procédés et d'éléments linguistiques auxquels recourt l'auteur afin de convaincre le lecteur et de susciter son intérêt pour l'application didactique des postulats théoriques. Si on admet avec Dubois que « le discours pédagogique [et partant didactique] implique une relation particulière entre le sujet d'énonciation [...] et les lecteurs » (DUBOIS 1970 : 40), on pourrait dresser une mini-typologie des procédés et moyens linguistiques déployés par l'auteur. La voici : 1. Avertissement 2. Renvoi : 3. Référence è un passage antérieur dans le texte : 4. Anticipation d'un contenu qui va suivre dans le texte : 5. Progression dans l'élaboration du contenu : Il y a lieu de ne pas perdre de vue (6,10) Mais nous ne saurions néanmoins passer complètement sous silence [...] (20,3) Il n'est pas inutile de noter (140,13) Enfin rappelons que (95,20) Notons d'ailleurs (95,19) (123,5) On sait que les verbes neutres ne peuvent pas (102,16) Il y a lieu de s'amter quelque peu (112,9) Mais il ne faut pas oublier que (122,8) Il importe de ne pas confondre (133,22) On se gardera de dire (135,3) Il y a lieu de noter (148,12) Nous aurons soin de toujours tourner (155,11) Nous avons vu (chap. 3, § 1) Nous venons de voir (21,1) Nous verrons [...] (19,7) Nous verrons plus loin (136,8) Nous pouvons dèes maintenant prévoir (22,9) Nous avons jusqu'ici laissé délibérément de côté [...] (20,2) Nous pouvons maintenant préciser que (7,5) En premier lieu [...] En deuxiseme lieu [...] En troisièeme lieu [... ] (10,6-7-8) 72 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE 6. Introduction de commentaires subjectifs : Et il est bon qu'il soit ainsi. (20,14) Il faut se garder de cette confusion. (31,17) L'auteur prie donc le lecteur de bien vouloir lui accorder toute son indulgence (278,8) L'auteur éprouve quelque angoisse (278,1) C'est le bonheur que, pour terminer, l'auteur souhaite à ses continuateurs. (278,26) Il est frappant de constater que (142,6) Il faut noter ici la présence du performatif (ordre, instruction) ainsi que d'un nous d'identification. Par ailleurs, Dubois souligne un autre trait du discours didactique qui releve d'un « écart » entre le savoir du lecteur et celui de l'auteur et qu'il y a lieu de « combler ». Le propre du discours didactique est donc que ce « comblement se réalise dans une identification progressive du lecteur avec l'auteur, du tu avec le je du sujet d'énonciation confondu avec les propositions qu'il émet » (DUBOIS 1970 : 41). Outre les éléments linguistiques, Tesnière recourt fréquemment aux tableaux afin de fournir des classifications nécessaires è une meilleure compréhension de sa théorie syntaxique. A cela s'ajoute l'emploi de la métaphore, figure assez récurrente dans le texte. On peut dire avec Samain qu'« il faut prendre les métaphores explicatives [de Tesnière] au sérieux » (SAMAIN 1994 : 199), car, de toute évidence, elles contribuent largement, de par leur caracteère illustratif, aè l'acquisition des faits de syntaxe structurale. En voici quelques-unes parmi les plus importantes : Le mot dans la phrase = le poisson dans l'eau Le stemma = l'arbre généalogique La structure d'une phrase = la hiérarchie militaire Les catégories = les pieces d'artillerie, les caracteres d'imprimerie Le noeud = le point géometrique Le nucléus = le grossissement microscopique La valence du verbe = la valence chimique La translation (en syntaxe) = la translation (en géométrie) Somme toute, les propriétés inhérentes au discours tesniérien peuvent se résumer en quelques lignes que nous propose J. Cortès (1992) : « Tesnieère est d'autant plus clair qu'il a l'art d'ajouter aè cette trame scientifique bien nouée les ingrédients de la lecture-plaisir, et notamment la précision et l'originalité terminologique [...] le goût de formules frappantes [...] et meme l'humour car le texte est émaillé d'anecdotes personnelles, d'exemples littéraires savoureux, de comparaisons souvent inattendues ou cocasses pour expliciter une notion complexe » (CORTES 1995 : 50). I. Franic: LES « ÉLÉMENTS DE SYNTAXE STRUCTURALE » DE LUCIEN TESNIÈRE ENTRE DISCOURS.. 73 CONCLUSION Au terme de cette réflexion, on ne peut que confirmer notre hypothèse de départ, è savoir que le discours tesniérien possède un double visage : scientifique (linguistique) et didactique. Ceci est du avant tout au double objectif des Eléments : d'une part l'élaboration des postulats de la syntaxe structurale et, d'autre part l'existence d'indications précises pour l'application de ces postulats en classe. Dans notre analyse nous avons dressé une typologie possible du discours scientifique employé dans les Éléments. En partant de la théorie des « styles fonctionnels » proposée dans Silic (2006) on a repéré au travers du texte de Tesnière, sans prétendre è l'exhaustivité, les moments fortement marqués par un discours théorique et disciplinaire. Notre typologie recense au total 17 sous-catégories dont chacune regroupe un certain nombre d'exemples représentatifs. Outre le discours scientifique ou disciplinaire, partout dans l'ouvrage on reconnaît des messages didactiques et des consignes pratiques adressés aux utilisateurs de la théorie. A l'aide d'un modèle proposé par Cordier-Gauthier (2002) on a observé l'architecture de l'oeuvre ainsi que la macro- et la micro-structure du corps textuel. D'une manieère générale on peut avancer qu'il s'agit d'un manuel de syntaxe structurale vu la disposition du texte et les traits formels de sa structure. L'aspect didactique des Éléments est obtenu par le truchement de moyens linguistiques bien choisis, de messages didactiques explicites et de l'architecture générale de l'oeuvre. On est bien conscient de n'avoir pu, dans les limites de cet article, que tracer les pistes d'une analyse plus détaillée du discours de Tesniere. En dépit de quelques insuffisances, la théorie de syntaxe structurale demeure une des rares descriptions linguistiques intégrales (aè notre connaissance, la premieère syntaxe intégrale) è forte visée pratique (didactique). Qui plus est, c'est l'auteur méime qui agit en didacticien en formulant le mode d'emploi de sa théorie et en donnant des consignes précises. Disons enfin que cette analyse ne restera qu'une ébauche d'une étude plus vaste et plus approfondie du discours de Tesnière. BIBLIOGRAPHIE CHARAUDEAU, P. et MAINGUENEAU, D. (2002) Dictionnaire d'analyse du discours, Seuil, Paris. CORDIER-GAUTHIER, C. 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Cette intention double de l'auteur se traduit clairement dans le discours des Éléments : d'une part le style est hautement scientifique, d'autre part les moyens qu'emploie l'auteur en vue d'exposer sa théorie sont très simples et d'une grande clarté. Ainsi les Éléments deviennent-ils accessibles aux lecteurs, c'est-è-dire è ses utilisateurs, è savoir les enseignants de langues vivantes. La rigueur et l'objectivité du discours scientifique employé dans les Éléments se traduisent dans les analyses fécondes et originales de certains phénomènes syntaxiques : la valence du verbe, la notion d'actant, l'opération de connexion, de jonction et en particulier celle de translation. En revanche, le discours didactique remplit l'ensemble des Éléments, ce qui est particulièrement visible dans le chapitre Les indications pédagogiques, ou l'auteur met en avant les notions de méthode d'exposition, la complexité croissante, l'intérêt d'apprenant, l'enseignement pratique, la vivacité en classe, la classe active. On peut donc, è juste titre, affirmer que l'auteur avait déjè anticipé, è cette épo-que-lè, certains concepts didactiques modernes (l'autonomie de l'apprenant, l'approche actionnelle è l'apprentissage/enseignement des langues vivantes). POVZETEK Tesnièrovo delo Éléments de syntaxe structurale med znanstvenim in didaktičnim diskurzom Članek obravnava diskurz, ki ga je uporabil Lucien Tesnière v svojem najpomembnejšem delu Éléments de syntaxe structurale (1959). Delo je nastalo približno na polovici dvajsetega stoletja. Avtor je v njem v prvi vrsti skušal postaviti celostni model strukturalne sintakse, ki bi ga hkrati lahko uporabili tudi pri poučevanju tujih jezikov. Tak namen je razviden iz njegovega diskurza: ta je včasih zelo znanstven, drugič spet poljuden in prijazen do bralca. Natančnost in objektivnost uporabljenega znanstvenega diskurza postaneta očitni v podrobni analizi, ki jo je Tesnière izpeljal na metodološko popoln način (na sintaktičnem področju gre npr. za glagolsko vezljivost, pojem udeleženca /fr. actant/, odvisnostno razmerje /fr. connexion/, priredno razmerje /fr. jonction/ in še posebej katego-rialnin prenos /fr. translation/), medtem ko didaktični diskurz preveva celotno Tesnièrovo delo, še zlasti pa je prisoten v poglavju Pedagoške sugestije, v katerem avtor vpelje koncepte predstavitvene metode, naraščajoče kompleksnosti, učenčevega interesa, poučevanja na podlagi primerov, aktivnosti v razredu, aktivnega poučevanja). Z gotovostjo lahko torej zatrdimo, da je avtor že napovedal nekaj povsem sodobnih didaktičnih konceptov (učenčeva avtonomija, na dejavnostih temelječ pristop). Ključne besede: celostni model strukturalne sintakse, pedagoški model, didaktični diskurz 76 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE ABSTRACT Tesnière's «elements de syntaxe structurale» between scientific and didactic discourse The paper deals with a discourse of Lucien Tesniere's structural syntax. Tesnière writes its work Éléments de syntaxe structurale (1959) around the middle of the 20th century, trying in first place to build an integrative model of the structural syntax which could be applied in the process of teaching of foreign languages. Such an purpose is evident in Tesnière's discourse: sometimes it is highly scientific, sometimes very simple and accessible to an reader, in this case to foreign language teachers. The rigour and objectivity of the scientific discours becomes clear in detailed analysis carried out in a methodologically perfect way (i. e. verb valency, concept of actant, connexion, junction and especially translation), while didactic discourse pervades Tesnière's work in general and especially in the chapter Pedagogic suggestions (the concepts of method of presentation, growing complexity, learner's interest, practical teaching, animacy in the classroom, active class). This enables us to establish that Tesnière anticipated around the middle of the 20th century some contemporary didactic concepts (learner's autonomy, active approach to language learning). Keywords: Tesnière's structural syntax, integrative model, pedagogic suggestions, didactic concepts