Filozofski vestnik | Volume XXXV | Number 2 | 2014 | 11-32 Bernard Baas* Ulysse en Baltique C'est un lieu commun de l'esthétique : le spectacle de la mer déchaînée, de la tempête jetant sur les flots le chaos et la mort sur les navires, est le spectacle sublime par excellence. Il aura fallu toute la subtilité critique du vieux Kant -« le grand Chinois de Kœnigsberg »', comme disait Nietzsche en référence non tant au catogan de l'illustre philosophe qu'à ce qui lui apparaissait comme un penchant aux chinoiseries métaphysiques - pour rendre compte de la logique secrète de cet étrange sentiment esthétique. C'est, en l'occurrence, la logique de ce que Kant appelait le « sublime dynamique » : que se présente à notre perception sensible le spectacle de la force irrésistible de la nature, tel « l'océan immense soulevé de fureur », et voilà que - « pourvu que nous nous trouvions en sécurité » - se découvre en nous « un pouvoir de résistance »2 supérieur à cette force, pouvoir suprasensible donc, qui n'est autre que celui de notre « destination »3, c'est-à-dire la liberté morale. C'est pourquoi, indépendamment de tout jugement téléologique, « il faut être capable » de contempler l'océan « uniquement à la manière des poètes », et, « y apercevant, lorsqu'il est agité, un abîme menaçant de tout engloutir, de le trouver cependant sublime »4. Suave mari magno... Les poètes, en effet, n'ont pas failli à cette manière de considérer le spectacle de l'océan furieux. Et pas seulement Lucrèce. Homère déjà mettait tout son talent à décrire les tempêtes qu'avait dû affronter Ulysse, à tel point que le texte même de l'Odyssée semble parfois obéir au rythme de la mer, tantôt déchaînant la fureur des dieux sur l'esquif du héros, tantôt le délaissant sur son navire étale. Et c'est aussi sur une tempête que s'ouvrira - en un autre temps et sur une autre mer - le premier grand « drame musical » de Wagner : 1 F. Nietzsche, Par delà le bien et le mal, § 210, traduction G. Bianquis, éd. Aubier, Paris, 1951, p. 245. 2 E. Kant, Critique de la faculté de juger (Ak. V, 261), traduction A. Renaut, éd. G.F., Paris, 1995, pp. 243-244. 3 Ibid. (Ak. V, 262), p. 244. 4 Ibid. (Ak. V, 270), p. 254 (traduction modifiée). * Honorary professor at the Première supérieure, Lycée Fustel de Coulanges, Strasbourg 11 BERNARD BAAS Der fliegende Holländer, Le Vaisseau fantôme. Il est vrai que Wagner, quittant Riga, après un bref séjour à Kœnigsberg, avait dû affronter réellement les fureurs de la mer baltique ; et - on le comprend - il ne s'y était guère senti en sécurité. Reste que, selon son propre témoignage, ce fut à cette occasion qu'il conçut le projet de cet opéra, dont Slavoj Zizek nous assure qu'il est « une variation sur le prototype grec d'Ulysse »5. Cette manière d'associer la figure du héros homérique aventureux à la forme la plus moderne de l'esthétique musicale se retrouve aussi, quoique dans une perspective toute différente, dans le célèbre essai d'Adorno, Ulysse, ou mythe et raison, inséré comme première « digression » (la seconde portant sur Sade) dans La Dialectique de la raison6. Sa remarque sur « la rencontre manquée d'Ulysse avec les Sirènes » qui serait à l'origine de ce que « tous les chants ont une blessure »7 peut bien faire penser à la complainte - la fameuse Klage - du héros wagnérien, notamment celle du Hollandais au premier acte de l'opéra8. Mais, avant cette remarque, il avait tenu à souligner que, dans cet épisode homérique, Ulysse, ligoté au mât, entend, certes, les chants des Sirènes, mais sans s'exposer à leur danger mortel, de sorte que, d'un côté, celles-ci perdent leur pouvoir pratique d'enchantement mortifère pour devenir « simple objet de la contemplation » esthétique, donc « art », et que, de l'autre, Ulysse se retrouve dans la position de l' « auditeur passif » qui « écoute un concert comme le feront plus tard les auditeurs dans la salle de concert »9. Sans doute aurait-on pu s'attendre S. Zizek, Variations Wagner, traduction Isabelle Vodoz, éd. Nous, Caen, 2010, p. 60. Cf. M. Horkheimer et Th. Adorno, La Dialectique de la raison, traduction Eliane Kaufholz, éd. Gallimard-TEL, Paris, 1974, pp. 58 sqq. Ibid., p. 73. Le texte se poursuit ainsi : « et la musique occidentale tout entière souffre de l'absurdité que représente le chant dans la civilisation, ce chant qui proclame néanmoins le pouvoir de tout art musical qui est d'émouvoir ». Cf. Le Vaisseau fantôme, acte I, scène 2 : « Le salut que je cherche sur terre, jamais je ne le trouverai !... Flots des océans, je vous reste fidèle, jusqu'au jour où se brisera et tarira votre dernière vague ! ... » (traduction G. Pucher, in L'Avant-scène opéra, n°30, Paris, 2010, p. 17). La Dialectique de la raison, op. cit. p. 50. Sur cette interprétation du mythe d'Ulysse, on lira avec intérêt le commentaire d'Anne Boissière (La Pensée musicale de Theodor W. Adorno -L'épique et le temps, éd. Beauchesne, Paris, 2011), qui réfère ce passage à la thèse plus générale d'Adorno : « Si seule la contemplation esthétique peut élever la musique à son statut d'art, le prix à payer est celui d'une [...] neutralisation de la spatialité biologique des corps » (p. 139) ; mais, du coup, la réintroduction de l'élément spatial-gestuel dans le drame wagnérien signifie que « la neutralisation du charme par les liens qui retiennent Ulysse n'a plus cours : la musique [re]devient pure magie captatrice » (p. 141). 6 8 9 ULYSSE EN BALTIQUE ici à quelques considérations sur la dimension sublime - au sens précisément kantien - de la « blessure » qui affecte le chant et la musique en général, ou sur l'étrangeté du « Chant des Sirènes » qui, comme le dira Blanchot, « faisait naître en celui qui l'entendait le soupçon de l'inhumanité de tout chant humain »10. Et pourtant, rien de tel dans le texte d'Adorno : tout son commentaire est focalisé sur la position "sociale" d'Ulysse en qui il voit, non le prototype du héros wa-gnérien, mais l'anticipation mythique de la bourgeoisie industrielle, la figure du « propriétaire foncier qui fait travailler les autres pour lui », ces « rameurs qui ne peuvent se parler [et qui] obéissent tous au même rythme, comme le travailleur moderne à l'usine, au cinéma »" — pour un peu, il faisait de ces pauvres rameurs des amateurs de jazz !...12 On ne s'étonnera donc pas que cette « digression » sur Ulysse soit suivie de celle qu'Adorno consacre à Kant et Sade (dans une perspective qui n'a pas grand chose à voir avec le Kant avec Sade de Lacan) : il s'agit, là encore, de rendre compte du projet moderne non seulement de domination de la nature par la raison, mais aussi de domination de soi par cette même rationalité, ainsi que l'atteste l'exigence à la fois kantienne et sadienne d'apathie et donc d'autonomie13 : c'est l'idéal du « sujet bourgeois libéré de toute tutelle »14. Mais cet idéal a son prix : le renoncement au bonheur. C'est ainsi qu'il faudrait comprendre le défi qu'Ulysse lance aux Sirènes : il s'expose au danger mortel de leur chant ; mais, ligoté au mât, il se prémunit et donc se prive de leur enchantement. Ainsi, « plus la tentation grandit, plus il fait resserrer ses liens, tout comme les bourgeois, par la suite, refusèrent le bonheur d'autant plus obstinément qu'il leur devenait plus aisément accessible à mesure que leur pouvoir augmentait »15. C'est en quoi 10 M. Blanchot, «Le Chant des Sirènes», in Le Livre à venir, éd. Gallimard-Idées, Paris, 1971, p. 10. 11 La Dialectique de la raison, op. cit., p. 52. 12 On sait qu'Adorno tenait le jazz pour une forme musicale pauvre et abrutissante, symptôme de l'industrie culturelle américaine ; cf. notamment ce jugement sans appel (cité par Ph. Lacoue-Labarthe, in « D'un "désart obscur", remarque sur Adorno et le jazz «, in L'Animal, n°19-20, 2008, p. 207) : « C'est précisément dans le domaine du rythme que le jazz n'a pas grand chose à offrir ». 13 On trouve un écho de cette thèse dans l'ouvrage de Bernard Doray (La Dignité - Les de-bouts de l'utopie, éd. La Dispute, Paris, 2006, p. 109) : « Ulysse et ses rameurs, le rationnel absolu kantien et le soumis sadien..., ces couples annoncent les deux acteurs du capitalisme industriel : le capital et le travail ». 14 La Dialectique de la raison, op. cit., p. 97. 15 ïbid., p. 50. 13 BERNARD BAAS la ruse d'Ulysse - sa fameuse mètis - est « le défi rationalisé »16, par lequel « la dignité de héros n'est acquise qu'au prix de l'humiliation subie par toutes les aspirations à un bonheur total, universel, sans partage »17. On l'aura compris : c'est Kant qui est ici directement visé, lui qui a en effet théorisé la subordination de l'inclination au bonheur à l'exigence de moralité que prescrit la loi rationnelle. Mais de là à le réduire à la fonction d'idéologue de la bourgeoisie triomphante, il y a tout de même un pas qu'on peut se garder de franchir. En revanche, on ne manquera pas de remarquer que cette façon de chercher dans le personnage mythique d'Ulysse une anticipation du sujet moral kantien n'est pas totalement étrangère à Kant lui-même, qui - en une seule occasion, il est vrai - s'est également prêté à filer la métaphore homérique pour évoquer cette autre tempête, la tempête de l'âme balancée entre sollicitations sensibles et impératif moral : « L'impératif catégorique du devoir fait résonner sa voix de fer entre les attraits de sirènes des excitants sensibles, ou aussi de ce qui menace et fait peur »18. 14 Sans doute peut-on entendre dans cette double métaphore vocale une manière de dramatiser les tiraillements de l'âme, au point d'en faire une scène lyrique sur laquelle s'affrontent la voix enjôleuse de la séduction et la voix métallique du commandement (du Commandeur ?), quelque chose comme un interminable duo d'opéra - interminable, parce qu'aucune des deux voix ne pourra jamais parvenir à étouffer l'autre -. Mais sans doute aussi ne faut-il pas surestimer cette dramatisation. En revanche, rien n'interdit d'en prendre prétexte pour considérer l'image qui nous fait voir le sujet moral sous les traits du héros attaché à son mât et exposé à l'enchantement des Sirènes. Non qu'on veuille par là reconduire la récupération de la figure d'Ulysse par les Pères de l'Eglise, qui en faisaient un emblème de la résistance à la tentation, le mât préfigurant la croix Ibid., p. 72. Ibid., p. 71. E. Kant, Opuspostumum, Liasse VII, 10 (Ak. XXII, 117), traduction F. Marty, éd. P.U.F., Paris, 1986, p. 170. Voici le texte original : « [...] wenn der categorische Pflichtimperativ seine eiserne Stimme zwischen allen syrenischen Anlockungen der Sinnenreitze oder auch Abschreckungen welche bedrohend sind erschallen läßt ». 16 17 18 ULYSSE EN BALTIQUE du Supplicié19. Il s'agirait plutôt de voir dans ce mât l'image de la loi morale, loi indéracinable, à laquelle le sujet ne peut s'arracher, alors même qu'il se décide de lui-même à s'offrir aux charmes des Sirènes. Autant dire que si la voix de la raison est, selon la fameuse formule de Kant, « insurcriable » [unuberschrei-bar]20, les voix des Sirènes sont, quant à elles, irrévocables. Ce n'est que pour celui qui s'expose à leur charme que prend sens la fonction législatrice du mât et des liens par lesquels le sujet y demeure attaché. Les compagnons d'Ulysse, ne pouvant entendre le chant des Sirènes, n'ont pas besoin de tels liens. Ils ne sont pas exposés à la séduction et donc pas davantage à l'impératif qui leur commanderait d'y résister. Le respect ne les concerne pas, parce qu'en tant qu' « effet [...] sur la sensibilité d'un être raisonnable, ce respect pour la loi présuppose cette sensibilité et donc la finitude », de sorte qu'il « ne peut être attribué [...] à un être libre de toute sensibilité, chez lequel cette dernière ne peut pas non plus faire obstacle à la raison pratique »21. Seul, donc, Ulysse est ici figure de la finitude. Partant, lui seul est capable de ce respect dont Kant explique qu'il requiert d'abord l'humiliation de soi22. Car si le mât de la loi est bien là, il ne suffit pas à contraindre ; il faut encore que le sujet se décide pour la loi, et cette résolution [Gesinnung] implique l'humiliation de soi : c'est pourquoi Ulysse, le vaillant capitaine, se fait ligoter au mât par ses subordonnés, leur réclame de resserrer les liens jusqu'à la douleur et leur intime de ne plus obéir à leur chef lorsqu'il les suppliera d'en être délivré. Ainsi humilié, Ulysse pourra s'exposer à la séduction des Sirènes et respecter la loi qui lui commande d'y résister. Tout le dispositif kantien est donc bien là : les voix des Sirènes comme « excitants sensibles », les mises en garde de Circée comme « ce qui menace et fait peur », le mât comme symbole de la loi, les liens qui rattachent à ce mât comme équivalent de l'impératif qui commande la soumission à la loi, et la désobéissance des matelots comme l'humiliation nécessaire au respect pour la loi. A quoi on ne se privera pas d'ajouter ce rapprochement qu'autorise la langue française : le signifiant "personne", comme le nom de ce sujet capable de moralité — c'est-à-dire aussi bien « die Person », comme l'explique Kant dans son développement Sur cette interprétation chrétienne de la figure d'Ulysse (notamment par saint Ambroise), cf. les précisions apportées par M. Dolar, in Une Voix et rien d'autre, éd. Nous, Caen, 2012, p. 264, note 9. E. Kant, Critique de la raison pratique (Ak. V, 35). Ibid.(Ak. V, 76), traduction J. P. Fussler, éd. G.F., Paris, 2003, p. 186 (traduction modifiée). Cf. ibid. (Ak. V, 74-75). 15 19 20 21 22 BERNARD BAAS sur « la personnalité », que le nom de « Personne » [Oudeis] que se donne Ulysse en réponse à la question de son identité. Ulysse en Baltique, donc... Et l'Odyssée comme allégorie de l'éthique — une Ethique à Télémaque ?... En tout cas, on ne saurait oublier que, sans aller jusqu'à l'audace de Schelling qui présentera son Système de l'idéalisme transcendantal comme « L'Odyssée de la conscience », Kant a tout de même conçu la possibilité et même la nécessité de construire une histoire transcendantale de la raison pratique et cela - explicitement - contre « l'érudition de géant, l'érudition de cyclope » de l'historien empirique auquel « manque un œil » : « l'œil de la vraie philosophie »23, l'œil supplémentaire qui donne le sens du relief et donc de la profondeur en offrant un « horizon » - un « but final » - au devenir de l'humanité. Ainsi, de même qu'Ulysse a réussi à vaincre le cyclope Polyphème (littéralement : "celui qui parle beaucoup", "le bavard"), de même le philosophe criti-ciste doit l'emporter sur "Polyhistor", le bavard érudit de la « polyhistoire »24... 16 Toutefois, entre Ulysse et le sujet kantien, reste une petite différence, mais essentielle. C'est qu'Ulysse ne rencontre pas les Sirènes par hasard. Bien qu'il ait été prévenu de la puissance de leur charme et donc aussi du danger de ce charme, il ne cherche pas à les éviter ; bien au contraire, il se porte résolument vers elles. Il se met en quelque sorte dans la situation, imaginée par Kant, de l'homme luxurieux auquel est proposé de satisfaire son inclination au prix d'être pendu au gibet qui l'attend à la sortie ; mais, n'étant pas rusé comme Ulysse, cet homme préférera certainement renoncer. C'est du moins ce dont semble persuadé Kant, bien incapable de seulement imaginer que son bonhomme puisse trouver dans la menace du supplice un mobile supplémentaire pour franchir le seuil de la maison où l'attend, comme il dit, « l'objet aimé ». Lacan ne manque pas d'ironiser : « Notre philosophe de Kœnigsberg, si sympathique personnage [...], ne semble pas du tout considérer que, dans des conditions suffisantes de ce que Freud appellerait Überschätzung, survalorisation de l'objet, et que je vais dès maintenant appeler sublimation de l'objet, [...] ce fran- 23 E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique (Ak. VII, 227), traduction A. Renaut, éd. G.F., Paris, 1993, p. 183. 24 E. Kant, Logique (Ak. IX, 46). ULYSSE EN BALTIQUE chissement soit concevable »25. C'est en ce point de son commentaire que Lacan introduit, à titre de modèle de « la sublimation excessive de l'objet », la figure de la Dame de l'amour courtois, en tant qu'elle occupe, dans la logique du désir, la place même de la Chose. Ce qui l'amène à cette fameuse définition : « la sublimation élève l'objet à la dignité de la Chose »26, formule dont une oreille translinguistique ne peut manquer d'entendre l'effet de Witz : la "Ding-ité" de la Chose, soit la choséité de la Chose. On l'aura compris : voilà qui fait de notre Ulysse une autre mais antique figure du sujet fasciné par la Chose. Encore faut-il y regarder de près. Car il serait facile de céder au schéma simpliste d'un Ulysse accroché au phallus de la loi pater-nelle-surmoïque (le mât) et exposé à la séduction de l'instance maternelle-cho-sique (les Sirènes) ; quelque chose comme un Ulysse gentiment œdipien. Mais ce serait là négliger que ce que vise Ulysse n'est pas quelque plaisir moralement répréhensible, mais quelque chose d'au-delà du plaisir : la jouissance, donc ; et la jouissance en tant que ce qui y fait obstacle n'est pas tant la loi que, justement, le plaisir. La leçon de Lacan est ici précieuse : « c'est le plaisir qui apporte à la jouissance ses limites »27. Le plaisir, Ulysse l'a connu dans la fréquentation de femmes comme Calypso ou Circé, qui ont usé de tous les stratagèmes du discours pour gagner ses faveurs. Mais c'est à un au-delà du plaisir que l'appellent les Sirènes, de cet appel auquel les matelots sont sourds, non simplement parce que la cire bouche leurs oreilles, mais parce que, n'étant pas des héros, leur désir demeure confiné au plaisir. Il faut ici remarquer que les Sirènes ne se manifestent que par des voix, des voix dont on ignore ce qu'elles chantent : de pures voix, des voix déliées de la parole, qui donc exercent - selon la juste formule de Paul-Laurent Assoun - une « séduction hors-langage »28, des voix hors-symbolique. Tout au plus font-elles percevoir ce que leur charme promet : le savoir de « tout ce qui arrive sur la terre »29 ; en un mot : l'omniscience. La jouissance promise réfère donc à un savoir que seul peut donner la voix hors-langage. En quoi cette jouissance est ici l'équi- 17 25 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L'Ethique de la psychanalyse, éd. Seuil, Paris, 1986, p. 130. 26 Ibid., p. 133. 27 J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient freudien », in Ecrits, éd. Seuil, Paris, 1966, p. 821. 28 P.-L. Assoun, Le Regard et la voix, éd. Anthropos, Paris, 2001, p. 75. 29 Homère, Odyssée, XII, 191. BERNARD BAAS valent du bonheur que Kant définit comme « un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état actuel et dans tout état qui pourrait être le mien à l'avenir » et dont il précise qu'aucun homme ne peut en formuler le principe, « car pour cela l'omniscience serait indispensable »v30. Le bonheur est jouissance -Kant l'a lui-même noté31 -, en tant qu'il est au-delà de ce qu'on peut en dire, donc hors-symbolique. C'est, dit-il, un « idéal de l'imagination »v32. Mais on peut aussi le qualifier d'idéal du réel, si l'on considère - comme Lacan l'a fait remarquer - que le réel est de l'ordre de la Chose, de la chose-en-soi [« Ding an sich »], laquelle est, pour Kant, l'Idée comme idéal de la raison pratique ; c'est l'Idée du souverain bien. Or, si « la vertu est le Bien suprême [...], elle n'est pas encore pour cela le bien complet et achevé [...] ; car, pour être ce bien, il est exigé que s'y ajoute le bonheur »". C'est donc à cet idéal du réel qu'appellent les Sirènes. En quoi on peut dire que - version kantienne - leur statut est analogiquement nouménal, ou - version lacanienne - qu'elles incarnent l'instance réelle-cho-sique. Incarner n'est d'ailleurs pas le mot juste, puisqu'elles ne sont que voix ; cette voix est la voix chosique, la voix comme objet a. Mais avec cette précision, on n'a pas encore suffisamment avancé. Car, s'il est acquis que cette voix chosique des Sirènes, cette voix de la séduction du réel, ne réfère pas aux simples attraits des plaisirs (autrement dit : si est bien ici en jeu une distinction entre désir et jouissance), il reste qu'elle semble encore inscrite dans un rapport d'opposition à la « voix de fer de l'impératif catégorique du devoir », cet impératif que Freud identifiait à l'instance surmoïque, au point d'en faire « l'héritier du complexe d'Œdipe w34. On ne serait donc pas vraiment sorti du schéma œdipien. Or c'est précisément cette identification de la loi morale et du Surmoi que conteste Alenka Zupancic, dans son livre sur L'Ethique du réel35. 18 !5 E. Kant, Fondation de la métaphysique des mœurs (Ak. IV, 418), traduction A. Renaut, éd. G.F., Paris, 1994, p. 94. Cf. Critique de la raison pratique (Ak. V, 117), op. cit., p. 240 : « Mais ne dispose-t-on pas d'un vocable qui ne désignerait pas une jouissance, comme le fait le mot bonheur, mais qui ... ». Fondation de la métaphysique des mœurs (Ak. IV, 418), op. cit., p. 94. Critique de la raison pratique (Ak. V, 110), op. cit., p. 231. S. Freud, « Le problème économique du masochisme », in Névrose, psychose et perversion, traduction J. Laplanche, éd. P.U.F., Paris, 1973, p. 295. A. Zupancic, L'Ethique du réel - Kant avec Lacan, éd. Nous, Caen, 2009. 30 31 32 33 34 35 ULYSSE EN BALTIQUE Tout l'intérêt de ce remarquable ouvrage est de montrer que l'enjeu de la Typique de la raison pure pratique consiste à dépasser ce qui peut apparaître comme un simple formalisme stérile de la loi morale, pour faire de la forme pure elle-même le mobile ou le ressort [Triebfeder] de l'action, donc pour opérer « la conversion de la forme en Trieb w36. La loi n'est alors plus ce qui s'impose au sujet comme une norme, mais elle est ce qui ouvre, dans le sujet, une sorte d'espace vide (vide de tout objet déterminé) que le sujet est appelé à combler par sa décision d'agir (sa résolution, sa « Gesinnung »), sans se laisser prédéterminer par l'objet lui-même. Parce que cette place vide peut être interprétée comme équivalent de la place vide de la Chose, l'éthique kantienne peut être pensée comme une « éthique du réel » (par opposition à « l'éthique du désir », encore soumise aux déterminants de la chaîne symbolique). Voilà pourquoi A. Zupancic semble fondée à distinguer entre la loi morale, qui est cette puissance a priori d'ouverture, et le Surmoi, qui n'est qu'une formation pathologique : « Si l'éthique était effectivement réductible à la logique du Surmoi, alors elle ne serait qu'un moyen très approprié pour toute idéologie cherchant à faire passer ses commandements pour des inclinations authentiques, spontanées et "honorables" du sujet w37. Et, à l'appui de sa démonstration, A. Zupancic convoque cette affirmation de Lacan : « Ce que le Surmoi exige n'a rien à faire avec ce dont nous serions en droit de faire la règle universelle de notre action, c'est le b-a ba de la vérité analytique w38. Pourtant, dans la première séance de ce Séminaire sur L'Ethique de la psychanalyse, Lacan parlait de « l'impératif du Surmoi, paradoxal et morbide w39 comme de « cette figure obscène et féroce sous laquelle l'instance morale se présente quand nous allons la chercher dans ses racines »40. Et, dans Kant avec Sade, il insistait sur l'exigence d'universalité qui est au principe non seulement de l'impératif catégorique de Kant mais aussi de l'impératif sadien ; se référant à l'exigence d'apathie et au principe de la forme de la loi, il déclarait, en effet, qu' « il faut évidemment reconnaître [à la maxime sadienne] le caractère d'une règle recevable comme universelle »41. 19 36 Ibid., p. 22. 37 Ibid., p. 75. 38 L'Ethique de la psychanalyse, op. cit., p. 358. 39 Ibid., p. 16. 40 Ibid., p. 15. 41 J. Lacan, « Kant avec Sade », in Ecrits, op. cit., p. 770. BERNARD BAAS Avant de résoudre ce qui peut apparaître ici comme une contradiction dans les affirmations de Lacan, il importe de préciser ce qu'est cette universalité que requiert l'impératif catégorique kantien. Il ne peut en aucun cas s'agir d'un contenu empirique universel - puisque, dans l'expérience on n'a jamais affaire qu'à du général et non de l'universel - ; il ne peut s'agir que de la forme de l'universalité, c'est-à-dire du principe rationnel a priori de la non-contradiction. Kant le dit explicitement : « La volonté est purement et simplement bonne [...], dont la maxime, si elle se transforme en loi universelle, ne peut jamais se contredire elle-même »42. Si Kant parle aussi de « loi universelle de la nature », ce n'est pas au sens du contenu que telle ou telle loi naturelle explicite comme rapport entre des phénomènes empiriques. Mais c'est seulement, dans sa forme logique (la forme même de la nécessité), que doit être ici considérée la loi naturelle, en tant qu'elle est le modèle - Kant dit : le « type » - de la loi rationnelle non contradictoire. L'universalité de la loi tient donc exclusivement au principe rationnel de non-contradiction43. Ainsi, ce que certains ont qualifié de "rigorisme" de la mo- Fondation de la métaphysique des mœurs (Ak. IV, 437), op. cit., p. 119. Sur ce point, A. Zupancic commet un regrettable contresens, puisqu'elle conçoit l'exigence d'universalité comme une généralisation empirique imaginaire. Ainsi affirme-t-elle que « la formulation du type nous invite à nous imaginer un monde dans lequel tous nos gestes auraient immédiatement le pouvoir de faire loi, c'est-à-dire un monde dans lequel chaque tromperie que je me permettrais deviendrait aussitôt la loi universelle du comportement humain ». Et elle ajoute : « Disons que l'action que je projette est celle d'insulter mon voisin. J'imagine la scène où j'insulte mon voisin et où je me rends compte qu'au même moment tout le monde est en train d'insulter ses voisins et de se faire insulter par eux. Je me demande alors si je pourrais vouloir d'un tel monde dont je ferai moi-même partie, et où tout le monde insulterait tout le monde. Ayant répondu non, je décide de ne pas insulter mon voisin » (op. cit., p. 59 [je souligne]). Voilà qui est tout de même assez naïf. Car - comme chacun sait - il y a au monde bien des voisins qui n'imaginent pas s'adresser les uns aux autres autrement que sur le mode de l'insulte™ ; de même qu'il ne manque pas de gens pour faire du mensonge et donc de la méfiance la règle empirique des comportements humains (ainsi que le disait cyniquement un homme politique français : « les promesses n'engagent que ceux qui y croient »). Le principe de l'impératif catégorique ne procède donc pas de l'imaginaire, mais exclusivement de la nécessité logique. Ce qu'on peut illustrer par les exemples qu'en donne Kant. En considération de mon intérêt personnel, je peux me proposer d'abuser de la confiance d'autrui par une fausse promesse ; mais il m'est impossible de vouloir que l'abus de confiance devienne une loi universelle sans m'exposer à la contradiction : en effet, si tout le monde se tenait pour autorisé à abuser de la confiance en la parole donnée, alors plus personne ne ferait confiance à personne ; il n'y aurait donc plus de confiance ; partant, il ne pourrait pas y avoir d'abus de confiance. Autrement dit : je ne peux abuser de la confiance qu'au-trui met en ma parole que sous condition de cette confiance, c'est-à-dire sous condition 20 ULYSSE EN BALTIQUE rale kantienne n'est autre que la rigueur de la raison même. Il est vrai que pour un lecteur qui chercherait dans cette philosophie un guide pratique - Freud dirait : une sorte de « Baedecker en remplacement du vieux catéchisme »44 -, il faudrait, en plus de la loi, une preuve empirique de son applicabilité, donc au moins un ("au-mois-un") exemple d'action dont on puisse certifier la pureté morale. Or Kant l'assure : on ne saurait produire un seul exemple d'action purement morale : « pas même le Saint de l'Evangile »45... C'est dire qu'il n'y a pas d'hommoinzun de la moralité, qui ferait exception à l'impossibilité d'être assuré d'agir moralement, de sorte qu'il ne peut y avoir que des semblants de moralité. Sauf à considérer que cet hommoinzun est le sujet lui-même dans le moment où la forme de la loi se redouble en mobile, en ressort [Triebfeder] de son action. Et en ce sens, on peut dire, avec A. Zupancic, que « le sujet n'est pas un agent de la loi, il n'est rien d'autre que la puissance de l'universel »46. On comprend donc qu'A. Zupancic tienne pour totalement hétérogènes la loi morale et le Surmoi. Mais comment comprendre que Lacan, lui, ait pu, dans la même année de son Séminaire, tout à la fois distinguer et assimiler l'exigence morale kantienne et l'instance surmoïque ? A condition de distinguer les perspectives, il n'y a là ni contradiction, ni incohérence. Lorsque Lacan parle de l'exigence d'universalité dans l'impératif sadien comme dans l'impératif kantien, il se place du point de vue du principe logique qui est commun à ces deux impératifs, et sans lequel on ne pourrait pas les rapprocher ; et, de ce point de vue, il est vrai que ce principe d'universalité est le fondement même de la morale — Lacan précise : « la morale reconnue depuis Kant pour une pratique inconditionnelle de la raison »47. En revanche, lorsqu'il affirme que la conscience morale n'est pas coextensive au Surmoi et que celui-ci n'est pas réductible à celle- de reconnaître pour universellement valable le devoir de tenir sa promesse. Je ne peux donc que me contredire moi-même en faisant une fausse promesse. De même pour le vol : je ne peux vouloir une loi universelle ordonnant le vol, car alors il n'y aurait plus de propriété, de sorte que le vol deviendrait impossible. Etc. Autant d'actions qui ne sont immorales que parce qu'elles procèdent de la contradiction. La moralité d'une action ne tient donc nullement à son contenu empirique, mais uniquement à la forme rationnelle de la non-contradiction. C'est cela, l'exigence d'universalité. 44 Cf. S. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, traduction M. Tort, éd. P.U.F., Paris, 1951, p. 12. 45 Fondation de la métaphysique des mœurs (Ak. IV, 408), op. cit., p. 80. 46 L'Ethique du réel - Kant avec Lacan, op. cit., p. 76. 47 « Kant avec Sade », in Ecrits, op. cit., p. 770. 21 BERNARD BAAS là, il se place du point de vue de la conceptualité psychanalytique. Et donc, de ce point de vue là, il est clair que Lacan - quoi qu'il en dise - se démarque de Freud qui identifiait le Surmoi, la conscience morale et l'impératif catégorique. Il faut en conclure que, pour Lacan, le Surmoi met en jeu autre chose que la seule contrainte morale. Reste à savoir quelle autre chose. Pour rétablir une certaine cohérence entre les différents propos de Lacan sur le Surmoi, il faut être attentif au motif de la voix. Car ce motif constitue ici une sorte de fil conducteur. En effet, même lorsqu'il arrive à Lacan de rapprocher le Surmoi et la conscience morale, il prend soin de souligner le rapport à la voix. Ainsi, dans la Remarque sur le rapport de Daniel Lagache, il fait observer que « le Surmoi en son intime impératif est bien "la voix de la conscience" en effet, c'est-à-dire une voix d'abord, et bien vocale, et sans plus d'autorité que d'être la grosse voix »48. Certes, dans cette occurrence, il s'agit d'une voix empirique, d'une voix phénoménale - on peut songer à la voix effectivement « bien vocale » du père ou du maître -. Mais Lacan l'illustre d'une manière tout à fait singulière : « la voix dont un texte au moins de la Bible nous dit qu'elle se fit entendre au peuple parqué autour du Sinaï, non sans que cet artifice y suggère qu'en son énonciation elle lui renvoyait sa propre rumeur, les Tables de la Loi n'en restant pas moins nécessaires à connaître son énoncé »49. On aura compris que ce que vise ici Lacan est la voix qui, exemplifiant la disjonction du sujet de l'énoncé et du sujet de l'énonciation, revient de l'Autre sur le sujet - en l'occurrence, le peuple rassemblé. C'est là la logique de la voix comme objet a. Dès lors, on comprend mieux pourquoi Lacan pouvait avancer cette affirmation : « Il ne saurait y avoir de conception analytique valable du Surmoi qui oublie que par sa phase la plus profonde la voix est une des formes de l'objet a »50. C'est en ce point que Lacan se démarque le plus nettement de la thèse freudienne qui rapportait le Surmoi à la censure et en faisait une instance symbolique. En effet, bien que Lacan ne se soit pas davantage expliqué sur ce point, cette déclaration implique un certain nouage du Surmoi avec le réel. Car si, d'une part, l'objet a est bien ce qui fait en quelque sorte interface entre le symbolique et le réel (c'est sa fonction d'objet chosique de faire à la fois relation et disjonction entre le désir et la Chose), et si, d'autre part, le Surmoi est ainsi 48 J. Lacan, « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », in Ecrits, op. cit., p. 684. 49 Ibid. 50 J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L'Angoisse, éd. Seuil, Paris, 2004, p. 342. 22 ULYSSE EN BALTIQUE associé de manière essentielle à cet objet a, alors ce Surmoi doit être en quelque façon indexé sur la catégorie du réel. Et, à ce titre, il engage la jouissance. Plus précisément : il est impératif de jouissance. Lacan le dira explicitement une dizaine d'année plus tard : « Rien ne force personne à jouir, sauf le Surmoi. Le Surmoi, c'est l'impératif de la jouissance » ; et Lacan explicite la formule de cet impératif : « Jouis ! »51. On peut s'autoriser des homophonies de la langue française pour ajouter ceci : à la voix impérative qui lui commande "jouis !", le sujet ne peut que répondre "j'ouis" (c'est-à-dire "j'écoute", "j'entends"). Et dans ce "j'ouis", on peut aussi entendre un "oui", qui dit la soumission à l'impératif, ou plutôt qui est lui-même l'acte de soumission à l'impératif. Dans Ulysse gramophone, Derrida s'arrête longuement sur le statut performatif du "oui"52 et il ne manque pas de jouer sur l'ambivalence de "oui" et "ouï" ; mais, curieusement, il ne rapporte pas cela au "oui" qu'Ulysse adresse implicitement aux Sirènes : un "oui, je veux vous entendre", un "oui, je veux vous ouïr". Il s'agit bien ici de vouloir plutôt que de désirer ; car comment Ulysse pourrait-il désirer ce qu'il ignore ? C'est dire que la soumission à l'impératif de jouissance doit être pensée non comme l'effet d'une attirance vers un objet empiriquement donné, mais comme une disposition structurelle ou transcendantale53. Du reste, Derrida parle de « l'adverbiali-té transcendantale »54 de ce "oui". Le sujet a toujours-déjà été disposé à prêter l'oreille, donc à obéir (du latin ob-audire) à la voix de l'impératif (impératif moral chez Kant, impératif surmoïque chez Lacan). Ajoutons toutefois cette précision : à dire vrai, la forme exacte du verbe français "ouïr" (dont l'étymologie est, comme pour "obéir", le verbe latin audire) est "j'ois" ; cette correction ne change toutefois rien à l'affaire, d'autant que ce signifiant consonne idéalement avec le substantif "joie", dont l'étymologie (gaudium, gaudere) est aussi celle du mot "jouissance". 23 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Encore, éd. Seuil, Paris, 1975, p. 10. J. Derrida, Ulysse gramophone - Deux mots pour Joyce, éd. Galilée, Paris, 1987, pp. 123-127. Structure transcendantale qu'on retrouve dans « l'appel de la conscience » chez Heidegger (cf. Sein & Zeit, § 56). Derrida ne manque pas de le souligner (cf. op. cit., p. 84). Ibid., p. 125. 51 52 53 54 BERNARD BAAS C'est dire que ce que Freud appelait « l'angoisse devant le Surmoi »55 n'est pas simplement la crainte œdipienne que manifeste le sentiment de culpabilité, ni même « l'angoisse devant la perte de l'amour »56 du père protecteur, mais bien plutôt l'angoisse devant la jouissance ou l'angoisse de la jouissance, voire l'angoisse comme jouissance. Voilà pourquoi le Surmoi doit être compris à la fois comme instance d'interdiction et de prescription de la jouissance. Sans doute est-ce là ce qui fait son statut « paradoxal », en tant qu'il est à la fois « obscène et féroce » : féroce, en effet, dans sa fonction censurante, interdictive, menaçante ; obscène dans sa fonction prescriptive, impérative. 24 Mais, du coup, se trouve par là ruiné le schéma œdipien qui faisait voir un Ulysse accroché au phallus de la loi paternelle-surmoïque et exposé à la séduction de l'instance maternelle-chosique. En effet, à suivre la leçon lacanienne, on voit que l'impératif surmoïque se déplace maintenant du mât aux Sirènes, plus exactement à la voix des Sirènes, à la voix-sirène, la voix chosique qui revient de l'Autre sur le sujet Ulysse pour faire entendre l'impératif « obscène et féroce », l'impératif paradoxal de jouissance. Le mât, quant à lui, n'est plus que la simple légalité kantienne, qui ne demande rien de plus que l'obéissance prudente aux normes : en se faisant attacher à ce mât, Ulysse se prémunit contre le danger que porte la séduction par la Chose. Le principe de sa ruse n'est pas tant de réussir à entendre la voix enchanteresse des Sirènes que d'échapper à leur charme : la mètis est ici simplement prudentielle. De la jouissance promise, Ulysse ne connaît que l'angoisse. Si jouissance il y a, elle est à situer sur l'autre pôle, du côté des Sirènes, c'est-à-dire du côté de la Chose. Dispositif strictement homologue à ce qu'A. Zupancic repère dans la solution kantienne de l'antinomie de la raison pratique : « Ça jouit, mais, comme le dit Kant lui-même, "à distance", in solcher Weite. Ça jouit très loin du sujet. Ça jouit du côté de la Chose (en soi) »57. 55 S. Freud, Malaise dans la civilisation, traduction Ch. et J. Odier, éd. P.U.F., Paris, 1971, pp. 84, 95 & passim. 56 Ibid., p. 81. 57 L'Ethique du réel - Kant avec Lacan, op. cit., p. 95. La formule citée se trouve dans la Critique de la raison pratique (Ak. V, 115) : « Si nous nous voyons contraints de chercher la possibilité du souverain Bien [...] tellement loin, à savoir dans la connexion avec un monde intelligible. » (op. cit., p. 237). ULYSSE EN BALTIQUE Mais de cette jouissance là, Ulysse se garde ; il ne tient finalement pas à la connaître. Pas plus que Leopold Bloom, dans l'Ulysse de Joyce, ne se laisse séduire par les sirènes de l'Ormond bar, Miss Douce et Miss Kennedy. Il est certes entré dans l'établissement, mais préfère se tenir à distance songeant à son amour pour Molly plutôt qu'aux enivrements que promettent les chansons dépravées dont les sirènes emplissent le bar et auxquelles, une fois libéré de leur envoûtement, il répond par sa propre musique intestinale : « Prrrouftrrprff »58. Bien sûr, on peut imaginer un autre scénario qui redonne à la mètis d'Ulysse son titre légendaire. C'est ce qu'a fait Kafka, dans un bref apologue intitulé Le Silence des Sirènes. Contrairement à la version homérique, Ulysse aurait été assez rusé pour se boucher lui aussi les oreilles, de sorte qu'il ne pouvait entendre les Sirènes. Mais il ignorait que celles-ci « possèdent une arme encore plus terrible que leur chant : leur silence »59, si bien qu'en croyant se prémunir contre leur chant, il fut préservé d'avoir à entendre le silence mortifère. Mais, ajoute Kafka, il est aussi possible qu'Ulysse ait bien remarqué le silence des Sirènes et qu'il ait ainsi redoublé de rouerie pour s'en protéger. Comme le dit justement Mladen Dolar, Ulysse se révèle alors « plus malin que les Sirènes en faisant semblant de ne pas entendre qu'il n'y a en fait rien à entendre »60. C'est aussi le commentaire d'Agamben : « De même que, dans l'apologue sur la loi, celle-ci est infranchissable précisément parce qu'elle ne prescrit rien, l'arme la plus redoutable des Sirènes n'est pas leur chant, mais leur silence. L'intelligence presque surhumaine d'Ulysse fut précisément de s'apercevoir que les Sirènes se taisaient et de leur opposer "seulement en guise de bouclier" sa comédie, exactement comme le paysan devant le gardien de la loi »61. Mais la formulation de Dolar lui permet de mieux encore contracter le statut de la ruse d'Ulysse, « qui parvient à répondre à un faux-semblant par un autre »62. C'est dire qu'on ne sort pas du semblant. Devrait-on en conclure que la voix de la loi rationnelle, la voix du devoir, la voix qui ne prescrit aucun contenu normatif mais seulement la forme vide de la non-contradiction, ne serait elle-même qu'un semblant auquel on ne peut répondre que par le semblant des actions seulement conformes au 25 58 J. Joyce, Ulysse, traduction sous la direction de J. Aubert, éd. Gallimard, Paris, 2004, p. 363. 59 F. Kafka, Le Silence des Sirènes, in Récits posthumes et fragments, traduction C. Billmann, éd. Babel-Acte Sud, Arles, 2008, p. 238. 60 M. Dolar, Une Voix et rien d'autre, op. cit., p. 212. 61 G. Agamben, Homo Sacer I, traduction M. Raiola, éd. Seuil, Paris, 1997, p. 68. 62 M. Dolar, Une Voix et rien d'autre, op. cit., p. 213. BERNARD BAAS devoir, parce que toujours motivées par quelque aiguillon "pathologique" ?... Echec, alors, d'Ulysse qui n'aura rien entendu - et pour cause - du chant des Sirènes ; échec des Sirènes qui n'auront pas réussi à le séduire. ; échec du sujet qui ne peut s'élever à hauteur de moralité ; échec de la loi qui ne peut obtenir la stricte obéissance. De fait, si l'on s'en tient à la version homérique, la ruse d'Ulysse est bien un procédé simplement prudentiel. De la voix des Sirènes, il n'aura finalement entendu que la mise en garde, sans accéder à la jouissance promise, tout comme le sujet kantien est appelé au respect de la loi morale ("respect" se dit en allemand Achtung, qui signifie aussi "la mise en garde"), sans pour autant jouir de la conciliation du bonheur et de la vertu. La jouissance demeure « à distance ». Ulysse ne s'abîme pas dans les délices de l'enchantement ; il reste attaché au mât. Lacan précise : « il faut qu'il reste attaché au mât, dans lequel vous ne pouvez pas ne pas reconnaître le phallus »63. Le contexte de cette citation fait comprendre que, malgré ce que lui « serine » son expérience (Lacan joue de la parenté étymologique des signifiants "seriner" et "sirène"), le tout-venant des psychanalystes, « entendant tout de travers le chant des Sirènes » qui pourtant lui parle du non-rapport sexuel et de la jouissance Autre, reste irrémédiablement attaché au mât de la jouissance phallique. La jouissance que promettent les Sirènes, et dont Ulysse se garde, est l'autre jouissance, la jouissance féminine. De cette jouissance-là Ulysse ne saura rien, alors même que lui était promis le savoir de toutes choses. 26 Mais faut-il le déplorer ? La structure du parlêtre implique le savoir inconscient qui tout à la fois porte et retient la jouissance, savoir dont il serait absurde d'imaginer qu'il puisse se révéler dans une complète parousie. Mieux vaut prendre le parti de la « docte ignorance »64 ; question de lucidité, peut-être aussi de prudence. Et c'est à peine forcer l'analogie que d'évoquer ici la remarque de Kant sur la « nature marâtre »65 qui a bien fait de borner notre connaissance, sans quoi nos actions seraient mécaniquement et immédiatement (donc sans la médiation de la « résolution ») conformes à la loi — nature en apparence peut-être 63 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XIX, ... ou pire, éd. Seuil, Paris, 2011, p. 18. 64 J. Lacan, Je parle aux murs (Entretiens de la Chapelle Sainte-Anne), Paris, éd. Seuil, 2011, pp. 11 sqq. Cf. aussi « Variantes de la cure type », in Ecrits, op. cit., p. 362; et la « Note italienne », in Autres écrits, éd. Seuil, Paris, 2001, p. 309. 65 Critique de la raison pratique (Ak. V, 146), op. cit., p. 277. ULYSSE EN BALTIQUE marâtre, mais finalement « digne de vénération », puisque sa « sagesse impénétrable »66 nous a préservés de l'omniscience, laquelle, parce qu'elle porte en elle la ruine de la moralité, mériterait bien d'être qualifiée de mauvais savoir. On ne saurait pourtant dire qu'Ulysse a bien fait de se prémunir contre l'omniscience promise par les Sirènes. Car ce n'est pas lui, mais elles qui lui refusent ce savoir (de même que ce n'est pas le sujet moral qui se refuse à l'omniscience, mais la « nature » qui a eu la sagesse de l'en priver). En quoi ces Sirènes sont peut-être - il n'est pas interdit de s'amuser un peu - figures de la femme dont parle Kant : « La femme doit être supérieure à l'homme par son don naturel à se rendre maîtresse de l'inclination que l'homme éprouve envers elle » ; et il ajoute : « la femme ne trahit pas son secret »67... Sacré Kant ! Il ne pensait pas si bien dire. A partir de tout ce qui précède, on comprend que Slavoj Zizek ait pu affirmer que « la rencontre d'Ulysse avec les Sirènes est le récit paradigmatique de la défense contre la jouissance excessive »68. Mais on comprend moins qu'il se soit risqué à faire du Vaisseau fantôme de Wagner une « variation sur le prototype grec d'Ulysse »69. Certes, on peut admettre que le personnage fantomatique du Hollandais, « l'authentique héros wagnérien, condamné à l'existence "non-morte" de l'éternelle souffrance »^ - à « la vie éternelle non-morte >»* -, puisse être perçu comme une sorte de héros de la pulsion de mort et de l'errance "entredeux-morts" ; de même la figure rédemptrice de Senta, véritable emblème du "sacrifice de la cause perdue". Mais ce sont là, justement, des raisons suffisantes pour ne pas confondre Ulysse et le Hollandais. Car, si dans l'Odyssée, ce sont bien les Sirènes qui exercent la fascination de la Chose sur Ulysse, en revanche, dans le drame wagnérien, c'est le Hollandais qui exerce cette fascination sur Senta. De sorte que le parallèle entre les deux drames doit être renversé : ce que 27 66 ¡bid. (Ak. V, 148), op. cit., p. 278. 67 Anthropologie du point de vue pragmatique (Ak. VII, 303-304), op. cit., p. 285. 68 S. Zizek, Le sujet qui fâche, traduction S. Kouvélakis, éd. Flammarion, Paris, 2007, p. 391. 69 Cf. supra, note 5. 70 S. Zizek, La seconde mort de l'opéra, traduction G. Brzustowski, éd. Circé, Belval, 2006, pp. 13-14. 71 Le sujet qui fâche, op. cit., p. 393. BERNARD BAAS 28 les Sirènes sont pour Ulysse, le Hollandais l'est pour Senta. A cette différence près - mais essentielle - que, ignorant toute prudence, Senta s'abandonne à la fascination de la Chose. Parce qu'elle renonce à l'amour de son tourtereau et affirme souverainement sa volonté pure de s'abandonner à ce fantôme auquel elle se sent avoir été toujours déjà destinée, sa décision, sa « résolution », ne procède d'aucun désir pathologique, mais seulement de cette volonté pure : « Ich muss, ich muss w72. Pour autant, Senta n'est pas une figure de ce qu'A. Zu-pancic vise par « l'éthique du réel » ; elle est, comme Antigone, dans « l'éthique du désir », laquelle « implique un acte final qui rend visible l'infini du désir qui le soutient »3. C'est la logique de ce que Lacan appelait, à propos d'Antigone justement, « le narcissisme suprême de la cause perdue >»4. A tout prendre, la version originale de la légende du Fliegende Holländer, rapportée par Heine, moins kitsch que la version wagnérienne qu'elle a pourtant inspirée, est plus instructive75. Heine n'ignore pas le sort du Hollandais, « le juif errant des océans », perdu dans l'espace de l'entre-deux-morts (« la vie le rejette, tandis que la mort le refuse »). Mais son génie lui fait placer le récit dans la bouche du narrateur - Monsieur de Schnabelewopski - qui rapporte ironiquement le spectacle théâtral auquel il avait assisté. Au moment où « Madame la Hollandaise volante » (sic) jure de rester « fidèle jusqu'à la mort », le narrateur entendit « un rire qui ne venait pas d'en bas, de l'enfer, mais bien d'en haut, du paradis ». C'était « une merveilleuse Eve » séduisante et même fascinante. Se portant à sa hauteur, le narrateur perçut sur un coin de ses lèvres, « quelque chose comme la fine queue d'un lézard qui s'esquive », signe qui « n'annonce ni le bien ni le mal, mais simplement un mauvais savoir [ein schlimmes Wissen], [...] un sourire qui fut empoisonné par le fruit de la connaissance dont la bouche avait joui ». Et le narrateur de sentir « sur ses propres lèvres [...] un désir frémissant de baiser ces lèvres-là ». Retour au spectacle, à l'instant du sacrifice de « Madame la Hollandaise volante ». Heine conclut : « La morale de la pièce est, pour les femmes, qu'elle doivent bien prendre garde à ne pas épouser de Hol- 72 Le Vaisseau fantôme, acte III, scène 2, op. cit., p. 57. 73 L'Ethique du réel - Kant avec Lacan, op. cit., p. 92. 74 « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient freudien », in Ecrits, op. cit., p. 826. 75 H. Heine, Mémoires de Monsieur de Schnabelewopski, extraits du tome 1 du Salon, traduction J.-P. Krop, in L'Avant-scène opéra, n°30, Paris, 2010, pp. 66-67 (pour toutes les citations suivantes). ULYSSE EN BALTIQUE landais volant ; tandis que nous autres hommes apprenons de cette pièce que, dans le meilleur des cas, nous nous perdons par les femmes ». Manière ironique de signifier que, comme Ulysse, les hommes devraient être assez prudents pour ne pas se laisser tenter par le « mauvais savoir ». Prudence, donc, d'Ulysse, qui met en œuvre toute sa ruse pour se préserver du piège que lui tendent les Sirènes. C'est que, à l'inverse du Hollandais qui crie sa « vaine espérance » et se destine à l' « éternel tourment »76, Ulysse n'oublie pas la terre d'Ithaque où l'attend sa fidèle Pénélope (laquelle n'est pas Senta, même si l'une et l'autre passent le temps de l'attente à jouer les Gretchen am Spinnrade, tout en écoutant les prières de leurs vains prétendants). Si la voix des Sirènes l'appelle à la jouissance de l'origine immémoriale et perdue, jouissance d'avant la loi qu'instaure la castration symbolique, lui-même n'aspire qu'à retrouver la couche de sa bien-aimée, cette couche en laquelle Adorno ne pouvait s'empêcher de voir « le symbole de l'unité du sexe et de la propriété »77, mais dont Lacan -plus judicieusement - faisait une exception lorsqu'il affirmait que l'impossibilité du rapport sexuel « laisse un sérieux doute sur le sujet de la chambre à coucher, mise à part celle d'Ulysse où le lit est un tronc enraciné dans le sol »78. C'est même à ce signe qu'Ulysse se fera finalement reconnaître de Pénélope. Car pour une reconnaissance spontanée, immédiate, il n'y aura eu que son chien, Argos, qui l'avait sagement attendu (plus sage, en effet, que le chien de Wagner, le fameux Robber, dont la maladresse avait forcé son maître à s'embarquer avec lui sur la Baltique). Il fallait donc bien résister aux Sirènes pour retrouver Pénélope. Happy end. Ulysse n'est pas la figure grecque du juif errant. Tout au plus la figure héroïque de l'amour conjugal. Car de son rapport à Pénélope, on peut dire ce que Lacan disait du rapport de Freud à son épouse : « uxorieux >»". Peut-être aussi ce qu'il disait du rapport de Joyce à Nora : « Pour Joyce, il n'y a qu'une femme » ; et, évoquant, une fois de plus, l'apologue kantien du gant retourné (dans lequel le bouton se retrouve à l'intérieur - on a compris : le clitoris -), Lacan précise : 29 76 Le Vaisseau fantôme, acte I, scène 2, op. cit., pp. 17-18. 77 La Dialectique de la raison, op. cit., p. 86. 78 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XIV, La Logique du fantasme (inédit), leçon du 21 juin 1967. 79 Le Séminaire, Livre VII, L'Ethique de la psychanalyse, op. cit., p. 214. Le terme se calque sur l'adjectif anglais uxorious (dérivé du latin uxor : l'épouse), utilisé par Jones dans sa biographie de Freud. BERNARD BAAS « Non seulement il faut qu'elle lui aille comme un gant, mais il faut qu'elle le serre comme un gant. Elle ne sert absolument à rien »80. A quoi donc Pénélope aura-t-elle servi à Ulysse, si ce n'est à fournir le terme heureux à son Odyssée ? Même chose pour la relation d'Ulysse-Bloom à Molly ? Peut-être. Toujours est-il que ces heureux couples ne semblent pas contredire cette étonnante affirmation de Kant (on se demande bien d'où il a pu prendre cette leçon...) : « L'homme ne cherche à susciter dans le mariage que l'inclination de sa femme, tandis que la femme recherche celle de tous les hommes »81. La femme certes « pas-toute » ; mais pas-toute pour tous. 30 Voilà qui nous ramène au silence des Sirènes qui, comme la femme dont parle Kant, ne trahissent pas leur secret. Dans un essai sur The Sirens and Feminine Jouissance, Renata Salecl fait observer avec raison que la correction du mythe homérique par Kafka fournit la vérité de la version standard. Dans l'apologue de Kafka, les Sirènes voient passer Ulysse et, renonçant à le séduire, elles s'appliquent à conserver « le plus longtemps possible le reflet de [ses] deux grands yeux »82 ; mais, parce qu'elles n'avaient pas conscience des choses, elles survécurent à leur échec. La scène met donc en présence deux subjectivités : d'un côté, Ulysse qui, parce que tout son stratagème procède du désir masculin fantasmatique et de la loi de la castration symbolique, traverse l'épreuve de la rencontre de manière suffisamment lucide pour en faire le récit circonstancié - tout au moins dans la mesure de ce qu'il peut en dire - ; de l'autre, les Sirènes, figures de « la subjectivité féminine invisible mais persistante »83 qui rejette la castration symbolique et se conserve, à son insu, hors la loi. C'est ce que Zizek appelle « la subjectivation de la pulsion », à propos de laquelle il précise : « quand le sujet se voit comme la Chose redoutable, cette autre subjectivation est signalée par un silence qui s'installe soudain [...]. La subjectivation de la pulsion est ce 80 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, Le Sinthome, éd. Seuil, Paris, 2005, p. 84. 81 Anthropologie du point de vue pragmatique (Ak. VII, 307), op. cit., p. 290. 82 Le Silence des Sirènes, op. cit., p. 239. 83 R. Salecl, « The Sirens and Feminine Jouissance », article consulté sur le web (la citation est la dernière phrase du texte). Cet essai a été publié dans l'ouvrage collectif (sous la direction de S. Zizek), Cogito and the Unconscious, Duke University Press Books, 1998. ULYSSE EN BALTIQUE retrait même, cet éloignement à l'égard de la Chose que je suis moi-même, cette prise de conscience du fait que le Monstre là-bas, c'est moi »84. "Prise de conscience" est peut-être beaucoup dire. Car dans cet éloignement, il ne peut s'agir que d'une sorte d'aperception implicite et confuse, parente de l'Unheimlichkeit - ce qui n'est pas sans rapport avec le sublime -, une aper-ception transcendantale ou "quasi-transcendantale" (comme aurait dit Derri-da), qui suspend le sujet du désir et le renvoie à cet autre sujet qu'il aurait été dans un temps immémorial, sa part a priori qu'il porte et a toujours porté en lui comme l'écho lointain de cet immémorial. Mais quel est ce « moi » que je suis « là-bas » ? Ou plutôt : qui est-il ? On connaît la réponse d'Ulysse : « Personne ». Lacan précise : « Il n'est en tout cas personne à ce que s'y trompe une fate polyphèmie »85 — formule merveilleuse qui joue sur les signifiants de la "polysémie" et du nom de Polyphème, le géant bavard infatué de sa force, mais qui fait signe aussi vers l'ambiguïté de la réponse. Cette ambiguïté, Lacoue-La-barthe l'a rigoureusement soulignée : « La réponse d'Ulysse est parfaitement énigmatique : a-t-on remarqué que lorsqu'Ulysse répond "Personne" (en grec : outis ou bien oudeis), c'est son propre nom (Odysseys) qu'il déforme à peine ? La ruse [...] comporte le risque, au défaut (ou au plus juste) de la prononciation, de l'aveu du vrai nom »86. Adorno avait certes déjà remarqué qu'en se dénommant "Personne", Ulysse « sauve sa vie en se faisant disparaître »87 ; mais on ne saurait suivre sa leçon, lorsqu'il laisse entendre qu'Ulysse, une fois délivré de la grotte du cyclope et « révélant son véritable nom, réussit à restaurer sa propre identité »88. Car il n'y a justement pas de "propre" ; il n'y a que « le monstre là-bas », il n'y a que la Chose qui jouit « à distance ». Il faut, en effet, revenir sur la formule par laquelle Alenka Zupancic rend compte de la solution kantienne de l'antinomie de la raison pratique : « Ça jouit, mais, comme le dit Kant lui-même, "à distance", in solcher Weite. Ça jouit très loin du sujet. Ça jouit du côté de la Chose (en soi) ». Car cet éloignement ouvre sur une énigme : si le "ça" qui jouit n'est pas le sujet requis par l'impératif, quel peut donc être le sujet de cette jouissance promise et inappropriable ? 84 Le sujet qui fâche, op. cit., p. 413. 85 J. Lacan, « Radiophonie », in Autres écrits, op. cit., p. 414. 86 Ph. Lacoue-Labarthe, La Réponse d'Ulysse, éd. Lignes-Imec, Paris, 2012, p. 9. 87 La Dialectique de la raison, op. cit., p. 74. 88 Ibid., pp. 80-81. 31 BERNARD BAAS Qui « ça » ? La « personne », die Person ?... — éclats de rire à l'étage... Ulysse, Ulixes ?... — pas même ; « il n'est plus du tout dans le coup », comme dit Kafka89. Alors, qui « ça » ? Odysseys, Oudeis... Personne. ? Prrrouftrrprff ... 32 89 Le Silence des Sirènes, op. cit., p. 238. Abstracts | Povzetki Bernard Baas Ulysses in the Baltic Key words: Ulysses, Kant, Zupancic, moral law, jouissance, knowledge Is Ulysses, tied to the mast of his boat and resisting the song of the Sirens, an allegorical figure of the Kantian subject required by the moral imperative if he is to resist the temptations of sensitivity? Kant himself suggested the analogy. But we can also see in this Homerian episode "the paradigmatic narrative of a defence against the excessive jouissance". The question to be asked then is that of knowing what is the subject of this jouissance, and what jouissance precisely. The confrontation with the Flying Dutchman, the hero of the Wagnerian drama, can open up the possibility to answer this question, which is, as shown by Alenka Zupancic, also the Kantian question. Bernard Baas Odisej na Baltiku Ključne besede: Odisej, Kant, Zupančič, moralni zakon, užitek, vednost Ali je Odisej, privezan na jambor svoje ladje, zato da bi se uprl petju Siren, alegorični lik kantovskega subjekta, kot ga zahteva moralni imperativ, tistega subjekta namreč, ki naj bi se uprl skušnjavam čutnosti? Sam Kant je že namigoval na to analogijo. Toda v homerski epizodi bi lahko videli tudi paradigmatsko pripoved o obrambi pred čezmernim užitkom. Ugotoviti je treba še, kdo je subjekt tega užitka in za kateri užitek gre. Soočenje z letečim Holandcem, junakom wagnerjevske drame, omogoča odgovor na to vprašanje, ki je, kot je pokazala Alenka Zupančič, kantovsko vprašanje. Tania Espinoza The Ethics of Psychoanalysis Encore, Beyond the Limits of Speculative Reason Key words: feminine jouissance, the antinomy of pure reason, formulas of sexuation, ethics, Immanuel Kant, Jacques Lacan, Mary Jane Sherfey, Joan Copjec The essay reads Jacques Lacan's Seminar XX, Encore as a transcendental reflection on feminine sexuality that confronts the scepticism of the biology of sex with the dogmatism of idealised femininity, leaving the realm of the 'beyond experience' of the Kantian noumenon, or the 'beyond the phallus' of the Lacanian feminine jouissance as an ethical