Razprave in gradivo, Ljubljana, March 1986, No.18 Guy Héraud UDC 323.15(4):800.8 University of Pau France LE RAPPORT DE “PEUPLE" A "LANGUE", A L'EXEMPLE DE L'EUROPE* Le concept de "peuple" et celui de "langue" sont dans un rapport ambigu. En fait, les Etats se veulent tous plus ou moins porteurs d'un message de culture spécifique, et celui-ci est le plus souvent en rapport avec une langue particulière. Exemple: la France ne propose pas juridiquement d'elle-même une définition linguistique; il n'y a même dans sa Constitution - à la différence de beaucoup d'autres - aucune stipulation concernant la langue. Cependant la France (gouvernment, administration, population) est tellement consciente d'être le berceau, le sanctuaire, le centre de rayonnement de la langue et de la culture françaises qu'elle en oublie que d'autres Etats (Belgique, Suisse), en sont, à leur echelle plus modeste, mais à titre originaire eux-aussi, les foyers et les supports. Ainsi, la France réelle, "sociologique," fait étroitement corps avec le fragcais. À partir de cet exemple, on comprendra qu'une enquête s'impose sur la situation des autres Etats. Pour la mener à bien, on se restreindra à l'Europe, où règnent, à travers une grande diversité d'ethnies, des situations comparables d'histoire, de degré de développement, d'homogénéité raciale, de religion, etc. De manière générale, ce qui caractérise l'Europe par rapport au reste du monde, c'est l'absence de clivage racial et la dégénérescence du critère religieux, celui-ci ne jouant qu'un rôle finité et mineur, à l'exception bien connue de l'Irlande du Nord. Une vue synthétique sur les Etats européens permet de dresser la typologie suivante: Etats qui se veulent linguistiquement homogènes (1) Etats unilingues: Islande, Portugal. (2) Etats volontairement unilingues mais effectivement plurilingues (plurilingues par juxtaposition): Grèce, France, Suède.” Par Etats “plurilingues par juxtaposition" nous entendons les Etats ou chaque langue a son territoire propre. Le “plurilinguisme" de l'Etat résulte de ce qu'il est constitué de plusieurs aires linguistiques différentes. Il est vrai que, par l'assimilation des minorités, la langue de l'Etat est également parlée dans leurs zones traditionnelles respectives, de telle sorte qu'au "plurilinguisme par juxtaposition" s'ajoute, dans ces Etats, à l'heure actuelle, un "plurilinguisme par superposition." * Original: French 253 Razprave in gradivo, Ljubljana, March 1986, No.18 (3) Etats plurilingues “par superposition": Irlande, Malte, Luxembourg. Dans le pluralisme "par superposition," deux ou plusieurs langues sont parlées dans tout l'étendue du territoire; chacune d'elles n'a pas une aire déterminée particulière mais est pratiquée dans tout l'Etat. Le pluralisme par superposition revêt lui-même deux formes: (a) ow bien les deux ethnies cohabitent dans toute l'étendue du territoire considéré: tel était le cas de Chypre avant la partition. Cette situation est surtout répandue dans des aires territoriales qui ne sont pas étatiques, mais intérieures à certains Etats. Dans les Etats bilingues (ou plurilingues) par juxtaposition, il ‘est rare en effet qu'une ethnie n'empiète pas sur l'autre (et vice-versa), ce qui engendre des parties de territoire bilingues par superposition. Tel est le cas de presque toutes les minorités, reconnues ou pas, (reconnues: le Tyrol du Sud, le Val d'Aoste, les peuples d'Espagne dans les Communautés autonomes, etc; non-reconnues: France). Les aires territoriales de ces minorités font en effet l'objet d'une immigration de sujets appartenant au peuple dominant. Citons comme exemples typiques: Bruxelles (les 19 communes formant l'arrondissement de Bruxelles- Capitale et la Région bruxelloise), ville autrefois purement flamande, devenue française à 80%; Bienne, en Suisse, ville autrefois alémanique, devenue romande (= francophone) au tiers; Tyrol du Sud, allemand à 97% en 1918, aux 2/3 aujourd'hui. (b) ou bien le territoire est peuplé d'une seule et même ethnie dont les membres pratiquent deux, voire trois idiomes. Tel est précisément le cas de l'Irlande, de Malte et celui du Luxembourg. En République d'Irande, l'irlandais, ou gaélique, est langue nationale et officielle, partageant avec l'anglais cette seconde qualité: la langue d'usage est l'anglais sauf en sept parties du territoire (surtout à l'ouest), ou le gaélique est pratiqué par environ 40,000 personnes. À Malte, la Constitution (art. 5, alinea 1) fait du maltais (dérivé de l'arabe, mais écrit en caractères latins) la langue nationale unique et l'une des deux langues officielles, à parité avec l'anglais; la situation ressemble à celle de l'Irlande, à ceci près que la population maltaise tout entière pratique le maltais, sa langue ethnique; en outre, la Constitution prévoit l'introduction par le Parlement, aux 2/3, d'autres langues officielles (on a dû songer à l'italien, aboli en 1934, et à l'arabe): mais cette possibilité n'a pas été utilisée. Au Luxembourg, une loi du 24 février 1984 érige le luxembourgeois (dialecte culturel allemand) en "langue nationale," cependant que le français est la langue des traitées et des lois, le luxembourgeois et l'allemand (avec le français d'ailleurs) les langues de l'administration et de la justice. Avant la guerre, le Grand-Duché avait deux langues officielles: l'allemand et le français. Tout Luxembourgeois apprend et pratique les trois idiomes, le luxembourgeois étant de loin le plus employé dans la vie courante. Le Luxembourg est un cas typique de triglossie,° chaque parler ayant sa place spécifique dans la vie des habitants et le fonctionnement des institutions. 254 Razprave in gradivo, Ljubljana, March 1986, No.18 Etats qui se veulent plurilingues mais avec une langue prioritaire (1) Etats qui reconnaissent plusieurs langues nationales, mais n‘attribuent qu'à certaines d'entre elles le caractère de langue officielle: Espagne (quatre langues nationales, une langue officielle: le castillan); Suisse (quatre langues nationales, trois langues officielles.” En Belgique, la situation est plus incertaine. Il n'y a pas en effet de disposition légale qui énumère les langues nationales et officielles; et la distinction n'est pas faite explicitement. On peut simplement inférer de l'existence de trois “régions linguistiques" unilingues (la française, la néerlandaise et l'allemande) que le Royaume reconnaît trois langues nationales. Mais sont-elles toutes les trois officielles au niveau de l'Etat? IL y a des arguments "pour" (publications de lois en allemand, timbres-poste avec mentions allemandes); mais il y a aussi des argument "contre": la Belgique le langue allemande (66,000 habitants)° se voit imposer par la constitution le bilinguisme allemand-français; l'usage de l'allemand au niveau étatique n'est pas systématique - comme il en va pour le français et le néerlandais - mais simplement sporadique. (2) Etats qui connaissent la catégorie des langues régionales: Espagne (basque dans les Communautés autonomes; CA d'Euskadi et de Navarez: catalan - sous ses divgrses formes - en CA de Catalogne, au Valence, aux Baléares;’ galicien dans la CA de Galice. Italie (français en Vallée d'Aoste; allemand et ladin au Tyrol du Sud; slovène dans la province de Trieste et, de facto, celle de Gorizia); Yougoslavie, pour l'albanais dans le Kosovo, le hongrois en Voïvodine;* tel est aussi le cas des langues des républiques fédérées, des républiques et régions autonomes, des arrondissements nationaux en URSS. En théorie cependant les langues des 14 républiques fédérées autres que la Russie sont parifiées avec le russe; Grande-Bretagne: le gallois au Cymru. (3) Etats qui connaissent la catégories des langues de minorités: A la difference du cas (2), la portée géographique de la langue seconde n'est pas aussi strictement délimitée. Tel est le cas de la Yougoslavie (en dehors des situations signalées en cas (2) pour les langues dites "langues de minorités"; par exemple, l'italien en Slovénie et Croatie; le hongrois en Slovénie; les langues mineures de Voîvodine; en Roumanie, sont dans ce cas: le hongrois et l'allemand; en Hongrie: l'allemand, le slovaque, le serbo-croate; en Tchécoslovaquie: le hongrois, le polonais, l'ukrainien, l'allemand: en Autriche: le slovène, le croate, le hongrois; en Allemagne, le danois; au Danemark, l'allemand; en RDA, le sorabe; en Norvège, Suède, Finlande, le same (lapon). Etats qui se veulent plurilingues avec égalité des diverses langues reconnues (1) Etats fédéralistes-ethniques: la Tchécoslovaquie (avec les deux Etats fédérés de Tchéquie et de Slovaquie; la Yougoslavie, avec ses quatre républiques de langue serbo-croate, la République slovène et la République macédonienne. La Yougoslavie (comme l'Inde) est une variante de fédéralisme ethnique, caractérisée par le morcellement de l'ethnie dominante (en Inde, de la 255 Razprave in gradivo, Ljubljana, March 1986, No.18 Communauté hindie) en plusieurs Etats-membres. Théoriquemnt, l'URSS. (2) Etats de fédéralisme personnel: Chypre avant la partition. (3) Etats non-fédéralistes personnels à base de parification linguistique: Il y a parmi eux des Etats fédéraux, d'origine historique, comme la Suisse; la Suisse, constituionnellement parlant, n'est pas formée de quatre ethnies, mais de vingt-six cantons dont certains sont bilingues et un (les Grisons), trilingue. Ce n'est donc pas une fédération ethnique, mais elle met néanmoins à égalité juridique trois de ses quatre langues (les trois angues qui sont à la fois nationales et officielles). Il y à aussi des Etats unitaires: la Belgique (laquelle est en passe de devenir une fédération ethnique, et l'est déjà pour partie,ll ou la Finlande, où le suédois, bien que parlé par 6,2% seulement de la population jouit de l'égalité de droit avec le finnois. À partir de cette typologie, on peut rechercher dans quels cas on est en présence d'un peuple, et dans lesquels on n'a à faire qu'un à simple population linguistiquement caractérisée. Pour abréger, on se contentera ici d'une classificatiion rudimentaire: A. Etats officiellement constitutés d'un seul peuple: les catégories I (1), I (2) et I (3)b de la typologie. B. Etats officiellement constitutés d'un seul peuple-support, mais reconnaissant comme sous-ensembles des peuples distincts: les catégories II (2) et II (3). C. Etats constitués de plusieurs peuples-support: I (3)a, III (1) et III (2). D. Etats faits de populations linguistiques diverses juridique- ment parifiées: III (3). Pour la Suisse, cette qualification linguistique est indubitable, es ethnies formant des “populations” et non des peuples. Pour la Belgique, il y a incontestablement un peuple flamand, qui comprend aussi les Flamands de Bruxelles. Mais il n'y a pas de “peuple francophone”, les Bruxellois francophones se sentant différents du peuple wallon. En Suède, la question reste ouverte: les suèdophones se perçoivent-ils comme peuple suédois de Finlande ou comme Finlandais de langue suédiuse? - La question mériterait d'être creusée. On voit en tout cas la différence entre la catégorie III (3) et la catégorie I (3)b. Dans I (3)b, il n'y a pas de doute, on se trouve en présence d'un seul peuple. Notes 1. La Répubique socialiste fédérée de Bosnie-Herzégovine, cepen- dant, reconnaît l'existence d'un "peuple musulman". C'est à côté des Serbes (orthodoxes) et des Croates (catholiques) un des trois supports de cette république, de langue serbo-croate. 256 Razprave in gradivo, Ljubljana, March 1986, No.18 a , 2. Ces trois Etats sont effective F comportent chacun des minorités autoche op urilingues, Car ils les Macédoniens (150,000), les Aromounes (i Ce sont, en Gréce, (100,000), les Albanais (100,000). On doi 50,000), les Turcs Arméniens. (Source: R. Grulich et p . Y ajouter 30,000 Minderheiten in Europa, Heggen-Verlag, Opindan vy Hationale France: les Alsaciens-Lorrains, Basques Nice 75, p.208. En Corses, Flamands et Occitans; il est difficile ae acne! chiffres, parce que ces minorités sont assimilées de re des langue et que les brassages de population ont lavyewent cc de aires ethniques. Les langues subsistent chez un certain none ae sujets, dans chaque ethnie, mais dans un contexte de biling re de Indiquons, comme ordre de grandeur, que l'aire occitane eres sur une trentaine de départements (sur 96), la bretonne sur a l'alsacienne-lorraine sur trois, la corse sur deux. En suéde oe compte 10,000 Sames (Lapons) et 40,000 Finnois, ces derniers x l'embouchure du fleuve Torne, dans le nord-est du pays. 3. cf Johanes Kramer, La situation linguistique au Grand-Duché de Luxembourg, revue Europa Ethnica, 4/1983; p.195-202, Braumiiller Verlag, Vienne, 1983. 4. castillan, basque, catalan, galicien. 5. article 116 de la Constitution, alinea 1: “L’'allemand, le français, l'italien et le romanche sont les langues nationales de la Suisse"; alinea 2: “l'allemand, le français et l'italien sont déclarés langues officielles de la Confédération"; cf R. Viletta, Grundlagen des Sprachenrechts, Schulthess, Zürich, 1979. 6. À noter que la Belgique officiellement reconnue "de langue allemande" n'abrite que la moitié des Belges usant de dialectes allemands. L'autre moitié, qui fait partie de la Belgique depuis sa fondation en 1830, est considérée comme francophone (territoire de Welkenraedt, dans la province de Liège; arrondissement d'Arlon de la province de Luxembourg). 7. La CA de Catalogne reconnaît valeur officielle à l'aranais (sous-dialecte gascon de la langue occitane dans le Val d'Aran orienté géographiquement vers la France). Mais l'aranais ne saurait être considéré comme "langue régionale" c'est une “langue de minorité" (11-[3]). 8. Trois autres langues de minorités: le roumain, le rusine et le slovaque sont également utilisées au niveau de la Province autonome (p. ex. à la radio de Novi-Sad). Les autres langues de minorités (bulgare, tohéque, ukrainienne, etc.) ont cours dans les communes; leur statut, à notre avis, n'est pas celui d'une langue "régionale," mais (voir [3]) de “langue de minorité". 9. Cymru ou Pays de Galles (y compris le Monmouthshire), l'une des quatre nations du Royaume-Uni. 10. Le romanche est co-officiel (avec l'allemand et l'italien) dans le canton des Grisons. 11. Voir la revue L'Europe en formation (4 bd Carabacel, F 06 000 Nice), numéro spécial Belique 1980; la réforme de l'Etat, Numéro 240, nov. déc. 1980. 257 Razprave in gradivo, Ljubljana, March 1986, No.18 Les trois "Communautés" (française, néerlandaise, allemande) jouissent d'une pleine autonomie dans les matières culturelles et "personnalisables": elles ont même le droit de conclure des accords internationaux dans leur sphère de compétence interne; de même, les régions flamande et wallonne (dans le domaine économique). Ce qui manque - outre l'emploi du mot - pour transformer, la Belquique en fédération, c'est l'absence de participation au niveau central. La Belgique évolve plutot vers une confédération que vers une fédératiion. 12. Voir Tore Modeen, "Die Lage der schwedischen Volksgruppe in Finnland aus juritischer Sicht", Revue Plural Societies, 1982; vpm m3, p. 3-24, NL 2501 Den Haag, P.O. Box 13566. 13. Il y a très marginale jusqu'à présent, une certaine tendance, en Romandie et au Tessin, à considérer les ethnies comme des peuples (création d'un Mouvement Populaires et d'un Parti romands; postulat Maspoli tendant à ériger la Suisse en une fédération de quatre ethnies. 14. Bruxellois francophones et Wallons constituent ensemble la Communauté française. Celle-ci, on l'a dit, dispose de vastes pouvoirs dans les matières culturelles et "personnalisables". Mais il lui manque pour être un "peuple", outre la conscience d'en former un les compétences économiques, dévolues séparément à la Région bruxelloise et à la Région wallonne. Courte bibliographie générale Bailleux, Aymeric, 1976, L'Etat et les minorités, Annales de la Faculté de droit de Toulon, Tome I Falch, Jean, 1973, Contribution à l'étude du statut des langues en Europe, CIRB, Presses de l'Université Laval, Québec Grulich, Rudolf et Peter Pulte, 1975, "Préface" de Johannes Hampel, Nationale Minderheiten in Europa, Heggen-Verlag, Opladen Heraud, Guy, 1966, Popoli e lingue d'Europa, Ferro, ed., Milan Heraud, Guy, 1980, "Le statut des langues dans les différents Etats, et en particulier en Europe," Revue Language Problems and Language Planning, University of Austin Press, vol. 4, No.3, automne, p. 195-223. 258