Filozofski vestnik Letnik/Volume XXI • Številka/Number2 • 2000 • 19-32 LE TOTALITARISME AUJOURD'HUI PETER KLEPEC Nous nous intéresserons ici exclusivement à la question du totalitarisme. Claude Lefort, qui à travers de nombreuses analyses a donné une définition pertinente du totalitarisme, dit qu'il s'agit pour lui d'un »fait majeur de notre temps« qui »est depuis fort longtemps au centre de ma réflexion«. (L'Inven- tion, p. 166)1 »L'apparition du totalitarisme«, écrit Lefort dans un texte pu- blié à la fin des années quatre-vingts, »fut l'événement majeur de la première partie du siècle. Qu'il vienne à sombrer définitivement dans les années pro- chaines et ce sera l'événement majeur de cette fin de siècle.« (Ecrire, p. 357) Le cour des événements confirme-t-il ou pas la thèse d'un déclin du totalita- risme? Comme on le sait, les partis communistes, au cours de la dernière décennie, se sont pour la plupart prêtés aux règles démocratiques. En effec- tuant ce pas, les communistes ont presque partout2 consenti, selon Lefort, à l'idée du nombre qui »comme telle s'oppose à celle de la substance de la société. Le nombre décompose l'unité, anéantit l'identité.« (L'Invention, p. 180) Pour autant peut-on d'ores et déjà célébrer le déclin du totalitarisme? Et le totalitarisme reste-t-il exclusivement réservé au vingtième siècle? Nous essayerons dans ce qui suit »d'introduire la complication là où l'on cherchait la simplification«, de montrer que le problème du totalitarisme est peut-être un peu plus compliqué qu'on ne le croit. Le succès qu'a remporté la démocratie lors des dix dernières années a suscité, particulièrement en Europe de l'Est et en Europe Centrale, une montée du nationalisme et du populisme anti-démocratique ainsi qu'une méfiance généralisée envers les 1 Les ouvrages de Lefort cités sont les suivantes: La complication. Retour sur le communisme, Fayard, Paris 1999; Ecrire à l'épreuve du politique, Calmann-Lévy, Paris 1992; Essais sur le politique (XIX -XX' siècles), Seuil, Paris 1986; Les Formes de l'histoire. Essais d'anthropologie politique, Gallimard, Paris 1978; L'Invention démocratique. Les limites delà domination totalitaire, Fayard, Paris 1981; Un Homme en trop. Réflexions sur l'Archipel du Goulag, Seuil, Paris 1976. 2 Cuba, la Corée du Nord, la Chine sont des cas particuliers et nous les laisserons ici de côté. 1 9 P E T E R K L E P E C : institutions, règles et normes de la démocratie parlementaire. L'irruption de xénophobie qu'a connue dans le même temps l'Europe de l'Ouest a montré que ces phénomènes ne sont ni »prémodernes« ni accidentels ni encore moins réservés à ceux qui ne connaissent pas la démocratie ou n'en ont pas la tradi- tion. Pour Lefort, ces phénomènes sont en un cértain sens inévitables et irré- ductibles (ce qui ne veut pas dire qu'il les approuve). Il a montré de manière convaincante que »l'entrée en scène des fantômes coïncide avec l'avènement d'une société sans corps, d'une société privée de substance.« {Les Formes de l'histoire, p. 233) Les spectres qui hantent le présent accompagnent la rup- ture que représente la modernité. Cette rupture s'accompagne d'une désincorporation du pouvoir politique: »La société démocratique s'institue comme société sans corps, comme société qui met en échec la représentation d'une totalité organique«. (Essais, p. 28) L'originalité de la démocratie, c'est donc l'institution de ce lieu vide du pouvoir, où la société vient projeter ses antagonismes, éprouver ses divisions, et s'éprouver elle-même comme so- ciété divisée. A l'origine de la démocratie moderne il y a l'instauration d'un pouvoir de droit limité. »La démocratie moderne est le seul régime à signi- fier l'écart du symbolique et du réel avec la notion d'un pouvoir dont nul, prince ou petit nombre, ne saurait s'emparer; sa vertu est de ramener la société à l'épreuve de son institution; là où se profile un lieu vide, il n'y a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi et le savoir, pas d'énoncé possible de leur fondement«. (Essais, p. 268) L'indication d'un lieu vide va de paire avec celle d'une société sans détermination positive, irreprésentable dans la figure d'une communauté. »L'essentiel à mes yeux«, dit Lefort, »est que la démocratie s'institue et se maintient dans la dissolution des repères de la certitude«. (Essais, p. 29) Pour la même raison, la division du pouvoir et de la société ne renvoie, dans la démocratie moderne, ni à un dehors assignable aux dieux, à la Cité ou à la terre sacrée, ni à un dedans assignable à la subs- tance de la communauté. »Tel est le paradoxe: depuis l'intérieur de la so- ciété le pouvoir indique un lieu qui en excède la limite; il fait signe vers un dehors, tandis qu'il fait reconnaître qu'elle communique avec elle-même à travers la variété de ses institutions et ses éventuels antagonismes internes. Dans un autre langage, disons qu'il n'y a pas de pouvoir, s'il est durablement ancré dans une communauté, qui n'ait une fonction symbolique, de même qu'il n'y a pas de société politique dont la constitution n'ait une signification symbolique.« (Complication, p. 188) Il n'y a donc ni matérialisation de l'Autre - à la faveur de quoi le pouvoir ferait fonction de médiateur, quelle que soit sa définition - ni une matérialisation de Y Un - le pouvoir faisant alors fonc- tion d'incarnateur. »Le pouvoir ne se défait plus du travail de la division dans 2 0 L E TOTALITARISME AUJOURD'HUI lequel s'institue la société, et celle-ci du même coup ne se rapporte à elle- même que dans l'épreuve d'une division interne, qui s'avère, non pas de fait, mais génératrice de sa constitution.« (Essais, p. 266) La démocratie donne donc forme à une »communauté d'un genre inédit qui ne saurait se circons- crire définitivement dans ses frontières, mais ouvre sur les horizons d'une humanité infigurable«. (Écrire, p. 39) Pourtant, l'accompagnement de la démocratie est un processus en sens contraire - processus inévitable, le travail de l'idéologie étant toujours voué à restituer la certitude, à trouver les repères de la certitude, à couvrir et à nier la division de la société. »L'idéologie, en effet, se soustrait aux critères de la rationalité. Elle s'accommode ou, à mieux dire, elle se nourrit de la contradiction.« ( Complication, p. 102) Par conséquent, cette communauté d'un genre inédit est toujours accompagnée du nationalisme, ce dernier consti- tuant dans ce cas une réponse idéologique à la recherche des »responsables« (coupables) de nos maux quotidiens. Le fantasme (le fantasme nationaliste) est donc une composante inéluctable d'une société sans corps et sans subs- tance. En d'autres termes, il n'y a pas de révolution démocratique sans un processus en sens contraire. Peut-on dire par conséquent que chaque idéolo- gie représente une »contre-révolution démocratique«? Certes, idéologie et nationalisme représentent un pas dans le sens contraire, un pas vers le totali- tarisme. Autrement dit, le totalitarisme est certes une »fantastique dénéga- tion du conflit« et de la contradiction interne de la démocratie; on peut le »concevoir comme une réponse aux questions que véhicule la démocratie, comme la tentative de résoudre ses paradoxes« (L'Invention, p. 182), et sa genèse ne se comprend que sur le fond des ambiguïtés de la démocratie. Ceci dit, chaque idéologie, populisme ou nationalisme n'est pas déjà totali- taire. Lefort a montré que le totalitarisme répond atix mêmes problèmes que l'idéologie - »à l'origine du totalitarisme, il y a donc l'expérience d'un ver- tige devant le vide qui est au fond de la démocratie; il y a cette peur dont sont saisis les individus devant la dissolution des repères de la certitude. Bref, il y a la crainte de l'indétermination, de l'inconnu. C'est à cette peur que répond le besoin de combler le »vide« de la substance de la comrmmaLité en lui redonnant une identité et une figure déterminées. En un mot, le totalita- risme est une tentative désespérée et contradictoire d'annuler l'incertitude qui est au coeur de l'expérience moderne.«3 La démocratie et le totalita- risme forment donc un couple inséparable - »le totalitarisme menace tou- 3 Hugues Poltier, »La pensée du politique de Claude Lefort, une pensée de la liberté«, dans: La Démocratie à l'oeuvre. Autour de Claude Lefort, sous la direction de Claude Habib et Claude Mouchard, Éditions Esprit, Paris 1993, p. 48. 2 1 P E T E R K L E P E C : jours à l'horizon - aucune garantie institutionelle ne peut en préserver.«4 Certes le totalitarisme reste un danger permanent; cela ne veut pas dire pour autant qu'il est inévitable, voire nécessaire comme idéologie, mais seulement qu'il est toujours possible. Que le totalitarisme soit toujours possible - qu'est que cela veut dire? Rien d'autre que la chose suivante: Si la communauté démocratique est d'un genre inédit, alors le totalitarisme est du même genre. Nous connaissons déjà deux formes de totalitarisme, le nazisme ou fascisme, et le stalinisme ou communisme, mais cela ne signifie pas qu'il n'y en a pas d'autres. Autrement dit, le danger ne serait pas un vrai danger si l'on pouvait le prévenir à temps ou si l'on était en possession d'une échelle infaillible. Car le totalitarisme appartient à un temps paradoxal entre un »pas encore« et un »toujours déjà, depuis toujours«. C'est pourquoi Lefort ne cesse d'insister sur le fait que la démocratie n'estjamais établie une fois pour toutes et que le totalitarisme est un phénomène imprévisible. Dans une préface à l'édition slovène de ses es- sais il souligne d'ailleurs que si on ne peut nier l'importance des change- ments intervenus au cours des dix dernières années, on ne doit pas oublier que la démocratie n'est nulle part à l'abri - même là où elle s'appuie sur une très longue tradition. En effet, la démocratie n'est pas un système juridico- politique. Elle dépend de la conduite des citoyens dans les affaires publi- ques. Et cet engagement est indispensable précisément parce qu'il semble que la démocratie fait déjà place à des institutions, des modes d'organisation et de représentation totalitaires. Quand donc le seuil entre démocratie et totalitarisme est-il franchi? Quand les fantômes et les spectres se transforment-ils en monstres? Quels sont les critères lefortiens pour distinguer la démocratie du totalitarisme? Lefort a toujours insisté sur le fait »qu'il faut un changement dans l'économie du pouvoir pour que surgisse la forme de société totalitaire«. (Essais, p. 30) De quel changement s'agit-il? La démocratie allie deux principes apparemment contradictoires: l'un réside en cela que le pouvoir émane du peuple; l'autre, en cela qu'il n'est le pouvoir de personne (»personne d'entre nous«). La démocratie vit cette con- tradiction. Parce qu'elle est sans fondement ni repères de certitude, il n'y a ni méthode ni règle pour abolir cette contradiction interne de la démocratie. Pour peu que celle-ci risque d'être tranchée ou le soit, la voilà près de se défaire ou d'être détruite. Si le lieu du pouvoir apparaît, non plus comme symboliquement, mais comme réellement vide, alors ceux qui l'exercent ne sont plus perçus que comme des individus quelconques, composant une fac- 4 Miguel Abensour, »Réflexions sur les deux interprétations du totalitarisme chez C. Lefort«, ibid., p. 104. 2 2 L E TOTALITARISME AUJOURD'HUI tion au service d'intérêts privés. Autrement dit, le totalitarisme surgit quand le pouvoir ne désigne plus un lieu vide, mais qu'il est matérialisé dans un organe. Si l'image du peuple s'actualise et qu'un parti prétend s'identifier avec lui et s'approprier le pouvoir sous le couvert de cette identification, si le principe de la distinction État-société, ou celui de la différence des normes qui régissent les divers types de rapports entre les hommes, les divers types de modes de vie, de croyances ou d'opinions se trouvent nié, alors une sorte d'imbrication dans la politique de l'économique, du juridique et du culturel s'opère. C'est un »phénomène qui est justement caractéristique du totalita- risme.« (L'Invention, p. 95) C'est donc quand il n'y a pas de signes de division entre dirigeants et dirigés, quand le principe d'une division interne à la so- ciété se trouve niés, quand les signes de la division de l'Etat et de la société et ceux de la division interne sont annulés qu'il y a totalitarisme. Cela suppose une société qui se suffise à elle-même et, puisque la société se signifie dans le pouvoir, un pouvoir qui se suffise à lui-même. Lorsque l'action et la science du dirigeant ne se mesurent qu'à l'aune de Y organisation, lorsque la cohésion ou l'intégrité du corps social s'avère dépendre exclusivement de l'action et de la science du dirigeant, nous sortons des cadres traditionnels de l'absolu- tisme, du despotisme ou de la tyrannie. Le processus d'identification entre le pouvoir et la société, le processus d'homogénéisation de l'espace social, le processus de clôture de la société et du pouvoir, s'enchaînent alors pour constituer le système totalitaire. A la base d'un tel système, Lefort a repéré certaines représentations clefs qui composent la matrice idéologique du totalitarisme. En premier lieu, il y a l'annulation déjà mentionnée d'une division interne de la société, des si- gnes de la division entre État et société. C'est la représentation de la société homogène et transparente, la société du peuple-Un: »Chacun se voit impli- qué dans un nous qui impose un clivage avec le dehors«. (L'Invention, p. 172) Le pouvoir est alors matérialisé dans un organe (ou, à la limite, dans un individu) supposé être capable de concentrer en lui toutes les forces de la société. A la base du totalitarisme on repère donc la représentation du peu- ple-Un, cette représentation étant en outre toujours comprise comme une immense Organisation, comme une Machine. »La modernité du totalitarisme se désigne en ceci qu'il combine un idéal radicalement artificialiste avec un idéal radicalement organiciste.« (Essais, p. 22) Puis, il y a la figure de l'en- nemi du peuple, constitutive de l'identité du peuple - »La constitution du peuple-Un exige la production incessante d'ennemis«. (L'Invention, p. 173) La campagne contre les ennemis du peuple dans le totalitarisme se voit pla- cée sous le signe de la prophylaxie sociale: l'intégrité du corps social dépend de l'élimination de ses parasites - »l'ennemi du peuple est considéré comme 2 3 P E T E R KLEPEC: un parasite ou un déchet à éliminer«. (L'Invention, p. 174) Il y a, enfin, l'idée de la création d'une société absolument nouvelle, l'idée d'un homme nou- veau au nom d'un certain idéal progressiste. Quatre ou cinq représentations clefs sont donc répertoriées. Quel est leur statut aujourd'hui? Le totalitarisme existe-t-il encore? On connaît des cas particuliers (la Yougoslavie, dans un sens la Croatie de ces dix dernières années, la Russie et, peut-être, l'Autriche) pour lesquels il ne s'agit ni d'idéo- logie au sens strict du terme, ni d'un nationalisme inoffensif et ordinaire — si tant est que cela existe, ni cependant de totalitarisme au sens classique. On y repère des traits qui apparantent ces systèmes au totalitarisme, mais si c'est bien à un système totalitaire qu'on a affaire, il s'agit plutôt d'un totalitarisme modifié, un phénomène, mi-figue, mi-raisin, »ni chair ni poisson«. Dans tous les cas mentionnés, il y a élections démocratiques, liberté d'expression, exis- tence d'une opposition démocratique; il y a un pouvoir qui se réclame des droits de l'homme (lorsque cela lui convient, bien sûr), tout en n'hésitant pas à employer des mécanismes semi-légaux (confiscations, attentats), voire ex- trêmes (guerre, camps de concentration, destruction de villes), pour élimi- ner des »terroristes«, des rebelles, bref, tous ceux qui dérangent l'intégrité du corps social, du peuple-Un. Quoique le pouvoir soit généralement connu pour être extrêmement corrompu, il est toujours réélu. Il semble alors que le nombre, loin de dissoudre l'unité et l'identité du peuple, les rétablisse. Pourrait-on donc parler d'une nouvelle forme de totalitarisme, d'un totalita- risme démocratique? Prenons un exemple. Il s'agit de la Yougoslavie ou, plutôt, de la Serbie: un cas flagrant, un cas qui fait l'unanimité contre lui. Nous avons là un sys- tème dans lequel le pouvoir est en un sens un lieu vide; il s'agit d'un pouvoir démocratiquement élu, et qui pourtant ne constitue qu'écran vide sur lequel sont projetés les antagonismes de la société au sens ordinaire du terme. Le couple caractéristique du système totalitaire est clairement visible: l'image du peuple-Un et celle de l'ennemi du peuple. La combinaison habile de ces deux éléments reste inchangée - avec quelques variations tout de même de- puis l'arrivée au pouvoir de Slobodan Milosevic"'. La révolution anti-bureau- cratique grâce à lequelle il a pris le pouvoir a fondé la matrice suivante: d'un côté, le peuple serbe avec son Chef (l'iconographie afférente est bien con- nue) , de l'autre, un ennemi qui empêche que soit accomplie la »mission« de ce peuple. Pourquoi »mission«? Il faut souligner que les Serbes, dans leur 5 Pour une analyse de la situation en Yougoslavie à la fin des années quatre-vingts et du mouvement serbe, voir: Renata Salecl, »The Crisis of Identity and the Struggle for new Hegemony in the Former Yugoslavia«, Making of Political Identifies, ed. Ernesto Laclau, Verso, London 1994, p. 202-232. 2 4 L E TOTALITARISME AUJOURD'HUI mythologie, se prennent pour desjuifs, c'est-à-dire pour une nation au destin tragique qui, il y a six cents ans, aurait perdu son État sacré. Dans ce cadre, le Kosovo revêt pour presque tous les Serbes - et donc aussi pour une grande partie de l'opposition démocratique - une signification particulière: C'est la terre sacrée, le berceau des Serbes. Les Serbes - comme le montrent certai- nes déclarations récentes - n'ont pas encore renoncé au Kosovo. Il n'est pas complètement exclu que Milosevic (ou quelqu'un autre) fasse vibrer une fois de plus cette corde dans un futur proche. C'est ici-même au Kosovo - on m'excusera de faire allusion à des choses bien connues, que la révolution anti-bureaucratique a commencé. Elle n'était en réalité qu'une organisation destinée à manipuler les manifestations massives »spontanées« qui ont ren- forcé le pouvoir de Milosevié, produit l'unité du peuple-Un et commencé le combat contre l'ennemi, qui est resté, a quelques modifications près, inchangé même à ce jour. Cet ennemi a toujours une image double. Il est scindé en deux: d'un côté, l'ennemi sordide, violent, primitif, fondamentaliste, pares- seux (l'Albanais, le Musulman de Bosnie; aujourd'hui, et de plus en plus, le Monténégrin), de l'autre, l'ennemi profiteur, capitaliste, celui qui exploite le travail honnête et combien difficile des Serbes (ce fut un temps le Slovène, puis l'Européen ou encore l'Américain, parfait représentant du capitalisme). Comme fait remarquait un analyste lucide il y a douze ans de cela, la jonc- tion de ces deux figures donne l'image du juif sous le nazisme1'. Ce double ennemi externe a toujours sa contre-partie dans la figure d'un ennemi in- terne - au début de la révolution anti-bureaucratique, c'était le bureaucrate, ennemi traditionnel du peuple, cet ennemi devenant ensuite purement et simplement celui qui pense autrement, le saboteur, le déserteur, etc. A la limite, on pourrait dire qu'aujourd'hui c'est Slobodan Milosevic lui-meme qui joue ce rôle, le rôle de l'ennemi du peuple, le rôle de l'aliéné dans tous les sens du terme. Examinons maintenant en quoi consiste l'originalité du modèle yougos- lave. Aujourd'hui, partout en Europe (en Italie, en France, en Autriche, en Slovénie, etc.), on rencontre un modèle d'ennemi articulé selon deux figu- res: l'un travaille peu, l'autre travaille trop; l'un est pauvre, vient du Sud ou de l'Est et est prêt à travailler pour peu d'argent; l'autre est riche et nous dépendons de lui; l'un est l'incorporation de la singularité pure, du primiti- visme ou du fanatisme religieux; l'autre est sans racines et constitue un pur produit de l'universalisme et du globalisme; et ainsi de suite. Ce nouveau racisme, comme l'a déjà remarqué Etienne Balibar7, différencie les cultures 11 Mladen Dolar, »Kdoje danes Zid?« (»Qui est le juif d'aujourd'hui?«), Mladina, 11. 3. 1988. 7 Etienne Balibar, Les Frontières de la démocratie, Galilée, Paris 1993. 2 5 P E T E R K L E P E C : »universalistes et progressistes« d'une part, des cultures »particularistes et primitives« d'autre part. Les premières, »progressistes«, sont habituellement d'origine européenne, tandis que les secondes, »primitives«, sont l'apanage de communautés tribales exotiques. D'où vient ce racisme moderne, cette haine généralisée? Comme l'a montré Jacques-Alain Miller, il s'agit d'une haine de la jouissance de l'Autre, de la façon particulière dont 1 Autre jouit: »Ça pourrait être, par exemple, que l'Autre trouverait dans l'argent une jouissance qui dépasserait toute limite. On sait bien que ce surcroît de jouis- sance peut être imputé à l'Autre pour une activité inlassable, un trop grand goût du travail, mais aussi bien pour une paresse excessive et un refus du travail qui n'est alors que l'autre face de ce surcroît en question. Il est amusant de constater avec quelle vitesse on est passé des reproches faits au nom du refus du travail aux reproches faits à ceux qui volent du travail. De toute façon, la constante dans cette affaire c'est que l'Autre vous soutire une part indue de jouissance. Ça c'est constant. La question de la tolérance ou de l'intolérance ne vise pas du tout le sujet de la science - les droits de l'homme - ça se place à un autre niveau qui est celui de la tolérance ou de l'intolérance à lajouissance de l'Autre, de l'Autre en tant qu'il est foncièrement celui qui me dérobe la mienne. /.../ Si le problème a des allures insolubles, c'est que l'Autre est Autre à l'inté- rieur de moi. A cet égard la racine du racisme, c'est la haine de sa propre jouissance.«8 Si c'est toujours l'Autre, toujours l'ennemi qui vole notre propre jouissance, une jouissance supposée, cela constitue un point commun à tous les racismes modernes. Mais l'analyse doit encore, dans chaque cas particulier, montrer comment l'opération idéologique réussi à trouver des »responsables« pour ces vols de jouissance, c'est-à-dire pour les maux quotidiens. Donc - encore une fois, où se situe l'originalité du cas qui nous occupe? Si le totalitarisme énonce d'une façon ouverte et directe ce que d'autres idéo- logies ne font que présupposer, si de plus le totalitarisme - du moins dans sa version la plus radicale - passe à l'action directe et commence à éliminer l'ennemi ou, mieux encore, assure une production et une destruction inces- sante d'ennemis, nous voilà un peu dans l'embarras en ce qui concerne le cas de la Yougoslavie. Pourquoi? Parce qu'il n'y a pas ici d'énoncés ouverts et directs; pour débusquer la haine de l'Autre, la haine de l'ennemi, il faut toujours lire entre les lignes. On a pourtant des preuves de purification eth- nique, de viols et de massacres systématiques commis en Bosnie et au Ko- sovo. Il s'agit donc d'une scission entre mots et faits, entre discours et action - cette fois, le chien qui mord n'aboie pas. La deuxième spécificité, et qui constitue en même temps le vrai mystère du modèle serbe, ne réside pas 8 Jacques-Alain Miller, Extimité, (»L'orientation lacanienne«, Cours donnée au Département de Psychanalyse, Paris VIII, 1985-86), Inédit, Séance du 27 novembre 1985. 2 6 L E TOTALITARISME AUJOURD'HUI seulement dans le fait qu'il a actualisé ce que les autres pensent et parlent, mais dans la combinaison d'éléments ressortissant à des discours différents. La révolution anti-bureaucratique a ainsi mis en place deux discours qu'on aurait pu croire incompatibles. Le premier met l'accent sur le combat pour les droits de l'homme, la liberté d'union politique, le droit à la grève, la nécessité d'élections démocratiques, l'autre exige des purges, la différentiation politique, la répression rigoureuse de ceux qui pensent autrement. Il s'agit là de combiner plusieurs discours, plusieurs »signifiants flottants« (selon les termes d'Ernesto Laclau et de Chantai Mouffe) - rhétorique civile et démo- cratique des droits de l'homme, rhétorique stalinienne de la main dure, na- tionalisme archaïque, populisme avec manifestations publiques dirigées et manipulées, éléments issus de la religion orthodoxe... Dans cette hétérogé- néité, on pourrait presque dire ce bricolage, aucun élément ne tient le rôle principal. Et c'est dans cette hétérogénéité même que réside la puissance extrême de ce modèle. Milosevic a toujours réussi à homogénéiser, à réarticuler et à donner un sens nouveau à des éléments supposés appartenir à des discours différents; il est toujours parvenu à intégrer ces éléments hété- rogènes dans le fantasme national serbe qui privilégie la figure du Chef, l'image de l'Ennemi et la représentation du Peuple-Un. On a là un dispositif extrêmement proche du totalitarisme: On observe une tendance à ressouder le pouvoir et la société, à effacer tous les signes de la division sociale, à affir- mer l'idée du peuple-Un, d'une Société qui serait transparente à elle-même, homogène, à magnifier la force de l'opinion de la masse, souverainement normative, l'idée de l'État tutélaire, à bannir l'indétermination qui hante l'expérience démocratique. La clé du succès du discours de Miloševič réside dans l'équilibre délicat entre ce qu'il dit et le non-dit qui s'y rattache. Au niveau abstrait, on peut dire que l'inconnu, l'imprévisible et l'indéterminable constituent les figures de l'ennemi aussi dans le discours serbe. Quel était d'ailleurs le slogan du parti de Miloševič lors des premieres élections démocratiques? »Avec nous il n'y a pas d'incertitude!« Sous les dehors humoristiques d'une phrase comme »Nije svaki čovek Slobodan« (tous les hommes ne sont pas Slobodan, »Slobodan«, le nom propre de Miloševič, signifiant également, en tant qu'adjectif, »li- bre«), il faut comprendre que tous les hommes sont libres a condition que l'un ne le soit pas, que l'un fasse exception, bref, qu'il soit leur Maître. Quel est le vrai rôle du Maître aujourd'hui? Slavoj Žižek a montré que ce rôle consiste a introduire l'équilibre, à régulariser l'excès immanent à l'ordre du capitalisme'1. C'est le Maître qui sait ce qu'il fait, ce sont le Maître et son parti '•' Voir le dernier chapitre de son livre L'Intraitable. Psychanalyse, politique et culture de masse, coll. »Psychanalyse«, Anthropos, Paris 1993. 2 7 P E T E R K L E P E C : qui savent ce qu'il faut faire et c'est l'adversaire, l'ennemi, qui est toujours un peu hystérique (comme, déjà, chez Lénine). Voilà donc quelles seraient les lignes élémentaires du modèle serbe. Notre propos n'est pas ici d'entrer dans les détails - le modèle en question a subi beaucoup de changements au cours de ces dernières années. Pour aller à l'essentiel, disons que ce qui est vraiment surprenant, c'est qu'en dépit de tout, le régime de Milosevic soit encore au pouvoir, qu'il ait utilisé tous les moyens pour cela, sans pour autant n'avoir jamais transformé son discours en un discours ouvertement totalitaire. Pour exprimer des idées fascistes, il a plutôt trouvé des alliés à l'extrême droite (c'est Seselj qui a menacé des jour- nalistes et le public - avant d'apparaître, deux ou trois jours plus tard aux côtés de Milosevic). Milosevic, lui n'a pas besoin de se salir les mains; il peut rester »neutre« et, à partir de cette position de »neutralité«, soutenir tacite- ment l'agression contre divers ennemis. Il faut d'ailleurs remarquer que cette position ressemble à la position de la »majorité silencieuse« et du »discours meta-raciste« qui a cours en Europe de l'Ouest: Tous veulent rester des ob- servateurs impartiaux, neutres, tous déclarent que les conflits nationaux sont à replacer dans leur contexte (ils les relativisent donc), et tous pensent que l'État national homogène constitué la seule voie possible pour prévenir les conflits nationaux. Voilà qui correspond tout à fait au discours des Serbes de Bosnie lorsqu'ils disent qu'il y a une incompatibilité fondamentale entre des cultures, des traditions, des modes de vie différents, lorsqu'ils soutiennent qu'avec les Croates il n'y a pas de problèmes, »qu'ils comprennent«, qu'ils comprennent qu'on ne peut pas »vivre ensemble«, lorsqu'ils affirment que les Musulmans sont bêtes, parce »qu'ils ne comprennent toujours pas«. Ce qui surprend en outre dans le modèle serbe, c'est que les élections démocratiques, le système parlementaire, les manifestations publiques con- tre le pouvoir, ne changent rien au fonctionnement du discours et des rap- ports au pouvoir. On y a bénéficié durant un certain temps d'une liberté pour ainsi dire sans restrictions, on pouvait litéralement tout dire et tout écrire; il y avait des médias autonomes, la télévision satellite; on communi- quait par internet, etc.. Pourtant cette activité incessante n'a changé l'essen- tiel: Le fantasme national est resté (reste toujours) inchangé. Aujourd'hui la situation s'est en outre compliquée et aggravée - dès le début de cette année le pouvoir s'est acharné sur ses citoyens et tous les ennemis possibles, et main- tenant, comme dans un régime totalitaire classique, »tout devient susceptible de tomber sous la loi« (Complication, p. 221), la frontière entre le légal et l'illégal n'est plus clairement établie. Des attentats spectaculaires, le conflit avec la république du Monténégro, les changements opérés dans la constitu- tion yougoslave, la tentative du début du mois de juillet qui visait à adopter 2 8 L E TOTALITARISME AUJOURD'HUI une loi antiterroriste (pour l'instant ajournée): tout cela a introduit »une incertitude radicale pour chacun«. (L'Invention, p. 107) Si un média ou un mouvement étudiant devient trop dangereux, le pouvoir l'élimine; il formule périodiquement des menaces publiques, il fomente des attentats, des opéra- tions militaires ou semi-militaires, voire des guerres; il organise des manifes- tations, il truque les résultats électoraux, etc. Examinons enfin le dernier paradoxe: Quoiqu'il soit de notoriété publi- que que le pouvoir est corrompu, la majorité du peuple continue de voter pour lui, ou, lors des récents élections, vote pour un candidat qui, lui non plus, ne renonce pas au nationalisme. Pourquoi donc le nombre ne rétissi-t- il pas à dissoudre l'unité et l'identité du peuple-Un? Pour la psychanalyse lacanienne, la réponse réside dans le fantasme. Ce fantasme est lié à l'écono- mie individvielle de la jouissance, à la manière dont chacLin structure son désir autour d'un élément traumatisant qui n'a pu être symbolisé. Le fan- tasme donne une consistance à ce qtie nous appelons la »réalité«. La réalité sociale est toujours traversée d'une impossibilité fondamentale. Un antago- nisme empêche la symbolisation totale de la réalité, et c'est le fantasme qui tente de symboliser, autrement dit de remplir, cette place vide dans la réalité sociale. Dans la mesure où »la société n'existe pas«, où le champ social est inconscient, divisé, traversé d'antagonismes qui résistent à la résorption de la symbolisation idéologique, dans la mesure aussi où le champ social se struc- ture autour d'une certaine impossibilité, ces trous et ces places vides dans la structure sociale seront toujours occupés par les fantasmes. Comme l'idéolo- gie, le fantasme lui aussi »se soustrait aux critères de la rationalité«. Il »s'accomode ou, à mieux dire, se nourrit de la contradiction; il tient la pen- sée en tenaille en l'assujettissant tantôt à un principe hors de toute contesta- tion, tantôt à son contraire.« ( Complication, p. 102) Le fantasme, en cela qu'il fonctionne comme un scénario masquant l'inconsistance fondamentale de la société appartient donc à l'organisation symbolique, il fait partie intégrante de la constitution symbolique que Lefort tente de mettre àjour. Par-delà des pratiques, des relations, des institutions qui paraissent des données de fait, naturelles ou historiques, ce dernier cherche en effet à déceler »un ensem- ble d'articulations qui, elles, ne sont pas déductibles de la nature ni de l'his- toire, mais qui commandent l'appréhension de ce qui se présente comme réel.«1" "' Claude Lefort dans un entretien avec François Roustang (Psychanalystes, revue du collège de psychanalystes, No. 9, octobre 1983, p. 42) cité dans: Miguel Abensour, »Réflexions sur les deux interprétations du totalitarisme chez C. Lefort«, dans: La démocratie à l'oeuvre. Autour de Claude Lefort, sous la direction de Claude Habib et Claude Mouchard, Éditions Esprit, Paris 1993, p. 114. 2 9 P E T E R K L E P E C : Et c'est le fantasme qui, à notre avis, répond à la question que pose Lefort: »Les gouvernants, ou ceux qui les soutiennent, à quoi croient-ils?« (Complication, p. 106) Même l'opposition démocratique, c'est-à-dire des gens qui cultivent une distance par rapport au pouvoir, partage en dernière ins- tance le même fantasme que les gouvernants. Voilà pourquoi, à notre avis on ne peut pas dire que dans le discours serbe il s'agisse de mensonge ou de manipulation instrumentale. Aussi choquant que cela puisse paraître à un rationalisme politique étroit, les dominés sont partie prenante dans notre cas; plus encore, dans ce cercle vicieux, on ne peut dire qui boit les paroles de l'autre, ni qui donne le branle. Le slogan de Milosevic du temps de la révolution anti-bureaucratique était: »Nul n'a le droit de battre le peuple!«. Ce slogan, qui a connu quelques raffinements (jusqu'au »Nul n'a le droit de bombarder le peuple!«), signifie que le pouvoir a trouvé sa légitimité dans le peuple, ce qui assure une légiti- mité complète à toutes les formes de combat de ce peuple quand bien même il s'agi d'exterminations systématiques. Parce que le peuple lui-même croit à ce combat, parce que ce fantasme organise son activité, sa passivité, son mode d'être, son mode de jouir, etc., il a besoin du Chef (et de son parti) pour occuper le lieu vide du pouvoir. Que le pouvoir émane du peuple et qu'il ne soit le pouvoir de personne, cela veut dire ici qu'il n'est le pouvoir de per- sonne »d'entre nous«, c'est-à-dire, qu'il est l'apanage d'un Chef divinisé par ses sectataires et diabolisé par ses adversaires. C'est la raison pour laquelle le Chef est à la fois un entre nous et l'Un, l'un seul fait, si l'on peut dire, d'une étoffe, d'une matière spéciale. A la limite, on peut avancer que le destin de Milosevic ressemble de plus en plus a celui de Staline: devenir »un homme en trop«, et apparaître »comme le parasite, le déchet, le nuiseur numéro un«. {Un Homme en trop, p. 89) Autrement dit, il n'est pas totalement exclu que le peuple serbe sacrifie un jour un Maître, un Chef pour maintenir le Maître; il n'est pas totalement exclu donc que Milosevic devienne un jour un bouc émissaire pour maintenir le fantasme du peuple-Un et de sa mission. Cependant le rôle du Maître n'est pas le seul qui soit important dans ce dispositif; le rôle de l'ennemi, lui aussi, résiste à la puissance dissolutive du nombre. En tant que sujet, que pureté sans substance et sans corps, l'ennemi reste pour le discours serbe un pur rien ou mieux, un zéro indispensable pour commencer à compter et à produire l'ensemble des éléments constitu- tifs de la nation serbe. Il reste une différence pure et indéfinissable. Dans le modèle serbe, l'ennemi est donc un sujet assujétti, quelqu'un qui n'a d'autre consistance que de servir, que d'être un esclave des forces externes, ou plu- tôt, d'être un agent en puissance du complot mondial anti-serbe. En tant que tel, il est aux antipodes du Serbe qui, lui n'obéit à personne (ni aux autorités 3 0 L E TOTALITARISME AUJOURD'HUI ou organisations mondiales, ni à l'ordre mondial, ni même à son Chef ou à son pouvoir - être Serbe c'est toujours être indépendant et autonome, être debout, rebelle, inflexible. »Liberté« est peut-être le mot clé, le Maître-mot, le signifiant-Maître du discours serbe. Dès le début du mouvement serbe pour l'indépendance au sein de l'empire Ottoman du début du dix-huitième siècle, il n'y a qu'une seule alternative: La liberté ou la mort! Et ce n'est pas non plus par hasard qu'au début de la deuxième guerre mondiale les mani- festations contre le pacte signé avec Hitler ont produit le slogan: »Mieux vaut la guerre que le pacte!«, ce qui veut dire, mieux vaut la liberté que la servi- tude. La déclaration de Milosevic a propos de la guerre en Bosnie-Herzégo- vine implique une signification semblable: »Nous n'avons pas le droit de ne plus nous soucier de nos compagnons en Bosnie-Herzégovine et de suspen- dre l'envoi de l'aide humanitaire. Ceci est notre devoir national. Face à l'idée que la nation puisse être détruite, il n'existe plus ni liberté ni prospérité individuelles.« Mais c'est l'énoncé le plus récent qui dévoile, de la façon la plus limpide qui soit, le secret du discours serbe: »Citoyens du Monténégro, réfléchissez bien à ce que vous allez faire. J'aimerais que votre décision aille dans le sens de vos intérêts. J e pense, moi, que votre intérêt est de vivre dans un État libre et indépendant, avec la Serbie, au sein de la République Fédé- rale de Yougoslavie, mais la décision n'appartient qu'à vous. J e vous souhaite bonne chance. Mais j e voudrais vous dire que le choix qui a été proposé aux Monténégrins est un faux dilemme: la liberté ou un meilleur niveau de vie. En effet, on ne peut dissocier l'une de l'autre, car seule une nation libre peut espérer en le progrès.«" Nous voilà en présence d'un mélange typique et étrange à la fois: Milosevic présente aux Monténégrins un choix, mais il ne s'agit ni d'un choix libre ni d'un choix forcé au sens strict du terme. Il y a une menace ouverte (»réfléchissez bien«, »bonne chance«) qui dit bien pour quoi il faut opter, puis il y a un faux dilemme: la liberté ou un meilleur niveau de vie. Dans les deux cas, il s'agit de la liberté: c'est un »la liberté ou la vie« - la liberté pure, la liberté de crever de faim ou la liberté de vivre le ventre plein, une liberté qui ne songe qu'à son ventre. Il s'agit donc d'un choix entre deux modalités de vie: d'un côté, une vie écornée, de l'autre une vie pleine, une vie qui est plutôt au bord de la mort (»bonne chance« veut dire ici qu'on peut la perdre aisément) et qui n'est pas digne d'être vécue parce qu'elle signifie qu'on a choisi l'asservissement à des forces externes et au complot mondial anti-serbe, c'est-à-dire qu'on a choisi la mort, qu'on a perdu sa place dans le grand Autre serbe. Bref, il s'agit d'un choix entre la liberté (servitude volontaire) et la servitude. Le discours serbe est le discours 11 Delo, 21 septembre 2000, p. 24. 3 1 P E T E R K L E P E C : de la servitude volontaire précisément en cela qu'il refuse le destin de l'en- nemi qui a choisi la servitude. Mais l'ennemi a aussi une autre face qui fait de lui non seulement un esclave, mais un double. C'est l'un qui sait ce qu'il veut (l'ennemi fondamen- taliste) . Il est enraciné dans sa particularité, sa singularité; il est cette singula- rité même et cela le rend d'autant plus dangereux. Cet »un« nous ressemble et sait que le nombre ne suffit pas pour produire le peuple-Un; cet »un«, finalement, qui a toujours recours à un excès, à un certain surplus indétermi- nable, indéfinissable et indénombrable. En tant que semblant, en tant »qu'en toi plus que toi« (l'objet de la psychanalyse, l'objet petit a), il échappe à l'acte de compter. C'est un excès, un surplus, un reste qui nous force à nous »(re) compter«. Cet excès, ce surplus, ce reste non abolissable est corrélatif à la société moderne, une société sans corps et sans substance qui n'est peut- être que l'autre nom des fantômes et des spectres qui accompagnent la rup- ture de la modernité. C'est à cause de cela, finalement, que la démocratie comme »communauté d'un genre inédit qui ne saurait se circonscrire défini- tivement dans ses frontières, mais ouvre sur les horizons d'une humanité infigurable« (Écrire, p. 39), n'est jamais à l'abri. 3 2