UDK 82.0:111.852.028 CANONS LITTÉRAIRES, HORIZON D'ATTENTE: L'HISTOIRE D'UNE IDÉE Ramona Malita La circulation des idées est, de tous les genres de commerce, celui dont les avantages sont les plus évidents. Madame de Staël, De l'esprit des traductions Résumé Le canon se définit en tant que liste d'auteurs qui ont la force créatrice d'influencer toute une littérature à venir, formulant la loi esthétique d'une époque dont chacune comporte une liste canonique qui la particularise. Située à mi-chemin entre la tradition et l'innovation, entre l'avant-garde et l'arrière-garde, l'idée de bataille canonique gagne de la perspective historique et désigne la conceptualisation de la dynamique évolutive qui caractérise tout espace culturel. Le canon est le cadre de références d'autorité pour l'enseignement, vu son statut de modèle normatif à grande valeur de généralité. Le présent article porte sur les aléas du processus canonique, en tâchant de surprendre ses mécanismes intrinsèques. 1. Approches liminaires Le phénomène canonique a fait l'objet de nombreuses études dans les milieux intellectuels anglo-américains qui ont cerné les aspects axiologiques (types de canons: religieux, littéraire, esthétique, culturel), étymologiques (le terme grec et les homonymes) et normatifs (les critères qui déclenchent la canonicité) relevant de la «liste d'auteurs et d'oeuvres canoniques». Les réponses à la question «quels sont les bons livres» exigent une liste, c'est-à-dire un processus de sélection et de hiérarchie à la fois, bien qu'une telle liste ne soit jamais finie, ni complète, ni objective. Il y aura toujours quelque chose à signaler ou quelque chose de neuf à y ajouter, tout comme il y aura quelque chose d'ancien à rejeter. Le canon, qui s'en occupe, n'est pourtant pas un collecteur neutre des titres d'auteurs, tout comme il ne s'agit pas d'un synonyme de blocage, de fixation dans un projet initial. C'est un continuum substantiel et relationnel en même temps. La tectonique des goûts littéraires à travers les siècles et ses implications axiologiques font grosso modo l'objet du canon. Les théoriciens anglo-américains, qui ont lancé les 143 recherches sur le canon, emploient habituellement et à grand succès ce terme, devenu familier, et qu'ils ont d'ailleurs imposé. Le terme est moins fréquent dans l'esthétique française (le français enregistre ce terme au XIIIe siècle) qui préfère le synonyme de «norme», mais, paradoxalement, admet l'adjectif de «canonique», vu que le substantif «canon» désigne dans le français usuel la pièce d'artillerie pour lancer des boulets et des obus, même si les dictionnaires (Littré, Grand Robert, Larousse, Hachette, Dictionnaire du français pratique, Encyclopedia Universalis, Corpus) signalent l'homonyme en tant que norme, règle, idéal, type; loi ecclésiastique, décret des conciles. Cette dernière notion finira probablemet par s'imposer à la littérature de spécialité, préoccupée de plus en plus d'aborder le phénomène littéraire et culturel de changement du canon. On doit signaler, en ce sens, un ouvrage qui traite ce problème théorique, en employant le terme tel quel: Le Canon: construction et déconstruction des classiques d'Antoine Compagnon. 2. Etymologie du terme Les dictionnaires signalent les homonymes «canon» et «canon» et leurs étymons différents: un d'eux, provenant de l'italien «cannon» (augmentatif de «canna»), désigne la pièce d'artillerie servant à lancer des projectiles lourds; l'autre - dont la théorie fait l'objet de notre exposé - provient du grec kanjjn qui, au début, avait un sens concret: instrument servant à mesurer la longueur, mais dans le grec classique le terme couvrait plusieurs sens, toujours concrets: 1. la navette pour tisser 2. la règle servant aux menuisiers ou aux maçons à tracer des lignes droites 3. l'aiguille de la balance. Dans les épopées d'Homère kanônes (au pluriel) désignait les dispositifs en métal qui fixaient à l'intérieur du pavois le bras du combattant. Le latin classique traduit le terme par «régula,-ae» ou bien par «norma,-ae» qui renvoient à l'action de régler, de standardiser après un processus d'évaluation. Le syntagme de kanônes cronikoi (Plutarque) a été d'ailleurs traduit en latin par «les époques principales», c'est-à-dire les temps pris pourprincipium de l'histoire, principe d'appréciation qui a facilement servi de modèle. Le latin de Saint Augustin enregistre en outre le sens religieux. Le terme désignait, à côté des sens déjà acquis, le «canon» de l'Eglise. De nos jours, le terme de «canon» a un champ sémantique étendu, retraçant sémantiquement le terme latin: 1. règle, dogme ecclésiastique se référant aux décisions des conciles 2. liste d'auteurs considérés comme modèles du genre 3. règle ou principe général, critère, norme, axiome 4. catalogue des Saints reconnus par l'Eglise 5. ensemble de livres admis comme divinement inspirés 6. partie de la messe qui va de la préface au Pater et le tableau sur lequel sont écrites certaines prières de la messe 7. dans les beaux-arts, la règle des proportions attribuées à la figure de l'homme et à celle des animaux 8. en musique, la sorte de fugue perpétuelle où les voix, partant l'une après l'autre, répètent le même chant 9. en imprimerie, les gros caractères. Les idées de normativité et d'évaluation de n'importe quel genre de canon s'imposent. Retrouvée dans chacune des taxinomies ou des catégories passées en revue, l'évaluation réclame la valeur et celle-ci exige la hiérarchie. Le canon primaire établit 144 par lui-même une échelle axiologique à l'aide d'une simple action de mesurer. La pensée grecque classique, malgré la concrétion fruste du terme, y joint un sens tellement abstrait qu'on avait initialement nommé kanwn la statue célèbre de Polyclète, connue aujourd'hui sous le nom de Soptxjrôpoc (le porteur d'estafette). Elle représentait un jeune athlète, le pied gauche fendu, le bras droit se reposant parallèlement au corps, l'autre tenant le bâtonnet d'estafette, la parure élégante, la musculature harmonieuse qui impressionnait par la beauté physique équilibrée et soigneusement étalée. Nommée ainsi, la statue se voulait et s'avérait être un modèle à imiter, une épreuve canonique digne de devenir normative. 3. Types de canons: religieux, littéraire, esthétique L'origine de l'idée de nomenclature autorisée des livres est religieuse. Au sens primaire, le canon désigne la liste des livres dont l'Eglise se sert pour la prière publique. C'est un corpus hiérarchisé, la Sainte Ecriture, qui a un but normatif pour la pratique religieuse. Il n'est cependant pas suffisant que le texte soit antique, informatif et utile, ou bien simplement lu par les fidèles, les livres canoniques doivent avoir la bénédiction et l'inspiration divine pour que les vérités en soient comprises; ils expriment la Volonté et les Préceptes de Dieu. Le sens secondaire du canon religieux est celui de standard, de loi ecclésiastique, de décret des conciles en matière de foi et de discipline en vue d'obtenir le salut de Jésus-Christ. La notion implique un processus d'évaluation et de hiérarchisation des valeurs, et il est impossible de concevoir le canon en dehors de ce processus axiologique. A partir des listes des ouvrages religieux de l'Ancien et du Nouveau Testament admis pour norme, les Pères de l'Eglise ont posé le même problème moral et normatif pour d'autres textes que ceux religieux. Saint Augustin et Sain. Jerôme ont problématisé la littérature païenne, sa réception et son influence sur le peuple chrétien. L'opposition s'est alors créée entre homo barbarus et homo humanus, le dernier muni de la foi chrétienne, le premier dépourvu du don divin, donc malheureux, mais dont on ne saurait ignorer l'intelligence, la sensibilité et la valeur innée. Le processus axiologique renferme deux approches: le texte religieux et le texte laïque. Le canon chrétien sert de fondement pour celui laïque, qui suivra une trajectoire sinueuse bien que les implications morales, éthiques, politiques et sociales soient identiques pour les deux, à une différence près: si le canon religieux est établi et accepté depuis deux mille ans, l'autre est en perpétuelle transformation. Si l'œuvre d'art est située quelque part entre deux pôles, la réception et la composition, l'intrusion du social qui détruit son autonomie provoquera toujours des «méandres» par rapport à l'essai de dresser une liste des textes dits absolus. Le canon laïque comporte d'ailleurs lui-même au moins trois composantes: les beaux-arts, la musique et la littérature (Petit Robert 246). Les changements du canon proviennent de la relativité du goût, ce qui entraîne à son tour des ruptures ou des harmonisations commodes avec l'esprit d'une époque tout en essayant d'établir ses propres invariants esthétiques selon lesquels on établit 145 les textes capitaux. L'entrée et la sortie du canon ne sont ni prédictibles ni explicables parce qu'elles suivent les convenances de l'époque, les traits esthétiques du courant dominant à ce moment-là. D est difficile d'établir quelles sont les implications sociales d'un paradigme esthétique, mais il est évident que le passage d'un courant culturel à l'autre entraîne Une «bataille canonique» plus ou moins acharnée qui veut imposer un autre type de valeur. C'est la voix de la critique dans la plupart des cas qui s'érige en haut-parleur de la nouveauté et trace les directions du nouvel esprit, de la nouvelle époque, esquissant un corpus des principes théoriques, donc une synthèse translittéraire. Il s'agit bien du canon esthétique, qui n'est jamais parfait, étant presque toujours artificiel, parfois arbitraire, et quand même fonctionnel. Il existe un corpus des textes littéraire pris pour canoniques, tout comme il y en a un des commentaires critiques. L'esthétique classique, celles des Lumières, romantique, réaliste, naturaliste, etc. en sont des formes concrètes (Martin 20-21). Même si ce concept socioculturel, selon le terme de Martin, comporte un haut degré d'abstraction, il est facilement repérable dans une concrétion littéraire, à condition que le fragment soit choisi d'un texte canonique puisque la consécration d'une valeur littéraire ou artistique n'a rien à faire avec l'éblouissement admiratif d'un best-seller. Le canon esthétique est la résultante la plus abstraite de tous les types de canons, car la notion couvre et, à la fois, développe un système général des principes théoriques selon lequel un courant ou un mouvement littéraire retrace son modèle. 4. Les traits inhérents du canon L'idée d'autorité est le premier trait inhérent du canon. Le canon se dresse en tant que corpus des points forts qui sert de guide axiologique dans tel ou tel domaine. Il part de ce postulat afin de bâtir un modèle artistique qui puisse esquisser ce qu'il y a de neuf, avec toute la relativité que comporte le concept de la nouveauté. La diversité du canon réside dans sa souplesse même. Il manque d'unicité, il proclame la nouveauté. L'étrangeté et l'originalité d'une œuvre littéraire vont toujours de pair et comptent parmi les paramètres qui certifient la valeur esthétique. La consécration canonique en tient compte, d'autant plus que l'une des tendances du canon est d'intégrer les exceptions. Les performances intellectuelles et expressives d'un écrivain seront jugées selon l'exubérance stylistique, la maîtrise du langage figuré, la compréhension etc., qui doivent détruire le commun, surprendre le lecteur sans jamais s'inscrire dans la zone commune de l'ordinaire. Il semble paradoxal de définir le canon comme système supra-littéraire des traits communs repérables dans toutes les littératures, et à la fois «canoniser» les exceptions, les différences, ce qui sort du commun et de l'ordinaire. La structure même du canon est cependant un creuset où convergent jugement de valeur et jugement de goût, et tandis que les goûts changent, les valeurs demeurent. Le paradoxe du canon - de la littérature en général - c'est d'intégrer l'exception, de communiser la différence. Il est au plus haut degré - et simultanément - convention (littéraire) et écart (Martin 19). 146 Bloom et Fowler ont les premiers signalé ce flottement du canon entre les constantes supra-littéraires et les variables textuelles. Dans l'exégèse roumaine, Martin et Cornea ont posé le problème d'une manière pareille, ajoutant que la vocation doctrinaire du canon a pour base un mécanisme de tri qui est plus ou moins étroit, selon l'époque en cours. Le canon implique l'action de trier, qui assure son fonctionnement même. Il est impossible de tout lire, et cependant, le tri s'impose. La valeur est le premier des critères qui décident. Harold Bloom affirme que Shakespeare est au centre du canon, dont n'importe quel tri doit tenir compte : Shakespeare c'est le canon. Il établit les standards et les limites de la littérature ; il est unique justement par la représentation simultanée de l'art élitiste et de celui populaire à la fois...Shakespeare reste le plus original auteur de tous les temps, et l'originalité littéraire devient toujours canonique (Bloom 24). Il continue en proposant d'autres noms «classiques»: Dante, Milton, Rabelais, Cervantès, Goethe, Montaigne, Chaucer... Les repères de Bloom limitent en quelque sorte le phénomène ; selon lui, on pourrait bien prendre le canon pour un dépôt d'écrivains morts depuis longtemps et ranger parmi les livres exemplaires seulement les textes d'il y a trois ou quatre cents ans. Il s'agit d'un canon achevé une fois pour toutes. C'est un point de vue unilatéral qui n'embrasse pas le phénomène littéraire actuel. Le canon comporte deux niveaux dans sa structure: le niveau classique et le niveau moderne, plus fluctuant, qui s'y superpose. Les deux, chacun d'un degré différent de stabilité, sont bien distincts et retracent le dessein même du canon: la relation entre la tradition et l'innovation dans la littérature. La tradition esthétique est entendue en tant que point de repère pour mieux juger les nouveautés - les écrivains dits classiques n'ont-ils pas eux-mêmes détruit les bornes littéraires contemporaines ? Par leur modalité particulière d'envisager l'acte artistique d'écrire, ils ont franchi les limites imposées en essayant de faire autre chose que la norme : les classiques sont eux-mêmes des novateurs. Le processus d'entrée et celui de sortie du canon, c'est-à-dire la canonisation et la décanonisation, sont étroitement liés à la force esthétique de l'œuvre ou de l'auteur en question. Si cette épreuve est complètement esthétique, c'est le canon qui en gagne, parce qu'il se veut objectif et se dresse en miroir du mouvement littéraire de l'époque. Il s'agit alors de l'autonomie du canon. Si un tel test de canonicité s'éloigne de l'esthétique, il s'approche du «social», ce qui le rend subjectif en dressant un miroir fidèle à une certaine idéologie politique qui n'a rien à faire avec la valeur. Le canon de la littérature totalitaire pour laquelle les slogans, les automatismes idéologiques, les clichés obligatoires agissent comme un lit de Procruste, imposant des limites infranchissables, en est un bon exemple. Les totalitarismes «procrustianisent» la littérature, ce qui renvoie à un canon hétéronome. La conséquence immédiate et parfois impossible à réparer est l'escamotage du canon esthétique. Un canon assujetti au social est donc hétéronome, tandis qu'un canon apolitique est autonome même si un degré zéro d'hétéronomie n'existe pas, tout comme 147 une autonomie absolue n'est que théoriquement concevable. L'ensemble des constantes selon lequel on établit un modèle de littérature constitue le canon. Son rôle est normatif, prétendant être une image restreinte de la totalité littéraire et s'efforçant de surprendre les invariants répétitifs. Il est néanmoins étonnant de constater combien il est étroit, en même temps, parce qu'il décrit des structures plutôt que des cas particuliers. Puisque la langue a ses constantes, pourquoi la littérature n'aurait-elle pas les siennes? Les histoires littéraires ne sont-elles pas des essais de faire ressortir les principes répétitifs? Une histoire littéraire n'est jamais finie,; elle sera toujours potentielle et en rapport avec un goût esthétique existant à un moment donné. Selon le modèle de la grammaire universelle on pourrait concevoir une grammaire universelle de la littérature équivalente à un modèle antérieure. On identifie un système sous-littéraire des propriétés communes pour toutes les littératures du monde. Ce modèle littéraire est isomorphe (Marino 26). Le canon est redevable à ce modèle de grammaire. 5. Horizon d'attente, canon littéraire Pourquoi lisons-nous telle oeuvre ? Pourquoi l'aimons-nous ? Comment la connaissons-nous? Comment savions-nous, avant de la lire, qu'elle existait ? Autant de questions auxquelles les études de réception nous obligent à nous confronter. Tandis que chacun peut donner une réponse qui tient à son histoire personnelle, les institutions à commencer par l'Ecole et l'Université contribuent à forger une opinion publique en matière de littérature. Chaque lecteur a son idiosyncrasie, bien qu'il soit inséré dans une continuité, assurée, par exemple, par l'Ecole et l'Université. Cette continuité est constituée par une tradition ou une série d'oeuvres connues et l'état d'esprit suscité par le genre et les règles du jeu d'une oeuvre nouvelle est familier. La compréhension du texte est orientée par les connaissances antérieures du lecteur. Si le texte reproduit simplement les caractéristiques d'une production antécédente, le lecteur connaîtra un plaisir de reconnaissance. S'il y a, au contraire, des transgressions des canons du genre, son horizon d'attente sera modifié. Les rapports entre le phénomène canonique et l'horizon d'attente renvoient à un système de références, redevable à son tour à l'expérience préalable du public. Les deux phénomènes touchent le même élément, devenu commun : la réception. L'un et l'autre envisagent la modalité sous laquelle une oeuvre littéraire ou un auteur est vu(e) par le public et par la critique. Les attentes et les préjugés du lecteur vont souvent de pair et il est parfois impossible d'établir une grille interprétative pré-existante à l'oeuvre ou à l'auteur. C'est le rôle du canon de guider et d'offrir un système de valeurs qui puisse forger un goût esthétique élevé. Connue comme «écran de réception, grille théorique, système de référence transindividuel etc.», la notion d'«horizon d'attente» met en vedette l'enracinement historique de la réception de toute oeuvre littéraire. Elle envisage l'expérience préalable que le public a du genre en question. Plus le mécanisme intérieur de ce phénomène littéraire est simple, plus il est difficile à établir tout horizon d'attente à n'importe quel 148 moment de l'histoire culturelle d'un pays. Brunei propose les exemples de Shakespeare et du mythe de Don Juan : La réception de Shakespeare en France est, pour une part, tributaire de cette grille (où écran) qui entraîne une incertitude sur le classment des pièces du dramaturge anglais et qui contribue sûrement à leur rejet, en tout cas à une attitude de défiance qui fut longtemps adoptée à leur égard par les lecteurs, les adapteurs, les critiques, les spectateurs; il n'empêche qu'une part importante de la production littéraire contemporaine, en Europe du moins, continue à se référer implicitement ou explicitement à des oeuvres antérieures, voire à des genres tombés - provisoirement - en désuétude : le Don Juan oder die Liebe zur Geometrie (Don Juan ou l'amour de la géométrie) de Max Frisch n'est lisible (du point de vue de l'auteur, au moins) que si on l'inscrit dans la lignée des grands modèles, à commencer par le Burlador attribué à Tirso de Molina et le Dom Juan de Molière (Brunei 200). Plus loin il ajoute : L'horizon d'attente du public est donc bien une grille herméneutique, le plus souvent implicite, orientant la prise de contact avec l'oeuvre étrangère nouvelle (Brunei 206). La conjonction canon littéraire et horizon d'attente explique la nature, les implications esthétiques et les déclencheurs du phénomène canonique. La notion a été abondamment utilisée, glosée, contestée. Elle prend pour prémisse les idées que chaque lecteur a son idiosyncrasie et qu'il est inséré dans une continuité. H. R. Jauss a proposé d'utiliser, à ce propos, une notion empruntée à la philosophie : celle d'«horizon d'attente», qui est un «système de références objectivement formulable qui, pour chaque oeuvre au moment de l'histoire où elle apparaît, résulte de trois facteurs principaux : l'expérience préalable que le public a du genre dont elle relève, la forme et la thématique d'oeuvres antérieures dont elle présuppose la connaissance, et l'opposition entre langage poétique et langage pratique, monde imaginaire et réalité quotidienne». Les mécanismes intrinsèques du processus canonique sont alors empruntés à ceux de l'horizon d'attente. Les deux notions partiellement revêtent la même spécificité. L'horizon d'attente et le canon littéraire sont deux systèmes de références objectivement formulables, chacun présupposant l'idée d'autorité, de loi, et renvoyant à une expérience préalable que le public a du genre / de la littérature / de l'auteur dont elles relèvent. Suivant cette analyse, la démarche théorique permet une deuxième remarque concernant la nature des deux systèmes; l'horizon d'attente et le canon littéraire sont des résultantes de plusieurs facteurs, impliquant un processus, si bien que le synonyme de processus canonique est parfaitement justifié. La différence consiste dans la forme et dans la thématique des oeuvres qui entrent dans le canon ou de celles qui retracent l'horizon d'attente du public. L'insolite, l'exceptionnel, l'hors-du-commun gagnent le pouvoir esthétique de canoniser tandis que dans le spectre de l'horizon d'attente ils risqueront de choquer le goût déjà formé et les attentes littéraires et esthétiques du public. Le canon est premièrement à la 149 recherche d'une littérature qui s'impose par l'étrangeté ou par la nouveauté du système littéraire / esthétique envisagé ; l'horizon d'attente, au contraire, cherche et trouve une continuité, une série ou bien une suite de formes littéraires et de thématiques bien que chaque lecteur soit idiosyncratique. L'hors-du-commun et la ligne commune sont les deux traits qui définissent la différence de ces deux notions. Le canon s'arrête devant l'exceptionnel et choisit selon la valeur ; l'horizon d'attente a pour mission l'identification des séries, des continuités qui circonscrivent un goût esthétique déjà formé. Le canon forme, impose un goût esthétique élevé, tandis que l'horizon d'attente en confirme un qui existe déjà et qui peut être bon ou non. Le canon est une école des goûts, l'horizon d'attente renferme une attitude esthétique collective. Le premier a le contrôle de la valeur, le deuxième l'a déjà perdu. Ni l'un ni l'autre ne moralisent ni n'ont pour but d'imposer une morale quelconque : «Mon affaire est de peindre des voleurs de chevaux, non de rappeler qu'il est mal de voler les chevaux. Cest l'affaire des magistrats.» (Tchékhov) Mutatis mutandis, le rôle du canon n'est point de moraliser, mais d'exposer les choses telles quelles, même si cela arrive à ne pas plaire. Les livres ne sont pas moraux ou immoraux, ils sont bien ou mal écrits. C'est l'affaire de la critique de mettre en évidence la valeur d'une oeuvre ; quant aux implications et aux impacts moraux d'une écriture, le canon ne les présuppose pas tandis que l'horizon d'attente le fait. Le problème de la morale ne se pose pas dans le processus du tri canonique, cela est l'affaire de la sociologie littéraire. Parmi les visées du canon nous ne comptons guère la morale ni l'impact sur le social, mais l'originalité, l'insolite, l'exceptionnel, la nouveauté du style, l'audace thématique, le génie de la composition, la bizarrerie etc. Sur le rapport «canon-originalité», la remarque de Nerval est toujours valable : «Le premier qui compara une femme à une rose était un poète, le second était un imbécile.» Les émules d'une nouvelle formule littéraire n'ont qu'à perfectionner l'audace déjà acquise par le maître. 6. Conclusion A. Le canon est habituellement envisagé comme une liste d'écrivains et d'oeuvres qui ont la force d'influencer toute une littérature à venir. Etablir des canons sert à mettre en ordre l'expérience artistique, à en extraire les valeurs dites absolues et à mettre en vedette les chefs-d'oeuvre. Cette démarche canonique assure à l'enseignement et au public les repères axiologiques essentiels. B. Le modèle littéraire canonique remonte aux origines religieuses, car l'idée de nomenclature autorisée des livres est chrétienne. Que le type de canon envisagé soit esthétique ou littéraire, son fonctionnement est redevable à celui du canon religieux. C. La structure du modèle canonique comporte deux couches: l'une, «stable», est formée des écrivains consacrés, l'autre, plus flottante et loin d'être stable, est marquée par des mutations axiologiques peremptoires. D Le canon, qui se veut le miroir de l'époque en cours, est le baromètre des goûts littéraires à travers les époques. 150 E. Au sein d'un monde de moins en moins soucieux de la valeur, le phénomène canonique témoigne d'une interrogation sur les modalités d'avoir et / ou de créer une culture véritable et sans simulacres. Université d'Oradea NOTES BIBLIOGRAPHIQUES Compagnon, A., «Le Canon: Construction et Déconstruction», dans L'Esprit de l'Europe, éd. A. Compagnon et J. Seebacher, Paris, Flammarion, 1993. 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