15 * Professeur émérite à l'Ecole Normale Supérieure Filozofski vestnik | Volume XLI | Number 2 | 2020 | 15–34 | doi: 10.3986/fv.41.2.01 Alain Badiou* Ontologie et mathématiques Théorie des Ensembles, théorie des Catégories, et théorie des Infinis, dans L'Être et l'événement, Logiques des mondes et L'Immanence des vérités I Comme nombre d'entre vous le savent, pour moi, la philosophie n’existe qu’au - tant qu’existent des procédures de vérité, et elle est sous condition de l’état his - torique de ces procédures. J’ai rangé les vérités dont l’espèce humaine s’est, au fil des millénaires de son existence, montré productrice, sous quatre grands genres : les sciences, les arts, la politique et l'amour. La question est alors de savoir comment on interroge, tout au long de l’histoire de la philosophie, le lien entre la philosophie et ses conditions. La difficulté, que je voudrais ici résumer, est qu’il faut s’occuper, dans l’investigation du cor - pus historique de la philosophie tel que nous en héritons, de trois processus distincts. Le premier est de prendre en compte, à tout moment de l’histoire de la philoso - phie, l’état des quatre conditions et de leur impact sur la philosophie dans un lieu déterminé. C’est la vue panoramique, essentiellement historienne. Elle autorise qu’on distingue, plus ou moins efficacement, des époques ou des territoires philosophiques. Ainsi, quand on parle de « philosophie antique », ou de « phi - losophie médiévale », ou encore de « philosophie continentale », opposée à la « philosophie analytique », principalement américaine. Le second processus s’attache au repérage d’un problème, interne à une condi- tion, et qui modifie tout le rapport antérieur de la philosophie au dispositif com- plet des conditions. C’est évidemment le cas de la mutation mathématique entraînée vers le Ve siècle A.C. par la découverte des longueurs « incommen - surables », qui fait basculer les mathématiques grecques, de l’arithmétique pythagoricienne vers la géométrie d’Eudoxe et Euclide, et la philosophie, de la recherche de l’Harmonie à une théorie des ruptures. On pourrait aussi bien évoquer les effets politiques de la Révolution française, qui contraint la philoso - 16 alain badiou phie allemande, à partir de Fichte, à des remaniements dialectiques fondamen - taux, faisant venir au jour la force créatrice de la négativité. Le troisième processus réside dans la possibilité qu’une philosophie – donc, d’abord, un philosophe – intervienne du point de la philosophie elle-même, dans la dynamique d’au moins une des quatre conditions. C’est le processus rétroactif, de la philosophie vers ses conditions. Il n’est pas douteux par exemple que le platonisme ait, à longue portée, influencé la vision sociale de l’amour dans l’époque de sa spiritualisation courtoise, ou que la dialectique hégélienne ait eu une importance constituante pour la politique communiste telle que fon - dée par Marx. Ou encore, on peut suivre à la trace l’influence de la philosophie matérialiste et libertine, dérivée d’Epicure, dans l’œuvre théâtrale de Molière et de quelques autres. Tout ça pour rappeler que le mot « condition » est distinct du mot « cause ». Il s’agit finalement, avec les arts, les sciences, les politiques, l’amour et la philo - sophie, de cinq processus enchevêtrés, si même il doit rester clair que la phi - losophie occupe la position singulière de ne pouvoir exister qu’avec les quatre autres, lesquels, eux, peuvent exister par eux-mêmes. II Quand j’ai diffusé, il y a trente ans, comme on fait en politique d’un mot d’ordre, la formule « l’ontologie, c’est les mathématiques », je ne doutais pas de son succès, mais je n’anticipais pas correctement ses inconvénients. Car, à tout prendre, cette formule a l’avantage d’être frappante, mais l’inconvénient d’être approximative. Rapportant de façon en quelque sorte identitaire et brutale un concept typiquement philosophique, celui d’ontologie, à la disposition d’une science particulière, les mathématiques, la formule ne tient pas assez compte du caractère complexe des relations entre la philosophie et ses conditions. Je vais donc revenir sur la relation entre mathématiques et philosophie à partir de mes considérations introductives. Partons du premier des trois processus que j’ai définis dans mon premier point, à savoir l’histoire globale du quatuor des conditions. Comment ces quatre conditions telles qu’elles se présentaient à moi, en France, il y a mettons cin - quante ans, dans le dernier tiers du XXe siècle, deviennent opératoires dans le 17 ontologie et mathématique champ philosophique ? Quelles inventions, quelles créations, quels problèmes, attirent alors mon attention ? 1. Dans le devenir des mathématiques, c’est l’œuvre de Paul Cohen, qui, avec la théorie du forcing et le concept d’ensemble générique remanie la théorie des ensembles, même par rapport aux inventions géniales de Gödel dans les années trente et quarante. C’est aussi la véritable percée de la théorie des catégories, qui tend à remplacer dans le champ mathématique la notion d’objet par celle de relation. 2. En politique, nous avons le bilan contrasté des vastes mouvements de masse qui ont animé la jeunesse universitaire et la classe ouvrière, presque dans le monde entier, pendant les années soixante et soixante-dix, notamment Mai 68 en France et la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne en Chine, bilan que domine finalement l’échec global de ces mouvements, échec qui ac- compagne et commande la faillite des Etats socialistes, Russie et Chine com- prises, ainsi que les leçons que les communistes doivent tirer de cette faillite. 3. Dans les arts, la plus consistante et durable nouveauté est repérable dans les arts plastiques, avec les performances, qui font du corps de l’artiste un élé - ment décisif de son œuvre, et les installations , qui enregistrent la dimension provisoire et locale des structurations spatiales. Dans les deux cas, il s’agit de rendre provisoire tout agencement esthétique, de relativiser l’œuvre d’art dans le temps et dans l’espace, et de mettre ainsi fin à l’idée selon laquelle ladite œuvre aurait une valeur objective et éternelle. 4. En amour, la nouvelle liberté sociale dans le champ de la sexualité, la crise des autorités familiales, l’émancipation des femmes, la légalisation des pro - cédés anticonceptionnels, la promotion d’une vision festive de l’existence, l’autonomisation du simple désir comme un droit revendiqué : tout cela converge vers une précarisation du lien amoureux, voire – avec les « sites de rencontre » – vers une sorte de calcul commercial quant à sa valeur et à son éventuelle mise en œuvre. Cependant, travaille autrement le remaniement par Lacan du point de vue psychanalytique sur l’amour, avec la fameuse formule : « l’être, c’est l’amour qui vient à y aborder dans la rencontre », laquelle fait de l’amour le lieu possible d’une ontologie du sujet. 18 alain badiou Regardés dans leur détail, ces matériaux conditionnants conduisent assez na - turellement, dans l’ordre de ce qui se présente comme « philosophie », à deux types de conséquences. D’une part, on trouve un relativisme culturel qui ne laisse plus de place à la notion de vérité universelle, tenue pour impériale et fictive, et qui privilégie la multiplicité des langues et des coutumes, le bariolage planétaire, et aussi les identités multiformes, préférées systématiquement aux grandes constructions à prétention globale. D’autre part, se développent des doctrines qui affirment la supériorité des actions sur les pensées, du mouve - ment pur sur l’organisation, de l’intuition sur l’Idée, de la vie sur les structures, de l’approche locale sur la valeur globale, des multiplicités complexes sur le dualisme dialectique, de l’affirmation sur la négativité, bref, qui reviennent, contre Platon, Descartes, ou Hegel, vers les stoïciens, Hume ou Nietzsche, ce qu’accomplit parfaitement Deleuze. Cependant, c’est à partir des mêmes matériaux « en situation » que mon désir proprement philosophique discerne, lui, comme tâche essentielle, de recons - truire, contre les deux tendances naturellement dominantes et du reste lar - gement complices, une discursivité spéculative capable d’organiser de façon neuve les questions que les courants dominants écartent de leur devenir, nom - mément celle de l’être, celle de la vérité, et celle du sujet. Et puisque c’est de l’ontologie que nous sommes partis, commençons par elle. III Si je considère mon travail de pensée sur l’être en tant qu’être dans le contexte de l’histoire de cette question, je vois qu’on peut distinguer rien de moins que six possibilités quant à ce qui a finalement été nommé « ontologie ». D’abord deux positions finalement négatives : 1. Le concept d’être est vide, il n’a aucune signification. C’est le point de vue dominant aujourd’hui, pour les raisons que j’ai dites. C’est depuis toujours la position sceptique ; c’est la position positiviste aussi bien, comme on le voit chez Auguste Comte ; c’est la position explicite des vitalistes, et d’abord de Nietzsche ; mais c’est aussi la position de Wittgenstein et de tout le cou - rant analytique américain. Pour tous ces penseurs, le mot « être » est en fait 19 ontologie et mathématique une substantivisation illégitime du verbe « être ceci ou cela », substantivisa - tion qui produit un pur non-sens. 2. Le concept d’être a un sens, il a une valeur positive. Mais nous ne pouvons pas avoir une connaissance effective de son contenu. La « chose en soi » est située au-delà de nos facultés cognitives. C’est comme on sait la position de Kant, mais finalement c’est la position « historiale » de Heidegger : le nihi - lisme contemporain, lié à la souveraine violence de la technique, fait que nous avons non seulement (comme l’a fait la métaphysique depuis Platon) oublié le vrai sens de l’être, sa destination, mais que nous avons oublié cet oubli même. Nous sommes donc devenus totalement étrangers non seule - ment au sens de l’être, mais même à la question de ce sens, qui cependant nous constitue historialement. Ensuite quatre positions positives : Elles affirment toutes que le mot « être » a un sens réel, et que nous pouvons avoir une connaissance vraie, fondée, de ce sens. Mais cette affirmation pre - mière se distribue ensuite en orientations essentiellement distinctes, et même radicalement opposées. 3. La troisième position ouvre la voie aux différentes formes du monothéisme : l’être se donne, de façon explicite et concentrée, sous la forme de l’Un, le Grand Un, ou l’Un comme Infini. C’est largement la position de la métaphy - sique classique, que Heidegger n’a pas tort de définir comme « l’arraisonne - ment de l’Être par l’Un ». En fait, c’est déjà la position d’Aristote, pour qui l’être est exhibé comme « acte pur » dans la transcendance d’un Dieu. Et le chemin de la donation du sens de l’être prend chez lui la forme philoso - phique, qui sera longtemps dominante, d’une preuve de l’existence de l’Un- de-l’être comme tel. Cependant, il y aura aussi le courant mystique, pour lequel l’accès à la transcendance de l’être est une expérience vitale et non une preuve. Expérience dont le récit est poétique plutôt que logico-mathé - matique : il relève de la condition artistique, comme on le voit chez Saint- Jean de la Croix, et non de la condition scientifique, comme on le voit par exemple chez Malebranche. Mais dans les deux cas, la pensée-vie n’accède à l’être que dans la forme d’une ascension vers l’Un-infini, forme moderne de l’Un-acte-pur d’Aristote. 20 alain badiou 4. Dans cette quatrième orientation, l’être se donne, non comme transcen - dance de l’Un-Dieu, rationnelle ou extatique, mais comme totalité de soi- même, incorporant des expressions multiples de soi, toutes immanentes à sa propre unicité. L’envoi de cette orientation est donné par Parménide, qui conclut de l’inexistence du non-être à l’absoluité-une de l’être dont tous les existants apparents sont comme des facettes irréelles. L’apogée spéculative de cette vision est évidemment réalisée dans le système de Spinoza, où l’on démontre l’unicité de la Substance (ou Nature), laquelle prodigue à l’inté - rieur d’elle-même des modes multiples dont tout l’être dérive de l’Un subs - tantiel. Hegel propose une version dynamique de l’orientation immanente : l’être, en tant qu’absolu, est identique à son propre devenir multiforme. L’être est le devenir dialectique de soi-même, et le Savoir absolu procède à une récapitulation circulaire de ce devenir. 5. Dans cette cinquième orientation, l’être n’est donné comme pensable qu’en faisant l’économie de toute transcendance de l’Un, comme de toute totalisa - tion unifiante. L’être, en effet est pure dispersion multiple, sur fond de vide. Autrement dit : l’Un (le vide) est du côté du non-être, cependant que l’être est dissémination atomique de soi-même. C’est, depuis Démocrite, l’orientation qu’on peut dire matérialiste, en ce qu’elle fait l’économie de tout sens géné - ral de l’être, au profit de la matérialité des atomes et de leurs combinaisons dans le vide. Epicure et Lucrèce s’en réclament. 6. La sixième orientation, enfin, affirme que la vraie pensée de l’être ne réside ni dans l’Un transcendant, ni dans l’Un immanent, ni dans la dispersion ato - mique, parce que l’être n’a pas d’autre être que la relation et les mouvements qui transforment et lient entre elles les relations. Autrement dit l’être se com - pose de relations entre relations. C’est la position d’Héraclite, et plus près de nous de Nietzsche, de Bergson ou de Deleuze. Elle est irriguée aujourd’hui par la mathématique des catégories. En particulier, la catégorie des caté - gories propose une pensée diagrammatique de l’être comme Relation des relations entre relations. Telle est l’orientation que résume le concept fonda - mental de foncteur, et son organisation systémique en faisceaux. C’est au regard de cette complexité de l’héritage philosophique quant à ce que peut être une ontologie que, armé de ma vision de l’état contemporain des conditions, j’ai dû choisir mon orientation propre. Bien entendu, « choisir » 21 ontologie et mathématique n’est ici que métaphorique : l’orientation s’impose à un sujet-philosophe plus qu’elle n’est tranquillement choisie parmi les six possibilités. Et elle s’est im - posée à raison de ma conviction, venue plus de la politique que des mathéma - tiques, qu’il fallait proposer une ontologie « matérialiste », c’est-à-dire étran - gère à toute transcendance, et qui cependant fasse l’économie du concept in - consistant de « matière », lequel ne désigne jamais que l’Un caché, et en vérité finalement impensable, de la multiplicité évidente de ce qui est. Et c’est alors, comme déjà l’avait fait le jeune Marx, vers la cinquième orientation que je me suis tourné : l’affirmation que l’être n’est que multiplicité pure, sans Un, et sans attribut spécifique, de type « matière » ou « esprit ». Et voici qui est important : C’est seulement de l’intérieur de ce mouvement de pensée que je suis revenu vers la condition mathématique, pour chercher s’il s’y trouvait une structuration, aussi rigoureuse que possible, de ma décision spé - culative. Et je l’ai trouvée dans la théorie des ensembles, parce que j’ai interpré - té cette théorie, singulièrement dans son axiomatisation de type ZFC, comme n’étant rien d’autre que l’étude systématique de toutes les formes possibles de multiplicités, sans Un ni qualité particulière. Je suis alors retourné vers la phi - losophie, muni d’une possible fondation formelle de ma décision ontologique primordiale. Nous avons donc une sorte de cheminement circulaire, impliquant l’histoire de la philosophie quant à la question ontologique, mon être de sujet-en-philo - sophie, l’état actuel de la condition mathématique, et derechef mon être-phi - losophe, lequel va s’incorporer à l’histoire de la philosophie quant à la ques - tion ontologique. Cette circularité peut aussi se dire : état des possibles onto - logiques ; prise (par moi) d’une décision philosophique en rapport avec ces possibles ; mouvement rétroactif vers la condition mathématique ; décision philosophico-mathématique d’y trouver une forme adéquate à la décision on - tologique ; investissement de cette deuxième décision dans la première, par la formalisation mathématique du concept de multiples-sans-Un et de ses va - riantes ; incorporation à l’histoire de la philosophie d’une proposition ontolo - gique supposée nouvelle (le livre L'Être et l'événement ). Dans ce mouvement circulaire, il est certes impossible d’examiner séparément mon usage des mathématiques et ma décision philosophique. Mais tout autant d’en tirer l’équation « ontologie = mathématiques ». Parce que l’énoncé de la 22 alain badiou décision initiale, à savoir « l’être est multiplicité-sans-Un » n’est d’aucune façon un énoncé mathématique. Et le détour par la théorie moderne des ensembles ne vaut pas preuve de la validité de cet énoncé initial. L’alliance organisée entre mathématiques et philosophie n’est forte que quand on observe ses consé - quences. Et ce n’est qu’assez loin dans ces conséquences qu’on peut réellement apprécier cette portée. Dans les mathématiques, il faut aller au moins à la hau - teur des théorèmes de Cohen concernant les sous-ensembles génériques. Et en philosophie, l’ampleur spéculative de mon propos ne se déchiffre que dans la dialectique entre être et événement, ce qui veut en réalité dire : entre détermi - nation axiomatique et généricité, ou encore : entre les multiples singularisés par des propriétés précises, et les multiples universalisés par leur soustraction à toutes ces propriétés Ce long préambule me permet de revenir, dans des conditions nouvelles, à une question centrale, encore aujourd’hui très disputée, très critiquée : quelle est en fin de compte la fonction exacte de la théorie des ensembles dans le discours philosophique qui est le mien ? On peut répondre ainsi à cette question : Le système mathématique ZFC pro - pose au philosophe une connaissance scientifique claire et rigoureuse de toutes les formes possibles de la multiplicité pure (sans Un et sans prédicat empirique de type « matière », « esprit », « atomes », « flux », etc.). Ces formes sont exclu - sivement définies par des éléments anonymes (des « ensembles ») à l’exclusion de quoi que ce soit d’autre, puisque les éléments d’un ensemble sont également des ensembles. Il n’y a pas de définition de ce que c’est qu’un ensemble, ce qui est cohérent avec leur fonction de pures formes de l’être, constituées de rien d’autre que d’autres formes. La « donation » des formes se fait seulement par des axiomes qui spécifient certaines propriétés relationnelles, nécessaires pour qu’on puisse identifier ce que c’est qu’une telle forme. La relation de base, appelée « appartenance », et notée ∈ , sert, en écrivant par exemple x ∈ y, à inscrire que l’ensemble x est un élément de l’ensemble y. La relation ∈ peut être considérée comme unique : toute autre relation dans ZFC doit en effet être définie à partir d’elle, dans le contexte formel de la logique classique. Finale - ment, l’axiomatique fixe les propriétés de la relation ∈ dans un contexte logique déterminé, et permet à partir de là de définir toutes sortes d’autres propriétés des formes ensemblistes du multiple pur, du genre « être transitif », « être infi - ni », « être bien fondé », « être un ordinal », « être l’ensemble des parties d’un 23 ontologie et mathématique autre ensemble », « être une fonction », « être générique », « être un cardinal inaccessible », etc. Toutes ces propriétés donnent au philosophe les moyens de se mouvoir conceptuellement, avec une grande souplesse, dans ce qu’il en est des ressources propres de l’être en tant qu’être ainsi activé dans l’arène philo - sophique par le stimulant mathématique. On demandera pourquoi il est nécessaire que cette exploration spéculative des ressources ontologiques se meuve – comme Aristote le dit déjà dans le livre Gamma de sa Métaphysique – dans le contexte de la logique classique, contexte défini essentiellement par le principe de non-contradiction (on ne peut affirmer à la fois la proposition p et la proposition non-p) et par le principe du tiers exclu (étant donnée une proposition p qui est bien formée, ou bien p est vraie, ou bien il est vrai que non-p, il n’y a pas de troisième position). La réponse phi - losophique réside en ceci : la plupart des propositions de l’ontologie exigent, comme le dit majestueusement Parménide, d’en passer par le raisonnement par l’absurde. Parménide commence en effet son parcours spéculatif en affirmant qu’il est impossible de montrer directement que seul l’être est, mais qu’on peut établir cette proposition en démontrant que le non-être n’est pas. A son école, on constate en effet souvent, en théorie des ensembles, qu’on ne peut démon - trer directement l’existence de telle ou telle forme du multiple pur. Nombre de formes ne peuvent pas avoir de preuve de leur existence qui soit constructive et si possible intuitive. En revanche, on peut parvenir à des résultats de ce genre : « si je nie l’existence de cette forme du multiple, cela entraîne que je dois aussi nier la validité d’une proposition dont j’ai précédemment démontré qu’elle est vraie ». Le raisonnement par l’absurde permet alors de conclure que la forme considérée du multiple existe. On peut – on doit – aussi admettre une règle de tolérance maximale, qu’on peut formuler ainsi : « si cette forme du multiple, par exemple un certain type de multiplicité infinie, peut être définie clairement dans le langage formel, tant que je n’ai aucune preuve de la négation de son existence, je peux – en fait, je dois – admettre cette existence ». Tout le point est que la relation fondamentale d’appartenance, soit ∈ , est marquée ontologi - quement du sceau de la logique classique. En effet, étant donné un ensemble x et un ensemble y, ou bien x ∈ y, ou bien non-(x ∈ y). Il n’y a pas de troisième hypothèse, et on est donc sous la loi du tiers exclu, caractéristique de la logique classique. Mon énoncé spéculatif sera donc : l’ontologie est classique. 24 alain badiou Maintenant, je dois aussi montrer que les axiomes de la théorie classique des ensembles, le théorie ZFC, peuvent se prévaloir d’une légitimité philosophique. Je l’ai fait je crois consciencieusement pour la totalité des axiomes du système ZFC. Je prendrai ici seulement trois exemples, portant sur les axiomes les plus contestés, y compris par certains philosophes. Premier exemple : je valide, pour des raisons proprement ontologiques, le re - doutable, contre-intuitif et souvent décrié « axiome du choix », qui est une des importantes caractéristiques du système ZFC. Cet axiome dit qu’étant donné un ensemble d’ensembles – ce qu’est, rappelons-le, tout ensemble –, il existe tou - jours une fonction qui m’autorise à exhiber un et un seul élément de chacun de ces ensembles, et ce sans exception. Autrement dit, étant donné un ensemble A, avec ses éléments x 1 , x 2 , x 3 …..x n , x n + 1 …., il existe une fonction F, appelée fonc - tion de choix, qui « extrait » de chacun des éléments x 1 , x 2 , x 3 …..x n, x n+1 …, un et un seul élément de cet élément. On a en somme F(A) tel que pour tout x n de A, on a un y n ∈ F(A), tel que cet y n est le seul élément de F(A) qui soit un élément de x n . La fonction F « choisit » un élément de chacun des éléments de A. Si bien que F(A) est comme une assemblée nationale de représentants des éléments (depuis Macron, on dit des « territoires ») de A, un élu par élément, F étant en quelque sorte la procédure électorale de désignation de ces représentants. L’axiome du choix ne pose pas de problème électoral tant qu’on manipule des ensembles finis. Mais dans l’infini, comment définir une fonction qui associe un représentant à chaque élément de l’infinité des éléments de l’ensemble ini - tial ? Le plus souvent, on ne peut pas prouver l’existence d’une procédure bien définie capable d’extraire d’un ensemble infini une telle infinité de représen - tants. L ’axiome du choix a été contesté, parce qu’il affirme l’existence d’une pro - cédure qu’on ne parvient pas à construire. En réalité, l’axiome du choix, dans le cas des ensembles infinis, affirme l’existence d’un infini particulier, qui est le résultat du choix simultané d’un élément de chacun des éléments, en nombre infini, de l’ensemble initial. Mais l’existence de cet ensemble ne peut pas, en général, être prouvée ou construite, et son existence n’est alors garantie, par l’axiome du choix, que comme un principe a priori . J’admets cependant cet axiome pour trois raisons philosophiques : 25 ontologie et mathématique La première est ce que j’appelle le principe de maximalité : l’ontologie matéria - liste pose que toute forme du multiple clairement définie doit être acceptée en tant que possiblement réelle dans un monde, sauf preuve du contraire. Toute restriction de l’existence des formes du multiple est ontologiquement inaccep - table, si ses raisons concernent uniquement la capacité de nos esprits finis à en construire effectivement les éléments. Ce serait là retomber dans l’empirisme relativiste. Notre impuissance à construire une forme de l’être multiple ne sau - rait être une bonne raison d’en refuser l’existence. Faute de contre-exemple, l’axiome du choix doit être tenu pour valide. Il nous présente une multiplicité clairement définie comme « représentative » d’une autre multiplicité, ce qui est en soit intéressant, et s’est avéré pratiquement nécessaire en Analyse moderne. La seconde raison est logique. Par le beau théorème de Diaconescu, lequel opère dans le contexte de la théorie des catégories, l’axiome du choix impose, comme nous le désirons, que le contexte logique soit classique. La négation de l’axiome du choix ouvrirait donc la possibilité que la logique soit non classique, ce qui est ontologiquement inacceptable. La troisième raison est plus proche des méta-mathématiques : Gödel a prouvé que si la théorie ZF (sans axiome du choix) est cohérente (sans contradiction interne), alors la théorie ZFC (avec axiome du choix) l’est aussi. L’admission de l’axiome n’introduit donc par elle-même aucun risque particulier. Exemple du principe de maximalité, garantie du classicisme logique, confor - mité à la cohérence du contexte, l’axiome du choix est un précieux principe de l’ontologie spéculative. Mon deuxième exemple est le suivant : J’accepte pour une raison philosophique majeure, l’axiome de fondation. Cet axiome dit que tout ensemble possède au moins un élément (ou plusieurs) qui n’a (ou n’ont) aucun élément commun avec l’ensemble initial. Pour ceux qui trouvent les formules plus claires que les dis - cours, on peut ainsi écrire l’axiome de fondation : Pour tout ensemble x : x Il existe au moins un ensemble y : y Tel qu’il est élément de l’ensemble initial : y ∈ x Et tel que si z est un élément de y : z ∈ y 26 alain badiou Alors z n’est pas élément de l’ensemble initial : z / ∈ x Après quoi, vous pouvez ponctuer tout ça de façon lisible en une seule for - mule, dont vous notez qu’elle est infiniment plus courte que le même énoncé en langue maternelle ( x) ( y) [(y ∈ x) et [(z ∈ y) → (z / ∈ x)]] L’importance exceptionnelle de cet axiome dans le champ philosophique, et déjà à vrai dire dans les conditions de vérité politique ou amoureuse, tient à ce qu’il affirme ceci : ontologiquement, l’Autre est présent dans toute Identité . Toute forme multiple, en effet, admet en elle-même un élément dont la composi - tion propre, l’être-multiple, lui sont étrangers. On peut aussi dire que l’axiome de fondation affirme l’immanence de la négativité : un point d’être existe dans toute forme multiple qui n’est pas du domaine de cette forme elle-même. Il en résulte, dans ma philosophie des vérités, que rien de vrai ne peut être stricte - ment identitaire. Autrement dit, « vérité » et « universalité » sont inséparables. De l’axiome de fondation, résulte qu’on ne peut jamais avoir l’énoncé réflexif pur x ∈ x. On le démontre sans trop de mal. Cela signifie, philosophiquement, qu’aucune forme multiple ne peut être élément de la forme multiple qu’elle est. Ce qui est en somme assez évident : la forme, ontologiquement, est un combat contre l’in-forme en tant que non-être, et ne peut, dans ce combat, s’affirmer comme étant déjà elle-même par et en elle-même. On peut aussi interpréter l’impossibilité absolue de l’énoncé (x ∈ x) du côté de la théorie du Sujet. Cette impossibilité se dira alors : il n’existe aucune réflexivité qui soit intégrale. Ou encore : tout Cogito est partiel. J’accepte enfin sans aucune restriction l’axiome de l’infini, lequel affirme l’exis - tence d’un ensemble infini (et, par l’effet des autres axiomes, l’existence d’une suite infinie de types d’infinité). Cet axiome revient à dire qu’il existe des formes du multiple qui sont infinies, mais il ne le peut qu’en définissant avec précision un concept de l’infini. Il existe plusieurs façons de proposer une telle définition. Elles sont toutes opératoires et évitent des approches vagues et para-intuitives, du genre « l’infini, c’est ce qui est très grand ». Les plus communes de ces défi - nitions consistent à définir une opération sur les ensembles, et à indiquer que cette opération peut être réitérée sans point d’arrêt. 27 ontologie et mathématique Par exemple, soit un ensemble x, absolument quelconque, et soit l’ensemble dont le seul élément est x, qu’on appelle le singleton de x, et qu’on note {x}. Re - marquez au passage que x est nécessairement différent du singleton {x}, pour la raison suivante : si l’on a x = {x}, il s’ensuit que l’ensemble {x} n’obéit pas à l’axiome de fondation. En effet, d’après cet axiome, il devrait y avoir un élément du singleton qui n’a aucun élément commun avec le singleton lui-même. Mais le seul élément du singleton est x. Donc il devrait y avoir un élément de x qui n’est pas un élément du singleton. Si le singleton est égal à x, on aboutit à l’absurdité selon laquelle il existe un élément de x qui n’est pas un élément de x. On a donc toujours, puisque nous assumons l’axiome de fondation : {x} ≠ x. Affirmons dans ces conditions l’existence d’un ensemble Inf tel que, si l’on a x ∈ Inf, alors on a toujours aussi {x} ∈ Inf. Il est clair que ce faisant, on ouvre une réitération sans point d’arrêt du type : x, {x}, {{x}},…,… réitération sans point d’arrêt qui est « toute entière » contenue dans Inf. On conviendra alors que Inf est une forme infinie du multiple. Une propriété absolument fondamentale des ensembles infinis est qu’une par - tie stricte de ces ensembles peut être aussi grande que l’ensemble lui-même. L’axiome de la mathématique grecque, « le tout est plus grand que la partie », n’est pas valable pour les formes infinies du multiple. Il est en fait très simple de voir, sur l’exemple le plus intuitif d’ensemble infini, à savoir l’ensemble des nombres entiers positifs, nos bons vieux nombres « naturels », un, deux, trois, et la suite, que le prétendu axiome « le tout est plus grand que la partie » est faux dans l’infini, comme l’a remarqué avec force Galilée. En effet, il existe par exemple autant de nombres pairs que de nombres tout court. Vous faites tout simplement correspondre à tout nombre son double. A 1 correspond 2, à 2 cor - respond 4, et ainsi de suite, si bien qu’au total infini des nombres entiers, 1, 2,,3,…n, n+1… correspond exactement le total des nombres pairs, 2, 4, 6,…2n, 2(n+1). Et ceci, bien que les nombres pairs soient une partie stricte des nombres entiers. Eh bien, cette partie est aussi grande que le tout. C’est du reste, à mon avis, une raison majeure d’admettre l’axiome de l’infini, que de s’engager dans une étude des formes du multiple qui excède nos intui - tions, généralement limitées au fini. Là aussi, en somme, doit valoir le principe de maximalité : de tout ce qui est, sans contradiction formelle, clairement dé - 28 alain badiou fini, on doit affirmer l’existence, car nos intuitions élémentaires n’ont aucune raison d’être la mesure de l’être en tant qu’être. Cependant, définie sous la condition de cette part des mathématiques qui étu - die les différentes formes du multiple pur, l’ontologie ne crée nullement à elle seule la possibilité d’une connaissance de ce que c’est que la création d’une vérité particulière dans un monde particulier. Certes, la pensée de ce que sont les formes du multiple, soit de ce que peut être l’être de tout ce qui est, est néces - saire. De fait, toute science est mathématisée peu ou prou. Même Lacan conclut que la psychanalyse a le mathème comme idéal. Cependant, toute théorie des vérités, et du sujet des vérités, armée d’une pensée de l’être comme tel, doit éga - lement inscrire son propos dans la singularité d’un monde et de ce qu’il propose comme matériaux à la pensée créatrice. La philosophie doit donc tirer de ses conditions, et transformer en concepts, une théorie générale de ce que peut être, dans un monde singulier, un pro - cessus subjectivé à valeur universelle. Mais d’abord, qu’est-ce qu’un monde ? Bien entendu, un monde est ontologiquement composé d’une multiplicité, do - tée d’une forme définissable, elle-même composée de multiplicités dont la ma - thématique peut parvenir à penser les formes. Mais quelle est la nature exacte, singulière, de cette « composition » ? IV Proposer une réponse à cette question est le but de mon livre Logiques des mondes, et je considère qu’il est désormais impossible de séparer L’Être et l’évé - nement de Logiques des mondes, comme depuis il est devenu impossible de le séparer de L’immanence des vérités. Car on ne peut séparer l’universalité des vérités, établie par L'Être et l'événement, de leur singularité, pensée dans Lo - giques des mondes, et de leur absoluité, réfléchie dans l’immanence des vérités. Je ne présente ici que quelques caractéristiques très générales de Logiques des mondes, dans le but de faire comprendre quels sont, dans ce livre, les usages de la condition mathématique. — Le concept central de tout le livre est celui d’identité dans un monde don - né (ou aussi bien, dialectiquement, de différence dans un monde donné). Le 29 ontologie et mathématique concept ontologique d’identité est strictement extensionnel : deux formes du multiple sont différentes si, et seulement si, il existe au moins un élément qui appartient à l’une des formes et pas à l’autre. Si ce n’est pas le cas, elles sont identiques. Le concept « mondain » d’identité, et donc de différence, est au contraire intensionnel, qualitatif, et relatif au monde considéré. Un ensemble x et un ensemble y appartenant au même monde sont affectés, en tant que paire, d’un degré d’identité variant entre un minimum m (les deux objets sont, dans ce monde, totalement différents) et un maximum M (les deux objets sont, dans ce monde, pratiquement identiques). Les différentes valeurs possibles des degrés d’identité sont tirées d’un objet du monde affec - té d’une structure d’ordre, qui est le transcendantal du monde en question. — Un ensemble appartenant à un monde, vu sous l’angle de ses degrés d’iden - tité avec tous les autres éléments du même monde, est un objet de ce monde. On voit donc qu’être un ensemble qui est élément de la totalité du monde – monde qui est lui aussi, dans son être, un ensemble – n’est pas une défini - tion suffisante de ce que c’est qu’un objet, pour la raison qu’appartenir à un ensemble est une détermination seulement ontologique. Il faut, pour définir l’objectivité, prendre en considération le concept qualitatif et variable de de - gré différentiel d’identité, qui est en général extrêmement variable. — Un objet du monde est , bien entendu, mais aussi existe. La présence d’un objet dans un monde déterminé est elle-même affectée d’un degré, qui est le degré d’identité à lui-même de l’objet considéré. Ce degré fixe ce qu’est l’existence de l’objet dans un monde. Si l’existence est maximale (le degré d’existence de l’objet est M), l’objet existe dans le monde « absolument ». Si en revanche l’existence est minimale (le degré est m ), l’objet n’est pas absent du monde, puisque son être d’ensemble appartient à l’être du monde, mais il est un inexistant du monde. Les degrés intermédiaires s’attachent à des existences dans le monde plus ou moins intenses. — La logique globale de tout cet arsenal théorique concernant les objets sup - pose naturellement la théorie des ensembles (l’être d’un objet du monde est fixé par son appartenance, en tant qu’ensemble, à la forme de multiple qu’est le monde), mais son cœur est bien plutôt dans la théorie formelle des relations qu’est la théorie des catégories . Un objet est en effet existentiel - lement défini comme tel par ses relations variables avec tous les objets du 30 alain badiou monde, y compris lui-même (par la détermination de son degré d’existence dans le monde). — Des considérations plus techniques, tirées des notions fondamentales de la théorie des catégories, permettent de conclure qu’un monde possède globa - lement la structure d’un Topos de Grothendieck. Il y a donc autant de raisons de dire que pour moi « relation » ou « action », ou « existence dans un monde », ou encore « identité et différence », concepts majeurs de tous les vitalismes, relèvent de la théorie des catégories, que de dire que mon ontologie est la théorie des ensembles. Mais en réalité, dans les deux cas, un concept philosophique, sans corrélat mathématique fixe, reste au centre de la relation circulaire entre la philosophie et sa condition mathématique. Ce concept est « être comme multiplicité-sans-Un » dans le second cas, et « appa - raître dans le monde comme intensité d’existence » dans le premier. Dans L 'Être et l'événement, le concept philosophique d’universalité est ontologi - quement supporté par le concept mathématique d’ensemble générique . Un en- semble générique est un sous-ensemble d’un ensemble infini donné, qui ne peut pas être défini par une propriété commune de ses éléments, propriété disponible dans le répertoire des propriétés définissable dans le monde à l’intérieur duquel on opère. Autrement dit : vous avez un ensemble infini d’un côté, mettons A, de l’autre les propriétés P définissables dans ZFC à l’aide des constantes exis - tantes, des opérateurs logiques, et de la relation ∈. Un sous-ensemble de A sera « générique » s’il n’est pas défini, en utilisant l’axiome de séparation, par une quelconque des propriétés P disponibles. Donc s’il est bien un sous-ensemble G de A, mais qu’il n’est pas défini, ni définissable, comme « l’ensembles des éléments de A qui ont la propriété P ». On peut finalement dire que la seule propriété de G est d’être un sous-ensemble de A. En quoi il est un sous-ensemble générique, un « pur » sous-ensemble, non relié comme tel aux propriétés disponibles dans le langage de la théorie. J’ai montré qu’on trouve ici, potentiellement, une formalisation de la distinction, particulièrement importante chez Heidegger, entre « savoir » et « vérité » : un savoir est une propriété commune à des choses du monde, propriété exprimée dans le langage dominant. Une vérité est une création « hors savoir », inexpri - 31 ontologie et mathématique mable telle quelle, au moment de sa création, dans le langage dominant (et donc souvent refusée par les partisans acharnés de ce langage). On croise aussi en ce point l’opposition platonicienne entre « opinion » et « connaissance vraie ». La première est toujours déjà circulante dans les propos partagés, la seconde de - mande un mouvement radical d’épuration, au centre duquel se profile une Idée. On comprend aisément que dans l’ontologie du multiple, le support des opi - nions ou des savoirs communs soit un sous-ensemble de la situation extrait de cette situation par l’axiome de séparation, donc la réunion de tous les multiples qui ont la même propriété, propriété elle-même repérée par tous dans le lan - gage dominant. Mais que si création d’une vérité il y a, elle exige d’avoir comme support d’être un sous-ensemble générique, indifférent au langage dominant. Paul Cohen a découvert, au tout début des années soixante du dernier siècle, une méthode générale pour produire des ensembles génériques, dans le contexte d’un modèle ensembliste de la théorie ZFC. C’est pour moi le support enfin découvert, au niveau de son être pur, de ce que c’est qu’une vérité univer- selle, puisqu’un ensemble générique se tient au-delà de toutes les identités repé- rées dans le monde existant. S’agissant du concept de singularité, son statut est clairement défini, dans le contexte de la théorie des Topoï, sous-partie de la théorie des catégories, par le concept d’existence d’un objet dans un monde. Finalement, l’antique distinction entre « universalité » et « singularité » est élucidée, sous la condition de contextes mathématiques distincts (théorie ZFC, théorie des Topoï), d’abord par la distinction entre être-multiple et existence- dans-un-monde, ensuite par la distinction plus technique entre « ensemble générique » d’une part et « degré d’existence relationnelle » dans un monde d’autre part. J’ai donc rendu possible, dans mes deux premiers livres de métaphysique contemporaine, d’opposer l’universalité – la généricité – des vérités à la sin - gularité – l’existence, en un monde donné – des opinions. Mais il reste à com - prendre d’où peut se soutenir que les vérités sont absolues, c’est-à-dire non seu - lement opposées à toute interprétation empiriste, mais encore garanties contre toute construction transcendantale, ce qui veut dire, dotées d’un être indépen - 32 alain badiou dant du ou des sujets qui en furent cependant les acteurs, en quelque sorte historiques, dans des mondes déterminés. Disons-le autrement. Dans L'Être et l'événement , je montre comment l’excep - tion universelle d’une vérité peut surgir, événementiellement, sous les espèces d’une multiplicité générique. Dans Logiques des mondes, je montre que les vé - rités, dont l’être est exceptionnel, n’en existent pas moins, comme singularités, comme œuvres marquées de finitude, dans des mondes réellement existants. Ainsi j’ai pu garantir la possibilité ontologique de multiplicités suffisamment distantes du monde où elles adviennent pour avoir une valeur universelle. Et j’ai pu garantir cependant que l’universalité d’une œuvre de vérité n’exclut nul - lement qu’elle soit le résultat d’opérations particulières, et que ses matériaux primitifs aient existé dans un monde particulier. Finalement : — Avec le dispositif ontologique de la multiplicité pure , je suis sorti du règne de la transcendance, ou de l’Un, comme unique garantie d’être du Vrai. — Avec le dispositif de l’universalité générique , je suis sorti de l’empirisme et du relativisme, qui nient l’existence de vérités universelles. — Avec la théorie de l’existence dans un monde de la construction des vérités génériques, et donc de leur singularité, je suis sorti de l’idéalisme, qui tente d’extraire entièrement du monde réel la puissance du Vrai pour en faire un processus entièrement subjectif. Mais il fallait aussi garantir, contre le relativisme dominant, le point que voici. Le fait que les vérités dépendent, quant à leur surgissement, d’un appareillage événementiel, et que leur être soit générique, n’interdit nullement qu’une fois œuvrées dans un monde, elles soient absolues en un sens précis. Et ce sens ne se dégage cette fois, en relation avec la condition mathématique, ni des procé - dures du forcing de Cohen, ni des subtilités de la théorie des Topoï, mais d’un autre secteur encore de la mathématique fondamentale, qui est la théorie des infinis, encore en plein essor dans les dernières décennies. C’est tout l’enjeu de mon troisième livre, L ’Immanence des vérités, achevé comme vous savez en 2018. 33 ontologie et mathématique V Je ne peux ici qu’esquisser la démarche de ce dernier livre, quant à la relation entre la philosophie et sa condition mathématique. L’universalité ontologique ne garantit pas à elle seule l’absoluité des vérités. Le relativiste peut toujours dire que ce n’est que la garantie d’une circulation possible d’une œuvre à support générique d’un monde à un autre, voire l’im - position impériale d’une généricité locale à des mondes culturels disparates. C’est ce que m’objectait, par exemple, mon amie Barbara Cassin : « l’universa - lité est toujours l’universalité de quelqu’un », me disait-elle, avec cette force en quelque sorte naïve qui résulte toujours d’une fusion entre empirisme (la pré - tendue universalité comme une chose sensible et culturelle, un fait de langue) et idéalisme (tout existe « pour quelqu’un »). Le livre nouveau lui répond en substance que l’absoluité du vrai est elle-même garantie par le type d’infinité avec lequel l’œuvre-vraie – qui est toujours, onto - logiquement, un fragment fini d’un devenir générique et donc universel – entre en relation. Le cœur de L’Immanence des vérités  est d’élucider ce qu’est cette relation immanente entre l’œuvre de vérité et l’infini, relation qui fonde l’abso - luité du vrai. Je m’attends bien entendu à ce que Barbara Cassin, prenant l’exemple des re - ligions, me dise que « l’absoluité est toujours l’absoluité de quelqu’un ». Mais une œuvre de vérité est un existant dans les mondes, et n’a donc rien à voir avec une religion. Une révolution, un amour, un tableau, un théorème, sont là, sous les yeux de tous. Et tous finissent par y saisir l’invariance de ce qui a valeur universelle, parce que tous participent, dans l’expérience subjective qui les y confronte, à la relation entre l’œuvre finie et l’infini latent de son être. De la médiation mathématique de ce point, particulièrement complexe, je ne peux pas donner ici ne serait-ce qu’une claire idée générale. Disons que la théo - rie contemporaine des infinis autorise qu’on définisse philosophiquement ce que c’est qu’un attribut de l’absolu . L’absolu, quant à lui, pour les mathéma - ticiens, ne peut être que formel  : c’est la collection, mentalement situable (dé- finissable), mais logiquement inconsistante, de toutes les formes possibles du multiple-sans-Un. 34 alain badiou Notons au passage que les mathématiciens, toujours intuitivement géniaux dans les nominations, ont donné à cet absolu qui, bien que logiquement in - consistant, existe suffisamment pour qu’on en décrive certaines propriétés, le nom de V – lequel peut dire bien des choses, sans doute : Grand Vide, mais aussi bien : Lieu des Vérités. Ce qui « infinitise », et par là-même absolutise, une œuvre de vérité qui est dans son réel à la fois finie, singulière (existante) et universelle (générique), c’est son lien médié avec l’absolu ainsi défini. La médiation est assurée par un des attri - buts dont peuvent « participer », – comme c’est le cas dans les intuitions déci - sives de Spinoza sur ce point, quand il définit les « attributs de la Substance » – des œuvres réellement existantes dans des mondes particuliers. Le coup de génie mathématique a été de définir clairement ce que c’est qu’un tel attribut de l’absolu. Le nom mathématique est : « classe transitive de V (l’abso - lu), sur laquelle existe un plongement élémentaire de l’absolu lui-même ». Je ne peux entrer ici, même approximativement, dans le sens exact de cette défi - nition, même si, comme toujours en mathématiques, l’idée sous-jacente est bien plus claire que les calculs qui en sous-tendent la validité. Toujours est-il que cette définition existe. Et qu’en outre, on connaît une condition fondamentale de l’existence d’au moins un attribut de l’absolu : c’est l’existence d’un « très grand » infini (« large cardinal », disent les anglophones) de type spécial, appe - lé par moi « complet » pour de solides raisons philosophiques. J’ai pu alors montrer, toujours par une circulation serrée entre philosophie et mathématiques, que la définition (mathématique) de ce qu’en philosophie je re - nomme un « attribut de l’absolu », supporte clairement le sens spéculatif que je lui donne. Il ne reste alors au philosophe, quel qu’il soit, qu’à entrer dans les dé - tours difficiles de la construction des infinis, et à y trouver le chemin d’une abso - lutisation des œuvres de vérité, dont j’ai déjà démontré, allant et venant entre phi- losophie et mathématiques, qu’elles étaient à la fois singulières et universelles, et dont il ne restait plus qu’à montrer qu’elles peuvent être également absolues. Ce que je crois avoir fait. Je l’ai fait à un âge suffisamment avancé pour que cette réussite soit vraiment réconfortante ! Permettez-moi de finir sur cette orgueil - leuse assertion !