Alain Badiou Résistance et philosophie Inspirons-nous ici de Georges Canguilhem, mon maître en philo- sophie des sciences, qui est mort il y apeu de temps, et auquel un colloque sur la Résistance peut et doit rendre hommage sans restriction. Canguilhem n'était pas homme à mener grand tapage sur ses faits d'armes, pourtant aussi réels que consistants. Il était de ce point de vue comme beaucoup de résistants, dont le silence politique et personnel sur leur action fut à la mesure de ce que cette action avait de simultanément radical et intime, vio- lent et réservé, nécessaire et exceptionnel. Ce n'est pas la subjectivité résistante, on le sait, qui tint le haut du pavé dans les années cinquante. Le silence de bon nombre de résistants a été l'effet d 'une politique dominante qui n 'entendai t pas s'expliquer jusqu'au bout, ni sur l 'effondrement de la I l lème République, ni sur l 'allégeance à Pétain, ni sur la question, qui aujourd 'hui fait retour, de la continuité de l'État jusque dans l'abjection. La circonstance veut que nous soyons réunis au lendemain, ou presque, de la mort de François Mitterrand, un des grands politiciens des années cinquante. Nous endurons aujourd'hui le décret d'un deuil national en son honneur. Or Mitterrand a défendu sur l'État, le pétainisme et la Résistance des propos dont l'audience et la solennité présidentielle font, forme et contenu, un vif contraste avec le silence prolongé de Canguilhem, et de beaucoup d'autres. C'est qu' i l appartenai t , le Président dont il y a deuil national, à l 'espèce répandue des tacticiens, pour qui il était naturel d'être pétainiste quand tout le monde l'était, puis de devenir résistant au fil des circonstances, et de poursuivre ainsi sa route en devenant tour à tour bien des choses, pourvu qu'elles aient la faveur du temps ou autorisent des calculs réussis. Un deuil national suppose qu'on ait quelque idée de ce qui, d'être national, n 'en est pas moins suffisamment universel pour que la conscience publique ait motif à le célébrer. Disons, avec mesure, et en respectant comme il le faut toujours la paix des morts, que je suis heureux que ce colloque me permette, sous le signe du national, de célébrer, ici et maintenant, Georges Canguilhem, Jean Cavaillès, ou Albert Lautman, plutôt que François Mitterrand. Filozofski vestnik, XVIII (2/1997), pp. 11-16. 11 Alain Badiou S'il était silencieux sur lui-même, Georges Canguilhem ne l'était pas sur les autres. Sur les autres philosophes engagés dans la Résistance. Il faut périodiquement relire la petite plaquette éditée en 1976, en 464 exemplaires numérotés, sous le titre Vie et mort de Jean Cavaillès, aux éditions Pierre Laleure, à Ambialet, dans le Tarn. Nous avons là les interventions de Canguilhem lors de l ' inauguration de l 'amphithéâtre Jean Cavaillès à Strasbourg (1967), d 'une commémora- tion à l 'ORTF (1969), d ' une commémora t ion à la So rbonne (1974). Canguilhem y résume la vie de Jean Cavaillès: philosophe et mathématicien, p rofesseur de logique, co - fonda teur du m o u v e m e n t de rés i s tance «Libération-Sud», fondateur du réseau d'action militaire Cahors, arrêté en 1942, évadé, arrêté à nouveau en 1943, torturé et fusillé. Découvert dans une fosse commune, dans un coin de la citadelle d'Arras, et baptisé sur le moment «Inconnu N°5». Mais ce que Canguilhem tente de restituer va plus loin que l'évidente désignation du héros («Un philosophe mathématicien bourré d'explosifs, un lucide téméraire, un résolu sans optimisme si ce n'est pas là un héros, qu'est-ce qu 'un héros?»). Fidèle, au fond, à sa méthode, le repérage des cohérences, Canguilhem cherche à déchiffrer ce qui fait passage entre la philosophie de Cavaillès, son engagement, et sa mort. Il est vrai que c'est une énigme apparente, puisque Cavaillès travaillait, très loin de la théorie politique ou de l 'existentialisme engagé, sur les mathématiques pures. Et qu'en outre il pensait que la philosophie des mathémat iques devait se débarrasser de toute r é f é r e n c e à un su je t mathématicien constituant, pour examiner la nécessité interne des notions. La phrase finale de l'essai «Sur la logique de la théorie de la science» (texte rédigé pendant son premier emprisonnement au camp de St Paul d'Eygaux, où l 'avait assigné l 'État péta inis te) , devenue cé lèbre , p o r t e q u ' à la philosophie de la conscience il faut substituer la dialectique des concepts. En quoi Cavaillès anticipait de vingt ans les tentatives philosophiques des années soixante. Or c'estjustement dans cette exigence de rigueur, dans ce culte instruit de la nécessité, que Canguilhem voit l 'unité de l 'engagement de Cavaillès et de sa pratique de logicien. Parce que, à l'école de Spinoza, Cavaillès voulait dé-subjectiver la connaissance, il a du même mouvement considéré la résistance comme une nécessité inéluctable, qu 'aucune référence au Moi ne pouvait circonvenir. Ainsi déclarait-il en 1943: «Je suis spinoziste, j e crois que nous saisissons partout du nécessaire. Nécessaires les enchaînements des mathématiciens, nécessaires même les étapes de la science mathé- matique, nécessaire aussi cette lutte que nous menons.» 12 Résistance et philosophie Ainsi Cavaillès, délesté de toute référence à sa propre personne, a-t- il pratiqué les formes extrêmes de la résistance, jusqu'à s'introduire en bleu de chauffe dans la base de sous-marins de la Kriegsmarineà. Lorient, comme on fait de la science, avec une ténacité sans emphase dont la mort n'était qu 'une éventuelle conclusion neutre, car, comme le dit Spinoza, «l'homme libre ne pense à rien moins qu'à la mort, et sa sagesse est une méditation, non de la mort, mais de la vie». Canguilhem conclut comme il convient: «Cavaillès a été résistant par logique.» Canguilhem énonce en somme que dans ce «par logique» se tient la connexion entre la rigueur philosophique et la prescription politique. Ce n'est pas le souci moral, ou, comme on dit aujourd'hui, le discours éthique, qui ont, semble-t-il, donné les plus grandes figures de la philosophie comme résistance. Le concept paraît avoir été en la matière un meilleur guide que la conscience ou que la spiritualité - Canguilhem brocarde ceux qui, philosophes de la personne, de la morale, de la conscience, ou même de l'engagement, «ne parlent tant d'eux-mêmes que parce qu'eux seuls peuvent parler de leur Résistance, tellement elle fut discrète». Il y a eu, dans le registre de la philosophie, l'illustration de ce qu'il n'est pas nécessaire au philosophe, et peut-être même improbable, du moins en France, quand le choix et la volonté sont requis de façon abrupte, et à contre-courant d 'une opinion asservie, d'en passer par la conscience mo- rale et l'impératif catégorique kantien. Après tout déjà, le grand philosophe dont est attesté un acte périlleux de résistance n'est pas Kant. C'est bien Spinoza, le maître ultime de Cavaillès, quand après le meurtre des frères de Witt il alla placarder l'affichette qui stigmatisait les «ultimi barbarorum», les derniers des barbares. Anecdote que Canguilhem ne se lassait pas de commenter. Cavaillès, en train de passer de Husserl à Spinoza. Ou aussi bien Albert Lautman, qui tentait , appuyé sur une maîtrise stupéfiante des mathématiques de son temps, de fonder un platonisme moderne: voilà l'arrière-plan singulier des figures résistantes exemplaires de la philosophie française. L'un et l 'autre on été fusillés par les nazis. Et il n'est pas exagéré de dire qu'ainsi le cours de la philosophie, en France, a été durablement modifié. Car de cette connexion intime entre la mutation radicale des mathématiques au XXe siècle et la philosophie il ne sera, pendant un quart de siècle, presque plus question dans notre pays. Ainsi la Résistance aura de fait été à la fois le signe d 'un rapport entre la décision et la pensée abstraite, et la transformation de ce signe en énigme, puisque ceux qui en 13 Alain Badiou étaient les porteurs symboliques ont été, dans le combat, abattus. A la place de quoi est venue la théorie sartrienne de l 'engagement, dont on sent bien qu'elle est un bilan en trompe-l'oeil de ce qui s'est joué dans la séquence de la Résistance. Mais j e peux lire encore autre chose dans la formule de Canguilhem «résistant par logique». D'autres enseignements philosophiques. Tout d'abord, j e crois que cette formule rend vaine toute tentative d'assigner l'étude de la Résistance à des représentations sociologiques ou institutionnelles. Aucun groupe, aucune classe, aucune configuration sociale ou mentale objective, n 'a porté la Résistance. Et, par exemple, le thème, «les philosophes et la Résistance», est un thème inconsistant. Il n'y a pas eu dans la séquence quoi que ce soit d ' identif iable en termes de groupes objectifs, pas plus du reste «les ouvriers» que «les philosophes». Cela résulte de ce qu 'un résistant «par logique» obéit à un axiome, ou à une injonction, qu ' i l f o rmu le en son p rop re nom, et d o n t il dép lo ie les p r emiè re s conséquences, sans attendre que d'autres, en termes de groupe objectif, y soient ralliés. Disons que, procédant par logique, la Résistance n'est pas une opinion. Bien plutôt est-elle une rupture logique avec les opinions circulantes et dominantes. Tout comme Platon indique, dans la République, que le pre- mier stade de la rupture avec l'opinion est la mathématique, ce qui après tout éclaire le choix de Cavaillès et de Lautman. Mais peut-être sur ce point suis-je sous l'influence de l'image du Père. Car c'est très tôt que mon père m'avait présenté sa propre résistance comme purement logique. Du mo- ment, disait-il, que le pays était envahi et asservi par les nazis, il n'y avait d'autre issue que de résister. Ce n'était pas plus compliqué. Mais mon père était mathématicien. On posera donc que, détachée de la considération des entités de la sociologie, et détachée tout aussi bien des aléas de la philosophie morale, la Résistance n'était ni un phénomène de classe, ni un phénomène éthique. D'où son importance pour nous. Car la situation phi losophique contemporaine est celle où, sur les ruines de la doctrine des classes et de la conscience de classe, on tente de toutes parts une restauration du primat de la moralité. Saisie dans ses figures philosophiques la résistance indique presque aveuglément une autre voie. Le choix politique s'y présente comme séparé de la contrainte des collectifs, et comme étant du ressort de la décision personnelle. Mais, symétriquement, ce choix n'est pas non plus tel qu'il se subordonne à des maximes éthiques préexistantes, et encore moins à une doctrine spirituelle ou juridique des droits de l 'homme. Le «par logique» de Canguilhem doit s'entendre comme un double écart. Il s'écarte d 'un «par 14 Résistance et philosophie nécessité sociale» qui dissoudrait le choix dans des représentations collec- tives appréhendables par la sociologie historique. Il s'écarte d 'un «par impératif moral» qui dissoudrait le choix dans des dispositions doctrinales extérieures à la situation concernée. En fait, le choix n 'a son intelligibilité ni dans le collectif objectif, ni dans une subjectivité d 'opinion. Il a son intelligibilité en lui-même, dans le processus séquentiel de l'action, tout comme un axiome n'est intelligibile que par les déploiements de la théorie qu'il soutient. On a cru un moment monter un beau débat d'opinion quand on est passé de la thèse commune au gaullisme et au PCF: «toute la France était résistante», à la thèse historiographique et sociologique: «toute la France était pétainiste». C'est la méthode de ce débat qui est intellectuellement irrecevable, tout comme les deux énoncés qu'elle oppose sont, non pas faux, mais dépourvus de sens. Car aucune séquence politique véritable n'est représentable dans l'univers du nombre et de la statistique. En France, ce qui est vrai est que l'État était l'État fantoche pétainiste, ce qui avait en termes d'opinion des conséquences considérables. Et ce qui est vrai tout aussi bien est qu'il y avait des résistants, donc une Résistance, ce qui avait aussi des conséquences considérables. Rien de tout cela n'est pensable à partir du nombre. Et d 'abord parce que la Résistance elle-même n'aurait jamais eu la moindre existence si elle avait attendu, pour être, une conscience de son propre nombre, ou de ses assignations sociologiques, ou si elle avait dû s'articuler sur une certitude quant à l'état des opinions. Toute résistance est une rupture avec ce qui est. Et toute rupture commence , pour qui s'y engage, par une rupture avec soi-même. Les philosophes de la Résistance ont indiqué ce point, et qu'il était de l'ordre de la pensée. Car c'est la signification ultime du «par logique» de Canguilhem. Dire ce qu'est la situation, et tirer les conséquences de ce «dire», est d'abord, aussi bien pour un paysan auvergnat que pour un philosophe, une opération de la pensée. C'est cette opération qui, quoique totalement naturelle et prat ique dans son réel, ne renvoie ni à l'analyse objective des groupes sociaux, ni aux opinions antérieurement formulables. Ceux qui ne résistaient pas, si on laisse de côté la clique collaboratrice consciente, étaient tout simplement ceux qui ne voulaient pas dire la situation, pas même se la dire à eux-mêmes. Il n'est pas exagéré de soutenir qu'ils ne pensaient pas. Je veux dire: qu'ils ne pensaient pas selon le réel de la situation du moment, qu'ils récusaient que ce réel soit, pour eux personnellement, porteur d 'une possibilité, comme est tout réel quand la pensée, selon l'expression de Sylvain Lazarus, nous en fait rapport. 15 Alain Badiou En définitive, toute résistance est rupture dans la pensée, par l 'énoncé de ce qu'est la situation, et fondation d 'une possibilité pratique ouverte par cet énoncé. Contrairement à ce qui est souvent soutenu, il ne convient pas de croire que c'est le risque, très grave en effet, qui interdit à beaucoup de résister. C'est au contraire la non-pensée de la situation qui interdit le risque, lequel a pour contenu de pensée l 'examen des possibles. Ne pas résister, c'est ne pas penser. Mais ne pas penser, c'est ne pas risquer de risquer. Cavaillès, Lautman, et quantité d 'autres qui n 'é ta ient nu l lement philosophes, ont seulement pensé qu'il fallait dire la situation, pour ce qu'elle était. C'est-à-dire risquer qu'il y des risques, et il y en a toujours, grands ou petitis, quand la pensée ouvre à des possibles. C'est pourquoi aujourd'hui, où penser qu'il faille penser le réel de la situation se fait rare - car le consensus qu'on nous vante c'est cela: la non-pensée comme pensée unique-, nous pouvons nous tourner avec reconnaissance vers les résistants. Car il y a eu en définitive, j e rectifie ce que j e disais plus haut, des résistants, plutôt qu'il n'y a eu une Résistance. Oui, avec reconnaissance. Comme le dit Spinoza, le maître à penser de Cavaillès, «seuls les hommes libres sont très reconnaissants les uns envers les autres». 16