Miha Pintaric: L'HOMME ENTRE LE GESTE ET LE TIC 51 Miha Pintarič Université de Ljubljana Faculté des Lettres miha.pintaric@ff.uni-lj.si UDK [81:1]:82.0-1 DOI: 10.4312/vestnik.7.51-53 L'HOMME ENTRE LE GESTE ET LE TIC Dans la vie de tout être humain, la communication, verbale ou non, véhiculant son rapport au monde d'ailleurs réciproque, il y a un moment limite, non dans le sens aristotélicien, plutôt comme une intervalle existentielle, et jusqu'auquel cet être apprend tant bien que mal à maîtriser et à utiliser la communication pour tourner ce qui est essentiellement échange, à son profit. Ce qui n'est pas une tare morale puisque tout le monde fait de même et que c'est une condition sine qua non d'intégration et de survie. Jusqu'à ce moment, qui possède une objectivité « statistique » et fort peu de valeur individuelle et individualisante, cet être « grandit », mûrit et se réalise précisément en maîtrisant et utilisant sa part de communication verbale, la langue et le langage en tant que verbal, le parler quotidien, celui de son métier, la rhétorique exercée afin de s'approcher des buts particuliers, voire même identificateurs qu'il s'est fixés, les paroles de soulagement adressées à un ami en deuil, tant de nuances, de registres avec vocabulaire, ton et accent qui leurs sont propres, mélodie de la chaîne parlée, tant de choses à apprendre pour les garder dans la mémoire présente, comme disait Rabelais, oui, encore faudrait-il préciser « quasi-automatique », ou pour les enfouir dans l'un de ses recoins profonds, et, de toute façon, à pratiquer quotidiennement ou à des occasions particulières, simplement parce qu'il le faut ou bien pour les réaffirmer dans l'esprit et dans le réseau de communication auquel l'être particulier appartient et qu'il contribue à créer en acceptant tacitement d'en être façonné à son tour. Ce processus d'échange, ensuite, dure normalement jusqu'à la mort, s'arrêtant uniquement faute de pleine maîtrise des facultés de communication, ce qui advient avec l'âge ou la maladie, ou encore faute de possibilité d'épanouissement de celles-là comme résultat d'isolement, volontaire ou forcé (là encore, le moi prendra vite la place d'autrui). Il est clair cependant que l'élan et l'énergie de cette évolution s'émoussent, chez l'individu évidemment, et non moins, à l'échelle générale, dans une civilisation que l'on appelle à juste titre sclérosée et même vouée à la disparition. Seul l'individu possède cependant une évolution parallèle, à l'ombre et comme en creux de la première, et qui le porte d'emblée vers le silence. Sans entrer dans le domaine proverbial, il convient de souligner que le silence, paradoxalement, n'appartient pas moins à la communication verbale que les paroles. Le silence est l'envers de la parole. La répétition elle aussi, envers de la parole qui dit, est une forme de silence. Dans le meilleur des cas, ce sera la répétition poétique. Dans 52 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE le pire, la répétition des bruits dont se nourrit le monde. Le poète et le clown, apparemment, se taisent. Le premier, parce qu'il a tout dit. Le deuxième, parce qu'il n'a pas même commencé à dire et qu'il n'a probablement rien à nous apprendre. Cette image d'équilibre taciturne idéal, certes, n'est jamais réalisée, les poètes font entendre leur voix, et les clowns pas moins la leur. Il y a, en outre, un clown dans tout poète et un poète dans tout clown. Leur silence, quand il y en a, n'est toutefois pas l'expression du néant, elle traduit l'absence. Une seule parole vous manque et tout est dépeuplé, ou: et tout est silence. Ciel et terre, et d'autres cieux et d'autre terres, s'il y en a. Au commencement n'était pas le silence puisqu'il y avait l'absence. Rien du tout, pas le néant. L'absence suppose présence tout comme silence1 suppose la parole. Le poète reconnaît l'absence en tant qu'état second du monde, à travers lequel il essaie de se saisir de son état premier, parole ou néant, parole, sans doute, ou le néant accepté parfois comme par défi, néant illogique et inimaginable devant lequel on se trouve comme devant la porte fermée de la constante de Planck, derrière laquelle attend une « parole » qui finalement va l'ouvrir, ou, mieux encore - la rouvrir. Elle n'attend ni un nouveau Calcul-clef puisque l'ancien suffit pour nous apprendre ce qu'il nous a appris, ni l'humiliation de la parole créatrice descendant au statut de geste. Un geste qui redevient parole, toutefois ... on sait ce que signifie gesta en latin et en ancien français: la permutation allégorique reconnaissait l'héroïsme que demande une telle « descente ». Évidemment, le geste peut prendre la valeur de la parole. L'Incarnation, toute proportion gardée, n'est-elle pas une histoire de geste? Magnanime et créateur. Le clown, par ailleurs, ne connaît que ce qu'il a sous le nez, de façon la plus directe, immédiate qui soit. Il n'est pas conscient de la parole qui manque, et les tumultes des orages désirés ne lui disent rien. Tout cela passe bien trop au-dessus de sa tête pour qu'il s'en aperçoive, tout occupé qu'il est par la crise et la chute générale embrassant les banques qui croulent pas moins que l'état moral du « monde », c'est-à-dire le sien propre. « Il faut oser! », crie cependant le poète qui a toujours vomi sur les révolutions et les révolutionnaires (sauf quand il en était lui-même), assis dans son fauteuil pour ne perdre de verve ou même de fil rouge. au mol duvet assis. « Allez, moi aussi, j'en suis, qu'on me l'en donne, et dépêchez-vous! Siamo prenotati!2 » On ne sait pas ce que l'on dit parce qu'on ne sait pas ce que l'on veut. - « Il faut oser! », s'élève la voix du clown de moins en moins convaincante ne s'appuyant sur rien pour ce faire puisque rien n'est à sa portée. Dépourvue de sens, elle va s'éteindre. En fait elle est d'or et déjà éteinte et se survit dans les vastes plaines vides d'un esprit à la parole qui manque et qui a fini par se taire parce qu'il n'a pas trouvé mieux, et la seule alternative serait par trop fatigante. On s'imagine Beckett et Ionesco chacun bien rangés dans leurs poubelles. Il n'y a plus de paroles, il n'y a plus de gestes, même les échos se sont tus. 1 Le slovène, plus riche ici, rendrait le silence par « molk » (c'est-à-dire « silence qui suit la parole et qui suppose un être humain ayant non uniquement la capacité de parler: il suppose le fait de s'en être servi »), par opposition au terme « tisina », qui est plus général et concevable même dans un monde sans homme. 2 Cette référence devrait être généralement connue. Au lecteur de s'en rappeler. Miha Pintarič: L'HOMME ENTRE LE GESTE ET LE TIC 53 Cet être humain avec lequel on est parti en quête, qu'est-ce qui le retient encore en vie? Et qu'est qui l'unit à autrui étant donné l'échec d'une communication, celle de l'homme occidental, et qui appartient tout de même à l'héritage du genre humain? Ce lien, la parole déchue en silence et le geste devenu tic laissent entendre que le monde est pour la majorité une affaire perdue. On s'imagine la suite. Pour les peu qui y résistent, ce lien est la parole poétique qui, parfois, se fait geste sans devenir tic. D'un côté, lucidité, de l'autre, la conscience qui s'égare en cul-de-sac. La conscience de la parole fait l'homme humain. Le tic le réifie. Il faut continuer l'œuvre de la parole et la Parole qui manque nous sera peut-être donnée par ce même geste magnanime et créateur qui est à l'origine de l'univers. POVZETEK Človek med gesto in tikom Članek poskuša določiti razmerje med antinomičnima paroma beseda-tišina in gesta-tik, ki vsak na svoj način (verbalno ali ne) določata medčloveško komunikacijo, torej vse tisto, kar navsezadnje izraža tudi odnos človeka do samega sebe. Ključne besede: komunikacija, gesta, tik, beseda, tišina/molk ABSTRACT Man between Gestures and Tics The article tries to define the relation between the antinomic pairs of expressions, word-silence and gesture-tic, which, each in its own way (verbal or not), determine human communication, which finally translates one's relation to oneself. Key words: communication, gesture, tic, word, silence RÉSUMÉ L'homme entre le geste et le tic L'article essaie d'établir certains rapports entre les deux pairs antinomiques, parole-silence et geste-tic qui, chacun par son côté (verbal ou non), définissent la communication entre les hommes, celle qui finalement trahit le rapport de l'homme face à lui-même. Mots-clefs: communication, geste, tic, parole, silence