VALENTINA HRIBAR SORCAN / LA MÉMOIRE PERSONNELLE ET COLLECTIVE DANS L'ART - LE CAS DE BOLTANSKI, KIEFER ET MUSIC Valentina Hribar Sorcan La mémoire personnelle et collective dans l'art -le cas de Boltanski, Kiefer et Music Mots-clés : mémoire personnelle, mémoire collective, témoignage, guerre, holocauste, art, peinture, esthétique, Boltanski, Kiefer, Music DOI: 10.4312/ars.12.2.115-134 Introduction Dans le présent article, il sera question de la signification de la mémoire personnelle et de la mémoire collective en tant que processus se manifestant à travers l'art et l'esthétique. L'art et la science constatent que la capacité de mémoire n'est pas un dépôt de souvenirs, mais un processus dynamique, en changement perpétuel. Notre système de mémoire transforme sans cesse notre histoire et change nos jugements en fonction de nos expériences. L'homme en dépend entièrement, par conséquent sa personnalité ne survit pas à la destruction de sa mémoire. Semblablement, une communauté ne pourrait pas survivre à l'amnésie ou à la suppression de sa mémoire collective. Pourtant, elle ne cesse de reconstituer son histoire et sa tradition. Cette dernière est le passé réactualisé au présent, mais se légitimant par le présupposé qu'elle ne change pas. Lorsqu'on se rend compte de l'historicité et du caractère changeable de la tradition, celle-ci perd sa valeur et ne reste que l'objet de la nostalgie (Tadié, 1999, 132-134).1 Il est important pour l'art de créer de nouveaux procédés pour dire la vérité, exprimer ses émotions et ses souvenirs. La vérité de l'art n'est-elle qu'une pluralité de points de vue et de souvenirs ? Prenons d'abord le cas de la photographie, puisqu'elle est dite la plus objective. D'après Susan Sontag, une photographie, c'est toujours une image choisie : faire une photo, c'est faire un cadre et exclure ce qui n'est pas dedans (Sontag, 2003, 38). Le photographe a toujours l'occasion de falsifier une réalité. Inévitablement, une photo exprime une opinion personnelle. 1 S. Freud constate qu'un souvenir n'apparaît que dans le contexte d'un moment présent et ne prend son sens qu'en fonction de ce moment présent. Il varie suivant la circonstance qui le déclanche. Le souvenir est l'interprétation d'impressions passées en fonction des circonstances présentes. C'est notre environnement actuel qui donne au souvenir conscient son organisation, alors que, dans le rêve, le souvenir est désorganisé (Tadié, 1999, 53). I 115 ARS & HUMANITAS / STUDIJE / STUDIES La différence entre la peinture et la photographie serait en ce que la peinture évoquerait le souvenir d'un événement ou d'une émotion alors que la photographie et le film présenteraient la vérité pure. L'intention de la photographie n'est pas d'évoquer mais de montrer ou même de prouver. Pourtant, inévitablement, la photographie exprime toujours une opinion. Elle n'est pas seulement une description mais aussi un témoignage puisque c'est l'homme qui l'a faite. Il n'y a pas de mémoire collective, ajoute S. Sontag, c'est une fiction. La mémoire n'est que personnelle ; ce qui se prétend la mémoire collective n'est que la tentative de trouver des cas, dignes de rester dans la mémoire d'une communauté (ou dans les archives culturels, comme disait Boris Groys).2 Des idéologies créent des archives des images représentatives, renforcées par des preuves (Sontag, 2006, 82). La volonté de vouloir éterniser certains souvenirs exprime, paradoxalement, l'effort de les renouveler et de les recréer sans cesse. Le problème est que, de plus en plus, on ne se souvient que des images, des photos, sans compréhension et sans rappel de quoi il s'agissait vraiment (Sontag, 2003, 67-68). Comment l'art nous touche-t-il le plus profondément ? Par la mémoire personnelle ? 1 La mémoire personnelle, surtout affective, est la meilleure manière de s'approcher de la mémoire collective : c'est le message des œuvres de Christian Boltanski (né 1944), un artiste français qui s'est fait connaître précisément par ce procédé. Une de ses particularités est sa capacité de reconstituer des instants de vie avec des objets qui ne lui ont jamais appartenu mais qu'il expose pourtant comme tels. Ses œuvres ne font que semblant d'être autobiographiques.3 Il imagine une vie, se l'approprie et tous les objets de ses expositions (photographies anciennes, livres, objets trouvés, vêtements, etc.) sont les dépositaires de souvenirs personnels. Ils ont un pouvoir émotionnel fort, car ils font appel à la mémoire affective. Ces œuvres en appellent au souvenir, du souvenir d'enfance au souvenir des défunts, et se rapportent tant à une histoire personnelle qu'à l'histoire commune de toutes et de tous. Pour traiter un sujet aussi tragique que celui des victimes de la Seconde Guerre mondiale, par exemple dans la Réserve (1990), il 2 Boris Groys examine, lui aussi, la manière dont la mémoire collective se produit. À son avis, les causes sociales et économiques de tout ce qui est valable d'être reconnu sont plus importantes que les raisons subjectives. Toute culture est une hiérarchie, construite de souvenirs organisés et structurés d'événements culturels, porteurs de valeurs différentes. Dans notre culture, ce sont des bibliothèques, des musées et des archives. Ceux-ci acceptent inévitablement des choses nouvelles, appartenant tout d'abord au domaine que Groys nomme l'espace profane (Groys, 2008, 30-33). 3 Boltanski le décrit lui-même : « Oui, une grande partie de mon activité est liée à l'idée de biographie : mais une biographie totalement fausse » (Boltanski, 2014, 28). « Je crois (...) que l'artiste est comme quelqu'un qui porte un miroir où chacun peut se regarder et se reconnaître, de telle sorte que celui qui porte le miroir finit par n'être plus rien. (...) On se reconnaît, c'est autobiographique et collectif » (33). 116 VALENTINA HRIBAR SORCAN / LA MÉMOIRE PERSONNELLE ET COLLECTIVE DANS L'ART - LE CAS DE BOLTANSKI, KIEFER ET MUSIC utilise des vêtements, c'est-à-dire des objets tout à fait ordinaires. Il touche le spectateur en se rapprochant de lui, en lui montrant des éléments « quotidiens » qui ont l'odeur des vieux tissus (Huys, Vernant, 2014, 227). Cela l'amène non seulement à une certaine compréhension, mais aussi à une sensation de souvenir personnel et collectif, à la fois. Boltanski manifeste des souvenirs personnels pour lesquels il puise ses idées à partir des souvenirs collectifs de l'histoire (Chalumeau, 2010, 165) qu'il comprend comme une somme énorme de destins personnels, ainsi que S. Sontag les considère.4 L'art de Boltanski nous incite à éprouver des émotions fortes. En se plongeant dans la contemplation de ses installations, on ne reste pas passif. La contemplation devient une vraie participation, soit émouvante, soit répulsive. Boltanski souligne que son art est devenu de plus en plus émotionnel à partir de l'exposition Leçons de ténèbres (1986), ce qui a provoqué une vraie cassure, d'une part par rapport à la plupart des artistes de son temps, notamment les artistes conceptuels qui avaient une manière de penser tout à fait différente, sans émotion, et d'autre part par rapport à tout ceux qui aimaient dans son travail le côté amusant, gentil, conceptuel (Boltanski, Grenier, 2007, 144). Ses œuvres ont l'air de plus en plus sombres, tristes, douloureuses. Dans l'exposition Monument (1985-1989), il se sert des photographies des enfants souriants, des jeunes gens ou des adultes en pleine vie, non pas de vieux ou malades. Il les installe d'une manière commémorative qui nous fait penser que tous ces gens sont morts. Il y a des petites lampes autour de leurs images, dont certaines sont installées sous la forme d'un autel ou d'une maison mortuaire. L'artiste souhaite « de restituer le sentiment que l'on éprouve lorsqu'on traverse une église qu'on soit croyant ou pas », sans qu'il soit nécessaire de connaître la nature des cérémonies : « Tu passes, tu sens que c'est une chose importante, mais tu ne peux pas la déchiffrer... et tu ressors. C'est donc ce passage au travers de quelque chose que tu ne peux pas tout à fait comprendre, un ensemble de visions, de gestes, de sons » (131). « Quand je dis que, dans la création, il y a un éblouissement, quelque chose qui nous dépasse, c'est effectivement un discours mystique, auquel je crois réellement dans le cadre de mon art. Mais, dans la vie, je n'ai 4 M. Halbwachs estimait que la mémoire individuelle et la mémoire collective sont entrelacées : « Considérons maintenant la mémoire individuelle. Elle n'est pas entièrement isolée. Un homme, pour évoquer son propre passé, a souvent besoin de faire appel aux souvenirs des autres. Il se reporte à des points de repère qui existent hors de lui, et qui sont fixés par la société. (...) Il n'en est pas moins vrai qu'on ne se souvient que de ce qu'on a vue, fait, senti, pensé à un moment de temps, c'est-à-dire que notre mémoire ne se confond pas avec celle des autres. Elle est limitée assez étroitement dans l'espace et dans le temps. La mémoire collective l'est aussi, mais ces limites ne sont pas les mêmes. (...) Je porte avec moi un bagage de souvenirs historiques. (...) Mais c'est là une mémoire empruntée et qui n'est pas la mienne. (...) Pour moi, ce sont des notions et des symboles ; ils se représentent à moi sous une forme plus ou moins populaire ; je peux les imaginer ; il m'est bien impossible de m'en souvenir. (...) Il y aurait donc lieu de distinguer en effet deux mémoires, qu'on appellerait, si l'on veut, l'une intérieure ou interne, l'autre extérieure, ou bien l'une mémoire personnelle, l'autre mémoire sociale. Nous dirions plus exactement encore : mémoire autobiographique et mémoire historique. La première s'aiderait de la seconde, puisque après tout l'histoire de notre vie fait partie de l'histoire en général » (Halbwachs, 1968, 36-37). 117 ARS & HUMANITAS / STUDIJE / STUDIES même pas la prétention de pouvoir imaginer ce que peut être Dieu » (153). Boltanski n'est pas croyant et n'assiste jamais aux rites confessionnels ; il ne lie pas l'art à une religion précise, mais plutôt à l'idée du religieux (171). « J'ai osé affirmer que l'art était une chose extrêmement importante, proche de la religion et d'une recherche de la connaissance, et qu'une exposition n'est pas un endroit de divertissement ou de plaisir, mais un endroit où on doit sinon prier, du moins réfléchir » (144).5 En outre, l'artiste affirmait : « l'idée que l'œuvre doit être une manière d'exprimer les choses auxquelles on croit » et « aucune œuvre n'existait si elle n'était pas sous-tendue par une question posée » (152). L'exposition Monument pose la question si l'on a le droit de tuer et Boltanski répond que non car « tout être est saint » (151). Il s'intéresse au christianisme parce qu'il le considère comme une sorte de l'humanisme, en raison du « sentiment de l'importance de chaque être » (154). Il se sent plus proche encore du courant de pensée existentialiste et restera jusqu'à la fin de sa vie marqué par la période inaugurée par Albert Camus (66). Les expériences auxquelles renvoient ses œuvres sont, en dehors du christianisme, avant tout le communisme et le nazisme, liés à l'effroi de la guerre et au mal qu'elle provoque. (65-66). Avec la guerre, la chose la plus importante qui lui soit arrivé dans sa vie est le fait d'être juif, et encore plus la Shoah : « c'est sans aucun doute l'événement principal qui a totalement conditionné ma vie « (22).6 Des témoignages de la guerre ont suscité « une fascination pour la mort, pour ces images, une fascination morbide » (22), avec les sentiments de perte et de deuil.7 Au début de sa création, l'artiste était très attentif au côté technique des moyens utilisés, par exemple au papier servant de support aux photographies (devant être le plus neuf et le plus fin possible) mais, plus tard, il a constaté que ce type de papier ne procurait pas d'impressions authentiques. Par conséquent, il l'a remplacé par un vieux carton, puis par des boîtes à biscuits, sur lesquelles il a collé des photographies, éclairées par des lampes comme, par exemple, dans les installations Réserve : Les Suisses morts (1991) et Inventaires (1991). C'est ainsi qu'il a atteint une patine historique. Dans le 5 Boltanski est surpris par le fait que sa mémoire collective et familiale, son sentiment sur le monde sont proches des pays orthodoxes dont sont originaires ses ancêtres, bien que Juifs, et bien qu'il n'a pas été élevé dans cet esprit-là. Pourtant, les émotions qu'il cherche à susciter par ses installations, suggèrent une expérience, proche de ce que des croyants éprouvent auprès des icônes orthodoxes comme des objets sacrés. 6 Ce n'est qu'après la mort de son père et puis de sa mère, qu'il a commencé à s'apercevoir de son enracinement dans la tradition juive. « Il est certain aussi que je me souviens depuis toujours de la honte d'être juif. De mon désir d'être français, plutôt prince, et de la honte très grande d'être juif, ce qui était une chose à cacher, dangereuse et vraiment pas bien » (10). Ses grands-parents paternels « ont quitté la Russie en partie par désir d'abandonner le judaïsme. Ils voulaient venir en France pour s'affranchir, vivre la liberté » (14). Pourtant, son père lisait chaque matin des livres pieux et « était un homme mystique » (15). Sa mère, écrivaine, était corse et chrétienne, catholique, et, après la guerre, communiste. 7 En tant que fils du médecin, Boltanski accompagnait souvent son père dans l'hôpital où celui-ci travaillait et devait se rencontrer avec des malades, des morts, avec une certaine odeur de cette espace-là. 118 VALENTINA HRIBAR SORCAN / LA MÉMOIRE PERSONNELLE ET COLLECTIVE DANS L'ART - LE CAS DE BOLTANSKI, KIEFER ET MUSIC cycle des expositions intitulé Vêtement(s),8 En se servant soit de photographies, soit de vêtements, ou, plus récemment, de battements du cœur, le principe est toujours le même : « C'est toujours la présence par l'absence » ... « La présence renvoie à une absence du sujet » (185). Tous les objets exposés symbolisent des personnes mortes. Boltanski a « établi une relation entre vêtements, photographie et corps morts. » Son travail porte toujours sur la relation entre le nombre et le gigantesque. Les vêtements sont une façon pour lui « de représenter beaucoup, beaucoup de gens. Comme les photographies » (177). Tout le monde peut sympathiser avec des émotions de l'angoisse de la mort, de la peur de la guerre, bref, des souvenirs pénibles. Si ce n'est pas le cas dans la vie personnelle, c'est au moins au niveau collectif. Ce sentiment de sympathie peut être cathartique. Toutefois, Boltanski ne cesse de souligner combien la mémoire et les souvenirs personnels sont importants dans son procédé artistique. Il les montre comme les siens, même ceux qui ne le sont pas. C'est grâce à eux que son art est si convaincant. L'artiste a pris conscience du pouvoir de la mémoire affective, c'est-à-dire de la mémoire personnelle, pour créer des œuvres avec un message collectif ou même universel. Boltanski refuse la critique lui reprochant d'avoir abusé de la souffrance des gens pour mieux vendre et qualifiant ses œuvres de pathétiques et pleurnichardes. Il estime que « ce type de réaction limite énormément la compréhension » de son travail. (...) La souffrance existe, le malheur existe, il n'y a pas d'interdit à en parler » (159). Catherine Grenier considère que « Boltanski franchit un pas de plus dans l'utilisation de la puissance pathétique d'une œuvre fondée sur une participation empathique du spectateur » (Grenier, 2011, 72). En choisissant la relique plutôt que l'image et le registre de l'émotion plutôt que la réflexion critique, Boltanski réduit au minimum la distance entre l'art et le spectateur. Il ravive ainsi la conception romantique d'un art efficace, qui met son pouvoir suggestif et émotionnel au service d'un bouleversement de l'univers intime du spectateur. La question de la mort, mais aussi celle du mal, deviennent prédominantes. Le mal, qui n'est pas assigné à une fraction coupable de l'humanité, mais interrogé en chacun de nous. L'art de cet artiste, conclut Grenier, « renonce à sa position d'autorité » (76). Avec ces expositions vers la fin des années 80 du XXe siècle, Boltanski « devient un artiste de l'espace » : Je pense que si j'ai amené, avec quelques autres, quelque chose de nouveau dans l'art, c'est le fait de prendre en compte le lieu entièrement et de concevoir l'exposition comme une seule œuvre. Le principe n'est plus de 8 II s'agit d'une série d'expositions que Boltanski installait dans plusieurs années dans les pays divers : Réserve : Canada (1988), Réserve des enfants (1990), Réserve : Le Lac des morts (1990), Les Manteaux (1995), Les Fantômes d'Odessa (2005), Prendre la parole/Spregovoriti (2005), Personnes/Osebe (2010), etc. 119 ARS & HUMANITAS / STUDIJE / STUDIES regarder un œuvre après l'autre, c'est d'être à l'intérieur de quelque chose, où les œuvres se parlent tellement qu'elles ne constituent plus qu'une seule entité (143-144). 9 Il convient aussi d'être attentifs au fait que, dès les années 80 du siècle dernier, Boltanski s'est mis à nager à contre-courant de l'art de son temps, contre le modernisme conceptuel et son culte théorique de la nouveauté et que, paradoxalement, c'est ainsi qu'il est devenu original et célèbre. Dans le contexte de l'autonomie de l'art, il a fait preuve de son caractère extraordinaire également par sa thèse établissant une correspondance entre la contemplation esthétique et la contemplation religieuse sans pour autant tomber dans une fusion antimoderne. « La grande difficulté est de ne pas être moderne, mais de ne pas non plus être un vieux con réactionnaire. La notion de modernité, le fait de vouloir être moderne, est horrible, mais il faudrait en même temps ne pas être antimoderne » (131). Boltanski croit au pouvoir salvateur de l'art, à la catharsis. En ce sens, il reste classique. En ce qui me concerne personnellement, ses expositions me rappellent des images des vêtements des immigrés dans la Mer Egée ou des images de leurs corps épuisés et couchés sur les rives de la Méditerranée, comme s'ils étaient morts, car on ne voit de loin que leurs vêtements. Et pourtant, il s'agit de la situation inverse : tandis que Boltanski nous montre des photographies et des vêtements des gens vivants pour lesquels on s'aperçoit qu'ils devaient mourir, le média nous montre des immigrés comme s'ils étaient morts, alors qu'en fait, ils sont vivants, mais totalement épuisés. On ne sait pas qui ils sont, on ne les regarde pas comme des personnes, mais comme des corps anonymes qui seront bientôt remplacés par d'autres corps. 2 Dans le même ordre d'idée, on peut mentionner les œuvres du peintre allemand Anselm Kiefer (né, lui aussi, en 1944), qui évoquent la catastrophe et les destructions de la Seconde Guerre mondiale. Il incite les Allemands à repenser l'identité allemande de l'après-guerre, sans refoulement des souvenirs de la Guerre. Il se met à explorer les raisons qui ont conduit au nazisme en examinant de près le patrimoine allemand, à partir des mythes et des légendes germaniques (comme l'a fait Richard Wagner avant lui, mais sans exaltation).10 Kiefer se met aussi à analyser la pensée des philosophes, 9 Boltanski souligne que ses théories principales de l'installation sont nées d'une idée que, avant de monter une exposition, il faut savoir s'il va faire chaud ou s'il va faire froid, savoir s'il y a de la lumière ou pas à l'extérieur, savoir comment les gens vont rentrer, etc. (142). 10 « Pour se connaître soi, il faut connaître son peuple, son histoire... j>ai donc plongé dans l>Histoire, réveillé la mémoire, non pour changer la politique, mais pour me changer moi, et puisé dans les mythes pour exprimer mon émotion. C>était une réalité trop lourde pour être réelle, il fallait passer 120 VALENTINA HRIBAR SORCAN / LA MÉMOIRE PERSONNELLE ET COLLECTIVE DANS L'ART - LE CAS DE BOLTANSKI, KIEFER ET MUSIC poètes et artistes allemands, du XVIIIe au XXe siècle, qui songeaient avant tout à la naissance de la nation allemande, et puis, à sa renaissance encore plus glorifiante dans l'avenir. Certains d'eux adhéraient au national-socialisme, d'autres étaient les victimes de celui-ci. Comme Boltanski, Kiefer a vécu son enfance dans une ambiance qui refoulait la mémoire personnelle et collective, mais dans le sens inverse.11 Tandis que la famille de Boltanski hésitait à parler de ses racines juives (par son père), la famille de Kiefer se rangeait à côté de ceux qui passaient sous silence le passé nazi de leur pays. Le jeune Kiefer s'est fait remarquer au début des années 70 du XXe siècle par des photographies et des peintures sur lesquelles il levait le bras pour faire le salut nazi. C'est par ce geste provocateur qu'il voulait évoquer la mémoire des Allemands. Matthew Biro estime que c'est de cette manière que Kiefer voulait atteindre la catharsis d'un passé insupportable (Biro, 2016, 78). Le milieu culturel a refusé sa manière d'agir, sauf ceux qui ont pensé - à tort - que Kiefer voulait réaffirmer le nazisme lorsqu'il faisait référence à Richard Wagner, Knut Hamsun, Jean Genet, L.-F. Céline, Martin Heidegger, et à quelques autres artistes et philosophes proches du national-socialisme. Kiefer se réfère à Caspar David Friedrich et au romantisme aussi, mais dans un sens ambigu : d'un côté, il se sent proche des motifs romantiques mais, de l'autre, il voit une filiation entre le romantisme et le nazisme.12 La création de Kiefer est marquée, elle aussi, par la photographie et les installations, comme celle de Boltanski, cependant l'artiste préfère la peinture. Il s'est singularisé par ses toiles en relief où il utilise des matériaux très variés et originaux : argile, plomb, cuivre, porcelaine, cendre, sable, plâtre, bois, métal, feuilles d'or et d'argent, etc. Il s'approche de la peinture abstraite. Sur ses toiles, il écrit parfois des phrases entières ou des mots singuliers et les noms propres des gens qui ont marqué l'histoire allemande (par exemple, J. G. Fichte, F. Hölderlin et H. von Kleist, sur le tableau intitulé Varus, de 1976). Il consacre quelques tableaux aux artistes qui l'ont inspiré (comme, par exemple, à Paul Celan et Ingeborg Bachmann). Il s'inspire des motifs mythologiques et mystiques de la Bible hébraïque, de la kabbale (par exemple, une série de toiles Lilith, de 1987 à 1990) et de l'empire romain. Il se lie à la tradition juive plus explicitement que Boltanski. Sa grande inspiration est l'esthétique des ruines ; au début des années 80 du XXe siècle, il se moque de l'architecture monumentale d'Albert Speer par une série de toiles représentant Nouvelle par le mythe pour la restituer » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Anselm_Kiefer). 11 Les parents de Boltanski et de Kiefer ont survécu la guerre. Pourtant, Kiefer a grandi avec ses grands- parents. 12 I. Berlin avait révélé une thèse pareille en supposant que le fascisme était l'héritier du romantisme (Berlin, 2012, 152). 121 ARS & HUMANITAS / STUDIJE / STUDIES Chancellerie du Reich (par exemple, avec le tableau Innenraum/Intérieur, 1981) dans un état délabré. Notons qu'A. Speer lui-même songeait à construire des édifices qui, après plusieurs millénaires, ressembleraient aux ruines de l'Empire (158). Pourtant, Kiefer les peint comme des ruines abandonnées, dans un état misérable, très loin des vestiges sublimes. Une des œuvres les plus fascinantes de l'artiste est la scénographie de l'opéra Au commencement, 2009), par laquelle Kiefer affronte et commémore « les ruines morales et matérielles de sa nation à la fin de Seconde Guerre mondiale » (57). Près de son atelier à Barjac,13 au sud de la France, il a installé « un gigantesque décor de ruines mêlant vestiges antiques archéologiques, folies du paysage romantique et de ses jardins, et décombres des villes allemandes de l'après-guerre, le tout redéployé et revivifié sous la forme d'un immense domaine commémoratif de bêton » (57). Cette installation peut évoquer soit l'Allemagne ruinée, soit la démolition des ghettos juifs ou même des attaques actuelles sur les villes (par exemple en Syrie). Alors que Boltanski s'est servi des objets et des images des gens pour activer la mémoire affective, les motifs de Kiefer se lient à la nature : aux paysages de la lande allemande et française, à la forêt, aux arbres, aux champs de blé et de fleurs, à la terre et au ciel.14 Il rappelle les horreurs de la guerre par des motifs « des terres brûlées, noircies, désolées«, en montrant »un paysage angoissant«, »sans aucune trace de vie » (88). La toile avec le titre Hanneton, vole ! (Maikäfer, flieg!, 1974) est exceptionnelle en ce qu'elle rappelle « le souvenir de l'occupation de la Poméranie par les troupes soviétiques » qui « est resté gravé dans les mémoires comme le symbole de la destruction de l'identité historique allemande » (Anselm Kiefer, 2016, 88). Bien qu'il utilise des motifs de la nature, « Kiefer ne se considère pas comme un peintre paysagiste« et »ne croit pas qu'un paysage soit beau par nature. Selon lui, le beau nécessite toujours un argumentaire » (131). « Il utilise le paysage comme un élément de base lui permettant d'exprimer un état d'esprit, afin de créer un débat autour d'un lieu, d'un événement... » (132). Les paysages de Kiefer portent un fort message symbolique. Prenons pour exemple une série d'œuvres créées entre 2012 et 2014, intitulée Der Morgenthau Plan, où sont peintes des fleurs et des champs de blé. Kiefer ironise sur le plan Morgenthau, par lequel le gouvernement américain, représenté par son secrétaire d'État Morgenthau, voulait « empêcher l'Allemagne de continuer à développer son industrie lourde et de la transformer en une nation principalement agricole et pastorale, dépourvue de toute industrie » (224). Cependant, il est tout à fait possible de contempler ces tableaux simplement comme des paysages fleuris ou 13 A. Kiefer vit en France depuis 1993. 14 En allemand, le mot Kiefer signifie « le pin ». 122 VALENTINA HRIBAR SORCAN / LA MÉMOIRE PERSONNELLE ET COLLECTIVE DANS L'ART - LE CAS DE BOLTANSKI, KIEFER ET MUSIC couverts de blé avec, il est vrai, des ton foncés et par conséquent, d'un aspect plutôt angoissant.15 C'est l'occasion d'aborder de plus près la question de la nature de la contemplation esthétique. D'après I. Kant, le jugement esthétique doit reposer sur la contemplation du beau dans la nature ou dans l'art. Les œuvres de Boltanski et de Kiefer nous laissent cette liberté par leur message symbolique. C'est à nous de choisir la contemplation désintéressée ou plutôt concrétisée. Si l'on connaît la vision de l'artiste, cela peut nous aider à approfondir notre connaissance ; cependant, notre contemplation court le danger de s'appauvrir si le nombre possible des motifs est limité. Il faut trouver un équilibre entre la symbolisation abstraite et le motif concret de l'art. L'art peut nous toucher, que l'on connaisse ou non ses motifs. Boltanski et Kiefer semblent favorables à la compréhension de la contemplation au sens kantien. Le premier souligne que la mémoire collective doit passer par les souvenirs personnels pour que chaque spectateur puisse s'y reconnaître bien que ses œuvres ne font que semblant d'être autobiographiques. Quant à ses installations, surtout à Barjac, Kiefer souligne : Ces bâtiments n'expriment pas l'illustration d'une idée, mais, à l'inverse, leur réalisation m'a, a posteriori, révélé le concept. Cette pensée est à l'opposé de certaines pratiques contemporaines. En effet, aujourd'hui, bon nombre d'artistes ne partent pas de l'acte 'créateur en soi', mais ils procèdent en inversant le processus. S'appuyant sur les théories esthétiques d'Adorno, de Benjamin et de Lukacs, ils les appliquent, tels des modes d'emploi, à leur propres productions artistiques (Kiefer, 2011, 32). Lorsqu'il s'adresse à son auditoire à la Leçon inaugurale, prononcée le décembre 2010 au Collège de France, sous le titre L'art survivra à ses ruines, Kiefer se demande rhétoriquement si l'œuvre ne devrait pas précéder le discours, passer devant la réflexion esthétique ou la théorisation. « En tant qu'objet, l'œuvre initiale ne doit-elle pas être antérieure à la théorie » (36) ? Il est très critique envers Les Documenta X et XI de Kassel et les curateurs qui semblent « appartenir au Moyen Âge : il faut d'abord expliquer la part obscure de l'œuvre d'art, avant de la montrer » (37). Si c'est le cas, l'art « porte en lui les théories paradoxales et dictatoriales de la théologie » (37). Kiefer estime que l'art se dresse constamment contre lui-même. Il ne semble pouvoir exister que par sa propre négation. Grâce à son autodestruction, paradoxalement il procure le bien (51). « L'autodestruction a toujours été le but le plus intime, le plus sublime de l'art. » Pourtant, « quelle que soit la force de l'attaque, et quand bien même il sera parvenu à ses limites, l'art survivra à ses ruines » (Kiefer, 2011, 53). 15 Dans les années dernières, Boltanski, lui aussi, s'approche de l'esthétique de la nature. Il crée des installations avec des fleurs (par exemple des campanules) et l'herbe (Animitas, 2015). 123 ARS & HUMANITAS / STUDIJE / STUDIES 3 Dans la peinture slovène, c'est notamment le peintre Zoran Music qui s'est fait remarquer par ses toiles créées d'après ses souvenirs personnels de la Seconde Guerre mondiale qu'il a passé en partie dans le camp de concentration Dachau. On ne verra jamais de telles images chez Boltanski et Kiefer, nés vers la fin de la guerre, et qui se basent, eux aussi, sur leurs propres expériences et souvenirs, mais datant de l'après-guerre. Bien qu'ils ne puissent pas être témoins de la guerre, ils sont encore ses enfants, témoignant des traumatismes dont les gens ont été victimes. Pourtant, l'authenticité de l'expérience personnelle ne suffit pas à garantir la valeur de la création artistique. Richard Kearney constate que les artistes cherchant avant tout à valoriser le sens éthique et documentaire des témoignages historiques rejettent souvent la possibilité de leur représentation esthétique à l'aide d'une narration imaginaire. Il cite comme exemple Claude Lanzmann, le réalisateur de Shoah (1985), un film documentaire consacré à l'extermination des Juifs pendant la guerre, qui a adressé de sévères critiques à Steven Spielberg, le réalisateur du film La Liste de Schindler (1993), soulignant que celui-ci a failli à représenter ce qui, à son avis, était inimaginable : le camp de concentration d'Auschwitz. Il pense que ce film n'est qu'un mélodrame de mauvais goût qui banalise le caractère particulier de l'holocauste. Son péché originel aurait été de le montrer à travers une histoire fictive par laquelle le spectateur pourrait éprouver de l'empathie avec un héros et sympathiser avec lui (Kearney, 2002, 50-53). Au contraire de Lanzmann, Kearney estime qu'il n'est pas sûr que le réalisme historique soit plus persuasif et cathartique que la fiction (quelques-uns se sont suicidés après leurs témoignages). Il peut arriver qu'on se détourne de la cruauté racontée dans les histoires réelles. En revanche, une histoire fictive, comme La Liste de Schindler, a la force d'éveiller la compassion. Le témoignage authentique, encombré de naturalisme tragique, risque de causer de la répugnance. Le spectateur est dans la gêne devant une histoire ou une représentation tragique et trop naturaliste ; sa capacité d'empathie risque de sombrer dans l'apathie. D'après Kearney, le film Shoah, en représentant les histoires réelles des internés des camps de concentration, ne nous offre aucune consolation ou réconciliation : « Sans larmes pour compatir, sans sensations pour s'orienter, sans extase, sans catharsis, sans purgation » (53).16 L'artiste, lui aussi, a pour tâche d'entrer en empathie avec le spectateur et de mettre en équilibre la capacité d'empathie de ce dernier, ses émotions et la réalité ou la vraisemblance de l'histoire racontée ou représentée. S'agit-il encore de l'appel intime de la vérité artistique ou plutôt de l'esprit calculateur ? Regardons de plus près la peinture de Zoran Music, en particulier les motifs tirés du camp de concentration. Sa leçon sera : que la vérité parle d'elle-même._ 16 À l'original: « There are no tears to feel with, no sensations to orient oneself, no ecstasy, no catharsis, no purgation » (Kearney, 2002, 53). 124 VALENTINA HRIBAR SORCAN / LA MÉMOIRE PERSONNELLE ET COLLECTIVE DANS L'ART - LE CAS DE BOLTANSKI, KIEFER ET MUSIC Mušič (né en 1909, avant le début de la Première Guerre mondiale) a été interné dans le camp de Dachau le 18 novembre 1944 avant d'en être libéré six mois plus tard, le 29 avril 1945, grâce à l'arrivée de l'armée américaine (Zupan, 2016, 49-50). Il a fait ses premiers dessins des internés avant son départ de Dachau.17 Il n'était pas le seul à le faire, quelques autres internés slovènes ont également dessiné leurs expériences ; pourtant, les dessins de Mušič ont l'air plus artistiques, plus émotionnels et impressionnants, mais moins naturalistes. Il s'agit de représentations documentaires et d'un témoignage historique, mais imprégnés de réalisme psychologique. Ses images d'un ou de plusieurs internés éveillent la compréhension et la compassion. Si elles étaient simplement naturalistes comme s'il s'agissait de l'étude anatomique d'un squelette, notre regard ne serait peut-être pas empathique. Mušič a réussi à allier les représentations documentaire et artistique au sein d'une unité exemplaire. C'est l'avis aussi de l'historienne de l'art Nadja Zgonik, selon laquelle des dessins que les autres peintres slovènes avaient réalisés dans le camp d'internement, n'étaient pas reconnus comme des œuvres d'art, mais comme des documents mémorables. Au contraire, les œuvres de Zoran Mušič sont exceptionnelles en ce quelles sont parvenues à cette reconnaissance artistique (Zgonik, 2012, 136).18 Cela vaut encore plus pour le cycle de tableaux que Mušič a commencé à peindre depuis 1969 et dont il a fait la première exposition en 1970, à Paris, sous le titre Nous ne sommes pas les derniers.19 À la différence d'un photographe qui cherche à embrasser du regard une image de la réalité, à la documenter et à la manifester, Mušič s'est donné pour tâche de recréer l'image de la réalité (138). Cela veut dire que son intention n'était pas seulement de documenter un moment historique, ou, comme l'écrit un autre historien de l'art slovène, Tomaž Brejc, que les toiles de Mušič ne sont pas une illustration, mais une revivification de sa propre expérience (Brejc, 2012, 72). Si l'on compare maintenant les œuvres de Mušič, de Boltanski et de Kiefer, on peut constater que seul Mušič avait une expérience brute de la Seconde Guerre mondiale. L'attitude de Kiefer envers la guerre est moins personnelle et le peintre accorde une plus grande attention aux paysages de sa patrie qu'aux images des gens. 17 Nadja Zgonik se réfère à Gojko Zupan, élaborateur de la première liste des œuvres de Mušič conservées ayant trait aux camps de concentration. Le peintre se souvient avoir dessiné « environ 200 dessins à Dachau » (le nombre varie selon les sources où on parle de 150, ou au moins 100 œuvres), parmi lesquelles 80 ont assurément été conservées (Zgonik, 2012, 134). 18 Nadja Zgonik prend comme exemple l'esquisse du sculpteur Božo Pengov où il semble qu'on ait affaire à « une étude de nu académique (...), ce qu'avait déjà remarqué Vera Visočnik en notant la gêne étreignant le spectateur à la vue de ce dessin dur, ombré, où tous les sentiments de l'artiste sont passés sous silence » (Zgonik, 2012, 136-137). 19 Le dernier tableau de ce cycle de Mušič date de 1987. 125 ARS & HUMANITAS / STUDIJE / STUDIES Dans le but d'approfondir sa connaissance de la culture allemande, Kiefer étudie non seulement le patrimoine germanique, mais aussi des légendes et mythes assyriens, égyptiens, romains et d'autres qu'il lie à la représentation de l'Allemagne d'après-guerre. Souvent, ses souvenirs se rattachent aux images de son pays blessé, triste, à la forêt et à la terre brûlées, ravagées. Par contre, après la guerre, Music s'éloigne pour un quart de siècle des motifs liés à son expérience d'internement et s'ouvre à la lumière en peignant des chevaux, poneys, ânes, des paysages dalmates, karstiques et italiennes, avec des chaînes de montagnes rocailleuses ou des collines arrondies (certains de ces motifs ont été présentés déjà avant la guerre). Ces paysages n'ont pas l'air sinistre comme c'est le cas chez Kiefer. C'est là qu'il trouve la tranquillité d'âme. Il est vrai que certaines toiles deviennent de plus en plus abstraites, que les tons sont de plus en plus sombres et que sa « pastorale n'est pas un refuge, n'est pas un paysage idéal » (62). Pourtant, les paysages de Music gardent leur aspect d'origine, alors que les paysages de Kiefer sont imprégnés de sang. Sa patrie est piétinée par les bottes de soldats et les chars d'assaut, truffée de mines et dévastée par les bombes. Par conséquent, il serait difficile de les imaginer autrement que dans des tons mornes. On peut tracer une parallèle entre l'art de Music et celui de Boltanski en raison de l'importance qu'ils accordent à l'holocauste, bien que le dernier ne l'ait pas subi personnellement. Si les scènes du camp de la mort peintes par Music, nous font frissonner, nous n'éprouvons pas moins d'affliction en nous plongeant dans les installations de Boltanski qui prend le deuil de la perte collective. Il y a quand même une différence entre eux : les gens sur les photographies dont se sert Boltanski, ne sont pas à l'agonie ou morts même, bien au contraire, il choisit ceux qui sont en pleine vie, qui font un sourire. Music nous montre l'homme en plein processus de dépersonnalisation devant la mort, l'autre fait l'éloge de la vie. Malgré cela, les visages des internés ne sont pas sans expressions, sans émotions, bien au contraire, il y a encore dans leurs yeux des traces d'angoisse, d'effroi, de désespoir et de désolation ; il y a encore des signes de la souffrance et de l'épuisement total de leurs corps. Sans ces expressions de vie intérieure, manifestant que la conscience de soi n'a pas encore expiré, on ne pourrait pas ressentir de l'empathie envers les images des internés et compatir à leur sort. Leur nudité est frappante aussi, surtout la mise à nu des parties génitales fait ressortir la vulnérabilité et la faiblesse. Tout cela nous permet de les traiter encore comme les hommes, gardant leur humanité jusqu'à la fin.20 De l'autre côté, les 20 En se référant aux témoignages des anciens détenus des camps de concentration, G. Agamben, dans son ouvrage Homo sacer. III, Ce qui reste d'Auschwitz : l'archive et le témoin (traduit en français en 1999, de l'original italien Homo sacer. III, Quel che resta di Auschwitz. LLarchivio e il testimone, 1998) analyse le concept de musulman (der Muselmann) ayant servi à désigner les détenus parvenus au dernier stade de l'épuisement, à la limite ou même au-delà de la conscience les morts vivants n'ayant plus concience d'eux-mêmes et ayant mis fin à leur souffrance en sombrant dans l'indifférence la plus totale (Agamben, 31-35). Chez Music, on ne trouve aucune trace de cette situation extrême. 126 VALENTINA HRIBAR SORCAN / LA MÉMOIRE PERSONNELLE ET COLLECTIVE DANS L'ART - LE CAS DE BOLTANSKI, KIEFER ET MUSIC photographies que Boltanski a exposées nous montrent des jeunes gens, suggérant que leur vie a été interrompue brusquement. À l'opposé des images des corps nus des internés sur les toiles de Music, les installations de Boltanski nous adressent un fort message symbolique à l'aide des vêtements. Pourtant, dans les deux cas, il s'agit des personnes sans noms. Si, pour conclure, nous revenons à Kifer, on peut constater qu'il ne peint pas la perte humaine directement. Il nous montre les ruines du pays, des bâtiments rasés ou même des villes démolies, la nature endommagée, mais non pas l'extermination des hommes. 21 4 À la fin, j'aimerais aborder la question de la valeur symbolique de l'art : est-ce que l'interprétation symbolique appauvrit ou enrichit ultérieurement un art concret et ses motifs ? Serait-il juste de contempler les représentations de l'holocauste seulement par rapport à lui-même ou serait-il admissible d'en élargir la portée en les traitant comme des symboles des atrocités causées par l'internement, par la guerre comme telle ? Est-ce que, par la valorisation de l'art dans sa dimension symbolique, on diminue sa valeur particulière ? L'art de Music étant lié à un certain moment de l'Histoire, la Seconde Guerre mondiale, il montre ou exprime la souffrance et les maux que celle-ci a produits. Par le processus de symbolisation, cet art devient exemplaire et la source des représentations possibles des atrocités des autres guerres, aussi bien de celles qui sont déjà passées que de celles que l'on entrevoit dans l'avenir, afin de nous servir d'analogie. Le cas de Boltanski est différent, car son procédé artistique est symbolique dès le début : ses installations reflètent le deuil qui n'est pas ancré concrètement dans un fait historique, bien que Boltanski considère qu'inconsciemment il a été guidé par la Shoah. Ausssi Kiefer a-t-il recours à l'utilisation symbolique de divers mythes pour évoquer le sentiment de désespoir que lui inspire la destruction provoquée par la Seconde Guerre mondiale. On a recours à l'art aussi lorsque de témoignages immédiats nous manquent. Il semble que de cette manière-là les atrocités, la souffrance, les maux et les émotions suscitées par un certain art cessent d'être uniques. Comme le symbole passe du concret à l'abstrait, son contenu concret devient interchangeable, remplaçable et comparable avec les autres contenus semblables. Il est dangereux que ce qui est concret et représenté à travers l'art, soit dégradé, comme s'il n'était rien d'exceptionnel. La recherche de la valeur symbolique de l'art tire aux conséquences éthiques imprévisibles. Pourtant, on pourrait se poser une question inverse : est-ce que les maux, montrés par 21 Les tableaux de Kiefer représentant des paysages brûlés et des villes dévastées par les troupes militaires pourraient servir aussi de symboles pour représenter les catastrophes écologiques ou autre cataclisme. 127 ARS & HUMANITAS / STUDIJE / STUDIES les représentations artistiques d'un certain fait (comme, par exemple, les dessins du camp d'internement Dachau) sont si uniques et exceptionnels qu'on ne pourrait pas imaginer d'autres maux, qui se passent même aujourd'hui, à l'aide d'un art particulier ? Mušič s'est distingué par un haut degré de modestie lorsqu'il a donné le titre Nous ne sommes pas les derniers à sa première exposition mettant à jour le motif de son internement à Dachau (le titre peut aussi être compris comme un signe de résignation). Les experts de son art ne sont pas du même avis quant à la portée du message symbolique de ces dessins et tableaux. Un des meilleurs connaisseurs de son art, Gojko Zupan, était d'avis que Mušič était influencé par l'année révolutionnaire de 1968 à Paris, ville où il a vécu la majorité de sa vie après la guerre. « Les ombres des guerres au Biafra et au Vietnam, alors qu'il lisait Celan, Primo Levi, Ismail Kadaré ou Nekropola de Pahor (paru en 1967), ont très probablement contribué à influencer les cauchemars nocturnes du peintre au seuil de sa vieillesse » (Zupan, 2016, 63).22 Zupan ajoute : « Nous ne sommes pas les derniers sont non seulement le souvenir de la souffrance dans le camp d'internement, un monument à l'holocauste ou aux guerres toujours nouvelles, mais aussi la condamnation de la platitude morale, de la mémoire courte et surtout un message de l'homme désavouant les buts de l'art pour l'art » (63). L'historien de l'art Tomaž Brejc pense différemment : « 'Le contenu' de ce cycle est exclusivement l'holocauste. Ce ne sont pas du tout les défunts des goulags et d'Hiroshima, de Biafra ou Vietnam, ce n'est point un commentaire politique : ici, c'est le souvenir de Dachau qui a 'ressuscité' » (Brejc, 2012, 72).23 Brejc constate que dans les années 60 du siècle dernier on a « remarqué la montée des mémoires lesquelles, dans les années 80, sont en train d'accroître vers une vraie 'industrie de l'holocauste'... Après une longue attente et silence des anciens internés se sont mis à parler. dès lors une vraie digue a déclenché la littérature des mémoires et ensuite des films, des expositions et des recherches » (73). En appelant au témoignage de Primo Levi, Brejc souligne la grande valeur des témoignages des témoins encore vivants de la Seconde Guerre. Jean Clair, grand connaisseur français de Mušič, a mentionné que « très peu de peintres qui ont survécu cette expérience, avaient le courage, le pouvoir et le temps de la transmettre » (Clair, 2012, 29). Il fait remarquer l'influence d'Otto Dix et d'Oskar Kokoschka, dont Mušič a fait connaissance lors de ses études académique à Zagreb. Brejc ajoute encore Théodore Géricault et Francisco de Goya. Pourtant, il est sûr que Mušič « ne peint que d'après sa propre mémoire » (Brejc, 2012, 74). L'historien de l'art croate Igor Zidic, considère que c'est grâce à Tizian et à Rembrandt que Mušič a réussi à transformer les corps des tués en âmes des morts (Zidic, 2012, 34). Si l'on relie 22 Le roman Nekropola de Boris Pahor a été traduit en français sous le titre Pèlerin parmi les ombres (1990). 23 Toutes les citations sont traduites par nous, si ce n'est pas indiqué autrement. 128 VALENTINA HRIBAR SORCAN / LA MÉMOIRE PERSONNELLE ET COLLECTIVE DANS L'ART - LE CAS DE BOLTANSKI, KIEFER ET MUSIC toutes les influences sur le peintre, il s'ensuit qu'il ne faut pas négliger l'importance de la tradition, malgré la signification indispensable de sa propre expérience. Brejc rappelle la thèse d'Eric Hobsbawm selon laquelle nous nous soumettons à la tradition et la modifions en fonction des exigences du présent, nous l'inventons à peu près, c'est-à-dire qu'il ne s'agit pas d'une imitation, d'éclectisme, mais d'une lutte créative avec le passé (Brejc, 2012, 41). Nadja Zgonik estime que Music espérait en vain qu'une expérience en camp d'internement, semblable à celle vécue à Dachau, ne pourrait plus advenir (elle mentionne aussi les guerres du Vietnam et du Biafra) et que le titre de l'exposition, Nous ne sommes pas les derniers, prouve que Music s'est rendu compte du fait que la persécution, la violence et les meurtres sont devenus quelque chose de banal et d'universel (Zgonik, 2012, 132, 139). Le cas de la peinture de Music, comme celui de Boltanski et de Kiefer, confirme la théorie dynamique de la mémoire et de la tradition : les souvenirs et les faits de la tradition survivent tant que nous les revivons, mais les expériences au présent ne seront jamais identiques aux souvenirs du passé. Le système de mémoire n'est pas une pure reproduction d'événements et d'émotions passés, mais la construction, non pas la répétition, mais la récréation. M. Halbwachs a écrit à ce propos : « Si ce que nous voyons aujourd'hui vient prendre place dans le cadre de nos souvenirs anciens, inversement ces souvenirs s'adaptent à l'ensemble de nos perceptions actuelles. Tout se passe comme si nous confrontions plusieurs témoignages. C'est parce qu'ils s'accordent pour l'essentiel, malgré certaines divergences que nous pouvons reconstruire un ensemble de souvenirs de façon à le reconnaître » (Halbwachs, 1968, 1). On peut faire une analogie entre eux, mais rien de plus : il ne s'agit que d'un certain degré de ressemblance (et de différence) et non pas d'identification. L'art a le pouvoir de parvenir à une telle singularité que ses représentations peuvent nous servir de symboles. Ainsi, il est plus facile de comprendre le présent, de créer de nouveaux souvenirs et de nous rappeler les anciens. Grâce à l'art on est capable d'imaginer aussi des souvenirs dont on n'a pas fait sa propre expérience. Bibliographie Agamben, G., Image et mémoire, Paris 2004. Agamben, G., Homo sacer. III, Ce qui reste d'Auschwitz: l'archive et le témoin, Paris 1999. Agamben, G., Kar ostaja od Auschwitza, Ljubljana 2005. Berlin, I., Le Bois tordu de l'humanité: Romantisme, nationalisme, totalitarisme, Paris 1992. Berlin, I., Izvori romantike, Ljubljana 2012. 129 ARS & HUMANITAS / STUDIJE / STUDIES Biro, M., Barjac, l'œuvre d'art totale d'Anselm Kiefer, in : Anselm Kiefer (éd. 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Zupan, G., Zoran Mušič, in : Zoran Mušič : (1909-2005) : iz umetniške zbirke Ljubana, Milade in Vande Mušič : Narodni galeriji podarjena in posojena dela ( éd.. Krapež, M.), Ljubljana 2016, pp. 30-68. Source électronique: https://fr.wikipedia.org/wiki/Anselm_Kiefer [27. 10. 2018]. 131 ARS & HUMANITAS / ŠTUDIJE / STUDIES Valentina Hribar Sorčan Osebni in kolektivni spomin v umetnosti: Boltanski, Kiefer, Mušič Ključne besede: osebni spomin, kolektivni spomin, pričevanje, vojna, holokavst, umetnost, slikarstvo, estetika, Boltanski, Kiefer, Mušič Članek obravnava pomen in vlogo osebnega spomina za tvorjenje kolektivnega spomina - in obratno, kako se ti procesi kažejo skozi umetnost. Umetnost in znanost ugotavljata, da zmožnost osebnega spomina ni skladišče spominov, temveč dinamična funkcija, ki se nenehno spreminja. Če človek to sposobnost izgubi, se izgubi tudi kot oseba. Podobno bi lahko rekli za kolektivni spomin: neka skupnost ne more preživeti brez kolektivnega spomina na lastno preteklost. Antropologija spomina poudarja, da se osebni in kolektivni spomin kažeta tudi kot umetnost prikazovanja. Susan Sontag meni, da je lahko spomin le oseben. Kar imenujemo kolektivni spomin, ni spominjanje, ampak dogovarjanje o tem, kaj je v neki skupnosti vredno spomina. Članek prikaže, kako se z osebnim spominom najlaže približamo kolektivnemu spominu. Takšno je tudi sporočilo francoskega umetnika Christiana Boltanskega (roj. l. 1944). Njegove instalacije sugerirajo tragično usodo žrtev druge svetovne vojne, in sicer tako, da so na njih razstavljeni predmeti, ki vzbudijo empatijo do kolektivnih spominov na osebni ravni prek čustvenega spomina (nošena oblačila, stare fotografije in knjige itd.). Na drugi strani platna nemškega slikarja Anselma Kieferja (prav tako roj. l. 1944) spomine na drugo svetovno vojno obudijo na podlagi kolektivnih (germanskih) mitov in osebnih spominov na povojni čas. V zadnjem delu članka avtorica obravnava opus slovenskega slikarja Zorana Mušiča (1909-2005), zlasti serijo del Nismo poslednji (1970-1987), ki jih je umetnik ustvaril na podlagi svojih bolečih izkušenj v koncentracijskem taborišču Dachau. Članek se zaključi z razmislekom o simbolni vrednosti umetnosti, o tem, ali simbolno vrednotenje neke umetnine zmanjšuje njeno konkretno vrednost. 132 VALENTINA HRIBAR SORCAN / LA MÉMOIRE PERSONNELLE ET COLLECTIVE DANS L'ART - LE CAS DE BOLTANSKI, KIEFER ET MUSIC Valentina Hribar Sorcan La mémoire personnelle et collective dans l'art -le cas de Boltanski, Kiefer et Music Mots-clés : mémoire personnelle, mémoire collective, témoignage, guerre, holocauste, art, peinture, esthétique, Boltanski, Kiefer, Music Le présent article traite de la signification et du rôle de la mémoire personnelle dans la construction de la mémoire collective et vice versa, à travers l'art. L'art et la science constatent que notre système de mémoire n'est pas un dépôt de souvenirs, mais un processus dynamique, en changement perpétuel. L'homme transforme son histoire et modifie sans cesse ses jugements sur ses expériences. Sa personnalité ne survit pas à l'anéantissement éventuel de sa mémoire. Semblablement, une communauté ne pourrait pas survivre à l'amnésie ou à la suppression de sa mémoire collective. L'anthropologie de la mémoire souligne que la mémoire personnelle et la mémoire collective se manifestent comme un art de (se) représenter. D'après Susan Sontag, la mémoire (la photographie) n'est que personnelle, tandis que la mémoire collective ne serait que la tentative de trouver des cas dignes de rester dans la mémoire d'une communauté. La mémoire personnelle est la meilleure manière de s'approcher de la mémoire collective : c'est le message par lequel l'artiste français Christian Boltanski (né 1944) se fait connaître. Ses installations rappelant le destin tragique des victimes de la Seconde Guerre mondiale exposent des objets qui suscitent l'empathie envers des souvenirs collectifs par l'appel à la mémoire affective (vêtements usés, photographies anciennes, livres, etc.). De l'autre côté, les toiles d'Anselm Kiefer, peintre allemand (né 1944, lui aussi), évoquent la Seconde Guerre mondiale à partir de la mémoire collective (les grands récits germaniques) et à partir de ses sentiments personnels d'après la guerre. L'article aborde aussi les œuvres du peintre slovène Zoran Music (1909-2005), notamment à sa série d'œuvres intitulée Nous ne sommes pas les derniers (1970-1987), peinte à partir de ses expériences pénibles dans le camp d'internement Dachau. À la fin, l'article se consacre à la réflexion de la valeur symbolique de l'art, à la question si l'on diminue la valeur particulière d'une œuvre d'art par sa valorisation symbolique. 133 ARS & HUMANITAS / STUDIJE / STUDIES Valentina Hribar Sorcan Personal and Collective Memory in Art: Boltanski, Kiefer, Music Keywords: personal memory, collective memory, testimonials, war, holocaust, art, painting, aesthetics, Boltanski, Kiefer, Music The article deals with the meaning and the role that the personal memory plays in the creation of the collective memory, and vice versa, as shown through the processes at work in the artistic field. Both art and science have proven that the ability of having a personal memory does not stand for a memory storage, but rather a dynamic function that changes constantly. By losing this ability one loses oneself as a person. The same goes for the collective memory: a community cannot survive without its collective memory of its own past. The anthropology emphasises that both the personal and the collective memory also exist in the form of artistic imagery. Susan Sontag believes that the memory can be no other but personal. What we refer to as collective memory is not a memory at all, but mere agreement on what is worth memorising in a particular community. The article shows how to access collective memory via personal memory. Such is the message by a French artist Christian Boltanski (born 1944). His installations imply the tragic destiny of the World War II victims by showing objects that arouse our empathy towards collective memories on a very personal level such as clothes, old photographs and books, etc, although they were not artist's own property. On the other hand the paintings by Anselm Kiefer, a German painter (also born 1944), awake the memories of the World War II more directly. They are linked to the collective Germanic myths. Kiefer also expressed his personal memories of the post-war time. At the end of the article the author talks about the opus of the Slovene painter Zoran Music (1909-2005), especially the series called We are not the Last (1970-1987), which the artist created based on his personal painful experience of living at the Dachau concentration camp. The article ends with a deep reflection on the symbolic value of art itself and whether the symbolic evaluation of a masterpiece would diminish its particular value. 134