249 * (CNRS), the research group SPHERE (UMR 7219, CNRS – Université de Paris) Filozofski vestnik | Volume XLI | Number 2 | 2020 | 249–284 | doi: 10.3986/fv.41.2.10 David Rabouin* Espace et nombre : deux voies dans l’ontologie ? Introduction Cet article poursuit un dialogue engagé à la sortie de Logiques des mondes à partir de trois grandes lignes de questionnement : 1. La première, la plus immé - diate, est le sens qu’il convient de donner au célèbre slogan « mathématiques = ontologie ». C’est autre chose, en effet, d’avancer que les « mathématiques sont l’ontologie », comme l’avait promu l’Être et l’événement explicitement 1 , et de dire que la théorie des ensembles seule est l’ontologie (comme l’avance Lo - giques des mondes, ainsi que d’autres textes contemporains). Il semble qu’il y ait en ce point une inflexion importante du système, au demeurant non thé - matisée comme telle ; la théorie des ensemble est-elle une manière d’ exprimer l’ontologie, c’est-à-dire les mathématiques, ou est-elle l’ontologie elle-même ? 2. Ceci conduit à une interrogation plus large sur le rapport, en mathématiques, entre expression et ontologie, ou « langage » et « être ». Ici, je voudrais indiquer que, contrairement à ce que l’on pourrait croire, il y a souvent une ambiguïté entre l’un et l’autre non seulement chez Badiou, mais plus généralement dans les discussions de philosophie des mathématiques. Si cette distinction est per - tinente — et j’essayerai de montrer pourquoi elle doit l’être —, alors on ne peut pas conclure trop vite du fait que les mathématiques ont adopté une expression unifiée grâce au langage ensembliste au fait que la forme de l’être qu’elles expri - ment est de nature ensembliste (que l’être est « multiple pur » dans le vocabu - laire de Badiou) ; 3. Enfin, je voudrais creuser le fait que le langage ensembliste a justement donné lieu à la thématisation de deux orientations que l’on pourrait tout aussi bien qualifier d’« ontologiques » (dans un sens différent, donc, de celui que lui donne Badiou) ; la première met en avant le nombre, tandis que l’autre met en avant l’espace (plus tard nommé « topologique »). Que l’on dis - pose d’un langage apte à les décrire de manière homogène ne préjuge pas alors de ce que nous ayons affaire à un seul domaine d’objets. Je voudrais montrer 1 Alain Badiou, L ’Être et l’événement, Seuil, Paris 1988, p. 10. 250 david rabouin que cette tension traverse les mathématiques contemporaines, et par voie de conséquence, la pensée d’Alain Badiou plus qu’il ne veut l’admettre (notam - ment au titre de ce qu’il nomme « onto-logique »). Elle est d’ailleurs au cœur de différentes tentatives proposées en mathématiques pour parvenir à des formes plus satisfaisantes d’unification que celle procurée par les seuls « ensembles ». 1. Quel est le sens de l’énoncé « les mathématiques sont l’ontologie » ? 1.1. « Ontologie » et devenir historique des mathématiques Accordons pour le moment que « les mathématiques », toutes les mathéma - tiques, soient « l’ontologie ». On devrait alors dire que les Éléments d’Euclide sont un traité d’ontologie au même titre que « la formidable Introduction à l’analyse en 9 volumes, de Jean Dieudonné » 2 . Mais une telle affirmation n’est pas sans poser de difficulté. Il ne s’agira pas alors seulement de pointer les em - barras qui peuvent naître dès lors que le philosophe délègue au mathématicien le soin d’être seul prescripteur en matière d’ontologie. Ces difficultés, Alain Ba - diou a d’ailleurs fini par les reconnaître et cela l’a conduit à moduler un énoncé brandi d’abord sans autre qualificatif en énoncé de nature plutôt stratégique. Mais même si l’on concède que l’énoncé initial est de nature stratégique, même si l’on concède qu’il signe des choix qui peuvent rester irréductiblement philo - sophiques, il n’en accompagnera pas moins une certaine vue sur les mathéma - tiques qui en fait un discours sur « l’être en tant qu’être ». Dans l’affirmation précédente, on n’entend pas notamment qu’Euclide et Dieudonné aient formu - lé des ontologies et encore moins que ces ontologies puissent être différentes. Le cœur du slogan, qu’il soit stratégique ou non, est qu’ils nous offrent l’un et l’autre un certain rapport à « l’ontologie », parce que l’un et l’autre décrivent « ce qui est ». Or ce face-à-face avec l’être semble soustraire les mathématiques, au moins pour une part, à leur devenir historique. Plus exactement, elle semble rejeter ce devenir du côté des modalités de la seule expression . Il faut que les mathéma - tiques d’Euclide, quoiqu’exprimée dans une terminologie qui leur est propre, nous parlent d’entités que nous reconnaissons, d’une manière ou d’une autre, comme les mêmes que celles dont parle Dieudonné (au moins pour les parties de leurs discours qui se recouvrent, par exemple ce qui a trait aux nombres et 2 Ibid., p. 20. 251 espace et nombre : deux voies dans l’ontologie ? aux grandeurs en général). Il ne s’agit pas là d’une vue particulièrement origi - nale face à cette science singulière, à la fois déployée dans une histoire et pour - tant, comme l’avançait déjà Cavaillès, « négatrice d’histoire ». De fait, le devenir semble pouvoir y être ressaisi après coup comme déploiement d’une nécessité purement conceptuelle qui en efface les scories contingentes. Les mathémati - ciens ne cessent de relire leur passé en agissant comme si certains théorèmes étaient les « mêmes » et qu’ils portaient sur « les mêmes » objets. Sous ce point de vue, c’est bien la manière d’ exprimer ces objets qui seule varie. Peut-être est-ce là, d’ailleurs, une des origines de la croyance aux concepts comme pures « idées » éternelles et immuables, dont les mathématiques ont toujours servi de support exemplaire. Mais que cette croyance soit très largement partagée ne la rend pas moins questionnable. Supposons, en effet, que les mathématiques d’Euclide se rapportent, non moins que les nôtres, à « l’être en tant qu’être ». Une chose paraît acquise à qui les lit : elles ne sont certes pas formulées dans un langage qui porterait sur des objets du type « ensembles ». Les objets dont elles traitent se nomment plutôt «  nombres  » et «  grandeurs  », et même, plus souvent encore, «  triangle », « cercle », « droite », « rectangle », etc. (mais le livre V des Éléments nous apprend que toutes ces formes géométriques sont des « grandeurs ») 3 . L’affaire n’est pas sans importance, parce que le fait que les mathématiques grecques classiques — le constat se transfère aisément, en effet, à Archimède aussi bien qu’à Apollonius — s’expriment selon deux grands domaines d’objets commande leur organisation théorique. Ainsi, il n’y a chez Euclide aucune démonstration qui circule entre les livres géométriques (I-VI pour la géométrie plane) et les livres arithmétiques (VII-IX), alors même que de nombreux résultats se répondent d’un domaine à l’autre. Non moins surprenant est le fait qu’il y ait alors besoin de deux théo - ries des proportions pour opérer avec ces objets (exposées respectivement aux livre V et au livre VII des Éléments ), alors que leurs propriétés sont pourtant identiques quand on les applique à l’un ou l’autre type d’entités (pensons au fait que les rapports entrant dans une proportion peuvent être « renversés » ou, comme disaient les Grecs, « alternés »). C’était d’ailleurs là un des exemples favoris d’Aristote pour faire valoir que l’être se dit « en plusieurs sens », qui correspondent à autant de « genres d’être » incommunicables : pour Euclide comme pour Aristote, même si certains énoncés valent en apparence de toutes 3 Euclide, Les Éléments, trad. fr. Bernard Vitrac, PUF, Paris 1990-2001. 252 david rabouin les entités, on ne pourra jamais prouver le géométrique avec l’arithmétique, et réciproquement, parce que l’un et l’autre visent des « genres d’être » distincts 4 . Si nous rétorquons alors que ce n’est là qu’un phénomène de surface et qu’Eu - clide se meut dans la même « ontologie » que nous, qui n’est rien d’autre que « l’ontologie » éternelle, dont il reviendrait simplement au philosophe d’explici - ter les attendus, alors nous devons du même souffle admettre plusieurs thèses problématiques. Tout d’abord, cela veut dire qu’une théorie mathématique peut relever d’un langage qui se rapporte en apparence à des domaines d’objets, tandis qu’elle se rapporte en fait à d’autres. Ensuite, cela conduit à faire des mathématiques une discipline soumise à des formes de progrès qui ne seraient pas seulement à trouver du côté des résultats, mais des modalités d’expression de cette réalité sous-jacente — certaines se révélant « meilleures » que d’autres. Ainsi on dira que le langage euclidien porte « en apparence » sur des nombres et des grandeurs, mais que « en réalité » il traite déjà de multiples purs. On devra également tenir que les embarras dans lesquels il se meut à sacrifier à son langage de surface doivent être imputés, en dernière analyse, à des mala - dresses d’expression dont nous serions heureusement sortis. Mais entre autres difficultés subséquentes s’avance alors le fait que ces thèses valent de droit de toute théorie mathématique et donc, en particulier, de la théo - rie des ensembles (et, plus généralement, de toute théorie en vigueur qui préten - dra livrer l’expression la « meilleure » des entités mathématiques). Si elles sont vraies, il faut donc admettre déjà qu’il n’y a rien dans la théorie des ensembles, prise en elle-même, qui permettent de savoir si elle parle vraiment d’ensembles ou si c’est là simplement une manière de parler d’autre chose — exactement comme le mathématicien contemporain prétend que les mathématiques d’Eu - clide semblent parler de « nombres » et de « grandeurs », mais que tous deux relèvent d’une essence commune (celle qu’exprimeraient les « ensembles »). En outre, il n’y a rien dans la théorie des ensembles qui en fera le dernier mot de la recherche de la meilleure expression à laquelle sera porté, par sa nature même, le développement des mathématiques 5 . 4 Voir par exemple Analytiques Seconds, I, 7, 75 a 38–b 6 (Aristote, Seconds Analytiques. Or- ganon IV, trad. fr. P . Pellegrin, GF, Paris 2005, p. 103). 5 On n’aura d’ailleurs pas de peine à trouver des mathématiciens arguant du fait que les mathématiques, même quand elles parlent d’ensembles, ne portent pas sur des ensembles et que c’est là une indication qu’il ne saurait s’agir de la meilleure expression des enti- tés mathématiques. Je donnerai des exemples dans la dernière section, mais notons dès 253 espace et nombre : deux voies dans l’ontologie ? Mais remarquons également que si les thèses que je viens d’évoquer sont fausses, s’il n’y a pas d’écart entre expression et ontologie, la situation n’en sera pas moins problématique : car on se retrouvera alors avec des types d’enti - tés différentes d’une expression à l’autre, et notamment d’une période à l’autre, d’une culture à l’autre, d’un auteur à l’autre, d’un auteur à lui-même, etc. La question se posera, par exemple, de savoir non seulement si Euclide se meut dans la même « ontologie » que Dieudonné, mais si Leibniz se meut dans la même « ontologie » que Newton, Lagrange que Euler ou Brouwer que Hilbert, voire que Heyting – et même, à termes, si le jeune Newton (le virtuose des mé - thodes symboliques qui découvre le développement du binôme) se meut dans la même ontologie que le vieux Newton (celui qui défend la primauté de la géo - métrie synthétique à l’ancienne) 6 , etc. etc. On ne pourra même pas s’en sortir alors avec une solution de type « aristotélicienne » qui entendrait par « onto - logie » une description des grands « genres de l’être », car ces genres n’auront plus rien de « grands ». Ils se démultiplieront avec les formes d’expression que l’historien nous apprend à discerner et dont le nombre ne cesse de croître à me - sure que s’affinent nos descriptions. 1.2. Langage et ontologie La difficulté soulevée dans la section précédente touche à un problème philoso - phique plus général et plus profond, sur lequel il peut être utile de s’arrêter briè - vement. Il s’est trouvé naturellement associé à une conception du langage où le formalisme logique élaboré pour ce que l’on nomme aujourd’hui « la logique du premier ordre » a prétendu fournir un premier modèle formel. Le mécanisme de la « référence » s’y trouvait alors idéalement représenté par le rapport entre une syntaxe supposément « vide », vue comme pur jeu de symboles contrôlé par des règles, et une sémantique donnée par une « interprétation » de ces symboles. Du fait que les mathématiques sont déclarées une science « formelle » — mais à nouveau veut-on dire par là toutes les mathématiques à travers l’histoire ? — et du fait qu’on peut effectivement exprimer la plupart des structures mathé - matiques à l’aide du formalisme que je viens de décrire, on croit alors que ce à présent que c’était là un des motifs des objections de Desanti contre ce qu’il appelait le rêve d’une « ontologie intrinsèque » des mathématiques, cf. Jean-Toussaint Desanti, « Quelques remarques à propos de l’ontologie intrinsèque d’Alain Badiou », Les Temps Modernes 45 (526/1990), pp. 61–71. 6 Voir Niccolò Guicciardini, Isaac Newton on Mathematical Certainty and Method , MIT Press, Cambridge, Massachusetts 2009. 254 david rabouin modèle du rapport entre syntaxe et sémantique, même s’il a rapidement montré ses limites dans la formalisation du langage naturel, s’y trouve exemplairement validé 7 . Or derrière cette évidence se cache un problème désormais classique que des auteurs comme Hilary Putnam ont mis en avant à propos du fonctionnement de la « référence ». L’intérêt particulier de l’approche de Putnam, même si elle prend son départ aux antipodes de la pensée de Badiou, est qu’elle appuie en partie son argument sur le point aveugle de l’historicité des sciences, dont je suis également parti 8 . C’est pourquoi je la rappelle ici. Supposons donc que le langage scientifique puisse être idéalement représenté dans un langage formel « transparent » (par exemple celui de la logique du premier ordre) au sein du - quel il nous serait possible de décrire directement les objets à l’aide de ce que Russell appelait des « descriptions définies » 9 . Une entité, quelle qu’elle soit, devrait alors être caractérisable par une collection de telles formules qui consti - tueront sa « description complète » 10 . Dans ce cadre, la seule forme d’historicité que l’on semble pouvoir attribuer aux sciences, au-delà des améliorations liées à la seule expression (invisibles du point de vue du langage formel), est celle de la correction des erreurs et d’un progrès cumulatif : une description peut s’avérer fausse, au sens où elle ne correspond finalement à « rien » (comme le « phlogistique ») ; mais il peut également arriver qu’elle soit considérée à un moment comme complète, alors qu’elle n’était que partielle (comme lorsque l’on pensait, par exemple, que toute « fonction continue » devait également avoir une tangente en chaque point). Dans le premier cas, on remplacera une descrip - 7 Badiou a d’ailleurs consacré à ces questions une de ses premières interventions philoso - phiques en défendant un point de vue très critique sur la tendance à exporter le concept de modèle des mathématiques aux autres sciences (pour ne rien dire du langage !), cf. Le concept de modèle, Maspéro, Paris 1969. Mais il n’en a pas moins conservé en mathéma - tiques une entente assez stricte du fonctionnement du mécanisme de la référence. 8 Voir, par exemple, en traduction française : Hilary Putnam, « Langage et réalité [1975] », dans Textes clés de philosophie des sciences, Vol. 2, dirs. S. Laugier et P . Wagner, Vrin, Paris 2004, pp. 61–104 et « Explication et référence », De Vienne à Cambridge, dir. dans P . Jacob, pp. 337–365, Gallimard, Paris 1980. 9 Bertrand Russell, « On denoting », Mind 14 (56/1905), pp. 479–493; trad. fr. Jean-Michel Roy, Écrits de logique philosophique, PUF, Paris 1989, pp. 203–218. 10 On peut toujours mettre bout à bout toutes ces descriptions à l’aide de conjonctions et obtenir ainsi un seul énoncé définitionnel que j’appelle « complet ». 255 espace et nombre : deux voies dans l’ontologie ? tion par une autre ; dans le second, on complètera une description existante en la précisant. Or l’histoire des sciences modernes met à mal une telle vue en procurant un très grand nombre d’exemples où la connaissance a progressé non pas en rem - plaçant ou en complétant, mais en niant des descriptions antérieures du même objet. Les noms de Bachelard et de Canguilhem, dont Badiou hérite, viennent ici à l’esprit de tout lecteur français. Un exemple que propose Putnam et que nous pouvons suivre, est celui des descriptions de l’électron dans les théories de Bohr-Rutherdord et de Schrödinger 11 . Le point clef sur lequel Putnam veut attirer l’attention est le suivant : plusieurs « descriptions définies » données dans ces deux modèles apparaissent comme incompatibles . Dans le premier, notamment, l’électron est une entité qui a une position et une vitesse détermi - nées, mais pas dans le second. Nous nous trouvons alors face à un dilemme : ou bien nous considérons qu’il s’agit de différentes tentatives pour approcher théoriquement le même objet  ; c’est la tendance naturelle à laquelle est porté l’historien des sciences quand il distingue différentes conceptions de « l’électron » à travers l’histoire. Mais le prix à payer sera alors de concéder que nous ne nous référons donc pas aux objets par l’intermédiaire des descriptions (qu’elles soient complètes ou incom - plètes). Le problème de la description initiale de Bohr, en effet, n’est pas qu’elle est incomplète, mais qu’elle est inadéquate et persiste à penser l’électron sur le modèle d’un objet de la mécanique classique auquel on devrait ajouter des propriétés particulières pour le transformer en objet quantique. Ou bien nous devons accepter que nous avons affaire à des entités de types différents, disons 11 Dans le premier modèle, l’électron est conçu comme tournant autour du noyau de l’atome à la manière d’un satellite autour d’une planète (mais sur une orbite qui serait circulaire). L’idée est alors d’intégrer à un tel modèle les spécificités issues des découvertes liées à la quantification, c’est-à-dire le fait que les électrons restent sur des orbites stationnaires correspondant à des niveaux d’énergie déterminés et qu’ils peuvent néanmoins passer d’un niveau à l’autre par émission ou absorption d’un certain quantum d’énergie. Mais ce modèle souffre du nombre d’hypothèses ad hoc qu’il nécessite. Il laissa donc rapidement la place, sous l’impulsion de Bohr lui-même, à un modèle de nature très différente, pro - babiliste. Dans cette nouvelle description, dont Schrödinger fut le maître d’œuvre, on ne parle plus d’orbite, mais d’orbitale et il ne s’agit plus d’isoler des régions physiques stricto sensu, mais de concevoir plutôt des « nuages de probabilité » dans lesquels la notion de trajectoire n’a plus de sens clair. 256 david rabouin l’électron Bohr et l’électron Schödinger , que ne relient entre elles qu’une homonymie de surface forcée par le déroulement des affaires humaines. Dans ce cas, nous pourrons dire, par exemple, que l’on a cru que l’une d’entre elles existait alors qu’elle n’existait pas. Le problème ne serait donc pas que nous entretenions des croyances fausses sur « l’électron » (ce qui nous ramènerait à la possibilité d’une référence hors description adéquate), mais que notre langage de surface nous faisait croire à une stabilité de la référence là où en fait, nous nous réfé - rions à deux entités différentes : l’électron Schödinger et l’électron Bohr — ce dernier s’étant avéré aussi peu existant que d’autres entités fantastiques qui peuplent l’histoire des sciences : « l’humeur noire », « l’éther » ou le « phlogistique ». La difficulté est alors que l’histoire de la connaissance humaine se dispersera aussitôt en une multitude incontrôlable d’entités produites par notre langage au travers des siècles et en perpétuel devenir (l’« électron » auquel nous croyons aujourd’hui n’est déjà plus exactement l’électron Schödinger ). Le monde rassurant des idées se révèlera alors ni plus ni moins bariolé et fluctuant que celui du devenir sensible. Même si Putnam lui-même n’a guère utilisé son modèle pour traiter des mathé - matiques 12 , le problème qu’il soulève s’y transfère aisément et rejoint alors notre interrogation initiale. En mathématiques, non moins qu’ailleurs, on trouvera à travers l’histoire des descriptions incompatibles de certains objets. Nous y avons fait allusion en proposant de comparer Euclide et Dieudonné dans leurs traitements respectifs des opérations entre nombres et entre grandeurs. Pour prendre un exemple plus élémentaire, il est bien connu que les Grecs anciens ne considéraient pas l’unité comme un nombre (et encore moins le zéro, dont ils n’avaient pas idée). Nous pourrions croire qu’il s’agit alors simplement de « compléter » leur système numérique par des entités qu’ils auraient simple - ment « oubliées ». Mais c’est là une vue très simpliste de l’histoire des mathé - matiques, sur laquelle les historiens ont attiré l’attention depuis longtemps. 12 Son objectif était plutôt de défendre l’idée que les mécanismes de la référence ne passent pas par des descriptions — ce qui paraît d’abord une thèse assez curieuse lorsqu’on l’ap - plique aux mathématiques. Il a néanmoins, à plusieurs reprises, confirmé qu’à ses yeux, la vérité mathématique avait un statut quasi expérimental qui la rapprochait plus qu’on ne le croit ordinairement des sciences naturelles, cf. « What is mathematical truth ? », dans Hilary Putnam, Mathematics, Matter and Method. Philosophical papers, vol. 1, Cambridge University Press, Cambridge 1975, pp. 60–78. 257 espace et nombre : deux voies dans l’ontologie ? Comme le faisait déjà remarquer Simon Stevin dès la fin du XVIème siècle 13 , la conception grecque entraînait, en effet, des conséquences « infortunées » dans leur manière de penser le parallèle entre nombres et grandeurs, dont les conséquences furent longues à être perçues. En particulier, il leur était natu - rel de mettre face à face le point, « principe des grandeurs », et l’unité, « prin - cipe des nombres » (alors, rappelait Stevin, que c’est le zéro qu’il aurait fallu mettre à cette place pour assurer un parallèle cohérent). Comme je l’ai indiqué précédemment, cette conception structure la mathématique grecque et nourrit l’idée qu’il y a, en mathématiques, deux domaines d’objets incommunicables , que seules des analogies (au demeurant mal fondées) peuvent unir. L’évolution du concept de « nombre » au temps de l’algèbre symbolique (Viète, Stevin, puis Descartes), qui elle-même prenait la suite d’une longue tradition initiée avec les débuts de l’algèbre arabe, ne consista donc pas seulement à compléter la conception du nombre : elle en changea aussi radicalement la nature (de sorte qu’il fût progressivement à même de recouvrir l’entièreté du domaine ancien des « grandeurs ») 14 . C’est tout le problème qui se pose quand on avance qu’Eu - clide et Dieudonné se réfèrent à l’occasion aux « mêmes » objets (par exemple à l’objet « nombres entiers »). On pourrait prendre bien d’autres exemples de ce phénomène très répandu. Ainsi, pour rester sur des cas élémentaires, lorsque Blaise Pascal aborde les « sections coniques » d’un point de vue que nous dirions « projectif » et y intègre le point (comme un cas de conique qu’on dirait aujourd’hui « dégénérée »), il fait bien plus que compléter la classification d’Apollonius. Il change profondément la nature des « coniques » en les voyant non comme des sections du cône, mais comme des projections du cercle. Or certaines propriétés du point ne sont pas compatibles avec celles des coniques conçues comme courbes. L’idée même de « courbe » a d’ailleurs fortement évolué au cours du temps. Ainsi, de même qu’il 13 Simon Stevin, « Arithmétique (1585) », dans The Principal Works of Simon Stevin, éd. E. Crone, E.J. Dijksterhuis, R.J. Forbes et al., 6 vol., t. 2 B, N. V . Swets & Zeitlinger, Amsterdam 1955–1966, p. 498. 14 Sur cette évolution, on peut renvoyer le lecteur philosophe au livre classique de Jacob Klein, «  Die griechische Logistik und die Entstehung der Algebra (1934/1936) », dans Quellen und Studien zur Geschichte der Mathematik, Astronomie und Physik, Abteilung B: Studien. Band 3, Erstes Heft, Springer, Berlin 1934, pp. 18–105 und Zweites Heft, Berlin 1936, pp. 122–235). Notons au passage que les solutions de Viète et de Stevin relèvent d’ailleurs de deux « ontologies » différentes pour la résolution de ce problème. 258 david rabouin aurait été inconcevable à un ancien qu’une courbe (« dégénérée ») soit un point, de même il aurait été incompréhensible à un auteur du XVIIème siècle qu’une courbe (« monstrueuse ») puisse emplir entièrement une surface. Or c’est ce que peut la courbe de Peano qui emplit le carré. L’idée de « surface » a évidemment connu le même sort. Pour s’approcher plus près de nous, un célèbre théorème de Nash, dit « de plongement », établit par exemple que toute surface orientée et fermée peut être plongée, tout en préservant les distances, dans une boule de l’espace euclidien ordinaire de taille arbitrairement petite. Mais ceci n’aurait eu aucun sens il y a encore un siècle : comment imaginer que je puisse déformer continument la terre pour la faire entrer dans une balle de ping pong tout en préservant les distances ? Ceci a pourtant été à la base de l’élaboration récente d’objets baptisés « fractales lisses » 15 . Or les « fractales » avaient précisément été conçues originellement au titre des objets « non lisses » (éventuellement continus, mais pas différentiables), etc. etc. À chaque fois, un même type d’ob - jet est pourvu à différentes périodes de propriétés incompatibles , par lesquelles semble se manifester le progrès de notre connaissance à son sujet. Les exemples sont nombreux de telles avancées où il ne s’agit pas tant d’étendre un domaine que de nier certaines propriétés qu’on croyait appartenir à son « es - sence » (au sens le plus neutre qu’on puisse imaginer, disons à son « ce qu’il est »). Dans chaque cas, c’est l’écart entre expression et ontologie qui se mani - feste : aucun langage, aussi formel qu’il soit, n’est intégralement transparent à l’être et, tel est le fond de l’argument de Putnam, il faut que nous puissions nous référer aux entités existantes indépendamment de l’expression par les - quelles nous tentons de les décrire. Ce mécanisme est le ressort de tout progrès scientifique, en mathématiques comme ailleurs. Il est le soutien de son devenir à travers le temps et l’espace. Mais il interdit du même coup de faire de telle ou telle expression (dans le cas de Badiou, l’expression « ensembliste ») le dernier mot de « l’ontologie ». 15 Pour une présentation accessible à tous, voir Vincent Borrelli, « Gnash, un tore plat ! » — Images des Mathématiques, CNRS, 2012 (https://images.math.cnrs.fr/Gnash-un-tore-plat. html, consulté le 15 mars 2020). 259 espace et nombre : deux voies dans l’ontologie ? 2. Quel est le sens de la révolution cantorienne sous laquelle se place Alain Badiou ? 2.1. Langage et ontologie dans l’histoire de la théorie des ensembles Les remarques qui précèdent sur le rapport entre langage et ontologie per - mettent de soulever une difficulté générale sur le rôle que sont censé avoir joué les « ensembles » dans l’histoire des mathématiques et, par voie de consé - quence, le rôle qu’ils peuvent jouer dans une interprétation philosophique comme celle que propose Badiou. De fait, l’émergence de ce paradigme chez des auteurs comme Cantor et Dedekind se fait sous l’égide d’une théorie que l’on décrit rétrospectivement comme « naïve » et qui produit ses effets les plus remarquables avant d’avoir été axiomatisée. Il y a donc un raccourci à dire que les ensembles ont procuré « un langage universel pour toutes les branches des mathématiques », comme l’avance à juste titre L’Être et l’événement 16 et de faire comme si on parlait alors de la théorie , au sens axiomatique du terme (théorie dite aujourd’hui « ZFC », pour « Zermelo-Fraenkel avec axiome du Choix »). Le développement du langage et celui de la théorie (du moins sous sa forme axio - matique) correspondent, en effet, à deux moments différents de l’histoire. Or, nous apprennent les historiens, le succès de l’un fut relativement indépendant de l’autre. On peut ici rappeler la mise en garde de José Ferreirós, auteur d’une histoire de la théorie des ensembles qui pointe une importante distinction à faire entre « la théorie des ensembles comme branche autonome des mathé - matiques — comme lorsque l’on parle de théorie des ensembles transfinis ou de théorie des ensembles abstraite — et la théorie des ensembles comme outil de base ou langage pour les mathématiques : l’ approche ou le langage ensem- bliste » 17 . Et Ferreiros de rappeler : « comme indiqué précédemment, la théorie des ensembles abstraite vint à l’existence après que l’approche ensembliste eut commencé à se développer, et non le contraire » 18 . Ainsi les ensembles forment d’abord un langage qui est introduit, par Cantor et Dedekind, pour traiter de problèmes mathématiques particuliers, en l’oc - currence des questions de convergence des séries trigonométriques et des 16 Badiou, L ’Être et l’événement, p. 49. 17 José Ferreirós, Labyrinth of thought. A history of set theory and its role in modern mathemat - ics, Birkhäuser, Basel-Boston-Berlin 1999, p. xix (ma traduction). 18 Ibid. 260 david rabouin problèmes de divisibilité dans les systèmes de nombres. C’est dans le premier domaine que Cantor obtient ses résultats les plus marquants dès le début des années 1870, notamment son grand théorème d’unicité qui établit que deux sé - ries trigonométriques qui ont la même limite simple ont les mêmes coefficients. À la même époque, Dedekind élabore les premières versions de sa « théorie des idéaux », sous-structure de ce que nous appelons aujourd’hui un « anneau » et qui permet d’y préserver dans un cadre général la possibilité d’une décomposi - tion unique en éléments premiers (sous réserve de redéfinir dans ce cadre ce à quoi correspondent les « nombres premiers »). Si le second contexte forme les prémices du développement de l’« algèbre mo - derne », le premier voit apparaître chez Cantor un certain nombre de concepts relatifs aux « ensembles de points », c’est-à-dire à ce que nous désignerions au - jourd’hui sous le nom de « topologie générale » (comme le concept d’ensemble « parfait », « dérivé », « dense », etc.). C’est un des domaines où la théorie va connaître ses premiers succès auprès des contemporains, bien plus que dans le domaine de l’arithmétique de l’infini, où elle suscite au mieux l’indifférence, au pire la défiance. On le voit très bien en regardant sa réception en France auprès d’auteurs comme Lebesgue, Borel ou Baire (avant l’élaboration d’une théorie axiomatique par Zermelo en 1908) — artisans de la théorie moderne de la mesure et parfois qualifiés de « semi-intuitionnistes ». De fait, ces auteurs, pourtant grands défenseurs du langage mis au point par Cantor, n’en refusent pas moins l’utilité de la théorie abstraite que ce dernier cherche ensuite à déve - lopper sous la forme d’une arithmétique transfinie. À propos de Baire, Hélène Gispert rappelle qu’« il adopte une démarche radicalement différente de celle de Cantor qui cherche à dégager sa généralisation du concept de nombre de ses premières considérations sur les ensembles de points et ne privilégie d’aucune façon l’infini dénombrable dans son étude du transfini » 19 . Elle cite à ce propos une lettre à Borel de 1905 où Baire évoque la « corvée assommante  » que repré - sente l’article qu’il doit écrire sur les ensembles pour la version française de l’ Encyclopédie des sciences mathématiques : En écrivant mes Leçons sur les fonctions discontinues , j’avais les coudées franches, j’exposais de la manière qui me paraissait la plus claire les théories 19 Hélène Gispert, « La théorie des ensembles en France avant la crise de 1905 : Baire, Borel, Lebesgue... et tous les autres », Revue d’histoire des mathématiques 1 (1/1995), p. 58. 261 espace et nombre : deux voies dans l’ontologie ? dont j’avais l’intention de me servir. Je ne suis plus ici dans les mêmes condi - tions, je n’ai plus le droit de faire dévier la pensée de G. Cantor. Il me faut bon gré, mal gré, parler de l’addition, de la multiplication des types ordinaux, etc., choses dont je ne connais pas la moindre application. Je ne peux tout de même pas en inventer [Lettres, p. 83. C’est moi qui souligne] 20 . On aurait tort de croire qu’il s’agit là de quelques résistances rapidement sur - montées et que la théorie axiomatique aurait justement balayées. Aujourd’hui encore, c’est la même réponse qu’on recevrait de la part de nombre de mathéma- ticiens. Je cite, par exemple, ce que dit à ce sujet Yves André dans ses Leçons de mathématiques contemporaines — dont un des chapitres est significativement intitulé : « (Non-)influence de la Théorie des ensembles sur les Mathématiques ». Que retiennent les Mathématiques de tous ces travaux sur les multiplicités infi - nies ? La réponse est double, et très tranchée. En ce qui concerne l’usage et le langage (élémentaire) des ensembles, à la ma - nière de Dedekind disons, ils ont envahi toutes les Mathématiques. L’usage des ensembles a ouvert la voie à la Topologie générale, à la Théorie de la mesure, et à l’Analyse fonctionnelle (où l’on traite d’ensembles de fonctions comme s’il s’agissait de points d’un espace). D’autre part, le langage des ensembles, sous l’impulsion de Bourbaki notamment, a beaucoup contribué à la précision du lan- gage mathématique en général. […] En revanche, en ce qui concerne les travaux de Cantor sur la combinatoire transfinie, l’axiomatique ensembliste et tous les développements ultérieurs de la Théorie des ensembles, les Mathématiques (hors Théorie des ensembles et Lo - gique) n’en retiennent quasi-rien 21 . On voit donc que les historiens, comme les acteurs de l’époque et comme ceux de notre temps, s’accordent tous sur l’importance qu’il peut y avoir à distinguer langage et ontologie ensembliste (au sens de ce que porte la théorie formelle axiomatisée). Si le triomphe de la théorie des ensembles comme langage est in - 20 Cité par Gispert, ibid. L’édition des lettres est : Lettres de René Baire à Émile Borel, Cahiers du séminaire d’histoire des mathématiques 11 (1990), pp. 33–120. 21 Yves André, Leçons de Mathématiques contemporaines à l’IRCAM, IRCAM, France 2009, p. 104 (archives ouvertes. https://cel.archives-ouvertes.fr/cel-01359200/document (consulté le 25 janvier 2020). C’est moi qui souligne. 262 david rabouin déniable et si l’on peut tout à fait soutenir que ce langage a permis de mieux ex - primer certains aspects de la réalité mathématique, cela ne nous dit encore rien sur cette réalité elle-même — surtout s’il s’agit de voir dans la théorie axioma - tique l’expression d’une telle ontologie du « multiple pur » et de son règlement 22 . Un point sur lequel je voudrais insister est que cette situation n’est nullement spécifique à la Théorie des ensembles. À de très nombreuses reprises dans l’histoire des mathématiques, on assiste à la mise au point d’un langage qui s’avère fécond et qui va être adopté par un grand nombre de mathématiciens, alors même que ces mathématiciens sont en désaccord sur le type d’entités qui est associé à ce langage (comme on vient de le voir avec l’exemple de Baire et de Cantor). Ceci rend la tâche particulièrement ardue pour le philosophe qui pense qu’il lui revient d’ expliciter le discours « ontologique » sous-jacent. J’ai déjà cité à ce propos le langage euclidien des proportions, contesté dès l’Antiquité tar - dive par ceux qui estimaient que nombres et grandeurs pouvaient tout à fait « communiquer » (mouvement qui fut continué et amplifié dans les mathéma - tiques arabes), mais on peut aussi penser au langage algébrique cartésien et aux débats qui s’ensuivirent pour savoir si les courbes décrites par Descartes étaient, comme il le prétendait, les seules entités dignes d’être reçues dans la « géométrie », au calcul différentiel leibnizien et aux débats qui déchirèrent ses premiers défenseurs pour savoir si l’algorithme nécessitait d’accepter ou non d’authentiques entités infinitésimales, au langage des développements en série et à la question de savoir si toute « fonction » est exprimable sous cette forme, au langage des « epsilon/delta » et aux querelles sur l’existence d’entités ne satisfaisant pas l’axiome d’Archimède, jusqu’aux débats agitant au début du XXème siècle les topologues pour savoir si l’approche par les « ensembles de points » était la meilleure pour capturer la notion d’espace ou si, au contraire, elle nous faisait perdre l’essentiel (par contraste avec la topologie qu’on appelait alors « combinatoire » et qu’on appelle aujourd’hui « algébrique ») 23 . À chaque 22 Je n’ai pas la place de développer ce point ici, mais il est non moins remarquable que le développement de la théorie dite « descriptive » des ensembles se soit fait en grande partie par une réflexion très poussée, jusque dans ses attendus théologiques, sur les rapports entre langage et être — et plus précisément encore sur la question de la nomination. Je renvoie sur ce point à l’étude de Jean-Michel Kantor et Loren Graham, Au nom de l’infini, Éditions Belin, Paris, 2010. 23 Sur les réticences que certains topologues ont pu avoir à accepter que les notions spatiales soient adéquatement capturées dans le langage ensembliste, voir M. Bélanger et J.-P . Mar - quis, « Menger and Nöbeling on pointless topology », Logic and Logical Philosophy 22, (2/2013), pp. 145–165. 263 espace et nombre : deux voies dans l’ontologie ? fois, un langage triomphe (souvent assez rapidement s’il permet la résolution de problèmes latents) tandis que les débats font rage sur le type d’entités auquel il nous engage « vraiment ». Même si l’on conçoit l’« ontologie » proprement dite comme un méta-discours qui aurait à trancher dans ces débats, le problème majeur est qu’il ne s’agira nullement de trancher seulement sur le dernier venu et qu’il faudra prendre position sur tous les débats advenus dans l’histoire des mathématiques. Un point clef qui se dégage des considérations précédentes est qu’il ne semble donc pas qu’on puisse conclure de l’adoption d’un langage à la donnée conco - mitante d’une ontologie et que ceci vaut de la théorie des ensembles comme de la plupart des théories antérieures. L’histoire des mathématiques nous offre de nombreux exemples où l’on voit un discours se rapportant en apparence à un do - maine d’objets être soumis à des discussion sur la nature du domaine qu’il vise réellement — exactement comme on a vu les physiciens se quereller sur la nature exacte de ce qu’est un « électron ». Mais au-delà du cas particulier des contro - verses, il arrive bien plus souvent encore — c’était notre constat de départ — que telle ou telle reformulation postérieure fasse apparaître la distinction entre différents domaines d’objets comme simple « effet de langage ». Ceci est même inhérent à la lecture rétrospective que les mathématiciens portent sur leur dis - cipline et au fait qu’il leur faut alors tenir que si tel ou tel pan des mathéma - tiques a été formulé dans telle ou telle terminologie, il parlait en fait « toujours déjà » des mêmes objets que ceux que nous reconnaissons aujourd’hui (sans quoi, remarquons-le, il ne sera pas possible de dire que tel ou tel théorème a réellement été démontré dans une période antérieure, faute de porter sur les mêmes choses). Pis, comme j’ai essayé de l’indiquer, il semble que toute posi - tion, comme celle de Badiou, qui voudrait à la fois s’appuyer sur une théorie en vigueur pour délivrer un sens « ontologique » profond et tenir qu’une telle théo - rie n’a pas simplement une portée régionale, mais capture tous les sens d’être déployés par « les mathématiques » à travers leur histoire, soit dans l’obligation de s’appuyer sur un tel écart entre langage et ontologie. Le problème, j’y insiste, est donc interne à la perspective développée par Badiou. 2.2. De quoi parle-t-on lorsqu’on manipule des « ensembles » ? Dans le cas de la théorie des ensembles, on pourrait rendre les considérations qui précèdent plus précises, comme l’évoque Yves André dans le passage de la citation précédente que j’ai omis : 264 david rabouin Au reste, la plupart des ensembles considérés par les mathématiciens sont des ensembles définis « en compréhension », pour lesquels l’appartenance veut dire, concrètement, satisfaire une certaine propriété explicite ; à ce niveau basique, les ensembles n’offrent guère qu’un langage « réaliste » un peu plus commode que le maniement logique des propriétés elles-mêmes 24 . Ainsi certains auteurs comme Stewart Shapiro considèrent que les mathé - matiques ensemblistes parlent, en réalité , d’objets qui ne sont pas des « en - sembles », mais des « structures » et qui doivent être décrites dans un cadre qui n’est pas à proprement parler ZFC (formulé au premier ordre avec des schémas d’axiomes), mais la logique du second ordre 25 . Dans ce cas, « l’objet » propre de la théorie que nous interprétons comme « ensembles » doit plutôt être ressai - si, ainsi que le rappelle Yves André, comme une manière commode de parler d’autre chose (des propriétés et des relations). Les mathématiques, comme cela a été soutenu à de nombreuses reprises dans l’histoire, ne serait qu’une science des relations 26 . Un autre exemple qui vient immédiatement à l’esprit étant donnée l’orientation générale de l’œuvre de Badiou est l’alternative proposée à la théorie des en - sembles par la « théorie des catégories », qui elle aussi met fortement en avant le caractère relationnel des entités mathématiques. Sous ce point de vue, il peut être utile de rappeler tout d’abord que le rapport Théorie des ensembles/Théo - rie des Catégories n’est pas simplement ici, comme l’estiment trop souvent les philosophes, de querelle sur la prétention à « fonder » les mathématiques. Il peut également toucher l’interprétation des mêmes objets , en l’occurrence des 24 Yves André, Leçons de Mathématiques contemporaines à l’IRCAM, p. 104 25 Stewart Shapiro, Foundations without Foundationalism: A Case for Second-Order Logic, Oxford University Press, Oxford 1991. 26 De fait, c’est là une lecture assez répandue des mathématiques « structurale » et il paraît effectivement difficile d’identifier une structure comme celle de « groupe », par exemple, à un objet du type « ensemble », même si tout groupe peut être interprété comme un en- semble. Cela tient au fait que nous voulons précisément que cette structure puisse valoir d’ensembles de natures très différentes, notamment en ce qui concerne leur cardinalité (ensembles finis ou infinis, groupes discrets ou continus). En identifiant la structure à l’en- semble, nous commettrions donc un abus de langage qui permet de se rapporter à toutes ces interprétations possibles dans un langage qui ne porterait plus sur des relations, mais sur des objets – ou, comme le dit Yves André, nous adoptons un langage « réaliste » com- mode pour parler « en fait » de systèmes de propriétés. 265 espace et nombre : deux voies dans l’ontologie ? « ensembles ». Il existe notamment des versions purement catégoriques de ZFC, comme la « théorie algébrique des ensembles » (TAE) développée par Joyal et Moierdijk, ainsi que par Awodey, qui montrent que l’on peut se situer dans un même cadre fondationnel (au sens où il s’agit dans les deux cas d’exprimer ZFC) et se rapporter en apparence aux mêmes entités (les « ensembles » au sens de ZFC) selon deux interprétations (on voudrait dire « ontologies ») différentes. Comme l’indique Brice Halimi, la TAE « incarne une combinaison heureuse de théorie des ensembles et de théorie des catégories ». Et de préciser : D’un point de vue ensembliste, une application est un ensemble : il n’y a pas de flèche. Les seules flèches correspondent aux arêtes du graphe d’appartenance propre à l’univers ensembliste d’arrière-plan [..]. Le point de vue de la théorie algébrique des ensembles consiste, au contraire, à mettre en vedette les flèches, à l’aide du « foncteur de codomaine » — ce qui est une perspective typique de théorie des catégories. La théorie des catégories fibrées permet ainsi de ressaisir la théorie des ensembles tout en la transformant en une théorie fondée sur les flèches plutôt que sur les objets 27 . Ainsi la théorie algébrique des ensembles peut être décrite comme « la greffe de la théorie des catégories à ZFC, ce qui est bien plus fécond que la rivalité habi - tuelle entre théorie des ensembles et théorie des catégories » 28 . Cette remarque s’inscrit dans une réflexion plus vaste sur le changement de point de vue opéré avec les catégories. Ainsi la théorie des topos — puisque c’est un aspect de la théorie des catégories auquel s’intéresse particulièrement Badiou — peut être vue, elle aussi, comme une « théorie des ensembles », mais locale 29 . Ici ce n’est plus au sens de ZFC, mais au sens où l’on extrait un noyau 27 Brice Halimi, « Sets and Descent », dans Objectivity, Realism and Proof, dirs. A. Sereni & F. Boccuni, pp. 123–142, Springer, Basel 2016. Ma traduction et mes italiques. 28 Ibid. 29 Un topos est une catégorie, c’est-à-dire une collection des flèches et d’objets, munie de propriétés additionnelles concernant l’existence de certaines flèches associées à la collec - tion initiale. Une manière condensée de l’exprimer est de dire que cette catégorie possède toutes les limites et colimites finies, les exponentielles, ainsi qu’un objet distingué appelé « classificateur de sous-objets » (qui, comme son nom l’indique, permet de capturer au moyen de diagrammes l’idée qu’un objet est un « sous-objet » d’un autre). Les topos qui intéressent particulièrement Badiou sont les « topos de Grothendieck », un cas particulier de la définition générale précédente. Ils peuvent être définis comme des faisceaux d’en- 266 david rabouin opératoire à toute « théorie des ensembles », y compris des versions plus faibles que l’axiomatique qui a fini par s’imposer au début du XXème siècle. C’est le point de vue qui a été développé notamment par J. Bell dans son livre Toposes and local set theories 30 (qui prolonge le point de vue initial de Lawvere sur l’idée qu’un topos exemplifie l’idée d’ensembles variables ). Dans un exposé précédent, j’avais essayé d’indiquer pourquoi cette idée d’une mathématique « locale » (par opposition aux mathématiques « absolues ») 31 peut être féconde et comment elle court-circuite ce qui peut apparaître chez Badiou comme un raccourci, à savoir l’alternative où il cherche souvent à en - fermer son interlocuteur : « soit l’absolu, soit le relativisme ». De fait, la théorie des ensemble locale permet de donner un sens parfaitement bien déterminé à la notion de vérité locale et elle donne lieu non à un relativisme, mais à une théo - rie de la relativité (mathématique) 32 . Bien plus, l’idée de vérité « locale » paraît présupposée par la notion de vérité « absolue » plutôt que le contraire : dans le système de Badiou, appuyé très fortement sur l’idée de Cohen que l’on peut « forcer » certaines vérités dans des modèles de l’univers ensembliste, le point de départ est précisément que l’ensemble des vérités ne peut pas être déployé devant nous une fois pour toutes et a priori 33 . Une vérité doit apparaître dans un ou plusieurs mondes (c’est tout le sens du projet de Logiques des mondes d’ex - pliciter les modalités de cette apparition). Son « absoluité » (au sens que donne Badiou aux vérités « éternelles ») est alors simplement postulée à partir du fait de sa réactivation possible dans d’autres mondes, voire dans tout autre monde sembles sur un site (une généralisation des espaces topologiques). Sous ce point de vue, un topos est une manière de voir des ensembles qui varient d’une région à l’autre d’un espace et se recollent selon certaines règles de compatibilité. 30 J. L. Bell, Toposes and local set theories: An introduction, Oxford Logic, Guides: 14, Claren- don Press, Oxford 1988. 31 Bell lui-même en a développé le programme philosophique dans « From Absolute to Local Mathematics », Synthese 69 (3/1986), pp. 409–426. Voir mon analyse dans : « Tous en- semble ? Sur le rapport d’ Alain Badiou aux mathématiques » dans Autour d’ Alain Badiou, dirs. F. Tarby et I. Vodoz, pp. 81–102, Germina, Paris 2011. 32 Le parallèle avec la théorie de la relativité est au cœur de l’article de John Bell cité dans la note précédente. Voir également, René Guitart, « Caractère global et caractère local de la vérité », conférence donnée à la Lysimaque, 23 septembre 1990 (disponible sur le site de l’auteur : http://rene.guitart.pagesperso-orange.fr/preprints.html), en particulier p. 8 pour la référence à la théorie de la relativité et l’opposition relativité/relativisme. 33 C’est justement le point de départ de Bell dans l’article cité note précédente. 267 espace et nombre : deux voies dans l’ontologie ? (c’est ce que Badiou présente comme une relecture de la doctrine cartésienne de la « création des vérités éternelles ») 34 . Je ne reviendrai pas sur ces discussions autour de l’approche « locale » des mathématiques ici et me concentrerai sur un autre point : la manière dont elle modifie le rapport entre multiplicité spatiale et multiplicité numérique. De fait, l’idée d’une théorie des ensembles « locales », et, plus simplement encore, le nom même de topos , suppose une forme de revanche du spatial dans la com - préhension du « multiple pur », qui réactive la tension entre nombre et espace dans le paradigme ensembliste. 3. Espace et nombre, à nouveau Le fait que les catégories, et en particulier la notion de topos , ait pu redistribuer les rapports entre nombre et espace, discret et continu, arithmétique et géo - métrie, etc., a été pointé par de nombreux auteurs, à commencer par l’inven - teur de cette dernière notion, Alexandre Grothendieck. Je cite un passage bien connu de Récoltes et Semailles : C’est le thème du topos qui est ce « lit » où viennent s’épouser la géométrie et l’algèbre, la topologie et l’arithmétique, la logique mathématique et la théorie des catégories, le monde du continu et celui des structures « discontinues » ou « discrètes ». Il est ce que j’ai conçu de plus vaste, pour saisir avec finesse, par un même langage riche en résonnances géométriques, une « essence » commune à des situations des plus éloignées les unes des autres 35 . 34 Les différents sens de l’absoluité, dans lesquels je ne peux entrer ici, sont au cœur du troisième tome de l’Être et l’événement intitulé L’immanence des vérités. Celui qui nous venons d’évoquer (qui se marque du fait qu’un événement se transcrit dans une œuvre dotée du maximum d’existence dans un monde) n’est qu’un aspect d’une absoluité qui s’atteste plus précisément du rapport qu’une œuvre de vérité entretient avec « l’absolu », c’est-à-dire « l’ensemble de tous les ensembles » – ou plus précisément avec un « attribut de l’absolu », dont l’œuvre témoigne par la structure intriquée des infinis qu’elle implique (voyez notamment le chap. VII de l’Immanence des vérités, Fayard, Paris, 2018). 35 Alexander Grothendieck, Récoltes et Semailles, p. 59. Ce texte est encore inédit, mais il est aisé de s’en procurer une version numérique sur divers sites internet (par exemple ici : https://webusers.imj-prg.fr/~leila.schneps/grothendieckcircle/recoltesetc.php). 268 david rabouin On trouve des déclarations très similaires chez Mac Lane et Moerdijk, mais avec une référence additionnelle à Cohen qui n’est pas sans intérêt en contexte ba - diousien : Un aspect frappant de la théorie des topos est qu’elle unifie deux domaines ma- thématiques en apparence complètement distincts : la topologie algébrique et la géométrie algébrique, d’un côté, la logique et la théorie des ensembles de l’autre. De fait, un topos peut être considéré à la fois comme un « espace généralisé » et comme un « univers ensembliste généralisé ». Ces différents aspects ont émergé indépendamment vers 1963 : avec A. Grothendieck et sa reformulation de la théorie des faisceaux en géométrie algébrique, avec William F . Lawvere dans sa recherche d’une axiomatisation de la catégorie des ensembles et de celle d’ensembles « va- riables », et avec Paul Cohen dans son usage du forcing pour construire des nou - veaux modèles de la théorie des ensembles de Zermelo-Fraenkel 36 . Le point sur lequel j’aimerais insister est l’évocation par Grothendieck d’une « essence commune » à des situations qu’il dit « les plus éloignées les unes des autres » – ou, chez Mac Lane et Moerdijk de l’unification de « deux do - maines mathématiques en apparence complètement distincts ». Nous avons là un exemple typique de la manière dont on réinterprète un langage de surface en disant qu’ en fait il ne parlait pas de ce qu’on croyait, qu’il y a derrière une « es - sence » cachée qui permet de saisir l’unité des « genres » d’être antérieurement distingués 37 . Bien plus, ce geste n’est pas sans affinité avec celui qui reprochait aux mathématiques grecques la scission maintenue entre discret et continu. Mais dans ce cas, ce n’est plus sur la mathématique ancienne que porte cette reformulation : elle porte sur la mathématique ensembliste elle-même . Grothen- dieck, pas plus que Lawvere, et tant d’autres mathématiciens auprès eux, ne croient que ZFC soit la meilleure manière d’exprimer des entités sous-jacentes à ce que le langage séparait encore le long de la frontière entre arithmétique et géométrie (soit exactement le même argument que celui que pouvait faire 36 Saunders Mac Lane et Ieke Moerdijk, Sheaves in Geometry and Logic. A First introduction in topos theory, Springer-Verlag, New York 1992, Prologue p. 1. Ma traduction. 37 Ce vocabulaire de « l’essence cachée » est bien plus répandu en mathématiques qu’on ne pourrait le croire. Mark Wilson en a fait le ressort d’une analyse philosophique du dis - cours mathématiques dans son article « Frege: The Royal Road From Geometry », Noûs 26 (2/1992), pp. 149 –180. 269 espace et nombre : deux voies dans l’ontologie ? valoir un mathématicien « ensembliste » en se rapportant aux mathématiques anciennes !). C’est en ce point, bien plus que dans le fait que la théorie des catégories nous livre en apparence une ontologie des relations plutôt que des objets, des mor - phismes plutôt que des éléments, que l’on devrait, me semble-t-il, faire porter la confrontation. Avant même de prétendre qu’elle nous livre une nouvelle vi - sion de l’« ontologie » (qu’en sait-on si l’on s’en tient à son seul vocabulaire descriptif ?), nous devons dire que la théorie des catégories nous montre, une nouvelle fois, que ce que nous avions pris pour principe de l’élucidation onto - logique ultime ne l’était pas et peut être reformulée à son tour dans une théorie dont l’objet apparent est différent (qui elle-même se trouvera reformulée dans d’autres langages qui modifieront éventuellement l’interprétation de la réalité visée, etc., etc. Nous en verrons un autre exemple sous peu) 38 . Dans la dernière partie de cet article, je voudrais développer plusieurs re - marques relatives à ce constat. Tout d’abord, l’unification invoquée en lien avec l’émergence des topos nous conduit à relire le développement de la théorie des ensembles elle-même. De fait, la tension entre nombre (multiplicité numérique) et espace (topologique) pourrait y être constitutive (à la manière dont la refor - mulation ensembliste elle-même nous avait permis de voir que la coupure entre nombre et grandeur était constitutive de la rationalité mathématique grecque classique). La question centrale évoquée par Grothendieck et Mac Lane n’est pas de savoir si on décrit les objets mathématiques en termes d’éléments plutôt qu’en termes de flèches – elle est de savoir si on a manqué quelque chose de l’unité des objets mathématiques quand on les a décrit dans les termes d’une 38 Remarquons que l’idée qu’une science est soumise à des progrès constants dans l’ex - pression de la réalité qu’elle vise laisse ouverte plusieurs options métaphysiques. On peut y voir, bien sûr, un témoignage de l’existence d’une réalité immuable qui résiste à ces expressions, qui en forment autant d’approximations. Une telle position conduit assez naturellement à une forme de platonisme, dit parfois « naïf », que l’on retrouve chez nombre de mathématiciens au travail. Mais on peut aussi considérer que la position d’objet est immanente à l’expression elle-même et que sa « réalité » n’est pas à trouver dans une entité indépendante et séparée, mais dans le mécanisme de l’expression ou de la visée elle-même – une position qu’ont pu tenir nombre d’interlocuteurs de Badiou sous des formes très différentes (Desanti, Deleuze, certains relativistes d’inspiration wit - tgensteinienne ou latourienne). 270 david rabouin théorie comme ZFC 39 . Et leur réponse est sans ambiguïté : on manque quelque chose de l’ essence commune du nombre et de l’espace parce que les ensembles n’ont justement pas réussi à vraiment unifier ces deux types d’entités (c’est-à- dire autrement que dans un langage que la formulation catégorique aura per - mis de dépasser). Mais cela signifie notamment que l’ontologie sous-jacente à la théorie des ensembles (quelle qu’elle soit) n’est précisément pas exprimée adéquatement par ce langage. On peut certes contester cette affirmation. Mais il paraît difficile de le faire, comme semble y être contraint Badiou, en tenant exactement la même position à propos de la mathématique antérieure (qui ex - primerait « en réalité » des multiples purs). Un autre point particulièrement intéressant est que la tension entre multiplicité numérique et multiplicité spatiale, que la notion de topos est censée permettre de dépasser, rejoint une ligne de démarcation entre deux orientations philoso - phiques. On peut l’associer à deux propositions divergentes pour une « ontolo - gie » du multiple pur telles que thématisées par Deleuze et Badiou. Badiou a lui-même mis en scène cette opposition à plusieurs reprises et fait valoir ce qu’il considère comme la faiblesse d’une position s’appuyant sur des intuitions spa - tiales originaires. Son argument est précisément que les modèles spatiaux, ty - piquement les modèles différentiels dont raffole Deleuze, apparaissent comme un cas très particulier de ce qu’on peut exprimer dans un cadre ensembliste 40 . De fait, tant qu’on reste confiné à un langage ensembliste, ce constat semble s’imposer. J’ai déjà eu l’occasion d’indiquer qu’il y a, cependant, une réponse possible à l’objection et que cette réponse consiste non pas à défendre la pri - mauté du continu et du différentiel, comme l’ont fait nombre de deleuziens, mais à s’installer dans la tension entre discret et continu – une version du pla - tonisme qu’a illustrée remarquablement la perspective d’Albert Lautman dont se réclame justement Deleuze (tandis que Badiou serait plutôt, à mon sens, du côté de l’héritage de Jean Cavaillès). Je voudrais revenir brièvement sur cette réponse dans le cadre que j’ai retracé ci-dessus où c’est le langage ensembliste 39 On peut d’ailleurs remarquer, comme y a insisté Bernard Vitrac dans sa traduction des Éléments, qu’Euclide dispose déjà d’un langage « commun » qui lui permet de décrire les nombres et les grandeurs (par exemple à partir de la notion de « multiplicité »/pléthos, mais aussi des rapports tout/parties, ajouter/soustraire, etc.). 40 Voir, outre son Deleuze : La clameur de l’être (Hachette Littératures, Paris 1997), l’article donné par Alain Badiou pour le numéro spécial « Badiou/Deleuze » de la revue Futur An - térieur (43, avril 1998) sous le titre : « Un, multiple, multiplicité(s) ». 271 espace et nombre : deux voies dans l’ontologie ? lui-même qui s’avère porter cette tension. Enfin, je voudrais indiquer en conclu - sion que le développement récent des mathématiques accompagne, comme on pouvait s’y attendre un nouveau changement de paradigme dont la philosophie n’a pas encore pris toute la mesure et qui revisite à son tour la reformulation catégorique elle-même (au sens de Grothendieck et Mac Lane), pour la ressaisir à un niveau d’unification « supérieur ». Or, comme j’y insisterai en conclusion, la référence spatiale y tient une place encore plus prépondérante que dans le cadre toposique. Sur le premier point, je passerai vite puisque j’y ai déjà fait allusion en rappe - lant les travaux de Cantor et leur réception, mais il est important de voir que le langage ensembliste se prête immédiatement à deux formes de thématisations différentes, que l’on peut dire « topologique » et « ordinale » 41 . Quand on suit la préhistoire de la Théorie des ensembles, on ne peut qu’être frappé de consta - ter que cette thématisation est déjà présente chez Riemann dans un passage célèbre sur les mannigfaltichkeiten . Or ce passage se trouve être également le point de départ de Deleuze dès le Bergsonisme (1966) : Les concepts de grandeur ne sont possibles que là où il existe un concept général qui permette différents modes de détermination. Suivant qu’il est, ou non, pos - sible de passer de l’un de ces modes de détermination à un autre, d’une manière continue, ils forment une multiplicité continue ou une multiplicité discrète. […] Une partie d’une multiplicité, séparée du reste par une marque ou par une li - mite, s’appelle un quantum. La comparaison des quanta au point de vue de la quantité, s’effectue, pour les grandeurs discrètes, au moyen du dénombrement ; pour les grandeurs continues, au moyen de la mesure. La mesure consiste dans une superposition de grandeurs à comparer ; il faut donc, pour mesurer, avoir un moyen de transporter la grandeur qui sert d’étalon de mesure pour les autres. Si ce moyen manque, on ne pourra alors comparer entre elles deux grandeurs, que si l’une d’elles est une partie de l’autre, et encore, dans ce cas, ne pourra-t-on décider que la question du plus grand ou du plus petit, et non celle du rapport numérique. Les recherches auxquelles un tel cas peut donner lieu forment une 41 En fait, on devrait dire trois en ajoutant la thématisation algébrique dont Dedekind s’em- parait au même moment. Cela permettrait, par ailleurs, de rappeler le souvenir des trois « structures mères » bourbakistes (algébrique, topologique et d’ordre). Mais je laisserai cette troisième thématisation de côté parce que sa jonction avec la seconde a été immé - diate et s’est plus facilement opérée. 272 david rabouin branche générale de la théorie des grandeurs, indépendante des déterminations métriques, et dans laquelle elles ne sont pas considérées comme existant indé - pendamment de la position, ni comme exprimables au moyen d’une unité, mais comme des régions dans une multiplicité 42 . Le point clef est que ces différentes thématisations ont conduit, entre autres choses, à des axiomatiques distinctes comme celle de l’arithmétique transfinie cantorienne d’un côté, formalisée par Zermelo et ses successeurs (qui conduit à « ZFC »), et celle de la topologie ensembliste formalisée initialement par Hausdorff et Weyl de l’autre (qui conduit à la définition en termes de régions ou de « voisinages » des variétés, puis plus généralement des « espaces topolo - giques »). Le fait que la première axiomatise en général le langage des ensembles dans le - quel se trouve exprimée la seconde (comme on le voit chez Hausdorff, mais pas chez Weyl) peut d’abord donner l’impression qu’on a affaire à une unification ontologique. Mais cette impression doit être nuancée par deux remarques im - portantes. La première est que les différentes propriétés des espaces topolo - giques qui vont alors émerger comme centrales (connexité, compacité, conti - nuité, etc.) ne paraissent pas analytiquement dérivables, pour reprendre le vocabulaire kantien, du concept de multiplicité pure – à la différence de ce qui se passe pour les concepts numériques. Autant il est aisé de dériver du concept pur de « multiple » ou d’« ensemble » l’idée de zéro et de successeur, puis d’édi - fier progressivement sur cette base tous les systèmes de nombres (à l’aide d’un certain nombre de fonctions et de relations), ainsi que leurs structures opéra - toires, autant il paraît difficile d’en tirer l’idée qu’un espace est, par exemple, « d’un seul tenant » (« simplement connexe »). Pour l’expliquer, prenons, à nouveau, un exemple élémentaire : peut-on dire que les entiers naturels forment un ensemble « d’un seul tenant »? Peut-on dé - river cette propriété de l’analyse conceptuelle de cette multiplicité ? La réponse va dépendre des régions que nous allons considérer. Car le multiple « entiers naturels » ne porte avec soi aucune indication des « régions » qu’on peut y discerner. Si, par exemple, l’ensemble lui-même est la seule région considérée 42 Bernhard Riemann, « Sur les hypothèses qui servent de fondement à la géométrie », Œuvres mathématiques, trad. Laugel, Gauthier-Villars, Paris 1898, p. 282. 273 espace et nombre : deux voies dans l’ontologie ? (avec la région « vide »), il va sans dire qu’il est d’un seul tenant ! C’est ce qu’on appelle aujourd’hui la « topologie grossière » (de fait, tout ensemble muni de la topologie grossière est simplement connexe). Si, en revanche, nous consi - dérons l’ensemble des entiers comme « héritant » de la topologie usuelle de la droite numérique réelle dans laquelle nous avons l’habitude de le voir plongé (les « régions » sont donc les points à coordonnées entières sur la droite), alors l’ensemble des entiers naturels sera cette fois … totalement déconnecté ! Il sera même le prototype d’espace discret . Cette situation crée des phénomènes intri - gants pour ceux qui peinent à distinguer ces thématisations et dont la valeur pédagogique est bien connue. Ainsi, on apprend aux débutants qu’un ensemble comme le « triadique » de Cantor peut avoir la puissance du continu (selon la thématisation numérique), alors qu’il est pourtant discontinu (selon la théma - tisation topologique) 43 . On leur apprend également à munir la droite réelle de topologies différentes de la topologie usuelle, par exemple d’une topologie qui la rende « non séparée », c’est-à-dire dans laquelle la condition partes extra partes n’est pas satisfaite – alors même que la droite réelle apparaît comme le cas le plus simple, à une dimension, de l’espace « ordinaire », caractérisé par le fait que l’on peut y découper des parties extérieures les unes aux autres ( partes extra partes). Il est d’ailleurs possible de munir la droite réelle d’une topolo - gie qui la rende « discrète », par un procédé symétrique à celui par lequel on avait rendu les entiers « d’un seul tenant » : il suffit de prendre tous les points comme « régions » de notre découpage. Le simple fait que l’on puisse ainsi mu - nir un « multiple » de différentes topologies, aux propriétés incompatibles entre elles, montre bien qu’il ne saurait s’agir d’une dérivation « analytique » au sens kantien (les différentes propriétés considérées ne sont pas dérivables du seul concept du multiple considéré). La seconde remarque, plus historique, tient au constat suivant : l’idée que les espaces topologiques soient de nature ensembliste fut immédiatement l’objet de doute de la part de certains mathématiciens, souvent issus de la tradition de la topologie algébrique, qui considéraient que la structure topologique propre - ment dite était indépendante de cette expression (comme ils en faisaient eux- mêmes l’expérience en analysant ces espaces sans les concevoir comme des en - 43 C’est la raison pour laquelle Cantor objecta justement à Dedekind que la propriété de com- plétude (numérique) ne pouvait suffire à définir la continuité géométrique et qu’il fallait également y adjoindre des propriétés de connexité. 274 david rabouin sembles de points). J’y ai déjà fait allusion au titre des controverses qui agitèrent les pères fondateurs : nombre d’entre eux considéraient, en effet, la machinerie cantorienne des ordinaux transfinis comme dénuée d’utilité et marquant plu - tôt le fait que la théorie du multiple pur, prise pour elle-même, nous égarait dans des abstractions sans signification (le même reproche qu’on fit par la suite à la théorie des catégories prise pour elle-même et qualifiée alors d’ abstract nonsense). Ce mouvement fut notamment à l’origine de l’idée d’une topologie qui se ferait « sans points » ( pointless topology) 44 . Or cette remarque historique n’est pas anodine dans notre développement puisque les « mondes » que consi - dère Alain Badiou dans Logiques des mondes sont adossés à des structures qui généralisent celle d’espace topologique et que l’on peut justement exprimer par la structure algébrique sous-jacente de leurs régions (« l’algèbre de leurs ouverts »). Dans le cas d’espèce, elles forment la structure logico-algébrique d’« algèbre de Heyting complète » 45 . Mais cette structure est précisément celle qui s’est révélée être un objet privilégié de… la topologie sans points (c’est-à-dire qu’elle peut être exprimée entièrement sans évoquer la notion d’ensemble ). C’est d’ailleurs un des problèmes théoriques majeurs de Logiques des Mondes que le dispositif ne force nullement le caractère ensembliste des structures décrites et que cette contrainte doive donc être ajoutée par un postulat ad hoc (que Badiou appelle « postulat du matérialisme ») 46 . Il est très intéressant que Logiques des mondes choisisse délibérément une pré - sentation logique et ensembliste du cadre dans lequel sont censé varier les en - sembles lorsqu’ils « apparaissent » et n’introduise l’approche topologique de ce même cadre que dans un second temps, au chapitre III, tout en confessant que cette dernière est néanmoins « plus fondamentale » 47 . Mais pourquoi préciser qu’elle est « plus fondamentale » ? Une étude fine du dispositif montre qu’il ne s’agit pas là d’une facilité de formule. De fait, on a besoin de cette présentation spatiale pour comprendre la structure de monde non pas seulement comme va - riation de l’apparaître par rapport à une grille d’évaluation, mais comme recol - 44 Voir l’article de Bélanger et Marquis, « Menger and Nöbeling on pointless topology ». 45 Pour une présentation générale du formalisme de Logiques des mondes, je me permets de renvoyer à : « Objet, relation, transcendantal. Une introduction au formalisme de Logiques des mondes » dans Autour de « Logiques des mondes », dirs. D. Rabouin, O. Feltham et L. Lincoln, Editions des Archives contemporaines, Paris 2011. 46 Badiou, Logiques des mondes, p. 264. 47 Ibid., p. 267. 275 espace et nombre : deux voies dans l’ontologie ? lement de ces informations, c’est-à-dire, en vocabulaire mathématique, comme « faisceau ». Cet aspect occupe l’essentiel de la partie III consacrée à ce que Badiou désigne par l’expression curieuse (dans son système) d’« onto-logique ». C’est ce qui permet de construire tout « monde » comme « topos de Grothen - dieck », c’est-à-dire comme catégorie de faisceaux d’ensembles (sur un site) 48 . Le point clef est alors le suivant : pour construire un « monde » au sens de Ba - diou, il ne suffit pas d’avoir une grille de valeurs à partir de laquelle évaluer les variations des existants (un « transcendantal » dans le vocabulaire de Logiques des mondes), encore faut-il aussi que ces variations soient cohérentes entre elles et, pour cela, qu’elles satisfassent à des conditions de recollement . Ici s’ouvrent de nombreuses questions que je vais essayer de formuler briève - ment en guise d’ouverture à cette étude et en restant le plus possible, comme auparavant, à l’intérieur du système d’Alain Badiou : 1. Tout d’abord, il devient alors particulièrement clair que la construction des « mondes », comme structure d’apparaître de l’être, s’est faite par un certain nombre de choix philosophiques qui déborde le simple choix d’un fondement ensembliste et opère parmi les objets mathématiques considérés comme pertinents. En particulier, on n’a pas choisi n’importe quel topos , mais un topos qui se laisse exprimer sous une certaine forme spatiale (qu’on dit « localique »). Mais comment justifier un tel choix si d’autres topos appa- raissent non pas dans la théorie abstraite des catégories, à titre de purs pos - sibles non réalisés, mais dans des situations mathématiques réalisées ? 49 Si « les mathématiques sont l’ontologie », en effet, il n’y a aucun moyen de ba - layer ces apparitions (qui ne correspondent pourtant pas à la définition d’un « monde ») comme n’étant pas « réelles » 50 . Autant on peut comprendre que la théorie des catégories abstraite puisse être décrite comme une logique 48 Un site est une catégorie équipée d’une topologie de Grothendieck. Il fournit une géné - ralisation de la notion d’espace topologique opérée à partir de l’idée centrale de « re - couvrement ». Pour une description technique, mais accessible, voir Antti Veilahti, « Alain Badiou’s mistake. Two postulates of dialectic materialism », arXiv: 1301.1203, p. 19 (https://arxiv.org/abs/1301.1203 , consulté le 15 mars 2020). 49 Pour les détails techniques, voyer l’article d’ Antti Veilahti cité dans la note précédente. 50 Si j’étudie, par exemple, les actions d’un groupe discret G, les G-ensembles forment un topos BG (dit « topos classifiant » de G) qui n’a aucune raison d’être localique. Je remercie Mathieu Anel pour m’avoir indiqué cet exemple lors d’une de nos discussions sur les topos. 276 david rabouin générale des mondes possibles tant elle s’aventure souvent dans des terres où la mathématique « ordinaire » ne semble pas pénétrer 51 , autant on ne comprend pas très bien que certains de ces possibles abstraits apparaissent dans les mathématiques ordinaires, lieu même de « l’ontologie », sans satis - faire aux réquisits de ce qu’est un « monde ». Par contraste, on voit que les contraintes spatiales sont impensées dans ce modèle, alors même que ce sont elles qui forcent, en dernière instance, la structure de ce qui est accep - table ou non (par le philosophe). 2. D’où une deuxième remarque importante : comment justifier que « l’onto- logique », ou structure de l’apparaître, coïncide précisément pour Badiou avec un processus de spatialisation ? C’est un problème qui hante la phi - losophie depuis Platon au titre de la chôra , mais qui n’en est pas moins un point aveugle de tout platonisme, celui de Badiou comme celui de son maître. L’espace vient suturer l’écart entre l’être et l’apparaître en situant la manifestation de l’être quelque part . Et c’est le même problème qui re - surgit jusqu’à Kant dans le fait que la donation intuitive doit se faire via la forme-espace, alors même que la dérivation de cette prétendue « nécessité » mobilise déjà toute une entente préalable de la spatialité, à commencer par celle qui permet de distinguer entre un sens « interne » et un sens « ex - terne ». La « forme-espace » ne peut advenir que sur la donnée préalable d’une extériorité qui ne peut pourtant advenir dans aucune « forme-es - pace » (puisqu’elle est antérieure à sa possibilité même). Derrière se terre le problème, dans un vocabulaire que reprend Badiou lui-même dès l’époque de l’ Être et l’événement, du passage de l’être à l’« être-là ». Dit autrement : pourquoi la forme générale de la manifestation doit-elle s’opérer par une forme de spatialisation (le « là » de l’être-là), alors même que la doctrine gé - nérale de la manifestation relègue l’espace à n’être qu’une forme particulière de ce qui se manifeste ? Ces remarques, qu’on pourrait développer bien plus avant, me conduisent aux deux aspects auxquels je souhaitais parvenir : tout d’abord, on voit que si les mathématiques elles-mêmes évoluent vers une conception où la spatiali - té n’a pas un statut dérivé par rapport à une ontologie fondamentale, mais au contraire constitutif – alors la difficulté va se trouver aggravée. Or c’est bien ce à 51 Alain Badiou, Court traité d’ontologie transitoire, Seuil, Paris 1998, p. 198. 277 espace et nombre : deux voies dans l’ontologie ? quoi a conduit le développement libre (hors des choix philosophiques forcés par Badiou) de la théorie des topos et la question qui s’est ouverte progressivement de formes d’unité de niveau « supérieur » entre nombre et espace, arithmétique et géométrie. Cette idée a notamment donné lieu à l’émergence d’une prise en compte du caractère irréductiblement spatial de toutes les relations mathéma - tiques, à commencer par les flèches du catégoricien. J’y reviendrai brièvement en conclusion de cette étude, mais on peut noter dès à présent que le pas est considérable par rapport à une première approche où certaines catégories (ty - piquement les « topos ») étaient censées capturer l’essence de la spatialité (par différence avec d’autres). L’autre aspect est évidemment lié à la querelle Badiou-Deleuze. Comme je l’ai rappelé, Badiou a objecté à Deleuze que son entente des multiplicités était li - mitée à cause de son attachement à des intuitions originaires spatialisantes. C’est la même critique que pourrait faire Kant à quelqu’un qui prétendrait que l’espace est une structure de la pensée elle-même (et non seulement de l’intui - tion sensible) et qui se verrait objecter que le domaine de la pensée est bien plus vaste que ce qui s’en exprime via la forme-espace. Mais, comme l’avait déjà objecté le mathématicien Johann Heinrich Lambert 52 , l’entente de l’espace à laquelle s’adosse cette réponse repose sur le refoulement préalable de tout un régime de spatialité attaché à la structure de l’être en tant que se manifes - tant 53 . On cherchera alors à rabaisser cette intervention originaire du spatial au rang de simple métaphore (c’est la stratégie que suit Badiou dans Logiques des mondes en présentant d’abord les structures spatiales de l’apparaître dans leur expression logique et algébrique et en ne recourant au vocabulaire topologique que dans un second temps, comme une manière imagée de les exprimer). Mais reste alors à expliciter le sens littéral qui rendrait la métaphore inopérante et, en particulier, lorsque l’on parvient à ce sens « plus fondamental » de la spatiali - sation où elle ne sert pas seulement à exprimer les variations, mais à en assurer la cohérence. 52 Emmanuel Kant, Correspondance, Vrin, Paris 1991, p. 79. 53 C’est la même réponse que pourrait faire un spinoziste, comme j’y ai insisté dans d’autres études (Vivre Ici, PUF, Paris 2010) : si l’espace et la pensée sont deux attributs distincts de l’être, cela ne signifie pas qu’on puisse concevoir un excès de l’un sur l’autre. Il n’y a rien de la pensée qui ne soit exprimable dans la spatialité et réciproquement : c’est tout le sens du mal-nommé « parallélisme » spinoziste. 278 david rabouin Conclusion En guise de conclusion, je voudrais indiquer quelques prolongements possibles à mes questions initiales. Tout d’abord, si l’on considère que les ensembles forment d’abord un langage pour décrire l’être mathématique, alors on constate aisément qu’un des avan - tages de la théorie des catégories est précisément, indépendamment de toute question fondationnelle, d’offrir un nouveau langage dans lequel la référence à des « ensembles » est préservée, mais étendue à des situations nouvelles. Ici une question naturelle est donc : y a-t-il des situations mathématiques que les catégories permettent d’exprimer mieux que ce que faisait le vocabulaire ensem - bliste ? La réponse est indéniablement oui. Tel fut même le principal moteur du développement de cette théorie (exactement de la même façon qu’un grand succès de la théorie des ensembles fut de pouvoir exprimer des situations qui étaient inaccessibles au langage de la « grandeur »). Le lieu prototypique de déploiement de ce langage a été, et est toujours, la topologie algébrique. Pour prendre l’exemple le plus célèbre, il paraît très difficile d’exprimer ce qu’est une homologie en général ou une homotopie en général (« homotopie supérieure ») sans passer par ce langage – même si, bien entendu, on peut toujours trouver des situations ensemblistes où l’on pourra exprimer ces différentes notions dans des contextes particuliers (puisque c’est dans ces contextes qu’elles ont émergé). Ceci conduit à une seconde remarque : la topologie contemporaine, et tout parti - culièrement la théorie de l’homotopie, offre ici un triple défi dont il faut prendre acte et qui reste à penser par la philosophie. Tout d’abord, ses constituants de base, les « types d’homotopie » ne se laissent pas bien exprimer dans un cadre extensionnel. Ce point peut être rendu précis au moyen d’un théorème qui montre que la catégorie associée ne peut pas être rendue « concrète » (c’est-à- dire qu’elle ne peut pas être plongée « fidèlement » dans celle des ensembles) 54 . Comme l’a indiqué Jean-Pierre Marquis, un des rares philosophes à s’être pen - 54 On dit qu’un foncteur entre deux catégories est « fidèle » si l’application qui associe les morphismes de la première à leurs images dans la seconde est injective. Plus intuitive - ment (mais aussi moins précisément), la seconde catégorie représente « fidèlement » la première, car elle n’identifie pas des morphismes distincts de la première. Le théorème mentionné est dû à Peter Freyd (1969) dans le cas de la catégorie homotopique htop (géné - ralisé depuis aux catégories de modèles) et il indique donc que la catégorie des ensembles ne représente pas fidèlement les types d’homotopie. 279 espace et nombre : deux voies dans l’ontologie ? ché sur ces questions, nous semblons alors quitter les rives de la mathématique « extensionnelle » 55 . Or, comme il le rappelle également, certains mathémati - ciens considèrent, non sans arguments, que les « types d’homotopie » sont aux formes spatiales ce que les nombres premiers (d’ailleurs non moins mystérieux) sont aux nombres entiers : des sortes de « composants ultimes » qui en règlent les structures fondamentales. Sous ce point de vue, le fait que l’on ait pu expri - mer les nombres entiers ou l’espace au moyen du langage ensembliste n’atteint pas pleinement à la nature « profonde » de ces objets, parce qu’il n’a pas prise sur leurs « composants ultimes ». Ensuite, la perspective homotopique s’est développée jusqu’à pouvoir se pré - senter comme un véritable changement de paradigme permettant d’exprimer des situations généralisant ce qu’exprimaient l’égalité extensionnelle et les isomorphismes des catégories « simples » 56 . Nous ne sommes donc déjà plus au moment où les catégories viendraient contester la prééminence du langage ensembliste, mais au moment suivant où ce sont ces mêmes catégories qui peuvent désormais être ressaisies à un niveau « supérieur ». Le phénomène tout à fait remarquable, au regard des développements qui précèdent, est que ce point de vue « supérieur » se fasse précisément par une accentuation du ca - ractère spatial conféré aux entités fondamentales : les flèches des catégories simples étaient, en effet, réglées par un principe d’identification donnée par les isomorphismes, mais vues comme objets spatiaux , elles peuvent également être vues comme des « chemins » entre les objets, que l’on peut ou non déformer les uns dans les autres. Dans ce cas, c’est la notion d’homotopie qui fournit le bon critère d’identification, la notion d’isomorphisme apparaissant comme une ma - nière d’écraser (ou de « tronquer ») la richesse des diverses possibilités données pour identifier des chemins entre eux. 55 Jean-Pierre Marquis, « Mathematical forms and forms of mathematics: leaving the shores of extensional mathematics », Synthese 190 (2013) pp. 2141–2164. 56 L’expression est de Bertrand Toën : « Very briefly, the expression homotopical mathemat - ics reflects a shift of paradigm in which the relation of equality relation is weakened to that of homotopy », phrase qu’accompagne la note suivante : « It is is very similar to the shift of paradigm that has appeared with the introduction of category theory, for which being equal has been replaced by being naturally isomorphic » (Bertrand Toën, « Derived algebraic geometry », EMS Survey in Mathematical Sciences 1 (2014), pp. 153–240. 280 david rabouin Je cite à ce propos un des tenants de ce « changement de paradigme » en géo - métrie, qui va jusqu’à proposer de substituer au nom de « mathématique », trop associé aujourd’hui au paradigme structural ensembliste, celui de « mathéma - tiques homotopiques » (dont il faut bien comprendre qu’elles ne constitueraient donc pas une forme particulière des « mathématiques », mais au contraire une extension) 57  : Tout au long de ce travail, j’ai aussi essayé de montrer que les résultats de ce mémoire ne sont pas du tout indépendants les uns des autres et qu’ils appar - tiennent tous au domaine de la mathématique homotopique. Les mathématiques sont fondées sur la théorie des ensembles et la notion de structure (au sens de Bourbaki), tandis que dans les mathématiques homotopiques, les ensembles sont remplacés par les types d’homotopie et les structures se trouvent alors en- richies sur la théorie homotopique des espaces […]. La philosophie générale (qui est probablement assez ancienne et, je suppose, remonte à Bordman, Dwyer, Kan, Quillen, Thomason, Waldhausen, Vogt, …) semble être qu’une grande par - tie des mathématiques possède des extensions intéressantes et utiles dans le contexte des mathématiques homotopiques. 58 Ceci permet finalement de revenir mieux informé au débat que j’ai évoqué entre l’approche de Badiou et celle de Deleuze sur les « multiplicités ». De ce qui précède, on peut, en effet, conclure qu’il y a deux façons assez différentes d’entendre le doublet multiplicité discrète/multiplicité continue. La première consiste à y voir le motif d’un choix philosophique en termes de « fondements ». Il s’agirait alors de choisir laquelle de ces deux voies a la priorité sur l’autre. C’est ainsi que s’y rapporte Badiou en faisant valoir que le langage ensembliste porte bien plus de possibilités que ce que sa prise dans certains modèles géomé - triques pourrait laisser croire. Il objecte alors à Deleuze de s’être lié les mains en ne se plaçant pas immédiatement au degré le plus grand de généralité. À l’opposé, on pourrait rappeler les déclarations de René Thom sur la primauté irréductible du continu, et celles de son principal défenseur en philosophie des mathématiques : Jean Petitot. 57 Pour bien comprendre cet énoncé, il faut bien garder à l’esprit que les catégories homoto - piques ne sont pas « concrètes » (c’est-à-dire qu’elles ne se laissent pas représenter fidèle - ment par des structures sur des ensembles). 58 Bertrand Toën, Homotopical and Higher Categorical Structures in Algebraic Geometry, arX - iv:math/0312262, consulté le 16 mars 2020, ma traduction. 281 espace et nombre : deux voies dans l’ontologie ? Alain Badiou et Jean Petitot considèrent tous les deux – l’un pour le critiquer et l’autre pour le défendre – que ce sont les positions de Deleuze lui-même. À mon sens, tel n’est pas le cas. Deleuze ne choisit pas un des modèles comme « meil - leur » que l’autre, mais part de la dualité elle-même des formes du multiple, telle que l’évoquait Riemann. C’est même là une des bizarreries de son interprétation de Bergson, puisqu’il reverse la coupure entre deux types de multiplicités à l’in - térieur des mathématiques – alors que Bergson cherchait plutôt à y fonder la différence irréductible entre une approche mathématisante du qualitatif (plus tard de la « durée ») et un régime de multiplicités « intensives » qui échapperait de jure à la mathématisation. Il y a là un trait constant de l’œuvre de Deleuze auquel on n’a pas prêté suffisamment attention : à chaque fois qu’il pose un modèle continu (et même souvent différentiel), il l’accompagne d’un autre mo - dèle discontinu censé exprimer la même réalité 59 . Ceci s’accorde avec sa concep - tion « lautmanienne » des mathématiques et une ontologie qui serait celle des idées-problèmes, et non des idées-propositions 60 . Par rapport aux questions qui nous ont intéressés dans cette étude, il s’agit d’une manière radicalement dif - férente d’investir le rapport entre expression et ontologie en prenant acte de la labilité de la référence et en reversant l’ontologie proprement dite dans le mécanisme même d’expression (comme articulation d’un plan d’expression et d’un plan de contenu). C’est ce que Deleuze lui-même a appelé une logique non de l’être, mais du sens. Sa grande thèse sur Spinoza avait d’ailleurs déjà indiqué comment cette logique peut s’exprimer métaphysiquement en reversant toute la part de l’expression dans l’ontologie elle-même 61 . En ce point, la position de Deleuze paraît à même d’affronter les difficultés que nous avons soulevées pour commencer. Plutôt que de vouloir résorber l’écart entre langage et être, elle s’y installe pour identifier l’ontologie au mécanisme de l’expression et en faire une véritable « logique du sens ». Plutôt que de mettre espace et pensée face à face, elle s’installe dans leur parallélisme et leur articulation mouvante, toujours reconfigurée. Plutôt que de rigidifier l’espace selon une norme absolue qui l’assignerait au rang d’objet 59 Ainsi du pli de René Thom et des fractales de Mandelbrot, de la variété de Riemann et du tapis de Sierpinski, etc., cf. David Rabouin, « Un calcul différentiel des idées ? Note sur le rapport de Deleuze aux mathématiques », Revue Europe 996 (avril 2012), numéro spécial Deleuze, sous la direction de E. Grossmann et P . Zaoui, pp. 140–153. 60 Gilles Deleuze, Différence et répétition, PUF, Paris 1968, chap. IV . 61 Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, Les Éditions de Minuit, Paris 1968. 282 david rabouin pour la pensée, elle se donne les moyens de s’ouvrir aux multiples formes dis - cordantes de sa variabilité locale et de son expressivité (constitutive de ce qu’est « penser »). La tension entre espace et nombre n’y apparaît plus alors comme un problème à résoudre, mais comme un problème sous la condition duquel nous pensons. Que ce problème résiste, à n’en plus finir, à toutes les tentatives de le réduire, y compris en mathématiques, paraît d’ailleurs le meilleur témoignage de la fécondité de ces vues. Références André, Yves, Leçons de Mathématiques contemporaines à l’IRCAM , IRCAM, France 2009, archives ouvertes: https://cel.archives-ouvertes.fr/cel-01359200/document (consulté le 25 janvier 2020) Aristote, Seconds Analytiques . Organon IV, trad. fr. P. Pellegrin, GF, Paris 2005 Badiou, Alain, Court traité d’ontologie transitoire , Seuil, Paris 1998 — Deleuze : La clameur de l’être, Hachette Littératures, Paris 1997 — Le concept de modèle, Maspéro, Paris 1969 — L’Être et l’Événement, Seuil, Paris 1988 — l’Immanence des vérités, Fayard, Paris 2018 — « Un, multiple, multiplicité(s) », Futur Antérieur 43 (avril 1998) Bélanger, M. et J.-P. 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