Jure Mikuž Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Jure Mikuž Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Sommaire L’image de la Double intercession 7 Prologue 7 La fresque de Saint-Prime 10 Les trois fléaux 11 La protection mariale 14 Le corps de la Vierge 17 Marie avocate 21 L’iconographie de la Double intercession 24 L’Homme de douleurs 28 Sang et lait divins 34 La lactation de saint Bernard et les miracles du lait 36 Marie – l’épouse et l’Église 40 Le Rosaire 44 ... quo me vertam nescio 46 Le sang du Christ 49 La soif du sang précieux 55 L’eau et le vin 64 Le saint Prépuce 68 Dieu masculin et féminin 71 Le corps scientifique au Moyen ge 77 La nature humaine du Christ 79 Le développement de l’embryon : le sang transformé en lait 85 Le corps imaginaire 97 Les écoulements féminins et les plaies 101 Le rouge et le blanc 104 Les images de la doctrine eucharistique 106 Le sein en tant qu’un bon et un mauvais objet 113 La lascivité 119 Les vierges et leur Époux 124 La misogynie 128 La nudité et les images 131 Les nus et leur réception 136 Le culte des images 143 La beauté de Marie 151 L’apparence humaine du Christ 155 Le concept de déplacement du féminin et du masculin 165 Les jeux de regards 172 Les paradoxes de la foi 177 La critique luthérienne et la censure post-tridentine 183 La Réforme 183 La condamnation des images catholiques 188 La Contre-Réforme 195 Le puritanisme 202 L’image dans la marge 207 Le singe à la pomme croquée et le lion 207 Un homme mélancolique 214 Bibliographie 219 Sources 219 Études 224 Résumé 293 Biographie 296 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval L’image de la Double intercession Audiamus quomodo Christus ostendit Patri suo pro nobis sua vulnera, et Maria ostendit Filio suo pectus et ubera. Écoutons comment le Christ montre pour nous à son Père ses plaies et comment Marie montre à son Fils sa poitrine et ses seins. Speculum humanae salvationis, vers l’an 1324 Prologue* Dans un texte, qu’il a publié en 1927-1928, l’historien de l’art slovène, France Stele, présente pour la première fois au public international L’image de la peste, une fresque peinte dans l'église Saint-Prime à #rna près de Kamnik (Sveti Primož, #rna pri Kamniku) en Slovénie (fig. 1), et en donne deux reproductions différentes. L’une montre la fresque retouchée (fig. 2) ; l’autre l’image d’origine, telle que l’a révélée sa restauration1 (fig. 3). Sur la première, la poitrine de Marie est décemment recouverte d’un voile, les mains de celle-ci pieusement croisées sur ses seins, tandis que sur la seconde, la Vierge soutient de la main gauche un sein nu et bien généreusement gonflé (fig. 4). Est-ce par hasard ou délibérément que l’auteur a publié les deux versions de L’image de la peste ? S’agit-il d’un lapsus freudien ou d’un acte intentionnel ? Dans plusieurs ouvrages ultérieurs consacrés au cycle de fresques qui ornent Saint-Prime, Stele continue, jusqu’à sa mort en 1970, de publier tantôt l’image retouchée, où les seins sont voilés, tantôt l’image d’origine aux seins dénudés. Ce choix se révèle donc si conséquent qu’il crée l’impression de seins fantomatiques, tantôt apparaissant, tantôt disparaissant de la fresque. Stele, spécialiste de la culture médiévale, connaissait bien évidemment le thème de la Double intercession dans chaque scène où sont représentés le Christ adulte et Marie, celle-ci approchant la main de son sein. Dans le cas de Saint-Prime, son attention n’était retenue ni par le motif des seins nus ni par la question du repeint. Il ne se préoccupait pas, non plus, d’iconographie, se contentant de constater qu’il s’agissait d’une « lactation spirituelle » qui trouvait sa source dans les visions mystiques de saint Bernard de Clairvaux, au XIIe siècle, lesquelles connurent une immense postérité. Ce dernier passe pour être le plus fervent adorateur de la Vierge, de l’épouse du * Je voudrais remercier mes amis Florence Dussel et Bernard Bayonette d'avoir soigneusement révisé ce texte. La rédaction a été terminée en 2009 et pour cette raison, beaucoup d'ouvrages très pertinents publiés après cette date ne pouvaient plus y être considérés d'une manière souhaitable. 1 STELE 1927-1928, 349-362. 7 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Cantique des cantiques, qui « “veille avec sollicitude”, comme une mère ou une nourrice, sur ses enfants2 ». En outre, c’est avec saint Bernard que commence la vénération de la nature humaine du Christ, révélant non pas tant son omnipotence terrifiante que sa bonté, car Dieu s’adresse à nous en la personne de son Fils, qui s’est fait homme pour nous. La fresque qui nous occupe ici est réalisée en 1504, à la fin du Moyen ge, au seuil de la Renaissance en l’Europe centrale, et il semble qu’elle reflète ce passage entre deux mondes et leurs systèmes de représentations. La composition triangulaire, avec, en haut, Dieu, entité universelle, et, en bas, de chaque côté, le Christ, un homme, et Marie, une femme, détermine la perception du croyant. Elle englobe la naissance, symbolisée par la bonté – à rapporter au lait marial – et la mort, symbolisée par la cruauté – à rapporter au sang du Christ et à l’épée dégainée de Dieu le Père. À l’époque de leur réalisation, le Christ et Marie étaient conçus comme des figures spirituelles, symbolisant le mystère de l’Eucharistie et de l’Incarnation. Or la question qui se pose aujourd’hui est de savoir dans quelle mesure le spectateur d’hier était tenté de rapprocher la nudité du Christ et celle des seins de Marie des éléments du corps humain ? Cet érotisme dissimulé marque une image qui n’est pas séculière et, qui plus est, décore un espace sacré dans lequel, l’exhibition du corps dénudé, qu’elle soit réelle ou figurée, signifie un sacrilège. Vers l’an 1500, les doctrines religieuses font l’objet de représentations qui suivent les nouveaux canons artistiques, lesquels reposent sur une observation précise, et une imitation parfaite de la nature. Dans l’art, le monde médiéval se trouve confronté alors aux théories de l’humanisme, suscitant des réactions qui ne sont plus seulement spirituelles mais aussi physiques, fondées sur les expériences du quotidien. Tous les détails réels, toutes les parties du corps peuvent transcender leurs apparences physiques, quand elles se combinent à un monde symbolique, magique et surnaturel, tandis que les qualités abstraites des signes eucharistiques peuvent toucher à des modèles concrets3. La nudité est donc dans L’image de la peste de Saint-Prime pour le moins équivoque : elle conserve les significations allégoriques médiévales et, en même temps, elle produit un effet narratif et sensuel. Tout au long du Moyen ge, l’Église n’a cessé de refouler, de jeter l’anathème sur la sexualité, et supprimer ou voiler son évocation directe dans ses discours. En revanche, la sexualité s’exprime plus ou moins ouvertement dans toutes les formes d’expression profanes reflétant la vie quotidienne habitée par des formes d’irrespect et de lascivité4. Ce fait est minimisé dans la plupart des recherches, et pourtant, il mérite toute notre attention, si nous voulons voir comment les éléments chargés d’érotisme fonctionnent, métamorphosés par les doctrines sacrées, dans l’iconographie religieuse5. 2 BERNARD DE CLAIRVAUX 1996, 213 (9, 9). 3 BUETTNER 1993, 383-392. 4 Cf. BAKHTINE 1970 ; WIRTH 1989 ; CAMILLE 1997 ; CAMILLE 1998. 5 Cf. STEINBERG 1987 ; SCHMITT, BASCHET 1991. 8 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Ainsi le spectateur des fresques de Saint-Prime n’est pas sensible seulement à une vision eucharistique du sang du Christ et du lait de la Vierge. Les qualités formelles et les significations médiévales des fresques se conjuguent avec les nouvelles conceptions de la Renaissance : le paysage derrière le Fils et sa Mère, où se déroulent des scènes de fléaux, s’éloigne selon une perspective aérienne moderne et entraîne le spectateur dans son espace fictif. Les arrière-plans, échelonnés en profondeur, facilitent la mise en avant des grandes figures principales qui, encore d’après les préceptes de la composition médiévale, se détachent optiquement du support : elles semblent se projeter vers le spectateur. Ce dernier n’est pas seulement instruit par la scène sacrée, elle suscite aussi en lui un affect de dévotion et l’invite à la méditation intensive d’où peuvent résulter, comme conséquence dernière, des visions. La contemplation est essentielle, d’après Thomas d’Aquin, elle est avant tout l’acte de voir Dieu et de l’incarner dans la mémoire6. Ainsi les personnages principaux de notre fresque pouvaient-ils soulever de fortes émotions chez le spectateur en extase, si bien décrites par Jean Wirth ? Les oeuvres doivent permettre au dévot le maximum de contact et que la personne représentée se rapproche du spectateur […]. La Vierge doit séduire et le Christ souffrant tirer des larmes […]. La sensualité et la cruauté de cet art s’enracinent dans l’ascétisme monastique où les moines découvrent l’étreinte du Christ mourant et la saveur de son sang, la tendresse de Marie et la suavité de son lait, l’union nuptiale avec l’un et l’autre sur un lit de fleurs, conformément à leur lecture du Cantique des cantiques […]. L’iconographie doit présenter l’amour spirituel de manière distincte de l’amour charnel, et plus troublante. Ce sont donc les comportements charnels prohibés qui figurent cet amour, ainsi l’inceste, suggéré lorsque le Christ et la Vierge jouent le rôle de l’époux et de l’épouse du Cantique…7 C’est à travers son sang que la Vierge est considérée comme la cause matérielle de l’Incarnation, par laquelle le Verbe divin descend sur terre et, grâce au lait marial, se nourrit de nature humaine. L’enchevêtrement symbolique du sang et du lait, l’écart entre ces deux liquides qui, cependant, dans l’imaginaire médiéval, ne sont rien d’autre qu’une seule et même matière, accompagnent tout notre récit où tout est ambigu, se révélant tout à la fois corporel et incorporel, sacré et profane, féminin et masculin, menaçant et consolant, bon et mauvais... Saint-Prime, dont les premières mentions datent du XIIe siècle, est un des pèlerinages les plus anciens des régions subalpines. Ses fresques sont les plus remarquables de Slovénie, mais on ignore toujours l’identité de leur auteur. Son style permet d’établir qu’il s’est inspiré dans l’esprit comme dans la forme des monuments gothiques slovènes, et qu’il a une bonne connaissance de l’art de l’Europe du Nord comme de celui de l’Italie. La datation de l’oeuvre, 1504, est généralement admise, même si elle semble un peu avancée 6 Cf. DIDI-HUBERMAN 1995, passim. 7 Iconoclasme 2001, 262. 9 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval par rapport aux nouveautés formelles et iconographiques de l’époque8. Dans L’image de la peste toutes les parties les plus importantes sont partiellement pâles, endommagées, repeintes ou détruites : les seins nus de Marie, ceux de sainte Anne sur le mur sud, les femoralia du Christ et le fruit dans la main du singe – celui-ci étant peut-être la clé de l’interprétation de l’ensemble, comme nous le verrons plus loin. Ce n’est pas seulement l’image elle-même avec son destin ultérieur qui est équivoque, mais aussi ses sources iconographiques. La fresque s’inspire des propos qu’on a à tort attribué à saint Bernard – et qui, de ce fait, en ont une plus grande portée – mais dont l’auteur est en réalité Arnaud de Bonneval : « Désormais l’accès de l’homme vers Dieu est assuré ; sa cause est transmise du Fils au Père et de la Mère au Fils… »9 Finalement, peut- être l’iconographie du sang et du lait trouve son origine dans la légendaire vision mystique de saint Bernard, encore enfant, allaité par le Christ. Son biographe et ami, Guillaume de Saint-Thierry, décrit l’événement en ces termes : « Adfuit illico puero suo se revelans pueri Jesu sancta Nativitas, tenerae fidei suggerens incrementa » (Aussitôt la sainte nativité de l’enfant Jésus se révéla à cet enfant, fortifiant sa jeune foi), mais plus tard, par erreur, on lut le mot suggerens comme sugens, « sucer » 10... La fresque de Saint-Prime Pour qui s’intéresse à l’image peinte sur le mur nord de l’église Saint-Prime, on trouvera dans la littérature et dans l’usage populaire plusieurs titres qui expriment avec justesse les personnages et leurs actions : L’image de la peste (ou des fléaux), La Vierge de miséricorde, La Vierge au manteau, La Vierge protectrice (ou tutélaire), Notre-Dame de consolation, La Vierge nourricière, La Vierge au lait, La Vierge médiatrice, intercédant pour le salut des hommes, La Vierge avocate, La Double intercession, L’Intercession combinée, etc.11 Tous ces titres, dénominations provisoires, concernent les types iconographiques particuliers qui sont, dans l’art du Moyen ge tardif, rarement réunis d’une manière aussi complète en une seule scène. Ils se concentrent autour de plusieurs champs sémantiques, les fléaux, l’intercession et, particulièrement, la Vierge, ce qui souligne l’importance du rôle joué par la mère de Dieu. Selon la dramaturgie en question, le motif est divisé en deux parties. Les grandes figures de la Vierge et du Christ, au premier plan, intercèdent auprès de l’instance suprême d’en haut – Dieu le Père –, tandis que les scènes du second plan expliquent pourquoi cette intervention 08 VIGNJEVIÆ 1996. 09 Patrologia latina, CLXXXIX, col. 1726-1727. 10 Patrologia latina, CLXXXV, col. 229a ; GUILLAUME DE SAINT-THIERRY 1825, 153 (2, 1) ; la faute dérive, peut- être, de la formulation célèbre de Saint Augustin, mentionnée infra (voir n. 126). 11 Cf. RÉAU 1956-1957, II, passim. 10 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval est nécessaire. En vérité, la représentation détaillée de tous les fléaux qui, autour de l’an 1500, menaçaient l’homme, n’était pas indispensable, car, dans la vie quotidienne, ceux-ci étaient parfaitement connus. Mais la précision avec laquelle ils sont dépeints témoigne du temps où, même dans l’art de l’Europe centrale, le réalisme illustratif s’est substitué au symbolisme médiéval. Les trois fléaux Dans les images plus anciennes, toujours liées aux modèles médiévaux, on trouve les trois fléaux principaux : la peste, qui à l’époque personnifiait toutes les maladies contagieuses, la famine et la guerre, symboliquement représentées par trois flèches – l’adoption chrétienne des instruments de la colère de Zeus, d’Apollon ou de Yahvé – décochées, par vengeance divine, à l’encontre de l’homme. Mais, dans la fresque qui nous occupe, le paysage est peint selon les lois de la perspective aérienne nordique, établissant ainsi une mise en scène véridique où l’on peut observer des combats, des massacres et autres catastrophes, le tout contemporain de l’époque. On y trouve les invasions des Turcs et les révoltes paysannes, les épidémies, le bétail qui a péri, les inondations et les incendies détruisant abris physiques et spirituels. Cela prouve que l’auteur est déjà influencé par la nouvelle volonté de la Renaissance ; l’artiste est conscient de soi, sachant reproduire authentiquement le monde et la vie de son époque. La vraisemblance des motifs quotidiens conforte la suggestivité de la représentation des doctrines saintes, alors toujours codées selon un symbolisme médiéval. Les fléaux, représentés dans l’arrière-plan, ne regagnent leur sens qu’en les confrontant aux personnages principaux : c’est, selon les croyances d’alors, le premier parmi eux ( primus inter pares), Dieu le Père, qui en est la cause, tandis que les deux autres, le Christ et la Vierge, sont les seuls capables de les détourner pour épargner l’humanité. Le naturalisme rigoureux de la scène avertit et terrifie le croyant, mais dans le même moment il le console en lui donnant l’espoir. À condition, bien entendu, qu’il se soumette sans réserve à l’enseignement, contenu dans les messages symboliques, cryptés dans le sujet de l’image. La fresque de Saint-Prime est divisée en trois champs picturaux : à l’arrière-plan, les scènes se passent sur la terre, en haut se situe la sphère céleste avec Dieu le Père, tandis qu’à l’avant-plan, au centre d’attraction de l’attention du spectateur, se trouvent Jésus, mort et vivant, homme et Dieu à la fois, et à son côté Marie, accompagnée – selon un principe de vraisemblance – de deux saints et de personnes du monde séculier. Les espaces donc, conformément aux usages artistiques en vigueur, s’interpénètrent dans leur dimension naturaliste et de spiritualité abstraite. Par contre, dans une des sources iconographiques principales de notre image l’on peut observer une composition symbolique et hiérarchisée qui obéit toujours aux lois artistiques médiévales. Il s’agit d’une fresque du même motif, peinte en 1485 sur la façade sud de la cathédrale de Graz par Thomas Artula de Villach, 11 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval dont on connaît encore deux images de fléaux (à Gerlamoos et Thörl, en Autriche)12 (fig. 5). À Graz, les scènes terrestres comportant les divers fléaux et une vue de la ville ont été peintes dans un cadre longitudinal tripartite, en bas, où des inscriptions rapportent une catastrophe inouïe qui a frappé la ville le jour de l’Assomption en 1480 : d’énormes nuées de sauterelles voraces ont soudainement détruit toute la récolte et causé la famine ; en même temps, la région a été envahie par les Turcs, peuple infidèle et féroce, venant de loin et parlant une langue inconnue, qui n’enlevait ou ne tuait pas seulement les hommes mais aussi les femmes et les enfants, détruisant et brûlant au passage villages et églises. Et, surplombant toute cette iconographie, est représentée la volonté divine frappant les pauvres gens du fléau de la peste. La partie supérieure est strictement symétrique ; en son milieu, dans l’édicule central, le plus élevé, on aperçoit le pape, à sa droite les hauts dignitaires ecclésiastiques, et à sa gauche les autorités féodales. À ses côtés, dans leurs édicules respectifs, plus petits, sont agenouillés saint Dominique et saint François d’Assise, qui, au XIIIe siècle, auraient eu de concert une vision, représentée au-dessus d’eux. Ici, on voit Dieu le Père, les trois flèches vengeresses dans la main droite, menaçant les hommes. À sa gauche, se tient l’Esprit saint, tandis qu’à sa droite se trouvent le Christ et, à la droite même de ce dernier, la Vierge soutenant de la main droite ses seins nus et de la main gauche étendant au-dessus des hautes autorités un voile en charge de repousser les flèches. La banderole, brandie auprès de Dieu, se veut un avertissement : « Comme vous ne m’avez pas obéi, une partie de vous sera exterminée par le glaive, l’autre par la peste et la troisième par la famine. » L’intercession de la Vierge est renforcée par les blessures du Christ, qui s’adresse ainsi à Dieu : « Regarde, mon Père, mes plaies, exauce les prières de ma Mère ! » Le Fils est écouté, Dieu émet de son coeur trois rayons de la lumière de sa grâce divine et les dirige vers les scènes des fléaux, en bas13. Tous les motifs et les inscriptions de la fresque de Graz évoquent les nombreuses prophéties de l’Ancien Testament mettant en garde contre la menace de la colère de Dieu le Père ceux qui lui désobéissent : Ce qu’a laissé le gazam, la sauterelle l’a dévoré ! Ce qu’a laissé la sauterelle, le yeleq l’a dévoré ! Ce qu’a laissé le yeleq, le hasîl l’a dévoré ! […]. La campagne est ravagée, la terre est en deuil. Car les blés sont ravagés, le vin fait défaut, l’huile fraîche tarit […]. Comme le bétail gémit ! Les troupeaux de boeufs errent affolés, car ils n’ont plus de pâtures. Même les troupeaux de brebis subissent le châtiment. Yahvé, je crie vers toi ! car le feu a dévoré les pacages des landes, la flamme a consumé tous les arbres des champs. Même les bêtes des champs languissent après toi, car les cours d’eau sont à sec, le feu a dévoré les pacages des landes. (Jl 1, 4-20) 12 De la fresque de Graz, aujourd’hui, ne restent que des traces, mais heureusement aussi des relevés. 13 STELE 1927-1928. 12 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Et il semble que ce sont les menaces du Deutéronome qui sont reprises mot à mot tant dans la fresque de Graz que dans celle de Saint-Prime : Maudit seras-tu à la ville et maudit seras-tu à la campagne. Maudites seront ta hotte et ta huche. Maudits seront le fruit de tes entrailles et le fruit de ton sol, la portée de tes vaches et le croît de tes brebis. Maudites seront tes entrées et maudites tes sorties. Yahvé enverra contre toi la malédiction, le maléfice et l’imprécation dans tous tes travaux, de sorte que tu sois détruit et que tu périsses rapidement, pour la perversité de tes actions, pour m’avoir abandonné. Yahvé attachera à toi la peste, jusqu’à ce qu’elle t’ait consumé sur cette terre où tu vas entrer pour en prendre possession. Yahvé te frappera de consomption, de fièvre, d’inflammation, de fièvre chaude, de sécheresse, de rouille et de nielle, qui te poursuivront jusqu’à ta perte. Les cieux au-dessus de toi seront d’airain et la terre sous toi sera de fer. La pluie de ton pays, Yahvé en fera de la poussière et du sable ; il en tombera du ciel sur toi jusqu’à ta destruction. Yahvé fera de toi un vaincu en face de tes ennemis : sorti à leur rencontre par un chemin, par sept chemins tu fuiras devant eux, et tu deviendras un objet d’épouvante pour tous les royaumes de la terre. Ton cadavre sera la pâture de tous les oiseaux du ciel et de toutes les bêtes de la terre, sans que personne leur fasse peur. Yahvé te frappera d’ulcères d’Égypte, de bubons, de croûtes, de plaques rouges dont tu ne pourras guérir. Yahvé te frappera de délire, d’aveuglement et d’égarement des sens, au point que tu iras à tâtons en plein midi comme l’aveugle va à tâtons dans les ténèbres, et tes démarches n’aboutiront pas. Tu ne seras jamais qu’exploité et spolié, sans personne pour te sauver. Tu prendras une femme comme fiancée, mais un autre homme la possédera ; tu bâtiras une maison, mais tu ne pourras l’habiter ; tu planteras une vigne, mais tu n’en pourras cueillir les premiers fruits. Ton boeuf sera égorgé sous tes yeux, et tu n’en pourras manger ; ton âne te sera enlevé en ta présence, et il ne te reviendra pas ; tes brebis seront livrées à tes ennemis, et personne ne prendra ta défense. Tes fils et tes filles seront livrés à un autre peuple ; chaque jour tes yeux se consumeront à regarder vers eux, et tes mains n’y pourront rien. Le fruit de ton sol et le fruit de ta peine, un peuple que tu ne connais pas les mangera. Tu ne seras jamais qu’exploité et écrasé. Ce que verront tes yeux te rendra fou. Yahvé te frappera de mauvais ulcères aux genoux et aux jambes et tu n’en pourras guérir, de la plante des pieds au sommet de la tête. (Dt 28, 15-35) Dans le droit fil de ce passage, observons que, vers l’an 1500, toutes les catastrophes prophétisées se sont concentrées sur le territoire slovène : intempéries, sauterelles, épidémies, tremblements de terre, invasions constantes des Turcs, etc. Selon les croyances d’alors, la Vierge seule avait le pouvoir surnaturel de protéger de ces terribles malédictions, en accueillant les mortels sous ses vêtements. Ses images témoignent partout de tels pouvoirs. Quand, par exemple, en juin 1464, San Gimignano, en Italie, fut attaqué de nouveau par la peste, les prieurs de l’un des cloîtres passèrent commande au peintre Benozzo Gozzoli, qui en ce temps-là était en train d’orner le choeur de l’église, d’un ex-voto. En cinq semaines, l’artiste a exécuté une image de saint Sébastien, protecteur contre les traits du céleste courroux, qui survécut à son martyre, quoique criblé de flèches. Le peintre lui a conféré 13 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval l’attitude de la Vierge au manteau, sur lequel se brisent les traits divins. Pour appuyer la supplication, se trouve au-dessus du saint, une scène de la Double intercession. La fresque fut consacrée le 28 juillet et le jour même l’épidémie prit fin14. (figs. 6, 7) La protection mariale Dans les diverses régions slovènes, on trouve d’autres exemples de représentations de L’image de la peste, et on suppose l’existence de bien d’autres encore, aujourd’hui détruites ou recouvertes d’un enduit15. Tous révèlent les influences du modèle de Saint-Prime, qui devait produire la plus vive impression quand le fidèle, dans l’espace large et lumineux de l’église, s’approchait de la fresque des fléaux. D’abord, il se trouvait comme face à l’exaucement de son désir : que ce fût la Vierge qui, parmi les trois personnages principaux, jouât le rôle le plus important. En haut de la scène est représenté en majesté Dieu le Père ; son placement central et en hauteur de l’ensemble souligne sa position distinguée. Il est peint dans une parfaite symétrie hiératique exigée par la tradition iconographique, pour que sa figure et sa position établissent la puissance de la hiérarchie et l’inaccessibilité suprême de sa personne. Cet effet est encore accentué par le cercle des nuages massifs, dans lequel conformément à la tradition picturale, se perd la partie basse de son corps. C’est à Dieu que Jésus s’adresse, et par le regard et par le mouvement de torsion de son corps. Quant à la Vierge, peinte de trois-quarts, elle s’adresse par sa posture à son Fils, même s’il est difficile de dire vers où exactement elle dirige son regard16 : peut-être nulle part, peut- être vers son Fils ou vers le visiteur de l’église qui arrive du côté gauche. Le chemin concret et spirituel conduit le fidèle vers le maître-autel. Avant de l’atteindre, il est puissamment interpellé par le manteau de la Vierge, déployé comme les ailes de la femme de l’Apocalypse, l’invitant à se réfugier en son abri. Marie semble se détacher du mur peint pour envelopper le croyant et provoquer en lui un état d’émotion comme lors d’une apparition. Le regard de celui-ci est happé par la Vierge et dirigé, d’après l’orientation de son corps, vers son Fils, puis, d’après les gestes de ce dernier, vers Dieu. Le gabarit de la Vierge – selon la hiérarchie traditionnelle une fois plus grand que les figures de ses protégés – accentue davantage son pouvoir de protection. Le regard du spectateur est anticipé par le regard des deux patrons de l’église qui tiennent le vêtement de la Vierge tout en l’admirant, en bons fidèles, tels deux authentiques témoins oculaires de sa grâce. À gauche est saint Félicien, qui fut, d’après les 14 COLE AHL 1996, 142-145. 15 Du premier quart du XVIe siècle, on peut mentionner Šmarje, Radlje, Krtina, Marija Gradec etc. 16 D’habitude, tous deux, le Christ et la Vierge, s’adressent directement à Dieu ; c’est peut-être La Double Intercession de Cloisters de New York (vers 1400) qui établit pour la première fois cette hiérarchie suivie aussi par le maître de Saint-Prime, cf. MEISS 1953-1954. 14 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval récits hagiographiques, « felix senex » c’est-à-dire un vieillard heureux, car il lui fut permis d’atteindre l’âge de quatre-vingts ans avant de subir le martyre, attesté ici par l’épée et le palmier dans sa main droite. Avec l’autre patron, saint Prime, à la droite de la Vierge, tous deux constituent les principaux intercesseurs entre l’homme et Dieu, soutenant ici l’action du Christ et de sa Mère. Le croyant en prière a pu donc chercher son représentant parmi les mortels sous les plis du manteau de la Vierge tout en contemplant l’image 17. Depuis l’Antiquité, se cacher ou s’emmitoufler dans un manteau, qui dans la vie quotidienne protège contre le mauvais temps, symbolisait, selon les usages civils et légaux, l’asile, la liberté, la protection maritale, l’adoption, l’absolution, etc. ; dans la liturgie, ce geste signifiait en plus l’abri spirituel. Le manteau agit en baldaquin ou en toit et indique la protection physique contre les maux arrivant d’en haut sous forme d’une pluie de flèches, signe de la colère divine. C’est déjà Niobé qui protège, grâce à son vêtement, sa plus jeune fille des traits d’Apollon. Sur les monnaies et les monuments romains, on trouve le motif de Jupiter agissant de même avec l’empereur. Le Psaume 57, très courant au Moyen ge, commence par ces mots : « En toi s’abrite mon âme, à l’ombre de tes ailes, je m’abrite, tant que soit passé le fléau. » (Ps 57 : 2) Plusieurs saints protègent de leur manteau les mortels, mais en général leur intercession est liée à la vénération de leurs restes corporels sur terre, ce qui, dans le cas de Marie, n’est pas possible. Mais selon la légende de Galbios et Candidos, après l’assomption de la Vierge, le Christ a laissé sur terre ses vêtements en leur conférant la qualité d’incorruptibilité, et une force de sainteté telle qu’ils emplissaient de la même sainteté tous ceux qui s’en approchaient. Son voile avait été transporté de Palestine jusqu’à l’église des Blachernes, à Constantinople. Dès lors, l’omophorion ou le pallium de la Vierge protégeait la capitale des barbares sans foi ni loi, de la peste, des tremblements de terre et de la guerre civile perpétuelle. Dans l’Église orthodoxe russe, le voile de Marie est devenu pókrov (« tégument », couverture et aussi nom de la fête de l’Intercession) du monde. Les forces protectrices inhérentes au vêtement de Marie sont encore magnifiées grâce au fait qu’à elle seule, après en avoir revêtu son Fils sur son sein, elle symbolise le vêtement du Christ18. Le thème grec de la protection sous vêtement n’est pas connu seulement de la chrétienté byzantine, mais également copte et romaine. La prière de l’invocation mariale Sub tuum praesidium confugimus… a été conservée jusqu’à nos jours sous les espèces d’un fragment d’écriture sur un papyrus oriental de la fin du IVe siècle19. Charlemagne en ordonna la traduction en latin : « Sous ta protection, nous venons nous réfugier, sainte Mère de Dieu. Ne rejette pas les prières que nous t’adressons dans nos besoins, mais délivre-nous de tous 17 DEONNA 1914. 18 « Maria […] vestis qua Christus induitur ». WENGER 1966 ; THOMAS 1974. 19 STEGMÜLLER 1952. 15 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval les dangers, Vierge glorieuse et bénie. »20 Par des mots similaires commence aussi la prière de Bernard de Clairvaux, répandue dans toute l’Europe par les Cisterciens, qui déclencha nombre de querelles parmi les ordres monastiques et les confréries, portant sur la question de savoir à qui la Vierge accordait réellement sa protection21. Si en Occident le thème du vêtement protecteur remonte bien avant la chrétienté, le motif iconographique de la Vierge au grand manteau n’a vu le jour – par un cheminement encore obscur – qu’au XIIIe siècle, conformément aux moeurs civiles et légales de la protection établies et pratiquées depuis toujours. Aux siècles suivants, les calamités comme la Guerre de Cent ans, le Grand Schisme d’Occident, les hérésies, les révoltes paysannes, la famine et les catastrophes naturelles avaient fait naître une peur de la colère divine jusque-là inconnue. Mais, cette terreur est née principalement de la grande épidémie de peste noire du milieu du XIVe siècle, qui aurait, d’après l’Apocalypse, reçu le pouvoir d’exterminer le quart de la terre. Désormais, l’épidémie sévirait chaque année, tantôt sur des vastes territoires, tantôt dans quelques localités seulement, mais sans sauter une seule année. Une telle catastrophe ne pouvait être expliquée qu’en vertu de la croyance que la fin du monde était arrivée. D’autant plus que, dans son imprévisibilité, elle avait la capacité de revenir constamment s’attaquer sans raison aux hommes. La peste noire, qui marque, entre autres choses, les corps de bubons, ne détruit pas uniquement l’individu, mais menace le corps de la chrétienté dans son ensemble. Cette omniprésence de la mort et de la défiguration de masse induit d’un côté le relâchement des moeurs et, de l’autre, un sentiment de culpabilité collective qui exige pénitence et contrition22. Les bubons de la pestilence sont visibles aussi sur quelques figures de l’arrière-plan de notre image où, sur le visage et la coiffe de la femme, ils se transforment en petites croix. C’est en 1503, un an avant que la fresque de Saint-Prime soit peinte, qu’une pluie de sang sème la terreur à Nuremberg. Albrecht Dürer appelle ce phénomène « le plus grand signe prémonitoire que j’aie jamais vu »23. On sait aujourd’hui qu’il s’agit de la précipitation d’une algue inoffensive ( palmella prodigiosa) grâce à laquelle beaucoup de gens en eurent leurs vêtements tachés du « signe de la croix ». Dürer lui-même a vu une de ces marques mystérieuses sur la chemise d’une servante épouvantée et il en a fait une esquisse de la crucifixion. Peu de temps après ces signes apocalyptiques, des épidémies des maladies désignées alors comme « peste » et d’autres fléaux éclatèrent se propageant aussi vers les régions slovènes. Martin Luther, lui aussi, expliquait les croix qui tombaient du ciel de la 20 PERDRIZET 1908b, 11; DELUMEAU 1989, 261-280. 21 KRETZENBACHER 1981, 13-41. 22 MOLLARET, BROSSOLET 1965 ; DIDI-HUBERMAN 1994. 23 PANOFSKY 1987, 144 . 16 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval même manière24. Dans notre image, la femme touchée par la pluie de sang se trouve juste derrière le Christ saignant, le seul espoir susceptible de l’aider. Dû à cette psychose, le besoin de chercher refuge auprès de la Vierge grandit. Les croyants en viennent à lui attribuer un rôle de protectrice à laquelle ils pouvaient s’adresser pour la défense des pauvres, le soin des malades, des infirmes, le soulagement de la souffrance, la consolation des âmes, etc. Elle est définie comme étant le salut des misérables ( salus miserorum), notre avocate ( advocata nostra), médiatrice de la grâce divine ( mediatrix gratiarum) ou encore la mère miséricordieuse ( mater misericordiae)25. Pour notre étude, il est important de montrer que, notamment dans les régions de l’Europe centrale à la fin du XVe siècle, c’est-à-dire dans les années annonçant la Réforme, Marie est même devenue la rédemptrice des âmes ( redemptrix animarum), une co-redemptrix prenant part à la passion de son Fils, sauveur de l’humanité26. Dans toute l’Europe, les Pestblätter, feuillets de la peste, diffusaient les motifs de Dieu qui menace et tue ainsi que ceux de la Mère du Christ en tant que Mère de toute l’humanité ( Mater omnium), qui protège contre les fléaux divins. Certainement elle était source de réconfort aussi pour les pèlerins en proie à la peur, fourbus, qui cherchant une consolation, avaient gravi, plusieurs heures durant, la montagne escarpée de Saint-Prime. Le corps de la Vierge C’est la féminité de Marie qui joua un rôle décisif dans son accession au statut de protectrice universelle. L’origine de la mortalité, c’était Ève, la désobéissante, tandis que Marie, la toute- obéissante, plaidait en faveur non seulement de l’arrière-grand-mère de l’homme mais aussi de l’humanité tout entière. Déjà dans les catacombes, on trouve l’image de la Vierge orante, s’adressant dévotement à Dieu au nom de l’homme. Grâce à sa maternité, elle va devenir, peu à peu, la médiatrice entre la divinité et les fidèles. Pont entre le ciel et la terre, elle appartient aux deux sphères, la surnaturelle et la naturelle. Bien que née et ayant enfanté en ce bas monde, elle est la seule à avoir été épargnée du péché originel, transmis à tous les autres mortels par le sang menstruel, putride et empoisonné, dont ils sont créés et nourris dans le ventre maternel. Pour ses mérites, sa maternité divine et son éternelle virginité, elle fut miraculeusement élevée au ciel, devenant la toute-puissante. Quoique reconnue mère de Dieu, son culte ne s’est développé, au début que très lentement, pour la raison même que le christianisme primitif a hérité de la Bible la méfiance à l’égard de la femme, 24 PANOFSKY 1987, 144 ; Albrecht Dürer 1971, no 451 ; VIGNJEVIÆ 1992. 25 PERDRIZET 1908b ; KRETZENBACHER 1981, 13-41 ; DELUMEAU 1989, 261-280 ; MARTI, MONDINI 1994, 80. 26 Pour les régions slovènes d’alors, ce fait est attesté par la quantité de chansons populaires dérivant du Moyen ge, cf. GRAFENAUER 1935. 17 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Ève, restant l’éternelle séductrice, instrument du Diable, vase d’impureté. De ce fait, les nouvelles orientations des théologiens en faveur de Marie – qui comprenaient parfaitement la nécessité de son culte – ne s’imposèrent que bien difficilement27. Les évangélistes mentionnent très peu la vie de Marie, or les théologiens ont su tourner à son profit cette absence même. Ils expliquèrent que, dans son humilité, elle seule avait sollicité cette omission. Cependant, on peut trouver trace de son histoire dans les écrits apocryphes et chez d’autres auteurs qui interprétèrent les différentes allusions de l’Ancien Testament comme prophétiques de sa présence taciturne dans le Nouveau Testament. On composa de nombreuses légendes qui racontaient ses tourments psychiques ; on était persuadé que Jésus lui avait été favorable en ce qu’elle était sa mère, source de sa vie parmi les hommes, tandis qu’elle avait fait montre de sa pitié envers les pauvres et de son influence sur son Fils. Les miracles attribués à Marie, qu’elle n’avait en réalité pas accomplis durant sa vie, ont trouvé leur crédit dans son intercession auprès du Christ à Cana, où elle le convainquit de transformer l’eau en vin pour que les hôtes de noces ne se blâmassent pas du manque de vin pour les invités (Jn 2, 3-10). Ainsi elle a pressenti, suscité même, le premier miracle du Christ – en comparaison duquel les suivants n’apparaissent rien de moins qu’« ordinaire » – qui apportait la preuve de la divinité du Fils et qui préfigurait la transsubstantiation. Il s’avère donc que l’on présumait la célébrité de Marie déjà de son vivant. Quand Denys l’a rencontrée quelques années après la mort de son Fils, il a rapporté à saint Paul : « Une telle splendeur, un parfum si suave émanait d’elle, que ni mon corps, ni mon âme ne purent supporter une telle félicité. Je défaillis, écrasé par tant de majesté. Si je n’avais pas été instruit dans la foi, j’aurais cru qu’il n’y avait pas d’autre Dieu qu’elle. »28 L’enlèvement miraculeux de la Vierge par les anges n’est pas mentionné dans les Évangiles, il a été introduit par les apocryphes du Ve siècle et les croyants commencèrent vite à le vénérer. Les théologiens étaient convaincus que le corps de Marie n’était pas soumis à la décomposition post-mortem, comme les autres cadavres humains, mais qu’il était ressuscité par le Seigneur d’entre les morts et emporté intégralement aux cieux auprès de lui « comme si elle n’avait pas du tout vu la mort »29. Il était difficile d’imaginer qu’un corps qui ne pécha jamais, qui ne fut pas sollicité par le désir, mais qui malgré tout cela engendra le Christ, pourrit dans la terre. L’assomption de la Vierge offrait un modèle des promesses de vie réalisées après la mort, annonçant ce qui attendait les élus. Cette conception s’est répandue rapidement, mais elle n’est devenue un dogme incontestable qu’en 1950 : « L’immaculée mère de Dieu, Marie toujours vierge, après avoir achevé le cours de sa vie terrestre, a été élevée en corps et en âme à la gloire céleste. »30 27 VLOBERG 1938, 13-41 ; WADELL 1969, 55-61 ; RUSSO 1996. 28 MLE 1951, 31. 29 Les apocryphes coptes 1904, 174-183. 30 Textes doctrinaux 1993, 234-235. 18 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Bien que le corps de Marie n’ait pas ressuscité de la même manière que celui de son Fils, il est donc allé au ciel. Dans l’obligation de renoncer à la présence de ses restes humains sur terre, il fallait quand même satisfaire les croyants. Voilà pourquoi, surtout en Orient, on ne trouvait pas d’elle que des pièces de vêtements, mais aussi des cheveux et des gouttes de lait. Les reliques corporelles de la Vierge produisant les miracles les plus prodigieux qui soient, les fidèles, en processions ou en pèlerinages, s’adonnèrent de maintes façons à leur vénération. On consacra à Marie de plus en plus de fêtes et, finalement, le mois du mai en vertu de la présence des deux premières lettres de son nom dans ce mot. Sa fête se célébrait aussi le samedi ; on connaît le cas d’une prostituée parisienne qui ce jour-là, pour lui rendre gloire, n’exerçait pas son métier. La Sainte Vierge était proclamée la montagne, l’étoile, l’aurore, l’eau, la forteresse, la flèche, etc. Son culte était observé de façon si intense qu’elle- même se présentait dans ses miracles en dame aux mains de thaumaturge, blanches, aux doigts longs et fins, qui sauvait les enfants, guérissait du nez et de la bouche, modelait de nouvelles oreilles ou de nouveaux yeux. On jurait qu’elle pouvait vaincre l’enfer et aussi toutes les hérésies, racheter un juif ou le diable et même faire ressusciter les morts31. Les lettrés traduisaient les mentions grecques et latines de miracles de la Vierge en langues vernaculaires, et les moines et les clercs les diffusaient par la parole écrite et prêchée. Bien vite on ne voyait plus en Marie un être divin abstrait, mais plutôt une mère compatissante, plus importante que tous les saints et que la sainte Trinité elle-même. Elle y était incluse en tant que quatrième personnage qui endossait le rôle de reine du ciel. Adam de Saint-Victor la salue en « mère de piété et de toute la Trinité »32. Le Moyen ge a hérité de l’Antiquité la distinction entre la vénération la plus solennelle, latrie, destinée à Dieu seul, et dulie, l’adoration des anges et des saints. Jouant un rôle décisif dans l’Incarnation, la Vierge est au-dessus des saints, d’où le respect, dû à son rang, appelé hyperdulie (tandis que les critiques visant l’exagération de son culte utilisent le terme de mariolâtrie). La grande révolution religieuse du XIIe siècle est déjà décrite par Jules Michelet, et, depuis, souvent répétée : « Dieu changea le sexe, pour ainsi dire. La Vierge devint le dieu du monde ; elle envahit presque tous les temples et tous les autels. La piété se tourna en enthousiasme de galanterie chevaleresque. »33 En effet, la Vierge dominait de son aura des villes et des régions entières, et il devait apparaître, si l’on ne connaissait pas les écrits théologiques, que le christianisme, à l’origine très tourné vers le Père, s’était mué en culte d’une déesse mère. Il n’est donc pas étonnant que dans un miracle souvent représenté, le Christ accuse sa mère de l’avoir spolié d’une partie de son héritage, à savoir les plus belles églises34. 31 BEISSEL 1910, 223 et passim ; AHSMANN 1930, 79 sq. , 129 sq. ; GRAEF 1963, I, passim ; Vierge et merveille 1981. 32 AHSMANN 1930, 14. 33 MICHELET 1974, 460. 34 RÉAU 1956-1957, II, 61-69 ; WIRTH 1989, 302-346. 19 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Depuis le XIIe siècle, l’Église compte sur un accroissement du culte marial. Il est déjà prédit par saint Bernard, qui s’est donné lui-même le nom de chevalier de Notre-Dame et a établi l’opposition structurale entre celui qui porte les maux et celle qui porte la grâce : « Notre Dieu est un feu dévorant ; comment le pécheur ne craindrait-il pas de périr en s’approchant de Dieu, telle une cire qui se liquéfie en présence du feu ? Mais de Marie, qui est toute suavité, nous n’avons rien à redouter. À tous elle ouvre le sein de sa miséricorde. »35 On peut vite remarquer ces deux extrêmes à Saint-Prime aussi : en haut, Dieu, doué d’une puissance absolue, frappe l’homme, tandis qu’en bas le même homme est protégé par la Vierge tutélaire. À la droite de Marie, c’est-à-dire à la place d’honneur, se trouvent le pape, sur lequel elle pose sa main, et les autres dignitaires religieux et, à sa gauche, les autorités laïques. Parmi celles-ci, occupant des positions sociales privilégiées, le roi, au premier plan – ressemblant à Maximilien Ier, alors empereur germanique et en outre grand mécène – et auprès de lui des seigneurs féodaux. En revanche, il est difficile de dire avec certitude que derrière eux se trouvent des gens du peuple. On peut toutefois le supposer, d’autant plus que l’on a connaissance de quelques exemples picturaux contemporains de notre fresque où le danger de la peste favorisait la réunion sous le manteau de la Vierge des représentants de toutes les catégories sociales des deux sexes36. En réalité, l’égalisation selon un principe d’humilité de tous les croyants, proclamée dans les discours religieux, n’existait qu’exceptionnellement. Au troisième ordre, pauvre et sans aucun droit, dans l’obligation d’obéir tant à Dieu qu’aux deux ordres supérieurs, il ne restait que le droit et la contrainte de participer aux offrandes spirituelles mais aussi matérielles. Le fait que sous le manteau de la Vierge ne se blottissent ni les paysans ni les ouvriers ( laboratores) atteste donc que le culte marial, lui aussi, respectait les normes établies du système social. Or, si un tel visiteur qui se rendait le plus fréquemment à l’église Saint-Prime ne se reconnaissait point parmi les protégés de la Vierge, il pouvait, par contre, d’autant mieux s’identifier aux victimes dans les scènes de fléaux. Malgré l’excellence des qualités humaines de Marie, il devait ressentir, face à son image intercédant en sa faveur, une anxiété semblable à celle qu’il éprouvait devant tout ce qui était au-delà de l’expérience habituelle. Dans la littérature ou les beaux-arts, la Vierge n’a jamais pris l’apparence d’une femme comme une autre, telle qu’on la trouve dans les Évangiles, qui en faisaient l’égale des gens du peuple. Son culte s’est transmis, par le truchement de pèlerins, de croisés et de marchands en provenance de Terre sainte et de Byzance, en Europe Occidentale, où il prit des formes nouvelles. Dans les différentes constellations sociales et spirituelles, sa représentation y cesse d’être schématique, immatérielle, sans vie, comme dans les icônes de l’Église d’Orient, pour ressembler aux grandes dames de la haute société et de la littérature chevaleresque. La doctrine soulignait l’importance de son corps immaculé, mais dans l’art, on s’attachait 35 RÉAU 1956-1957, II, 111. 36 DELUMEAU 1989, 279, rapporte l’existence d’une telle fresque genevoise, aujourd’hui détruite, elle aussi peinte en 1504. 20 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval plutôt à la rendre de plus en plus séduisante. Les ordres monastiques, principalement, participaient à la propagation de son culte. Les religieux réfugiés loin des femmes réelles dans les cloîtres, trouvaient en Marie une vierge spirituelle, digne d’amour éternel, et, sous l’angle de leurs désirs, susceptible de devenir une amante personnelle. À partir des grands centres de vie monastique, la gloire de la Vierge se répandit dans toute l’Europe37. L’euphorie mariale s’empara aussi des régions de l’actuelle Slovénie. Avant l’année 1324, le chartreux Philippe de Ži@e composa – en 10 133 versets écrits en allemand – La Vie de Marie, reprise de manuscrits encore plus anciens, qui rendait l’image de la Vierge au manteau, aussi dans cette région, de plus en plus populaire38 (fig. 8). La toute-puissance et l’universalité de la protection de Marie avaient déjà été prédites par saint Augustin. Au fil du Moyen ge, saint Bernard, Albert le Grand, Vincent de Beauvais, saint Bonaventure et Jacques de Voragine élaborèrent le thème qui guida les laïcs et les clercs vers une expérience mystique intérieure de la nativité et vers l’imitation de la vie de la Vierge, qui culmina au XVe siècle dans l’oeuvre Super Magnificat de Jean Gerson. Vers la fin de cette époque, le fanatisme des croyances populaires était déjà si répandu et la confiance en Marie si absolue que tous deux faisaient peur à l’Église officielle, qui elle-même les avait suscités. Des congrégations laïques surgissaient, dont les membres faisaient le voeu de protéger la Vierge à tout prix. Les gens du peuple édifiaient au nom de miracles inventés, et souvent sans permis officiel, des bâtiments et autels consacrés à Marie, et passaient commande de nouvelles images d’elle. Pour satisfaire leur désir de posséder ou du moins de contempler ces représentations, on les sortait des églises comme bannières de procession et on en faisait abondamment les copies. L’invention de la gravure et de l’imprimerie permirent leur diffusion sous forme de feuilles volantes dédiées aux indulgences et à divers autres textes et images saintes. Ainsi la Vierge était présente en tout temps et en tout lieu, pas seulement sur les objets du culte mais aussi dans les foyers, les endroits les plus intimes, et les fidèles portaient aussi sur eux-mêmes ses divers portraits. Ceux-ci, très suggestifs, censés détenir les pouvoirs miraculeux du modèle, n’étaient pas uniquement capables de guérir et de protéger mais aussi de venger et de punir39. Marie avocate Dans leurs prières pour se rapprocher du ciel, les croyants sont depuis toujours accoutumés à l’invocation des intermédiaires entre Dieu et eux. Déjà l’Ancien Testament présente un grand nombre de personnages intervenant auprès de Dieu ou d’une personne au pouvoir 37 WARNER 1989, 264-271 et passim. 38 MENAŠE 1994, 23-29, 130-135. 39 ARASSE 1981. 21 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval civil ou militaire. L’intercesseur est d’autant mieux assuré du succès de sa demande qu’il est attaché par des liens plus étroits à celui qu’il prie. Une des premières demandes des prophètes bibliques en faveur de leur peuple, comme celle d’Amos au VIIIe siècle av. J.-C., concerne les ravages des sauterelles et de la sécheresse, préparés par Yahvé contre le royaume de Samarie (Am 7, 1-6). Le Nouveau Testament connaît surtout l’intercession du Christ et des autres personnages unis à lui. Cependant, Marie elle y est élue et privilégiée entre toutes au nom du peuple dans son ensemble, ce qui la rapproche des grands amis de Dieu. Associée à l’oeuvre du Christ, elle assume la fonction de médiatrice, et, éventuellement, comme dans l’épisode de Cana, celle d’intercesseur40. La confiance absolue en l’intercession de la Vierge reflète aussi les coutumes hiérarchiques de l’ordre social d’alors où les sujets soumis à l’ordre féodal étaient suffisamment informés par les calomniateurs de la cour sur l’autorité qui de facto régnait sur eux. Ainsi la Vierge fut vite estimée plus importante que Dieu lui-même à la cour céleste. On lit dans une règle franciscaine du XIVe siècle : « Nous devrions imiter l’homme qui a encouru la colère du roi : Que fait-il ? Il va secrètement trouver la reine et lui promet un présent […]. Ainsi quand nous avons offensé le Christ devons-nous d’abord aller à la Reine du Ciel et lui offrir, au lieu d’un présent, des prières, des jeûnes, des vigiles et des aumônes ; el e alors, tel e une mère, s’interposera entre nous et le Christ, le Père qui souhaite nous battre, et elle jettera le manteau de sa miséricorde entre le bâton de la punition et nous, et adoucira la colère du roi contre nous. »41 Cette position, tirant son origine dans le quotidien, est acceptée de grand coeur, même si les théologiens avertissent que Marie ne peut qu’être exaucée par Dieu, tandis qu’elle-même ne peut exaucer personne42. La tâche d’intercession de Marie occupera de plus en plus les esprits. Certains théologiens en trouvent l’origine déjà chez saint Irénée, qui l’appelait, au IIe siècle, « l’avocate d’Ève ». La première prière adressée à la Vierge – sans demande d’intercession – est notée en 379 par Grégoire de Nazianze. Un texte de saint Ambroise, pas encore inspiré lui non plus par l’idée d’intercession directe mariale, parle de la Vierge, modèle des vierges, qui accueille au ciel les filles s’étant modelées sur son image et les conduit auprès du Christ, qui demande leur grâce à son Père. Un panégyrique de Grégoire le Thaumaturge, attribué à Grégoire de Nysse, et un discours de Basile de Séleucie témoignent qu’au Ve siècle la croyance en l’intercession mariale finit par s’enraciner, puis s’accroît considérablement aux siècles suivants, notamment en Orient, tout en exerçant une forte influence sur l’iconographie43. L’immense popularité de la Vierge commence avec Romanos le Mélode, qui, au VIe siècle, affirme que l’intercession de Marie est un corollaire de sa divine maternité. Dans le premier 40 GEORGE 1966. 41 WARNER 1989, 260. 42 RÉAU 1956-1957, II, 96-97. 43 JOURJON 1996. 22 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Hymne sur la Nativité, il lui laisse constater : « Ce n’est pas en vain que j’allaite le dispensateur du lait », et dans le deuxième déclarer aux humains : « Je vais me faire votre avocate auprès de mon fils », à quoi l’enfant Jésus ajoute : « Ma mère, c’est pour toi et c’est par toi que je les sauve […]. C’est pour ta race que volontairement je m’allaite à tes mamelles. »44 Les innombrables et spectaculaires délivrances de Constantinople « par l’intercession de Sa maternelle assurance […] qui est au-dessus de l’intelligence » sont chantées par saint Germain de Constantinople dans ses homélies45. Du début du VIIe siècle, s’impose dans le monde byzantin la fête de l’Assomption de la Vierge, événement glorifié par toutes les homélies mariales : « Pendant qu’elle était sur terre, elle veillait sur tous […] élevée au ciel, elle demeure pour le genre humain un rempart inexpugnable, intercédant pour nous auprès de son Fils et Dieu. »46 Les apologies de la Vierge culminent en Orient à la fin du Xe siècle dans la mariologie de Jean le Géomètre fondée déjà sur la co-rédemption mariale. Pour lui, le Fils n’a rien fait sans elle ni elle sans le Fils. Après son ascension, elle l’a remplacé sur la terre, faisant fonction d’intercession en faveur de tous, même des ennemis et des juifs, et eux tous se tournaient vers elle en tant que Mère des humains. Mais son intercession éclate encore plus après son élévation au ciel où elle est pour nous deuxième médiatrice auprès du premier médiateur et où « elle demanda au Maître […] elle lui rappela le sein, la nourriture qu’elle lui avait donnée »47. Le Moyen ge occidental n’a pas moins prié la Vierge que l’Orient, et est, lui aussi, saturé d’exégèse scripturaire et patristique appuyant le recours à son aide. Les missels carolingiens s’adressaient aux saints, tandis que la louange à la Vierge commençait déjà à s’accompagner de l’appel confiant à son intercession, et les pauvres pécheurs la suppliaient dans tous leurs besoins. Ils sont énumérés par Ambroise Autpert au VIIIe siècle : « Réconforte les faibles, prie pour le peuple, interviens pour les religieux, intercède pour le choeur des moines, implore pour le sexe dévot féminin, qu’ils sentent ton soulagement tous qui dévotement célèbrent ton Noël. Aie la compassion avec les condamnés […] et interpelle ton propre fils pour nous. »48 C’est le sermon De Nativitate Sanctae Mariae de Fulbert de Chartres, du début du XIe siècle, qui, pour la première fois, appelle Marie avocate de l’humanité auprès de Dieu le Père : Ne vous abandonnez pas au désespoir pour autant, hommes et femmes. Plus vous voyez vos fautes s’accumuler devant le Seigneur, plus adressez vos soupirs à la mère de Dieu, qui est pleine de miséricorde : parce que vous avez, auprès du Père, pour intercesseur le Fils même de la Vierge, et celui-ci intercédera pour vos péchés, à condition que vous espériez recevoir la grâce de lui-même ainsi que de sa mère.49 44 ROMANOS LE MÉLODE 1965, 74-75, 100-107 (10, 23 ; 11, 10-15). 45 GRUMEL 1958, 205. 46 WENGER 1966. 47 WENGER 1966. 48 BARRÉ 1966. 49 BARRÉ 1966. 23 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Dans son Rationale de la fin du XIIIe siècle, le liturgiste Guillaume Durand prescrit quatre grandes fêtes mariales distribuées sur l’année entière en affirmant que « la Vierge mérite en tout temps notre culte, parce qu’en tout temps elle intervient pour nous auprès de son Fils »50. Ainsi les invocations à Marie, en comparaison avec celles adressées aux autres saints, sont de plus en plus fréquentes dans la liturgie, en toutes ses formes, même dans la dévotion privée. Thomas d’Aquin explique leur popularité : les saints pouvaient aider seulement dans certains cas, tandis que l’intercession mariale est plus forte et aide en toutes circonstances. Non pas seulement physiques, car c’est notamment en raison de la confiance dans son intercession pour les âmes des pécheurs, qui pouvait réconforter leur psyché tourmentée, que l’on se mettait toujours davantage sous la protection de la Vierge. Si les fléaux terrestres frappaient les hommes, ils cessaient un jour ou l’autre, par contre, le Tribunal céleste les menaçait perpétuellement de son inconcevable irrationalité ; or la Vierge était capable d’apporter son aide dans les deux cas. Même si Gratien dément que son intercession au jour du Jugement dernier soit efficace, saint Anselme lui adresse l’invocation suivante : Vers toi, Dame très puissante et miséricordieuse, moi pécheur et trop pécheur en toutes choses, je me réfugie anxieux. Me voyant, Dame, devant la justice toute-puissante du Juge hésitant, et considérant l’intolérable véhémence de sa colère […] de qui implorerais-je avec plus d’efforts l’intervention, que de celle dont l’utérus abrita la réconciliation du monde ? […] De qui l’intercession obtiendra plus facilement le pardon du coupable, que de celle qui a allaité ce juste vengeur et ce pardonneur miséricordieux de tous et de chacun ?51 L’iconographie de la Double intercession L’attente de l’an 1500, bien « servie » en catastrophes, fut marquée de terreur collective, provoquée par les prophéties millénaristes, par les sermons mystiques et apocalyptiques de nouvelles sectes, et aussi par d’autres états de crise annonçant la Réforme. Les gens dans le désespoir cherchaient la consolation et ils la trouvaient tant dans les mouvements collectifs que dans l’isolement spirituel de la prière et de la contemplation pieuse des images dont les sujets terrifiants leur étaient proches. Les martyres de toutes sortes, de même la Danse de la mort, le Jugement dernier, la Passion et autres motifs cruels les alertaient des dangers inattendus les guettant à chaque pas et les avertissaient de l’état d’effroi qui leur était réservé dans l’au-delà. Peu à peu, les artes moriendi familiarisent les gens à la mort. Philippe Ariès en décrit l’iconographie : « Le jugement n’a plus lieu dans un espace interplanétaire, 50 Guillelmi Duranti Rationale 2000, 35 (7, 7, 2). 51 SEIDEL 1977 ; traduit dans WIRTH 1999, 445. 24 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval mais au pied du lit, et il commence quand l’accusé garde un peu de souffle. […] La Vierge découvre son sein, le Christ montre ses plaies. Alors Dieu accorde sa grâce. »52 Le risque le plus terrifiant, celui d’une mort subite privé de confession et d’absolution, donc directement sous la menace d’une condamnation aux ténèbres de l’enfer, peut être évité grâce à l’aide de Marie53. Au XIe siècle, Jean de Fécamp, auteur des Méditations, plus tard attribuées à saint Augustin, supplie ainsi Dieu : « Satisfais mon appel et mon désir par l’intercession et les mérites de la glorieuse Vierge Marie », et il nomme le Christ « mon avocat auprès de Dieu le Père »54. Les deux, mère et Fils, garantissent donc mieux au croyant l’accès à Dieu, c’est pourquoi dans l’iconographie aussi, il est rare que la Vierge supplie Dieu le Père toute seule ; le plus souvent, elle est accompagnée du Christ. Mais en intercédant, la mère communique avec son Fils adulte d’une manière aujourd’hui peu habituelle. Soutenant son sein dénudé de la main gauche, elle le dirige vers le Christ, agenouillé devant elle. Trois bénédictins, morts dans les années vingt et trente du XIIe siècle, se sont penchés méticuleusement sur les effets de ce geste de Marie. Son succès est assuré, constate Geoffroy de Vendôme, car à travers ses ordres, elle peut obtenir du Christ tout ce qu’elle désire ; considérée par Dieu comme première parmi les créatures, elle n’aurait jamais renoncé à ses droits maternels. Son fils, aussi Dieu tout-puissant, « celui qui de toi a pris chair / il exaucera ta prière, / il ne te refusera rien, / lui que ton sein a allaité »55. Guibert de Nogent assure que le Christ, en tant que bon fils, a une telle estime envers l’autorité de sa mère que celle-ci, ainsi légitimée « plutôt ordonne qu’implore sa bienveillance »56. Quand Eadmer ajoute encore que parfois le salut peut être obtenu promptement en invoquant son nom plutôt que celui de Jésus, le thème du rôle primordial de Marie est bien établi57. Or, l’iconographie de la Double intercession est élaboré le plus précisément par Arnaud, abbé de Bonneval, près de Chartres, mort après 1156 : « Désormais l’accès de l’homme à Dieu est assuré ; la cause du premier est transmise du Fils au Père et de la Mère au Fils. Le Christ, le côté dénudé, montre au Père son côté et ses plaies ; la Vierge montre sa poitrine et ses seins ( pectus et ubera) à son Fils, et là où ces monuments de clémence et ces insignes de charité concourent à la prière mieux que toute langue ne le peut, aucune demande ne peut être repoussée. Tout ce pourquoi la Mère supplie, le Fils l’approuve et le Père le donne. »58 Les propos d’Arnaud jouissaient d’une grande autorité. Ils furent promptement repris par son 52 ARIÈS 1975, 82. 53 ARIÈS 1975. 54 Patrologia latina, XL, col. 905 ; Méditations selon saint Augustin 1991, 133. 55 GEOFFROY DE VENDÔME 1996, 190-195 (102). 56 Patrologia latina, CLIX, col. 564a. 57 Patrologia latina, CLIX, col. 543c. 58 Patrologia latina, CLXXXIX, col. 1726-1727. 25 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval ami Bernard, et saint Bonaventure les avait attribués à ce dernier suite à sa réputation en tant qu’adorateur de Marie le plus célèbre. Cette conviction erronée, généralement acceptée par les personnages les plus importants, dura parfois jusqu’au XIXe siècle car la Légende Dorée lui assura une immense diffusion dans tous les domaines59. Les mêmes mots « Doulz chier fils, vez cy la mamelle / dont je te nourry bonnement ! » que dans un miracle français sont employés au milieu du XIIIe siècle par un prédicateur populaire de la Styrie et par les laudes italiennes60. Dans une pièce du bas Moyen ge, écrite à Berne, le jour du jugement dernier, la Vierge essaie de persuader le Christ de pardonner aux pécheurs. En sollicitant au nom de ses seins, elle lui rappelle que la pitié était dans sa nature dès sa naissance et que la protection des damnés était son devoir particulier. Elle- même éprouva tant de douleurs en assistant à la crucifixion de son Fils, que maintenant celui-ci ne pouvait lui refuser aucune faveur. Dans un jeu de la Passion pascale de Lucerne, elle s’adresse à lui d’une manière aussi directe : « Aie pitié des gens au nom des seins que tu suçais… »61 C’est pourquoi en ces temps-là, pendant la messe, au moment de l’élévation, les seins de la Vierge étaient mentionnés explicitement : « Je te salue, Rédempteur du monde, roi glorieux ; soit bénit le ventre qui te portait, les seins que tu suçais. »62 Le thème pénètre vite dans les arts plastiques. L’image de Saint-Prime dépeint admirablement son dramaturgie : bien que Marie montre ses seins à son Fils, il semble que celui-ci n’en tienne aucun compte, mais dirige tranquillement son regard vers le ciel. Si l’on résume la scène comme la fin d’une séquence cinématographique, on pourrait supposer que le Christ a remarqué les seins de sa mère et que, par la suite, il a levé sa tête pour poursuivre sa demande. En agissant de la sorte, il la souligne davantage par ses plaies qu’il expose d’une manière tout aussi ostensible que celle de sa mère lui montrant ses seins. Participant à l’iconographie de l’intercession conjointe, les fidèles s’adressent à Marie, celle-ci à Jésus, et ce dernier au Père, qui, se ravisant, retourne la grâce aux croyants. Bernard de Clairvaux, dévot de la Vierge aussi fervent qu’Arnaud, nommait cette élévation graduelle vers Dieu échelle de la Rédemption, du salut, de la grâce, etc. Dans son sermon sur la nativité, il a recommandé aux pécheurs qui avaient besoin d’un avocat de faire appel à Marie, qui serait exaucée par le Fils, et celui-ci, par son Père car : est-ce que le Fils peut ne pas exaucer et n’être pas exaucé ? Il a placé dans l’échelle des pécheurs sa plus grande confiance, la raison entière de son espoir. La Genèse raconte que Jacob a vu dans ses rêves l’échelle céleste qui symbolise la descente de Dieu vers l’homme et l’ascension de l’homme vers Dieu et au Moyen ge tardif, Marie devient la meilleure personnification 59 BOESPFLUG 1997. Cf. aussi Die “Offenbarungen” 1998, 32 (6-7). 60 WARNER 1989, 186. 61 MARTI, MONDINI 1994, 79. 62 HIRN 1912, 534 ; WARNER 1989, 186 ; KRETZENBACHER 1981, 44-46 ; MARTI, MONDINI 1994, 86; BONANI, BONANI 1997. 26 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval de cette échelle. Le Heilstreppe (l’échelle sainte ou escalier saint) est un important motif iconographique représentant plusieurs personnages échelonnés entre terre et ciel et inclut aussi la scène de la Double intercession63. Les gens du peuple le considèrent selon leur propre logique : si la médiation de Marie est douée d’une telle efficacité, pourquoi dans les cas particulièrement graves ne pas s’adresser aussi à d’autres saints et notamment au personnage auquel la Vierge, en raison de sa filiation, ne peut rien refuser, à savoir sa mère, sainte Anne ?64 La phrase-modèle de cet échelonnement sans fin – « Par Marie vers Jésus et par le Fils vers le Père » ( Per Mariam ad Jesum et per Filium ad Patrem) se répandit partout, et chaque samedi, la prière suivante était obligatoire : « Avec la glorieuse intercession de la Vierge Marie nous serons délivrés des chagrins de notre vie, ce qui nous permettra d’entrer dans la joie éternelle qui nous attend […]. Exauce-nous, Marie, car le Fils te respecte et ne te refuse rien. Fils, délivre-nous de ce que ta mère t’a demandé ! »65 Arnaud relève, dans la légende et la littérature grecques, avec le personnage d’Hécube, l’impact psychique du geste de la mère qui supplie en se réclamant de son sein. Il est presque certain qu’un texte, dans laquelle Germanos de Constantinople, au VIIIe siècle, salue les seins de Marie comme une coupe protectrice et conservatrice du genre humain, lui était familier. Et il est certain également que l’auteur grec connaissait les versets de L’Iliade dans lesquels les parents d’Hector, par des gestes pathétiques primordiaux, supplient en vain leur fils de ne pas aller se battre contre Achille. Le père s’arrache les cheveux blancs, tandis que la mère « se lamente en versant des pleurs. Elle fait d’une main tomber le haut de sa robe, de l’autre soulève son sein » (22, 79-80). Ce mouvement, exécuté pour exprimer de façon très vive le regret et le chagrin, était coutumier des pleureuses qui, dans leurs lamentations, vraies ou plutôt bien jouées, parfois pieuses, parfois intempestives, s’adressaient au dieu qui avait enlevé le défunt. Ainsi annonçaient-elles aux vivants la proximité de la mort en extériorisant d’une manière théâtrale les sentiments les plus profonds. On trouve le même motif dans la Bible avec le prophète Isaïe : « Frémissez, vous qui êtes altières, tremblez, vous qui êtes pleines de superbe ; dépouillez-vous, dénudez-vous, ceignez-vous les reins. Frappez-vous les seins… » (Is 32, 11-12). L’habitude de battre ou de montrer les seins dans une intention de persuasion repose sur la vieille croyance que la force de l’âme demeure dans le sein. Dans l’Antiquité, on trouve ce motif chez Eschyle, Tacite, Sénèque et Ovide, entre autres auteurs. Il fut transmis au Moyen ge par saint Jérôme, qui conseilla à Héliodore : « Même si, cheveux dénoués et robe déchirée, ta mère te montre les mamelles qui t’ont nourri […] vole vers l’étendard de la croix ! »66 On retrouve cette figure féminine exhibant et soulevant ses seins en guise d’aide 63 HECK 1997, passim et 184-193. 64 WIRTH 2003. 65 LANE 1973 ; DELUMEAU 1989, 212 ; BOESPFLUG 1997. 66 JÉRÔME 1949, I, 35-36 (14, 2) . 27 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval apotropaïque et d’intercession en maints endroits : Marco Polo, par exemple, mentionne une mère de l’Inde du Sud qui montrait à son fils, se battant avec son frère, les mamelles qui les avaient allaités tous deux. Il n’est donc pas surprenant que les théologiens chrétiens aient attribué la même attitude à l’intercession de Marie. Elle était popularisée par une légende, qui vit le jour aux alentours de Jérusalem, où, le mercredi de la semaine sainte, la Vierge a voulu dissuader son Fils de se rendre à Gethsémani. Malgré l’appel à ses seins, son intervention fut vaine, car la Passion était un plan divin prémédité67. L’Homme de douleurs Dans les arts plastiques, le motif de la Double intercession fut introduit relativement tard. Comme pour tant d’autres thèmes iconographiques médiévaux, le manuscrit Speculum humanae salvationis, dont on trouve aujourd’hui encore 350 exemplaires, servit de prototype (figs. 9, 10). Écrit avant 1324 par Ludolphe de Saxe (ou le Chartreux), il représente la vie de Jésus en préfigurant chaque scène du Nouveau Testament par les prophéties tirées de l’Ancien Testament ou de l’histoire profane. Dans les variantes illustrées du manuscrit, l’image de la Vierge aux seins nus devant son Fils est confrontée à celle de la reine Esther qui s’est rendue chez le roi Assuérus « pour implorer sa clémence et plaider la cause du peuple auquel elle appartenait » (Est 4, 8), tandis que l’image du Christ exhibant ses plaies est préfigurée par une scène d’ Historia Scholastica, écrite en 1170 par Pierre le Mangeur. Celui-ci présente l’histoire du général romain Antipater se disculpant devant Jules César – assis en une pose impériale – en arborant ses blessures reçues au combat. L’auteur souligne le pouvoir psychique du langage du corps : « Antipater, en se dénudant et en montrant ses nombreuses blessures, a dit que les mots n’étaient pas nécessaires car les cicatrices seules criaient en leur silence. »68 De plus, le nom de ce général annonce la pose du Fils devant le Père : anti pater 69. Il est fort intéressant qu’au motif de l’exposition de la poitrine dénudée s’attache aussi le nom d’un autre Antipater, celui-ci du IIIe siècle avant J.-C., dont le matricide est rapporté par Justin l’historien : « La reine Thessalonice est mise à mort par son fils Antipater : elle lui demanda en vain la vie par le sein qui l’avait nourri. »70 L’iconographie de la Double intercession réunit des histoires différentes, pourtant seul le motif du Christ intercédant se trouve dans la Bible : « Le Christ Jésus, celui qui est mort, que dis-je ? ressuscité, qui est à la droite de Dieu, qui intercède pour nous ? » (Rm 8, 34, cf. He 7, 67 PERDRIZET 1908b, 237-252 ; VLOBERG 1938, 203-210 ; PANOFSKY 1997 ; DUERR 1993, 72-81 ; MARTI, MONDINI 1994. 68 PERDRIZET 1908a, 74-75. 69 Speculum humanae salvationis 1907, 298-303 (1, 3) ; BOESPFLUG 1997, 44. 70 JUSTIN 1870, 191 (16, 1). 28 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 25 ; 9, 24). Ces mots suggèrent le type iconographique de l’Homme de douleurs qui éprouve la mort et la résurrection du Christ en même temps, tel qu’il est prophétisé déjà par Isaïe : « Objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance, comme quelqu’un devant qui on se voile la face, méprisé […] de la plante des pieds à la tête, il ne reste rien de sain. Ce n’est que blessures, contusions, plaies ouvertes, qui ne sont pas pansées ni bandées, ni soignées avec de l’huile. » (Is 55, 3 ; 1, 6) Le motif fut décrit pour la première fois par Bède le Vénérable au VIIe siècle, ensuite on le commenta abondamment. Toutes ses argumentations établissent un paradoxe qui ne peut être compris d’un mortel, conçu selon les lois d’une nature humaine limitée par la grâce divine ; semblablement à une sainte doctrine, son mystère ne doit être reçu que par la foi. Dès que le Christ est né, il a agi comme Dieu, puis il a été torturé et est mort en tant qu’homme, bien qu’en tant que Dieu il lui était impossible de mourir. Ce temps de la vie et de la mort de Dieu et de l’homme en tant qu’une seule et même personne dure jusqu’à la mort humaine du Christ ; ensuite, d’une façon mystérieuse, en tant que Dieu il reprend vie et se comporte en mort vivant et en Dieu à la fois71. Une fois encore c’est saint Bernard qui donne une description très précise de sa vision de l’Homme de douleurs : Il voit se dresser devant lui l’image sacrée de l’Homme-Dieu, tantôt naissant, tantôt au sein maternel, tantôt enseignant, tantôt mourant, tantôt ressuscitant ou montant au ciel. Et quelle que soit l’image qui se présente, elle fixe nécessairement l’âme dans l’amour des vertus, extirpe les vices de la chair, met les séductions en déroute, apaise les désirs.72 Un manuscrit franciscain d’entre 1293 et 1300 est composé de prières attribuées à saint Bernard portraituré dans l’initiale O. Elles sont adressées à la Passion, à la plaie, à l’eau, au sang, et créent une atmosphère de compassion intense, personnelle et directe, en dénommant « Christ » le refuge et le repos du saint. Ces prières se terminent par une autoaccusation typiquement bernardienne : « Qu’as-tu donc fait pour tant souffrir ? À coup sûr, je suis la cause de ta souffrance. » En bas de page se trouve la miniature la plus ancienne de l’Homme de douleurs dans l’art occidental. Le Christ, saignant en abondance, est contemplé par saint Bernard, qui invite le croyant à l’imiter jusqu’à ce qu’il se livre à l’extase où la différence entre la vie et la mort se dissipe comme lui-même a pu l’éprouver73. Le Christ en tant qu’Homme de douleurs de Saint-Prime est présenté agenouillé, dans une position qui est une forme abrégée de la prosternation et une attitude de supplication. À première vue, cette position semble peu appropriée au Fils de Dieu, à Dieu lui-même, même s’il achève de la tenir devant son Père. Mais son iconographie est justifiée par le Pseudo- Bonaventure qui déclare dans ses Méditations que le Christ, en arrivant au paradis, s’est 71 BELTING 1998a, 1-9. 72 BERNARD DE CLAIRVAUX 1998, 137-139 (20, 6) ; cf. aussi SIMSON 1990. 73 OS 1992 ; BELTING 1998a, 196-199. 29 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval mis à genoux devant Dieu74. Sa pose active d’orant rappelle son attitude de juge suprême, mais ses plaies sanglantes témoignent qu’il est ou qu’il a été mort. Finalement, ce sont ses yeux ouverts regardant vers les cieux qui prouvent qu’il a – le seul parmi les humains – vaincu la mort et qu’il n’a pas seulement souffert pour les péchés de l’humanité lors de sa vie terrestre, mais que sa Passion se poursuit75. Après sa mort, il s’est montré à ses disciples qui ont cru apercevoir un esprit. C’est pourquoi il leur a ordonné : « Voyez mes mains et mes pieds ; c’est bien moi ! Palpez-moi et rendez-vous compte qu’un esprit n’a ni chair ni os, comme vous voyez que j’en ai. » (Lc 24, 39) Cependant, il n’est pas apparu seulement à ses disciples, mais aussi à Grégoire le Grand dans une de ses révélations vers l’an 600, et de même à un prêtre à Bolsena en 1263 ; tous les deux doutaient du corpus verum, de sa résurrection et de sa présence réelle dans l’Eucharistie. Les blessures mortelles de son corps sont signes du destin d’un homme mortel et chaque homme mortel qui les voit dans l’image du vivant doit reconnaître qu’elles témoignent du corps de Dieu immortel76. L’Homme de douleurs ( vir dolorum) n’est pas représenté dans l’église uniquement pour susciter la pitié, mais aussi pour prouver que le Christ peut avoir pitié d’un croyant. Comme type iconographique, il renvoie en même temps à la Passion et à la Résurrection. Ses apparitions montrent que sa chair, née du sang de la Vierge, était de la même substance que l’hostie et le vin dans le calice, élevés pendant la messe. Cette conception est encore plus accentuée dans les images du Christ de douleurs où de l’un de ses pieds pousse une vigne qui monte jusqu’à sa main en transperçant la paume, et où, de son autre pied, sort une tige de blé qui de son épi traverse la paume de l’autre main. Tout le corps est couvert de sang qui coule dans un calice surmonté d’une hostie ainsi que le Christ devient une véritable source, voire une fontaine de sang ( Christus als Blutquell 77) (fig. 11). Une telle représentation n’est plus celle d’une Pitié de Nostre Seigneur abstraite, comprise seulement comme signe de transsubstantiation, elle est étroitement liée à une fête prescrite en deuxième moitié du XVe siècle, transfiguratio Domini, célébrée le 6 août, jour de plein été, entre la moisson du blé et la maturation du raisin78. La source iconographique première de la scène de l’Intercession unissant l’Homme de douleurs, la Vierge et Dieu le Père, est le groupe de la déesis dans les représentations du Jugement dernier. Il s’agit d’un motif byzantin dont le nom signifie « demande », démontrant ainsi la coutume selon laquelle à la cour de Byzance, une personne était en charge de servir de médiateur entre le solliciteur et l’empereur. Dans l’art, ce mot a deux sens, d’un côté il désigne 74 CAULIBUS 1997, 342 (105, 170-171). 75 KIECKHEFER 1984, 111. 76 PANOFSKY 1997 ; BELTING 1998a, passim. 77 Selon l’expression de KRETZENBACHER 1997, 32. 78 Il y a un groupe de ces motifs, peints au XVe siècle surtout par Friderich de Villach, son fils Janez de Ljubljana et son disciple Thomas de Villach en Carinthie alors slovène (Deutschen Griffen, Tessendorf-Klagenfurt, Thörl-Maglern), à l’est du Tyrol et en Bavière, cf. KRETZENBACHER 1997, 7-21 et passim. 30 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval les icônes votives, et, de l’autre, le motif de Dieu à qui s’adressent Marie et Jean-Baptiste à genoux, plaidant chacun de son côté. En Occident, le motif des deux solliciteurs symétriques s’est développé dans l’iconographie funéraire, surtout dans les scènes du Jugement dernier sur les tombeaux, les épitaphes et sur les colonnes votives de la peste. Dans l’église de Krtina en Slovénie, une fresque du Jugement dernier incorporant le motif du Tribunal céleste, avec le Christ-Juge, douze apôtres et la déesis, est peinte entre 1495 et 1500, juste à gauche de La Double intercession, aujourd’hui partiellement détruite (fig. 12). La scène de La Double intercession ornait, à l’époque aussi, l’autel principal de la même église. Comme autre origine du motif de la Double intercession, il faut rappeler la confrontation de l’Homme de douleurs in forma pietatis avec la Vierge dans les images depuis le XIVe siècle, où celle-ci n’expose pas ses seins79. Mais on connaît aussi d’autres cas où elle le fait, par exemple, dans de nombreux polyptyques qui montrent sur un volet Marie aux seins nus et sur l’autre l’Homme de douleurs ; ou encore dans le Jugement dernier ou dans les autres scènes où le Christ dénude sa plaie mortelle en guise d’avertissement des pécheurs, tandis qu’à ses côtés se trouve la Vierge, la main posée sur son sein, seule ou accompagnée de saint Bernard80 (fig. 13). Il est intéressant de signaler que la symétrie stricte de la composition ne reflète pas fidèlement le pouvoir respectif des deux personnages, car selon les croyances en vigueur, celui qui a péché contre Dieu le Père ou contre l’Esprit saint peut trouver le pardon grâce à l’intercession du Christ, et celui qui a péché contre le Christ grâce à l’intercession de la Vierge81. La fresque de Saint-Prime reprend donc l’iconographie typique du motif de la Double intercession avec les trois personnages principaux, en omettant l’Esprit saint qui habituellement s’interpose entre le Fils et le Père82. La figure de ce dernier, au glaive, entourée des nuages, apparaît très fréquemment dans les différentes scènes médiévales ; elle repose sur les termes mêmes des Psaumes : « Dieu le juste juge, lent à la colère, mais Dieu en tout temps menaçant. Si l’homme ne se reprend pas, qu’il affûte son épée… » (Ps 7, 12-13), et sur d’autres passages bibliques ( e. g. Dt 32, 41 ou Ez 21, 3 sq. )83. Mais pour L’image de la peste, on peut proposer plutôt comme source iconographique le texte très précis du Lévitique qui décrit d’abord les instruments de la vengeance divine, semblables aux fléaux qu’on voit dans notre image : Je vous assujettirai au tremblement, ainsi qu’à la consomption et à la fièvre qui usent les yeux et épuisent le souffle. Vous ferez de vaines semailles dont se nourriront vos ennemis 79 PANOFSKY 1997, fig. 29 ; BELTING 1998a, figs. 13, 18. 80 Cf. MEISS 1953-1954. 81 À vrai dire, PANOFSKY 1997 insiste sur le fait que l’iconographie de la Double Intercession soit encore plus compliquée. 82 À propos de l’absence d’Esprit saint voir aussi KRETZENBACHER 1981, 79-80. 83 DINZELBACHER 1996, 159-163. 31 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval […] votre force se consumera vainement, votre terre ne donnera plus ses produits et l’arbre de la campagne ne donnera plus ses fruits […]. Je lâcherai contre vous les bêtes sauvages qui vous raviront vos enfants, anéantiront votre bétail et vous décimeront au point que vos chemins deviendront déserts […]. Je ferai venir contre vous l’épée qui vengera l’Alliance. (Lv 26, 14-25) Notre fresque est une des premières réalisations de la Double intercession où la figure plus traditionnelle de Dieu et ses flèches est remplacée par celle de Dieu et son glaive. Un autre exemple très connu est donné par un tableau votif ou une épitaphe d’Hans Holbein l’Ancien, peint pour un citoyen d’Augsbourg, en 1508 ; le glaive y est mentionné par une inscription en haut (fig. 14). À gauche, le Christ agenouillé s’adressant à Dieu introduit les doigts dans sa plaie. Au-dessus de lui on lit des vers rimés en haut allemand : « Regarde, Père, mes plaies rouges / aide les gens à sortir de tous les fléaux / avec ma mort amère ». Grâce à leur concordance, les rimes soulignent l’effet de la prière phonique : « wunden rot, aus aller not [...] bittern tod » et devaient résonner avec effroi aux oreilles du public. De la même façon riment les vers au-dessus de la Vierge à droite : « Seigneur, rengaine ton glaive / que tu as dégainé / et regarde mes seins / que ton fils a sucés ! ». Marie appuie son imploration de Dieu avec son sein, tiré d’en dessous de son vêtement, saisi si fortement que le lait en jaillit. Entre la Mère et le Fils se trouve le Père l’épée mi- tirée dans la main gauche, dans la même attitude que celle du Dieu de Saint-Prime. L’inscription relative à Dieu narre sa pitié, aussi peut-on supposer qu’il a réellement dégainé son glaive qu’il avait levé sur les membres de la famille Schwartz, peints en bas du tableau. Parmi eux se trouve Ulrich, maître d’une corporation, condamné à mort par le moyen de l’épée en 1478. Le glaive se rapporte donc à un événement concret et ne vise pas les trois fléaux comme dans la fresque de la peste. Dans un tableau de Heilbronn, l’épée est particulièrement mise en relief par le Christ, qui saisit la main de Dieu tenant le glaive dégainé pour l’empêcher de frapper mortellement84. À Saint-Prime, le geste divin ne peut pas s’expliquer par lui-même, ni même en relation avec les scènes de fléaux, il reste ambigu. Le visage de Dieu ne révèle rien non plus, son regard indifférent se dirige vers la terre, n’exprimant pas de signes particuliers d’une quelconque intention. Le geste de sa main gauche ne permet pas de savoir s’il s’apprête à dégainer ou à rengainer l’épée. Autant vaut pour sa main droite ; la façon dont elle tient la poignée ne permet pas de trancher sur l’intention divine. La description objective ne suffit donc plus, il faut recourir à l’interprétation. Entre les deux intentions supposées contraires de Dieu réside une différence essentielle qui, en suscitant le suspense psychologique, influence fortement 84 KRETZENBACHER 1981, 71-75 ; KOEPPLIN 1983 ; BOESPFLUG 1997. Un autre exemple de la même époque de Dieu le Père l’épée à la main entre la Vierge tendant son sein et le Christ à genou qui montre ses stigmates se trouve dans San Marcello di Paruzzaro, cf. RIGAUX 1996, 169, n. 64 ; on trouve le même motif de l’an 1523 aussi à Radlje, en Slovénie. 32 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval la perception et requiert du spectateur l’adoption d’une attitude personnelle à l’égard des croyances religieuses et des autres facteurs anthropologiques liés au sujet de l’image. Cet échec d’une interprétation univoque rappelle le dilemme herméneutique qu’Hubert Damisch a exposé en se demandant si l’énigme des oeuvres d’art implique « la possibilité d’une résistance, voire celle d’une censure, d’un refoulement dont les conséquences se laisseraient déceler au niveau même de la description ? »85 C’est Régis Debray qui donne une reponse indirecte : « Non, il n’y a pas de perception sans interprétation. Pas de degré zéro du regard (ni donc d’image à l’état brut). Pas de couche documentaire pure sur laquelle viendrait se greffer dans un deuxième temps une lecture symbolisante. Tout document visuel est d’emblée une fiction. »86 La question s’est posée déjà à Freud, à propos du Moïse de Michel-Ange. D’après l’interprétation traditionnelle, Moïse, furieux contre le peuple juif, était sur le point de se dresser pour briser les Tables de la loi. Freud propose une lecture différente des séquences « filmiques » imaginées de l’action et du mouvement régressif de la main droite. Selon lui, Moïse est représenté au moment où, dans une poussée de colère, il veut s’élancer de son siège et jeter les Tables loin de lui pour se venger de son peuple, « mais il a vaincu la tentation, il va rester assis ainsi, sa fureur maîtrisée, dans une douleur mélangée de mépris »87. Il serait difficile de dire que toute l’image de Saint-Prime soutienne une interprétation favorable de l’action divine, car l’effroi est fortement présent dans les scènes de l’arrière-plan. Un seul espoir de salut pourrait venir de la confiance en la compassion immense de Marie, qui, par son influence maternelle sur son Fils, est censée persuader Dieu de rengainer son glaive. Sans une analyse approfondie de toutes les sources, il est donc impossible de répondre à la question posée par Martin Luther seulement quelques décennies après l’achèvement de notre image : il se demande si Marie se trouve auprès de Dieu en tant que suppliante qui ne peut faire autre chose qu’implorer pour le peuple, ou en tant qu’avocate, qui obtient la grâce pour ceux qui s’adressent à elle. Sa capacité d’être avocate présuppose que la réussite de ses prières auprès de Dieu résulte de ses propres mérites88. 85 DAMISCH 1971. 86 DEBRAY 1992, 80 ; voir aussi CARRIER 1991. 87 DAMISCH 1971. 88 KOEPPLIN 1983. 33 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Sang et lait divins Fides est virtus qua creduntur quae non videntur. La foi est la force par laquelle on croit en ce qu’on ne peut pas voir. Speculum morale, XIVe siècle Le symbolisme symétrique de l’ostentation des seins de Marie et des plaies du Christ face au geste de l’intervention divine se produit dans une dialectique hiérarchique qui s’appuie sur la doctrine théologique en vigueur au Moyen ge. L’allaitement est le fait le plus commun, alors qu’il a toujours un sens plus profond en raison de croyances selon lesquelles le lait transmet aussi le caractère des parents. En témoigne, par exemple, la conviction bien ancrée que le génie sculptural de Michel-Ange est dû au fait qu’il ait été confié à une nourrice, fille ou femme d’un tailleur de pierre89. On connaît dans toutes les civilisations des représentations de mères qui assurent l’existence physique de leurs descendants par le lait, ou de déesses qui, de la même façon, lèguent leurs qualités divines. En particulier, en Égypte ancienne l’allaitement confère des attributs religieux, politiques et juridiques. L’archétype matriarcal est la déesse mère Hathor, vénérée sous la forme d’une vache à traire. Elle a donné naissance à un fils, devenu son mari, toujours nourri à son sein. Plus tard, ce fut au tour d’Isis par son lait céleste de distribuer le pouvoir impérial, la divinité et l’immortalité. « Avec mon lait pur la vie entrera en tes membres », déclare Isis au pharaon Sésostris sur une inscription de Nubie90. Elle n’allaitait pas les pharaons uniquement après l’accouchement, mais pendant tous les rites de passage. Par cet allaitement divin, le pharaon accède à une nouvelle existence, où il puise la force et la capacité nécessaires pour accomplir sa mission royale. D’après ces modèles, les relations familiales et fonctionnelles entre dieux et hommes ne pouvaient que se développer. En toute logique, dans une nouvelle religion qu’était le christianisme, le concept chrétien d’un Dieu homme, mais en même temps fils, époux et père, n’aurait rien eu de bien choquant91. Parallèlement à la cosmogonie égyptienne, on note dans d’autres civilisations l’existence de rites initiatiques dans lesquels on allaitait les hommes adultes pour qu’ils pussent renaître dans une vie nouvelle et éternelle. Le lait fait l’objet de beaucoup d’estime dans la Bible en tant que nourriture prête à la consommation et qui, en plus, n’enivre pas. C’est pourquoi on en trouve – comme d’ailleurs du miel – en abondance dans la Terre promise (Ex 3, 8 ; 3, 17 ; Is 7, 22). Les Grecs anciens croyaient que Sophia nourrissait avec le Logos, raison 89 Ici nous n’aborderons pas le phénomène de la mise en nourrice, même s’il permet d’établir une relation entre le sang et le lait selon une double parenté, cf. KLAPISCH-ZUBER 1983. 90 MESLIN 1994, 102. 91 JAMES 1959, 59-65. 34 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval pour laquelle les qualités surnaturelles de leurs dieux étaient censées être transmises par le lait. Pour acquérir l’immortalité, Héraclès, le fils d’Alcmène, une mortelle, fut placé par son père, Zeus, au sein d’Héra endormie. Épouse récalcitrante, elle l’a sevré si brusquement que le lait a jailli vers le ciel où, sous forme de Voie lactée, il constitue notre galaxie ( galaktos en grec et lac en latin signifient tous deux « lait »). Dans l’art, Héraclès allaité est souvent représenté en homme barbu adulte. Tertullien, mort vers 222, raconte que dans les mystères et les baptêmes un breuvage de lait et de miel était donné aux néophytes. En ce temps-là, Hippolyte de Rome précise qu’après le baptême l’évêque offre le pain et le vin puis « une coupe de lait mélangé à du miel en signe de l’accomplissement fait à nos pères d’une terre où coulent le lait et le miel »92. Ce mélange, reconnu comme nourriture divine en référence à la sainte chair et au saint sang, était marqué, en faisant promesse de paradis, du sceau de la symbolique eucharistique qui permettait de proclamer les initiés enfants du Christ. Son usage dans les services liturgiques fut interdit après le Ve siècle et il disparaîtra d’ailleurs aux siècles suivants93. Quant à Jésus, le lait lui a fait don d’une nature humaine et divine à la fois, ce qui se lit comme un paradoxe : du lait de sa mère dépend la vie de celui qui donne la vie, le sauveur du monde ayant ainsi reçu sa nourriture d’un être humain. Déjà les premiers pères de l’Église ne décrivaient pas Marie comme une simple mère, mais plutôt comme une femme bien à part, et la condamnation de l’hérésie nestorienne s’est produite autour de la question de savoir si Jésus a sucé ou non le sein de sa mère à la manière d’un homme. Au cours du Moyen ge, Marie a obtenu le statut de femme dont le ventre incarnait d’une manière mystérieuse le Fils de Dieu. Aussi le verset de saint Luc: « Heureuses les entrailles qui t’ont porté et les seins que tu as sucés ! » (Lc 11, 27) est devenu très prisé dans les pratiques de dévotion et de liturgie94. Par le lait de son sein Dieu est lié avec gratitude à celle qui l’a nourri, et les seins de la mère Marie, Mariae matris mammulae, sont vénérées comme le pont entre le ciel et notre monde à l’aide de tous les superlatifs possibles : Toi dont les seins bénis Emplis d’un don céleste Nourriront la terre de l’unique Gloire du ciel et de la terre…95 92 MESLIN 1994, 112. 93 BETZ 1984 ; ENGELBRECHT 1999. 94 Beata ubera que lactaverunt Christum Dominum est chanté par exemple pour l’Assomption, cf. Guillelmi Duranti Rationale 2000, 71-74 (7, 24). 95 Les rimes sont de Bède. Voir les autres louanges dans HIRN 1912, 360, 534-535 ; RONIG 1974 ; MARTI, MONDINI 1994. 35 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Soit que Marie fût une descendante de la figure universelle de grande déesse préhistorique, Mère des dieux et des hommes, comme l’étaient Isis, Astarté, Perséphone, Artémis, Déméter, Athéna, Cybèle, Freyja ou Pechtra, soit que le culte des autres héritières de la déesse mère s’éteignît parallèlement, en 431, le concile d’Éphèse reconnaît à la Vierge le titre de Mère de Dieu ( theotókos ou Sancta Dei Genetrix)96. En outre elle devenait, en tant que mère allaitante ( galaktotrofusa, Maria lactans), le modèle suprême de la grâce, de la charité et de la bonté. On trouve déjà les motifs de Marie nourrissant l’Enfant-Dieu dans les catacombes et sur les sarcophages romains à partir du IIe siècle. Puis, ce thème trouvera son apogée dans la peinture toscane du XIVe siècle. Si la Vierge était jusqu’ici représentée comme une divinité de l’au-delà, au Moyen ge finissant elle ressemblait de plus en plus à une femme contemporaine dont l’un des devoirs principaux était l’allaitement. Pseudo- Bonaventure décrit comment, tout de suite après l’accouchement, elle prodigue les premiers soins à Jésus installé dans son giron : « Avec son sein gonflé, comme le lui avait enseigné le Saint Esprit, elle le baigna ou l’enduisit tout entier de son suave lait. »97 La lactation de saint Bernard et les miracles du lait La maternité de la Vierge fut canonisée ; bien qu’elle n’ait pas conçu selon l’ordre naturel des choses et qu’elle n’ait pas souffert en accouchant – ou précisément pour ces deux raisons – sa vocation la plus importante fut d’allaiter le Christ et, à travers lui, toute l’humanité. La doctrine de saint Bernard dirigeait l’imagination vers les sources de la rémission divine. Dans son texte très connu, De aquaeductu, il argumente sur le fait que le contact direct de l’homme avec Dieu sera un jour indispensable, mais que pour le moment il n’est pas possible, parce que l’homme en tant que mortel est toujours sous l’emprise du péché originel. Dieu est maintenant trop éloigné, il est trop divin, et en proie à la fureur contre ceux qui le font souffrir. En revanche, le Christ est plus humain, étant le premier médiateur entre l’homme et Dieu. Sa pitié est comme l’eau régénératrice qu’il dirige vers l’homme par un aqueduc, fonction qui ne peut être incarnée par personne d’autre que par Marie. Elle est comme un canal à travers lequel la foi céleste descend vers l’homme. Dieu tient expressément à ce que ce soit elle seule qui jouisse du mérite de distribuer cette grâce. Elle est donc la nourrice des pauvres, elle offre à tous du lait et de la laine. À cette « mamelle avec laquelle Dieu nourrit ses orphelins », Bernard adresse une supplique : « Donnez-nous à boire de votre urne qui déborde ! »98. 96 Les hypothèses sont bien décrites dans BORGEAUD 1996. 97 CAULIBUS 1997, 30-36 (7). 98 Patrologia latina, CLXXXIII, col. 437-448. 36 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Saint Bernard était tellement inspiré par l’allaitement qu’il se scandalisait des mères qui n’allaitaient pas elles-mêmes leurs enfants. Il restait persuadé que par le lait s’était transmise la bonté de sa mère à ses sept enfants. Mais malgré les louanges de saint Bernard à l’endroit de Marie, malgré toute la confiance qu’il lui portait, les textes cisterciens, pourtant enclins à citer en abondance des miracles, notamment marials, ne font à propos de lui aucune mention d’une quelconque apparition de la Vierge, ni réelle, ni relevant de visions ou autres images. Cependant, les fidèles croyaient que son dévouement fervent envers Marie, sa vénération pour ses seins ne passaient pas inaperçus au ciel, et au cours de la seconde moitié du XIIe siècle, dans l’immédiat de sa mort, des légendes touchant à son rapport à la Vierge commencèrent à se propager. Elles furent probablement suscitées par Adam de Perseigne, mort vers 1200, qui dans ses lettres évoque à plusieurs reprises la lactation de l’âme par Marie. Selon lui, les hommes, encore petits enfants, trouvent refuge et repos dans le sein de Marie – la sainte mère l’Église, où leur âme boit à des mamelles remplies du lait spirituel99. D’après la version la plus populaire de ces histoires miraculeuses, Marie apparaît à saint Bernard pendant sa prière de l’ Ave maris stella – Salut, l’étoile de la mer au moment précis où il mentionne le rôle d’avocate qu’elle est censée remplir en faveur des hommes auprès de Dieu : « Montrez que vous êtes Mère. »100 Les mots latins Monstra te esse matrem deviennent très populaires et sont chantés aux vêpres101. Lors de cette vision, la Vierge sort son sein et asperge de quelques gouttes ou d’un jet de lait sa bouche en lui disant : « Suce et bois, Bernard ! »102 (fig. 15) D’après une autre variante, le saint s’endort pendant la prière, et « Nostre Dame li mist sa saincte mamelle en la bouche et li aprint la divine science »103 ; science qu’il aimait diffuser avec une éloquence si abondante qu’elle lui fit gagner le surnom de « docteur melliflu ». Il semble que saint Bernard reçoive le jet de lait marial à trois reprises et il demeure l’autorité incontestable dans le domaine des expériences mystiques touchant aux qualités miraculeuses d’allaitement ou d’onction du lait de la Vierge. Encore plus fréquemment que dans la tradition orale ou écrite, on trouve le thème de la lactation bernardine dans les arts plastiques, et c’est peut-être dans ce domaine qu’il faut en chercher vraiment les origines. Il commence à se manifester en Espagne au XIIIe et au XIVe siècle, bien avant que le miracle ne soit mentionné dans les textes, et les versions de la légende deviennent populaires dans toute l’Europe surtout à partir de la deuxième moitié du XVe siècle104. 099 Patrologia latina, CCXI, col. 604b-605a, 624b etc. 100 AHSMANN 1930, 32. 101 AHSMANN 1930, 16. 102 Cf. Patrologia latina, CLXXXV, col. 229a. 103 DUPEUX 1991, 165. 104 On trouve beaucoup de références sur la lactation bernardienne, cf. e. g. WITKOWSKI 1907, passim ; DEWEZ, ITERSON 1956 ; BÉTÉROUS 1975 ; DUBY 1976 ; FREEDBERG 1998, 321-337 ; DUPEUX 1991 ; HOLMES 1997. 37 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Par la réception du lait de Marie, Bernard devient le frère adoptif de Jésus. Or, son allaitement, tout en étant le plus célèbre, s’inscrit dans un très vaste complexe de miracles marials où le lait virginal avait des pouvoirs magiques. Pour que le Fils de Dieu même pût se nourrir de lait, celui de la Vierge ne devait être en aucun cas une boisson maternelle ordinaire et son sein seulement une glande mammaire non plus : à travers les deux, Dieu était lié par sa grâce à celle qui l’avait allaité. Les gouttes du lait marial devenaient précieuses. On commençait à leur consacrer des églises et des confréries : dans l’ Itinéraire, de l’humaniste italien Paolo Santonino, en 1486, on peut lire qu’à Villach, en Carinthie, région slovène à l’époque, dans l’église de Saint-Jacob, les fidèles ont dédié aux miracles marials un autel et « ont enterré en lui le lait tout saint de la Vierge bienheureuse en personne »105. On connaît différentes formes des reliques lactaires recueillies des quelques gouttes que Marie avait versées sur le sol de la grotte de Bethléem. En ce lieu, les gens raclaient la poudre blanche de nitrate des parois et la latérite du sol. Ensuite, ils égrugeaient cette dernière, la lavaient et l’exposaient au soleil jusqu’à ce qu’elle devînt blanche. Les croisés et les pèlerins la rapportaient tantôt en poudre dans des fioles, tantôt en tablettes en Europe, où soixante-neuf sanctuaires en revendiquaient la possession. Les événements miraculeux les plus fameux étaient ceux où la poudre se re-liquéfiait en lait comme à Naples, stabilisé à l’état liquide à l’occasion de toutes les fêtes de Notre Dame, mais demeurant à l’état caillé le reste de l’année106. En vertu d’une autre hypothèse, la poudre dériverait d’une pierre blanche dont le nom galactite est lié au lait ( Milchstein en allemand, lechar en espagnol, etc.), doué, entre autres, du pouvoir de donner du lait aux femmes qui en manquent ou de guérir les ophtalmies107. En sud de l’Allemagne, on trouve toujours trace de ces croyances dans un terme de conjuration populaire : Perlacka ( per lac Mariae, par le lait de Marie)108. Dans une source du commencement du XIVe siècle, dérivant de Penvénant en Bretagne, on trouve l’histoire d’une mère diffamée par son fils âgé d’une vingtaine d’années . Elle dénude ses mamelles, et, à genoux, les tend vers lui, le maudissant au nom des seins qu’il a sucés109. Les innombrables références à l’allaitement marial démontrent l’interpénétration des notions théologiques d’Église personnifiée qui nourrit avec la doctrine, et d’humanité de Marie, qui n’allaite pas Jésus seulement en tant que Dieu mais le réconforte aussi en tant 105 KRETZENBACHER 1981, 86-97. 106 WITKOWSKI 1898b, 109-116. 107 MÉLY 1889. 108 On jurait, au Moyen ge, par de différents objets sacrés et essentiellement par de différents membres et organes du corps divin ; entre autres, aussi par le sang de Dieu, par ses plaies etc., cf. BAKHTINE 1970, 191, 195. 109 « Deinde dicta mater, flexis genibus et extractis mamillis suis de sinu, dixit haec verba: “Ego do tibi maledicctionem meam, et maledicctionem mamillarum istarum quas suxit…” », cf. Monuments originaux 1887, 257-262. 38 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval qu’homme110. La prière Montre tes seins pour nous devient un leitmotiv. Parmi ceux qui sont exaucés, donc nourris, éclairés, inspirés ou soignés par le lait marial, on trouve dans l’histoire des personnages aussi notoires que saint Augustin, saint Dominique, Alphonse X le Savant, roi de Castille et de León, Alain de la Roche, Suso et quelques autres111. Cependant, les cas où le lait de la Vierge prodiguait effectivement la sagesse divine étaient rares. Seuls quelques moines, surtout cisterciens, d’esprit borné et mal éduqués, mais très dévots, acceptaient, après avoir bu du lait de la Vierge, la révélation des Écritures et obtenaient après de hautes fonctions ecclésiastiques. Plus nombreux étaient les malades, faisant l’objet de miracles ; dont le corps et le visage étaient déjà entièrement rongés par l’affection dont ils souffraient, la chair décomposée et mangée par les vers, et qui se retrouvaient guéris. Au XIIIe ou au XIVe siècle naquit la légende selon laquelle les gouttes de ce lait auraient guéri l’évêque Fulbert de Chartres, mort en 1028 : Étant visité de Dieu par un feu incurable qui lui brûlait et lui consumait la langue, et atteint d’une douleur insupportable qui lui ôtait le repos de la nuit, vit comme une dame illustre qui l’avertissait d’ouvrir sa bouche ; à quoi ayant obéi, elle fit à l’instant jaillir de ses mamelles sacrées une ondée de lait céleste et savoureux, qui éteignit subitement ce feu et rendit sa langue plus saine qu’auparavant.112 Le saint a recueilli les gouttes de ce lait, les a conservées et proclamées reliques. Les chroniqueurs rivalisaient entre eux pour décrire l’effroi face à ce dépérissement physique afin de souligner l’effet de retournement spectaculaire, causé par quelques gouttes de lait de « la douce mamelle ». À un autre clerc souffrant, Marie « moult doucement et par grant délit / de son douz sain trait sa mamèle / qui tant est douce, sade et bèle. / Si li boute dedenz la bouche ; / moult doucement partout li touche / et arouze de son douz lait »113. Dans les événements rapportés il s’agit de l’intervention de Marie en personne tandis que, dans les autres cas, il n’est pas toujours clair qu’elle apparaisse dans la réalité, en rêve ou en image, qu’il s’agisse ou non de tétée proprement dite, ni qu’elle offre sa mamelle pour être sucée ou pour en faire seulement jaillir du lait dans la bouche ou sur la blessure du malade114. Généralement il semble que, dans les apparitions, ce ne soit pas elle qui allaite en personne, mais que le lait provienne plutôt de statues ou tableaux la représentant et possédant de ce fait un pouvoir miraculeux. Mentionnons à ce propos l’histoire de ce Sarrasin qui doutait de la nature humaine du Christ, mais qui adorait l’image de la Vierge par laquelle il était allaité de la foi chrétienne et qui parlait explicitement de cette image 110 HIRN 1912, 359-366. 111 Suso compare son allaitement à celui de Jean Chrysostome, cf. SUSO 1977, 187-191. 112 SABLON 1860, 97. 113 GAUTIER DE COINCY 1857, 341-346, cf. aussi 347-360. 114 GÜNTER 1910, 43. 39 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval virginale comme s’il s’agissait de Marie en personne : Soudainement il en a vu sortir deux mamelles « si glorieuses et si bèles, si petites et si bien faites »115. Mechtilde de Magdebourg, voit au XIIIe siècle dans ses Révélations comment Marie avait allaité les prophètes et les sages déjà avant la venue au monde du Christ. Ensuite, après avoir nourri Jésus enfant, elle offrira son lait à la sainte chrétienté assemblée auprès de la croix, afin que tous les amis de Dieu pussent se réconforter à son sein. Lors de ses visions, Mechtilde recevait, elle aussi, dans sa bouche le lait marial qu’elle goûtait comme une lumière liquide de la révélation divine, un fluide doux en l’honneur de Dieu, évoquant l’amour du prochain116. Son ravissement extatique est donc fondé sur le motif de charité ( Caritas), qui est associée depuis l’Antiquité, à une compassion pour les faibles, jeunes ou vieux. L’allaitement chrétien est une vertu théologale qui consiste en l’amour de Dieu et en l’amour du prochain au nom de Dieu ( Caritas Dei et Caritas proximi) : les deux vertus sont le mieux personnifiées par la Mère miséricordieuse. C’est sa maternité, à la fois corporelle et spirituelle, qui donne le lait de la rédemption éternelle par l’amour de Dieu et en Dieu117. À la suite de cet exemple suprême, le lait des vierges reçoit durant tout le Moyen ge des qualités charitables diverses. Le cas de Christine Mirabilis l’illustre, qui vit dans le désert pour être proche du Christ ; celui-ci lui remplit les mamelles pour qu’elle puisse se nourrir de son propre lait doux118. Et, selon le modèle de Marie, les femmes mystiques, elles aussi, allaitent leur prochain, le guérissent par leur lait, ou sont invitées à pourvoir le Christ de leurs larmes et leur lait de compassion119. Marie – l’épouse et l’Église La pensée et l’iconographie chrétiennes établissent entre Marie et son Fils adulte un rapport qui est préfiguré par celui du bien-aimé ou époux et de la bien-aimée ou épouse dans le Cantique des cantiques ( sponsus et sponsa). Même si l’union sexuelle fait figure chez les chrétiens de métaphore du péché originel, dans ce texte biblique la rencontre entre l’époux et l’épouse, avec ses connotations d’attente passionnelle, d’éveil sensuel et de contacts intimes, illustre l’attitude spirituelle et l’union mystique. Le symbolisme marital abonde dans l’Ancien Testament, et l’on observe que dans les commentaires postérieurs au Cantique le Christ est crédité de la position d’époux suivant l’idée hébraïque que les gens de Dieu sont mariés à lui. Pour cela la tradition paulinienne désigne comme épouse du Christ non pas 115 GAUTIER DE COINCY 1857, 505-511. 116 MECHTILDE DE MAGDEBOURG 1976, 11-13 (1, 22). 117 MARTI, MONDINI 1994. 118 Acta sanctorum, le 24 juillet, 5, col. 652c. 119 FALKENBURG 1994, 26 ; HAMBURGER 1998, 308. 40 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval une âme individuelle, comme le veulent les gnostiques, mais l’Église glorieuse et immaculée en tant qu’ensemble de l’humanité120. Selon Origène, Écriture présente parle de cet amour dont est enflammée et brûle pour le Verbe de Dieu l’âme bienheureuse ; et elle chante par l’Esprit cet épithalame par lequel l’Église est conjointe et associée au Christ, l’Époux céleste, désirant lui être unie par le Verbe pour concevoir de lui […] eux qui ont bien été conçus de la semence du Verbe de Dieu, mais enfantés et mis au monde soit par l’Église immaculée, soit par l’âme qui ne recherche rien de corporel, rien de matériel, mais brûle du seul amour du Verbe de Dieu…121 Son contemporain, saint Cyprien, ajoute : « On ne peut pas avoir le Dieu pour père si on n’a pas l’Église pour mère. » ( De l’unité de l’Église catholique, 6) Saint Optat donne encore plus dans l’image en disant que Dieu est devenu Père de toute l’humanité dans la matrice sacramentelle de l’Église. Comme d’habitude, saint Augustin a consolidé le dogme : si l’Église enfante les membres du Christ, elle doit être entièrement la même que Marie. Les parents ne sont pour un mortel que le signe incomplet du couple complet et immortel. Nous tous sommes les fils de Dieu le Père et de notre Mère l’Église, couple uni par un lien de grand amour. Nos premiers parents sont donc l’Église et Dieu, et cette parenté donne naissance à la vie éternelle. Les métaphores de saint Augustin se veulent naturalistes ; il parle de « l’engendrement avec Sa semence » et du « petit enfant sorti du sein de sa mère comme un époux du lit nuptial »122. Pour l’Église, Ecclesia en latin, il était – en dépit de l’aversion notoire de la chrétienté primitive à l’encontre de la femme – indispensable d’en trouver une personnification féminine digne d’elle. Il apparaît à l’évidence que la virginité unique de Marie a incité les théologiens à la dénommer, entre autres, Église. Et si déjà dans les premiers siècles de la chrétienté une fille vierge devient sponsa Christi, et si le Cantique, en tant qu’allégorie de l’amour entre Dieu et l’âme humaine, permettait de reconnaître le Christ comme le bien- aimé, la bien-aimée, respectivement, devenait l’Église, la Mère de toutes les âmes fidèles et Marie à la fois. Pierre Chrysologue, dans la première moitié du Ve siècle, dénomme Marie mater et sponsa Domini, ouvrant ces mots à des usages divers par nombre de théologiens à travers tout le Moyen ge123. La situation commence à être encore plus complexe au début du XIIe siècle quand Rupert de Deutz proclame la Vierge non pas seulement l’épouse de Dieu le Fils, mais aussi l’épouse de Dieu le Père124. 120 BUGGE 1975, 59-67. 121 ORIGÈNE 1991, 123-125 (2, 46-48). 122 MIGLIORINO MILLER 1995, 137-147. 123 PIOLANTI 1958 ; OHLY 1958, passim. 124 RUPERT DE DEUTZ 1967, 75-83 (7-8). 41 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Saint Augustin interprète les seins de la bien-aimée du Cantique « Mon bien-aimé […] qui repose entre mes seins » (Ct 1, 13), « Tes deux seins, deux faons, jumeaux d’une gazelle, qui paissent parmi les lis » (Ct 4, 5) et les mots d’Isaïe « afin que vous soyez allaités et rassasiés par son sein consolateur, afin que vous suciez avec délices sa mamelle plantureuse » (Is 66, 11) comme une préfiguration de l’Église possédant, elle aussi, une paire de seins125. Le croyant est un petit enfant qui « colle avidement la bouche aux seins de sa mère […]. Or, sa mère, c’est l’Église dont les seins sont les deux Testaments des divines Écritures. Qu’il y suce le lait de tous les mystères… »126. Alain de Lille affirme que « les deux peuples, provenant et de la Judée et de la gentilité, sont rattachés au corps mystérieux de la sainte Église par la volonté de la Sagesse »127, tandis que Mechtilde de Magdebourg parle de la Vierge qui nourrit les saints, les martyrs, les vierges et tous les pécheurs avec le lait doux de ses deux seins que sont l’Ancien et le Nouveau Testament128. On trouve les associations positives à l’égard des seins marials aussi chez un des épigones de Raban Maur : « Les mamelles sont deux testaments […] les mots mystiques des Écritures saintes […] deux doctrines d’amour », tandis que les seins d’Ève et de ses filles pécheresses ne sont qu’ « excitants non permis […] désirs non permis »129. L’allaitement était la meilleure métaphore non seulement des études théologiques, mais aussi de l’enseignement en général, surtout de la langue en tant qu’instrument le plus important de tous les arts et en particulier de la grammaire – la source des artes liberales (fig. 16). Savoir signifiait se nourrir spirituellement de la connaissance – comme on se nourrit physiquement de lait maternel – car, comme il n’y a aucune différence entre savoir et croire ou bien que le croire est le savoir suprême, la boucle est bouclée : la nourrice la plus distinguée est l’Église qui nourrit les simples mortels130. Dans l’art médiéval, on trouve les représentations de l’ Ecclesia lactans où un chrétien (saint Paul) suce sa mamelle droite et un juif (Moïse) sa mamelle gauche131, ou bien la figure de la Synagogue dépourvue de seins est confrontée à celle de l’Église douée d’une paire de seins extrêmement replets132. C’est probablement un auteur Arménien, connu aujourd’hui sous le nom de saint Hyppolite de Rome, qui dans la première moitié du IIIe siècle associe pour la première fois 125 RONIG 1974. 126 Les mots de saint Augustin, en latin « Est autem mater Ecclesia : et ubera ejus duo testamenta scripturarum divinarum. Hinc sugatur lac omnium sacramentorum… » sont devenus une formule répétitive et généraient aussi la confusion mentionnée dans notre prologue entre les mots suggerens et sugens. Voir AUGUSTIN 1994, 186-187 (3, 1). 127 Patrologia latina, CCX, col. 983c-d. 128 MECHTILDE DE MAGDEBOURG 1976, 154-157 (4, 24). 129 SEIDEL 1977. 130 SEIDEL 1977. 131 Illustration de Commentaire des Évangiles de saint Jérôme, cf. SCHILLER 1976, fig. 211 ; on trouve un exemple moins connu sur le portail de San Lorenzo à Gênes, cf. WITKOWSKI 1908b, 143-144. 132 E. g. les panneaux peints du plafond de l’église paroissiale Saint-Martin à Zilis vers 1120, cf. WIRTH 1999, figs. 145-146. 42 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval les seins de la bien-aimée non seulement aux seins de l’Église mais aussi aux seins de Marie. Il écrit que la nouvelle Ève veut nourrir tous ses enfants pour qu’ils n’aient jamais faim ou soif133. Ses enfants absorbent le lait de ses seins et chacun, buvant de la loi évangélique, en prend nourriture pour l’éternité. Origène précise que les seins de l’épouse du Cantique ne sont ni pectusculum, « le haut de la poitrine », désigné et mis à part pour le sacrifice, ni pectus, « poitrine » du Seigneur sur laquelle reposa saint Jean (Jn 21, 20), comme ils sont appelés ailleurs dans les Écritures. Par contre, ils sont nommés ubera, mamelles ou seins au sens propre, donc par le même terme que celui qu’on utilise quand on parle de l’amour conjugal134. Le thème du symbolisme nuptial du Cantique prend depuis un grand essor qui culmine dans les écrits de saint Bernard. Il prêche que l’âme chez un mortel n’est jamais séparée du corps, et de par cet enchaînement fatal pendant la vie, elle ne peut pas rejoindre le Christ. En raison de la volupté charnelle et du péché, elle n’atteint jamais l’amour spirituel chrétien. La seule créature divine possédant une telle perfection, qui a permis l’union avec le Christ, c’est sa mère. Il faut comprendre ce lien du point de vue mystique et extatique, il ne peut pas être appréhendé selon les voies de la raison ou des sens. Marie a acquis la grâce par les baisers du Christ. Avec quel visage tranquille, avec quelle expression sereine, avec quels baisers joyeux fut- elle accueillie par son fils ! […] Heureux, certainement, étaient les baisers qu’il pressait sur ses lèvres lorsqu’elle l’allaitait et jouait comme une mère ravie qui tient son enfant sur son sein virginal. Mais sûrement, nous n’estimerons pas beaucoup plus heureux ceux, qu’en accueil béni, elle reçoit aujourd’hui des lèvres de celui qui est assis à la droite du Père, tandis qu’elle monte au trône de gloire, chantant un hymne nuptial et disant : « Qu’il m’embrasse avec les baisers de sa bouche ».135 Entre l’année 1135 et l’année de sa mort, 1153, saint Bernard consacre au Cantique quatre-vingt-six commentaires dans lesquels il fait de grands efforts pour interpréter l’énigme de la relation très compliquée entre mère et Fils. Malgré sa critique des excès de l’amour courtois, lui-même établit son propre rapport très passionnel envers Dieu, qui, d’ailleurs, diffère peu d’un rapport amoureux séculier. Il décrit des liens fort érotiques et intimes entre sponsus et sponsa tout en usant des termes d’amour spirituel dévolus à l’âme humaine : « Reconnaissez-vous, fille du Père, dans l’esprit du Fils, en même temps que l’épouse ou la soeur de ce même Fils […]. Elle est sa soeur, parce qu’elle a le même Père que lui. Elle est son épouse, parce qu’elle n’a qu’un même esprit. Car si le mariage charnel établit deux personnes en une même chair, pourquoi le mariage spirituel n’en unira-t-il pas plutôt deux en un même esprit ? » (Sermon 8, 9) D’après le premier verset du Cantique 133 GARITTE 1965, 23-53. 134 ORIGÈNE 1966, 76-79, 112-113 (1, 3 ; 2, 3). 135 Patrologia latina, CLXXXIII, col. 416. 43 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval « Tes amours sont plus délicieuses que le vin » (Ct 1, 2), tel qu’on le trouve dans la Vulgate, où le mot « amour » est traduit par « les seins » ( Meliora sunt ubera tua vino), saint Bernard en élabore le thème : l’épouse est fécondée (de saint baiser) ; ses seins se gonflent d’un lait abondant qui atteste sa fécondité. (Sermon 9, 7) L’épouse est ainsi perçue comme une mère ou une nourrice : « Les joies spirituelles que tes seins nous donnent surpassent la volupté de la chair. »136 Étant un saint populaire, le docteur melliflu s’adressait par son éloquence proverbiale aux simples fidèles et son grand modèle a été largement suivi jusqu’à la fin du Moyen ge. Les écrits autoritaires et populaires du saint même et ceux qui lui sont attribués n’inspirèrent pas seulement les Cisterciens mais aussi les autres ordres monastiques et tous les grands mystiques. Les récits et les images où les seins de Marie n’allaitent pas seulement son adorateur principal, Bernard, mais aussi les autres mortels, se sont répandus largement. Les seins mariaux sont de plus en plus glorifiés chez des auteurs tels que Pseudo-Richard de Saint-Victor, Pierre de Celle, Ruysbroeck, maître Eckhart, Tauler et Suso, pour ne citer qu’eux ; au XVe siècle, Thomas a Kempis appelait Bernard « le bien-aimé fort particulier de notre Vierge plus que bienheureuse »137. L’union maritale mystique, Brautmystik, fondée sur l’expérience de Bernard, devint très populaire et de nouvelles formes de dévotion se répandirent avec une telle force à cette époque-là que tout le monde éprouvait le désir de s’unir à la Vierge138. Le Rosaire Pour apporter davantage de réconfort aux désirs des fidèles, une nouvelle légende vit le jour, celle de saint Dominique que Marie allaite en lui offrant un rosaire. Alain de La Roche, défini par Huizinga comme « un représentant très caractéristique de la dévotion fantaisiste et de l’imagination religieuse ultra concrète du XVe siècle »139, va se servir de cette histoire. S’y référant, il narre sa propre vision au cours de laquelle la Vierge lui a ordonné de prêcher la récitation du rosaire et de fonder des confréries pour sa promotion. Il s’exécuta, et les confréries autorisées par le pape en 1495 – sous forme de communautés laïques dans lesquelles les membres mettaient en commun leurs biens – envahirent toute l’Europe. Afin de convaincre les gens de s’y inscrire, Alain de La Roche assurait à chacun une indulgence de 60 000 ans pour chaque rosaire récité. En récitant quinze dizaines d’Ave 136 BERNARD DE CLAIRVAUX 1996, passim. 137 DUPEUX 1991, 182. 138 On trouve en abondance les citations chez KRETZENBACHER 1981, 42-50 ; cf. aussi WARNER 1989, 277- 280 et DUPEUX 1991. 139 HUIZINGA 1967, 244. 44 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Maria – conformément au nombre des Psaumes – séparés par quinze Pater, les confrères méditaient sur la vie de la Vierge, du Christ et de Dieu. Les grains enfilés leur représentaient le diadème dont Marie avait été couronnée et chacun d’entre eux évoquait une partie de son corps. Alain affirmait en outre que la longue prière, qui fait entrer en transe, était proposée par Bernard, alors l’autorité de celui-ci se fit décisive aussi pour le rituel des confréries du rosaire. Leurs membres divulguaient leurs thèmes favoris, non seulement par l’écrit mais aussi par l’image, grâce notamment à la technique nouvelle de la gravure. Parmi les motifs les plus populaires, on notait la Lactation de saint Bernard, l’Intercession et la Vierge au manteau140. Les fresques de Saint-Prime prouvent dans quelle mesure l’art gothique s’est inspiré de l’enseignement bernardien en général, et de son concept de lien spirituel entre la Mère et le Fils de Dieu en particulier141. Sur le mur septentrional de l’église se déroule une monumentale chevauchée des Rois mages, qui par le sens de sa marche dirige le visiteur vers le choeur en lui indiquant la position privilégiée de l’image suivante, celle de La Double intercession ( L’image de la peste) (figs. 17, 18). L’enfant Jésus, devant qui les Rois mages sont en adoration, est assis sur les genoux de la Vierge figurant l’autel, et il lève la main en signe de bénédiction. Au-dessus, une étoile dirige ses rayons vers lui, le fils de Dieu, qu’elle désigne comme tel par la préfiguration de son destin dans la figure d’un petit enfant nu portant la croix sur ses épaules. Il ne s’agit pas de l’astre qui dans le récit de Mathieu précède les Rois en leur montrant le chemin (Mt 2, 9), étant donné que celui-ci se trouve déjà peint à gauche. Il s’agit plutôt de l’étoile dont l’apparence extraordinaire est décrite par Chrysostome et rapportée dans la Légende dorée comme « ayant la forme du plus bel enfant, sur la tête duquel brillait une croix »142. Ce phénomène prodigieux est observé par deux pages en tête du cortège, qui le montrent à leurs compagnons et aux spectateurs. Ces deux observateurs remplissent le rôle de « quelqu’un qui avertisse les spectateurs de ce qui s’y passe, que de la main il invite à regarder »143. Sa fonction donc, selon la théorie albertienne, consiste à introduire celui qui regarde dans l’image, à l’aider à se projeter dans l’espace de la représentation et à s’inclure dans son histoire, afin que l’illusion devienne la réalité. Le sens du voyage des rois, de l’Occident vers l’Orient, de l’entrée principale de l’église vers le choeur, mène le croyant de la scène de L’adoration vers l’image contiguë de La Double intercession, et vers le Bethléem symbolique – l’autel – où, à l’apogée du rite de la messe, l’hostie sainte devient le Christ. Chaque fidèle qui pénètre dans l’église est attiré par la beauté, la magnificence et le caractère physiquement imposant du cortège ; c’est une invite à suivre la même voie. 140 HUIZINGA 1967, 209-210 ; DELUMEAU 1989, 390-393. 141 Cf. DUBY 1976. 142 VORAGINE 1967, I, 69 . 143 ALBERTI 1992, 178-179 (2, 42). 45 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Il est ainsi fortement appelé à répéter le grand exemple des Rois mages en participant au sacrifice rituel et en apportant sa contribution spirituelle et concrète. Le sens sacramentel de l’Adoration est complété par l’image suivante, à droite, puisque les Rois ne s’adressent pas seulement à l’enfant Jésus dans le giron de la Vierge dans L’Adoration mais aussi à l’Homme de douleurs adulte dans La Double intercession, dont la figure rassemble les souffrances de la Passion et le symbolisme eucharistique144. Cette image de La Double intercession est aussi imposante145, elle est isolée solennellement par un cadre architectural et bien éclairée par les fenêtres qui lui font face, en contraste avec toutes les autres scènes de la vie « réelle » de la Vierge sur le mur sud, médiocrement exposées à la lumière. Ces scènes sont encadrées et arrangées d’après l’ordre chronologique ; elles sont plus petites et il faut les saisir séparément. Elles représentent l’Annonciation, la Visitation, la Nativité et les autres mystères, évoqués par les fidèles pendant la récitation du rosaire (figs. 19, 20, 21). À ces derniers, Alain de La Roche recommandait de contempler dans la méditation les images adéquates. Plusieurs éléments indiquent un lien entre nos fresques et une confrérie du rosaire en être le commanditaire. Tout d’abord, la prière la plus estimée par les membres des congrégations était Maris Stella, prière liée au motif de l’Intercession par les verses « Montrez que vous êtes Mère » ; en effet, en les chantant, Bernard fut allaité. L’autre preuve réside en un long rosaire tressé dans le remplage peint en trompe-l’oeil au- dessus de Marie et de l’étoile au Jésus de la scène de l’Adoration des Mages, précisément à l’endroit, donc, où la Vierge est introduite dans le cycle et son Fils reconnu en tant que Dieu. Les grains du rosaire sont d’habitude blancs comme le lait de la mère et rouges comme le sang de son Fils, et se suivent sur le fil de la même façon que l’Angélus et le Pater, récités devant les seins de Marie et la plaie du Christ. ... quo me vertam nescio Bernard n’était pas l’autorité suprême uniquement sur tout ce qui concernait le lait, mais aussi sur les questions de sang. Un jour, écrit Conrad d’Eberbach au début du XIIIe siècle, « il était prosterné au pied de l’autel ; on voyait là une croix portant le Crucifié posée devant lui sur le pavement, et le saint l’adorait et le baisait avec ferveur. Or cette divine Majesté, ayant détaché ses bras de la croix, semblait étreindre le serviteur de Dieu et le serrer sur son coeur »146 (fig. 22). Le récit, développant de plus en plus le fait que le Christ lui offre à 144 On connaît des cas semblables qui réunissent le motif de l’Adoration et celui de l’Homme de douleurs dans les fresques de Johannes de Bruneck, dans le cloître de la cathédrale de Brixen (1417), ou dans celles de Fra Angelico, dans le monastère San Marco à Florence, terminé vers 1447, cf. NILGEN 1969. 145 Les figures saintes sont d’une grandeur plus que nature et la peinture est d’un format d’environ cinq mètres sur quatre. 146 CONRAD D’EBERBACH 1998, 70-71. 46 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval sucer son sang, est abondamment propagé par les moines cisterciens. Il est vite repris par les autres moines, et bien après le Moyen ge on lit encore les témoignages du Crucifié, qui, pour Bernard, descendait quotidiennement à l’autel « sous une humble apparence »147. Cette histoire rencontre le plus grand succès quand elle est combinée avec la légende de l’allaitement de Bernard. La liaison du lait maternel et du sang filial, si fréquente dans l’iconographie et dans les textes, trouve au bas Moyen ge un autre lieu commun dans cette phrase exprimant le doute : « Je suis placé exactement entre l’un et l’autre, ne sachant auquel m’adresser. »148 Elle a son origine dans une légende narrant que le Christ en croix serait apparu à Bernard en même temps que la Vierge : le premier lui offrant le sang jaillissant de sa plaie, la seconde le lait virginal de sa mamelle ; les deux, boissons célestes, les deux, rayonnant. Le saint, se trouvant indécis devant ce choix extraordinaire, se serait écrié : « Ici je me rassasierai des plaies et là je boirai à des mamelles. Je suis placé juste entre les unes et les autres, ne sachant auxquelles m’adresser. »149 Les mots prétendus de Bernard furent plus tard attribués aussi à saint Augustin, tandis que, en l’état de nos connaissances actuelles, il semblerait que leur auteur soit Jean de Fécamp, au XIe siècle150. On a déjà mentionné plus haut la métaphore d’Adam de Perseigne qui appelle l’âme humaine « enfant ». L’âme est comme un orphelin qui comprend la nature humaine du Christ à la façon d’un nouveau-né. Pendant son enfance, elle est nourrie par le sein de la Vierge, et une fois la pleine maturité atteinte, elle commence à saisir le sens de l’incarnation et à éprouver de la compassion pour les souffrances et le supplice du Christ adulte. Alors elle ne veut plus de lait, elle préfère sa chair. Le Christ l’invite, les bras ouverts, à venir vers lui et à sucer le sein de ses plaies ( ubera vulnerum)151. Tout le monde est alors certain que la réussite de l’intercession est garantie au moment où le lait humain marial et le lait spirituel de l’amour, de la charité et de la révélation rejoignent le sang du sacrifice suprême. Les deux liquides – l’un a donné l’humanité au Christ, l’autre a sauvé l’humanité – sont salutaires pour le corps et pour l’âme ; par le premier, il était nourri, par le deuxième, il nous nourrit : « Celui qui se serre contre la poitrine de sa mère, il se nourrit à ses seins. Celui qui est fixé sur l’arbre, il nous nourrit à sa plaie. »152 Un enchaînement fort spirituel de cette métaphore vitale fut déduit par Alain de Lille, qui a recueilli lexicalement les significations et les usages 147 BELTING 1998a, 196-199. 148 Il semble que les mots Positus in medio, quo me vertam nescio, souvent cités au Moyen ge, remontent à Térence et à Cicero, cf. RONIG 1974. 149 Patrologia latina, CLXXXV, col. 878c. Le dilemme était donc aussi difficile à résoudre que fréquent : Mechtilde de Magdebourg rapporte des visions simultanées des plaies ouvertes d’où coulait du sang et des seins d’où jaillissait du lait, cf. MECHTILDE DE MAGDEBOURG 1976, 11-13 (1, 22). 150 DEWEZ, ITERSON 1956. 151 Patrologia latina, CCXI, col. 630b-631c, 636-640. 152 « Hic adhaerens pectori / Pascitur ab ubere ; / Hic adfixus arbori / Pascit nos ex vulnere ». Cité chez RONIG 1974. 47 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval médiévaux du mot ubera. Les seins symbolisent la doctrine chrétienne et la restauration de la présence du Christ, soit à la faveur de la loi, soit à la faveur des enseignements ; ils incarnent les grands de l’Église qui allaitent les ignorants ; ils sont les dons spirituels et les paroles sacrées. Nous pressons ses seins avec force quand nous méditons les paroles des saintes Écritures en ayant recours à l’intellect subtil […]. En fait, il arrive souvent que ceux qui méditent les paroles des Écritures plus qu’il ne faut retombent dans le sens charnel […] car selon les Proverbes « En pressant le lait, on obtient le beurre, en pressant le nez, on obtient le sang » (30, 33)153. Les deux liquides sont liés au sens biblique aussi par Hugues de Saint-Victor : « La voie qui mène à la vie peut être décrite de la façon suivante : elle peut être en effet de sang, de pourpre, de lait », car les martyrs sont lavés au sang de l’Agneau et les vierges à la laiteuse pureté angélique154. Entre le lait blanc et le sang rouge, la passion divine se joue et l’acte de pitié se produit, écrit Konrad de Würzburg155. Un laude italien, gracieuse berceuse en apparence, chante la décision dramatique que Jésus doit prendre déjà en étant nouveau- né : en suçant, il ne buvait que du lait, car comme il n’avait pas de dents, il ne voulait pas de chair156. Mais le plus grand paradoxe, expliqué dans toutes ses variantes, se produit chez Marie : elle nourrissait Jésus avec le lait de ses seins, tandis qu’elle était nourrie par lui avec le sang de ses plaies : « Et te pascit, dum a te pascitur. »157 Il n’est donc pas surprenant que des cas concrets de ce rapport se reflètent dans la vie contemporaine : à une vierge hésitante, ce fut le Christ seul qui l’aida en lui marquant les mains de plaies et lui emplissant les seins de lait158. Or, c’est saint Bonaventure qui au XIIIe siècle indique le possible avatar de tous les liquides du Christ avec sa plus grande autorité : « Oui, je me hâterai et je boirai le sang et j’achèterai sans aucun échange le vin et le lait que Jésus très bon a mêlé dans la coupe de sa chair. »159 153 Alain utilise les mots d’Agur selon la Vulgate comme s’ils étaient du roi Salomon : « qui autem fortiter premit ubera ad eliciendum lac exprimit butyrum et qui vehementer emungitur elicit sanguinem », cf. Patrologia latina, CCX, col. 983c-984c. 154 Patrologia latina, CLXXVII, col. 1139. 155 MARTI, MONDINI 1994, 82. 156 FISK RONDEAU 1994. 157 RONIG 1974. 158 KNIPPING 1974, 273-276. 159 GROSSEL 1999, 426. 48 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Le sang du Christ Les mots d’un savant de la fin du Moyen ge nous montrent, que le sang est l’humeur corporelle la plus appréciée : Le sang naturel est pur et chault et moiste subtil doux et nourrissement de la beste ou de la personne, garde de la vertu naturelle, siège de lame et embrasement de elle, perfection de jeunesse, qui mue les conservations, conservateur du coeur et des esprits qui donnent lyesse, qui emeut amour, qui donne couleur en soy espanadant par le corps qui garde de la santé quant il est bon et sain et quant il est mauvais et corrompu il est cause de maladie et de corruption si comme il appert en messellerie que n’est autre chose que sang corrompu en les fontaines et mesle avec les autres humeurs mauvaises.160 L’intérêt pour le sang, surtout pour le sang du Christ qu’il a versé pour l’humanité, n’est donc pas surprenant161. Toute la richesse et l’ampleur de la problématique qui vers la fin du Moyen ge touche le sang et ses concepts ont été discutées dans le cadre du colloque scientifique Le sang au Moyen ge en 1997 à Montpellier162. Les thèmes principaux portés sur le sang, dont notre étude a particulièrement profité, sont : la lèpre et le feu163 ; les pierres précieuses164 ; l’hérédité165 ; les tabous166 ; l’iconographie167 ; la mystique168 ; le lait169 etc. Le sang, à l’instar du lait, est depuis toujours étroitement lié à la conviction – accompagnée de réactions sensibles – qu’il possède une force surnaturelle. Il est considéré comme une matière qui prouve, voire légitime, l’origine humaine. Il est saisi comme l’âme qui, appartenant à un ennemi ou à un animal, peut en être prise lorsque l’on en boit le sang. Répandre le sang du prochain signifie voler son âme, qui est la propriété de Dieu, tandis que manger de la chair saignante désigne le fait de se comporter comme un animal. Le sang est donc le fluide de base de la vie humaine et sa perte est cause de mort170. Moïse ordonne : « Vous ne mangerez pas la chair avec son âme, c’est-à-dire le sang » et c’est pourquoi pour les Juifs la consommation de chair mêlée au sang est interdite (Gn 9, 4 ; Lv 160 BARTHÉLÉMY L’ANGLAIS 1486, s. p. (5, 49). 161 Ce que peut prouver encore aujourd’hui la contribution des milliers de pages des études et des autres écrits de Centro Studi Sanguis Christi à Rome ( cf. www.cssc.pcn.net). 162 Le sang au Moyen ge 1999. 163 BERTHELOT 1999. 164 FERY-HUE 1999. 165 VAN PROYEN 1999. 166 VOISENET 1999 ; MIRAMON 1999. 167 RIGAUX 1999 ; ALEXANDRE-BIDON 1999. 168 GROSSEL 1999 ; TIXIER 1999 ; MAISONNEUVE 1999. 169 PERROT 1999 ; L’HERMITE-LECLERCQ 1999. 170 DOUGLAS 1992, 49-50 ; GABRIELE 2001. 49 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 17, 11-14). Dans la Bible, le concept du sang en tant qu’un liquide de la purification et de l’expiation est beaucoup plus important que dans les autres religions contemporaines. Il est lié au pouvoir et à trois péchés qui provoquent la pollution morale : au meurtre, à l’idolâtrie et aux violations du code sexuel171. Chaque communauté consanguine est établie sur la pureté de sang qui la distingue des autres; de la sorte la chrétienne sur le sang du Christ. Pour elle, le sang de l’autre – d’un Juif, un morisque en Occident médiéval, un hérétique, par exemple – est impur. De même, dans chaque communauté, le sang du guide spirituel ou du chef séculaire est plus distingué et plus précieux que le sang des hommes ordinaires. Les figures des fils des dieux, au sang royal, stimulent la politique des mariages et des héritages à l’intérieur des grandes dynasties monarchiques de l’Europe, et l’idée du sang bleu (de celui qui ne travaille pas exposé aux rayons du soleil), noble, distingué et plus pur que tout autre, en vigueur dans l’aristocratie, a été reprise par les idéologies totalitaires172. L’appartenance et la subordination aux dieux s’exprimaient dans toutes les civilisations par les sacrifices qui procuraient tout ce dont les divinités et les démons nécessitaient pour établir une communication entre la sphère sacrée et le monde profane. Aux êtres surnaturels assoiffés et affamés qui veillaient à la procréation du genre humain censée se transmettre par le sang, il fallait sacrifier la nourriture la plus importante, à savoir le sang d’une victime. Chaque immolation était un festin auquel les dieux se joignaient. Par elle les croyants établissaient la consanguinité avec les êtres supérieurs. Le meurtre, quoique rendu tabou par ailleurs, est dans ce cas conçu comme indispensable, car il est consacré aux fins suprêmes, et l’offrande devient alors un symbole. Le rituel exigé et dirigé par le dieu est célébré et exécuté par ses représentants sur terre. Le choix élève la victime, élue au titre du sacrifice, à la dignité des dieux. Sa fonction est importante, elle recommande aux dieux les autres fidèles et intercède en faveur de leurs âmes, elle les ennoblit et rachète leurs péchés. Les reconstitutions diverses des origines du sacrifice restent plutôt à l’état d’hypothèse et parfois surprennent par leur simplification. D’abord, la personne choisie aurait été un membre de la communauté, ce qui ne serait pas sans danger pour la survie de ladite communauté, d’où l’on s’est tourné vers le choix d’ennemis, remplacés plus tard par des animaux. L’évolution du choix d’un être humain vers celui d’un animal, aurait été ordonnée par un dieu, une hypothèse qui serait démontrée par les sacrifices envisagés mais non effectués d’Iphigénie par Agamemnon ou d’Isaac par Abraham (Gn 22). De cette transition au sacrifice animal, l’Exode raconte l’immolation de jeunes taureaux : « Moïse prit la moitié du sang et la mit dans des bassins, et l’autre moitié du sang, il la répandit sur l’autel […]. Moïse, ayant pris le sang, le répandit sur le peuple et dit : Ceci est le sang de l’Alliance. » (Ex 24, 6-8)173 171 BIALE 2007, 9-43. 172 ROUX 1988, 150-153 ; KUGLER 2001. 173 ROUX 1988, 235-254 ; BIALE 2007, 44-80. 50 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Dans le vaste champ des sacrifices rituels, l’oblation du Christ s’inscrit en tant que forme la plus parfaite de ceux-ci. Elle constitue la continuation de la tradition mésopotamienne selon laquelle Hathor, et après elle Isis, étaient en même temps les soeurs et les femmes d’Osiris. Celui-ci, dépecé par ses frères, reprend vie et monte au ciel d’une manière triomphale. À son exemple, les pharaons, eux aussi, deviennent immortels ; ils rejoignent leurs dieux au ciel et continuent de vivre dans leurs fils qui poursuivent le règne de la famille royale. Le motif de la mort d’un dieu soumis à un martyre plus ou moins cruel comme métaphore du cycle annuel de la nature, on le trouve partout : Gaia ordonne de castrer Chronos ; le foie de Prométhée, dévoré par un vautour, ne cesse de se reconstituer. Adonis est dépecé par les chiens d’Aphrodite, tandis qu’Atys est castré ou s’est castré lui-même à cause de son infidélité. Son exemple était suivi par ses adeptes, tandis que les prêtresses de son culte pratiquaient l’ablation des seins. Quant à Dionysos, son nom par lui-même atteste sa double naissance ; la première fois il est né de Zeus et de sa fille Perséphone, et la seconde fois de la cuisse de son père174. Dans les mystères orphiques, qui marquèrent le christianisme naissant, le rite du dépeçage et de la dévoration de la viande crue signifiait l’épiphanie de Dionysos, incarné dans les bêtes. La consommation extatique équivalait à l’appropriation du dieu et à l’identification à celui-ci selon le modèle suprême de Zeus qui s’était fait souverain du monde en mangeant Dionysos, devenant ainsi – tout en étant déjà son père – en quelque sorte son fils. L’autre exemple dérive du modèle des Titans : après avoir mangé Dionysos, Zeus les a brûlés, mais leurs qualités divines se sont transmises par leur cendre d’où l’humanité est née175. Dans les années précédant la naissance du Christ, nombre de gens attendaient un messie qui leur garantirait la vie éternelle. Ils participaient à la croyance qu’elle pouvait être atteinte par un sacrifice suprême, à savoir le sacrifice à un dieu d’un dieu même. Mais, comme un dieu est un être abstrait, un tel acte ne pouvait s’effectuer que si la victime était un dieu et un homme en même temps. La Pâque était la fête juive la plus importante, commémorant l’exode et la permission divine de tuer les animaux. Or Jésus, qui est mort pour que son testament reste vivant jusqu’à nos jours, a par son sacrifice pris sur lui tous les autres sacrifices, d’hommes ou d’animaux. La chrétienté primitive ne prohibe pas seulement la consommation de sang, mais aussi les offrandes de sang. Cependant, à la faveur de compromis fait avec les rites païens, ce tabou va disparaître avec le temps. C’est bien le sang du Christ, versé pour l’homme, qui est le lien principal entre celui-ci et Dieu, car c’est « un sang précieux, comme d’un agneau sans reproche et sans tache » (1P 1 18-19). C’est pourquoi le sang du Christ après la mort de son corps ne coagule jamais ; il reste, au contraire, toujours vivant ce qui se reproduit miraculeusement dans les reliques sanglantes. 174 FRAZER 1983, passim. 175 WILI 1979. 51 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval [Le Christ] entra une fois pour toutes dans le sanctuaire, non pas avec du sang de boucs et de jeunes taureaux, mais avec son propre sang, nous ayant acquis une rédemption éternelle. Si en effet du sang de boucs et de taureaux et de la cendre de génisse, dont on asperge ceux qui sont souillés, les sanctifient en leur procurant la pureté de la chair, combien plus le sang du Christ, qui par un Esprit éternel s’est offert lui-même sans tache à Dieu, purifiera-t-il notre conscience des oeuvres mortes pour que nous rendions un culte au Dieu vivant […]. Car là où il y a testament, il est nécessaire que la mort du testateur soit constatée […]. De là vient que même la première alliance n’a pas été inaugurée sans effusion de sang. (He 9, 11-18) Mais, d’un autre côté, c’est l’effusion du même sang, commentée par ceux qui étaient présents au jugement de Pilate – « Que son sang soit sur nous et sur nos enfants » (Mt 27, 25) – qui condamnait à jamais les juifs176. La Cène que Jésus a partagée avec ses apôtres, la veille de la Passion, métamorphosait les tabous juifs touchant au sang : pendant le repas, le pain et le vin se sont transmués en son corps et en son sang : « Ceci est mon sang, le sang de l’alliance, qui va être répandu pour une multitude » (Mc 14, 24) ; « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang, versé pour vous » (Lc 22, 20). Le miracle de l’Eucharistie est devenu un concept selon lequel, d’une part, le monde matériel – tout aussi bien que spirituel – est une trace de Dieu et non pas du diable, et, d’autre part, l’homme est une matière qui unit en soi le corps et l’âme. Au cours des siècles, l’Eucharistie s’est imposée – avec de grandes difficultés et de vives polémiques – comme le sacrement essentiel du christianisme, s’établissant en guise de projet intellectuel, réalisé par toutes les structures ecclésiastiques. Ce sacrement a été formellement décrété par le IVe concile de Latran en 1215 : Il y a une seule Église universelle des fidèles, hors de laquelle absolument personne n’est sauvé, et dans laquelle le Christ lui-même est à la fois le prêtre et la victime. Son corps et son sang, dans le sacrement de l’autel, sont vraiment contenus sous les espèces du pain et du vin, le pain étant transsubstantifié au corps et le vin au sang par la puissance divine ; pour que nous recevions de lui ce qu’il a reçu de nous, et que le mystère de l’unité s’accomplisse.177 L’élévation de l’hostie devient le moment culminant de la messe, affirmant la présence réelle du Christ dans l’église, accompagnée par la scénographie et par la dramaturgie les plus solennelles. Le Fils de Dieu, qui apparaît aux apôtres dans sa véritable chair, se montre maintenant aux yeux de ceux qui croient sous forme de pain et vin. Le caractère très compliqué du sacrement ne se répand que tardivement parmi les gens du peuple ; à la fin du Moyen ge, après des péripéties et débats s’établit, en l’honneur du saint sacrement, la 176 DALY 1978, passim. 177 FOREVILLE 1965, 343. 52 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Fête-Dieu qui gagna vite une énorme popularité notamment grâce aux tableaux vivants de la vie du Christ qui l’accompagnaient178. Quand Jésus a été baptisé dans le Jourdain, il a été nommé Christ, du grec khristós, qui signifie « oint ». Ses souffrances démontrent que toute sa vie, il était oint de son propre sang, signe incontestable de sa volonté de s’offrir en sacrifice. Et c’est à travers le sang, substance unique, que l’homme est lié à Dieu, et que chaque chrétien appartient au Christ et se trouve en lui. Le sang, qui accompagne les rites de passage les plus importants dans chaque civilisation, est aussi le liquide de la Passion. Mais, pourquoi le sacrifice du Christ dans la Passion se demande Thomas d’Aquin ? Son sang a coulé afin de laver les péchés de l’humanité et de créer la communauté chrétienne : Le Christ a reçu la grâce non seulement à titre individuel, mais aussi comme tête de l’Église, de telle façon que sa grâce rejaillisse de lui sur ses membres. Voilà pourquoi les actions du Christ ont pour ses membres aussi bien que pour lui les mêmes effets que les actions d’un homme en état de grâce en ont pour lui-même [...]. La chair du Christ est le sacrifice le plus parafait. Voici pourquoi. 1o Appartenant à la nature humaine, elle est offerte à juste titre pour des hommes, et elle est consommée par eux sacramentellement. 2o Passible et mortelle, elle se prêtait à l’immolation. 3o Sans péché, elle était efficace pour purifier les péchés. 4o Étant la chair de l’offrant lui-même, elle était agréée de Dieu à cause de la charité de celui qui offrait sa chair.179 Selon les légendes postérieures, le soldat Longin, après avoir transpercé le Christ, a conservé trois gouttes de son sang. Pour sa collaboration honteuse au martyre, il a été frappé de cécité, mais les gouttes du sang du Christ lui ont rendu la vue, ce qui l’a poussé à se convertir, le premier parmi les gentils. Précisément ces trois gouttes-là furent transportées en 1053 à Mantoue comme la relique christique la plus importante et la plus authentique. Depuis ce temps-là, en outre, comme tous les autres restes saints, ces gouttes, douées de pouvoir thaumaturge, se reproduisaient, et la quantité qu’on pouvait en trouver dans de nombreuses églises, de Rome à Moscou, aurait suffi à remplir plusieurs corps humains. Le miracle qui eut le plus d’écho sur le territoire historique slovène est survenu en 1238 en l’église de Breže (Friesach en Carinthie), où pendant la messe d’un dominicain deux cents fidèles présents assistèrent au changement du vin en sang précieux dans le calice. Le dit sang est conservé depuis ce jour dans un reliquaire et l’église, depuis lors très fréquentée, fut baptisée Saint-Sang180. 178 RUBIN 1991, 164-287 ; RECHT 1999, 97-104. 179 THOMAS D’AQUIN 1986, IV, 358-360 (3, 1, q. 48). 180 KRETZENBACHER 1997, 32-33. 53 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Thomas d’Aquin s’était demandé encore si le Christ était vraiment ressuscité en toute intégrité physique, c’est-à-dire sang compris. Le sang n’est qu’une des quatre humeurs corporelles qui, après la mort entraînent la corruption du corps terrestre et l’instabilité de l’être ; c’est pourquoi celles-ci ne justifient pas de faire l’objet de vénération. Saint Thomas souligne le fait que le Christ, apparaissant sous forme d’être ressuscité à ses disciples, leur a assuré qu’ils ne voyaient pas un esprit mais un corps, une substance faite de sang pur. Et même si saint Paul dit que « la chair et le sang ne peuvent hériter du Royaume de Dieu, ni la corruption hériter de l’incorruptibilité » (1Co 15, 50), ce n’était pas le cas du Christ qui était différent des autres hommes. Son sang n’était pas marqué du sceau de la culpabilité, il était vierge de tout péché, car il ne fut jamais assombri par la faute d’Adam, il était donc immortel et parfait. Le doute suivant n’était pas moins embarrassant : si le corps du Christ était monté au Ciel, d’où provenaient alors tous ses restes sanguins, conservés dans certaines églises ? Saint Thomas avait conscience que les reliques ne tirent pas leur origine du sang divin répandu par le Fils de Dieu, et sa réponse s’avère très intéressante : « Quant au sang que certaines églises gardent comme relique, il n’a pas coulé du côté du Christ, mais on raconte qu’il provient miraculeusement d’une image du Christ qui aurait été frappée. »181 Donc, à ses yeux – comme l’explique Georges Didi-Huberman – ces images contiennent le vrai sang, celui de la transsubstantiation, et incorporent le Christ, elles sont le Christ même, tout comme l’hostie, et les deux, le modèle divin et son image, en saignant, parlent le Verbe de Dieu182. Pour concilier de telles contradictions du culte et du dogme, Mathieu Paris propose de distinguer deux genres du sang du Christ, le sang substantiel et le sang superflu183. En 1224, survient le moment décisif de l’immense succès des traces du sang, réputées d’être en contact direct avec le divin. Ainsi, sur le mont Alverne en Italie, François d’Assise, en désirant se transformer en Christ même, devient, dans une imitatio Christi parfaite, la « copie efficace » du Crucifié, subissant des stigmates sous forme de plaies d’où coule le sang divin. Ses mains et ses pieds semblaient avoir été transpercés en leur centre par des clous dont la tête apparaissait dans la paume des mains et sur le dessus des pieds, tandis que la pointe ressortait de l’autre côté. Les saillants étaient ronds à l’intérieur des mains, ovales à l’extérieur et une sorte de bourrelet de chair semblait être la pointe des clous rabattue et recourbée, faisant saillie au-dessus de la peau. Aux pieds, on voyait aussi des clous qui dépassaient. Au côté droit, comme entr’ouvert par une lance, s’étendait une plaie d’où coulait fréquemment son sang précieux qui mouillait caleçons et tunique184. 181 THOMAS D’AQUIN 2005, 61-62 (4, 3, q. 54, art. 3). 182 DIDI-HUBERMAN 1985. 183 Cf. SCHMITT 2001. 184 Saint François d’Assise 1968, 274. 54 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval La soif du sang précieux Dans les premiers siècles, l’Église chrétienne, notamment byzantine, essaie de transformer les notions du sang du Christ de la matière corporelle en une notion spirituelle. Par la même logique que les croyants deviennent les livres du Nouveau Testament et l’Église même, le sang du Nouveau Testament devient l’encre dont son texte est écrit185. Au VIe siècle, Romanos le Mélode fait dire au Christ : C’est que je me servirai de ta main pour prendre une plume et commencer à écrire une lettre de rémission pour tous ceux qui descendent d’Adam. Ma chair que tu vois, j’en fais comme un papier, et mon sang, j’en fais de l’encre dont j’imbibe ma plume pour inscrire le don que je distribue sans relâche à ceux qui crient : « Hâte-toi, saint, sauve ton troupeau ! »186. Vers la fin du Moyen Age, les mystiques comme Ruysbroeck, Marguerite d’Oingt et autres, reprennent ses idées. Richard Rolle s’extasie : Ton corps est comme un livre entièrement écrit d’encre rouge, tellement il est recouvert de l’écriture de tes plaies rouges. [...] Baigne-moi de ton sang. [...] Je veux rester ici parmi les morts couchés dans leur puanteur infecte, étendu, à plat contre terre et plus profond encore si je le pouvais, pour conserver la vertu et la grâce de ton sang. Je ne me relèverai pas, je ne m’en irai pas tant que je n’aurai pas été marqué de ce sang comme l’un des tiens, et que mon âme n’aura pas été imprégnée de la douceur de ce bain.187 Ses mots indiquent que la transition vers la signification uniquement allégorique ne s’est pas achevée entièrement. Au contraire, à la fin du Moyen ge, tout homme considérait le sang du Christ comme la condition de sa visibilité corporelle et espérait entrer en contact avec ce liquide concret soit par le biais d’images saintes ou de reliques soit de révélations. Les deux étaient célébrés par des messes et par des fêtes particulières à la participation desquelles on était récompensé par des indulgences additionnelles. Dans le temps de la crise la plus grave qu’ait traversée l’Église, l’intérêt porté au sang du Seigneur est considérablement amplifié de façon qu’au nord de l’Europe, le culte aboutit à une véritable obsession ou, d’après les mots de Panofsky, en une excitation dionysiaque188. C’est cette dévotion fervente au cours du long fifteenth century (des années 1370 jusqu’aux années 1520), que Caroline Walker Bynum recherche dans son dernier livre et qu’elle appelle délire ( frenzy). Comme dans chacune de ses oeuvres, elle discute d’une érudition et d’une argumentation énorme l’époque dans laquelle les liquides essentiels des visions mystiques comme l’eau ou le lait sont remplacés 185 BIALE 2007, 58. 186 ROMANOS LE MÉLODE 1967, 74-75 (34, 7). 187 TIXIER 1999. 188 PANOFSKY 1997. Sur le rapport entre l’Église, qui cherche à renforcer ses structures, et le développement du culte, cf. LAROCHE 1990. 55 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval par le sang. C’est aussi le temps des grandes discussions autour de l’authenticité des reliques sanguines et miracles de l’hostie. L’auteur avertit que les raisons de cette controverse ne se trouvent pas seulement dans la politique et dans les combats pour le contrôle des pratiques religieuses. Le sang est en même temps la matière et le symbole ; pour comprendre les préoccupations du peuple pour le monde autour d’eux et les questions de la mort et de la vie, il faut analyser aussi ses facettes spirituelles et psychologiques. Si nous voulons saisir pourquoi le saignement devient d’une grande importance pour l’histoire de la religion, nous devons traiter la totalité de cette religion : prières et pratiques pieuses, lieux de la dévotion locaux, les commandes artistiques, les débats théologiques, les comptes rendus des visions et miracles, la politique ecclésiastique et le contexte de tout cela dans les conflits régionaux et nationaux189. Bynum constate que dans les études récentes, l’intérêt intensif pour le corps suscite des études du sang aussi bien chez des chercheurs de la médecine et de la science que de l’art et de la dévotion. Ils explorent les diffamations sémitiques du sang, les reliques et les hosties saignantes, les différences entre le sang masculin et féminin etc. Bref, « ainsi que dans les textes anciens et dans les images, dans les études contemporaines le sang jaillit de partout »190. « Ceci est mon sang, le sang de l’alliance, qui va être répandu pour une multitude en rémission des péchés » (Mt 26, 28) et « C’est pourquoi Jésus lui aussi, pour sanctifier le peuple par son propre sang, a souffert hors de la porte » (He 13, 12), dit le Nouveau Testament. Mais quelle était donc la position de son sang, notamment pendant les trois jours passés entre la crucifixion et la résurrection ( triduum mortis) ? Comment est-il possible que le sang de Christ répandu, séparé du corps, mais non pas coagulé, reste en même temps rouge, frais, chaud, donc toujours vivant ? Versé dans la mort du Christ, il est le signe du Christ vivant qui inspire la vie. Les discussions commencent au milieu du XIVe siècle et s’enflamment d’abondance entre 1462-1464 quand la rivalité entre les Franciscains et les Dominicains, qui faisaient autorité en ce domaine, provoque la célèbre dispute sur le sang du Christ, De Sanguine Christi. Les premiers assuraient que durant les trois jours entre sa mort et sa résurrection, le Christ n’était qu’un corps sans âme. Pendant ce temps-là, son sang aurait perdu de sa divinité, donc il ne devrait pas être adoré sous la forme la plus élevée d’adoration, la latrie. Les seconds, en revanche, condamnaient cette conception comme hérétique, suivant en cela l’exemple de Thomas d’Aquin pour qui entre le Christ et le sang versé par lui existe une union hypostatique : « Le Verbe reste incarné, même dans la plaie, cette espèce de corruption, même dans le sang mort, coagulé, qui se perd au pied de la croix. »191 La controverse, telle une aporie, 189 BYNUM WALKER 2007, XVII. 190 BYNUM WALKER 2007, 1-21. 191 DIDI-HUBERMAN 1985. 56 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval enflamma les esprits et même Pie II – lui aussi guéri par les gouttes du sang précieux – et le conseil des cardinaux ne purent les calmer. En 1464, le pape se trouva dans l’obligation d’interdire l’évocation, publique comme privé, de cette question192. Jusqu’au XVIe siècle, saint François et peut-être Suso193 mis à part, les cinq stigmates n’étaient reçus que par les femmes qui saignent mensuellement ou chaque vendredi car l’hémorragie est surtout le domaine des femmes194. Vers la fin du Moyen ge, le Christ n’est pas considéré seulement être né et né de nouveau du sang mais il a aussi donné de ce sang même la naissance à l’humanité, réunie dans l’Église qui n’est pas seulement née de son corps mais est le corps du Christ même. Ainsi le sang versé dans la Passion, qui est en effet le sang formateur de sa mère, n’est rien d’autre que le sang d’accouchement. Pour cette raison, ce sont les femmes qui sont plus souvent invitées par le Crucifié qui leur tend ses bras pour les embrasser195. Saint Bonaventure conseille aux religieuses : « Non seulement regardez en ses mains les traces des clous, non seulement portez votre main dans son côté, mais par la porte même de ce côté, pénétrez entièrement jusqu’à son coeur. »196 Pour cette raison, dans l’ostentation des plaies ( ostentatio vulnerum), le Christ présente sa plaie à baiser et pour s’y blottir comme dans un nid ; les religieuses en ressortent bienheureuses, les lèvres rougies du sang qu’elles y ont bu. Mais pas seulement les femmes sont concernées, car le désir de chaque fidèle, homme ou femme, est de pénétrer dans le flanc du Sauveur et d’y demeurer comme le Christ dans le ventre virginal : « Trouve ton repos dans la passion du Christ et fais volontiers ta demeure en ses plaies sacrées… »197. La passion pour le Christ se fait régulière, si fréquente et si intense qu’elle va basculer du côté du réel pour certains. Au XIIIe siècle, se manifestent des cas de mysticisme qui, du moins aujourd’hui, nous paraissent assez surprenants. Brûlant d’une soif inextinguible pour le sang, Ide de Louvain passe pour être frappée de folie à un point tel que sa famille se sent dans l’obligation de lui mettre des chaînes. Pendant ses visions, Lutgarde d’Aywières cesse d’avoir ses règles, et son confesseur, Thomas de Cantimpré la vit : appuyée contre la muraille, avec la face et les mains rouges comme si elles venaient d’être arrosées de sang comme une rosée. Il prit des ciseaux et coupa quelques mèches de cheveux et il fut fort étonné de voir qu’à mesure que Lutgarde revenait de sa contemplation, ces cheveux reprenaient leur couleur naturelle. Lutgarde était vraiment de ceux dont il est dit qu’ils ont lavé leur robe dans le sang de l’Agneau198. 192 ROUX 1988, 324-327 ; RIGAUX 1990 ; BYNUM WALKER 2007, 112-131. 193 HAMBURGER 1998, 233-278. 194 BOUFLET 2001. 195 BYNUM WALKER 2007, 158-161. 196 De perfectione vitae, 4, 2, cité par LONGPRÉ 1921. 197 Imitation de Jésus-Christ 1983, 76-77. 198 GROSSEL 1999, 418. 57 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Dans une version primitive de sa biographie, on lit que le Christ sous les traits d’un agneau se met contre la poitrine de Lutgarde, une patte sur son épaule droite et l’autre sur la gauche, et « applicoit de telle façon sa bouche a la sienne, que la vierge suceant de la poictrine d’iceluy rendoit par son chant une si douce harmonie »199. Elle voit en esprit aussi Jean l’Évangéliste tel un aigle sucer la poitrine du Christ200. L’oiseau vient ensuite vers elle, met son bec à sa bouche, et l’âme de la mystique s’en trouve alors emplie de splendeurs, les secrets divins lui sont révélés, et elle s’abreuve au torrent de cette volupté201. Lutgarde a subi dans sa jeunesse deux tentatives de viol, fort heureusement empêchées par l’apparition du Christ lui montrant sa poitrine dénudée, marquée d’une plaie fraîchement ensanglantée, et lui promettant plus pures délices202. À la lecture de ces aventures spirituelles concernant l’oiseau qui becquette, on ne saurait ne pas songer au rêveur à l’oiseau suçant sa bouche dans l’oeuvre de Freud. Ce dernier associe ce rêve à l’allaitement et au désir d’être de nouveau en présence du sein maternel203, tandis que son interprétation de l’apparition d’un oiseau dans un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci s’avère encore plus fatale204. Vers la fin du Moyen ge, s’impose avec de plus en plus de force la doctrine hypostatique, déjà mentionnée, de Thomas d’Aquin, selon laquelle le corps n’est pas seulement un vase pour l’âme, puisque l’homme est à la fois son corps et son âme. Cette garantie de la continuité matérielle du cadavre ressuscité renforce encore plus l’adoration de la nature humaine et du corps du Christ. En dépit de l’absorption extatique du sang du Christ, grandement pratiquée par les mystiques, certains d’entre eux assurent que pour l’identification complète avec le Fils de Dieu, il faut imiter sa Passion à la lettre. Celle-ci n’est plus seulement un objet de visions ; le croyant en état de méditation – guidé pas à pas par des manuels extrêmement populaires comme les Meditationes Vitae Christi de Pseudo-Bonaventure ou l’ Imitation de Jésus-Christ, attribuée autrefois à Thomas a Kempis – se devait d’y être présent de tous ses sens. La Passion est imaginée et saisie dans son entier jusqu’à ce que les visionnaires s’identifient à elle, devenant eux-mêmes le Fils de Dieu souffrant. Afin d’atteindre ce but, les mystiques – et ce sont surtout les femmes qui font preuve à ce propos d’une imagination débordante – se percent les seins, les paumes des mains et les pieds avec un clou, se couronnent d’épines et se flagellent. Toutes les parties corporelles saignent jusqu’à ce que les souffrants accèdent au plaisir suprême, à 199 HENDRIX 1978 ; on trouve le même motif dans Credo de Joinville (vers 1270), cf. HAMBURGER 1998, 119. 200 L’idée de Jean suçant la sagesse des Évangiles de la poitrine du Christ était très répandue déjà depuis le IIe siècle, cf. RAHNER 1931 ; cf. aussi HAMBURGER 2002, passim. 201 GROSSEL 1999, 417, rapporte le cas de Marie d’Oignies qui vit « lors d’une extase un aigle, symbole de Jean l’Évangéliste qu’elle chérissait, se reposant sur son sein et trempant son bec dans sa poitrine comme en une fontaine ». 202 HENDRIX 1978. 203 FREUD 1967, 262-263. 204 FREUD 1993. L’article paru en 1910 a suscité depuis 1923 une longue discussion qui n’entre pas dans le cadre de notre propos ici. Cf. SPECTOR 1972, 56 sq. 58 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval l’hémorragie totale qui les unit éternellement à Dieu. Plus abondant est le fleuve de sang, plus parfaite est l’imitation de la Passion sanglante jusqu’à devenir la compassion205. Parmi les cinq plaies principales de Jésus, seule celle du flanc est mortelle, et saint Bernard invite à sa méditation zélée, efficace pour soigner les blessures de l’âme et pour purifier la vertu de la sagacité206. Elle est rapidement devenue l’entrée symbolique (la porte de la vie, par laquelle coulent les sacrements, l’ouverture sur le paradis, le lieu de naissance de l’Église) par laquelle on peut parvenir au but suprême, le coeur du Christ. Cette communication spécifique entre les croyants et le Christ est nommée « l’échange des coeurs » comme une union de l’esprit incréé et créé par l’excellence de la grâce. Au XIIIe siècle, une cistercienne dans l’ouverture et la blessure de la plaie sanglante du Christ a découvert son coeur. Les mystiques, mais surtout les femmes les plus pieuses sentent leur propre coeur transpercé, attiré hors de leur sein par Jésus, tout en entendant sa voix à travers la plaie. « Prends mon coeur et mets-le à ta suite », dit Richard Rolle207. L’autopsie de Claire de Montefalce dévoile un crucifix imprimé sur son coeur. Mechtilde de Hackeborn a reçu le coeur du Christ sous le symbole d’une coupe merveilleusement ciselée, contenant le breuvage de vie. Le Christ retire le vieux coeur de Dorothée de Montau et lui en donne un tout nouveau. Les théologiens, attestant la plaie saignante au-dessous de sa tunique, ont conclu que la transplantation n’a pas été seulement alternatio naturae, mais aussi mutatio substantiae, elle n’a donc pas obtenu seulement le nouveau coeur spirituel, mais aussi corporel. Catherine de Sienne a eu pendant plusieurs jours l’impression de ne plus avoir de coeur : comme si le Sauveur le lui avait dérobé ou si c’était elle qui le lui avait donné, impression qui dura jusqu’à ce qu’il lui mît en son sein vide son propre Coeur en lieu et place du sien208 (fig. 23). Pas moins saignantes sont les autres blessures sur le corps divin, telles qu’elles sont réinterprétées dans les nombreuses visions mystiques d’ imitatio Christi et de la soif du sang. Celles-ci se reflètent aussi dans l’iconographie : pour que les blessures des mains et des pieds produisent un flot requis par les théologiens, les artistes sont obligés de représenter la crucifixion avec des clous et non plus avec des cordes, qui restent désormais réservées aux deux larrons209. Les trous aux pieds, en outre, se révèlent être cause, vers 1230, d’un conflit qui connut bien des échos. Les théologiens assuraient jusque-là que le Christ était fixé par le bas sur la croix à l’aide de deux clous, un dans chaque pied. Cependant, l’art gothique introduisit une nouvelle façon de représenter Jésus, celle aux cous-de-pied superposés et 205 WADELL 1969, 17-25 ; BYNUM WALKER 1994, passim ; BYNUM WALKER 1992, passim ; ALBERT 1997, passim. 206 Patrologia latina, CLXXXIII, col. 1079b. 207 TIXIER 1999, 379. 208 VAUCHEZ 1981, 504, 517 ; KIECKHEFER 1984, 29 sq. ; ROUX 1988, 322 ; BARNAY 1999. Le tableau attribué à Guidoccio Cozzarelli représente ce motif d’une manière très persuasive, cf. MARLE 1937, XVI, 385. MEISS 1994, 161-194 et notamment 171, explique comment cette vision, ainsi que les autres de la sainte sont influencées par les représentations du sujet considéré. 209 Cf. MERBACK 1999, 78. 59 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval fixés par un seul clou. Cette nouvelle mode iconographique fut tout de suite condamnée par l’Église comme un blasphème des hérétiques albigeois210, mais elle avait dès le départ influé sur les visions mystiques : Mechtilde de Hackeborn priait déjà une seule blessure aux pieds ( ad vulnus pedum) faite par un clou211. On comprend mieux l’intérêt, voire la fascination pour le sang, qui culmine dans l’Europe centrale vers 1500, si l’on prend en considération le fait que la vie à l’époque, avant la Réforme, était soumise à beaucoup de violence. C’est ainsi qu’un des objets principaux du culte religieux va devenir les cinq plaies du Christ célébrées par une populaire messe votive qui passait pour avoir été composée par saint Jean l’Évangéliste lui-même212. Mais on finit par ne plus se satisfaire des cinq plaies christiques. Conformément à l’enthousiasme de l’époque pour les quantifications dans tous les domaines de la vie matérielle et spirituelle, leur nombre augmente jusqu’à atteindre des milliers qui couvrent le corps tout entier. Gertrude d’Helfta en a compté dans ses extases 5466 espèces différentes, tandis que Françoise Romane a eu une vision de Marie-Madeleine qui en a dénombré 6666. Le nombre des blessures est d’habitude calculé d’après l’activité dévotionnelle, ainsi en récitant quinze Pater noster et Ave chaque jour au cours d’une année, on célèbre toutes les 5475 plaies et les 547500 gouttes de sang du Christ213. Or, les chiffres diffèrent : On raconte encore qu’une sainte dame recluse, désirant savoir combien de blessures Notre-Seigneur avait reçues dans sa Passion, priait Dieu avec larmes de le lui découvrir. Elle entendit une voix du ciel qui lui dit : Mon corps a été couvert de cinq mille quatre cent quatre-vingt-dix plaies. Pour les vénérer, récitez chaque jour en mémoire de ma Passion quinze fois l’Oraison Dominicale et la Salutation Angélique ; par ce moyen vous honorerez convenablement chacune de mes blessures dans le courant de l’année214. Le sang qui s’écoule du Crucifié éclabousse la terre pour y faire naître toute l’humanité chrétienne. Dans l’imagination populaire, il asperge si abondamment son corps entier que le Christ s’en trouve entièrement trempé. Selon le mysticisme bénédictin, le même sang se répand aussi sur la Vierge qui, présente lors de la Crucifixion, verse de son côté des larmes sanglantes. Le sang de son Fils est donc mélangé avec le sien, dont il a été formé en tant qu’homme, et ainsi la compassion de la mère est accomplie, comme il est chanté à la fin du XIVe siècle : « Ce sang est le mien, mien est ce sang ; c’est d’ici que coule le flux de ce sang-ci, il prend origine de mon corps. »215 Pseudo-Anselme décrit le péplum de la Vierge 210 CAMILLE 1989, 215-220. 211 FREY 1946, 121. 212 GOUGAUD 1925, 80. 213 AREFORD 1998. 214 LUDOLPHE DE SAXE 1883, 57, 140. 215 KRETZENBACHER 1997, 42. 60 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval qui est complètement souillé de sang, et le tissu blanc maculé de taches rouges devient, dès la deuxième moitié du XIVe siècle, une relique très populaire ( peplum cruentatum). Conservée à Prague, elle est – de même que le manuscrit de Pseudo-Anselme – également connue dans les régions slovènes, comme le prouvent les oeuvres d’art et de nombreuses chansons populaires (fig. 24). Celles-ci narrent comment Marie a recueilli les gouttes du sang rédempteur sur sa robe et les a semées afin que le blé et les vignes poussent et fussent bénis comme eucharistiques par les prêtres, et donnés en offrande par la suite au peuple216. La conviction d’après laquelle – si le Christ avait vraiment souffert – la moindre partie de son corps avait été blessée, se répandit de plus en plus, car on croyait à la lettre les propos des évangélistes déclarant que les bourreaux « l’ayant dévêtu, lui mirent une chlamyde écarlate » (Mt 27, 28-29). Dans le simple fait que les tortionnaires s’étaient moqués du Christ, l’ayant proclamé roi des Juifs en le couvrant d’un manteau rouge évoquant le pouvoir royal, on voyait le signe de sa souffrance. Pseudo-Anselme écrit que tout d’un coup le Christ – dont le corps n’est que le vêtement charnel de sa divinité – fut inondé de sang, comme s’il était revêtu d’écarlate217. D’ailleurs aux yeux de nombreux mystiques, Jésus, arrosé de son propre sang, apparaît vêtu de la pourpre pontificale. D’après les mots d’un Traité des miracles, oeuvre d’un dominicain du XIVe ou du XVe siècle, le Christ baignait de son sang sa propre tunique (c’est-à-dire sa chair). Richard Rolle, un ermite mystique anglais qui imitait saint François, voit le Christ revêtu des plaies dans une seule plaie de la couleur pourpre218. Jacques de Voragine raconte que pendant l’Ascension il est demandé au Christ : « Pourquoi votre robe est rougie, et pourquoi vos vêtements sont-ils comme les vêtements de ceux qui foulent dans le pressoir ? » à quoi il est répondu : « On dit que le Seigneur avait un vêtement, c’est-à- dire, son corps, rouge ou plein de sang, par la raison qu’en montant au ciel, il portait encore sur lui les cicatrices de ses plaies. »219 Les Méditations de Pseudo-Bonaventure confirment que « le sang royal coule de toutes les parties de son corps, que le liquide s’ajoute au liquide, le réitère et se coagule »220. Conformément à de telles croyances, on trouve des images où les reins de l’Homme de douleurs ne sont pas ceints d’un linceul blanc, mais où son corps entier est couvert d’un manteau rouge violacé221. On a même connaissance du cas d’un dominicain allemand qui, dans la compassion, oint tout son corps de sang222. 216 Cf. KRETZENBACHER 1997 ; sur la page 56, l’auteur écrit qu’ « aucune nation entre le Danube et l’Adriatique ne possède un trésor aussi riche de chansons populaires spirituelles que la nation peu peuplée des Slovènes ». Son texte s’appuie sur CEVC 1981-1983. 217 Patrologia latina, CLIX, col. 280a. 218 TIXIER 1999. 219 VORAGINE 1967, I, 362. 220 CAULIBUS 1997, 265 (76, 41-42). 221 Cf. aussi les exemples slovènes dans KRETZENBACHER 1997. 222 KIECKHEFER 1984, 29. 61 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval La cruauté qu’inspirent les plaies du Christ ainsi que leur pouvoir thaumaturge sont prophétisées déjà par Isaïe : « Le châtiment qui nous rend la paix est sur lui, et dans ses blessures nous trouvons la guérison. » (Is 53, 5). Pour les Évangiles, cette guérison est pénitentielle : « Il nous aime et nous a lavés de nos péchés par son sang. » (Ap 1, 5) Pourtant le drame du Seigneur est encore plus durement décrit dans les apocryphes et dans les mystères de la Passion. En attendant sa crucifixion, les vêtements lui ont été ôtés si brusquement que les cicatrices de la flagellation se sont ouvertes et qu’elles ont commencé à saigner. Même sa tête, ceinte de la couronne d’épines, « s’est tout imprégnée de sang au point d’apparaître effrayante »223. Chez la mystique anglaise, Julienne de Norwich, morte vers 1426, d’après Roland Maisonneuve, « la méditation sur ce que représente le sang dans l’économie divine s’effectue à travers une succession de concepts et de symboles qui s’entremêlent, fusionnent et ultimement s’éclairent réciproquement »224. Le sang pour elle délivre des liens de l’Enfer, sauve, purifie, réconforte, vivifie, divinise, est signe d’Amour infini que le Christ porte à sa créature et manifeste en soi toute sa Passion. Elle offre de cette scène une version d’une précision d’anatomiste : Les grosses gouttes qui coulaient par-dessous la couronne ressemblaient à des grains de plomb sortant des veines. Leur couleur était rouge brun, car le sang était très épais. En s’élargissant, elles devenaient rouge vif. Lorsqu’elles atteignaient les sourcils, elles se dissipaient [...] Le ruissellement de sang faisait penser aux gouttes d’eau qui tombent des toits après une forte averse.225 Chaque goutte du sang précieux est une trace du sacrifice, indispensable pour la rédemption ; il a été versé en abondance, mais une goutte seule aurait suffi à sauver le monde, déclare saint Bernard226. Dans les apparitions mystiques de Brigitte de Suède, de Tauler, d’Olivier Maillard, parmi bien d’autres, le sang est vu sous la forme d’un grand fleuve dans lequel les pécheurs se purifient. Béatrice de Nazareth précise : Le Père tout puissant et éternel donnait naissance à un grand fleuve d’où découlaient dans toutes les directions de nombreux rivières et ruisseaux qui offraient à boire de l’eau jaillissant en vie éternelle [...] Les rivières sont les signes de notre restauration, stigmates de la passion du Seigneur.227 223 CAULIBUS 1997, 266-267 (76, 65-80). 224 MAISONNEUVE 1999, 436-437. 225 JULIENNE DE NORWICH 1992, 57-58 (7). 226 HUIZINGA 1967, 229 ; Bynum écrit que cette phrase, si fréquemment citée, est introuvable dans l’oeuvre de saint Bernard, cf. BYNUM WALKER 2007, 166. Or, chez LUDOLPHE DE SAXE 1883, 145-146, on lit : « Car la plus petite goutte de son sang précieux, qui sortit à flots par toutes les parties de son corps déchiré de plaies, eût suffi pour racheter et délivrer le monde entier ; mais il voulut le répandre sur la croix jusqu’à la dernière goutte, afin de montrer son amour extrême et son immense libéralité, comme aussi pour servir de soulagement efficace à tous les affligés. » 227 GROSSEL 1999, 425. 62 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval De ces fleuves tous les hommes et femmes mystiques « boivent » le Christ qui est à la fois boisson et liquide purificateur. Pendant les visions eucharistiques, ils et elles vomissent le sang qui est bain de l’âme et des malades, fontaine de chasteté, feu rougeoyant qui ruisselle en Éden. Henri Suso buvait chaque fois en cinq gorgées en l’honneur des cinq plaies de Christ, et il avalait la première et la dernière bouchée en l’honneur du coeur de Jésus228. Aux consommateurs et adorateurs du liquide vital christique tels que Pierre Damien, saint Bernard, saint Thomas ou saint François, il faut ajouter aussi une figure féminine exemplaire, sainte Madeleine, qui se tenait, sous la croix, inondée de sang. Plusieurs autres, comme par exemple Beatrice de Nazareth au XIIIe siècle ou Katharina Tucher et Margery Kempe au XVe siècle apparaissent comme ses plus fidèles imitatrices. À cette dernière, « ce précieux corps du Christ lui apparut aussi écorché vif que si l’on venait de le dépouiller de peau »229. Parmi elles, la plus fervente était Catherine de Sienne, au XIVe siècle ; pour s’identifier à l’humanité du Christ, elle est prise constamment d’une soif obsédante de sang. Elle écrit « dans son précieux sang » des lettres, pleines des louanges au sang doux, la nourriture la plus exquise de la vie, et elle appelle les prêtres « serviteurs du sang ». Pendant ses transes eucharistiques, elle vomit du sang, elle voit la mense, l’agneau et l’hostie veinés de rouge, et ses derniers mots sont : « Sang, sang ! »230 Elle décrit la faim d’âmes : « Je vous conjure de mettre ces enfants morts sur la table de la très sainte croix et de prendre cette nourriture en les baignant dans le sang de Jésus crucifié. »231 Au cours d’une ardente prière de la religieuse, le Christ satisfit son désir : « Il approcha de sa bouche la plaie de son côté, en lui permettant de se rassasier de son corps et de son sang tant qu’elle voudrait. Catherine s’empressa de puiser à cette source sacrée et d’y boire à longs traits. »232 Après avoir vécu cette expérience – vampirique, dirait-on, depuis le XVIIIe siècle233 – elle provoqua toute seule les suivantes de manière expiatoire et répétitive, se penchant par exemple sur la poitrine d’une malade en appliquant sa bouche à son ulcère. Elle a avoué à son biographe que, de toute sa vie, elle n’avait « jamais rien goûté de si doux et de si agréable »234. Ses efforts trouvèrent leur récompense puisqu’elle fut admise de nouveau par le Christ à boire à son flanc. Parfois le sang eucharistique, dans ses visions se transforme en lait, ce qu’on peut expliquer par le fait que Catherine avait été choisie par sa mère pour être allaitée à son sein aux dépens de sa soeur jumelle, morte en nourrice235. 228 MLE 1949 ; BYNUM WALKER 1994, 135-139 ; ALBERT 1997, 335 ; cf. aussi Lettres de sainte Catherine de Sienne 1886, 640-652, e. g. les lettres 89 et 99 et SUSO 1977, 168-169. 229 GROSSEL 1999, 421. 230 BYNUM WALKER 1994, 238. 231 BYNUM WALKER 1994, 260. 232 BYNUM WALKER 1994, 190. 233 Cf. COPJEC 1995, 117-140. 234 BYNUM WALKER 1994, 189. 235 KIECKHEFER 1984, 109 ; BYNUM WALKER 1994, 227-247 ; ALBERT 1997, passim. 63 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval L’eau et le vin À vrai dire, sucer le saint sang et s’y baigner est réservé aux mystiques, tandis qu’aux gens du peuple, il n’est offert qu’un calice, mis en dessous du Crucifix ou de l’Homme de douleurs. Le calice combine deux vases, celui de la Cène et celui, semblable au premier, qui a reçu le sang du Christ sur la croix. Or, de la plaie mortelle ne jaillit pas seulement du sang, mais aussi de l’eau (Jn 19, 34) et cette combinaison de deux liquides, qui ne correspondait pas aux lois de la nature, faisait énigme pour les théologiens. Les hommes depuis toujours dépendaient de façon vitale de l’eau, provenant du ciel, qui donne la vie et la régénère, mais la met en même temps en péril. Elle est vénérée car « Dieu dit : Que les eaux produisent en abondance des animaux vivants » (Gn 1, 20). Le premier signe de l’alphabet sumérien est le symbole de l’eau et de la semence comme origine de tout. Les dieux aquatiques étaient protecteurs de toutes les créatures vivantes, des sources de l’eau de la sagesse et des arts. L’eau purificatrice surgit en Éden, aussi est-il écrit : « Vous puiserez de l’eau avec joie aux sources de salut » (Is 12, 3). Jésus déclare : « En vérité, en vérité, je te le dis, à moins de naître d’eau et d’Esprit, nul ne peut entrer dans le Royaume de Dieu […] mais qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif ; l’eau que je lui donnerai deviendra en lui source d’eau jaillissant en vie éternelle. » (Jn 3, 5 ; 4, 14) L’eau provient du ciel, son origine est donc divine, aussi elle n’assure pas seulement la vie physique, mais également a le pouvoir de bénir et d’initier. Une fois baptisé, le néophyte entre dans la communauté chrétienne où sa purification est indispensable à cause de la faute d’Adam qui a rendu ses descendants mortels. Jésus ordonne à ses apôtres de baptiser toutes les nations, car le baptême est le sacrement qui promet l’éternité dans le paradis (Mt 28, 19). Des deux liquides sortis du flanc du Christ, du sang et de l’eau, dont parle saint Jean, le premier prédit sa gloire en Eucharistie et le second le baptême. Cette relation se trouve déjà dans l’Ancien Testament (Ex 7, 19), elle est introduite dans les Évangiles par le mysticisme gnostique. Pour Origène, les deux liquides prouvent l’immortalité du Christ, doctrine reprise plus tard par Augustin et par Bède. En réunissant le sang et l’eau, Chrysostome proclame le sacrifice du Christ son baptême.236 Ambroise voit dans la plaie la fontaine de la vie éternelle, d’où l’Église est née. De la même façon, un chrétien est né en nouvelle vie de l’eau lustrale en tant que fils de Dieu, ce qu’il devient quand il est immergé dans les fonts baptismaux – utérus baptismal – comme Jésus est entré en immersion dans la matrice virginale avant de venir à la vie. Marie n’est pas fécondée par un homme ; dans sa matrice, elle a reçu le Verbe avec l’Esprit saint, qui est le même Esprit qui se lève des fonts baptismaux pour accomplir la vérité de la régénération. Cette matrice, on la trouve dans l’Église ; lorsque le chrétien sort de l’ uterus matris Ecclesiae, il devient par la vertu du baptême le fils de la Mère-Église. La métaphore de l’utérus baptismal est complétée par Léon le Grand, qui professe que l’Esprit saint a rempli 236 BIALE 2007, 73. 64 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval les fonts baptismaux de la même eau lustrale dont il gratifia la matrice de la Vierge237. En 819, Raban Maur conclut : « Car aucun autre élément dans le monde ne purifie et ne vivifie toutes les choses autant que l’eau, puisque, baptisés dans le Christ, c’est par l’eau que nous renaissons, afin de revivre purifiés. L’eau a coulé du côté du Christ avec le sang pour nous inviter à l’utiliser comme le sacrement de toute sanctification et de toute purification. »238 Jésus s’est lui-même identifié à un temple (Jn 2, 19). Il a annoncé sa mort et sa résurrection en trois jours, et sa prédiction renvoie par la typologie à la vision d’Ézéchiel : « L’eau sortait de dessous le seuil du Temple […]. L’eau descendait de dessous le côté droit du Temple, au sud de l’autel. » (Ez 47, 1-2) Ces mots, paraphrasés par un hymne de Pâques, sont très répandus et expliquent aussi l’élément iconographique qui veut que le Christ soit habituellement représenté avec la plaie du côté droit, même si l’anatomie, déjà très respectée vers la fin du Moyen ge, l’exigerait du côté gauche239. Sont développés au Moyen ge d’autres arguments en faveur du côté droit. Le côté gauche est perçu comme sinistre (du latin sinistra, « gauche », mais aussi « mauvais », « menaçant »). Par ce côté s’exprime son aspect humain et charnel, tandis que par son côté droit, d’où aussi Ève est sortie d’Adam, transite sa divine majesté240. On peut aussi supposer que Christ n’est jamais blessé du côté du coeur, afin que l’on ne puisse pas croire que le Rédempteur du monde a pu être tué par le coup de lance d’un soldat vulgaire241. Le jaillissement du sang et de l’eau peut être accompagné aussi du lait et des larmes de Marie, tandis que la plaie en tant que fons pietatis, fontaine de la piété est aussi fons vitae, fontaine de la vie, évoquée comme sein de la bien-aimée déjà dans le Cantique (Ct 4, 15) : « Source des jardins, puits d’eaux vives, ruissellement du Liban ! »242 Pendant les noces à Cana, « Jésus dit aux serviteurs : « Remplissez d'eau les cuves. » Et ils les remplirent jusqu'au bord. Il leur dit : « Maintenant, puisez, et portez-en au maître du repas. » Ils lui en portèrent. Le maître du repas goûta l'eau changée en vin. » (Jn 2, 9). Une importance particulière est de tous temps accordée au vin, mais ce n’est qu’aux derniers siècles av. J.-C. que celui-ci, en tant que symbole, commence à remplacer le sang des sacrifices. Les deux liquides ne sont pas rapprochés uniquement du fait de leur couleur commune, mais aussi pour la raison que les deux peuvent bouillir et virer. On trouve une métaphore très inspirée dans la Genèse, où Jacob appelle le vin « le sang des raisins » ( sanguine uvae ; Gn 49, 11). À cette époque, il était coutume de consacrer les animaux par le vin avant de les abattre. Pour les chrétiens, le vin est l’espèce eucharistique qui, à l’exemple des deux liquides sortis de la plaie 237 MIGLIORINO MILLER 1995, 144-147. 238 DELUMEAU 1989, 38. 239 GOUGAUD 1925, 91 ; GUREWICH 1939 ; BARB 1971. 240 Cf. Sermo 5 de Geoffroy de Vendôme dans Patrologia latina, CLVII, col. 253. 241 COURCELLES 2001. 242 WADELL 1969, 12-15. 65 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval du Christ, est mélangée pendant la messe avec de l’eau. Comme symbole eucharistique, le vin est en étroite relation avec le pain, et on connaît aussi dans l’histoire des cas de préparation de pain à partir d’un mélange de sang et de farine243. On trouve une intéressante explication de ce lien chez Clément d’Alexandrie : Lorsque l’on jette des morceaux de pain dans un mélange de vin, le pain pompe le vin et laisse ce qui était purement aqueux ; de même la chair du Seigneur, le pain des cieux, pompe le sang, élevant ainsi les hommes célestes jusqu’à l’incorruptibilité, et laisse seulement les désirs charnels, destinés à la corruption.244 Quand vers l’an 1000, le vin en calice se transforme par miracle pour la première fois en vrai sang du Christ, le culte du saint Sang s’étend et la bénédiction du vin, benedictio vini devient un rite populaire245. « Si le Christ est une vraie vigne, si la chair est le raisin de la vigne, comment le vin ne serait-il pas le sang qui descend de la chair ? » se demande Adam de Perseigne au XIIe siècle246. Thomas d’Aquin démontre en cinq raisons que « aucune liqueur ne pouvait être plus convenable changée en sang du Christ que le vin qu’on a appelé avec raison le sang de la terre et le sang de la vigne »247. Caroline Walker Bynum cite le Traité du dominicain Gérard de Cologne à propos du rituel dans lequel le vin versé sur les reliques saignantes était offert comme boisson à Weingarten (le vignoble) : Toi, tu es le plus vrai vignoble qui surpasse tous les autres, où le vin salutaire provenant du côté du Seigneur intoxique les croyants par l’ivresse merveilleuse [...] tu peux t’enivrer avec le jus de raisin, le même que le Christ a versé de son purissime sang, de sa cave au vin du son chair ; et c’est le Seigneur qui veut ce vin enivrant, cette pluie fructifiée, cette eau qui purifie l’âme pour être bue et conservée dans son vignoble le plus glorifié.248 L’amour de l’homme pour Dieu est donc tellement enivrant que les mystiques le comparent à l’ivresse causée par le vin. En effet, l’Homme de douleurs est associé par les mots de Jérémie (23, 9) à l’ivresse, et Jésus lui-même proclame : « Moi, je suis la vigne véritable. » (Jn 15, 1) Influencée par les mots de saint Bernard, qui reprennent ceux d’Isaïe, l’imagination du Moyen ge tardif l’a mis dans un pressoir ou sur un tonneau de vin : né de la vigne Marie, il est le raisin mystique d’où coule à flots son sang, qui est le vin, jusqu’à la dernière goutte249. Encore plus surprenant est un autre motif iconographique. Joos van 243 BIALE 2007, 42. 244 CLÉMENT D’ALEXANDRIE 1960, 195 (1, 6, 47, 1). 245 Dictionnaire encyclopédique 1997, II, col. 1359-1360. 246 Patrologia latina, CCXI, col. 639b-c. 247 GROSSEL 1999, 419. 248 BYNUM WALKER 2007, 156. 249 MARROW 1979, 64, 83-94 ; Le pressoir mystique, 1990. 66 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Cleve peint, dans première moitié du XVe siècle, l’enfant Jésus buvant le vin d’un grand verre qui lui est offert par sa mère250. L’amour de Jésus est beau, écrit Ruysbroeck au XIIIe siècle, parce qu’« il ne cesse de me verser à plein bord son vin précieux [...] Jésus est un doux tuyau / je tiens avec lui taverne / il me verse son noble vin / à pleines bondes »251. Pour Jean Gerson (1362-1429), le vin des noces de Cana n’est pas matériel mais spirituel et en tant que tel allégorique du mariage du Christ et de l’Église. Il explique que le Christ est la vraie vigne « dont le vin engendre les vierges et les féconde », et il glorifie l’ivresse de l’âme pour laquelle le Christ est à la fois le vin et le lait252. Le vin est rapproché du lait déjà chez Isaïe où l’on peut lire : « Venez, achetez sans argent, sans payer, du vin et du lait. » (Is 55, 1) Ces mots trouvent peut-être un écho dans le Cantique où le bien-aimé déclare : « Je bois mon vin et mon lait. » (Ct 5, 1) Clément d’Alexandrie écrit que « le lait se mélange encore au vin doux : ce mélange est salutaire »253. Dans un de ses sermons, Jacques de Voragine affirme qu’à l’aide du lait et du vin de ladite prophétie d’Isaïe nous comprenons la grâce de Dieu et sa pitié254. Aelred de Rievaulx ajoute une interprétation à celles des liquides coulant de la plaie : « Le sang se change en vin pour t’enivrer et l’eau devient du lait pour te nourrir. »255 Vers la fin du Moyen ge, l’association entre le sang et le vin devient trop directe, d’où la crainte que ce dernier ne soit désacralisé en étant versé au moment de la consommation. Dû à ce sacrilège potentiel, le calice n’était plus offert aux laïcs pendant la messe. Étant privés d’y boire, certains éprouvaient même des problèmes psychiques, qu’ils compensaient dans leurs désirs intimes. En plus, ils étaient stimulés par la légende du vase sacré dans lequel le sang du crucifié avait été recueilli par Joseph d’Arimathie. Étant à la fois le calice, la patène de la cène et le ciboire, le Saint Graal acquérait plusieurs significations symboliques et occultes256. Même si certaines parties peintes du corps de l’Homme de douleurs de l’église de Saint-Prime ont été partiellement détruites, on peut supposer qu’à l’origine, il perdait son sang par toutes ses plaies. Le filet sur le flanc, retouché aujourd’hui, indique vaguement l’écoulement de haut en bas vers la hanche droite ; il arrête son cours vertical avant de toucher le pagne. Si le restaurateur de la fresque avait voulu continuer la retouche du filet de sang, qui logiquement devrait pénétrer sans détour sous l’étoffe, il aurait dû le diriger, en vertu de la loi de la pesanteur, vers le côté extérieur de la jambe droite. Cependant, le filet originel coule du côté intérieur et se répand à flots par terre. On a connaissance, à la 250 FALKENBURG 1994, fig. 25. 251 GROSSEL 1999, 421. 252 GERSON 1965, 190-210 ; GERSON 1971, 396-398. 253 CLÉMENT D’ALEXANDRIE 1960, 203 (1, 51, 1). 254 KRETZENBACHER 1981, 49, 66. 255 AELRED DE RIEVAULX 1961, 141 (31). 256 RUBIN 1991, 139 sq. ; KUGLER 2001. 67 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval même époque, de plusieurs autres scènes telles que le Crucifix ou la Pietà, dans lesquelles le sang du Christ s’écoule de même à l’encontre de la loi de la pesanteur, s’infléchissant de la poitrine vers l’aine (fig. 25)257. Un exemple fort intéressant se présente avec l’Homme de douleurs peint par Janez (Jean) de Ljubljana, en 1443, dans l’église de Visoko, en Slovénie, où tous les jets, même ceux de la main gauche et du pied gauche, sont dirigés vers le calice qui se trouve du côté droit du Christ (fig. 11). Dans cette fresque aussi, un écoulement de sang sortant de dessous le pagne sur le côté intérieur de la jambe droite est visible. De toute évidence, le restaurateur des fresques de Saint-Prime n’a pas osé respecter, ou bien n’a pas eu connaissance de cette logique selon laquelle la première blessure, au début de la Passion, et la dernière à son terme, sont liées : à l’état originel, de dessous le pagne ne s’écoulait pas seulement le sang de la blessure du flanc, mais aussi, mêlé à lui, celui de la circoncision258. Le saint Prépuce Les traces de la circoncision sur le corps du Christ adulte attirent notre attention. Dans toutes les scènes du cycle de la Vie de Marie sur le mur sud de l’église de Saint-Prime, dans lesquelles se trouve aussi l’enfant Jésus, ce dernier est déjà adoré tel le futur sacrifice eucharistique. Parmi elles figure aussi La Circoncision, même si celle-ci n’y a pas logiquement sa place, Marie étant absente lors de cet événement (fig. 26). Mais la présence de cette scène est un argument supplémentaire pour l’interpréter comme un symbole eucharistique l’Homme de douleurs sur le mur d’en face. Pour qu’un homme mûrisse, pour qu’un adolescent puisse approcher une femme, dans différentes civilisations, il est initié par le sang, soit qu’il doive tuer, être blessé ou circoncis ; du sang versé il naît à une vie nouvelle. Quand Hérode a massacré tous les innocents de Bethléem, Jésus a survécu, mais ensuite il a répandu son sang conformément aux lois judaïques (Lc 2, 21)259. Il est possible que la circoncision fût considérée dans les temps des rabbis comme la substitution du baptême originel attesté par le verset : « Moïse, ayant pris le sang, le répandit sur le peuple et dit : “Ceci est le sang de l’Alliance que Yahvé a conclue avec vous moyennant toutes ces clauses.” » (Ex 24, 8) 260 Saint Paul explique le symbolisme de la circoncision en tant qu’acte de purification spirituelle : « C’est en lui que vous avez été circoncis d’une circoncision qui n’est pas de main d’homme, par l’entier dépouillement de votre corps charnel ; telle est la circoncision du Christ. » (Col 2, 11) Ainsi il impose un parallèle typologique entre la 257 STEINBERG 1987, 79. 258 La même logique n’était pas comprise non plus, par exemple, dans le cas de la Déploration de Hugo van der Goes (Naples, Museo di Capodimonte), dont toutes les répliques nient l’écoulement du sang de la circoncision ou le dévient, cf. DHANENS 1998, 176-185. 259 CHEBEL 1997, passim. 260 BIALE 2007, 71-74. 68 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval circoncision de l’Ancien Testament et le baptême du Nouveau Testament : les deux sacrements sont différents dans leur aspect extérieur, mais les deux opérations s’accordent dans leur effet. Saint Augustin fait de ce parallèle un dogme : « La circoncision, depuis son institution comme signe de justification par la foi, figurait la purification du vieux péché d’origine même dans les enfants, comme le baptême, depuis qu’il est établi, sert à la rénovation de l’homme. »261 Saint Ambroise ajoute : « Puisque le prix a été payé pour tous par la souffrance du Christ, il n’y a plus besoin que chaque individu verse son sang par la circoncision. »262 Bède le Vénérable en conclut que Jésus, pur de tout péché, n’avait nul besoin de se laisser circoncire. Nonobstant, il s’y est soumis, comme plus tard au baptême, à titre d’exemple pour montrer que la purification est indispensable à la rédemption263. Le fait qu’on ait ôté à Jésus un morceau de chair avait été parfois condamné, mais il était généralement admis que selon le plan divin son excision apportait la preuve de sa véritable humanité. Pseudo-Bonaventure écrit : « Ayez pitié de Lui […] car peut-être il a pleuré aujourd’hui […]. Aujourd’hui Son précieux sang a coulé. Sa chair a été coupée par un couteau de pierre » ( Les meditations de la vie du Christ, VIII), et la Légende dorée mentionne la liaison entre la première et la dernière blessure. Selon l’imagination religieuse la plus singulière, un ange, descendu du ciel, a reçu la pièce de chair de Jésus, pièce qui, remise à Charlemagne, à Aix-la-Chapelle, est devenue le saint Prépuce, ô combien vénéré. Dans toute l’Europe les églises conservent en leur sein l’authentique pièce de cette relique si particulière264. Il se trouve des femmes mystiques qui dans leurs extases portaient sur l’annulaire des anneaux de cette divine chair tuméfiée, saignante ou jaunâtre. Catherine de Sienne voit dans le prépuce de Jésus le symbole du sang douloureux, versé pour le salut du monde. Elle écrit : « Tu sais bien que tu es son épouse, qu’il t’a épousée, toi et toute créature, non pas avec un anneau d’argent, mais avec l’anneau de sa chair […]. Sache bien que le fils de Dieu nous a tous épousés lors de la circoncision quand il a coupé sa chair et nous a donné cette mince bague pour nous signifier qu’il voulait épouser le genre humain. »265 On connaît également des cas plus singuliers encore : la béguine Agnès de Blannbekin a eu, au XIIIe siècle, une vision dans laquelle elle mâchait le divin prépuce saignant, rapportant par la suite qu’il était doux comme le miel266. On ajoutera que « l’incorporation orale » de certaines parties de l’organe génital de l’autre sexe – au niveau réel ou symbolique – est la méthode la plus archaïque, rencontrée dans toutes les civilisations, qui soit usitée dans le dessein d’acquérir les qualités désirées du sujet en question267. 261 STEINBERG 1987, 70. 262 STEINBERG 1987, 70. 263 STEINBERG 1987, 70-87. 264 RÉAU 1956-1957, II, 256-260. 265 BYNUM WALKER 1994, 235, 257-258, n. 135. 266 BYNUM WALKER 1992, 87, 172-186. 267 BETTELHEIM 1971, 112-115. 69 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Ce n’est pas seulement l’ Imago pietatis eucharistique qui dans l’église de Saint-Prime exige la même vénération que l’hostie consacrée, bien que dans les scènes où Jésus est présenté comme enfant, le symbolisme sacramental ne soit pas si apparent. L’Eucharistie, c’est le Christ dans son entière identité, soit adulte ou enfant, et nos fresques montrent le petit Jésus, reconnu et vénéré comme Dieu, non pas seulement dans L’adoration des Mages du mur nord mais aussi sur le mur sud dans les scènes de L’adoration des bergers, de La nativité, de La présentation au Temple et de La Circoncision. Les deux dernières séquences sont comme d’habitude peintes l’une au-dessus de l’autre, se conformant ainsi au rythme régulier de leurs célébrations au fil de l’année (fig. 21). Leur rapport plus profond est attesté par saint Bernard : de même que la purification n’était pas pressante pour Marie, étant elle-même immaculée, la circoncision n’était pas urgente non plus pour le Christ, ayant été conçu sans péché. Mais, voulant montrer que sa circoncision est indispensable pour la rédemption, le nouveau-né, dans notre image, écarte délibérément ses petites jambes et, sans le moindre sentiment de peur face au grand couteau dans les mains de l’homme qui va l’opérer ( mohel), regarde fièrement le spectateur. Les poses du grand prêtre, se penchant légèrement en avant vers l’enfant installé sur ses genoux, et du mohel, assis devant lui comme en position de vénération, ont une ressemblance commune avec celles du groupe de la Vierge à l’enfant et du roi le plus âgé de la scène des mages en L’adoration du mur nord (fig. 18). De cette manière, ils réitèrent le code des signes gestuels qui facilitent au spectateur la reconnaissance de la circoncision comme phénomène d’épiphanie, qui impose aussi l’attention eucharistique. La cérémonie a lieu dans l’espace d’une église, embellie par une voûte dont la courbe redouble celle dessinée par l’inclination du grand prêtre. Celui-ci figure comme un autel, son giron étant recouvert d’une nappe blanche qui remémore le corporal de Bolsena, linge consacré ensanglanté par le saint Sang qui coula miraculeusement de l’hostie pendant la messe célébrée par Pierre de Prague268. Les personnages centraux sont entourés de deux jeunes hommes dont la présence rehausse davantage l’atmosphère liturgique de l’événement solennel. Ils ressemblent aux deux pages tendant les cadeaux aux rois dans la scène de L’adoration, tandis que, dans La Circoncision, ils tiennent les rôles des lévites, les prédécesseurs des prêtres chrétiens, voués au service du Temple. Celui à droite est couvert d’une longue écharpe blanche (un alb), pièce de vêtement liturgique suggérant l’innocence, portée par les néophytes au baptême, par les acolytes et par les prêtres. Les récipients tenus par les deux jeunes hommes ont un double sens, historique et eucharistique. Le plat sera utilisé par le chirurgien pour recueillir le sang et le prépuce sera déposé sur l’assiette, ce qui, en langage eucharistique, signifie que les assistants tiennent le calice et la patène contenant respectivement du vin et du pain, lesquels, au moment fort de la messe, se changent l’un en sang l’autre en corps du Christ. Le récipient dans les mains de 268 Cf. à ce propos l’image originelle de Fra Ugolino da Prete Ilario à Orvieto (1370-1384) qui a généré toute une série des représentations, dans GREENSTEIN 1992, passim. 70 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval l’homme à gauche rappelle aussi le vase dans lequel l’ange a reçu le saint prépuce et l’a porté à Charlemagne. Plus encore, il fait songer à un bassin et ainsi préfigure peut-être le baptême, le sacrement chrétien qui a remplacé la circoncision. Un cierge allumé dans l’autre main du jeune homme, indispensable dans les scènes baptismales, resserre davantage les liens entre les deux rites, car il contient trois éléments préfigurant les trois substances qui existèrent en Christ : la cire, symbole de sa chair née de la Vierge sans corruption, comme les abeilles élaborent de la cire sans mélange ; la mèche cachée dans le cierge, symbole de son âme très candide cachée dans sa chair ; et le feu ou la lumière, symbole de la divinité, parce que Dieu est un feu qui consume269. Et, enfin, le petit choeur masculin à gauche contribue à l’élévation de la cérémonie270. Dieu masculin et féminin Au Moyen ge, outre les mariages mystiques – contractés dans certaines visions par le morceau amputé de la chair de Jésus enfant – survit aussi une autre construction chrétienne pas moins miraculeuse, qui unit, cette fois-ci, la plaie mortelle du Christ et le sein de Marie. Il s’agit de la dualité masculin/féminin de la divinité, héritée par le christianisme primitif de religions plus anciennes, et refoulée au fil du temps par une doctrine théologique plus sophistiquée. Cette conception est introduite par Les Odes de Salomon, un texte du début de l’ère chrétienne en langue syrienne mais de tradition judaïque et gnostique, unique en son genre, dont on ignore l’auteur. Il reste célèbre pendant des siècles grâce aux citations de Lactance, qui doit son surnom à son enthousiasme pour le lait spirituel. Les Odes comparent la réception du corps et du sang du Christ par le croyant dans l’Eucharistie à l’acte de succions du sein maternel par un enfant. L’ode 19, au titre parlant, Allaitement et gésine, ou l’Eucharistie de la vierge sage bouleverse tous les rapports habituels entre le masculin et le féminin de la génération sexuée. Dieu le Père est représenté comme une mère aux mamelles pleines de lait, tiré par l’Esprit et versé dans la coupe qui n’est autre que le Fils. Le lait est ensuite transvasé dans l’utérus de la Vierge, qui conçoit et accouche comme un mâle. L’auteur anonyme part du fait que pour la physiologie antique la semence et le lait dérivent du sang et que l’ingrédient de la coupe est à la fois nutritif et séminal.271 269 VORAGINE 1967, I, 194. 270 Louis Réau analyse particulièrement ce sujet à propos de La circoncision, peinte en 1635 par Philippe Quantin (Dijon, Musée des beaux-arts) : « Trois chantres accompagnent à pleine voix l’opération, non pour distraire l’enfant ou pour étouffer ses cris, mais pour signifier que ce premier sacrifice du Sauveur a la même vertu sacramentale que le sacrifice de la messe. C’est le seul cas que nous connaissons d’une “Circoncision en musique” », cf. RÉAU 1956-1957, II, 260 ; cf. aussi MIKUŽ 2004. 271 ENGELBRECHT 1999 assure que l’auteur des Odes ne parle pas de l’androgynie ou du grotesque ; il utilise l’expression de « lait nourrissant » comme une métaphore de l’amour pour les enfants, exprimant ainsi la bonté de Dieu. 71 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Une coupe de lait me fut offerte, Je la bus en la suavité de douceur du Seigneur. Le Fils est la coupe, L’allaitant, ce fut le Père, Qui s’y allaita, l’Esprit de sainteté. Puisque ses seins étaient pleins, Point ne fallait qu’à la manque son lait fut versé. L’esprit de sainteté s’ouvrit le flanc, Mêla le lait des deux seins du Père [...] Le ventre de la Vierge étreignit, Matrice reçut, elle engendra Comme un mâle, elle engendra…272 Dans les cultures primitives, l’hermaphrodisme est souvent attribué au créateur primordial universel. L’absence de différence de sexe marque l’intégralité indivisible des dieux dans l’Égypte ancienne. Il en va de même chez les Grecs, où Platon décrit l’être parfait comme androgyne, tels Hermès, Priape, Apollon et Dionysos. Zeus, lui aussi est parfois représenté avec des mamelles. Celles-ci sont aussi des attributs des dieux indiens d’après la croyance selon laquelle la semence – celle que les yogis ont pour pratique de retenir – développe les seins, d’où elle sort sous forme de lait. Dans le mysticisme juif, Yahvé est d’abord accompagné d’une femme, remplacée plus tard par deux chérubins de sexe opposé. Le Zohar parle d’Adam Kadmos, un bisexuel, et les gnostiques chrétiens voient Adam et le Christ des deux sexes. Philon d’Alexandrie écrit : « L’homme créé selon l’image était une idée incorporelle, ni mâle ni femelle »273, et quelques congrégations essaient de rétablir symboliquement dans l’homme l’androgynéité primordiale en tant que reflet de l’universalité divine, selon laquelle les chrétiens élus sont à distinguer des païens. Comme ces conceptions ne sont pas acceptées par saint Augustin et comme elles impliquent inévitablement une critique sociale et idéologique de l’Église, celle-ci réagit par des persécutions274. Malgré cela, elles restent vives dans la pensée mystique et allégorique, et parfois, quoique rarement, on en trouve trace aussi dans l’exégèse : Pierre Bersuire, au milieu du XIVe siècle, s’inspirant chez Ovide de la métamorphose d’Hermaphrodite, compare le Christ à ce dernier275. En guise de compromis, l’Église chrétienne conserve l’ambiguïté sexuelle dans le vêtement des clercs, similaire au vêtement féminin, porté par les hommes voués au célibat276. Habillés ainsi, les prêtres nourrissent les enfants de Dieu : « Comme des 272 Les Odes de Salomon 1994, 112-115 (19). 273 ALVERNY 1977, 106. 274 ALVERNY 1977 ; LIBIS 1980, passim. 275 RUBIN 1994. 276 TREXLER 1991. 72 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval enfants nouveau-nés désirez le lait non frelaté de la parole, afin que, par lui, vous croissiez pour le salut. » (1P 2, 2) En faisant ceci, ils ne font que répéter le geste du Christ qui déclare dans Les Odes : « Mes seins, je les leur réservai, pour qu’ils boivent de mon saint lait. »277 Suivant l’exemple de son maître, l’apôtre Paul s’est fait connaître aux Corinthiens en tant qu’ ubera Ecclesiae : « C’est du lait que je vous ai donné à boire, non une nourriture solide ; vous ne pouviez encore la supporter. » (1Co 3, 1-2 ; He 5, 12) Depuis le IIe siècle, les premiers pères de l’Église, Irénée de Lyon, saint Hyppolite et notamment Clément d’Alexandrie, parlent du Christ (Clément l’appelle le pédagogue) comme du sein et du lait du Père en tant que Logos ; et le dernier établit très nettement la liaison allégorique entre le lait du Père, l’Incarnation et l’Eucharistie278. Il explique le symbolisme paulinien : Ce sont les « parfaits » dont on dit qu’ils « boivent », tandis que les tout-petits tètent […]. Il y a un seul Père de l’univers ; un seul Logos de l’univers et un seul Esprit saint, partout identique ; il y a aussi une seule vierge devenue mère et j’aime l’appeler l’Église. Cette mère, seule, n’eut pas de lait parce que, seule, elle ne devint pas femme ; elle est en même temps vierge et mère ; intacte en tant que vierge, pleine d’amour en tant que mère ; elle attire à elles ses petits enfants et les allaite d’un lait sacré, le Logos de nourrissons. Elle n’a pas eu de lait parce que le lait, c’était ce beau petit enfant, bien approprié, le corps du Christ : ainsi nourrissait-elle du Logos ce « jeune peuple » que lui-même le Seigneur mit au monde dans les douleurs de la chair et qu’il a lui-même emmailloté de sang précieux. (I, 36-42) Clément conclut son discours, pétri de sciences de la nature, par la constatation que le sang du Logos est comme du lait car celui-ci désigne allégoriquement le sang du Seigneur ; d’où les chrétiens cherchent ( masteusai) chez le Père les seins ( mastos)279. Se référant aux sources médicales selon lesquelles le sang est l’équivalent du lait, saint Macaire fait du lait une analogie avec la doctrine de la présence physique du corps et du sang du Christ dans l’Eucharistie. Si l’enfant boit le lait, le sang de sa mère, qui lui permet de survivre et de grandir, pourquoi douter des mots du Christ selon lesquels il fait don aux communiants de sa chair et de son sang en tant que sacrement. Au Ve siècle, nestorien Mar Narsai aussi compare l’Eucharistie au lait et à l’allaitement ; il déclare que l’Église, au lieu du sein, donne aux enfants la chair et le sang du Christ pour qu’ils se souviennent du grand 277 Les Odes de Salomon 1994, 79 (8, 16). 278 RONIG 1974 ; BETZ 1984. 279 CLÉMENT D’ALEXANDRIE 1960, 181-201 (1, 6, 39-50). 73 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval amour que son Époux leur porte : « Son Époux a donné à l’Église Son Corps et Son Sang comme gage de vie pour qu’elle ait la force de donner la vie par sa vie. »280 Or, les Pères latins de l’Église ne saisissent pas Dieu uniquement comme le Père, mais aussi comme une mère. Saint Augustin se souvient : « Me voilà donc accueilli par les consolations du lait humain ; et ce n’est pas ma mère ou mes nourrices qui s’emplissaient les seins, mais toi qui me donnais par elles l’aliment de l’enfance... »281. Et il éprouve maintes difficultés pour expliquer les rôles procréatifs des personnages de la Trinité à l’égard de la naissance de l’Esprit saint : On n’est fils de deux personnes que si l’on a un père et une mère. Loin de nous l’idée d’imaginer rien de tel chez Dieu le Père et Dieu le Fils. Car, même parmi les hommes, le fils ne procède pas en même temps du père et de la mère ; et lorsqu’il procède de la mère à la lumière de ce monde, il ne procède pas alors du père. Or, l’Esprit saint ne procède pas du Père dans le Fils et ensuite du Fils pour sanctifier la créature : c’est en même temps qu’il procède de l’un et de l’autre, bien que le Père donne au Fils d’être, comme il l’est lui-même, principe d’où procède l’Esprit.282 Malgré le caractère féminin des personnages de la Trinité, Augustin est, pour faire entendre la différence entre les chrétiens et les païens, obligé de nier la nature féminine de la divinité. Cependant, il approuve la maternité de l’Église qui engendre les fidèles en Christ, les forme dans son utérus en utilisant le sang des martyres, pour les accoucher en lumière et les allaiter avec la foi283. La conception médiévale de la nourriture spirituelle échange le lait de la foi et le sang eucharistique et, en conséquence, aussi le jet du lait des seins du Christ et celui du sang de sa plaie, placée juste au-dessous de ceux-ci. Ainsi la plaie de Jésus et les seins de Marie sont liés par le fait que de la blessure du premier naît l’Église, qui est la Vierge, de qui Jésus est accouché et nourri depuis par ses seins. Au sens allégorique, donc, Marie n’est pas la mère biologique de Jésus, elle-même n’est que le futur corps du Christ. C’est pourquoi le vrai géniteur de l’humanité n’est pas Dieu le Père, mais c’est plutôt le Christ, qui est à la fois le père et la mère de l’homme. C’est aussi le travail d’exégèse du Cantique que d’interpréter les figures du bien-aimé et de la bien-aimée comme Christ, Église et Vierge. On notera la persistance de l’ambiguïté du sexe du Christ, telle une figure maternelle, invitant les enfants dans son sein : « Combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants à la manière dont une poule rassemble ses poussins sous ses ailes… » (Mt 23, 37)284 280 BETZ 1984. 281 AUGUSTIN 1992, 285 (1, 6, 7). 282 AUGUSTIN 1991, 554-555 (15, 27, 48). 283 ALLEN 1985, 222-227. 284 Cf. BUGGE 1975, 100-104. 74 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Il est important que l’idée du Christ comme mère285, en état de grossesse, ou nourrissant et allaitant avec son propre corps, soit aussi abondamment élaborée par saint Bernard enseignant lui aussi que l’Église protège sous son aile les fidèles et que leur âme est d’abord un enfant qui boit du lait, afin qu’elle puisse, avec le temps, mûrir et saisir le sens du sang de la Passion. Dans ses commentaires du Cantique, celui « qui a fait l’expérience des abondantes délices qui coulent de seins de l’époux », décrit le Christ comme une vraie mère, qui « ne le cache point ; elle a des seins qui ne sont pas taris […] elle ne cesse d’exprimer de ses seins leur lait »286. Il se perçoit souvent lui-même comme mère de ses disciples et il conseille à l’un d’eux : « Si la tentation te hante […]. Ne suce pas tant les plaies du Crucifié que ses seins. Il tiendra lieu de ta mère et toi de son fils. »287 De sorte que tous les supérieurs doivent servir ainsi ceux qui leur sont confiés : « Apprenez que vous devez être mères […] présentez les seins : que vos seins soient gonflés de lait. »288Ses frères, les cisterciens du XIIe siècle, suivent son enseignement : Guillaume de Saint-Thierry écrit sur les « deux seins de l’Époux dont est tiré le lait de tous les mystères »289. Guerric d’Igny parle de l’expansion de l’Église et mentionne l’Époux qui a engendré quelques fils et les a allaités avec ses mamelles. Le Christ joue tous les rôles parentaux : déjà père, il est aussi mère et il est encore nourrice. Il en va de même pour Paul : quand celui-ci, de Saul, se convertit en Paul, disciple du Christ, « le persécuteur devint prédicateur, le tortionnaire mère, le bourreau nourrice : ainsi tu vois clairement que tout son sang a été changé en la douceur du lait »290. Il paraît logique que cette conception du Christ comme mère ait été reçue et, si l’on peut dire, encore plus féminisée, par les femmes mystiques elles aussi. Tout d’abord, elles commencèrent à comparer les douleurs de l’accouchement avec les souffrances de la Passion. Celles-ci durèrent plus de trente années chez le Seigneur, qui finit sur la croix, où de ses veines éclatées l’homme était né291. De cruelles et sanglantes visions ne peuvent que convaincre les gens pieux que le Christ, en sacrifiant son corps sur la croix, l’offre par là même à chacun d’entre eux, avec l’effet de remplacer graduellement dans l’imagination le lait maternel de la foi et de la grâce par la chair et le sang du Corps saint. Le Christ se présentifie sous les espèces du sacrement et offre le calice, rempli de son sang. En le consommant, l’âme du pécheur s’unit intimement à lui dans l’amour divin. Elle est exaltée et portée vers la sphère spirituelle tout en se sentant en même temps culpabilisée comme la source de ses souffrances. À l’époque de l’exécution de l’image de Saint-Prime, la religion 285 Le livre fondamental qui compile les sources et les études du thème est BYNUM WALKER 1982. 286 BERNARD DE CLAIRVAUX 1996, 221 et passim (8-10). 287 Patrologia latina, CLXXXII, col. 527c. 288 BERNARD DE CLAIRVAUX 1998, 201-204 (23, 2). 289 GUILLAUME DE SAINT-THIERRY 1958, 67 (38, 14b). 290 GUERRIC D’IGNY 1973, 387. 291 Les OEuvres de Marguerite d’Oingt 1965, 77-78. 75 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval est largement nourrie de révélations touchant au fantastique, dont certaines ne se laissaient pas facilement interpréter d’après la doctrine des Écritures. L’imaginaire, dense de multiples sens et symboles, n’enrichissait pas seulement l’iconographie, mais exerçait aussi son influence sur la raison et le coeur du spectateur. Aussi n’est-il pas aisé de nos jours de saisir comment un croyant médiéval pouvait réagir face à l’image de l’Homme de douleurs aux mains levées, exhibant ses plaies sanglantes, ou face à l’image de la Vierge offrant ses seins. En particulier si l’on pense que pouvait résonner dans le même temps à ses oreilles un sermon, semblable peut-être à celui qui suit, emprunté à un moine de Farne, en Angleterre, à la fin du XIVe siècle. Les petits courent se jeter dans les bras de leurs mères […]. Christ, notre Seigneur, nous accueille de même. Il ouvre ses bras pour nous embrasser, incline sa tête pour nous délivrer un baiser et découvre son flanc pour nous donner à sucer ; et bien que ce soit du sang qu’il nous offre à boire, nous croyons, qu’il est salutaire et « doux plus que le miel, que le suc de rayons » (Ps 18, 11). Ne me sèvre pas, mon Seigneur, de « son sein consolateur » (Is 66, 11), car « qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle » (Jn 6, 54) […]. Mais il faut aussi que j’entre dans le sein de mon Seigneur pour renaître dans la vie éternelle […]. Parce que je suis un pécheur, tu tends tes bras pour me recevoir et tu inclines ta tête pour me faire don de tes baisers ; tu saignes pour que je puisse boire et tu ouvres ton flanc dans ton désir de m’attirer dedans292. 292 Le nom d’auteur est peut-être John Whiterig, cf. BYNUM WALKER 1982, 152-154. 76 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Le corps scientifique au Moyen ge Cura corporis ad sanctitatem animi referenda est. Le soin du corps doit se rapporter à la sainteté de l’âme. Saint Augustin, De Moribus Ecclesiae, 387–389 On a vu déjà dans les pages précédentes que certains théologiens recourent aux sciences de la nature : soit pour fonder leurs doctrines religieuses proclamées vérités irrécusables, soit – avec l’aide du savoir profane – ils réfutent les doctrines qui les mettent en cause. Forts d’une érudition religieuse universelle, ils se sentent missionnés pour commenter ces sciences de la nature, voire les compléter ou polémiquer contre elles. Mais, d’un autre côté, la connaissance des éléments et des phénomènes naturels, notamment après la diffusion de la Physique d’Aristote dès le XIIIe siècle, pénètre le domaine sacré des dogmes ou bien ceux-ci sont soumis à l’influence des visions mystiques et des différentes formes de la piété laïque, inspirées de la vie quotidienne. Il est certain qu’il serait très difficile de désigner par les noms de nos disciplines contemporaines – c’est-à-dire la biologie ou la médecine – les sciences qui s’essayaient à traiter des phénomènes naturels, car elles étaient entièrement subordonnées aux instances faisant autorité, aux auteurs de l’Antiquité et à la théologie officielle. Pour faire la preuve des vérités religieuses fondamentales, tâche des plus complexes, les savants consacraient l’essentiel de leurs efforts aux interprétations des phénomènes de la vie humaine, comme la conception, la grossesse et la naissance. De la même manière que pour tous les autres domaines de la nature, ces interprétations sont, elles aussi, jusqu’à la fin du Moyen ge, tributaires de l’état d’avancée des connaissances et des techniques permettant de comprendre les pathologies et les divers mécanismes du corps. Et, en même temps, les soins pour la santé sont, comme les autres disciplines de la nature d’ailleurs, étroitement liés aux saintes doctrines, grâce aux croyances d’après lesquelles l’origine divine planifiée du monde soumet aussi les lois de la nature, et qu’il est possible de déchiffrer celles-ci dans celles-là et vice versa 293. Même en questionnant la nature du corps humain, il était fait obligation de respecter la volonté créatrice de Dieu. Par celle-ci, un ordre abstrait de concordances symboliques est établi, un ordre auquel la causalité naturelle est tout à fait étrangère, et avec lequel il n’est point permis de s’adonner à l’expérimentation. Les naturalistes sont sans cesse tenus par les théologiens de ne pas s’essayer à limiter le pouvoir divin par les lois de la physique d’Aristote, et de ne pas établir à côté du saint dogme encore une autre vérité, philosophique, voire scientifique. La cause de chaque écart par rapport au fonctionnement normal du système symbolique dans la nature est évidente, car elle résulte de l’opposition perpétuelle 293 Je reprends ici et dans les deux paragraphes suivants SCHMITT 1986. 77 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval entre les êtres surnaturels doués de qualités positives, comme Dieu, les saints ou la Vierge, et les autres, incarnant les qualités négatives, comme les démons ou, en conséquence, les hommes possédés par eux, c’est-à-dire les magiciens de toutes sortes. L’Église n’accepte les nouvelles découvertes dans la nature qu’avec grande réserve ; elle adapte la plupart d’entre elles à ses besoins et les explique selon sa logique. En interprétant un certain problème, une fois en conformité avec son aspect religieux et, une autre fois, avec son aspect lié aux lois de la nature, même les plus grands savants n’échappent pas aux contradictions. Cela survient souvent du fait que de nombreux textes d’auteurs grecs, surtout d’Hippocrate, Galien et Aristote, ne parviennent à eux qu’indirectement, souvent au travers de traductions douteuses. Certains écrits ne sont pas le fait de savants de l’Antiquité ; ils ont été commis par des auteurs postérieurs qui signaient de noms les plus autorisés, renforçant ainsi leur propre crédibilité, et souvent désireux de présenter les savants grecs sous le jour de précurseurs de la chrétienté294. Dès le début du XIIIe siècle, sont apparues de nouvelles conditions plus favorables à la critique du savoir établi jusqu’alors et à l’étude plus approfondie des travaux des auteurs anciens les plus connus. Elles sont le fait de : l’École médicale de Salerne – et, en suivant son exemple, les Universités qui se développent indépendamment de l’Église par toute l’Italie et en Europe occidentale – ; la tradition rabbinique ; la poursuite de la pensée antique dans la culture monastique ; et les manuscrits grecs et arabes importés en Occident – surtout les deux textes volumineux et fondamentaux, De generatione animalium d’Aristote et Canon medicinae d’Avicenne, traduits en latin – qui frayent des chemins nouveaux. Commence une vérification, d’abord très lente et inexacte, des savoirs anciens qui sont de plus en plus révisés d’après les observations de la nature et de ses lois. Avec le temps, le medicus se bâtit la réputation d’être le défenseur desdites lois, tandis que les clercs restent les divulgateurs de toutes les forces surnaturelles et spirituelles révélées par l’Église295. Or, dans la vie quotidienne, les études de la nature, la guérison, la foi et les superstitions demeurent étroitement entrelacées. Si un malade n’est pas guéri par les médecins, il en déduit que la médecine humaine n’a aucune prise sur sa maladie, il a donc recours aux sorciers, aux saints et à leurs reliques à l’action miraculeuse ; en revanche, si cette médecine divine ou secrète, à son tour, s’avère inopérante, il en conclut que ses péchés étaient trop grands296. 294 Sur l’authenticité des textes antiques au Moyen ge, cf. l’introduction dans JACQUART, THOMASSET 1985, 7-14. 295 CADDEN 1993, 106-111 et passim. 296 DELUMEAU 1989, 48, 75-76. 78 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval La nature humaine du Christ De la même manière, cette interpénétration, cette dialectique et ces antagonismes s’observent dans les questions religieuses les plus importantes, telle sans doute l’argumentation sur l’Incarnation et sur la nature humaine du Christ, qui, d’après les mots de Jean (tels qu’ils sont cités par la plupart des Pères de l’Église), « est né non du sang, ni de la volonté de la chair » (Jn 1, 13). L’ouvrage La chair du Christ atteste du matérialisme du juriste Tertullien, polémiquant contre les doctes croyant que le Christ, au cours de sa vie terrestre, n’avait pas un corps réel mais seulement un corps apparent, comme celui d’un fantôme. Il écrit : « Exposant dès l’exorde ta haine de la naissance, sur cette ordure qu’ont mise dans le ventre les éléments génitaux, sur ces hideux caillots de sang et d’eau, et sur cette chair qui doit, pendant neuf mois, tirer sa nourriture de ce fumier. »297 Malgré cela, le Christ, envoyé sur terre pour y mourir, dut de toute nécessité y naître, constitué d’une chair humaine puisque ayant tiré sa substance d’une matrice humaine, mais vierge, engendrée par la semence spirituelle ; il a donc dû s’incarner sans le moyen de la semence de l’homme. Nier qu’il eût le sang pour origine, ce n’était pas lui refuser aussi la substance de la chair, mais seulement la matière de sa semence, qui est, comme on le sait, un échauffement du sang, altéré par une sorte de bouillonnement qui fait coaguler le sang de la femme [...]. Le psaume nomme les mamelles de sa mère, qu’il a tétées sans aucun doute : laissons les sages-femmes, les médecins, les naturalistes nous répondre si, normalement, les mamelles donnent du lait, à moins que la matrice n’ait subi les souffrances de l’enfantement. Alors les veines maintiennent en haut l’écoulement du sang corrompu des parties inférieures, et dans le cours de ce détournement, elles le distillent pour en faire une plus aimable liqueur, le lait. La preuve que telle est bien son origine, c’est que, durant l’allaitement, les règles s’interrompent. Or, si le Verbe s’est fait chair à partir de lui-même et sans rien recevoir de la matrice, si la matrice n’a rien produit, n’a rien fait, rien subi, comment a-t-elle pu détourner vers les mamelles une source qui fût à elle et dont elle ne peut pas transformer le liquide si elle ne l’a pas en elle ? Mais elle n’a pu avoir cette source en elle pour prodiguer le lait sans qu’elle eût de raison de répandre son sang, sans même qu’on lui eût arraché sa chair298. Un des principaux obstacles à la compréhension de l’évolution du foetus repose sur l’impossibilité d’imaginer comment il se développe et grandit dans le ventre maternel. Saint Augustin pense que « dans la semence tous les membres existent déjà sous une forme latente »299, et que la petite créature figure sous les espèces d’un homoncule, déjà plus ou moins formé, qui se nourrit du sang menstruel. Quand il vient au monde, il est nu, n’étant 297 TERTULLIEN 1975, 220-225 (4, 1-3) . 298 TERTULLIEN 1975, 289-295, 292-295 (19, 3-4 ; 20, 6) . 299 AUGUSTIN 1960, 37, 616-617 (22, 14). 79 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval en fait vêtu que d’une « pel diffamée de sang »300. Il boit du lait, qui n’est rien d’autre que du sang transformé. Les expériences quotidiennes, cependant, prouvent que l’embryon grandit et ainsi le problème se pose de savoir quand et comment il reçoit une âme301. Autour de ces questions, le christianisme s’essaie à fonder à la fois la différence et l’analogie entre un nouveau-né humain et l’enfant divin. Ce dernier étant entré dans l’utérus virginal non pas en tant que semence masculine mais en tant qu’âme divine, sans être obligé de passer, pour cette raison, par tous les stades de développement propres au foetus humain. Cyrille d’Alexandrie se demande, pour les besoins du Concile d’Éphèse, en 431, ce que signifie le fait que le Verbe issu de Dieu s’incarne et se fasse homme ? À quoi il apporte la réponse suivante : Ainsi, bien que le Christ ait joui de l’existence avant les siècles et qu’il ait été engendré du Père, il est dit aussi avoir été engendré selon la chair d’une femme, non que sa nature divine ait reçu le commencement de son être en la Sainte Vierge ni qu’elle ait eu nécessairement besoin par elle-même d’une seconde génération après celle qu’elle avait reçue du Père […] mais puisque, s’étant uni selon l’hypostase à l’élément humain […], il est sorti d’une femme, pour cette raison, il est dit avoir été engendré selon la chair. Car ce n’est pas un homme ordinaire qui a d’abord été engendré de la Sainte Vierge et sur lequel ensuite le Verbe serait descendu, mais c’est pour avoir été uni à son humanité dès le sein même qu’il est dit avoir subi la génération charnelle, en tant qu’il s’est approprié la génération de sa propre chair.302 Au temps de la naissance de la chrétienté, il était aisé de croire que Marie n’était que le récipient de la semence à laquelle elle avait prêté son corps pour que l’embryon s’y développât. Malgré les pressentiments de quelques philosophes grecs quant à la participation du sexe masculin dans la conception, on se fiait en général aux cosmologies naturalistes d’après lesquelles la semence peut provenir de n’importe quelle partie du corps303. Or, elle peut être apportée aussi par le vent, et la femme, en champ fertile, de s’ouvrir, d’accueillir grâce à sa matrice une nouvelle vie304. Lactance explique : Une vierge sainte, ayant reçu ce souffle divin, en fut remplie, elle conçut, et, sans qu’aucun homme l’ait jamais touchée, voici que soudainement son ventre resté vierge se mit à grossir. S’il est bien connu de tous que certains animaux conçoivent habituellement sous 300 Les conciles oecuméniques 1994, 111-113 (2, 1). 301 CONGOURDEAU 2007. 302 Les conciles oecuméniques 1994, 111-113 (2, 1). 303 Cf. CONGOURDEAU 2007, 195-204. Dans le chapitre consacré à l’origine et à la nature de la semence (mâle ou femelle), l’auteur élabore les théories suivantes : la théorie myélogénétique qui rapproche la semence de la moelle et du cerveau, la théorie pangénétique qui la fait dériver de l’ensemble du corps et la théorie hématogénétique qui la fait naître du sang. 304 GÉLIS 1984, 101. 80 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval l’effet de l’air et du vent, pourquoi s’étonnerait-on quand nous affirmons qu’une vierge a été fécondée par un souffle de Dieu, qui peut facilement faire tout ce qu’il veut. 305 Même si saint Augustin déclare : « Quand Dieu met au monde le Fils, il le met de soi- même, pas de la mère : quand la mère met au monde le fils, elle le met de la vierge, pas de l’homme »306, et que Jésus est « Fils de Dieu né du Père, sans mère ; Fils de l’homme, né d’une mère sans père »307, au cours du Moyen ge, l’image de parents divins s’établit suivant une logique particulière. La Vierge fonctionne comme mère, tandis que le Spiritus Sanctus, en raison du genre masculin en latin, endosse le rôle masculin dans la génération. Depuis longtemps, on avait connaissance de la métaphore du corps féminin conçu comme vase. Après avoir reçu dans sa matrice la semence de l’homme, ce corps n’a d’autre fonction que celle d’un réceptacle dans lequel grandit le foetus308. En ce sens, il était à la fois aisé et complexe d’expliquer comment il était possible que la Vierge eût conçu sans homme. Or, en raison de l’importance de sa mission, elle ne pouvait pas être proclamée simple réceptacle. Déjà au fil des premiers siècles chrétiens, des Pères de l’Église tels Ignace d’Antioche, Irénée, Éphrem, entre autres, écrivent sur le thème de l’identité du corps terrestre et du corps eucharistique portés par Marie. Elle en est élevée à la dignité suprême d’être la demeure, le temple, ici-bas, de Dieu. Son ventre est l’autel d’or, elle est nommée Vas Dei, le vase portant la manne céleste, le vase pur et nouveau, profond, solide, aromatisé, admiré et admirable. Guillaume Durand dit que « le coffre ( capsa), dans lequel on conserve les hosties consacrées, signifie le corps de la Vierge glorieuse »309. Ces expressions persistent dans la langue de la liturgie310. Dans le même temps, il existe aussi une autre métaphore naturaliste, non moins importante pour les chrétiens, qui opère une comparaison entre l’utérus marial et un four dans lequel l’embryon serait mis telle une pâte à oublie. Le nouveau-né est présenté comme un pain qui vient d’être cuit dans les entrailles de la Vierge, un pain des Cieux, le corps du Christ qui continuerait à demeurer sur la terre par le biais de l’Eucharistie311. Selon le symbolisme doctrinal, le sang de Marie est donc d’une grande valeur, et sainte Hildegarde de Bingen, dans une chanson très inspirée, appelle la Vierge « Maria, Mater, Materia »312. De ce que Jésus a pris de Marie toute la matière nécessaire pour sa formation, ses qualités étaient donc censées ressembler beaucoup aux siennes313. Mais les textes 305 LACTANCE 1992, 101 (12, 1-2). 306 Patrologia latina, XXXVIII, col. 773 307 Les plus beaux sermons 1986, 51-52. 308 POUCHELLE 1983, 233. 309 Guillelmi Duranti Rationale 2000, 42. 310 POUCHELLE 1983, 19, 410 ; cf. GEIGER 1981 ; Marienlexikon, II, s. v. Eucharistie. 311 LECHNER 1981, 234. 312 MICHEL 1997, 324. 313 PATSCH 1958, 37. 81 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval populaires révélaient, parmi les gens du peuple, la vérité suivante : d’emblée, le fils de Dieu est entré dans le ventre de Marie, où il a pris chair humaine de son sang et, de manière concomitante, a reçu une âme. Il était complet dans toutes ses parties corporelles comme une personne adulte, sa taille, par contre, était celle d’un petit enfant. Dans l’utérus, il se nourrissait de sang et, une fois venu au monde, il buvait du lait qui n’était autre que du sang transformé. Il en est devenu parfaitement Dieu et parfaitement homme. Mais la tâche de faire accéder le peuple à la compréhension de ce phénomène tant par des théories savantes empreintes de complexité, que par des histoires populaires simplifiées n’était pas chose aisée. Il y avait plusieurs raisons de croire que le sang menstruel était une souillure naturelle. D’abord, parce qu’il était assimilé aux autres superfluités que le corps humain élimine, ensuite, parce que le sexe féminin était considéré comme moins noble que le sexe masculin. Mais il existait un autre raisonnement non moins décisif : d’après la Bible, au moment où elle a été conçue, le corps et le sang de Marie étaient – comme chez tous les êtres mortels – entachés des conséquences du péché originel. La Bible témoigne que le rite de la purification a été aussi respecté par Marie, bien qu’elle n’eût pas besoin de se faire purifier ; et la grotte de Bethléem, où selon les apocryphes Jésus naquit, est considérée comme une résurgence des lieux sacrés primordiaux de l’isolation féminine314. Certains franciscains visitent encore aujourd’hui l’église de l’Annonciation, à Nazareth, où – selon leurs croyances traditionnelles – dans un bain Marie lavait rituellement la souillure périodique315. Le Proto Évangile de Jacques raconte : « Quand elle eut douze ans, les prêtres se consultèrent et dirent : “Voici que Marie a douze ans, dans le temple du Seigneur. Que ferons-nous d’elle, pour éviter qu’elle ne rende impur le sanctuaire du Seigneur notre Dieu ?” »316 et on lit dans un texte de littérature populaire : « La Vierge enterrait son linge souillé sous sept pieds de terre, tant elle tenait la chose en horreur. »317 Rupert de Deutz explique : si Dieu, Fils de Dieu, « n’ait pas eu horreur du sein d’une femme [...] Le Verbe de Dieu, le Dieu Verbe, n’a pas eu horreur de se mêler comme un ferment au sang d’une femme ; l’Esprit de Dieu n’a pas eu horreur de façonner de tous ses doigts, avec cette substance, comme un habile potier, le vase de ce corps humain »318. Catherine de Sienne, par exemple, dit et répète que Marie, dans ses entrailles, a fourni la matière (le flux menstruel) dont l’Esprit a façonné un corps d’homme319. Radbode de Tournai, mort en 1098, voit les choses différemment ; il place dans la bouche de Marie les mots suivants : « Je n’ai jamais subi la 314 NEUMANN 1974, 157 ; ROUX 1988, 76-90. 315 WOOD 1981. 316 Évangiles apocryphes 1983, 74. 317 ALBERT 1997, 196. 318 RUPERT DE DEUTZ 1967, 104-105 (14). 319 BYNUM WALKER 1994, 239. 82 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval menstruation. »320 Dans ce temps-là, les Juifs qui reprochent aux Chrétiens de pratiquer le coït pendant les règles, rétorquent la vénération exagérée du sang du Christ et de la Vierge affirmant que Marie a conçu Jésus pendant ses règles et pour cela, ils l’appelaient « le son de la femme menstruée » ( ben nidah)321. Selon la médecine, le lait provient du sang menstruel et, en cas d’aménorrhée, la Vierge ne pourrait pas allaiter. Il était donc inévitable de résoudre aussi cette question car l’iconographie de la fin du Moyen ge connaît en abondance des scènes de Marie allaitant l’enfant Jésus. Les menstrues de la Vierge ne sont pas conformes à son engendrement par le Verbe, mais les théologiens, notamment les dominicains, voulant souligner sa nature humaine, expliquent qu’elles lui étaient nécessaires afin de former Jésus et de le nourrir. Le fait, sous-entendu, que la mère de Dieu elle aussi était soumise au phénomène physiologique des règles stimule l’imagination des esprits qui ne voyaient en celles-ci que la malédiction d’Ève, selon la qualification qu’en donna déjà saint Jérôme. Il apparut donc impératif de « purifier » Marie, tâche à laquelle on s’attela, en effet, au cours de tout le Moyen ge et même après. Les combats pro et contra l’Immaculée Conception de la Vierge n’ont abouti au dogme que l’on connaît qu’en 1854, même si chez les partisans du culte marial et dans les croyances populaires son sang, duquel le Précieux Sang est né, avait un degré de pureté au plus haut, voire divin, déjà bien avant322. Dès le XIIIe siècle, se déroulent les discussions les plus passionnées sur la nature humaine du Christ, où les doctrines religieuses et les observations des phénomènes naturels se mêlent au point qu’il est difficile de définir qui fait preuve et ce qui a reçu preuve. Thomas d’Aquin pose la question de « la matière à partir de laquelle fut conçu le corps du Sauveur » et répond : La condition naturelle dans la génération d’un animal, c’est que la femme fournisse la matière, et que le principe actif de la génération vienne du mari, comme le prouve Aristote […] cette matière, d’après le Philosophe, n’est pas un sang quelconque, mais le sang qu’une transformation ultérieure, due à la puissance génératrice de la mère, rend apte à la conception. C’est donc d’une telle matière que le corps du Christ fut conçu. [...] Dans la conception des autres hommes, ce sang, pur par lui-même, conserve une certaine impureté due à la sensualité ; car il n’est attiré dans le lieu propre à la génération que par l’union de l’homme et de la femme. Mais cela n’a pas existé dans la conception du Christ. C’est en effet par l’opération du Saint-Esprit que ce sang s’est amassé dans le sein de la Vierge pour former le corps du Christ. [...] Ce qui reste d’impureté dans le sang menstruel normal ne se trouvait pas chez la Vierge puisqu’elle n’avait pas ressenti « l’impuritatis libidinis ». Le corps du Christ a ainsi été formé du sang le plus pur et le plus chaste de la Vierge.323 320 L’HERMITE-LECLERCQ 1999, 157. 321 BIALE 2007, 119. 322 ACCATI 1998. 323 THOMAS D’AQUIN 1986, IV, 241-242 (3, 1, q. 31, art. 5). 83 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Selon Thomas d’Aquin donc, la semence de la femme n’est pas capable de génération et, de plus, elle est émise dans la convoitise, mais la Bienheureuse Vierge n’a produit aucune semence à cause de sa parfaite virginité. Elle avait été purifiée du péché originel avant sa naissance par la sanctification. Ayant échappé au coït avec un homme, son sang menstruel n’a pas non plus contenu d’impureté naturelle, car, Marie avait ignoré ces mouvements de la concupiscence qui, dans une fécondation normale, attirent le sang dans la matrice où le sperme le caille ; il s’était concentré dans le sein par l’opération du Saint-Esprit. Déjà à l’instant même où la matière s’est trouvée rassemblée, le corps de Jésus était parfaitement formé et assumé comme tel, puis est entré en croissance neuf mois durant dans le lieu même de la génération, la matrice, de la même manière que le fait l’embryon de l’homme, démontrant ainsi la réalité de sa nature humaine324. Jacques de Voragine, dans ses sermons Mariale aureum, suit les constatations de Thomas d’Aquin. À ceux qui croyaient que Marie avait été purifiée du péché originel dès le sein de sa mère, il leur conteste qu’elle ait été conçue dans le péché. Par ailleurs, il s’attache à souligner que son sang et son lait étaient purs. D’après les conceptions de l’époque, le lait maternel est du sang deux fois cuit, d’abord dans les veines et ensuite dans les mamelles ; le lait de la Vierge était le plus purifié des laits grâce à l’Esprit saint afin qu’il devînt le plus doux et le plus savoureux, soit la meilleure nourriture pour le Fils de Dieu. Jacques de Voragine souligne que chez Jésus, même s’il est entré en Marie tel un homme complet, avec âme et corps, les contours de ses membres n’étaient pas discernables. Son corps n’a atteint sa pleine perfection qu’après avoir vécu 276 jours dans l’utérus virginal325. Mais en dépit de la popularité de Jacques de Voragine et malgré l’autorité des Pères cités, l’iconographie de la fin du Moyen ge propose une figure de Jésus enfant, entièrement formé sur le plan corporel, ladite figure étant transmise de Dieu le Père à la Vierge par l’intermédiaire des rayons de l’Esprit saint. Le motif de Jésus volant, faisant l’objet, dans la littérature moderne, d’un bon mot, telephone baby 326, se répandit grâce à saint Bonaventure et à la mystique franciscaine. Cette thèse contredisait la preuve fondamentale de la nature humaine du Christ, acquise grâce au sang de Marie, dans son utérus, et réduisait le rôle, dans la formation du corps christique, jouée par la Vierge. La vérité doctrinale repose sur la venue du Saint-Esprit en son ventre, où survient l’immédiate coagulation du sang virginal en relation avec la formation concomitante du corps du Fils du Dieu – le Verbe incarné. Saint Antonin, archevêque de Florence, craint une lecture trop littéraire du motif du Jésus volant, étant persuadé qu’il exprimait la pensée hérétique que la chair du Christ fut d’abord créée au ciel et ensuite introduite par miracle dans l’utérus de la Vierge. Vers 1450, il écrit que « la nativité est double : elle se fait hors matrice et selon l’exemple visible, le jour du 25 324 L’HERMITE-LECLERCQ 1999, 159-160. 325 VORAGINE 1876, 90-91 (3, 13). 326 Terme proposé par David Robb en 1936, cf. STEINBERG 1996, 337. 84 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval décembre ; mais le 25 mars, la nativité se produit in utero, en harmonie avec le mystère »327. C’est pourquoi les peintres « sont répréhensibles quand ils peignent ce qui va à l’encontre de la foi […] dans une Annonciation à la Vierge un petit enfant Jésus tout formé est placé dans le sein de la Vierge, comme s’il n’avait pas pris son corps de la substance de la Vierge »328. D’un autre côté, bien qu’il ne convienne pas de représenter l’âme incorporelle dans une figure corporelle, le petit corps enfantin non complètement formé, asexué, devient dès la fin du XIe siècle, la manière usuelle d’imaginer une âme. Sous la forme d’un homoncule, dont la nudité n’exprime que l’idée chrétienne de l’égalité de tous devant Dieu, dans les arts plastiques, le plus souvent dans les scènes de la crucifixion ou du Jugement dernier, l’âme est en train de sortir de la bouche d’un mourant, guettée par un diable ou par un ange. Parfois, elle sort aussi de la bouche du Créateur ; dans ces cas, elle ne vole pas seulement vers le corps sans vie d’Adam ou vers le ventre d’une femme enceinte, mais descend du ciel aussi bien afin d’entrer dans la matrice de Marie. Si, selon la science embryologique médiévale, le mâle fournit son âme à la matière pourvue par la femme, dans l’Incarnation, le corps de Jésus dans le ventre de sa mère reçoit, lui aussi, son âme du dehors du corps maternel, en l’occurrence de Dieu le Père. À son tour, elle prit l’apparence d’un petit enfant volant ; l’iconographie de celui-ci est donc équivoque : il ne représenterait pas obligatoirement Jésus, mais quelquefois plutôt son âme329. Signalons en outre l’image d’un maître populaire de Volarje, en Slovénie, montrant l’enfant volant non seulement avec tous ses membres, mais même avec le nombril, peut-être signe réaliste fort exagéré de la nature humaine du Christ. La fresque est peinte vers 1520, c’est-à-dire bien tardivement par rapport aux dernières réalisations dans l’art italien, dont parle saint Antonin, et dont elle est le dérivé éloigné. Le développement de l’embryon : le sang transformé en lait Déjà un papyrus égyptien raconte que les chairs et la peau du dieu Horus ont été développées à partir du lait de sa mère330. Les concepts naturalistes d’après lesquels le sang et le lait sont un seul et même liquide ont été très tôt adoptés par les chrétiens comme une vérité. La thèse principale du chapitre intitulé L’identité de nature entre le lait et le sang de Clément d’Alexandrie, réside dans l’affirmation que la nourriture consommée et digérée se transforme en sang pour la constitution de la substance du corps. La formation de l’embryon a lieu lorsque le sperme s’unit au résidu pur laissé par l’écoulement menstruel […]. Ce qui est dans les entrailles de la femme, initialement, a une 327 Cité par DIDI-HUBERMAN 1995, 265. 328 GILBERT 1959 ; MENOZZI 1991, 152. 329 GULDAN 1968 ; WIRTH 1991 ; CAMILLE 1996a, 188, 219 sq. ; BASCHET 2000, 328, pl. 9. 330 CONGOURDEAU 2007, 183. 85 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval consistance humide, comme du lait ; ensuite, cette même matière devient du sang et de la chair, elle s’épaissit dans l’utérus sous l’effet du souffle chaud naturel ; l’embryon se forme et prend vie. Après la naissance, le petit enfant est encore nourri de ce même sang puisque l’écoulement du lait est une production du sang […]. Si, donc, l’élaboration de la nourriture donne du sang et si le sang se transforme en lait, on peut dire que le sang constitue la préparation du lait, comme le sperme celle de l’homme. Le développement de ces principes, chez Clément d’Alexandrie, requiert ici toute notre attention. On sait en effet que le sang est le premier élément créé dans l’être humain ; certains (Galien) vont même jusqu’à dire qu’il constitue la substance de l’âme. Or, ce sang, sous l’effet d’une fermentation naturelle qui a lieu lors de l’accouchement de la femme, se transforme : par une sympathie de tendresse, il perd sa couleur et devient blanc pour ne pas effrayer le petit enfant. Le sang est la part la plus fluide de la chair, il est une sorte de chair fluide ; et le lait, à son tour, est la part la plus succulente et la plus subtile du sang. Qu’il s’agisse, en effet, du sang fourni à l’embryon et qui arrive par le cordon ombilical de la matrice, ou qu’il s’agisse du sang menstruel coupé de son cours habituel et qui reçoit l’ordre d’aller par un écoulement naturel jusqu’aux mamelles désormais gonflées – ordre donné par Dieu nourricier et créateur universel – et qui se modifie sous l’effet d’un souffle chaud pour fournir au petit enfant un aliment agréable, de toute façon c’est du sang qui se transforme. Plus que toutes les autres parties du corps, les mamelles sont en relation avec la matrice (Galien). Au moment de l’accouchement, lorsque le conduit par lequel le sang affluait à l’embryon se trouve coupé, il y a une obstruction du circuit et le sang prend son élan vers les mamelles ; lorsque son afflux devient abondant, les mamelles se distendent et le sang se transforme en lait (Galien), comme aussi le sang se transforme en pus lorsqu’il y a une plaie. On peut encore expliquer, qu’à partir des veines des mamelles dilatées lors des efforts de l’accouchement, le sang se transforme dans les cavités naturelles des mamelles, tandis que se mêle à lui le souffle envoyé par les artères voisines : la substance fondamentale du sang subsiste intacte, mais en débordant, il devient blanc ; au milieu d’un tel mouvement, il se transforme en écume – comme cela se passe pour l’eau de la mer : sous le choc des vents, elle « crache des embruns salés » ( Iliade, 4, 426), comme disent les poètes. Cependant, pour la substance, c’est toujours du sang. […] Préparé de la sorte lors de la naissance, le lait est fourni au nourrisson : les seins qui jusque-là étaient tout droits, dirigés vers l’homme, s’inclinent maintenant vers le petit enfant […]. Les seins ne sont pas pleins, comme des sources, d’un lait qui coulerait tout préparé : ils transforment la nourriture en eux, ils fabriquent le lait en eux-mêmes, ils le font couler. Le même phénomène … que le lait provienne du sang par transformation […] nous pouvons encore en être instruits par l’exemple des troupeaux de brebis et de vaches : pendant la période de l’année que nous appelons le printemps, lorsque le temps est humide, que l’herbe et les 86 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval pâturages sont abondants et frais, ces animaux gonflent en sang, comme on peut le voir à la distension de leurs veines, à la courbure de leurs artères ; ce sang se transforme en un lait très abondant.331 Un tel raisonnement est le résultat d’observations de la nature, des êtres vivants, du corps humain, et de logiques déductions des premiers savants à s’être attelés à la tâche. Il est possible que les hommes des civilisations primordiales aient pensé que tous les fluides corporels ne sont que des variantes entremêlées et interchangeables du sang comme liquide de base doué de bien de qualités. Ils croyaient que la déesse-mère nourrissait tous les êtres au moyen du lait de la vie. Afin qu’elle pût allaiter continûment, il lui fallait consommer beaucoup de sang, surtout celui du taureau qui était considéré, sous sa forme anthropomorphisée, comme le seul partenaire à sa convenance332. Les idées antiques hémocentriques expliquent que le sang n’est pas seulement à l’origine de l’âme, mais aussi de la pensée, de la chaleur et des autres phénomènes vitaux. On lui attribue donc d’être le principe de vie. Sur cette croyance va s’établir une des pratiques médicales les plus utilisées et les plus invétérées, la saignée, qui équilibre des humeurs, perturbées par la maladie. Vincent de Beauvais en dit : « La saignée pratiquée de façon convenable est une grande médecine pour conserver la santé ; elle est très bénéfique et bien adaptée au traitement des maladies. »333 De là aussi provient la conviction que parmi les hommes, chez qui, des liquides corporels le sang est prédominant, les sanguins ont un caractère avenant, ce dont témoigne ainsi Isidore de Séville : « Le sang ( sanguis) est appelé ainsi en Latin parce qu’il est doux ( suavis) et les hommes, dominés par le sang sont doux et tendres. »334 Ses mots résonnent toujours chez Vincent, le célèbre encyclopédiste, mort en 1264, qui consacre dans son grand ouvrage Speculum maius de nombreux passages au sang. Grand connaisseur de lui, Michel Tarayre dit qu’il « met en évidence des perspectives qui ne sont, certes, pas très nouvelles car son but n’est pas de faire avancer la science, il souhaite en donner le reflet à un moment précis ». Vincent écrit : Le sang tire son nom de son origine grecque, c’est-à-dire de ce qui est animé, nourri et peut donner la vie [...] On dit sanguis en latin parce qu’il est doux. D’où le fait que les hommes auxquels le sang commande sont doux et aimables. Le sang versé est appelé cruor, parce qu’il coule ou parce qu’en coulant, il se corrompt. Et cruor vient de crudelitas [...].335 La conception selon laquelle le sang se transforme en lait était sans doute confortée par le fait observable que, pendant la grossesse, les règles prennent fin et qu’après 331 CLÉMENT D’ALEXANDRIE 1960, 180-201 (1, 6, 39-50). 332 ELDER 1996, 314. 333 Cité dans TARAYE 1999, 348. 334 Cf. CONTICELLI 2001 335 Cité dans TARAYE 1999, 345. 87 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval l’accouchement, les seins donnent du lait. On trouve la mention de cette transformation du sang chez Empédocle : « Dans le dixième jour du huitième mois, il tourne en pus blanc. »336 Aristote va critiquer cette constatation : « Empédocle s’est trompé, ou a employé une métaphore qui ne convient pas. »337 En vérité, le lait n’est autre que du sang qui a subi une cuisson parfaite et non du sang corrompu. Durant l’allaitement, la menstruation n’a pas lieu, il n’y a donc pas, en principe, de conception, mais si celle-ci venait à se produire, le lait se tarirait, son caractère étant conçu comme identique à celui des règles. Il était donc admis que la nature ne pût pas prodiguer ses efforts dans deux directions à la fois : si la sécrétion se produisait d’un côté, elle manquait nécessairement de l’autre. Quand le foetus, en raison de sa taille, ne se satisfait plus de l’alimentation qui lui parvient par le cordon ombilical, à ce moment-là, le lait lui devient nécessaire pour assurer sa subsistance. Dans le corps de l’adulte, la forme finale de la nourriture élaborée est le sang, d’où dérivent comme autant de résidus le liquide séminal ainsi que les règles, pendant le flux desquelles les femmes n’ont ni hémorroïdes, ni vomissement de sang, ni saignement de nez, ni autres sécrétions. La femme apporte à la génération la substance qui constitue les menstrues, dont la nature appartient au domaine de la matière primordiale. Le corps féminin est froid par sa nature propre, il ne peut pas suffisamment purifier le sang menstruel pour qu’il devienne fertile. Il faut à ce dernier le concours de la chaleur du principe actif masculin pour devenir suffisamment épais et ensuite former l’embryon. Pendant le coït, le sang fourni par la femme prend corps sous l’action de la liqueur séminale, le principe actif. Le sperme est la force spirituelle qui informe la matière, ainsi le fait-il du sang des menstrues en lui donnant pouvoir de donner forme aux membres et aux organes de l’embryon. L’élément masculin agit telle la présure dans la coagulation laitière, c’est-à-dire le suc de figuier, qui lui aussi fait cailler le lait, agissant en tant que principe solidifiant, tout en s’y transformant, mais sans prendre aucune part quantitative de la masse qui se fige338. La métaphore du lait caillé par la présure pour la formation du foetus existait probablement avant Aristote, mais elle n’a connu le succès que l’on sait qu’après avoir été utilisée par lui, devenant un lieu commun rencontré chez bon nombre d’auteurs de l’Antiquité tels Pline l’Ancien, Galien et bien d’autres339. En outre, on la trouve également dans les parties tardives de la Bible : « Ne m’as-tu pas coulé comme du lait et fait cailler comme du laitage ? » (Jb 10,10) et « J’ai été ciselé en chair dans le ventre d’une mère, où, pendant dix mois, dans le sang, j’ai pris consistance ( coagulatus in sanguine), à partir d’une semence d’homme et du plaisir, compagnon du sommeil. » (Sg 7, 1-2) Ensuite, elle fut reçue par les théologiens chrétiens : comme dans le sang, dans le fromage aussi, la présure 336 BOLLACK 1992, 234. 337 ARISTOTE 1961, 172. 338 ARISTOTE 1961, 172 et passim (777a) ; BOLLACK 1992, 538-539. 339 CONGOURDEAU 2007, 206-207, 210-215. 88 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval appartient à la substance qu’elle solidifie par son traitement, c’est-à-dire le lait, affirme Tertullien, et, après son élaboration chez Clément d’Alexandrie, on en trouve d’innombrables variantes. Jean Chrysostome, par exemple, ne se réfère pas à l’embryologie d’Aristote ; pour lui le sperme ne caille pas le sang, mais se caille lui-même : « De même que le lait qu’on trait devient du fromage, de même le sperme une fois répandu et condensé devient nature. Celle- ci est la première constitution de l’embryon. Car le sperme qui est projeté dans les cavités de la matrice, quand il est condensé comme un fromage, et qu’il est caillé, devient une nature. »340 D’autres variantes, en revanche, approfondissent encore le thème en précisant, par exemple, les étapes du séjour de l’embryon dans la matrice : « Pendant six jours au lait, la semence ressemble / et après neuf du sang, elle prend la couleur. »341 Il est fort possible que la version la plus loquace et naïve se trouve dans un dialogue français de vulgarisation de la fin du XIIIe siècle ; l’auteur anonyme introduit d’abord le phénomène de la conception en comparant le sperme et le lait en décrivant les procédés de la fabrication du fromage, tout en poursuivant : « Et le char et le lait se prent en le fourme de le marris (matrice), aussi comme le fronmage en le foissele, qui prent celle figure comme la foisselle li amenistre. »342 Fréquemment disputée était aussi la question portant sur l’existence de l’embryon dans l’utérus et sur sa nourriture. Déjà Hippocrate observait : « Si, après le coït, la femme doit concevoir, la semence ne sort pas, mais reste dans la matrice. En effet, la matrice, après avoir reçu le sperme et s’être fermée, le garde en elle, puisque son orifice se resserre. »343 Hildegarde de Bingen à son tour élabore cette prémisse : Les reins de la femme se contractent, et tous les organes qui sont faits pour s’ouvrir à l’époque de ses règles se referment, de la même manière qu’un homme puissant retient quelque chose dans sa main […] une sorte de membrane se développe autour du foetus, comme un récipient qui le contient et l’entoure, pour qu’elle ne s’en aille pas ici ou là, car ce sang coagulé s’agglutine là de telle manière que le foetus se trouve en son milieu comme un homme à l’abri de sa maison. Et là, il est nourri par le sang noir du foie de la femme, jusqu’à l’accouchement.344 Cependant, elle-même n’est pas certaine non plus de quelle nourriture il s’agit, ni par quel moyen elle est acheminée jusqu’à l’embryon : Le sang de la femme est entraîné jusqu’à ses seins et ce qui, du fait de son alimentation et de ses boissons, devait être du sang, devient du lait pour qu’en soit nourri l’enfant qui 340 CONGOURDEAU 2007, 188. 341 Le premier qui a réuni les textes concernant la métaphore du sang caillé était Joseph Needham, A History of Embryology, Cambridge 1959 ; cf. aussi THOMASSET 1982, 130-133 ; BELMONT 1988. 342 Placides et Timéo 1980, 130-132 (285-287). 343 HIPPOCRATE 1970, 48 (5, 1). 344 HILDEGARDE DE BINGEN 1997. 89 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval grandit dans son ventre. Et, à mesure que l’enfant grandit dans le ventre de sa mère, le lait augmente dans ses seins pour que l’enfant en soit nourri. […] L’enfant baigne dans le sang menstruel et se nourrit jusqu’à l’accouchement. […] Ce que la femme a conçu attire à soi le flux menstruel, si bien que les écoulements qui, auparavant, sortaient de la femme, vont alors à ce qu’elle a conçu. […] Les petits vaisseaux qui montent vers les seins s’ouvrent sous l’effet du mouvement vital de ce qui est conçu et de la vertu des éléments ; puis, à partir du suc des aliments et des boissons dont se nourrit le corps de la femme, ils apportent du lait aux seins. Et ce lait a une certaine blancheur, car lorsque les aliments et les boissons sont absorbés, ils se partagent, chez la femme enceinte, en deux parties, de sorte qu’une partie apporte des éléments à la matrice et que l’autre en apporte au lait qui est dans les seins. 345 Le plus souvent donc on pense que lorsque l’utérus se ferme de telle manière que pas même une aiguille ne puisse y pénétrer, le flux menstruel s’évacue dans les seins où il y est cuit jusqu’à prendre la couleur blanche. Le foetus développe alors une veine qui perce l’enveloppe matricielle et se poursuit jusqu’au sein afin de s’y alimenter. La croyance erronée d’un passage reliant la matrice aux seins constitue la conséquence logique de l’observation du tarissement du lait pendant les règles et de l’absence de menstruation en période d’allaitement. Car, lorsque le foetus, alimenté par le sang menstruel, vient au monde, ne nécessite-t-il pas d’être nourri de la même façon ? La réponse se trouve déjà dans un texte hippocratique, mais elle est élaborée en détail dans l’oeuvre de Galien consacrée à l’anatomie : comme les deux organes accomplissaient une seule et même oeuvre, la nature les avait unis par les vaisseaux qui vont des mamelles vers la matrice. Avicenne reprend cette théorie : « Chez les femmes, tandis que de leur racine partent des vaisseaux qui tendent vers la matrice, ces veines se ramifient pour aller vers les mamelles : c’est ainsi que les mamelles sont reliées à la matrice. »346 Au XIIIe siècle, le traité encyclopédique De proprietatibus rerum, de Barthélémy l’Anglais, dans le chapitre De mamilla, qui résume tout le savoir accumulé sur le sujet, accueille les théories de Galien347. Il n’y a donc pas à s’étonner que l’existence de la voie naturelle entre le sein et l’utérus, déjà reconnue par les autorités antiques, le soit aussi par l’Église. Vincent de Beauvais parle des artères et veines, « placées dans la poitrine pour être proches du coeur, source de chaleur naturelle, afin qu’il aide à la décoction du sang et le change en lait [...] quand le sang, rendu semblable au lait, a acquis sa couleur blanche, parce qu’il remplit la mamelle et en déborde, il devient du lait »348. La réalité de ce lien est même confirmée par la dissection des corps pratiquée par les anatomistes, même par ceux jouissant d’une grande réputation, tel le chirurgien du roi Philippe le Bel, Henri de Mondeville, au début du XIVe 345 HILDEGARDE DE BINGEN 1997. 346 Claudii Galeni Opera omnia IX 1997, 164-165; cf. aussi JACQUART, THOMASSET 1985, 60-61 et passim. 347 BARTHÉLÉMY L’ANGLAIS 1486, s. p. (5, 34). 348 Cité dans TARAYE 1999, 345. 90 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval siècle349. Kiveris vena – veine cave d’essence exclusivement féminine, dérive du foie et se divise en deux branches dont la première achemine le sang menstruel vers l’utérus, tandis que la seconde, elle-même se divisant à son tour en deux branches, dessert le sein gauche et le sein droit. Quand l’utérus se ferme, le sang ne s’évacue plus ; une partie est transportée par ces deux veines vers les seins où elle est transformée en lait et mise en réserve à l’intention du nouveau-né, tandis que l’autre partie est consacrée à l’alimentation du foetus350. À côté de cette veine supposée s’était imposée aussi la théorie d’après laquelle la transformation de sang en lait atteindrait sa plus grande intensivité pendant la lactation ; d’où l’idée qu’il fallait éviter de s’adonner, en cette période, à l’acte sexuel, afin que les secousses qu’il occasionne ne fassent cailler la réserve de lait maternel351. Pour cette même raison déjà Grégoire le Grand ordonne de « s’abstenir de toute cohabitation conjugale jusqu’au sevrage de l’enfant », ce qui a pour conséquence l’augmentation du sevrage précoce et du nombre de nourrices352. Même un observateur extrêmement précis de la nature, tel que Léonard de Vinci, malgré les dissections qu’il pratique sur le corps humain, accepte sans y trouver rien à redire l’enseignement de Galien en dessinant non seulement la veine entre les seins et le ventre féminins, mais aussi sa parallèle masculine, par laquelle les poumons procurent au sexe l’air indispensable à l’érection (fig. 27)353. L’exemple de Léonard ainsi que les mots de Christopher Wirsung, un auteur allemand à succès du XVIe siècle, selon lesquels, au cours de la grossesse, le sang de médiocre qualité s’en va par « diverses veines jusqu’aux seins »354, ou bien encore les textes d’auteurs encore plus tardifs, tels Laurent Joubert ou Helkiah Crooke, font la preuve avec force de la persistance de ce savoir erroné, devenu au fil du temps presque une obsession. Ce n’est qu’à l’occasion de la découverte du système de la circulation du sang, par William Harvey au XVIIe siècle, que la croyance à l’existence d’une veine entre la matrice et le sein ne trouve plus sa place. Par ses recherches, il ouvre la voie au savoir moderne sur le sujet355. Malgré la découverte de la fonction de l’oeuf chez la femme, qui apporte la démonstration que le sang menstruel n’entre pas dans la formation du foetus, les préjugés médiévaux comme : « Quand on veut arrêter les menstrues d’une femme, il faut lui 349 POUCHELLE 1983, 189, 264. 350 CORNER 1927, 84 ; SCHWARZ 1907, 90. 351 JACQUART, THOMASSET 1985, 100. 352 RANKE-HEINEMANN 1990, 163-164. 353 GROS 1997 ; les psychanalystes font beaucoup d’efforts pour expliquer cette discordance curieuse, cf. EISSLER 1980, 218-223 ; Laqueur, en revanche, écrit : « Le fait, déjà connu de Léonard, que les vaisseaux épigastriques qui vont jusqu’à la poitrine n’avaient point pour origine les vaisseaux utérins et que, en conséquence, la transformation du sang matriciel en lait, et vice versa, n’était pas chose si facile », cf. LAQUEUR 1992, 119. 354 LAQUEUR 1992, 120. 355 MILLER 2001. 91 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval appliquer une grande ventouse aux seins »356, resteront vivaces encore longtemps, et même perdurent toujours en certains endroits357. Mais l’identité d’origine des deux liquides ne garantit pas une identité de leurs qualités. Tandis que, au fil de l’histoire, le lait n’est affecté que de connotations positives, le sang utérin, au contraire, ne cesse de faire l’objet de préjugés fortement négatifs. Il est considéré comme bon uniquement pendant la grossesse quand, transformé en lait ou solidifié, il alimente d’une manière ou d’une autre l’embryon. Comme on a vu déjà dans le cas de la Vierge, hors de cette période-là, en raison de son évacuation par la voie sexuelle normale, il est perçu comme matière impure, comme un reste superflu de nourriture trop copieuse. De l’autre côté, tous les liquides corporels tirent leur origine du sang et circulent dans le corps pour maintenir une santé en bon état d’équilibre, ils changent dans leurs qualités et leurs apparences en se transformant sous l’influence de la chaleur corporelle. La « cuisson » est plus forte chez le sexe le plus parfait, celui de l’homme ; son sperme est plus dense et témoigne donc de son effet actif sur son seul aspect, tandis que le liquide séminal féminin se laisse saisir comme une humeur intermédiaire entre le sperme et les menstrues, étant d’essence plus faible selon la conception que l’on se fait de la femme elle-même. Ces observations sont d’importance, car si le liquide séminal féminin était de la même densité que celui de l’homme, il en résulterait deux causes actives qui se contrediraient, sans compter que la femme serait à ce moment-là également un homme. La différence entre les deux consistances est décisive, la semence qui prédomine dans le mélange des deux, durant l’acte de procréation, détermine le sexe et la ressemblance du nouveau-né358. Vers la fin de l’Antiquité, les naturalistes comme Pline, les néoplatoniciens, les savants juifs ou grecs, et bien d’autres sont, d’un côté, en train d’accepter les constatations compliquées de la génération et, de l’autre, de les modifier ou de les contredire. Cette confusion va perdurer les premiers siècles du Moyen ge jusqu’à ce qu’un manuscrit associe la conception des garçons au sang menstruel, des filles au lait et des jumeaux aux deux359. La théorie aristotélicienne d’un seul sperme actif, qui est celui de l’homme, est confirmée par l’Ancien Testament, qui fait descendre les hommes de la semence d’Adam, et les enfants d’Israël uniquement de celle d’Abraham et des patriarches qui en sont issus. On trouve la métaphore du semeur et de la terre encore chez Augustin360. Isidore de Séville confirme que l’homme seul a une semence : « Les consanguins ainsi nommés parce qu’ils ont été produits par le même sang, c’est-à-dire par la semence d’un même père. Car la semence de l’homme 356 GÉLIS 1984, 33. 357 Cf. aussi LAQUEUR 1992, 162-169. 358 ALLEN 1985, 187-189 ; JACQUART, THOMASSET 1985, 98 sq. et passim ; LAQUEUR 1992, 84-98 ; DEAN-JONES 1994, 202-203 . 359 CADDEN 1993, 55 ; sur la théorie une ou deux semence(s) voir CONGOURDEAU 2007, 182-195. 360 BALDWIN 1997, 209, 334. 92 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval est l’écume du sang, à la manière de l’eau battant les rochers, qui produit une écume blanche, ou comme du vin rouge qui, agité dans une coupe, fait une écume blanchâtre. » ( Etymologiarum, 9.6.4) Mais comme l’attestent des autres entrées d’ Etimologiae, Isidore lui- même n’est pas conséquent, et les opinions fort différentes, concernant la force créatrice de la semence mâle et femelle, marquent tout le Moyen ge361. Il n’est pas difficile de comprendre cette prédominance de la semence mâle si l’on prend en considération le fait que le corps humain fut imaginé exclusivement d’après le modèle masculin : retournez en dehors les parties génitales de la femme ou tournez et repliez en dedans celles de l’homme, et vous les trouverez toutes semblables les unes aux autres, déclare Galien. Le concept est élaboré dans ses moindres détails pour les deux corps et il persiste jusqu’à la fin du Moyen ge : « L’appareil de la génération chez les femmes est semblable à l’appareil de la génération chez les hommes sauf qu’il est renversé en dedans. »362 Il va de soi qu’il est recevable aussi pour l’Église. L’évêque d’Émèse, Némésius, traduit en latin au XIe siècle, considère la semence féminine comme une simple sueur et répète que toutes les parties de la femme sont semblables à celles de l’homme, sauf qu’elles ne sont pas en dehors mais en dedans363. Ainsi le fait reste plus ou moins incontestable jusqu’au XIXe siècle, imprégnant aussi l’inconscient : les enfants profondément perturbés, enviant l’organe du sexe opposé, parlent du pénis ou du vagin retournés364. Si les mouvements du coït corrompent le sang transformé en lait, ce n’est que pendant l’orgasme que la chaleur corporelle atteint le maximum nécessaire pour coaguler le sang, pour transformer le liquide en matière solide telle la chair. Le phénomène de la métamorphose est manifestement observable sur les deux corps lorsqu’ils atteignent le point extrême du plaisir sexuel : la bouche vomit le sang, blanc comme l’écume, tout à fait semblable au sang blanc, éjaculé par le pénis. En plus, les testicules font l’objet de tremblements afin que le sperme, qui y est conservé, soit, ainsi remué, prêt pour la fécondation. Et il était déjà connu depuis Hippocrate que la vulve, elle aussi devait se mouvoir pour que le sperme s’unît complètement au sang et que celui-ci pût coaguler. Les traités d’anatomie salernitains du XIIe siècle ont recueilli les explications étymologiques anciennes du mot vulva et en ont ajouté de nouvelles : volare, de voler : elle est comme une aile ( vola) car le pénis y vole « Vulva quasi vola quia in ea volvitur virga virilis »365. La vulve est conçue comme valva, porte à double battant, portail de la matrice où les nerfs se rassemblent comme en une vigne ( vinea). Mais de manière la plus marquée, son caractère est révélé par les termes volo, vis, volendo, comme désirer et concupiscence. Si ces deux dernières passions ne sont pas 361 JACQUART, THOMASSET 1985, 50-52 et passim ; LAQUEUR 1992. 362 POUCHELLE 1983, 226-227. 363 CADDEN 1993, 121. 364 BETTELHEIM 1971, 33-35. 365 SCHWARZ 1907, 91. 93 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval comblées, si la femme ne jouit pas assez pendant le coït, elle n’émet pas de liquide séminal et le foetus ne peut se former366. Le fait est résumé dans un dialogue médical à l’usage du peuple, du XIIIe siècle, Placides et Timéo : « Le marris en son premier orefice les merle et tournoie ensamble, et pour ce fu dite vulva, de volvo, que vaut a dire tournoier en vertillon. Vertillon est apelès une maniere de fosses qui font les eaues tourmenter en elles et puis les boivent et puis rejetent en tournoiant. »367 Le même texte montre que ce sont plutôt quelques écrits populaires et non les ouvrages savants qui, à la fin du Moyen ge, ont fait la fortune du sujet dont nous traitons. Parmi les plus intéressants se trouvent les textes de colportage, simples, voire rudimentaires, surtout ceux écrits vers l’an 1400 par un auteur inconnu qui se cache sous le nom d’emprunt de son maître, Albert le Grand, en profitant de l’immense popularité de celui-ci. Tous les ouvrages de cet auteur étaient abondamment traduits, copiés et diffusés, car ils attiraient le public des lecteurs par la richesse des sujets abordés et aussi par l’occultisme, l’astrologie et la magie qui y étaient entremêlés. Dans le premier, Les secrets des femmes, le Pseudo-Albert, expliquant la génération humaine, se conforme à la théorie du sang coagulé, observant que les femmes qui accouchent dans le sixième mois ne produisent qu’une matière laiteuse et charnue, car les menstrues se sont corrompues ou bien la matrice s’est rompue du fait d’une trop grande agitation. Quand il veut éclaircir en quoi il est possible à la matrice de former plusieurs foetus, il fait mention des animaux imparfaits, comme les mouches, les vers, etc., qui ne sont pas engendrés, comme on croyait dès l’Antiquité, à partir de la semence mais d’une matière corrompue. Il cite à l’appui cet exemple fourni par Avicenne : « Prenez, dit-il, des cheveux d’une femme qui aura ses règles, mettez-les sous de la terre grasse où il y aura eu du fumier pendant l’hiver, au commencement du printemps ou de l’été, lorsqu’ils seront réchauffés par la chaleur du soleil, il s’en formera un serpent qui, ensuite, de sa semence en engendrera un autre de la même espèce. »368 En commentant ce passage, il ajoute que l’effet ne se produit qu’au moyen de cheveux féminins, venimeux pendant les règles quand les humeurs restent non digérées à cause du principe passif du froid inné chez la femme. À propos des seins, l’auteur répète, se référant à Plutarque, qu’ils sont au nombre de deux du fait que la matrice ne comprend que deux parties et afin que la femme ait la possibilité d’allaiter des jumeaux. Ils ne sont pas placés en bas comme chez les animaux, mais en haut pour être plus proches du coeur et du foie, qui produisent la chaleur nécessitée par la transformation de la matière menstruelle en lait. Suivant Hippocrate et les Arabes, le Pseudo-Albert affirme que les seins indiquent si une femme est enceinte d’un garçon ou bien d’une fille. Si le lait sortant des mamelles paraît épais, un garçon naîtra. 366 CORNER 1927, 85. 367 Placides et Timéo 1980, 115-116 (255). 368 LEMAY 1992, 96. 94 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval De même si on prend du lait d’une femme grosse, ou une goutte du sang qu’on lui aura tiré du côté droit, et que le jetant dans une fontaine d’eau claire ou dans son urine, il va directement au fond, elle est grosse d’un garçon ; si au contraire, il demeure au-dessus, c’est une fille. Ou bien si elle a la mamelle droite plus grosse que l’autre, c’est un garçon. Ou bien si le sel que l’on met sur le bout des mamelles ne fond pas, c’est un mâle.369 L’observation d’Averroès, citée par le Pseudo-Albert, selon laquelle chez les nourrices tout le flux menstruel se transmute en lait – ce qui explique que, malgré les éventuels rapports qu’elles peuvent avoir, il leur est impossible d’engendrer –, s’inscrit dans le discours d’alors tenu sur lesdites nourrices. Le gynécologue Soranos d’Éphèse, au IIe siècle, recommande ces rapports tout en se refusant en même temps d’accréditer certaines superstitions comme celle d’après laquelle si les jumeaux sont allaités au même sein, le garçon en deviendra efféminé et la fille trop virile. Pour que son lait ne soit pas épais et indigeste, la nourrice doit faire de la gymnastique prévue à cet effet. Si le lait tarit, il faut absolument s’interdire de consommer des remèdes tels que les boissons mélangées avec des cendres de chauves- souris et de hiboux. Parallèlement à la pratique des ablations rituelles se développe la médecine des seins. Quant au cancer du sein, mentionné déjà 600 ans avant J.-C., il était plus fréquent chez les femmes mélancoliques. Pour le guérir, Trotula, au XIe siècle, prescrit des recettes contenant de l’huile de roses, du vinaigre, du jus de morelle ou des excréments brûlés d’homme, ou bien ceux de chèvre préparés au miel. On connaît l’histoire de sainte Macrine, qui, se découvrant une tumeur au sein, ne permet pas au docteur de la toucher ; son souhait de n’être soignée que par la main divine plait à Dieu, qui la guérit370. Les naturalistes et les ecclésiastiques s’accordent à penser que même l’homme le plus froid est plus chaud que la femme la plus chaude. Les deux voient la femme uniquement comme pourvoyeuse de matière, comme vase où la cuisson du sang peut s’effectuer. Augustin approuve la conception des Anciens du processus de la génération, où la femme est subordonnée à l’homme de la même manière que la matière abjecte est absolument inférieure à l’esprit371. Si les naturalistes mettent sur pied la théorie du sang qui a qualité à se coaguler, pour donner matière au foetus, et à se transformer en lait, pour nourrir le nouveau-né, c’est l’Église, dont le devoir principal constitue le souci des âmes, qui va contribuer grandement à sa persistance. La question philosophique et aussi concrète concernant les problèmes de l’âme et du corps est connue dès l’Antiquité et reste cruciale encore pendant tout le Moyen ge ; les Pères de l’Église ne firent que l’emprunter. L’âme préexiste-t-elle au corps ou est-elle créée simultanément ? Se trouve-t-elle déjà dans le sperme ? Est-elle cueillie dans le monde extérieur ou se produit-elle au moment de la mixtion des deux semences ?372 369 LEMAY 1992 ; Le Grand et le Petit Albert 1997. 370 YALOM 1997, 31-32, 207-212. 371 FLINT 1993 ; CADDEN 1993, 97-98, 170 . 372 Voir le recueil des théories de l’animation de l’embryon dans LAQUEUR 1992, 143-163. 95 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Au début de ce chapitre, nous avons exposé les principaux commentaires de la doctrine officielle à propos de ces dilemmes. Mais, ce sont les apparitions mystiques, fort poétiques au demeurant, qui en apportent d’admirables et surprenantes propositions. Le Perse Haly- Abbas est sujet à une vision où les femmes et les hommes portent les vases de terre, contenant du fromage plus ou moins bien caillé : le fromage bien pris donnera des êtres psychiquement et moralement solides ; le fromage plus liquide, des êtres plus faibles ; et le fromage corrompu par l’action du démon, des êtres contrefaits de corps et d’âme373. Hildegarde de Bingen, à son tour, a la vision [...] des humains qui portent du lait dans leurs vases et qui en font des fromages : ce sont dans le monde, les êtres humains, aussi bien hommes que femmes, qui ont dans leur corps de la semence humaine à partir de laquelle sont procréées les diverses espèces de peuples ; une partie est épaisse, avec laquelle sont faits des fromages durs : parce que cette semence, grâce à sa force, cuite et refroidie de manière efficace et bonne, produit des hommes courageux, auxquels est donnée une grande connaissance très claire des dons de l’esprit et de la chair, parce que leurs pères sont des dignitaires et des notables [...] une partie est légère, avec laquelle sont coagulés des fromages mous : parce que cette semence, dans sa faiblesse, à moitié cuite et à moitié refroidie, donne des hommes mous, si bien que, très souvent, ils sont, en leurs oeuvres, stupides, tièdes et inutiles [...] et une partie est mêlée de pourriture, avec laquelle sont faits des fromages amers : parce que cette semence, dans la faiblesse de son mélange, extraite à contretemps et mal mélangée, donne des hommes sans caractère, si bien qu’ils éprouvent souvent de l’amertume, de la difficulté et de l’oppression dans leur coeur, et, dès lors, ils ne sont pas capables d’élever bien souvent leur esprit vers les réalités supérieures.374 373 BELMONT 1988. 374 HILDEGARDE DE BINGEN 1996, 107 (4, 13). 96 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Le corps imaginaire Stupet naturae ratio. La nature laisse la raison interdite. Hymne marial du XIIe siècle La connaissance de la nature, la théologie et les superstitions sont les éléments principaux qui – tout en s’entremêlant fort entre eux – dirigent la vie, la morale, la foi, les moeurs et l’imagination médiévales. En absence de sources, on ne peut spéculer, sur les mécanismes qui entraient en jeu dans l’imagination de l’homme de la rue ou du paysan comme de l’érudit, ou sur leurs réactions vis-à-vis des phénomènes de la vie quotidienne, qu’au moyen de reconstructions des faits et d’explications par analogie avec les modèles de comportement et de pensée qui sont les nôtres. Quant au sang et au lait, versés par les deux personnages principaux de L’image de la peste de Saint-Prime, le Christ et la Vierge, il est certain qui ils étaient à tous égards mis tous deux sur un plan d’égalité et placés au même rang que les autres liquides corporels. Cette idée est tellement invétérée que les transformations symboliques des fluides n’imprègnent pas seulement les choses de la réalité, mais aussi la pensée mythique et les fantasmes inconscients. C’est ainsi qu’au Ve siècle Sidoine Apollinaire rapporte que les membres de la tribu des Gètes étaient « accoutumés à boire le lait mêlé à du sang »375. Le sang et le lait sont indispensables à toutes les formes de pratiques magiques de communication avec les morts. Celui qui en consomme peut établir un contact avec ces derniers, qui s’en nourrissent également et sont même capables de renaître pour un moment grâce à ces deux liquides. On fait déjà usage du lait, du miel, du vin et du sang pour les offrandes chez Homère. Dans l’ Énéide, on honore le tombeau en y répandant deux grands vases de vin, deux de sang et deux de lait. Les femmes qui suivent les funérailles pressent leurs seins pour en faire jaillir du lait et s’ouvrent les veines pour faire couler leur sang sur la tombe. Des anecdotes de l’époque romaine rapportent que la nourrice de Néron était alcoolique, et en outre expliquent la cruauté de Caligula par le fait que sa nourrice, pour l’engager à saisir plus promptement son mamelon, l’humectait de son sang. Ce sont l’initiation mithriaque et toute la tradition hermétique qui comportent la croyance à la renaissance par le baptême au sang et au lait. Plutarque parle aussi d’un usage fort ancien selon lequel celui qui avait été éliminé de son groupe social par une mort supposée devait – pour y être réintégré – feindre de renaître en étant emmailloté et allaité au sein376. L’idée d’une nouvelle naissance est reprise par le christianisme : le martyre peut être compris 375 SIDOINE APOLLINAIRE 1960, 57 (7, 84). 376 WITKOWSKI 1898a, 95 et passim ; DEONNA 1954 ; CAVENDISH 1980, 152-154 ; GABRIELE 2001. 97 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval comme une sorte de sacrifice du sang et en même temps comme un rite initiatique de la renaissance dans la communauté des chrétiens. Dans cette perspective, l’histoire de la conversion de Constantin est très illustrative. Pendant les persécutions les plus sévères des chrétiens, l’empereur a été touché par la lèpre. Pour la guérir, un prêtre gentil lui a conseillé de prendre les bains dans le sang des enfants chrétiens. Horrifié de ce propos, Constantin s’est converti en se baignant dans l’eau baptismale377. La vie des deux saintes, Passio Perpetuae et Felicitatis, décrit dans plusieurs variantes le martyre d’un groupe de nouveaux croyants africains en l’an 203378. Parmi eux se trouvent la jeune Perpétue, avec son enfant au sein, et Félicité, qui va accoucher dans la prison. C’est en ce lieu que Perpétue connaît sa première révélation, celle d’une échelle d’airain par laquelle elle monte dans un jardin où un homme trait des brebis. Il l’invite auprès de lui et lui offre une bouchée de fromage. En se réveillant, elle mâche toujours quelque chose de délicieux379. La vision du lait paradisiaque ayant pris fin, le récit va révéler son côté sombre en devenant de plus en plus sanglant. Cette inversion du bonheur suprême en cruauté du martyre, du lait en sang, s’annonce dans le sermon De Natali SS. Perpetuae et Felicitatis en ces termes : « Du doux Pasteur, Perpétue reçoit le lait frais avant qu’elle ne répande le précieux sang. »380 On rappellera ici que les martyrs chrétiens se retrouvent les mains nues dans l’arène, face aux bêtes et aux soldats en armes. Félicité, qui vient d’accoucher, elle aussi s’en va … passant d’un bain de sang à un bain de sang, de la sage-femme au combat des gladiateurs, prête à se laver après son accouchement, par un second baptême, autrement dit par son propre sang [...] Aussi furent-elles dépouillées de leurs vêtements et revêtues de filets à petites mailles et on les présenta ainsi. La foule fut horrifiée en voyant la délicatesse de l’une des jeunes femmes et chez l’autre qui venait d’accoucher le lait tombant goutte à goutte de ses seins.381 On observe des mises en relation entre les seins, les nouveau-nés, le lait et le sang chez Pline à l’occasion de la description d’un tableau ( ekphrasis) d’Aristide : « Un nourrisson qui, lors de la prise d’une ville, rampe vers le sein de sa mère en train de mourir d’une blessure ; on voit que la mère s’en aperçoit et craint que, son lait étant tari, il ne suce son sang. »382 Dans la chrétienté, ce thème est élaboré par les religieux, les hommes de lettres et les 377 BIALE 2007, 76. 378 Passion de Perpétue et de Félicité 1996. 379 Cette histoire soulève une question qui n’a pas encore trouvé sa réponse, à savoir si Perpétue ne se rattacherait pas à la secte des artotyrites, qui communiaient avec du pain et du fromage. Il est possible aussi qu’il s’agisse d’une faute préméditée de la rédaction de Tertullien ; cf. Passion de Perpétue et de Félicité 1996, 207 et BETZ 1984. 380 Le sermon 194 se trouve parmi les Sermones dubii de saint Augustin dans Patrologia latina, XXXIX, col. 1715. 381 Passion de Perpétue et de Félicité 1996, 164-165, 170-173. 382 PLINE 1985, 78 (98). 98 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval artistes, surtout dans le motif du Massacre des Innocents. L’événement n’est que vaguement mentionné par Matthieu (2, 16-18), qui souligne la tristesse profonde des mères de garçons de deux ans ou moins. Il faudra attendre Basile, l’archevêque de Séleucie, au Ve siècle, pour en avoir une description féroce qui va servir de modèle aux prédicateurs postérieurs. Il décrit les mères qui défendent leurs petits en les serrant contre leurs poitrines et en saisissant les épées des soldats à main nue, tandis que ces derniers les leur arrachent des bras avec une férocité qui les pousse à écarteler nombre d’entre eux. Au terme du carnage, les mères cherchent les morceaux épars des corps de leurs enfants et les assemblent contre leur sein. Au siècle suivant, Romanos le Mélode mit l’accent sur un détail particulièrement sadique qui, depuis, est perpétuellement évoqué : « D’autres avaient la tête tranchée pendant qu’ils tétaient les mamelles de leur mère et s’abreuvaient de lait, de telle manière que les crânes sacrés des innocents restaient pendus aux seins, et que les tétines étaient retenues dans leur bouche par leurs dents délicates. »383 Dans le droit fil de cette tradition, se place le commentaire par Vasari de la scène du Massacre des Innocents de Ghirlandaio : « L’un (enfant) meurt de blessures reçues à la gorge, encore accroché au sein d’où il tire autant de sang que de lait. »384 Le caractère théâtral, la fusion de la beauté lyrique et de l’horreur tragique du thème traversent toute la Renaissance jusqu’au baroque, au goût duquel ils s’accordent encore mieux. Le poème La strage degli innocenti, de Giovanni Battista Marino, en 1632, évoque, entre autres choses, un enfant « tout haché et tout pilé qui répand, par la bouche et par les narines, une grande quantité de sang, mélangé à de la moelle blanche »385 ; mais aussi une bouche, coupée alors qu’elle suçait le sein, qui devient une coupe de sang ; ou encore une tête tranchée pendant la tétée qui crache le lait avant que l’âme, sous forme mixte de sang et de lait, ne la quitte. Tout cela va influencer des artistes comme Rubens, Pietro Testa et Poussin386. Les barbares ne connaissent point le fromage, dit Pline ; et, en effet, la coagulation est un phénomène naturel exploité par la culture. On trouve la présure dans l’estomac de l’animal et dans le suc de la figue, qui a le même effet. Barthélémy l’Anglais simplifie extrêmement le procédé de la génération : la matière reproductrice dans la matrice, une fois cuite, est revêtue tout à son entour de deux petites peaux très fines, à l’intérieur desquelles elle se fige comme du lait. Quand le foetus se couvre d’une croûte, c’est que l’enfant est né ; sa chair est encore très tendre, très fluide, et il faut l’enserrer dans les langes pour qu’elle acquière la solidité voulue. D’un autre côté, pour Diogène d’Oenoanda, le caillage démontre, « comment la plus insignifiante goutte de présure procède à l’égard d’une énorme masse de lait »387 et, 383 ROMANOS LE MÉLODE 1965, 220-221 (15, 14) ; MAGUIRE 1981, 22-34. 384 VASARI 1983, IV, 227. 385 CROPPER, DEMPSEY 1996, 265 . 386 CROPPER, DEMPSEY 1996, 254-269 . 387 PIGEAUD 1975, 6. 99 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval culturellement, la production du fromage est considérée comme entrant en concurrence avec le geste du Créateur. Encore de nos jours, en Europe, le processus du caillage n’illustre pas seulement la fabrication du fromage, l’action du sperme sur les règles et la relation de l’âme au corps, mais il symbolise aussi une mise en rapport très vaste entre la procréation humaine, le baptême et la création du monde. Le sang et le lait sont donc mis sur un pied d’équivalence à tous les niveaux, surtout à celui de la langue. En effet, le verbe slovène sesiriti se (tourner, cailler), littéralement « se transformer en fromage », est utilisé pour désigner tant la coagulation du lait que du sang ; de même, le verbe basque gatzatú signifie à la fois cailler et concevoir un enfant ; quant à l’étymologie du mot fromage, elle renvoie au latin forma 388. Jusqu’à l’introduction de la pasteurisation, le lait maternel est pour l’enfant la nourriture la plus saine et la plus appropriée. Les saints qui font office de modèles inspirent les différents miracles, même ceux de la lactation post mortem, relative à des cas de nouveau- nés ayant survécu des années grâce à l’allaitement par les seins de leur mère morte389. La nécessité de l’allaitement dans des occasions extraordinaires stimule encore une autre croyance populaire, celle dans la lactatio mascula, perçue comme tout à fait normale à toutes les époques390. Aristote s’y réfère déjà, en l’expliquant par le phénomène des succions fréquentes ou des palpations prononcées du sein, particulièrement pendant le temps où un homme demeure seul avec un enfant. L’imagination des gens est stimulée encore davantage par un saint cappadocien du IIIe siècle qui porte le nom de Mama. Sa légende génère, jusqu’à la fin du Moyen ge, quelques saints populaires – des bonhommes barbus – guérissant grâce à la vertu de leurs noms (Mamert, Mammard, Mamant, Mammano). Il est intéressant d’observer que beaucoup de récits lient la sécrétion obtenue lors l’allaitement masculin à la production du fromage. Dans la version citée par Jean-Pierre Perrot, le futur saint Mammès est dans sa jeunesse le berger qui trait les bêtes sauvages « pour fabriquer avec leur lait un fromage qu’il vend aux païens, provoquant ainsi de multiples conversions »391. Même s’il est logiquement préférable, lors des phénomènes de visions, que ce soient les femmes qui nourrissent Jésus au sein, il en est au moins une où celui-ci est mystiquement allaité par un moine392. En outre, c’est peut-être en raison de ses stigmates que saint François, lui aussi, reçoit la grâce d’allaiter : quand soeur Claire « fut arrivée près de saint François, celui-ci sortit de sa poitrine une mamelle en lui disant : “Viens, reçois et suce !” »393. 388 Handwörterbuch, IV, col. 1030-1066 ; PIGEAUD 1975 ; BELMONT 1988. 389 CAMILLE 1996a, 93. 390 Ce sujet est traité en profondeur par LIONETTI 1988 ; cf. aussi WITKOWSKI 1898b, 101 sq. ; WITKOWSKI 1898a, 69-70 ; GÜNTER 1910, 85. 391 PERROT 1999, 465. 392 BYNUM WALKER 1994, 43. 393 LIONETTI 1988, 90 sq. 100 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Les écoulements féminins et les plaies Un autre phénomène, propre exclusivement aux femmes, tourmente depuis toujours les hommes : l’écoulement menstruel. En plus de toutes ses qualités mentionnées, le sang passait pour un liquide mystérieux du fait que, chez les femmes, il s’évacue chaque mois sans raison apparente et – signe encore plus incompréhensible – son flux cesse de lui-même. Causant un sentiment de peur, la menstruation devient un des phénomènes physiologiques le plus tabou dû à la croyance dans la persistance du sang dans les organes génitaux, même en absence de règles. Les femmes, au premier chef, avaient conscience de leur blessure incessante ; elles en envisageaient, en cultivaient et en approfondissaient d’autant plus les interdits s’y rapportant. Les longues hémorragies de la matière impure et les purifications imposées les isolaient de la société tout en les stigmatisant en tant qu’êtres étranges, autres, origine de nombreuses superstitions394. Dans le florilège de Pline, Columelle ou Plutarque nous trouvons, par exemple, l’explication de l’absence de règles chez les femmes suant abondamment, chez les femmes obèses par la transformation de leurs menstrues en graisse, ou chez les danseuses par la pratique de l’entraînement qui consomme le surplus menstruel, etc.395. Les idées de ce genre survivent au Moyen ge où ce phénomène est considéré par beaucoup de théologiens comme la conséquence naturelle du péché véniel. Le corps est obligé à se défaire des menstrues à tout prix, même si la voie naturelle ne remplit pas son office : ainsi sont rapportés des cas où elles se sont évacuées par les seins, par les oreilles, par le coin de l’oeil, par le nombril, par l’index et par les petits doigts396. Le docteur Witkowski, en 1898, explique toujours qu’il existe la menstruation mammaire, dont le lait rouge provient d’une hémorragie du sein, produite par l’écart entre les règles, et porte également à notre connaissance des cas de déviations de l’écoulement du lait, évacué par le nombril, par la cuisse, etc.397. Mais il est un fait d’observation qui perdure, tel quel, dans toutes ces époques et qui relève la relation entre le sang, le lait et le vin : la propriété du sang menstruel de faire troubler le vin et tourner le lait. Cette constatation s’inscrit dans la tradition judaïque, qui exige la séparation rigoureuse de la viande ( fleishig) et du lait ( milchig) dans la cuisine398. De même, lors du jeûne du carême, les chrétiens respectent des prescriptions similaires en ne mangeant ni viande d’animal au sang chaud ni produits laitiers399. 394 ROUX 1988, 81-83. 395 DELUMEAU 1978, 398-421 ; FRONTISI-DUCROUX, VERNANT 1997, 152. 396 LAQUEUR 1992, 120. 397 WITKOWSKI 1898a, 59-66. 398 DJÉRIBI 1988. 399 Iconoclasme 2001, 218, 226. 101 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval La Grèce antique, en général, ignore les tabous liés au sang menstruel. Aristote constate qu’il est des femmes qui, exceptionnellement, conçoivent pendant les règles, mais d’ordinaire ce phénomène survient en dehors de celles-ci400. Soranus et Galien partagent son opinion en soulignant que, lors de la menstruation, la matrice est avide et consomme son lot mensuel de sang ou – si elle veut être fécondée – de sperme401. Les théories hippocratiques enseignent que du coït après la menstruation résulte un garçon et, pendant, une fille. Mais dans le même temps presque tout le monde s’accorde sur le fait que le caractère d’humidité de l’afflux menstruel anéantit la force vitale de la semence, ce en quoi est justifié l’interdit porté sur les relations sexuelles pendant cette période-là402. Pour les chrétiens, les enfants conçus quand la femme est « polluée et immonde » sont supposés naître handicapés d’une manière ou d’une autre : qui possédés du démon, qui, selon saint Jérôme, lépreux ou hydrocéphales, qui roux et ressemblant donc à Judas.403 La couleur rouge des yeux ou rousse des cheveux d’une femme révèle une effusion de sang perpétuelle, ce qui signe une juive ou une sorcière404. En raison du caractère apotropaïque qui s’y rattache, les règles sont appelées au Moyen ge, par euphémisme, flores, ce que va donner en français « les fleurs rouges du mois » ou die Blume et the flowers dans d’autres langues, car « qui ne fleurit ne graine »405. Elles ont une fonction importante d’épuration du corps, qui explique pourquoi les femmes ne contractent pas certaines maladies, ne s’enivrent pas aussi brièvement que les hommes et vivent plus longtemps, bien qu’elles ne bénéficient pas des mêmes conditions de vie406. Il y a encore une autre question sérieuse qui se pose : est-ce que le sang de la femme, avant qu’elle ne fût pardonnée, c’est-à-dire avant la ménopause, étant impur, pouvait accéder à la qualité du sang des saintes martyres ? En effet, le sang de tous ceux ou de toutes celles qui subissent les martyres s’élève au rang de sang sacrificiel, purifié par le fait de se répandre pour le Christ. L’étymologie médiévale égalise le mot sanctus, saint, et le syntagme sanguine unctus, oint par le sang. Il est revendiqué par Tertullien comme étant une semence, un principe de régénération des chrétiens407. Cependant, la Bible ne proclame pas impure uniquement la femme pendant ses règles ou lochies, mais aussi les objets qu’elle touche ; elle pose un interdit sur le coït pendant cette période et prescrit des rites de lustration de la souillure. La présence d’une femme en état de saignement dans un temple ou dans une église ou un cimetière chrétiens – de même que le sang versé d’un 400 ARISTOTE 1961, 35 (727b). 401 FOUCAULT 1984, 149. 402 DEAN-JONES 1994, 170-176. 403 GÉLIS 1984, 37. 404 GÉLIS 1984, 37 ; ROUX 1988, 66 ; RANKE-HEINEMANN 1990, 28 sq. 405 GÉLIS 1984, 31 sq. 406 THOMASSET 1982, 127. 407 DIDI-HUBERMAN 1987 ; ALBERT 1997, 102 ; BYNUM WALKER 2007, 191. 102 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval juif ou d’un homme non baptisé – passe pour un sacrilège. Si le sang macule le sol, selon les préceptes lévitiques repris par Durand, on se trouve dans l’obligation de consacrer de nouveau le bâtiment. Mais il y avait aussi d’autres opinons plus raisonnables : Grégoire le Grand, déjà, et après lui, Thomas d’Aquin modèrent cette exigence en déclarant que « par sang versé, il faut entendre une blessure volontaire à la suite de laquelle le sang coule ; le péché consisterait donc à infliger la blessure, et c’est le péché qui désacralise un lieu saint, et non la souillure du sang »408. Dans toutes les civilisations, la femme doit se purifier après les lochies, mais ce n’est que dans la tradition du Nouveau Testament qu’il est ajouté à ce rite des connotations de péché originel. Chaque mortel est déjà souillé par l’acte de son engendrement, et l’enfantement, en tant que résultat de celui-ci, est aussi traité comme impur. L’accouchée ne peut réintégrer la communauté chrétienne qu’après une période de quarante jours, durée rallongée après la délivrance d’une fille. Aux femmes mortes en couches, on refusait la sépulture chrétienne, et leur cadavre ne pouvait pas être transporté à l’église pour y être purifié409. Il est évident que le statut du sang est ambivalent ; est-il donc possible de le vénérer ? Saint Bernard, dans son soixante-deuxième Commentaire du Cantique parle de l’Église-âme qui se met à l’abri comme une colombe dans le Verbe, c’est-à-dire au creux des rochers (Ct 2, 14). De la caverne, par son ouverture, elle contemple la gloire de son Époux. Il n’est aucun remède pour les blessures de la conscience et pour la purification de l’âme qui soit aussi efficace que la contemplation persistante des plaies du Christ410. Par ses appels, ainsi que par ceux d’autres cisterciens, Saint Bernard insuffle un immense mouvement de dévotion envers la plaie au côté du Christ. En raison d’une association explicite à la bouche, les textes assuraient qu’en suivant les observances proposées, les croyants allaient embrasser la vraie plaie du Christ et goûter à son sang411. Dans les manifestations de compassion, les superstitions et les dogmes officiels adaptés aux usages populaires se conjoignent aux plaisirs érotiques, culinaires et de l’ébriété. Les visions extatiques ne sont pas tant fondées sur les mots que sur les images du Christ torturé, qu’on a l’occasion d’observer dans les représentations dramatiques, tels les miracles et les mystères, ou dans les oeuvres d’art. Les plaies du Christ – par leur double connotation – y étaient un objet d’angoisse, car ces mêmes plaies, montrées au Père, intercèdent en faveur des pécheurs, tandis qu’exhibées par le Christ en tant que juge, elles crient vengeance à l’encontre des mortels412. Elles doivent être représentées de telle façon que, malgré l’horreur suscitée, elles invitent à la vénération. On retiendra que toutes les blessures préjudiciables à l’intégrité du corps humain provoquent 408 Cf. Lv 12, 4 ; DOUGLAS 1992, 80. 409 FINE 1994, 104 ; cf. aussi Honorius Augustodunensis dans Patrologia latina, CLXXII, col. 589. 410 Patrologia latina, CLXXXIII, col. 1075. 411 FREY 1946, 119. 412 PANOFSKY 1997. 103 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval un effet d’inquiétante étrangeté : d’un côté suscitant un profond sentiment d’abjection, de l’autre, attirant le regard du spectateur comme un aimant. Or, les plaies du Christ doivent exciter encore plus vivement l’imagination, car c’est à travers elles que celle-ci se fraie un chemin vers le saint Sang et le sacré Coeur413. Il y a beaucoup de pièces médiévales qui avèrent bien l’existence des figures du Christ aux mains mobiles, capables de montrer la plaie ou d’enlacer le spectateur. Les sculptures du Christ saignant – comme d’ailleurs celles de Marie allaitant saint Bernard ou de Jésus enfant qui fait signe de la tête –, étaient mises en scène surtout dans les mystères, les autres rôles étant distribués à des personnes réelles. Le Vendredi saint, une figure toute réaliste du Crucifié, aux cheveux humains, était percée par la lance de Longin. Dans la plaie latérale se trouvait un petit récipient empli de sang animal, qui, au moment voulu, commençait à couler414. Vers l’an 1500, on invente déjà des vrais automates, des mécanismes cachés dans les corps des images, qui transportaient des liquides rouges vers les yeux des figures de la Vierge ou vers la plaie du Christ415 Le rouge et le blanc L’hostie, « elle semble être blanche, et elle est rouge » est dit dans une prière populaire anglaise416. Les hallucinations touchant au sang étaient nourries par la foi en la transsubstantiation, selon laquelle l’union avec l’être divin incarné a lieu dans l’Eucharistie. En conséquence même sur le corps du Christ représenté, les croyants ne voyaient plus le rouge uniquement en tant que couleur de la plaie saignante ; il était perçu comme le saint Sang même. L’effet est encore plus suggestif dans les cas lorsqu’un peintre, en imitant le geste de Longin, utilise quelque instrument contondant pour blesser la surface du tableau du Christ et faire surgir ainsi la sous-couche incarnant du rouge éperdu. Le devoir dévolu à l’image n’était pas seulement d’imiter l’aspect physique du modèle, mais aussi de rendre ses vertus et l’image vraie de Dieu était comprise comme la vertu même ; en cela la couleur rouge est à la fois et le sang de l’image et celui du Christ, prouvant par là sa double nature. En toute bonne foi, les gens grattaient, écaillaient la couche de couleur des objets représentant les saints et la consommaient en attendant que des miracles surviennent417. Peignant le sang, les artistes en choisissaient la nuance la plus vive afin de susciter la relation la plus directe entre le représenté et le représentant. Par son lien immémorial avec 413 MERBACK 1999, 113-137. 414 Iconoclasme 2001, 232. 415 KOERNER 2004, 147. 416 KOERNER 2004, 71. 417 DIDI-HUBERMAN 1985 ; DIDI-HUBERMAN 1987 ; DIDI-HUBERMAN 1990, 242-245 ; RIGAUX 1996. 104 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval le sang, le rouge agit comme facteur d’inquiétude et d’effroi, signifiant tant dans la vie quotidienne que dans l’art, l’agitation, la menace, le danger ou l’interdiction. Les qualités optiques de ses ondes courtes lui confèrent l’agressivité visuelle ; en se répandant dans l’espace, dans la direction du spectateur, il brouille et supplante l’objet qu’il recouvre, et devient signe par lui-même418. En opposition aux non-couleurs comme le blanc et le noir, qui symbolisent respectivement la lumière et les ténèbres, et, en conséquence, le commencement et la fin, la naissance et la mort, le rouge, en tant que couleur du sang, dénote la vie et la joie de vivre, mais aussi le péril mortel. Le mot biblique qui donne son nom à Adam signifie en hébreu homme, et il ressemble au mot désignant la glaise rouge à l’aide de laquelle Yahvé a créé le premier homme, lui insufflant la vie qui va s’installer à jamais dans le sang. Que l’homme s’origine de la terre est aussi étymologiquement confirmé par les termes latins homo et humus. Hilaire de Poitiers, qui introduit la pensée grecque dans l’imaginaire chrétien, au IVe siècle, traduit le nom d’Adam de manière erronée par « terre embrasée », ce qui préfigure pour lui la naissance du Christ419. À ses yeux, l’homme est donc formé de terre et de feu, et il est relié ainsi aux étoiles. On notera aussi que dans les cortèges triomphaux, les empereurs romains se fardent de rouge pour attester leur parenté avec le dieu solaire420. Évoquons ici la figure influente d’Isidore de Séville, qui fait dériver la racine étymologique de color du mot calor, chaleur (du feu). Le synonyme de coloratus est ruber, un des deux mots les plus courants pour désigner la couleur rouge en latin médiéval. Quand celle-ci désigne le sang du Rédempteur, qui redonne la vie, le mot ruber révèle son lien étymologique avec le mot robur, chêne, qui symbolise la force et la vigueur. Le saint Sang est le feu tout- puissant qui purifie, en lui le désir s’enivre et consume sa propre volonté421 ; son énergie est nécessaire pour combattre le rouge du péché élaboré par le christianisme médiéval. Celui-ci est le rouge sanguineus, associé au sang bouilli des assassins, des colériques, des bouchers, des bourreaux et des prostituées. Si les premiers répandent le sang, les dernières propagent la souillure, et tous sont dans l’obligation de porter des marques rouges, telles que robes, bonnets, chausses, etc. Il s’agit d’un rouge qui annonce le feu de l’enfer, qui ne peut être étouffé que par une conduite de dévotion totale à Dieu, symbolisée par les vêtements liturgiques rouges évoquant l’Eucharistie et l’amour divin422. À cause de la sympathie, Henri de Mondeville avertit les patients de la force suggestive du rouge : « Dans tout écoulement de sang nous devons éviter la présence de choses rouges, de peintures, de couvertures rouges et autres objets semblables, parce qu’il y a attraction du semblable au semblable. »423 418 Cf. aussi SCHEFER 1995. 419 HILAIRE DE POITIERS 1967, 76-77 (1, 2). 420 SCHADE 1977. 421 D’après les mots de sainte Catherine, cf. LAROCHE 1990. 422 PASTOUREAU 1990. 423 POUCHELLE 1983, 262. 105 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Il est peut-être un seul élément qui puisse être identifié au sang du Fils et s’opposer au courroux du Père : le lait de Marie, car le Christ « reçut une blancheur éclatante de la Vierge sa mère, et il était rouge de sang sur la croix », dit Jacques de Voragine424. D’après Isidore de Séville, le mot latin lac, lait, tire son origine du mot grec leukos, blanc425. En confrontant le rouge du corps ensanglanté du Christ à la blancheur du sein et du fichu de Marie, les fresques de Saint-Prime attestent un rapport dialectique entre les couleurs des deux fluides, tel qu’il peut en outre être déduit des mots à forte charge poétique d’Isaïe : « Quand vos péchés seraient comme l’écarlate, comme neige ils blanchiront ; quand ils seraient rouges comme la pourpre, comme laine ils deviendront. » (Is 1, 18) Le rouge de la rose et le blanc laiteux du lis forment le corps de l’Église, qui devient rouge par ses martyrs et blanc par ses vierges, ses genoux sont rouges de la charité et blancs de la chasteté, explique Honorius Augustodonensis au début du XIIe siècle426. Les images de la doctrine eucharistique L’imagination des artistes – presque tous des hommes à l’époque –, nourrie d’écrits théologiques, de dévotion populaire, de préceptes iconographiques, d’oeuvres dramatiques, de tradition orale, de visions mystiques, ou de toutes autres formes d’expression, représentait la source de ce sang précieux d’une façon de plus en plus similaire à celle de la source du lait. Belting affirme que lors du quatrième concile du Latran (1215), … image et Eucharistie entrèrent immédiatement dans un rapport de tension inédit. Le sacrement fondait la présence réelle, tandis que l’image le rendait visible. On ne tarda pas à réunir le corps souffrant de Jésus-Christ et l’eucharistie dans une seule et même image, de sorte que le regard pouvait alternativement se porter sur l’une et l’autre figure, sur la chair vivante et sur le pain, comme s’il suivait pas à pas le processus de transsubstantiation.427 Dans la représentation de l’Homme de douleurs, celui-ci est souvent saisi soutenant son sein d’où jaillit le sang ou d’où sort l’hostie, respectivement destinés à un calice et à une bouche avide de foi (fig. 11). Dans le tableau de Giovanni Bellini, conçu peut-être pour la porte du tabernacle abritant l’hostie consacrée, le Christ, la main gauche sur la poitrine, montre sa paume droite percée ; juste derrière celle-ci est représenté un sacrifice païen, remplacé désormais par la Passion428. Le tableau de Quirizio de Murano représente le 424 VORAGINE 1967, I, 363. 425 JACQUART, THOMASSET 1985, 22. 426 Patrologia latina, CLXXII, col. 368b, 415, 1169. 427 BELTING 2007, 125. 428 FINALDI 2000, 182-183. 106 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Rédempteur écartant des doigts de la main gauche sa plaie, d’où il a tiré l’hostie qu’il donne de la main droite à un fidèle agenouillé. Deux phylactères encadrant son visage invitent à manger de son corps et à s’enivrer de son sang429. Le parallélisme entre le geste du Christ et celui de Marie saute aux yeux aussi dans le Triptyque d’Antonius Tsgrooten de Goswyn van der Weyden (1507), présentant, en guise d’intercession combinée, le Christ avec les instruments de la passion et la Vierge en compagnie du commanditaire430 (fig. 28). Plus rares sont les scènes de Jésus enfant au sein hypertrophié, serré par sa mère, où, selon Witkowski, « le nourrisson paraît avoir plus de poitrine que sa nourrice »431 (fig. 29). Les seins gonflés du Christ ne sont-ils pas un écho aux espoirs médiévaux d’obtenir des consolations aussi douces que le lait spirituel qu’il prodigue : « Ses bras étendus t’inviteront à l’embrasser, ses seins nus t’allaiteront du lait de douceur afin de te consoler. »432 Pour notre recherche les images les plus importantes sont celles qui illustrent les doctrines et les visions eucharistiques dans lesquelles le sang est identifié avec du lait, comme par exemple : « Le lait coule du sein virginal et se transforme en chair du Rédempteur » (Pierre Damien, au XIe siècle) ; ou : « Je vais faire un mélange du lait de la Mère et du sang du Fils afin de me préparer la boisson la plus douce » (Giaccomo de Milan, au XIIIe siècle)433 – ou bien : « Le sang s’est écoulé par la grâce de même manière que le lait que j’ai bu de ma mère virginale. » (Mechtilde de Magdebourg, au XIIIe siècle)434 Ces images témoignent de façon convaincante que pour les artistes – qui ne sont pas toujours capables de répondre à l’abstraction requise par la théologie – l’union du fils et de sa mère en un seul et même sang ou lait ne pouvait être exclusivement spirituelle mais aussi corporelle, ce qui nourrissait fort leur imagination. Une miniature d’un manuscrit du XIVe siècle, Zouche Hours, montre le Christ saisissant de sa main ensanglantée le poignet gauche de la Vierge, tandis que celle-ci saisit son sein pour en faire jaillir le lait sur le sang de son fils435 (fig. 30). Une peinture murale de l’église de Cazeaux-de-Larboust, en Haute-Garonne, peinte vers 1450, représente le Jugement dernier et le groupe de la déesis dans lequel la Vierge intercède par son lait. Sa partie la plus élevée montre le ciel où se tient le Christ en majesté entouré de deux anges ; la Vierge médiatrice, à genoux en bas à gauche, presse des deux mains son sein, d’où jaillit un long jet de lait en direction du Christ, plus exactement de sa plaie au côté d’où coule toujours son sang436 (fig. 31). Non moins frappant est le cas d’une fresque italienne, 429 GOUGAUD 1925, 100 sq. 430 RIMMELE 2006b. 431 WITKOWSKI 1907, 269. 432 Aelred de Rievaulx, cité dans HAMBURGER 1998, 228. 433 BONANI, BONANI 1997. 434 MECHTILDE DE MAGDEBOURG 1976, 201 (6, 224). 435 CAMILLE 1994. 436 DU MÈGE 1852 ; DEWEZ, ITERSON 1956. 107 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval de 1494, où l’image de Marie donnant le sein à l’enfant Jésus, mutilée par la pierre d’un profanateur, a commencé à saigner : Madonna del latte est devenue Madonna del sangue, et le lieu du miracle, Re, dans la vallée de Vigezzo, celui d’un important pèlerinage437. Dans l’église de Brixen se trouvait jadis un tableau où Jésus faisait couler le sang de sa plaie au côté, tandis que la Vierge pressait ses seins ; le lait qui en jaillissait tombait dans le même récipient que le précieux sang. Au bas, une inscription en latin disait : « Tandis que le sang s’écoule de la blessure bénie du Christ et que la Vierge sainte presse son sein virginal, le lait et le sang jaillissent et se mélangent, et deviennent la Fontaine de vie, la Fontaine et la Source du bien. »438 Une intervention toute récente des restaurateurs a découvert dans le tableau central d’un polyptyque d’Antoni Peris, du premier quart du XVe siècle, les gouttes du lait marial qui n’allaitent pas seulement Jésus, mais sont recueillies aussi par les fidèles dans les réceptacles dont quelques-uns rappellent les calices (fig. 32). Une fois son ascension réalisée, le Christ n’a rien laissé de son corps sur terre. Mais il avait auparavant averti ses fidèles en ces termes : « Si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous. Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour. » (Jn 6, 53-54) C’est donc dans le sacrement eucharistique que le Christ en vient à présenter son corps même, et le prêtre, en mêlant le pain et le vin, c’est-à-dire la chair et le sang, génère un être vivant. En mangeant ce dernier, le sacrifice devient à la fois un déicide et un acte d’anthropophagie et les fidèles qui l’accomplissent violent l’interdit de l’Ancien Testament. Ce rite de la communion avec le corps du Christ réunissait donc deux actions incompatibles : d’une part la nécessité quotidienne de se nourrir et d’autre part la consommation taboue de chair humaine. Par ce cannibalisme symbolique, la force du Fils de Dieu, mise à l’épreuve dans les souffrances de la Passion, est insufflée à l’homme, qui s’identifie de cette manière au Christ. Malgré les fortes objections qui le frappent, le sacrement de l’Eucharistie est devenu le rite suprême d’un miracle qui se produit chaque jour, celui de la vie, d’où il suscite la plus grande vénération. Tantôt dans la main du prêtre pendant l’élévation ou déposée dans sa bouche, tantôt conservée dans des reliquaires transparents, l’hostie s’impose aux regards de tous ceux qui désirent voir et recevoir Dieu, et la mise au tombeau du Christ et sa résurrection sont réactivées439. La messe eucharistique invite à percevoir le sang et le corps du Christ par une réalisation et une mise en scène psychologiquement très approfondies. Depuis le XIIIe siècle, avec la réaffirmation des théories aristotéliciennes et euclidiennes, le sens de la vue devient encore plus privilégié en établissant la croyance que tout ce qu’un humain ne peut pas voir de ses propres yeux, il ne peut pas le comprendre non plus. Pour cette raison, les arts plastiques 437 KRETZENBACHER 1977, 24-45 ; RIGAUX 1996 ; RIGAUX 1997. 438 WITKOWSKI 1908b, 63. 439 CAMILLE 1993 ; WIRTH 1999, 17, 194-208 ; BYNUM WALKER 2007, 76 sq. 108 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval commencent à rendre les scènes à caractère eucharistique toujours plus vraisemblables, en suscitant de cette manière le désir de voir l’hostie. L’Élévation est le point culminant du rite chrétien, car l’hostie, ni par sa forme, ni par sa substance, n’est un simple reste du saint cadavre, mais elle devient, sur le moment, le corps vivant du Christ lui-même.440 La messe, selon Pierre Damien, le religieux italien du XIe siècle, influe sur tous les sens qui se purifient durant sa célébration grâce aux plaies du Christ : « Sa chair est percée d’une quintuple blessure, afin que nous puissions être guéris de l’irruption des vices, qui entrent en nous par les cinq sens. »441 Dans un lieu sacré, solennellement illuminé, où le mystère de la Cène se répète, les croyants écoutent les sermons et chantent, touchent les grains du rosaire du bout des doigts, contemplent le décor pictural et sculptural, hument l’odeur des cierges et de l’encens, suivent la liturgie théâtrale conduite par les ecclésiastiques pompeusement vêtus et reçoivent le corps même du Christ dans la bouche. Le goût de ce corps-là est la chose la plus exquise qui soit, car depuis saint Bernard tous les mystiques rapportent, qu’en buvant le saint Sang où en prenant l’hostie ils sentent dans leur bouche le plus mielleux des grains, le corps christique même. Les saints perçoivent tout de suite qu’il s’agit de chair divine, tandis que les croyants en sont instruits au moyen des motifs iconographiques jusqu’ici inconnus qui expliquent en images la doctrine théologique la plus difficilement imaginable, celle de la transsubstantiation. La réalité du sacrement et la réalité du sacrifice du Christ y sont unies en les espèces de la présence réelle, reçue lors de la communion par la bouche et par le coeur, comme le dit Ludolphe de Saxe au milieu du XIVe siècle, en assimilant « manger » à « voir »442. La foi illimitée en l’Eucharistie faisait naître les superstitions les plus diverses, comme celles d’après lesquelles le fidèle ne pouvait être frappé de cécité, ou bien d’apoplexie, ou bien être soumis au vieillissement, le jour de la messe. On établissait différentes associations entre l’hostie, en qualité de corps du Christ ressuscité pendant la messe, et le même corps de ce dernier né de Marie, appelée par Jean Gerson « Mère d’Eucharistie »443, ce dont il est question dans les mots de saint Augustin : « Elle allaitait notre pain […] et il suçait son sein. »444 Césaire, moine de Heisterbach, au XIIIe siècle, a recueilli les récits de miracles qui nous apparaissent aujourd’hui les plus incroyables sur l’hostie mise en danger ou trop vénérée. Mais, profanée, blasphémée de telle ou telle autre manière la plus cruelle, elle restait toujours entière. En pareils cas, elle se transsubstantie en enfant Jésus, saigne ou 440 RECHT 1999. 441 Cité dans WIRTH 1999, 262. 442 BYNUM WALKER 1994, 100, n. 96. 443 GERSON 1971, 413. 444 Patrologia latina, XXXVIII, 997. 109 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval agit d’une manière tout aussi prodigieuse que si elle était le Christ même445. Mais, suite à sa profanation, le sang de ses adversaires, proclamés par l’Église hérétiques ou non-croyants – il s’agissait surtout de Juifs ce qui provoquait des pogroms –, était répandu en son nom, car ceux-ci, en s’en prenant à l’hostie, réitéraient la passion cruelle subie par le corps divin446. Quelques dévots reconnaissaient que, pendant la communion, l’hostie devenait pour eux le corps adulte ou d’enfant fort ensanglanté du Christ, parfois tué et dépecé par les prêtres447. C’étaient surtout de femmes mystiques connaissant les nuances diverses et variées des festins sacrés : de la consommation de l’hostie, du jeûne, de l’anorexie ou de la boulimie eucharistiques et de la soif du sang christique448. À Colette de Corbie, « une nuit il lui sembla voir un plat en or tout rempli de chair découpée, comme celle d’un enfant ; elle entendit la Vierge lui dire “Comment requerrai-je mon enfant pour ceux qui […] tous les jours le dépècent plus menu que cette chair en ce plat détrenchiée ?” »449. Dans la poésie de Hadewijch, on peut lire la fusion amoureuse de l’âme de cette dernière avec le « bel homme » Jésus au moment où elle « mange sa chair et boit son corps / Je salue celui que j’aime / avec le sang de mon corps [...] / J’allaite avec mon sang / ce Dieu qui naît en moi »450. Les espèces eucharistiques possèdent aussi les connotations plus triviales, notamment quand le sang se présente sous l’image du vin et quand ce dernier s’assimile au lait ou vice versa. L’identification des liquides était connue déjà dans les mystères dionysiaques. La description légendaire de l’origine de la ville de Marseille au VIIe siècle av. J.-C. parle d’une fille qui au festin offre à l’élu un calice de vin qui se transmue en son sang virginal. Quand Didon dans l’ Énéide fait l’offrande du vin, celui-ci se transmue également en sang dans la coupe451. Michelet écrit : Le sang chez les anciens Latins s’appelait Assir, et Assiratum désignait l’action de boire du sang mêlé avec du vin. Les fils de Brutus et les autres conjurés qui avaient formé le projet de ramener les Tarquins à Rome furent tous d’advis de s’obliger les uns les autres avec un grand et horrible serment, en buvant tous ensemble du sang et touchant des mains aux entrailles d’un homme qu’ils immoleraient. Au dire de quelques-uns, lorsque Catilina voulut s’attacher ses complices par un serment, il remplit les coupes de sang humain mêlé avec du vin, et lorsque tous y eurent goûté...452 445 CAESARIUS VON HEISTERBACH, 1929, 198 sq. (2). 446 SCHEFER 1993 ; Dictionnaire encyclopédique 1997, I, 748 ; RUBIN 2001. 447 KIECKHEFER 1984, 171. 448 Pour les autres cas, cf. BYNUM WALKER 1994. 449 GROSSEL 1999, 419. Dans l’église de Corbie, un des vitraux relatifs à la légende de la sainte montre la Vierge présentant ledit plat, cf. WITKOWSKI 1908a, 420-421. 450 GROSSEL 1999, 423. 451 Chant 4, cf. aussi ROUX 1988, 243. 452 MICHELET 1837, 199. 110 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Toutes les transmutations du sang, du vin, du lait et de l’eau sont en réalité et en métaphores présentes pour les médecins dans les descriptions de fonctionnement du corps humain et restent en vigueur dans la chrétienté durant tout le Moyen ge, et plus tard453. Elles se manifestent de manière très différentes : au IIIe siècle, l’hérésie de Manès engageait ses disciples à ne boire ni lait ni vin, qu’ils appelaient « le fiel du démon »454. Procope de Césarée écrit au VIe siècle que le vin et le lait sont les symboles de la nouvelle naissance, en se référant aux versets bibliques concernant les bénédictions de Jacob : « Il a les yeux rouges de vin et les dents blanches de lait. » (Gn 49, 12) Vincent de Beauvais raconte qu’en Lorraine « l’eau d’une petite source très propre à beaucoup d’emplois se change en sang. Une femme mit le fait en évidence en montrant à beaucoup de gens que son visage lavé avec l’eau de cette source était couvert de sang »455. Dans un cortège, à Alexandrie, s’est trouvé un char doté d’un antre d’où jaillissaient respectivement deux sources : l’une de lait et l’autre de vin. De grandes figures de femmes, dont des seins coule le vin comme un signe d’abondance, accompagnent aussi les fêtes de la Renaissance456. Dans les croyances, et l’on peut affirmer aussi dans les désirs populaires, le miracle premier du Christ se répète souvent : Sébastien Franck rapporte, en 1534, que la nuit de Noël est considérée à tel point comme sainte que « certains prétendent qu’à l’instant où le Christ est né, les fontaines donnent cette nuit-là du vin, et que l’instant d’après elles donnent de nouveau de l’eau »457. Dans l’imaginaire quotidien une autre transformation, une transfiguration à l’envers, celle du sang en vin, n’est pas moins fréquente comme en témoignent aussi les oeuvres littéraires, depuis L’âne d’or d’Apulée jusqu’à Rabelais ou Don Quichotte 458. Et finalement, les réminiscences eucharistiques ne se reflètent-elles pas dans deux sortes de vins qui sont le lacryma-Christi (larmes du Christ) pour le rouge et Liebfrau(en)milch (lait de Notre Dame) pour le blanc ? Il est fort intéressant que dans les tortures d’apôtres, de martyrs, hommes et femmes, ceux-ci saignent rarement : le corps crucifié de saint Pierre est lavé « de lait et de très bon vin » et quand saint Paul, « mère nourrice des gentils », a été décapité, il coulait de son cou d’abord du lait et ensuite du sang459. Un phénomène semblable est rapporté par Vincent de Beauvais à propos de sainte Catherine (« de son corps coula du lait à la place du sang ») et de la même manière des seins coupés de Christine (« du lait coula à la place du sang »)460. Une chose identique s’est produite chez sainte Barbare, saint Antioche et autres saint(e)s, car les 453 POUCHELLE 1983, 260-269. 454 WITKOWSKI 1907, 12. 455 Cité dans TARAYE 1999, passim. 456 BETZ 1984. 457 Cité dans Iconoclasme 2001, 218. 458 BAKHTINE 1970, 209-211, 376. 459 PERROT 1999. 460 Vincent de Beauvais , cité dans TARAYE 1999, 355. 111 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval plaies du corps virginal donnent souvent du lait plutôt que du sang461. Le plus curieux est le cas de saint Pantaléon, dont le mélange de lait et de sang a le don de faire des miracles. À Constantinople, les deux liquides étaient recueillis dans une ampoule transparente où ils changeaient de place chaque année ; quand le sang était en haut, cela signifiait que l’année était pleine d’ennuis462. Selon Jean-Pierre Perrot, cette apparence du sang en image du lait contient un sens allégorique : la couleur blanche symbolise l’innocence, la pureté, la fécondité, la nourriture d’Éternité. « Le lait qui coule au lieu de sang était à même d’exprimer l’idée éminemment paradoxale qui est au coeur du martyre, à savoir que la mort (au “siècle”), c’est la vie (éternelle). »463 Parmi les qualités superstitieuses dont le sang était porteur, on en trouve une qui se réfère à la scène du Golgotha, plus précisément aux deux larrons : on croyait que le sang répandu par un criminel purifié par l’exécution acquérait une vertu de thaumaturgie, notamment celle de guérir de l’épilepsie464. La pratique remonte aux Romains, qui croyaient qu’il était possible de guérir les épileptiques en leur faisant boire du sang des gladiateurs blessés465. Les sagas nordiques, de leur côté, narrent que des mamelons coupés jaillissent le lait, le sang et le petit-lait. Il est connu que depuis l’Antiquité persistait la croyance que le vin contribuait au développement des seins, des parties génitales et du sperme, et qu’il stimulait le désir et la permissivité sexuelle. À côté du vin, des effets aphrodisiaques et curatifs étaient, selon les dires, obtenus par le fait de boire du lait féminin et du sang menstruel466. Dans les croyances se mêlent donc la cruauté et l’érotisme, en raison de l’appartenance des seins aux organes génitaux. Certains futurs saints se privaient du sein de leur nourrice par pudeur467, tandis que Catherine de Suède, bébé, « refusait non seulement le sein de sa pécheresse de nourrice, mais aussi celui de sa sainte mère, Brigitte, quand celle-ci avait eu des rapports avec son mari la nuit précédente »468. Le fait que la succion des seins peut produire des spasmes de l’utérus, et que le désir ou sa satisfaction provoquent la sécrétion de lymphe ou de gouttes de lait, était rapporté tant par les anatomistes du Moyen ge que par les mystiques. Parmi ces derniers, des femmes languissaient si fort après Jésus d’en être engendrées que le lait coulait à flots de leurs seins. À cause de l’existence présumée d’une veine, déjà mentionnée ci-dessus, qui unirait les seins à l’utérus, le Moyen ge découvre le lien sympathique entre ces deux parties : l’excitation mammaire se transporte par les nerfs 461 WITKOWSKI 1898b, 104 ; ALBERT 1997, 104. 462 Acta sanctorum, le 27 juillet, col. 402, 420 ; GÜNTER 1906, 59. 463 PERROT 1999, 469. 464 MERBACK 1999, passim. 465 GABRIELE 2001. 466 Handwörterbuch, VI, col. 243-293 et I, col. 1434-1441 ; Le sang au Moyen ge 1999. 467 WITKOWSKI 1907, 23. 468 BYNUM WALKER 1994, 294-295. 112 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval vers la matrice. Un manuel arabe du XIIIe siècle, traitant des rapports sexuels, conseille : « Veux-tu exciter la jeune fille, joue alors avec ses seins et tu connaîtras une merveille, car son flux séminal se trouve au-dessous des clavicules, qui sont en relation avec la poitrine, comme les testicules avec le pénis […]. La femme est incitée au commerce sexuel, lorsqu’on joue avec sa poitrine ».469 On sait de nos jours qu’il existe une interrelation d’excitation entre les seins et l’utérus ; cependant, celle-ci ne dépend pas d’une relation directe mais d’un fonctionnement coordonné des hormones470. Le sein en tant qu’un bon et un mauvais objet Le rapport de l’homme au sein maternel est déterminé par la première enfance ; Melanie Klein explique que le sein est un bon objet qui comble tous les besoins et tous les désirs du nourrisson, mais que, lorsque celui-ci ne donne plus de lait, il est perçu comme un mauvais objet. Et pourtant, toute situation d’allaitement, pour heureuse qu’elle soit, ne pourrait remplacer intégralement l’unité prénatale avec la mère. Même les expériences qui procurent du plaisir se voient entachées d’inévitables griefs qui viennent renforcer le conflit entre l’amour et la haine, entre l’instinct de vie et celui de mort, ce qui donne naissance au sentiment qu’il existe un bon et un mauvais sein. Les deux ne se présentent pas seulement comme un objet physique, mais aussi comme un objet symbolique des fantasmes inconscients. Le bon sein procure à l’enfant toute la gratitude désirée, tandis que le mauvais excite l’envie : le nourrisson cherche à vider, à épuiser ou à dévorer le sein maternel ; son dessein est donc une introjection destructive471. L’envie, devenue haine, se manifeste surtout chez les enfants perturbés. Les garçons sont tourmentés par le désir de posséder les seins de femme comme source de puissance et de force. Ils veulent s’allaiter eux-mêmes ou bien ils expriment les pulsions sadiques d’arracher ou de sectionner des seins et de les consommer472. L’envie masculine est peut-être la conséquence d’un sevrage précoce, ou d’un manque suscité par le fait que le père est exclu du lien mère-enfant. La frustration se manifeste comme une structure mythique, par exemple dans le travestissement durant un carnaval ou dans l’imagerie populaire du monde à l’envers : l’homme s’approprie les attributs – dont la possession lui est impossible de par la différence des sexes – qu’il possède en commun avec la femme au stade mythique de l’androgynie primordiale473. Au Moyen ge, on s’accorde à 469 JACQUART, THOMASSET 1985, 173 sq. 470 GROS 1997. 471 KLEIN 1968 . 472 BETTELHEIM 1971, 35-37. 473 À côté de Mélanie Klein, ce sont surtout les femmes psychanalystes, Karen Horney, Hana Segal et autres, qui abordent le sujet de l’envie masculine. Cf. aussi LIONETTI 1988, 61-70, 81-90. 113 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval croire que si un homme regarde avec envie de beaux seins en train d’allaiter, sa poitrine se gonfle de lait. Ou bien, que le regard des femmes stériles a le pouvoir d’accaparer le lait et de dessécher les seins de la nourrice. Ou encore que le mauvais oeil a la capacité de détruire tous les liquides corporels, le lait se transformant sous son effet en pus ou en sang. À ce propos, le remède pour se prémunir du mal ochio est de cracher sur ses propres seins. En outre, dans le folklore frioulan, on rencontre la figure de l’incube qui suce le lait et le sang des seins des femmes, des hommes et même des enfants474. Selon les témoignages que l’on peut tirer des descriptions ou des représentations de superstitions de ce genre, de cérémonies rituelles et de martyres de tous les temps et toutes les civilisations, ce sont les fantasmes pervers qui dirigent les agressions masculines contre les seins, sur un plan soit réel soit imaginaire. Conséquence ultime de la peur du péché et du mépris de la femme et de sa sexualité exprimé dans les prédications, le fanatisme religieux stimulait davantage la cruauté des tortionnaires, dont se font l’écho les rapports innombrables de blessures de seins. On connaît l’ablation rituelle des seins : lors d’une fête celtique, par exemple, des femmes sont pendues et leurs seins coupés sont introduits dans leurs bouches475. L’empereur romain, Julian l’Apostate, a ordonné de pendre par leurs seins plus de neuf mille chrétiennes encore en vie476. Les seins de très nombreuses premières saintes martyres sont arrachés au moyen de tenailles ou d’une sorte de griffe, ou brûlés au fer rouge ; posés sur un plateau, ils sont affichés comme leurs attributs477. Pendant son martyre, Agathe interpelle ainsi son bourreau : « N’as-tu pas honte de mutiler dans une femme ce que tu as sucé toi-même dans ta mère ? »478 À ces mots, ne nous vient-il pas à l’esprit l’enluminure du manuscrit de Madame Marie, de la fin du XIIIe siècle, où il est question de tortionnaires qui ont concentré toute leur attention sur les bouts de sein de ladite sainte ? Ils les pincent avec des tenailles munies de dents, évoquant les gencives d’un enfant occupé à sucer479. Un autre événement qui n’est pas sans rappeler le sort subi par sainte Agathe se produit au XVIe siècle avec le châtiment de la famille luthérienne Pappenheimer, en Bavière catholique : les seins de la mère, Anna, âgée de cinquante-neuf ans, sont tranchées, et les morceaux qui en résultent sont introduits de force dans sa bouche ainsi que dans les bouches de ses fils adultes, parodiant l’allaitement480. Les pulsions nécrophiles se manifestent aussi avant l’enterrement de sainte Élisabeth de Thuringe ; Césaire de Heisterbach rapporte que 474 WITKOWSKI 1898a, 48-49 ; DJÉRIBI 1988. 475 BORGEAUD 1996, 122. 476 ROIG 1929-1950, 236, 404 (159, 36-45). 477 WITKOWSKI 1898b, 20, 104 sq. 478 VORAGINE 1967, I, 201. 479 STONES 1999, fig. 6. 480 PRICE MERRALL 2001. 114 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval les dévots lui coupent, entre autres choses comme les ongles des doigts et des orteils, les bouts de ses seins afin de les conserver pour en user comme reliques481. De nombreux cas similaires permettent de saisir que les atrocités de cet ordre ne satisfont pas seulement les pulsions agressives des exécuteurs, mais poussent à en susciter aussi de semblables chez les spectateurs. Dans l’inconscient, cette violence sur le corps s’approche de la castration, et il est à noter que les codes juridiques médiévaux prévoient la même peine pour les deux crimes alors très fréquents482. Au Moyen ge, la relation ambiguë aux seins s’exprime aussi dans les beaux-arts, surtout à l’époque romane, quand la figure d’Ève, asexuée avant la chute, gagne une poitrine capable d’allaiter483. Mauvais objet, les seins sont représentés soit pendants et vieillis, soit d’une grosseur caricaturale, telle celle que les chrétiens attribuent aux idoles païennes. Par un glissement à partir de la forme idéale médiévale, les seins en sont venus à être le signe fort de qualités négatives, désignant des figures féminines particulièrement mauvaises, voire considérées comme autres. La personnification de la colère se déchire la poitrine avec ses ongles, et les pécheresses sont pendues en enfer par les seins. Toutes les propriétés abominables de la femme se réunissent dans les figures de l’envie et de la luxure dont les corps sont attaqués par des monstres, notamment leurs seins, les plus exposés à l’agression de reptiles de toutes sortes, choisis en référence au péché d’Adam et d’Ève. Dans les oeuvres d’art, le serpent comme symbole phallique manifeste les pulsions masculines qui dérivent du stade sadique-oral. Sur un relief en pierre, à Toulouse, on peut observer un gros serpent qui, au sortir du sexe d’une figure féminine, vient mordre son mamelon484 (fig. 33). De même, à l’église Sainte-Croix, à Bordeaux, une figure de la luxure fait face à un diable dont le sexe se confond avec le serpent qui lui mord le sein485. Les seins qui pendent sont attribués aux mères mauvaises et infanticides, aux figures représentant la Mort, aux femmes infidèles, aux personnages maléfiques, striges, êtres hybrides et démons tentateurs. Les sorcières, qui ont aussi ce type de seins, peuvent également allaiter à l’aide d’un sein surnuméraire ou par n’importe quelle autre protubérance corporelle, notamment celles autour de l’anus et des organes génitaux. Du fait de leur anatomie sortant de la norme, elles ne reçoivent jamais la grâce divine, et ne peuvent pas transformer leur sang menstruel en lait ; elles nourrissent donc leurs nouveau-nés de leur sang d’impénitentes, portant offense ouvertement, de cette manière, à la consommation du sang du Christ dans l’Eucharistie486. Les seins flasques, dans l’imaginaire européen, sont aussi 481 DINZELBACHER 1990, 197. 482 DUERR 1993, 284-295. 483 WIRTH 1999, 249. 484 CAMILLE 1994. 485 WIRTH 1999, 290-291, fig. 105. 486 PRICE MERRALL 2001. 115 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval le signe des femmes sauvages ; ils font leur apparition, après les grandes découvertes du Nouveau Monde, dans les dessins et les gravures ornant les récits de voyage qui rapportent des scènes violentes et cannibalesques. Dans ces représentations, certaines Indiennes, insolites, perdent tous leurs traits idéalisés : leurs cheveux pendent sur leurs épaules et leurs seins en mèches désordonnées, parfois démesurément allongées, tombent à la verticale, descendant plus bas que le nombril. Une étude anthropologique révèle que dans les festins anthropophagiques, les vieilles femmes aux seins pendants représentent les suceuses du sang humain tandis que les belles jeunes femmes sont les croqueuses du rôti487. L’imagination produit donc souvent une distinction entre les seins des vieilles femmes et ceux des jeunes filles, ce qui est exprimé, par exemple, par Origène : « Ce sont les mamelles des prostituées qui deviennent flasques sous une peau top large […] tandis que […] les femmes chastes ont des seins qui ne s’affaissent pas et les seins des jeunes filles pudiques sont tendus et gonflés par la pudeur virginale. »488 Au IIe siècle, Aulu-Gelle rapporte les mots de son maître Favorinus, à propos de cette « source si sacrée du corps, nourrice du genre humain », qui s’adresse à une femme se soustrayant à l’allaitement : « Ou penses-tu toi aussi que la nature a donné aux femmes les mamelons des seins comme des verrues gracieuses pour orner leur poitrine et non pour nourrir leurs enfants ? »489. Isidore de Séville ne mentionne que la fonction nourricière des seins dans une description pittoresque, pleine de jeux de mots et de rapprochements étymologiques intraduisibles : Mamillae vocatae, quia rotundae sunt quasi malae, per diminutionem scilicet. Papillae capita mammarum sunt, quas sugentes comprehendunt. Et dictae papillae, quod eas infantes quasi pappant, dum lac sugunt. Proinde mamilla est omnis eminentia uberis, papilla vero breve illud unde lac trahitur. Ubera dicta, vel quia lacte uberta, vel quia uvida, humore scilicet lactis in more uvarum plena. Lac vim nominis colore trahit, quod sit albus liquor leucos enim Graece album dicunt : cuius natura ex sanguine commutatur (Etym. XI, 86-89) . 490 Quant à Thomas Gallo de Verceil, au milieu du XIIIe siècle, après avoir assimilé les doctrines néoplatoniciennes du Pseudo-Denys, de Scot Érigène et des victorins, il nous parle de seins bien dans la tradition spirituelle : « La beauté des seins, c’est la “plénitude” de la disposition divine […]. De l’image divine de celles-ci découle la merveilleuse harmonie de la beauté et de la douceur : en effet, grande est l’affinité et la ressemblance entre le mouvement cognitif et le mouvement affectif de l’âme. » En l’occurrence, presque cent ans auparavant, un cistercien, Gilbert de Hoyland, un ami de saint Bernard, en poursuivant l’oeuvre de ses Sermons, parle en ces termes de la beauté sensuelle des seins : 487 BUCHER 1977. 488 ORIGÈNE 1966, 112-113 (2, 3). 489 AULU-GELLE 1989, 31 (12, 7-8). 490 Voir le commentaire de ce texte dans JACQUART, THOMASSET 1985, 22-23. 116 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval À propos des seins, saint Bernard fait éloge de deux choses : de la beauté et de la vertu. La première convient à l’amant, la deuxième au nourrisson. Dès lors, l’époux se rappelle, quant à lui, la beauté et la grâce du lait […]. Je te renvoie à l’étude des femmes qui s’adonnent aux soins et à l’entretien du corps et qui sont devenues expertes dans cet art. Qu’est-ce qu’elles n’inventent pas, en se parant, pour que les seins ne soient trop proéminents ou ne retombent pas sans grâce et ainsi n’arrivent pas à occuper toute la poitrine ! C’est pour cela qu’elles resserrent les seins trop proéminents ou tombants avec des bandages et rubans, remédiant par cet artifice les défauts de la nature. Sont beaux les seins qui ne saillent plus que ce qu’il faut et qui ne sont gonflés que modérément, qui ne sont pas trop gros ni trop plats, qui sont contenus mais pas trop serrés, légèrement soutenus et pas laissés à ondoyer librement.491 Dans la théorie, les religieux forment donc leur goût d’après les seins abstraits de la bien-aimée du Cantique qui préfigurent ceux de Marie, mais ils n’hésitent pas à se lancer dans la pratique non plus : en 1251, Robert Grosse-Tête, évêque de Lincoln, presse les seins de religieuses afin de s’assurer qu’elles conservent leur virginité intacte. Cette même manipulation sert tant pour trouver la mère d’un enfant abandonné que pour contrôler le recueillement des femmes en dévotion : « Si vous y aviez apporté toute l’attention nécessaire, vous ne vous fussiez pas aperçue de ce qu’on faisait à votre gorge », sermonne un prêtre après avoir saisi le sein d’une fidèle en prière492. L’étude des seins et des pratiques coutumières qui y sont rattachées révèle l’existence de points communs entre naturalistes, poètes ou courtisans. Au XIIIe siècle, Michel Scot oppose, dans sa Physionomia, la chaleur des jeunes filles aux seins petits et fermes, qui n’ont que peu de lait, à la nature plus froide des femmes, souvent jeunes elles aussi, aux seins volumineux et mou493. Plus lyrique, Jean d’Hanteville, au XIIe siècle, écrit : Tel qu’une graine vermeille de raisin, un petit tétin, frais et poli, s’élève mollement sur un sein arrondi, et à couleur de rose contraste avec cette touffe de lys. Ces deux globes charmants sont grossis par l’effet de leur jeunesse et non par le lait qui ne les a pas encore remplis. Un léger noeud de ruban les serre sans en comprimer la fermeté. Élevés au milieu d’une surface plane, ces monticules font voir au milieu d’eux comme un vallon.494 Du même, un mystique français ne se prive pas de poétiser ainsi : « Pis camuset dur et court, ou mamelletes com dus pomes duretes. »495 491 BRUYNE 1946, III, 45-46, 63-64 ; ECO 1997, 28. 492 WITKOWSKI 1898b, 123. 493 JACQUART, THOMASSET 1985, 155, 197 sq. 494 MERCIER DE COMPIÈGNE 1873, 42. 495 Pour ce paragraphe et les suivants, voir la tétralogie Tetoniana (1898-1907) de Witkowski. 117 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Les seins idéals sont ceux qui peuvent être couverts par la paume de la main – d’après le vers du poète latin Martial : « Bandeau comprime les seins croissants de ma maîtresse de manière qu’il y en ait ce qu’il faut pour que ma main les renferme te les recouvre. »496 Jean Renart, s’inspirant de la poésie latine, est lui aussi entiché des seins féminins qui, toujours blancs, petits, fermes et souvent rehaussés, gonflent le tissu sous lequel ils se trouvent. Les fêtes solennelles ou les entrées triomphales étaient l’occasion de vrais étalages de nudités féminines, où l’on trouvait aussi bien des femmes représentant la Vierge allaitante que des sirènes « au naturel ». Ces dernières sont d’ailleurs décrites par Jean de Roye, en 1461, comme étant « toutes nues » en possession d’un « beau tetin droit, séparé, rond et dur, qui estoit chose bien plaisante »497. Clément Marot compose, en 1535, deux blasons, celui du beau Tetin et celui du laid Tetin. Ce dernier n’a … rien, que la peau […] Qui brimballe à tout coups […]. Bien se peult vanter, qui te taste, D’avoir mys la main à la paste : Tetin grillé, Tetin pendant, Tetin flestry, Tetin rendant, Vilaine bourbe en lieu de laict, Le Diable te feit bien si laid, tandis que le beau sein est … plus blanc qu’ung oeuf […] Dur, non pas tetin voyre, Mais petit boule d’Ivoyre, Au milieu duquel est assise Une fraize ou une cerise […] Qui jamais ne se bouge […] Tousjours loing de son compagnion…498 Pour répondre à cet idéal de beauté des seins, les femmes commencent de plus en plus à les comprimer et à les rehausser au moyen de corsets ou d’autres accessoires de toilette. Dès le XIIIe siècle, le corsage du bliaud, lacé « estreitement » par derrière, se moule sur les formes supérieures, et vers 1270 les robes commencent à s’ouvrir progressivement. C’est 496 MARTIAL 1973, 239 (14, 134). 497 Journal de Jean de Roye, I, p. 22. 498 MAROT 1993, 241-243. 118 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval bien urgent, car Eustache Deschamps, au XIVe siècle, blâme déjà les seins postiches : « Deux sacs par menière de male (poches) […]. Et les tetins amont aler. »499 La nouvelle liberté, apportée par le décolleté, enthousiasme les hommes, et l’ostentation du sein (re)devient une des ruses les plus efficaces de la séduction, car déjà dans l’Antiquité, elle a même le pouvoir de persuader un tribunal. L’avocat de Phryné, une hétaïre grecque célèbre du IVe siècle av. J.-C., à la fin de sa plaidoirie, dévoile la poitrine de sa cliente ; la crainte des dieux, qui seuls avaient pu donner forme à cette beauté, contraignit les juges à la clémence500. En l’occurrence, les pouvoirs d’un homme pouvaient être ainsi testés par la nudité féminine. Rappelons qu’ ubera est synonyme d’ amores, et que les putains vénitiennes, au XVe siècle, s’exhibaient sur le pont, nommé encore aujourd’hui delle tette, décolletées, « la gorge entièrement nue », pour détourner les hommes du mal encore plus grave que la prostitution, du péché contre nature – la sodomie, venue de l’Orient ; et à Florence, d’après Dante, toutes les femmes impudiques exhibaient leur poitrine nue501. Robert de Blois, un poète français de la seconde moitié du XIIIe siècle, constate qu’une agrafe ferme la fente du bliaud porté par les femmes pour que les hommes, à l’exception de l’époux, ne puissent mettre la main sur cet objet interdit, le sein féminin. D’ailleurs, d’après quasiment tous les codes pénaux européens, cet acte pouvait être lourdement puni502. La lascivité Dans la Bible, on peut déjà observer que le sein est associé à la lascivité : « C’est là qu’on a porté la main sur leur poitrine, là qu’on a caressé leur sein virginal » (Ez 23, 3) et, en iconographie médiévale, une femme pressant son sein nu d’où jaillit du lait est la personnification de la lascivia ou de la luxure. Saint Jérôme reproche à Jovinien d’avoir dans son parti des Amazones, qui, le sein découvert, excitent les hommes, mais n’y ayant dans le désert d’autre société que les scorpions et les bêtes, dans ses hallucinations libidinales, il croit assister à des danses des jeunes filles503. Bien qu’il résiste aux tentations de la chair et qu’il enjoint autrui de ne pas y succomber non plus, il ne fait pas moins preuve, au passage, de son don d’observation de l’anatomie féminine : « Les femmelettes […] se plaisent, en effet, à saisir leurs mamelles, à se tapoter le ventre, se palper les reins, les cuisses et le lisse menton… »504 Son contemporain, Paulin de Nole, anathématise les femmes portant des mamilla ou bandes 499 DESCHAMPS 1865, 28. 500 VOUILLOUX 2002, 32 sq. 501 DANTE 1993, 23, v. 100-102. 502 DUERR 1993, 319-332 ; BERTELLI 2002. 503 JÉRÔME 1949, 117 (22, 7). 504 JÉRÔME 1954, 131 (84, 6). 119 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval mammaires comme provocation envers Dieu. Dans une fresque italienne de la fin du XIIIe siècle, saint Antoine est confronté à une vision hallucinatoire dans laquelle apparaissent trois femmes rangées l’une derrière l’autre, tirant entre l’index et le majeur leur sein droit de dessous leur vêtement505 (fig. 34). Et dans un mystère provençal représentant la même tentation, la séductrice d’interpeller ainsi le saint : Regarde mon corsage (ma gorge) Et si tu veux voir mes mamelles Qui sont tant gracieuses et belles Je te les dévoilerai.506 Vers la fin du Moyen ge, les seins conservent donc – malgré tous les efforts de répression de l’Église –, la même force de fascination et de séduction, suscitent la même volonté d’exhibition qu’ils avaient déjà dans l’Antiquité. Depuis longtemps, on connaissait plusieurs recettes fort abracadabrantes pour diminuer ou raffermir les seins, comme le fait que le lait humain pouvait servir de remède contre plusieurs maladies. La belle Hélène, voulant offrir au temple une coupe d’un galbe parfait, en aurait fait prendre le moule sur son propre sein. Certains temples antiques, dédiés à la mère des dieux ou quelque autre déesse de la fécondité ou de l’abondance, étaient décorés de statues dotées de nombreux seins faisant parfois jaillir le lait guérissant par toutes les mamelles. Le christianisme se veut plus décent dans sa contribution à la puissance d’attraction des seins de la Vierge allaitante. Mais au début du XVIe siècle, on ne sait par quel esprit de sacrilège on construit à Meaux une fontaine où des jets d’eau jaillissent des seins de la sainte Vierge et du sexe de Jésus nu. Au XVe siècle, Corbacho espagnol narre l’anecdote d’une femme adultère qui presse ses seins pleins de lait en dirigeant le jet vers les yeux de son mari pour l’éblouir et faciliter ainsi la fuite de son amant ; l’exemple peut être saisi comme parodie de la lactation miraculeuse de Bernard et d’autres, très populaires dans l’art espagnol, où la Vierge fait jaillir du lait sur les yeux de son adorateur507. Des cas semblables forcent le pouvoir ecclésiastique à s’élever avec la plus grande vigueur contre la nudité des gorges, contre « les femmes laissant à découvert leur poitrine et se montrant ainsi devant les hommes »508. Olivier Maillard, prédicateur du roi Louis XI, blâme un évêque, qui, chaque soir, se fait servir à souper par des jeunes filles entièrement nues ; d’un autre qui tient un sérail de petites filles ; et des évêques qui ne donnent plus les bénéfices vacants que par la voie des femmes. Dans ses sermons, il fulmine : « Et vous femmes, qui montrez votre belle poitrine, votre cou, votre gorge, voudriez-vous mourir 505 MARLE 1925, V, 417. 506 RÉAU 1958-1959, I, 110. 507 MARTÍNEZ DE TOLEDO 1985, 163. 508 WITKOWSKI 1898b, 132. 120 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval en cet état ? […] Enfants du Diable, femmes maudites de Dieu, qui venez dans le lieu saint pour étaler vos impudiques mamelles, vous serez damnées et pendues par vos infâmes tétons. »509 Et Michel Menot répète à propos des femmes qui « se découvrent jusqu’au ventre afin d’attirer les regards d’amateurs » qu’elles seront condamnées aux enfers510. Plus virulent encore se montre un autre prédicateur à propos de sa mère morte, gisant dans le cercueil où « sa poitrine, son cou et sa gorge, qu’elle laissait ordinairement à découvert, étaient occupés par un crapaud qui vomissait des torrents de feu »511. L’imaginaire touchant aux seins dans l’histoire est complexe ; leurs fonctions et leurs significations multiples dans le temps, dans l’espace, et dans les sociétés, les placent dans des positions intermédiaires et symboliques, où ils sont perçus comme bons et mauvais en même temps, ce qui renforce davantage leur ambiguïté. Dans le monde médiéval, ils passent pour un bon objet quand ils appartiennent à des vierges telles que Ève (avant la chute) et Marie, toutes deux nées immaculées. Dans un hymne du XVe siècle les seins de cette dernière ne sont plus vus comme une partie corporelle abstraite et virginale dont l’unique fonction serait de donner la nature humaine à Jésus. Ils y sont chantés à la manière des troubadours : « Les petits seins de Mère Marie, à son Fils offrant son lait, scintillent comme les petites flammes et fleurent un parfum. »512 Ils n’attirent pas les reptiles diaboliques, ils sont le modèle pour les seins dénués des jeunes filles vierges – toujours beaux, jeunes et saillants – qui peuvent calmer et tuer un éléphant ou une licorne : La met une pulcele, Hors del sein sa mamele Monosceros la sent, Dunc vient a la pulcele Si baise sa mamele En sun devant se dort, Issi vient a sa mort […] Ceste beste en verté Nus signefie Dé ; La virgine signefie Saciez, Sainte Marie ; Par sa mamelle entent Sainte eglise ensement.513 509 Cité par WITKOWSKI 1898b, 132. 510 Cité par WITKOWSKI 1898b, 132. 511 WITKOWSKI 1898b, 132-133. 512 HOLMES 1997, 171. 513 PHILIPPE DE THAON 1900, 15-18 (393-461) ; cf. aussi Gesta Romanorum 1894, 205-207 (115). 121 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Le taux de natalité au Moyen ge est élevé et la lactation constitue une occupation quasi continue. Afin de résoudre tous leurs problèmes, les femmes s’adressaient à la Vierge, qui avait mis au monde le Rédempteur sans peine ni douleurs. Les motifs de la Vierge qui nourrit l’enfant Jésus ou qui montre son sein à son Fils adulte, ou ceux de sainte Anne allaitant Marie sont censés être le moyen le plus sûr de consoler et de guérir des troubles relatifs à la génération (fig. 19). Dans les miracles, les acteurs imitaient les souffrances de l’enfantement jusqu’à ce que la Vierge, en tant que sage-femme, les aidât à accoucher. Elle intervenait aussi dans les mariages, bénissant ainsi les seuls rapports sexuels permis – ceux voués à la procréation. Devant l’image de Marie au sein nu, on priait, on l’invoquait et on lui apportait des dons, surtout des fruits, pour s’assurer la fertilité514. Mais, même si au Moyen ge il est possible de voir très souvent une femme dénuder sa poitrine et nourrir un bébé dans la vie quotidienne sans que cela pose de problèmes particuliers, en revanche, cette scène, une fois représentée, fait surgir toute l’ambiguïté inhérente aux seins. Les textes de l’époque témoignent que les seins des personnages saints dans une image n’étaient censés stimuler que des pensées et des sentiments sublimes, mais on sait qu’en réalité ils conduisaient à faire allusion aux seins des mères et des autres femmes515. D’un autre côté, l’esprit inventif des artistes place des seins proéminents sur la moitié supérieure des êtres fantastiques, comme les sphinges ou les harpies, afin de rendre les créatures hybrides encore plus mystérieuses par leur sexe incertain. Des poitrails semblables ornent les idoles des peuples polythéistes : Origène décrit les figures des gentils combinées d’un cheval ou d’un poisson et d’une poitrine humaine516. La dualité de cet organe, déjà pair en soi, est soulignée par l’anatomie, car les seins, bien que fixés au corps, peuvent se mouvoir indépendamment. Même couverts, ils sont percevables par leur forme saillante, souvent soulevée. Ils s’offrent au regard et sont interdits au toucher. Ils sont le biberon pour l’enfant et, en même temps, invitent la main d’homme. Ils sont privés et publics, car les femmes les montrent, mais, surprises par le regard indiscret, les cachent. Il est possible que l’abri du sein apaise tellement le bébé que, une fois adulte, il le considère comme l’image du paradis perdu, comme le spécule Freud. Celui-ci voit dans la bouche enfantine une zone érogène dans laquelle le jet de lait chaud stimule le plaisir, et il parle du « suçotement » – c’est-à-dire d’une succion voluptueuse, d’une sorte d’orgasme chez le nourrisson, dont la sensation peut se poursuivre jusqu’à la maturité517. Deux seins constituent deux cercles, comprenant à leur tour chacun deux autres cercles concentriques : ayant cette configuration, ils s’inscrivent avec les yeux maquillés ou les oreilles munies de boucles, dans le registre des parties paires et symétriques de la 514 WARNER 1989, passim ; NEFF 1998. 515 FREEDBERG 1998, 347 sq. ; ALBERT 1997, 106 sq. 516 CAMILLE 1989, 37. 517 FREUD 1989, 102-103. 122 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval femme, qui sont des signes forts d’érotisme518. Les médecins et les naturalistes s’intéressent depuis toujours à l’emplacement des seins par rapport aux mamelles des animaux, et à leurs fonctions nutritives et érogènes. Henri de Mondeville constate que la raison de la « création des mamelles chez les hommes fut [...] qu’elles protègent et défendent les organes de la poitrine des dommages extérieurs »519. Le milieu médical n’a pas poursuivi dans cette voie de recherche, et il faut ajouter que jusqu’à nos jours la science n’a pas donné de réponses satisfaisantes sur les nombreuses questions que l’on se pose toujours : Pourquoi et comment les seins des femmes sont, contrairement aux glandes lactifères chez les autres mammifères, de protubérance permanente ? D’où tirent-ils leur pouvoir de séduction et d’excitation sexuelle ? D’après le behaviorisme évolutionniste, chez nos lointains ancêtres le thorax féminin ne s’élargit pas comme le masculin et les seins qu’il comporte gonflent. Une de leurs fonctions est sexuelle et l’autre parentale, mais leur forme est loin d’être adaptée à l’allaitement ; leur volume présente même quelque danger pour le nouveau-né. Ce défaut d’adéquation prouve que leur rôle de signal sexuel est prédominant. Les femmes se tiennent debout et sont abordées de face dans la plupart des contextes sociaux, c’est pourquoi leurs derrières, d’habitude voilées, ne peuvent pas émettre les signaux érotiques requis comme chez les femelles de toutes les autres espèces de primates. À la place, la présence au niveau du thorax d’une pseudo-paire de fesses, constamment gonflées, transmet lesdits signaux sans que la femme soit obligée de tourner le dos à son congénère520. Comme nous le montre Freud, ces faits évolutifs se révèlent bien dans des rêves où les grands hémisphères de derrière le corps féminin sont remplacés à l’avant par des petits qui sont associés à des pommes521. Même si la dénudation du sein dans la fresque de la Double intercession de Saint-Prime semble tout à fait indiquer la prière de la mère, déjà connue depuis Homère, il faut signaler qu’un tel geste prend des connotations différentes dans d’autres contextes. On connaît un relief d’Eurydice, au XIIIe siècle, où celle-ci tâche d’attirer Orphée en lui montrant son sein522 (fig. 35). Cependant, ce geste n’est pas seulement pour opérer une séduction, on a connaissance de cas où il sert aux femmes à se défendre, ou à repousser ou terrifier l’adversaire. Il est donc menaçant et apotropaïque à la fois. Ces fonctions sont déjà mentionnées par Tacite au sujet des femmes germaniques, exhibant dans les combats leurs seins nus. Le but de ce geste est d’abord de calmer les ennemis et de les avertir que la maternité doit être respectée, mais il est également destiné à ses propres guerriers en leur promettant les caresses après 518 HOLLANDER 1978, 186-213. 519 POUCHELLE 1983, 180. 520 MORRIS 1986, 161-172. Voir aussi les conclusions tout à fait différentes de MORGAN 1985, 35 sq., de PAWŁOWSKI 1999 et de Nikolas LLOYD. 521 FREUD 1967, 166-167, 249, 320. 522 WIRTH 1999, 294, fig. 107-108. 123 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval la victoire. Mais dans maintes situations, une dénudation abrupte des seins peut servir aussi comme une arme féminine, car l’inconscient les associe au pénis ; en effet, les tétons excités, eux aussi, entrent en turgescence et sécrètent du lait, dont le jet évoque en outre l’éjaculation. En conséquence, au lait est accordé depuis toujours dans tous les domaines un statut presque égal au sperme ; ce fait est souligné par les synonymes de ce mot dans certaines langues : leche, en espagnol « lait », désigne aussi le sperme523. Et enfin, comme cela peut s’observer, par exemple, dans le tableau de Delacroix La liberté guidant le peuple et dans les figures qu’il inspire, en tant que maternel et agressif à la fois, le sein peut devenir symbolique et charismatique524. Au Moyen ge, il est attesté des cas de désir masculin envers Marie comme d’une femme ordinaire. La concupiscence de ces fidèles, exprimée sous la forme de baisers donnés aux images mariales, ressemblait à de l’amour physique. Césaire de Heisterbach a noté les anecdotes les plus intéressantes sur ce sujet. Dans l’une d’entre elles, Marie apparaît comme la plus belle femme du monde, elle embrasse un chevalier et lui promet de l’épouser en présence de son fils525. Une autre histoire très répandue relate l’histoire d’un jeune homme, fiancé à une statue de la Vierge : lorsqu’il se met au lit avec son épouse, « la Vierge s’interpose et empêche leurs étreintes de mortels »526. Dans cette légende, Marie remplace Vénus, et prend aussi ses devoirs de la divinité d’amour, comme c’est souvent le cas au Moyen ge527. Jean-Claude Schmitt cite aussi le cas vrai d’un prédicateur populaire qui se dit habité par l’Esprit saint, et qui apporte devant la foule de ses disciples une image de Marie et, « mettant sa main dans celle de l’image », prétend l’épouser « en prononçant les paroles sacramentelles du mariage »528. Les vierges et leur Époux Quant aux femmes médiévales, elles étaient obligées de suivre le modèle suprême de Marie, qui, selon les apocryphes, tout en étant d’origine royale, demeura modeste et pure pendant toute sa vie. Mais l’identification à elle leur était compliquée, car la maternité dépendait de la perte de la virginité, qui était de son côté une condition indispensable pour accéder à la sainteté. Il n’est pas aisé de reconstituer les processus de compréhension, d’imagination mis en oeuvre par les gens du peuple à l’époque, dans l’obligation d’accepter les doctrines 523 LEMAY 1992, 73, 147-148 ; on trouve une abondante documentation chez DUERR 1993, 33-81 . 524 MIKUŽ 1996. 525 CAESARIUS VON HEISTERBACH 1929, 3 sq (7). 526 FREEDBERG 1998, 363. 527 CAMILLE 1989, 239 ; FREEDBERG 1998, 363. 528 SCHMITT 2002a, 148-149. 124 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval naissantes de la virginité de Marie. Selon celles-ci, Marie a été conçue, mais, malgré cela, est née exempte du péché originel, et elle a conçu et engendré le Fils de Dieu, tout en restant vierge intacte. Tout aussi compliquée s’avérait l’histoire de sa vie conjugale non consommée avec Joseph, et la mention dans les Évangiles des frères et des soeurs de Jésus. Les exégèses, apocryphes comme officielles, expliquant que ces derniers étaient enfants du premier mariage de Joseph ou cousins de Jésus, et déclarant de plus que Joseph, lui aussi, était chaste, compliquaient à leur tour les choses. Cette légende paradoxale de la virginité de Marie in partu et post partum, d’abord plus ou moins apocryphe, était indispensable à l’Église, car Marie figurait au titre d’intercesseur le plus important entre l’homme et Dieu. Une telle fonction pouvait être exercée uniquement par une personne vierge, dont seul le corps intact peut refléter la pureté de l’âme, car elle n’appartenait qu’à soi-même en conservant son intégrité physique, non souillée des excès de la libido529. Le suprême exemple de virginité est le Christ qui demeure pour toutes les âmes vierges et pieuses, d’après le modèle de son mariage avec Marie, le mari idéal à suivre. Malgré toutes les garanties apportées sur sa continence, d’une manière ou d’une autre, sa sexualité humaine dut même être reconnue déjà par les premières chrétiennes faisant voeu de chasteté en se mariant avec lui. Même si l’union conjugale n’est qu’un mauvais écart, une représentation indigente, au regard de l’acte d’amour éternel entre Dieu et une âme vierge, pendant tout le Moyen ge, la consécration d’une vierge en nonne, accédant ainsi au rang d’épouse mystique du Christ, ressemble aux rites nuptiaux profanes. Saint Jérôme, dans sa lettre à Julia, fille cadette de Paula, menant une vie religieuse dans un appartement retiré du palais de sa mère, conseille : Que toujours te garde le secret de ta chambre, que toujours à l’intérieur l’Époux y joue ( ludat) avec toi. Tu pries, c’est parler à l’Époux ; tu lis, c’est lui qui te parle. Puis, quand le sommeil t’aura accablé, il viendra derrière la cloison, passera sa main par le guichet et touchera ton corps. Alors tu te lèveras, frissonnante et tu diras « Je suis blessée d’amour » ; puis tu l’entendras encore : « C’est un jardin clos ; ma soeur et mon épouse… »530 Origène, décrivant la rencontre amoureuse de l’âme et de Dieu, compare l’amour physique et spirituel en utilisant les mêmes termes pour les deux : « L’un reçoit les traits de l’amour charnel, un autre est blessé par une passion terrestre ; quant à toi, dénude tes membres et présente-toi à la flèche de choix, à la flèche toute belle, car c’est Dieu qui en est l’archer. »531 Au XIIe siècle, d’autres éléments d’extrême importance pour la perception de la sexualité religieuse sont introduits : le voeu de chasteté est imposé à tous les clercs ; le nouvel ordre 529 BROWN 1995, passim. 530 JÉRÔME 1949, 136 (22, 23). 531 ORIGÈNE 1966, 132-133 (2, 8). 125 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval des cisterciens se concentre sur l’ascétisme le plus rigoureux ; et la théorie « juridique » d’expiation est propagée par un traité très influent, Cur Deus Homo, d’Anselme de Cantorbéry. Selon lui, le péché ne pouvait être racheté que par la mort de quelqu’un qui participait de la nature humaine, à laquelle le péché est inhérent, c’est-à-dire par un sujet unique et identique à lui-même, homme parfait et Dieu parfait en une seule et même personne. Le concept d’Homme-Dieu souligne l’humanité du Christ, parfois même au détriment de sa divinité. Aussi le Christ souffrant est-il situé au centre de la piété, ce qui suscite en conséquence l’intérêt pour sa sexualité humaine, jusqu’alors complètement voilée par sa divinité532. Dans l’amour des femmes dévotes, le Christ est réputé le prétendant le plus recherché parmi les hommes, car il surpasse tous les humains par sa puissance et sa beauté. Les textes anglais, influencés par la mystique cistercienne, réconcilient : Il n’est pas important par combien de péchés mortels Sa maîtresse s’est prostituée, dès qu’elle retourne à lui, il la refait vierge. Un humain fait d’une vierge une femme, tandis que Dieu fait d’une femme une vierge […]. C’est pourquoi quand il vient avec passion à ton sein tu dois l’embrasser avec un amour ardent et l’attraper bien jusqu’à ce qu’il ne t’accorde ce que tu lui demandes […]. Touche-le avec si grand amour que tu le montres parfois à un homme et il est à toi ; tu peux faire avec lui ce que tu veux !533 De cette manière, la voie est ouverte pour parler du Christ en termes d’amour charnel, ce qui va trouver le point culminant sous la Renaissance où sa sexualité masculine administre la preuve définitive de sa complète incarnation. En assumant la nature humaine tout entière, il est dans son pouvoir de sauver tous ceux qui en font partie534. Si, vers la fin du Moyen ge, les femmes étaient persuadées que les attachements charnels quotidiens faisaient obstacle à une approche de Dieu, les termes érotiques des récits mystiques de la réception du Christ ne concernent pas uniquement des rapports d’âme à âme – du moins aux yeux des hagiographes, hommes pour la plupart. Le renoncement à la vie laïque au profit d’une expérience intérieure du corps divin se reflétait souvent dans les sensations les plus concrètes535. Le plaisir sensuel se mêlait à la jouissance spirituelle, décrite à l’aide des métaphores contemporaines de l’amour profane parmi lesquelles la plus exploitée est celle de coucher avec Jésus dans le lit nuptial. En recevant l’hostie par la voie orale, c’est-à-dire par le baiser sur la bouche, les dévotes sont invitées à s’imaginer le Christ nu dans le lit de la croix et de s’abandonner avec délices à son corps, à travers lequel elles 532 ANSELME 1963 ; cf. aussi BUGGE 1975, 81-83. 533 BUGGE 1975, 95-110. 534 Cf. STEINBERG 1996. 535 VAUCHEZ 1981, 442-445 ; RUBIN 1991, 169. 126 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval découvrent l’élévation de leur propre chair536. Saint Bonaventure invitait les religieuses au contact physique avec Jésus-Christ : « Là, ayant vu des yeux de votre coeur votre bien-aimé et ayant goûté combien le Seigneur est plein de suavité, et combien grand est sa douceur, vous vous jetiez dans ses embrassements et que vous le couvriez des baisers les plus ardents d’une tendre dévotion. »537 Raymond de Capoue observe Catherine de Sienne dont le siège de la pudeur se change peu à peu et prend les signes de la virilité jusqu’à ce qu’elle se transforme complètement en Seigneur. Durant son état de transe, elle voit le Christ, caché sous le froc d’un moine mendiant ; elle lui fait l’aumône de tous ses vêtements, et quand elle ôte son dernier voile, il l’emporte avec lui au septième ciel538. Hadewijch fusionne avec le Christ « bouche-à-bouche, coeur à coeur, corps à corps », jusqu’à ce qu’ils soient tous deux unis « sans différence » comme dans un orgasme ( Lettres, IX). Christine de Markyate « put sentir Sa présence en elle à travers l’obstacle de la chair »539. Angèle de Foligno, elle aussi, s’offre toute nue au Christ, qui ressemble pour elle à une faux ( unius falcis similitudo)540. Margaretha Ebner prend parfois la nuit, dans son lit, un crucifix en bois grandeur nature pour le poser sur son corps. Et Margarey Kempe déclare en toute sincérité que le Christ remplace pour elle le mari qui ne la satisfaisait pas, à quoi ce dernier répond : « Que votre corps soit aussi disponible pour Dieu qu’il le fut pour moi. »541 Elle s’éprouve si attirée par la virilité de ce Dieu qu’elle pleure à la seule vue d’un bébé masculin. De plus, elle a la vision des parties génitales du Christ qui pendillent devant l’hostie. Au vu de toutes ces expériences religieuses vécues par des femmes, on ne s’étonnera pas que quelques-unes d’entre elles ne connussent aussi une grossesse mystique, comme si elles étaient enceintes du Christ542. Césaire de Heisterbach observe à propos d’une vision d’une religieuse que l’étreinte du seigneur Jésus-Christ, qui est l’Époux de toute l’Église, transforma son trouble, en proie de la tentation, en un immense apaisement543. Pareillement extraordinaire est l’épisode mystique vécu par Rupert de Deutz, qui, pour mieux se conformer au modèle suprême du Christ-mère, a renoncé à sa masculinité. Au début du XIIe siècle, il a été le siège de la vision suivante face au crucifix : « Je saisis celui que j’aime dans mon coeur et lui donnai un long baiser. Je compris combien il approuvait ce geste d’amour car, tandis que je lui donnais ce baiser, sa bouche s’ouvrit pour que je lui donne un baiser plus profond. » ( De gloria et honore 536 HAMBURGER 1998, 383-426. 537 De perfectione vitae, 5, 5, cité par LONGPRÉ 1921. 538 WITKOWSKI 1907, 102. 539 BYNUM WALKER 1994, 343. 540 BYNUM WALKER 1994, 343. 541 BYNUM WALKER 1994, 309. 542 BYNUM WALKER 1994, 309 et passim ; TREXLER 1993 ; BELTING 1998b, 563-564 ; ALBERT 1997, passim ; HAMBURGER 1998, 23-26, 474-475. 543 CAESARIUS VON HEISTERBACH 1929, 115 (8, 16). 127 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval filii hominis, super Matheum, 12) Jean-Claude Schmitt remarque que le moine écrit « hunc gestum dilectionis », qu’il n’utilise donc pas le mot caritas qui signifie la vertu spirituelle de l’amour divin ni même amor mais dilectio, terme désignant communément le désir qu’un homme ressent soit à l’égard d’une femme, soit à l’égard d’un autre homme544. La misogynie Or, Jésus n’étant accessible d’une manière si directe qu’aux mystiques, le regard sur sa mère, sur la seule femme bienheureuse et bien-aimée de ce monde, pouvait être en effet la seule consolation pour une femme de l’époque médiévale qui n’écoutait que des sermons peu favorables à l’égard de son sexe, dans la même église où le corps des pécheurs et encore plus celui des pécheresses est condamné sans cesse. Ce thème misogyne et son développement médiéval ont au IVe siècle pour origine Jean Chrysostome, même s’il attribue aux femmes aussi des qualifications plus bienveillantes. La femme est déclarée appât déjà par les mots d’Ecclésiaste : « Et je trouve plus amère que la mort, la femme, car elle est un piège, son coeur un filet, et ses bras des liens. Qui plaît à Dieu lui échappe, mais le pécheur s’y fait prendre » (Qo 7, 26-27), et le saint souligne, lui aussi, que la beauté féminine est pour un homme le piège le plus grand, car « on aperçoit une belle femme et ses attraits captivent » bien que « la totalité de sa beauté corporelle n’est que flegme, sang, bile, morve et le fluide de la nourriture digérée […]. Si vous considérez ce qui est contenu derrière ces jolis yeux, l’angle du nez, la bouche et les joues, vous reconnaîtrez que ce corps bien proportionné n’est qu’un sépulcre blanchi »545. Si saint Bernard reprit cette idée modestement : « Qu’est-ce que c’est que la beauté du corps sinon une enveloppe de la laideur ? »546, d’autres prédicateurs vers la fin du Moyen ge suivent l’exemple de saint Odon de Cluny, mort en 942, qui cite dans ses Collationes saint Martin de Tours : « La meilleure vertu de la femme est de désirer de ne pas être vue. »547 Il développe l’idée en détail : La beauté du corps ne réside que dans la peau. En effet, si les hommes voyaient ce qui est sous la peau, la vue des femmes leur donnerait la nausée. [...] Alors que, pas même du bout des doigts, nous ne souffrons de toucher un crachat ou une fiente, comment pouvons- nous désirer embrasser ce sac de fiente ?548 544 SCHMITT 1990, 297-99. 545 JEAN CHRYSOSTOME 1887-1888, III, 70 et passim ; Patrologia graeca, LXII, col. 99-100 ; WARNER 1989, 67 ; cf. aussi HUIZINGA 1967 et BLOCH 1991, 67 et passim. 546 ARCHER 2001, 184. 547 Patrologia latina, CXXXIII, col. 555b ; cf. SCHULENBURG 1998, 117. 548 Patrologia latina, CXXXIII, col. 556b ; cf. DALARUN 1991. 128 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Anselme de Cantorbéry, Etienne de Fougères, Marbode, évêque de Rennes, Guibert de Tournay et bien d’autres, se déchaînent largement contre la beauté fallacieuse de la femme qui, d’après eux aussi, ne se trouve que dans sa peau. Mais ce tégument blanc, soigneusement maquillé, n’est en vérité qu’une enveloppe trompeuse, une robe d’animal cachant toutes les abominations de ce monde, le sang, la saburre, les intestins. La folie des femmes tire son origine d’Ève qui croyait stupidement que la morsure d’une pomme l’égaliserait à Dieu. Mais le pire est qu’elle s’offre comme le sujet et l’objet de la convoitise d’un homme et est donc son principal obstacle dans l’effort de sauver son âme549. Pour guérir l’amoureux malheureux, c’est à dire celui qui souffre de la maladie appelée hereos (d’éros), le médecin Bernard de Gordon, en 1305, conseille de lui envoyer une vieille femme affreuse afin de lui révéler la vraie nature de sa bien-aimée. Si elle ne réussit pas à le persuader par sa laideur, « qu’elle sorte de son giron un linge souillé de sang menstruel, et qu’elle le mette sous le nez de l’amoureux »550. La misogynie notoire du Moyen ge manifeste l’ancienne angoisse des hommes confrontés aux qualités innées des femmes, entièrement incompréhensibles pour eux, notamment la fertilité. Afin de compenser cette peur, dans l’histoire de la civilisation, la supériorité masculine s’impose. Elle est théoriquement établie par tous les grands philosophes grecs : Platon considère les rapports avec les femmes comme un piège prenant un homme par les passions violentes et l’empêchant de progresser dans sa quête de la vérité et de la raison551. Pour Aristote, la femelle n’est qu’un mâle mutilé. En chassant Ève du Jardin d’Éden, le Dieu de la Bible maudit la première femme, et dans les Évangiles, surtout avec saint Paul, la position de celle-ci vis-à-vis de l’homme continue d’être prescrite comme subordonnée. Pour les gnostiques, Ève n’est que l’image d’Adam, tandis que Tertullien l’appelle carrément la porte du diable. Pour Clément d’Alexandrie, elle est l’homme châtré, et les quatre Pères de l’Église latine élaborent d’elle l’image d’un être à l’origine de tout mal de ce monde, et auquel le seul désir permis est de devenir un homme. En vérité, si le corps de l’homme exprime l’âme, celui de la femme ne reflète que la concupiscence, car elle ne possède pas d’âme ; en induisant en tentation les hommes, elle se rend égale aux animaux et au Malin. Dans le temps qui nous intéresse ici, paraît en 1486–1487 un manuel destiné aux chasseurs de sorcières, Malleus maleficarum, constamment réimprimé par la suite, qui professe un mépris tellement fort des femmes qu’il en vient jusqu’à embarrasser l’Église elle-même, qui, à travers le concile de Trente a reconnu que la femme, elle aussi, possède une âme. Mais pour qu’elle se rachète du péché originel, il lui est imposé de souffrir, de travailler avec peine et de se soumettre à l’homme. Elle doit le respecter en tant qu’être supérieur et être prête à lui obéir dans tout, car son époux est pour elle une image du vrai Empereur, le Christ en 549 DELUMEAU 1978, 398-421 ; Prediche alle donne 1978, 93-112 et passim ; POUCHELLE 1986 ; GOURMONT 1990, 34-35. 550 DEMAITRE 1980. 551 Cf. BRUNDAGE 1987, 16-17. 129 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval personne : c’est la raison pour laquelle elle doit faire pour l’homme tout ce qu’elle ferait pour le Christ552. La femme n’est utile et utilisée que pour mettre au monde les enfants, et l’interdiction complète des relations sexuelles n’est ni dans l’intérêt d’Église ni des autorités laïques, nécessitant respectivement toutes les deux de nouveaux fidèles et sujets, leur travail et leur argent. À cet effet, l’on respecte la doctrine augustinienne selon laquelle le rapport sexuel est permis quand il se donne comme objectif la procréation. Dans des cas spécifiques, il peut être pratiqué aussi afin de maintenir la vie conjugale, mais la raison de sa pratique ne doit jamais consister en l’assouvissement du désir. Saint Augustin, qui dans sa jeunesse avait coutume de satisfaire sa grande concupiscence, qui le tenait captif et le torturait, fut ensuite baptisé et voué à la chasteté et à la continence. Après sa conversion, sa position équivoque, mais globalement plutôt négative envers la sexualité, va marquer toute la théorie ecclésiastique concernant les moeurs. Dans la pensée des grands théologiens, ce sont surtout les prohibitions et les mises en garde morales qui jouent le rôle le plus important. Après les Pères d’Église, et à l’inverse de ceux-ci, les théologiens qui ont en estime la sexualité, tel Jean Damascène, qui conseille aux couples de faire l’amour fréquemment sans hésitation, sont rares. La plupart d’entre eux blâment les rapports charnels, notamment s’ils n’ont d’autre finalité que le plaisir, comme n’étant pas d’origine naturelle mais diabolique553. Le discours sur la sexualité est précisément déterminé par l’appartenance de l’individu à une classe, un groupe, un ordre et à leurs systèmes symboliques respectifs. L’Église se trouve placée en position de compétence, d’autorité pour enseigner tant la théorie sexuelle que l’art de faire l’amour dans ses moindres détails, même les plus secrets : les clercs sont censés être des experts en la matière, ayant capacité à répondre à toutes les questions, étant instruits de la vérité suprême qui ne se trouve que dans les Écritures. En conséquence, à la fin du Moyen ge, quoique déjà obligés à l’état de célibat, de par leur savoir supposé sur la sexualité, ils passent aussi pour de meilleurs amants que les rudes chevaliers. Par ailleurs, on observe que les deux ordres dominants, la noblesse et le clergé, moquent les moeurs sexuelles des vilains, qualifiées de grossières, ce qui, tendrait plutôt à prouver chez ces derniers une vitalité naturelle mal accordée aux moeurs des deux premiers ordres. Il est difficile de saisir de nos jours quel degré de sentiment de culpabilité accompagne les rapports sexuels, accusés par l’Église de perpétuer le péché originel. On notera que les manuels de médecine traitant de ces questions se multiplient ; parmi eux, suivant le modèle de Galien, certains recommandent le coït, entraînant ainsi le débat vers le rôle, la nécessité et la convenance des deux phénomènes principaux qui l’accompagnent – le plaisir et l’amour.554 552 ALVERNY 1977 ; ALLEN 1985 ; CADDEN 1993 ; MIGLIORINO MILLER 1995 ; RANDOLPH 1997. 553 JACQUART, THOMASSET 1985 ; RANKE-HEINEMANN 1990 ; CADDEN 1993, 134-165 ; BALDWIN 1997. 554 JACQUART, THOMASSET 1985, 140 ; BALDWIN 1997. 130 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval La nudité et les images Pudibundum est ostendere, quod natura nixit abscondere. Il est honteux de montrer ce que la nature cherche à cacher. Ajouté par un auteur anonyme dans Placides et Timéo à la fin du XVe siècle La libido et les zones érogènes excitent l’imagination, et la contradiction entre une activité naturelle vouée à la perpétuation de l’humanité, mais qui, en même temps, procure du plaisir, sans rapport de nécessité, s’attirant de ce fait les interdits religieux, enflamme encore davantage les esprits. Les théories scolastiques établissent toute une gamme de définitions de la nuditas, des degrés les plus criminels chez les femmes qui ne font que séduire, jusqu’à la nudité ornée de vertus chez les martyrs, les innocents et les ascètes qui n’ont d’autre vêtement que leur propre peau555. La nudité, considérée dans la plupart des cultures comme naturelle, apotropaïque et même rituelle, est sanctionnée dans le christianisme par des interdits. Exhibée, se voulant donc excessive, elle est persécutée, car elle renvoie l’âme à une matière lascive qui est la chair556. Les corps nus des saints et des saintes dans les légendes et dans les arts plastiques subissent des tortures de plus en plus cruelles, souffrant parfois d’autres traitements infâmes, devant des spectateurs enclins à en jouir. Les parties sexuelles sont souvent détachées du corps et deviennent des motifs individuels, représentés en gros plans, où les seins et notamment le vagin prennent des connotations négatives, illustrant souvent la luxure et l’entrée pernicieuse de l’enfer557. Ainsi, l’organe qui donne la vie est devenu la porte de la mort. Chez l’homme ordinaire, le sexe féminin doit soulever une forte répulsion, car il transmet le péché originel par le coït comme une maladie contagieuse ; seul le Verbe divin n’a pas eu en horreur l’utérus virginal558. Il est difficile de dire de quelle manière toutes ces croyances ont encouragé l’abstinence sexuelle propagée fermement dans l’église, mais on sait que l’ascétisme était de plus en plus à l’honneur chez les élus, tandis que, peu à peu, le reste des chrétiens allait s’opposer aux tabous religieux. Bien des anecdotes relatent l’envoi des spectateurs à la vue des zones érogènes des corps, même ceux des saints. Saint Hilaire de Poitiers note, au IVe siècle, que des martyrs opèrent « sous nos yeux des merveilles étonnantes : des corps se tiennent en l’air sans attache, des femmes sont suspendues par les pieds sans que leur robe retombe sur leur visage »559. Cette décence inouïe, destinée à prévenir la concupiscence dans les saints miracles, et à empêcher 555 MILES 1989, 85 sq. 556 WALKER 1979, 279-284 ; WIRTH 1999, 273-277. 557 CAMILLE 1997, 141 ; CAMILLE 1994. 558 RUPERT DE DEUTZ 1967, 104-105 (14). 559 HILAIRE DE POITIERS 1987, 182-183 (8). 131 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval de dévoiler les parties du corps érotiquement provocantes, même chez les acrobates de la lévitation, est vite devenue quelque chose de communément observé, ce dont témoigne saint Jérôme dans son Oraison funèbre de sainte Paule 560. Elle reste présente à travers tout le Moyen ge : tandis que Lukarde de Oberweimar fait sa méditation la tête en bas et les pieds en l’air, par pudeur et par miracle, les jupes de la religieuse restent serrées autour de ses chevilles561. Quand Élisabeth de Spalbeek représente la Passion, montrant en état d’extase ses stigmates, son biographe Philippe de Clairvaux observe qu’ « il n’y a dans son comportement jamais rien d’indécent ou qui pourrait heurter l’oeil. Même quand son corps entier est entraîné par un tourbillon, jamais rien d’incontrôlable ne s’y présente »562. De tels témoignages convenus dévoilent les efforts moralisateurs et pudibonds déployés pour soustraire à la vue les parties naturelles du corps humain mais, en même temps, lesdits efforts ne peuvent masquer l’intérêt suscité par ce dispositif même de refoulement. Un autre exemple, lui aussi très instructif, car il affirme que la nudité pourrait troubler même le regard « objectif » des savants, se trouve dans le manuel La Dissection des parties du corps humain, publié en 1546 à Paris par le célèbre anatomiste Charles Estienne, médecin du roi. Il explique comment organiser une dissection publique en recommandant à ses élèves de voiler le visage et les parties intimes des cadavres (féminins) afin de ne point détourner sur ces zones-là l’attention des spectateurs qui ne sont que des hommes évidemment563. Le corps nu de la dame, en tant qu’obsession érotique des hommes, fait aussi l’objet de la poésie des troubadours où toutes les joies charnelles sont permises. L’amour courtois est pour nous très important, car les poètes – employant un vocabulaire emprunté aux mystiques – se soumettent amoureusement aux femmes en une telle idolâtrie qu’on pourrait croire que leurs désirs sont adressés à la Vierge même564. Il apparaît que c’est plutôt un texte de caractère très clérical qui explique le mieux la théorie et la technique de l’amour courtois dans toutes ses variantes. Par ce récit-là, André, chapelain à la cour royale, vers la fin du XIIe siècle, enseigne, conseille et avertit son ami Gautier. Il ouvre son oeuvre sur le constat, emprunté à Ovide, que l’amour, en tant que passion naturelle, naît de la vue, et il explique ensuite en détail son évolution : Quand un homme voit qu’une femme est aimable et qu’elle convient à son goût, aussitôt il commence à la désirer dans son coeur ; ensuite, plus il pense à elle, plus il brûle d’amour pour elle, et enfin sa pensée est tout envahie par cet amour. Bientôt, il commence à se représenter 560 JÉRÔME 1955, 173 (108, 13). 561 BYNUM WALKER 1994, 290. 562 SIMONS 1994b. 563 LAQUEUR 1992, 150. 564 LAZAR 1964. 132 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval la façon dont elle est faite, à détailler ses membres, à imaginer ses occupations ; il cherche à pénétrer les secrets de son corps et il souhaite en posséder sans réserve chaque partie.565 Le récit s’inscrit bien dans le discours de ce siècle qui, d’habitude, analyse l’attraction sexuelle tel un procès en quatre étapes. L’attraction visuelle et la conversation unissent les amoureux ; le fait seul de regarder et de se parler mène à se toucher, à s’embrasser et finalement à s’adonner à l’acte sexuel. Pour s’en prémunir, il faut absolument repousser la nudité, car sa vue est signe de stimulation du désir physique ou signe du devenir ensorcelé et de l’impulsion à commettre des crimes, ainsi le cas de David espionnant Bethsabée au bain566. L’attitude de l’époque médiévale à l’égard de la nudité nous est révélée aussi par les sources concernant la conduite conjugale et ses sanctions juridiques, les lois et les supplices pour les crimes contre les moeurs, et la morale en général. Les esprits d’alors éprouvent quelque tourment face aux cas d’hermaphrodisme, un phénomène difficile à expliquer et à comprendre ; nés par hasard, les hermaphrodites différent des formes humaines parfaites créées par Dieu. Diverses histoires narrent leurs doubles organes génitaux et leurs pratiques sexuelles inhabituelles567. L’intérêt parfois un peu morbide pour ce genre de personnes, souvent persécutées, dérive de la tradition platonicienne et juive, qui se reflète chez les penseurs chrétiens lorsqu’il s’agit de définir l’apparence après la mort des corps des humains devant le juge suprême et, ensuite, au paradis. Certains Pères de l’Église, tel saint Augustin notamment, prétendent que les fidèles vont s’y présenter entiers, avec toutes leurs parties corporelles, génitales y compris. Les deux sexes seront libérés de la malédiction du péché, leurs organes n’auront plus de fonctions d’engendrement, mais s’y trouveront plutôt pour orner les corps de leur beauté. D’autres théologiens, par contre, arguent, en se conformant aux apocryphes, que dans le paradis, à cause de l’imperfection du corps de la femme, chacun prendra un corps masculin d’après celui du Christ à l’âge de sa mort568. Les arguments de saint Jérôme sur ce sujet sont très pittoresques : Croyons-nous que ressuscitent également les parties génitales des deux sexes, que nos joues seront rudes et lisses comme celles des femmes ou que la structure du corps sera différente selon les caractères distinctifs masculins ou féminins ? Si nous l’accordons, ils vont aussitôt chercher la matrice, l’accouplement et le reste, le contenu du ventre et du bas-ventre…569 Dans la Rome antique, la nudité se veut un état naturel, les sources écrites et les peintures attestent qu’elle passe pour normale dans les cas de naissances, de cérémonies 565 ANDRÉ LE CHAPELAIN 1974, 47-48 (1, 1). 566 BRUNDAGE 1987, 302, 428. 567 RUBIN 1994. 568 ALLEN 1985, 218-227 ; BYNUM WALKER 1995, 34. 569 JÉRÔME 1954, 131 (84, 5). 133 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval ou de jeux du stade. Cependant, la nouvelle religion chrétienne, tellement sévère envers le corps, est marquée par les purifications rituelles, pratiqués par les Grecs, les Romains, les juifs et les autres peuples et par les idées des stoïciens, notamment leur indifférence face au plaisir charnel, leur culte de la chasteté et leur jugement sévère à l’égard des obligations conjugales qui impose même aux couples mariés des interdictions sexuelles. Saint Paul définit le corps humain comme temple de l’esprit de Dieu, donc, comme un lieu sacré où il n’est pas permis de faire n’importe quoi. Les plaisirs charnels retiennent l’esprit prisonnier du corps, l’empêchant de s’élever vers Dieu. Le corps en tant que vase de l’âme est si intimement joint à elle qu’on ne doit pas trop mettre l’accent sur lui en l’exhibant indifféremment, fait particulièrement propre aux femmes, séductrices nées. L’idéal de chaque chrétien doit consister à se débarrasser de tout ce qui est charnel et à ne se livrer qu’au spirituel. À l’époque du christianisme primitif, plusieurs pratiques contredisent les exigences de la nouvelle morale. En particulier, le rite du baptême, durant lequel ceux qui sont présentés à ce sacrement sont immergés et oints entièrement nus, fait qui, s’agissant de jeunes femmes, pourrait perturber les officiants et les participants. La nudité au baptême est exigée d’après le modèle du Christ, selon les mots fort célèbres de saint Jérôme nudus nudum Christum sequi (suivre nu le Christ nu). En même temps, elle signifie le retour à l’état originel paradisiaque dans lequel vivaient les premiers parents, ne connaissant point le désir libidinal ni les rapports sexuels, puisque l’excitation suscitée par le regard sur un corps nu ne survint qu’avec le péché. Comme nous l’avons illustré par le destin de sainte Perpétue, la nudité fait partie aussi des épreuves sanglantes que subissent martyrs et martyres, où ces fanatiques de la nouvelle religion sont amenés nus pour subir des tortures dans des spectacles réjouissant gentils, sadiques et voyeurs, pratique reprise par les catholiques dans les procès contre les hérétiques et plus tard contre les sorcières570. Les autres lieux publics induisant en tentations charnelles, les bains publics, vers la fin de l’Antiquité, étaient mixtes, mais déjà Pline, Quintillien, et autres Pères de l’Église commençaient à s’y opposer. « Pour moi, les bains me déplaisent tout à fait, s’il s’agit d’une vierge adulte qui devrait avoir honte d’elle-même et ne pas supporter la vue de sa propre nudité », dit saint Jérôme, qui cite en outre les mots de son amie sainte Paule posant que « la propreté ( munditia) du corps et du vêtement est la malpropreté de l’âme »571. Au Bas Moyen ge, en Angleterre, le terme stew (maison de bains) devint synonyme de bordel et de putain572. Sous la Renaissance, les commanditaires de scènes érotiques pour orner les bains privés étaient souvent de hauts dignitaires de l’Église. Ainsi, au commencement du XVIe siècle, Raphaël a exécuté pour Bernardo Bibbiena, le sécrétaire de Leo X, dans le palais 570 MILES 1989, 21-77 ; BROWN 1995, passim. 571 JÉRÔME 1955, 156, 187 (107, 11 ; 108, 20). 572 BULLOUGH 1982 ; cf. aussi BRUNDAGE 1987, passim. 134 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval du Vatican, des figurés mythologiques573, tandis qu’Albrecht Altdorfer a peint pour le palais archiépiscopal de Ratisbonne, en Bavière, des nus profanes se lavant, faisant l’amour ou s’observant avec convoitise574. Le théâtre était aussi une autre source de débauche où les actrices de même que les servantes des tavernes étaient considérées comme des prostituées. À peu près à la même période que saint Jérôme, Jean Chrysostome moralise : Quand vous allez au théâtre, quand vous y prenez place, pour assouvir vos regards de la nudité des femmes, vous goûtez un moment de plaisir, et vous revenez dévorés par la fièvre. Quand vous voyez des femmes qui posent pour montrer leurs formes, quand les yeux et les oreilles ne sont frappés que d’infâmes amours […] que devient désormais votre chasteté, avec de pareils entretiens, de pareils spectacles, de pareils bourdonnements autour de votre âme, de pareils songes qui occupent ensuite vos nuits ?575 Le théâtre médiéval, notamment les mystères et les miracles mettaient en scène des thèmes religieux exposés de même manière que les simples faits de la vie quotidienne. La nudité y était traitée comme dans les processions, les kermesses ou les carnavals576. Les adamites, la secte des précurseurs des nudistes, montraient leur nudité publiquement dans les rues et places où ils représentaient les scènes paradisiaques. Selon Maeterlinck, un chroniqueur décrit ainsi un de leurs spectacles : « Adoncques se doit lever Adam tout nud et faire grandes admirations en regarant de tous côtés » ; le moment d’avoir honte viendra plus tard, lorsque le serpent « sorti de son trou » aura fait son office. « Adoncques doit Adam couvrir son humanité, feignant d’avoir honte. » [...] « Ici se doit semblablement vergogner la femme et se muser (cacher) de la main. »577 Les prédicateurs blâmaient les postures, les gestes obscènes et le fait de se dénuder publiquement suscitant ainsi les occasions de pécher. Avec la nouvelle esthétique réaliste, des scènes semblables entrèrent dans l’art plastique où la figure humaine représentée devenait de plus en plus érotique. Les motifs licencieux furent aussi l’arme de la satire qui se propageait avec le nouveau medium de la gravure en même temps qu’augmentait la littérature d’un genre plus au moins pornographique ; elle aussi exigeait des illustrations appropriées578. Celles-ci n’étaient pas très différentes des images figurant dans les manuels d’instruction sexuelle qui expliquaient les pratiques convenables. Pour tous ceux qui 573 WEBB 1975, 115. 574 Il Rinascimento 1999, 360-361. 575 JEAN CHRYSOSTOME 1887-1888, XI, 209-210. 576 BAKHTINE 1970. 577 MAETERLINCK 1907, 76. 578 REBOLD BENTON 2004 . 135 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval commettaient des abus, des punitions corporelles sévères étaient prescrites. Pour atteindre leur but, elles se devaient d’être exemplaires ; c’est pourquoi de vrais spectacles publics étaient mis en scène dans lesquels les bourreaux jouissaient pleinement de leur office. Les tortures faites aux hérétiques, sorcières et à tous ceux qui avaient commis des crimes sexuels étaient administrées sur les parties érogènes du corps. Pour prévenir les absents du spectacle, ces pratiques tortionnaires étaient décrites et illustrées avec précision, puis propagées parmi le gens du peuple. Ces scènes servaient de base solide à l’iconographie des tortures des saints martyres où l’imagination des artistes pouvait se déployer579. Les nus et leur réception À la charnière du XVe et du XVIe siècle, quand L’image de la peste de Saint-Prime a été peinte, différentes sources témoignent d’une activité sexuelle peu freinée par les théories moralisatrices ou édifiantes et les interdits de l’Église. Plus encore, il se produisit spontanément à leur encontre une réaction de caractère vulgaire et pornographique qui révéla des manifestations directes et non censurées de pulsions primaires. Depuis les origines de la chrétienté, l’Église a exprimé ses stricts principes contre la sexualité et pourtant, pendant tout ce temps-là et particulièrement vers la fin du Moyen ge, elle seule les désavoue de plus en plus. Ainsi les dignitaires les plus hauts s’adonnaient à la débauche et les curés et les moines ignoraient le célibat. Cette situation provoqua parmi les gens du peuple des parodies de la liturgie officielle sous forme de paraliturgie faisant renaître les pratiques refoulées des cultes païens qui ne freinaient pas les manifestations corporelles. Le Moyen ge s’achève ainsi en clivage apparent entre, d’un côté, les sermons menaçants et les lois répressives, et, de l’autre, les moeurs et les comportements au quotidien. On notera un des proverbes les plus populaires de l’époque : « Une belle femme termine dans un bordel et un bel homme sur le gibet. »580 En tout cela, plus que de connaître l’idéologie dominante, la pensée théologique, il est important de se demander comment celle-ci influence l’imaginaire des pèlerins roturiers laïcs, visiteurs majoritaires de l’église de Saint-Prime, qu’il faudra prendre en compte lorsque nous aborderons plus loin leurs réactions devant les figures du Christ et de la Vierge, les deux représentés partiellement dénudés. Pour le discours du corps nu, les prétextes les plus appropriés sont les textes apocryphes et les rapports des visions des suppliciés, des condamnés au jugement dernier. Ils sont répandus depuis l’origine de la chrétienté, mais l’imagination s’est vraiment enflammée dans le XIIe siècle avec le concept du purgatoire. Les visions d’Alberic de Settefrati et de Tunsdal parlent en abondance, d’après les textes plus anciens, de ceux qui seront punis sur 579 MERBACK 1999. 580 BERGER 1982 ; BRUNDAGE 1987 ; BALDWIN 1997 ; BULLOUGH, BRUNDAGE 2000. 136 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval leur organe génital car ils ont commis des abus sexuels sur leur propre corps ou sur le corps d’autrui. Les descriptions de toutes les pratiques interdites comme la zoophilie, la sodomie, l’inceste etc. sont très éloquentes et pittoresques581. L’image du Jugement dernier était alors obligatoire dans chaque église. Dans les scènes de l’enfer, c’est précisément la nudité qui joue un rôle important ; elle est à la fois symbolique et avertisseuse car c’est le moment décisif où l’on ne peut rien cacher. C’est pourquoi dans la grande réalisation de Giotto à Padoue devenue un modèle obligé pour ses successeurs, les diables dévêtent rudement l’homme dont le pénis gigantesque témoigne de la gravité de son péché582. Les scènes des condamnés ne sont pas les seules où les nus sont introduits de manière légitime dans le lieu sacré. Des motifs fort érotiques figurent ainsi sous les miséricordes, sur les chapiteaux et sur d’autres parties, plus ou moins dissimulés aux yeux de croyants. Pour créer des images narratives de légendes saintes plus persuasives, ces motifs y sont infiltrés, déguisés ou pas583. À la même époque, les nus, notamment féminins, envahissent abondamment les espaces privés, tels que les chambres à coucher, ou bien les lieux publics, comme les bains, décorent les murs ainsi que les objets de la vie pratique, ou illustrent les livres libertins. La plupart de ces images sont commises dans le dessein d’attirer le regard des hommes et d’exciter leurs désirs. Parmi les motifs de licence, celui des caresses mammaires données par un homme est un signe conventionnel de séduction, préliminaire du coït. Souvent déguisées en héroïnes mythologiques et bibliques telles Cléopâtre, Salomé, Suzanne, Lucrèce ou Judith, ces nouvelles figures de femmes influencent la façon de représenter les pécheresses. Celles-ci, la Luxure, Ève et autres, sont peintes ou sculptées dans les époques antérieures de manière schématique pour prévenir du péché qu’elles symbolisent. Le réalisme de la fin du Moyen ge reproduit les parties corporelles palpables des femmes et les utilise aussi bien dans les représentations des figures de Marie-Madeleine, que dans celles des saintes ou de la Vierge elle-même. Ce fait induit comme conséquence que les frontières entre le sacré et le profane dans l’imaginaire quotidien s’effacent presque complètement et les images saintes, elles aussi, provoquent de leur côté, de plus en plus de réactions sensuelles584. Au fil de l’histoire, on relèvera maints exemples que le regard porté sur l’anatomie du corps dénudé dans une image peut faire naître une excitation égale à celle provoquée par le regard porté sur la partie correspondante du corps vivant. Notamment dans les époques connaissant l’identification totale entre le modèle et sa représentation, le désir de relations charnelles avec des partenaires du monde réel se reporte souvent sur des figures inaccessibles ou irréelles, mais appréhendées comme étant doués d’un degré de la réalité 581 LE GOFF 1981; EMERSON 2000. 582 LADIS 1986. 583 SCHAPIRO 1977 ; WEIR, JERMAN 1986. 584 HOLMES 1997. 137 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval quasi semblable. La situation à la fin du Moyen ge n’est donc pas très distincte de celle de l’Antiquité tardive où les idoles des païens provoquaient l’indignation par leurs capacités de débauche dérivant de leur mimétisme parfait du corps humain. Clément d’Alexandrie, en critiquant l’abus des images dans des contextes érotiques privés, nous en donne une histoire exhaustive, dont nous ne citerons ici que quelques courts extraits : Phidias d’Athènes inscrivit sur le doigt de son Zeus : « Pantarkès est beau » ; ce n’était pas Zeus, à ses yeux, qui était beau, mais bien l’objet de ses amours […]. Lorsque Phryné, courtisane de Thespies, était dans la fleur de sa beauté, tous les peintres représentaient Aphrodite en lui prêtant ses traits […]. À vous de mettre en oeuvre votre jugement, pour voir si vous voulez adorer aussi les courtisanes ! ( Le Protreptique, IV, 53) À un Démétrios qu’on proclame dieu, les Athéniens préparaient même un mariage avec Athéna. Mais lui n’avait que dédain pour la déesse, ne pouvant épouser une statue ; il monte donc à l’Acropole avec la courtisane Lamia et s’unit à elle derrière le voile masquant la statue d’Athéna, exposant aux regards de l’antique vierge les postures impudiques de la jeune courtisane […]. C’est ainsi que Pygmalion de Chypre s’éprit d’une statue d’ivoire ; c’était celle d’Aphrodite et elle était nue ; subjugué par sa beauté, le Chypriote s’unit à la statue […]. Tels sont les transports que, par leur habileté perverse, les arts ont provoqués chez les êtres non raisonnables. ( Le Protreptique, IV, 54-62)585 Parmi les rares tableaux préservés de l’Antiquité tardive, il s’en trouve un, où l’on peut voir Aphrodite, qui, en jetant son manteau sur la tête d’Arès, dénude son sein gauche586. Il est intéressant de signaler que le même motif est mentionné par Clément d’Alexandrie : Adonnés à la débauche, la plupart des hommes ont orné leurs chambres à coucher de certaines petites peintures, accrochées assez haut à la manière de tableaux votifs, comme si l’incontinence était à leurs yeux un acte de piété, étendus sur leurs lits de repos, quand ils sont encore en leurs embrassements, ils regardent vers cette Aphrodite nue, retenue prisonnière dans son union avec Arès […]. Vos yeux se sont débauchés, et, ce qui est plus étrange, votre vue a commis l’adultère avant les embrassements.587 La dernière sentence de Clément prédisait déjà le concept théologique médiéval de la libido spectandi et de la Schau-Sehnsucht, le « regard-désir »588 ; ou le concept psychanalytique 585 CLÉMENT D’ALEXANDRIE 1976, 116-125 (4, 53, 4-62). 586 MATHEWS 1999, 180, n. 215-216. 587 CLÉMENT D’ALEXANDRIE 1976, 116-125 (4, 53, 4-62). 588 MAYER 1938, 236-241. 138 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval de Freud de la Schaulust, de la scop(t)ophilie et du voyeurisme589 ; et de la pulsion scopique de Lacan590. Les auteurs du Moyen ge savaient que même la surveillance du corps la plus sévère ne peut supprimer les désirs pécheurs car ceux-ci ne se génèrent pas dans la raison et dans le coeur mais y entrent par les sens. Parmi eux, c’est le regard qui est le plus important, ce que prouvent déjà deux sentences évangéliques fréquemment citées : « La femme vit que l’arbre était bon à manger et séduisant à voir, et qu’il était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement » (Ge 3,6) et « Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son coeur, l’adultère avec elle. » (Mt 5, 28) Tertullien avertissait les vierges que la concupiscence est déjà dans le regard : Il faut donc rejeter dans l’ombre un visage aussi dangereux, qui a pu semer jusqu’au ciel des occasions de chute. [...] Exposées en effet aux regards de tous, fières de leur vertu partout publiée, comblées par les frères de toutes les marques d’honneur, d’affection, de charité, comme elles ne sont point cachées quand survient quelque accident, elles se forgent autant de honte qu’elles avaient auparavant d’honneur. [...] Qu’elle fasse preuve, tant qu’on voudra, de bonne volonté, la vierge nécessairement court quand même un danger lorsqu’elle paraît en public, lorsqu’elle est transpercée par les regards ambigus et multipliés, chatouillée par les doigts qui la montrent, quand on l’aime à l’excès et qu’elle sent monter en elle une chaleur au milieu des embrassements et des baisers assidus.591 Au Moyen ge tardif, les textes philosophiques, jusque-là inaccessibles, de la science de la nature, notamment d’Aristote, altéraient le regard porté sur l’homme, son corps et ses fonctions592. Par les découvertes de l’art antique, de son esthétique et par les regards plus favorables sur les images de l’anatomie humaine, les époques avant-courrières de la Renaissance annoncent déjà la Renaissance593. Les critiques de la nudité dans l’image usent des mêmes reproches, les formulant à la manière de Clément. Ils répètent après saint Jérôme que, pour des raisons de décence, les parties naturelles doivent être appelées par d’autres noms voire par des euphémismes, et Alberti conseille aux peintres, pour cause de pudeur ( alla vergogna e alla pudicizia) de les couvrir « d’un linge, d’un feuillage ou de la main »594. Le modèle du mythe de Pygmalion était tellement populaire que l’amour pour une sculpture était dénommé agalmatophilia, ce qui allait devenir plus tard la preuve de la perfection et de l’habileté de la main d’artiste595. Un des concitoyens du peintre Toto del Nunziata confie à ce dernier, d’après Vasari, qu’il est « choqué par certains peintres qui ne savent faire que 589 FREUD 1989. 590 LACAN 1973. 591 TERTULLIEN 1997, 155, 175-177 (7, 14). 592 LE GOFF 1985. 593 PANOFSKY 1990. 594 ALBERTI 1992, 172-173 (2, 40). 595 SHEARMAN 1992, 48 ; STOICHITA 2008. 139 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval des choses lascives […] Il lui commanda pour cette raison une Madone vénérable, avancée en âge, qui n’incitait pas à la volupté ; Nunziata lui en peignit une dotée d’une barbe »596. Quant à Fra Bartolomeo, il peint, entre 1514-1515, un saint Sébastien, aujourd’hui perdu,597 « nu aux couleurs semblables à celles de la chair dont la grande douceur d’expression s’harmonise avec la beauté du corps […]. Lorsque le tableau fut exposé dans l’église, les frères, dit-on, s’aperçurent, en confessant leurs pénitentes, que le talent de Fra Bartolomeo, en donnant vie à la beauté lascive du modèle, portait au péché celles qui le regardent »598. De son côté, Léonard de Vinci note : Le peintre peut même conduire les hommes à s’éprendre d’une peinture qui ne représente aucune femme vivante. Il m’est arrivé de peindre un tableau, sur un sujet sacré, qui fut acquis par quelqu’un à qui il plut ; l’acheteur souhaita que l’on fît disparaître les symboles divins afin qu’il pût l’embrasser sans scrupule. Finalement, sa conscience l’emporta sur sa concupiscence et il fut même obligé d’enlever le tableau de sa demeure .599 Les préoccupations moralistes se reflètent le mieux dans une discussion littéraire à propos d’un recueil de poèmes publié sous le titre Hermaphroditus par Antonio Panormita dans les années 1420. « Même les peintres, à qui tout est permis comme aux poètes, bien qu’ils aient peint une femme nue, couvrent toutefois de quelque voile les membres obscènes du corps ; ou bien, si le tableau comporte quelque objet impudique, imitant ainsi leur guide, la nature, qui a caché loin de la vue les parties ayant quelque chose de honteux », écrit Poggio Bracciolini600. Guarino de Vérone lui retourne l’argument : « Louerons-nous moins Apelle, Fabius et tous les autres peintres parce qu’ils peindront nus et découverts les détails du corps qui aiment par nature à être cachés ? »601 Au milieu de ce même siècle, saint Antonin s’élève contre les gens qui « commettent une faute quand ils dessinent des images provoquant à la luxure non par leur beauté, mais par leurs attitudes, comme des femmes nues et autres choses semblables »602. Depuis, la situation est devenue encore plus urgente, amenant Jérôme Savonarole à concevoir une réforme artistique qui prévoit d’élever pour les oeuvres moralement malhonnêtes, des « bûchers des vanités ». Or, si lui-même ne réussit pas à y échapper, il arrive au moins à convertir à sa cause quelques peintres tels Botticelli ou Fra Bartolomeo par le biais de tels arguments : « Croyez-vous que la Vierge Marie était vêtue comme vous la représentez […]. Vous (qui) donnez à la Vierge Marie des costumes 596 VASARI 1985, VIII, 324. 597 COX-REARICK 1974 ; CORNELISON 2009. 598 VASARI 1983, V, 124. 599 LÉONARD 1924, 20-21, traduit dans FREEDBERG 1998, 395. 600 BAXANDALL 1989, 39. 601 BAXANDALL 1989, 40. 602 MENOZZI 1991, 152. 140 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval de courtisane. »603 Vasari rapporte que Savonarole « proclamait chaque jour en chaire que les peintures lascives, la musique et les livres parlant d’amour portaient les âmes au mal ; il convainquait son public qu’il n’était pas bien de conserver, dans les maisons où vivent des jeunes filles, des peintures d’hommes et de femmes nus »604. En ce temps-là, une semblable visée de l’image peut être également observée en Europe du Nord, où on trouve aussi des censeurs qui stigmatisent les images impies décorant les lieux sacrés. Rabâchant toujours les mêmes arguments, ils annoncent déjà l’attitude de la Réforme envers le culte des images. En 1414, Nicolas de Dresde exprime, dans De imaginibus, les tendances iconoclastes hussites en déclarant que le culte des images dérive de la folie des hommes et de l’avarice des prêtres. L’hypocrisie des artistes est fondée, selon lui, sur le fait qu’ils peignent des choses qu’ils n’ont pas vues ; ils donnent aux saints l’aspect de personnes indignes, de belles femmes et de beaux hommes, suscitant chez le spectateur la tentation du péché605. David Freedberg invoque encore un autre cas de l’expression du désir masculin « qui se trouve dans un protocole des archives de Strasbourg pour le 25 avril 1511 où le Conseil de la ville s’émut de ce que Jost, peintre dans l’Oberstrasse, réalisait des images scandaleuses de la Vierge, et qu’il décida de les faire examiner par un connaisseur des choses de l’art, afin que, si celui-ci constatait que les images de la Vierge étaient scandaleuses et montraient les seins nus, Jost s’en vît interdire la représentation »606. Jean Gerson, chancelier de l’Église et de l’Université de Paris, dans sa polémique à propos de la corruption des adolescents et dans ses autres textes, pose qu’il revient aux autorités des pays chrétiens de veiller à la bonne éducation des enfants et des adolescents et à leur formation morale. Car non seulement les jeunes, mais aussi les adultes tirent des choses condamnables des images et de l’univers fantastique et obscène qui leur est transmis. Tout cela a pour conséquence d’attirer la vertu d’imagination vers le gouffre malsain de l’illusion et de l’erreur, qui jette les fidèles dans les amours illicites plus amères que la mort. Or, les jours saints, les adolescents, les garçons et les filles, achètent dans les églises des images de nudités lascives, et qui plus est, ce sont les mères impies et les servantes impudiques qui les familiarisent à celles-ci. Il faut empêcher qu’ils ne se corrompent avec les mots, les images, et les exemples pervers ; il faut au contraire les amener aux images honorant la pudeur et la piété, et à la pratique d’exercices corporels censés éradiquer les passions violentes607. Le texte le plus pertinent sur la question se trouve, toujours chez Gerson, mais on pourrait se demander si, en ce temps-là, dans l’Europe du Nord, le sujet abordé pouvait déjà sembler aussi urgent à l’auteur qui est dans le giron de l’Église officielle, ou s’il ne 603 MENOZZI 1991, 155-158. 604 VASARI 1983, V, 121. 605 BREDEKAMP 1975, 254. 606 FREEDBERG 1998, 354. 607 GERSON 1961, 65-70 ; GERSON 1971, 23 ; GERSON 1973, 27-28. 141 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval s’agirait pas plutôt d’une interpolation anonyme plus tardive de sa pensée608. On aurait plus vraisemblablement affaire à un Pseudo-Gerson qui, vers l’année 1500, avertit que si un homme réfléchit trop au moyen d’images et de choses corporelles, son imagination vagabonde peut le détourner de pensées pieuses, de sentiments purs et spirituels, et le diriger vers des idées impures, charnelles et blasphématoires. Il est possible que les femmes faibles ( mulierculae, aussi les femmes de plaisir) soient dans l’excès en fixant l’image vénérée du Crucifié, en s’intéressant trop à la nudité de son corps, notamment à son aine. Semblable phénomène peut se produire aussi chez les hommes quand ils attachent trop les pensées de leurs coeurs aux images corporelles des vierges saintes. Si nous voulons donc méditer sur le Crucifié nu, il nous faut prendre soin que notre méditation ne pèche par imprudence et qu’en conséquence le Seigneur ne s’efface de la croix tandis que nous demeurons encore sous elle à moitié en vie avec nos pensées exécrables609. Dans son Seelenparadies de 1510, le prédicateur de la cathédrale de Strasbourg, Johannes Geiler, se réfère aux mots cités du Pseudo-Gerson, traduits par ses soins en allemand610. Il s’accorde aussi avec saint Grégoire qui conseille d’apprendre les choses spirituelles et célestes au moyen d’images matérielles, mais en prévenant qu’on ne peut pas trouver Dieu dans l’image ; Dieu est comme un revenant qui ne peut pas être touché. En contemplant l’image, il ne faut pas persister sur elle, mais penser à la Rédemption et à la miséricorde du Christ souffrant ; quant à l’image de Marie, elle doit être adorée et embrassée. Geiler condamne les images honteuses et ouvertement fantaisistes qui peuvent heurter le coeur pur des jeunes enfants ou d’autres personnes innocentes611. Ce que la nature a caché, l’homme ne doit pas le découvrir […]. Aucun peintre ne peint aujourd’hui un enfant Jésus sans une quéquette ; il doit avoir une quéquette. Ainsi parlent nos béguines et nos nonnes. Et, lorsqu’on offre un enfant Jésus à un couvent, s’il n’a pas de quéquette, ce n’est pas bien. Tu ne verras pourtant jamais dans les anciennes peintures qu’il soit peint ainsi, mais tout est bien caché et couvert, pour qu’on ne voie rien de laid.612 Geiler aborde plusieurs fois le problème de cette nudité, qui s’étend, dans l’art de son temps, de l’Italie vers l’Europe entière. Il blâme les peintres qui ne peignent pas sainte Catherine, sainte Barbe et d’autres saintes autrement que les femmes nobles et les filles 608 Le chapitre Qualiter, et quare orandum sit spiritu, sine imaginubus est une partie du traité De exercitiis discretis devotorum simplicium inclus dans Joannis Gersonii Opera omnia 1706, 608-610, de Du Pin. Or, Monseigneur Glorieux considère qu’il ne s’agit que d’une amplification en latin du traité Contre conscience trop scrupuleuse, celle-ci n’étant pas, selon lui, de Gerson ; il ne l’inclut donc pas dans son GERSON 1961, 58 ; GERSON 1967, 140-142. 609 Joannis Gersonii Opera omnia 1706, 608-610. 610 GEILER 1995, 189. 611 GEILER 1991, 107 ; GEILER 1995, 473, 676, 683. 612 Evangelia mit Ausslegung, 184 ; traduction dans Iconoclasme 2001, 114 ; cf. aussi WIRTH 1997. 142 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval publiques telles qu’elles s’affichent, d’autant plus qu’entre les premières et les secondes, il n’y a aucune différence vestimentaire613. À l’endroit des autels, on trouve donc aujourd’hui dans les églises des tableaux de putains. Quand un jeune prêtre s’approche de l’autel pour célébrer la messe, en voyant ces images si nues et si licencieuses, il devient le siège de pensées autres que celles d’un esprit de prières. Quant aux femmes, pour leur insuffler des idées lubriques, rien de tel que des saints virils comme saint Maurice et saint Georges. Pour mettre fin à ce phénomène pervers, les images sacrées doivent être peintes de telle manière qu’elles ne stimulent pas les pensées avilissantes et le goût du péché. « Et si tu me demandes, ne doit-on pas montrer l’art ; je te réponds : si tu veux montrer l’art, montre-le dans le bordel », s’exclame Geiler face à la dérive de l’art614. Thomas Murner, de son côté, décrit, en 1512, ce qu’il voit en entrant dans une église : « Voilà que je trouve une belle fille, de celles qui figurent les saintes. Elles sont si bien peintes en putains, le vêtement et les seins représentés sans pudeur, qu’il m’est souvent arrivé d’ignorer si je devais les vénérer comme saintes ou m’enfuir du bordel. »615 Nous est d’un grand intérêt aussi une de ces descriptions des moeurs amoureuses du temps où l’on observe des hommes adultes s’abandonner aux soins de femmes tels des nourrissons, en quoi Murner voit un retour à l’enfance. L’illustration de ce texte nous montre un homme allongé sur une table, nourri par une femme à la poitrine très décolletée (fig. 36). La position des deux personnages, sur fond de niche rappelant un nimbe, évoque le motif de la Pietà, l’un des plus populaires dans les derniers siècles du Moyen ge. Dans cette parodie, l’association d’une femme offrant ses seins et d’un homme qui paraît être son enfant fait clairement référence aussi au couple mère-enfant adulte de la Double intercession616. Le culte des images Le naturalisme dans l’art du Moyen ge tardif et le relâchement des moeurs dans la vie quotidienne suscitent des images de personnages saints, même les plus importants, comme Marie ou le Christ, représentés en partie dénués. L’Église détecte vite les réactions des croyants, se demandant si de telles images ne doivent pas leur efficacité à l’exercice d’une séduction charnelle dans un contexte fortement humanisé qui confisque à son profit la contemplation, au détriment de la pure spiritualité et de la piété. Sa première crainte est que les hommes succombent aux charmes de la Vierge et que les pensées des femmes s’attardent 613 Iconoclasme 2001, 114. 614 PFLEGER 1910. 615 Cité par WIRTH 1989, 320. 616 Cf. WIRTH 1989, 320-322. 143 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval sur la nudité ou sur le pagne du Christ617. La cause de toutes les craintes, des débats, des critiques, des attaques et des contre-attaques à propos d’images résulte du fait que la Chrétienté fondait sa religion sur l’hostilité envers les idoles païennes et que pendant tout le Moyen ge, l’Église n’a pas résolu son différend avec l’idolâtrie. C’est que la question de fond – qu’est-ce qu’on adore dans un tronc en bois, dans cette image matérielle et visible ? – ne laisse pas d’exciter les esprits. Un de plus grands spécialistes de cette problématique, Hans Belting, affirme : Certaines images se sont imposées avec la même évidence que celle que possédaient autrefois les « reliques de contact » des saints, c’est-à-dire des reliques secondaires qui transféraient à une empreinte le pouvoir miraculeux des ossements. [...] Le Fils de Dieu avait non seulement vécu dans un corps de chair et de sang, mais c’est aussi dans ce corps qu’il était mort, comme meurent tous les corps. Les dieux « païens », ne possédant pas de corps, étaient tributaires des images, qui leur donnaient un corps de substitution. Mais dans notre cas, les images étaient censées au contraire apporter la preuve de la corporéité du Christ. Elles devaient donc se garder de toute analogie avec les idoles.618 Vers la fin de cette époque, l’attitude à l’égard du culte des images se complique encore davantage. En effet, au XIVe et au XVe siècle, le catholicisme est de plus en plus menacé par sa propre corruption : le Grand Schisme qui en résulte, en 1378, avec l’élection de deux papes, la simonie, les violations, de la part de moines des voeux de religion, de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, l’irrespect du célibat par les prêtres, le cumul de bénéfices, le commerce des indulgences, les prescriptions de prestations injustes et illégales, tout cela pousse les croyants en quête de foi plus personnalisée et approfondie à se tourner vers une piété populaire. Les laïcs s’assemblent de plus en plus dans des mouvements religieux qui ont dessein de moderniser le culte en revenant aux principes de la foi originelle évangélique et apostolique. La pratique réformatrice de devotio moderna se répand du Nord vers l’Europe centrale et touche aussi les régions slovènes, où fut peinte la fresque qui nous occupe ici. Beaucoup de ses adeptes – proclamés sectaires par l’Église officielle – n’assistent plus aux messes célébrées par les prêtres, de moins en moins zélés, ou simplement par leurs suppléants, souvent pas formés du tout. La vie quotidienne est tellement imprégnée de superstition, des visions apocalyptiques et des idées condamnées comme hérétiques que même la pratique rituelle du culte catholique ne se distingue plus de la magie. Elle use et abuse d’images afin de présenter aux croyants les sphères spirituelles par des moyens matériels et sensuels. Tout ce qui appartient au sacré s’entremêle au profane avec une telle intensivité que les miracles, les saints et les 617 L’hypothèse est littéralement posée comme telle par Jean Wirth, mais l’on va voir qu’elle était bien réelle en ces temps-là, cf. Iconoclasme 2001, 114. 618 BELTING 2007, 75. 144 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval revenants, appartenant au surnaturel, en viennent à être considérés comme un composant naturel de la vie quotidienne619. C’est donc aussi dans le domaine du culte des images que l’Église, dans ses efforts pour conserver son pouvoir menacé, est en train de réviser et parfois d’abandonner ses dogmes qui étaient, au moins théoriquement, vigoureusement ancrés dans les fondements de sa doctrine des siècles précédents. L’Occident médiéval, sous l’influence des conflits byzantins entre les iconodoules, justifiant le culte de l’image sainte, et les iconoclastes, opposés à ce culte, publia en 794 Libri Carolini, une déclaration à propos de ces questions. Contre les théories iconodoules du Concile de Nicée, en l’an 787, que si Dieu fait les miracles par les os, il est clair qu’il peut les faire par les images aussi, on constate que l’image, qui ne peut être que matérielle, précisément à cause de cela, – au contraire des écritures saintes ou du mystère de la croix – ne convient pas pour le transitus entre les choses réelles et le spirituel. En dépit de ce texte, la production des images et leur vénération augmenta et même si elles furent contestées au nom de l’irreprésentabilité du Dieu incréé et des interdictions bibliques de l’image (Ex 20, 4), le culte qui se propageait s’avéra fructueux pour l’Église. Celle-ci, change sa tactique : le fidèle sera alors averti que l’apparence du Christ dans l’image n’est ni homme ni Dieu ; cependant, c’est à travers cette apparence que Dieu, sous forme humaine, est en train de figurer sur terre et d’y agir comme protecteur, thaumaturge, magicien, juge, etc. L’image, tout en n’étant pas Dieu elle-même, peut signifier Dieu, et l’honneur rendu à l’image se transmet vers son modèle. L’image est indiscernable de l’original : celui qui voit, vénère ou endommage l’image, regarde, adore ou insulte Dieu, dont l’être, mis en forme, constitue l’image. Ce rapport subtil et élaboré d’identité miraculeuse entre le prototype et son image est rendu plus complexe de par la distinction scholastique entre l’image en tant que chose et l’image en tant qu’image d’autre chose. De là dérive la notion que toute image a droit au même culte que le personnage dont elle est l’image, ce qui correspond bien au réalisme du Moyen ge tardif où la distinction entre le culte rendu à l’image et le culte rendu à Dieu à travers son image se perd complètement. L’image de Dieu ou d’un saint est perçue quasi entièrement comme une personne intrinsèquement sainte, avec laquelle le croyant peut communiquer directement comme cela advient dans une extase mystique620. D’où vient à l’homme cette faculté de se comporter devant les images et les objets comme si ceux-ci étaient vivants ? Et pourquoi les images fonctionnent-elles comme si elles l’étaient vraiment, douées de leur propre raison avec laquelle elles influencent les hommes, les séduisent, les fourvoient et les intriguent jusqu’à la destruction, même si ceux- ci ont parfaitement conscience qu’il ne peut s’agir d’êtres vivants mais d’objets impuissants. 619 CHADABRA 1964 ; PEUCKERT 1966 ; KNAPPE 1967. 620 CAMILLE 1989, 203, sq. ; cf. aussi toutes les oeuvres de Jean Wirth citées dans notre bibliographie, notamment WIRTH 2001. 145 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval C’est W. J. T. Mitchell qui a, en l'an 2005, tenté de répondre à ces questions fondamentales dans un livre au titre qui s’y rapporte : Que veulent les images ? Il constate que ce sont les anthropologues qui attribuent de telles convictions et croyances aux enfants, aux malades mentaux, aux croyants ardents, aux peuples primitifs et aux autres « Autres » ; bref, à tous ceux qui sont envoûtés par le pouvoir des images. Selon lui, celles-ci sont à la fois vivantes et non-vivantes, puissantes et impuissantes, pleines des significations ou privées d’elles. Vivantes, les images ont également leurs propres désirs, leurs exigences, leurs pulsions. C’est cette volonté spécifique des images qui détermine les iconoclastes à les détruire : ce faisant, ils attaquent l’idolâtrie de ceux qui estiment ces mêmes images et les vénèrent. Dans l’histoire et aujourd’hui encore, tous les vecteurs des agissements des hommes devant les images remontent à un passé éloigné où les réactions humaines étaient entièrement déterminées par toutes sortes de magie, de fétichisme, d’idolâtrie, de totémisme, de fascination, d’ensorcellements et d’animisme621. En essayant de déterminer la perception et les réactions psychiques du spectateur de l’époque devant les fresques de Saint-Prime, il nous faut donc tenir compte de la tradition et du culte de l’image dans la préhistoire, l’Antiquité et au Moyen ge. On observe que la foi chrétienne contrôle complètement le cours de la vie quotidienne, tant matérielle que spirituelle, surtout par la grâce des miracles et des autres manifestations surnaturelles opérées par les saints. Ceux-ci sont cause de toutes les peines et les joies, mais ils les suppriment aussi ; ils sont familiers aux mortels et leur lien au ciel est présent sur terre sous forme de signes sacrés, notamment de reliques. Celles-ci sont d’une immense importance pour la propagation du culte puisque aucun autel catholique ne peut être fonctionnel sans renfermer au moins une relique. Dès que l’Église n’est plus capable de surveiller entièrement la vie physique et spirituelle des croyants par des doctrines sévères et des promesses paradisiaques, elle en vient à permettre de plus en plus de miracles engendrés par ces signes622. Dans les temps qui nous concernent, les personnes saintes et leurs restes terrestres, les lieux des apparitions, les sacrements et les signa sacramentalia, les bâtiments, les autels et autres objets de culte sont déjà tellement nombreux que les comparaisons avec le polythéisme païen, à vrai dire apparentes depuis l’origine du christianisme, sont de plus en plus pointées par les esprits critiques. Il ne leur est que de souligner le fait d’évidence que les croyants, en adorant les saints et la Vierge comme intercesseurs, oublient souvent que ce n’est qu’à Dieu seul qu’il est en vérité légitime de s’adresser. Les perspectives de salut qui se multiplient avec l’apparition et l’expansion de nouveaux saints, canonisés surtout parmi les séculiers, sont le plus grand gage donné par l’Église dans son enjeu audacieux de tolérer même les formes les plus profanes de la piété populaire623. 621 MITCHELL 2005. 622 DINZELBACHER 1990 ; LEGNER 1995 ; SCRIBNER 1990a. 623 BROWN 1984, 11-35 ; DELUMEAU 1989, 186-193, 201 sq. 146 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Celle-ci dépend, beaucoup plus que de la parole écrite, des signes visuels, et aussi oraux, car un laïc illettré et ne sachant pas le latin, qui veut aller au ciel, ne peut être instruit sur les doctrines que par les images et les sermons. Les peintures et les sculptures saintes atteignent, à l’aube du XVIe siècle, dans les églises paroissiales, et même dans les églises succursales, dans les chapelles et sur les façades des maisons privées importantes, dans l’univers des formes et dans les magnifiques décors de la Renaissance. Leur réalisme visant à la persuasion et leur valeur artistique leur donnent un aspect si attractif qu’elles commencent à rivaliser avec la vénération de l’hostie et de la croix, des visions extatiques ou de la fonction et de la vocation des saints et de leurs reliques. Pour épargner aux fidèles de longs, fatigants et dangereux pèlerinages aux lieux saints, gardiens des tombeaux et autres signes sacrés, il fallait officiellement sanctifier d’autres objets susceptibles de supporter et d’illustrer la foi. C’est ainsi que les sculptures – contenant dans la première phase de leur développement des reliques – et ensuite les peintures et les gravures vont jouer un rôle déterminant dans la pratique religieuse. Elles commencent vite à agir miraculeusement, même si – à l’exception des images « non faites de main d’homme » ainsi l’empreinte du visage du Christ laissée par lui-même sur le voile de Véronique ou sur un linge ( mandylion), et de l’image de Marie peinte par saint Luc624 – elles n’ont pas eu de contact direct avec les saints. Mais il semble que les représentations des histoires et des personnages saints et leurs rapports étroits avec la liturgie et ses objets conféraient aux images elles-mêmes leur caractère sacré à part entière. De plus, elles sont consacrées par les mêmes formules que celles utilisées pour les autels et les églises. Pour la légitimité miraculeuse que l’image obtient de cette façon, il est important que pendant le rite de la bénédiction, l’évêque s’adresse au personnage qui y est représenté en réclamant à Dieu, au crédit dudit personnage, l’acquisition d’une force capable d’intercéder pour le croyant grâce à son effigie même. L’être spirituel incorporé en celle-ci peut ainsi exercer ses vertus prophylactiques, thaumaturgiques et apotropaïques ; et pour en bénéficier, les fidèles doivent lui témoigner toute leur gratitude en le traitant tel un être vivant625. Les images agissaient donc miraculeusement, comme le feraient des saints vivants doués de forces surnaturelles. Les miniatures médiévales montrent des scènes où les images de saints communiquent activement avec les fidèles en prière face à elles. Les figures représentées créaient une aussi parfaite illusion de se détacher de leur support et de regarder leurs adorateurs, de tendre ou d’avancer vers ces derniers, plongés dans le ravissement, qu’elles pouvaient provoquer des états de piété prodigieux626. Cette projection imaginaire, cette identification du représentant au représenté pouvait être si complète 624 Voir à ce sujet l’oeuvre magistrale BELTING 1998b et BELTING 2007. 625 À côté des ouvrages déjà cités, on s’est référé aussi à DOBSCHÜTZ 1889 ; WOLF 1990 ; BARASCH 1992 ; DIDI-HUBERMAN 1993 ; BASCHET, SCHMITT 1996. 626 FREEDBERG 1998, 315-339. 147 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval que, déjà au IXe siècle, Agnello de Ravenne raconta les vies des saints sans les connaître, seulement en contemplant leur effigie627. Touchant au pouvoir persuasif des images, l’observation suivante de Dominique Rigaux est d’une extrême importance pour nous : les fresques à caractère apotropaïque atteignent leur plus grand développement figuratif au XVe siècle dans les régions alpines et subalpines : canton du Tessin, Bavière, Sud Tyrol, Italie septentrionale, auxquelles il faut ajouter celles qui sont limitrophes de l’actuelle Autriche et de la Slovénie. Le fait est attesté par l’abondance de leur présence sur les murs des églises succursales et celles des petites villes, par l’élargissement de leur répertoire iconographique à celui de la piété populaire628. La suggestivité des images fut encore renforcée par une nouvelle pratique méditative, importée d’Orient avec les icônes, qui aux derniers siècles du Moyen ge vint s’imposer à la dévotion traditionnelle. Elle faisait appel à de nouveaux motifs iconographiques comme la Pietà, les Armes du Christ, la Messe de saint Grégoire et, notamment, l’Homme de douleurs. Même si la théologie assure que le Christ est présent uniquement durant la messe officialisée par l’Église, on peut observer qu’il est de plus en plus rencontré aussi lors de pratiques de dévotion en privé par le fidèle, qui s’assimile à lui à cette occasion. Le but recherché est l’union mystique, dans le ravissement, de son âme avec celle du Christ ou de Marie, ou bien de revivre dans son imagination les scènes de leur vie, si souvent rapportées par les visionnaires. Le moyen le plus approprié d’y parvenir consiste à s’appuyer sur des images pieuses, devant lesquelles les croyants effectuent leurs prières. L’instruction suivante, destinée à leur exécution est exemplaire : « Approche donc sans crainte de la croix, touche le Crucifié avec amour, entoure avec passion la croix de tes bras […] jette-toi à terre devant elle, reste allongé sur le sol, ne t’éloigne pas de la croix pour qu’enfin tu sois digne de recevoir une gouttelette du sang qui en tombe »629, ou encore : Celui qui veut méditer utilement la Passion du Seigneur doit s’en représenter avec soin toutes les circonstances comme s’il en était lui-même spectateur, et pour y appliquer toutes ses pensées et ses affections, bannir les sollicitudes et préoccupations étrangères. […] Étendez vos mains et tournez vos regards vers le crucifix, jetez-vous à genoux et prosternez-vous à terre, frappez votre poitrine, flagellez votre corps, continuez de semblables pratiques de piété et de pénitence jusqu’à ce que jaillisse de vos yeux une source abondante de larmes ; ainsi l’esprit pourra se désaltérer aux eaux fécondes de la dévotion, tandis que le corps touché par cette heureuse expérience deviendra plus propre à recevoir l’impression de la grâce.630 627 BOUREAU 1987. 628 RIGAUX 1987. 629 THOMAS A KEMPIS 1902, 116 (1, 12, 18). Ce passage est traduit dans TRIPPS 2001. 630 LUDOLPHE DE SAXE 1883, 136, 142-143. 148 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Et, en effet, les images, voire les personnages saints considérés comme réellement présents en elles, apportent une réponse toujours plus appropriée à la pratique des prières en privé. Celles-ci, composées d’implorations individuelles et de mots ou de passages en latin plus au moins bien compris, sont pour les laïcs de même importance que la participation à la messe. Les vérités théologiques trop complexes sont complétées par des images, parfois même plus compréhensibles et directes que des paroles, et métamorphosées en expériences du quotidien. Les images montrent l’aspect physique des saints, ce qui les rend familiers aux croyants, qui peuvent ainsi les mémoriser et les avoir devant les yeux, si besoin est de les invoquer et de trouver refuge auprès d’eux. Il est des exemples qui illustrent cette combinaison des mots et des images. La dernière strophe d’un hymne de Noël, écrite autrefois sur le bord du cadre, perdu aujourd’hui, du tableau de Jan van Eyck, La Vierge dans une église, peint vers 1425, donne : « Deus homo natus etcet. » Ce « et cetera » final invite le spectateur devant le tableau à poursuivre seul, sans l’assistance d’un intermédiaire, les prières, à murmurer les mots dans le même rythme qu’un mantra afin d’atteindre l’harmonie spirituelle nécessaire pour entrer en contact avec la personne peinte, bref, à établir un lien d’empathie avec le sacré qui émane de l’image631. C’est d’un rythme vocal scandé que commence à augmenter le suspense Ludolphe de Saxe dans le chapitre Pourquoi et comment il faut méditer la passion du Sauveur de sa Grande vie de Jésus-Christ au XIVe siècle : Écoutez et voyez vous-même cette suite de vexations et d’outrages. Celui-ci le trahit et celui-là le saisit ; on l’enchaîne, on l’entraîne, on le pousse avec imprécations et menaces ; il est chargé de coups et d’injures. On suscite contre lui de faux témoins, on dépose contre lui d’injustes accusations, on vomit contre lui mille blasphèmes. On le couvre de crachats, on lui voile les yeux, on le frappe au visage, on lui donne des soufflets. Méprisé et insulté de diverses manières, il est revêtu d’une robe blanche comme un insensé et conduit au prétoire comme un criminel.632 On peut supposer qu’au début du XVIe siècle les fidèles, en prière devant l’image, ne murmurent plus seulement des invocations latines mais aussi vernaculaires. Les chansons populaires et les litanies en langue slovène de l’époque nous permettent de reconstituer les diverses supplications adressées aux figures du Christ et de Marie. Déjà par leur mélodie et leur caractère onomatopéique, elles expriment bien la bipolarité des deux liquides versés, résonnant l’un du côté de la cruauté terrible et sanglante : « kri@e@a, krvavo rde@a kri ran križanega Kristusa » (le sang rouge criard des blessures du Christ crucifié), et l’autre du côté de la grâce empreinte de douceur et de miséricorde : « belo mleko blažene mame Madone » (le lait blanc de la douce maman Madone)633. Cette identification à travers des formules rythmées et 631 HARBISON 1993. 632 LUDOLPHE DE SAXE 1883, 147-148. 633 Quelques exemples de vers des chansons populaires slovènes : Vas bojo kronovali, vašo sveto sr@ice z 149 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval vibrant de courts éclats sonores ressemble, selon un texte anglo-saxon destiné aux religieuses, aux affects sensuels accompagnés d’une respiration de plus en plus rapide qui transporte une croyante dans un état d’un ravissement qui déborde le cadre purement spirituel car par ladite prière, elle atteint à l’idéal : Jésus, vrai Dieu, Fils de Dieu ! Jésus, vrai Dieu, vrai homme. Homme né de la Vierge ! Jésus, mon amour saint, ma douceur infaillible ! Jésus, mon coeur, mon âme, guérisseur de mon âme ! Jésus doux ! Jésus mon amour, ma vie, ma lumière ! Mon baume guérisseur, ma goutte de miel, mon tout ce que je crois. [...] Que mon corps soit pendu avec ton corps sur la croix et que je ne descende jusqu’à ma mort.634 Parallèlement au développement de la subjectivité individuelle qui caractérise la fin du Moyen ge, la perception d’une personne sainte intervenant par l’image devient, elle aussi, de plus en plus personnelle et réaliste. Les gens sont friands de détails relatifs particulièrement à l’apparence physique du Christ et de Marie. Les manuels de dévotion et les gravures proposent des oraisons à leurs parties corporelles, qui méritent, chacune à son tour, d’être vénérées635. Un psautier rhénan du début du XIII siècle invite les moniales à parler de tout leur coeur au sein, à la main gauche, à la main droite, etc. du Christ et de regarder celui-ci d’une manière douce, tandis que les miracles, produits vers l’an 1300 par une statue du Christ de Wienhausen, témoignent qu’elle était l’objet d’une dévotion similaire et que la statue lui répondait636. Les parties de Marie et du Christ auxquelles on rend un culte offrent et exigent donc la possibilité d’être examinés en détail par les dévots. Au XVe siècle, les gens croient que cette nouvelle pratique d’ Orationes rhytmicae ad membra Christi ou Mariae est inventée et introduite par saint Bernard ce qui donne encore plus de poids à sa réputation, et que des indulgences d’une durée considérable sont accordés pour la bénédiction de chaque membre637. Saint Bernard avait, en effet, prescrit l’ascension vers le Christ par une série des baisers, d’abord sur les pieds, ensuite sur les mains et finalement sur la bouche638. Thomas a Kempis élabore le procédé ; il conseille de concentrer son attention sur le moindre détail du corps blessé du Christ. La prière doit commencer par l’adoration et par l’embrassement des pieds transpercés de clous ; puis le fidèle adresse une salutation aux jambes et poursuit en méditation par le ventre jusqu’à la tête. L’auteur recommande ensuite une méditation pour železom bojo sbodali … da bom do gležni v kervi stal … Za njim je kri, pred njim je kri … vse žilice pretrgali, vse ude razklenili. Vunkaj je tekla nedolžna rešnja kri… Slovenske ljudske pesmi 1981, 123 sq. 634 BUGGE 1975, 105-106. 635 FREY 1946, 118 sq. 636 HAMBURGER 1998, 82-83. 637 RINGBOM 1997, 52 sq. ; FALKENBURG 1994, 68. 638 HAMBURGER 1998, 352, n. 58. 150 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval les cinq saintes plaies, etc.639 Le même rituel est appliqué aux parties corporelles de la Vierge ; dans l’ouvrage Rosetum de Jan Mombaer, un des derniers représentants du mouvement spirituel flamand, publiée en 1491, on relève, entre autres parties : seins, lait, peau, ventre, pieds, genoux, jambes et intima 640. La beauté de Marie On se demande aujourd’hui ce que les croyants regardaient dans l’image sainte et comment ils comprenaient ce qu’ils y voyaient ? Quelle était leur connaissance de l’apparence corporelle des figures des saints? Le thème de la Vierge aux seins nus tel qu’on peut le voir aussi dans l’église de Saint-Prime est l’un des plus fréquents dans l’art chrétien. Il devient un signe arbitraire au sens du nominalisme médiéval surtout pendant les derniers siècles du Moyen ge qui, après un long temps de prospérité économique, voient la famine arriver et provoquer dans certaines parties de l’Europe nombre de maladies et de perturbations diverses et variées. Dans ce chaos général, la figure maternelle de Marie, capable de nourrir le Fils divin même et d’intercéder auprès du Père, redonne espoir en des temps à venir meilleurs. Pour la représentation de l’allaitement, en effet, un seul sein suffira, tandis que l’autre sera décemment dissimulé sous le vêtement, dont les contours même ne parviennent pas à en révéler la présence. Le volume du sein caché est nié, comme si ce dernier n’avait jamais existé, tandis que la forme du sein qui s’offre à la vue trouve sa place, en infraction aux lois plus exactes de l’anatomie en n’importe quel point de la poitrine de la Vierge, surgissant par une fente de sa robe, sous l’apparence éventuelle d’une pomme ou d’un biberon, par exemple (fig. 37). Il est, en tant que caractéristique maternel, petit, discret et pudique et n’exhibe pas plus de chair qu’il n’est nécessaire pour être identifié comme tel ; en effet, la fonction d’allaitement de Marie doit être solennelle, voire sublime, mais pas sensuelle, afin qu’elle puisse élever à la piété affective. Même si les figures d’Ève ainsi que d’autres pécheresses ou personnages féminins dans l’art profane, dans des scènes de la mythologie ou de bains publics, sont dotées de grands seins, ceux de la Vierge restent jusqu’à la fin du Moyen ge toujours petits. En les représentant non comme une partie corporelle mais comme un attribut, un signe divinisé, les artistes voulaient en éviter l’érotisation pour mieux en souligner les mérites quant à l’allaitement de Jésus et, par voie de conséquence, de toute l’humanité. Mais, comme il était déjà indiqué, c’est précisément le sein blanc, virginal, petit et rond, qui passera pour le plus séduisant dans la vie quotidienne médiévale641. Sous la Renaissance, le grand intérêt 639 THOMAS A KEMPIS 1902, 204-208, 299-304 (1, 2, 34 ; 2, 1, 16). 640 Rosetum exercitiorum spiritualium et sacrorum meditationum cité dans RINGBOM 1997, 54-55. 641 MILES 1986 ; WILLIAMSON 1996 ; PRICE MERRALL 2001. 151 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval général pour l’anatomie peut se lire dans de nombreuses représentations réalistes du sein en tant qu’élément corporel féminin par excellence. Masolino est peut-être le premier dans l’histoire à avoir utilisé entre 1420 et 1425 un modèle, et attribué donc à la Vierge allaitante un sein peint sur le motif, de ce fait, tout à fait naturaliste642. Il n’est pas loin le temps où le sein solitaire se verra octroyé un pair, et où Marie montrera les deux se dresser hors de son décolleté643 (fig. 7). Le tableau de Jean Fouquet montre que la différence est abolie entre Marie et une dame de l’époque : la Vierge, à qui le peintre a donné les traits de la maîtresse du roi Charles VII, Agnès Sorel, offre ses seins tant à l’enfant qu’au spectateur644 (fig. 38). Marie était-elle donc une femme remarquable, belle, séduisante même, ou était-elle plutôt une personne peu perceptible ? Auparavant, saint Ambroise affirmait, dans De virginibus, que la beauté corporelle de Marie reflétait sa bonté et la grâce de son âme, et que toutes ses qualités étaient donc incomparables : « Rien de farouche dans ses yeux ; rien d’impudent dans ses paroles ; rien d’insolent dans ses actions. Aucun geste n’était un peu plus gênant, aucun pas un peu plus dégagé ; vu que la nature du corps même reproduisait l’esprit, elle était l’image de l’honnêteté. »645 Le premier qui décrit l’aspect extérieur de la Vierge est Épiphane le Moine, au VIIIe siècle ; ses mots reflètent l’idéal byzantin de la beauté et deviennent très populaires, car on les attribuait à saint Épiphane de Chypre, mort en 403, un des plus grands admirateurs de la Vierge. Il voit Marie avec le teint clair, les cheveux et les yeux marron-clair, les sourcils noirs, le nez droit, le visage allongé, de longs bras et de longues mains646. Mais, « Bien qu’il soit doux de supposer que la bienheureuse Marie fût, elle aussi physiquement très belle et gracieuse, nous devons pourtant appliquer ces paroles à la beauté intérieure », avertit Aelred de Rievaulx647. Le Moyen ge croit à l’interpénétration de l’âme et du corps, mais même si personne ne doute de la perfection spirituelle de la Vierge, les descriptions de sa beauté corporelle, à l’Ouest, ne se répandent qu’après son identification avec la bien-aimée du Cantique. Dans son Commentaire à ce sujet, Philippe de Harvengt, contemporain de Bernard de Clairvaux, suppose qu’il convient que le Christ ait une génitrice d’une beauté unique, « car il n’est pas à croire que Dieu, le Fils de Dieu, choisirait une mère sombre, borgne, marquée de scrofules ou bossue »648. Et, cependant, cent ans plus tard, un évêque espagnol, Luc de Tuy, rapporte les erreurs des hérétiques albigeois qui ont confectionné une statue de la Vierge, borgne et très 642 JOANNIDES 1993, 45-47, 379-381. 643 COLE AHL 1996, 142-145. 644 HOLMES 1997. 645 Patrologia latina, XVI, col. 209a-b. 646 GRAEF 1963, I, 182. 647 AELRED DE RIEVAULX 1997, 143 (9). 648 Patrologia latina, CCIII, col. 247b. 152 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval laide, pour signifier que Jésus-Christ a tellement souhaité s’humilier qu’il se serait incarné dans le corps d’une femme très laide649. Malgré sa beauté physique, fait observer Richard de Saint-Victor, Marie n’invitait pas à la concupiscence ; par contre, elle était si marquante qu’elle pouvait inciter à la chasteté ceux qui la voyaient650. Puisqu’elle n’est pas une mère ordinaire, mais la génitrice de Dieu, chacun languit d’être allaité par elle, même si cela pourrait être lourd de convoitise du fait que les seins constituent une zone érogène de l’anatomie féminine. Pour prévenir tout phénomène de cet ordre, le lait marial fait office de breuvage mystérieux ayant vertu d’étouffer le désir : « De ses mamelles coulent les gouttes qui éteignent le feu de la volupté. »651 La même merveille est discutée aussi dans la Légende dorée : Elle éteignait tous les mouvements de charnelle concupiscence en tous. Ce qui fait dire aux juifs que quoique Marie ait été d’une extrême beauté, elle ne put cependant jamais être convoitée par personne ; et la raison en est que la vertu de sa chasteté pénétrait tous ceux qui la regardaient et écartait d’eux toute concupiscence : ce qui l’a fait comparer au cidre dont l’odeur fait mourir les serpents ; sa sainteté projetait comme des rayons sur les autres, de manière à étouffer tous les mouvements qui se glissaient en la chair. On la compare encore à la myrrhe ; car de même que la myrrhe fait périr les vers, de même aussi sa sainteté détruisait toute concupiscence charnelle.652 Les grands savants scholastiques, eux aussi, apportèrent leur contribution à de nombreux textes marials. Albert le Grand, le plus éminent et prolifique des docteurs marials, exige de pénétrer les mystères et les vérités que la Vierge Marie porte en elle, là où réside toute sa beauté spirituelle. Celle-ci s’incarne en ses yeux, son front, son nez, ses oreilles, ses lèvres, son creux de bouche, son cou, ses jambes, ses bras, ses mains, ses seins, son ventre, son nombril et son fond de matrice. Malgré une relative unanimité des opinions, il n’en demeure pas moins quelques divergences quant à l’apparence de la Vierge ; elles sont compréhensibles, si l’on se réfère aux arguments bien sophistiqués d’Albert le Grand, repris dans une analyse de Didi-Huberman. Les nuances de teint marial se situent entre deux pôles, l’ombre et la lumière : dessous, dans le ventre d’ivoire, le sang, rutilant, pur et fécondé, s’engage dans la transformation maternelle d’un lait destiné à Dieu dans l’ombre noire des replis viscéraux, tandis que dessus, une pure lumière immaculée rencontre l’ombre que […] la divinité, intangiblement, dépose sur la tête de Marie avant que de pénétrer le tout de son corps. Et voilà pourquoi, au-delà des raisons « historiques » – Marie, jeune fille juive, orientale – les cheveux de la Vierge devaient être noirs à l’image de l’obombration 649 SCHAPIRO 1977, 28-101 ; SCHMITT 2002a, 149. 650 Patrologia latina, CXCVI, col. 482c-483c. 651 Les strophes interpolées dans Mariale de Bernard le Clunisien, cité dans HIRN 1912, 535. 652 VORAGINE 1967, I, 194. 153 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval qui fait en elle inhabiter le divin. Voilà pourquoi chacun de ces cheveux noirs devait signifier la cogitatio d’un mystère divin. Voilà pourquoi l’ombre, froide par définition, avait définitivement éloigné Marie de toutes les chaleurs de la concupiscence653. Les prêcheurs populaires, comme le dominicain Gabriello Barletta, au XVe siècle, simplifient les choses afin que tout le monde, y compris les artistes – pas toujours très bien éduqués –, en soient bien informés. Barletta se réfère à l’autorité d’Albert le Grand : la Vierge n’était pas tout bonnement brune, ou rousse, ou blonde, car chacune de ces couleurs séparément apporte une certaine imperfection à la personne. D’où l’on dit : Dieu me garde d’un Lombard roux, ou d’un Espagnol blond, ou d’un Flamand de quelque couleur qu’il soit. « Marie, poursuit Barletta, présentait un mélange de teints et participait de chacun d’eux, car un visage qui participe de tous ces teints est un beau visage. C’est pourquoi les autorités médicales déclarent qu’un teint composé de rouge et de blanc est meilleur quand une troisième couleur s’y ajoute »654. Pour lui, on peut faire état de trois preuves des caractéristiques de brune attribuées à Marie : d’abord en raison de sa judéité ; ensuite, du fait que saint Luc peint d’elle un portrait au teint brun ; et enfin, parce qu’un fils tient en général de sa mère, et vice-versa, or le Christ est brun655. Gerson réunit toutes les qualités attribuées à Marie jusqu’à lui, et les articule à ses propres réflexions. Pour lui ceci est incontestable : « Tant apparut belle, tant pure, tant nette que le vray Dieu de saincte amour incontinent fut embrasé de son amour et de son ymaige, comme de Pygmalion… » 656 Il y a plusieurs raisons pour lesquelles Notre Dame était dotée de beauté corporelle : d’abord, parce que Dieu forme tous les corps, et il est incontestable que ses oeuvres sont parfaites, Dei perfecta sunt opera ; ensuite, parce qu’elle devait porter le plus beau des hommes ; puis, parce que Jésus était beau, et d’après Albertus Magnus ex similibus similia procreans (la nature procrée du semblable à partir du semblable) et enfin, parce que les philosophes et les poètes anciens disaient que la beauté dérive de la vertu. La physionomie de Jésus-Christ était le modèle de toutes les vertus et de manière semblable, la physionomie de Marie, toute pure et chaste, émouvait ceux qui la regardaient ; aux bons, elle semblait plaisante et aimable, tandis qu’aux esprits luxurieux, elle infligeait une mortification si forte qu’ils en étaient moins portés à faire de mauvaises pensées que s’ils avaient regardé une petite fille innocente. À cause de ses vertus, même les gens armés redoutaient son image. Gerson s’emploie à expliquer ce phénomène extraordinaire : si le visage de Moïse, une fois qu’il avait parlé à Dieu, engendrait chez les témoins une terreur sacrée, pourquoi celui de Notre Dame ne pourrait-il avoir les mêmes effets sur un esprit traversé de mauvaises pensées ? 653 DIDI-HUBERMAN 1995, 309-356 (cit. 355-356). 654 Cité dans BAXANDALL 1985, 57. 655 BAXANDALL 1985, 57. 656 MOURIN 1946, 406-407. 154 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Si la physionomie des princes empreints de dignité peut porter ceux qui les regardent à la révérence, et si le regard du lion est terrifiant à ses proies, pourquoi le regard de Notre Dame n’agirait-il pas sur la chasteté et la tempérance ? Si le basilic tue un homme rien que par son regard, pourquoi ne pourrait-elle pas également, par son seul regard, éteindre une attirance malsaine pour la chair et pousser à la chasteté ? Les vertus de Notre Dame, dont elle est toute emplie, s’éclaircissent, irradient et s’exhalent au-dehors en simplicité, humilité, continence et virginité. En appelant au témoignage de saint Antoine, Gerson souligne qu’elle avait le visage joyeux d’un ange et le front et les yeux sereins, et que celui qui prend connaissance de son aspect corporel est plus gai et plus heureux que celui qui boit un bon vin657. L’apparence humaine du Christ Quant au Christ, il faut d’abord avertir le lecteur d’un paradoxe, superbement formulé par Belting : « D’un côté, on faisait du corps du fondateur de la religion chrétienne un idéal, de l’autre, on le soustrayait à toute analogie avec le corps humain ordinaire. »658 À première vue, il semble que son apparence soit indiscutable depuis toujours. Mais, en réalité, le Christ était juif – ainsi que ses premiers disciples –, et appartenait à une culture biblique hostile à l’image. C’est pourquoi aucun portrait de lui n’a été fait, et les Évangiles n’offrent pas de description sur ses traits non plus. L’Antiquité n’ayant donc aucune tradition authentique de son visage et de son apparence, les premières images sont plutôt des projections des besoins et des désirs de ses fidèles. Selon les cas, il est représenté sous des aspects bien différents : sous forme d’un philosophe antique, vieux et grave ; d’un jeune homme, vigoureux et sans barbe ; du dieu Dionysos ou Apollon ; d’un adolescent efféminé doté de seins ; du Fils de Dieu aux cheveux et à la barbe longs et bruns, à l’instar de son Père ; d’un magicien ou d’un thaumaturge, etc. Or, quand il est représenté tel un vainqueur (sur la mort ou sur le diable) dans la figure de Zeus ou Jupiter, son corps n’est jamais nu comme c’est le cas avec les dieux antiques, car la nudité de ceux-ci est par les premiers Pères de l’Église considérée comme l’attribut des idoles païennes tandis que pour eux, le plus beau décor de Christ est son renoncement à la sexualité. Alternativement masculin et féminin, le Christ paléochrétien est vraiment polymorphe, et se donne à voir au gré de chacun659. Ne trouvant pas de mention de son physique dans le Nouveau Testament, les théologiens se tournent vers les prophètes vétérotestamentaires, où ils découvrent que le Messie devait être laid et chétif, « sans beauté ni éclat pour attirer nos regards, et sans apparence qui nous eût séduits ; objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur, familier de 657 MOURIN 1946, 323-433 ; GERSON 1967, 1057-1080 ; cf. aussi Joannis Gersonii Opera omnia, passim. 658 BELTING 2007, 119-120. 659 MATHEWS 1999 ; BELTING 2007, 73-84. 155 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval la souffrance, comme quelqu’un devant qui on se voile la face, méprisé, nous n’en faisions aucun cas » (Is 53, 2-3). D’après Irénée, Tertullien et Origène, il était faible et laid, d’un corps et d’un visage sans gloire, semblable à un homme de rien, à un esclave. Mais déjà les chrétiens hellénisés, qui avaient peine à concevoir la divinité sans beauté, opposaient aux mots d’Isaïe les vers: « Tu es beau, le plus beau des enfants des hommes. » (Ps 45, 3) Cette tradition de la laideur du Christ, combinée avec sa beauté, ne se perd plus au cours du Moyen ge ; la laideur de sa torture sur la croix, néanmoins, était considérée comme beauté, telle une transformation finale de la mortalité humaine en éternité660. Quand Thomas d’Aquin déclare que le Christ possédait au plus haut degré une beauté corporelle qui conférait à son visage un caractère à la fois gracieux et majestueux, sa perfection physique ne fut jamais plus contestée661. Aelred de Rievaulx, par exemple, en parle comme du plus beau des enfants des hommes, qui fascine par sa beauté les anges, le soleil et la lune662. Pour le Pseudo- Bonaventure, le Christ est « jeune, distingué et retenu. L’adorable aspect de ses belles formes surpasse celles de tous les fils des hommes »663. À la fin du Moyen ge, il circule la lettre Le signalement de Notre Seigneur Jésus-Christ au Sénat romain, qui témoigne de sa beauté, appelée plus tard apollinienne selon le nom du dieu grec de la Beauté et de la Lumière, l’idéal de la perfection masculine. Le texte, très prisé au XVe siècle, est attribué à un certain Lentulus Publius, gouverneur romain de Judée ; même si falsifié, il constitue un important recueil des conceptions médiévales concernant la personne physique du Christ664. Avec les images très répandues de Véronique, il forme la fantaisie des croyants et sert les artistes comme le prototype de son vrai visage pour les représentations de son portrait « officiel ». Un homme de taille moyenne ou petite, et très distingué, d’apparence si impressionnante que ceux qui le regardent l’aiment ou le craignent. Ses cheveux sont couleur de noisette mûre et descendent droit jusqu’à la hauteur des oreilles pour tomber ensuite en boucles épaisses et luxuriantes jusqu’aux épaules. Par-devant, les cheveux sont partagés en deux par une raie médiane, selon l’usage des Nazaréens. Son front est vaste, poli et serein ; son visage est dépourvu de rides ou de marques, et s’embellit d’un teint légèrement rosé, à peine perceptible. Son nez et sa bouche sont sans défaut ; sa barbe est épaisse et ressemble à la première barbe d’un jeune homme, elle est de la même couleur que les cheveux ; elle n’est pas particulièrement longue et se divise en deux parties. L’aspect de l’homme est simple et réfléchi. Ses yeux sont brillants, mobiles, clairs, resplendissants. Il est terrible quand il blâme, doux et aimable quand il exhorte. Il est rapide dans ses mouvements, mais 660 HAMBURGER 1998, 365-370. 661 RÉAU 1956-1957, II, 36-37 ; TREXLER 1993. 662 SHAHAR 1994. 663 CAULIBUS 1997, 265 (76, 36-38). 664 DOBSCHÜTZ 1889, 308-330. 156 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval garde toujours sa dignité. Personne ne l’a jamais vu rire, mais on l’a vu pleurer. Il est large de poitrine et droit ; ses mains et ses bras sont délicats. En paroles, il est sérieux, sobre et modeste ; il est le plus beau d’entre les fils des hommes665. Malgré son exhaustivité qui atteste la nécessité de ce temps d’une description minutieuse et réaliste, la source citée n’aborde pas un thème qui se posait de plus en plus à l’époque : la nouvelle découverte de la beauté du corps humain sous la Renaissance suscitait aussi un grand intérêt pour le nu du Christ dans sa Passion. D’habitude, les Romains dénudent leurs condamnés, mais il est possible que lors des exécutions en Palestine, ils respectent le refus juif de l’exhibition de la nudité en public et laissent aux victimes leurs sous-vêtements. En Bas Moyen ge, l’iconographie de la Passion suit cette supposition vêtant le Christ dans le colobium, d’une longue robe qui couvre en deux parties tout le corps. Les rapports des évangélistes manquent de précisions sur la manière et le nombre de fois que le Christ fut dénudé pendant sa Passion. Sa tunique lui fut ôtée sous la croix : « Lorsque les soldats eurent crucifié Jésus, ils prirent ses vêtements » (Jn 19, 23) et une fois cloué à celle-ci, il ne serait plus « vêtu » que de son sang. Exposé aux regards des bourreaux et des spectateurs dans toute sa nudité, il n’en fut que davantage moqué et humilié. Dans les textes postérieurs aux Évangiles, depuis XIIe et XIIIe siècles, la nudité du Seigneur pendant la Passion est mentionnée le plus souvent par les mystiques où le Fils de Dieu est montré si faible qu’il est incapable de se défendre contre cette honte extrême666. Une béguine de Valenciennes voit le Christ « montant tout nu sur la croix pour moi »667 et dans une conversation entre la Vierge et un moine qui a pris le nom d’Anselme de Cantorbéry, Marie se dit attristée de voir son fils entièrement déshabillé668. Le même fait est attesté par Ludolphe de Saxe : Ces souffrances extrêmes qui résument tous les exercices de la pénitence la plus complète, furent d’abord le dénûment et la nudité, ensuite les mépris et les dérisions, enfin les supplices et les tourments divers qu’endura Jésus-Christ. Les bourreaux le dépouillèrent entièrement sans lui laisser le moindre vêtement, ce que nous ne lisons point avoir été pratiqué même à l’égard des larrons ; mais on peut croire que son corps fut couvert de quelques pauvres lambeaux par les soins de Marie. [...] « Considérons, dit saint Ambroise (in cap. 23 Luc), en quel état Notre-Seigneur est monté sur la croix ; il y était dépouillé de tout. Ainsi doit y monter quiconque veut triompher du monde; il ne doit attendre aucun secours de la part du siècle. Adam vaincu cherchait à se couvrir; le Christ se laissa dépouiller pour devenir vainqueur, il monta sur la croix tel que le Créateur nous a fait naître en ce monde. Le premier homme était nu dans le paradis terrestre, et le nouvel Adam est entré nu dans le ciel. 669 665 Traduit dans BAXANDALL 1985, 91. 666 Cf. BUTKOVITCH 1972. 667 GROSSEL 1999, 424. 668 Patrologia latina, CLIX, col. 282c. 669 LUDOLPHE DE SAXE 1883, 149-150. 157 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval En plus, Ludolphe se sent obligé de préciser ses observations : Voyez maintenant d’autres bourreaux occupés à préparer toutes les choses nécessaires pour crucifier Jésus. En voici qui s’approchent pour lui enlever tous les habits ; ils les lui arrachent si brutalement qu’ils rouvrent toutes ses plaies, car le sang qu’il avait répandu dans la flagellation avait collé sa tunique de dessous à sa chair sacrée. Naguère on l’avait déshabillé dans le prétoire devant les ministres de Pilate, maintenant on le dépouille en public devant le peuple réuni ; là on lui avait ôté ses vêtements pour les lui rendre, mais ici on les lui ôte afin qu’il ne les reprenne plus dorénavant. Alors ce corps si parfait qui avait été formé sans défaut dans le sein d’une Vierge, apparut au grand jour tout ensanglanté et meurtri ; alors aussi se révéla l’ignominie de sa Passion, car la honte d’être crucifié ainsi tout nu n’était infligée qu’aux plus infâmes malfaiteurs. À ce triste spectacle, o très-douce Marie, quelle ne dut pas être votre poignante affliction ? Pouviez-vous regarder pour la première fois votre divin Fils déchiré de blessures, sans que votre âme si tendre ne fût transpercée de douleurs ? Mais ce qui dut mettre le comble à votre désolation, ce fut de le voir tout nu dans cet horrible état qui l’exposait aux intempéries de l’air et aux insultes de la populace. Aussitôt cette Mère éplorée se dégage de la foule et s’approche de Jésus ; puis détachant le voile de son cou, elle s’empresse d’en couvrir et d’en ceindre le corps de son Fils bien-aimé.670 Ensuite, ce sont surtout les franciscains qui soulignent souvent la nudité du Christ pour pointer sa pauvreté, légitimant ainsi leur propre voeu principal671. Le thème est davantage élaboré par saint Bonaventure, jusqu’à ce que le Pseudo-Bonaventure affirme clairement qu’à trois reprises « ils ont dépouillé le Seigneur […]. Il est débout, nu devant les yeux de tous »672. Depuis, sa mise à nu est généralement reçue comme le signe de la pire humiliation possible pour un homme, lui infligeant un surcroît de douleur psychique et physique. Thomas a Kempis, à son tour, parle dans ses Orationes, à l’occasion de trois stations du chemin de croix, du dépouillement du Christ, l’annonçant en outre dans les titres des chapitres qui lui sont consacrés, et le compare à celui d’Adam673. En décrivant le sadisme des bourreaux arrachant les vêtements du Christ, collés sur son corps flagellé, l’imagination qui se nourrissait d’histoires de martyres et des pratiques punitives de son temps, provoqua chez les visionnaires et autres âmes pieuses et pudiques une profonde compassion pour ses tourments. Ce moment de la Passion, devenu presque culminant, est exploité dans les oeuvres d’art mais là, les images du Christ entièrement nu sont rares ou rarement épargnées de la 670 LUDOLPHE DE SAXE 1883, 368-369. 671 DERBES 1996, 138-157. 672 CAULIBUS 1997, 265-270 (76-78). 673 Ca 14, Denudatio… ; Ca 15, De expoliatione… ; Ca 18, De nuda crucifixione… dans THOMAS A KEMPIS 1902, 1, 2 . 158 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval destruction. Mais on en connaît peut-être un substitut : depuis le Xe siècle, se développe, dans l’art byzantin, un motif fort intéressant du crucifié qui par les croci dipinte du trecento et quattrocento, les tableaux en forme de la croix, arrive aussi en Italie. Ils montrent le Christ, ceint d’un pagne, tandis que la partie abdominale au-dessus de celui-ci se prolonge dans une énorme forme évoquant un phallus. L’histoire de l’art a décemment refoulé ce détail. Selon Leupin, qui a rassemblé toute une série d’images de ce genre, la forme érigée symbolise la force mâle en prouvant le Christ telle une métonymie du phallus divin674 (fig. 39). Bien que son aspect soit persuasif et provocateur, il faut préciser que, dans l’art de l’époque, on trouve parfois la même forme sur les corps nus d’autres figures masculines d’adultes ou d’enfants. On peut donc plutôt supposer qu’il s’agit du concept psychanalytique de déplacement où les zones érogènes se trouvent comme les formes symboliques sur les autres parties corporelles, un concept qui n’est pas rare dans les arts plastiques.675 La situation dans l’art occidental est identique : les nus du Christ n’apparaissent que dans la deuxième moitié du XIIIe siècle ; même si les mots « sic totus nudus in cruce elevatur et extenditur » résonnent dans les sermons, ils ne se trouvent d’abord que dans des manuscrits difficilement accessibles. Et dans ces cas la figure est d’habitude tordue de manière à dissimuler le sexe676. Dans le manuscrit illuminé Cantiques Rothschild, vers 1300, le Christ sous forme d’Homme de douleurs pend entre le pilier de la flagellation et la croix, et montre sa plaie, illustrant ainsi l’apparition de l’époux du Cantique. Il invite l’âme mystique, vêtue comme une nonne, à faire pénétrer une lance dans la plaie de son côté, pour venir se loger dans son coeur. Totalement nu, il tourne la partie inférieure de son corps afin de masquer ses parties génitales, tout en révélant ses longues cuisses677 (fig. 40). Le Christ, étant dieu et homme à la fois, est dans sa condition humaine exempte du péché originel qui provoquait la pudeur, raison pour laquelle Adam et Ève avaient dû cacher leur sexe (Ge 3, 6-7). Or, dans l’art plastique, malgré le rapport de Jean selon lequel il était dépouillé, la chasteté s’imposait. Comme on a vu, il est rapporté que Marie, choquée par l’humiliation extrême de son fils, noua à l’instant de sa descente de croix son voile autour de ses reins678. À l’époque où en Occident l’on commence à s’intéresser à l’aspect du vrai Dieu et du vrai homme dans leur intégralité, ce voile est devenu le périzonium qui couvre son giron. Comme remarque Berliner déjà en 1945, il est un bon exemple de la liberté de l’art médiéval dû au fait que l’image, à part l’esthétique, avait aussi d’autres fonctions. D’après les apocryphes, Marie n’a pas vêtu le Christ avant sa descente et cependant vers la fin du XVe et au XVIe siècles circulaient des images du Christ adulte en train d’être baptisé, flagellé ou 674 LEUPIN 2000, notamment 86-87. 675 Voir pour les autres exemples CONTICELLI 2001, fig. 1 ; MIKUŽ 2006, 14-15, fig. 3, 4. 676 HAMBURGER 1998, 169-172 . 677 SCHMITT 2002a, 340-341. 678 Cf. aussi CAULIBUS 1997, 270-271 (78, 10-18) ; RÉAU 1956-1957, II, 472. 159 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval cloué sur la croix où il apparaît ceint du même pagne ou de peplum cruentatum dont on a mentionné la relique ci-dessus. Semblable aux motifs des martyres où les parties corporelles des saints découpés – ainsi que les mamelles d’Agathe par exemple – peuvent apparaître en fonction d’un attribut et sont en même temps toujours fixées au corps, dans les images de la Pietà, le même pagne maculé par les gouttes de sang peut couvrir à la fois la tête de la Vierge pleurant et le giron du Christ mort679. Vers la fin du Moyen ge, la tunique originelle, le colobium est, dans l’art byzantin et occidental, complètement remplacé par le périzonium représenté de deux façons : en apparence tissée ou transparente. Le pagne transparent a été probablement peint pour la première fois par Cimabue dans les années 1280-1285 dans une Crucifixion pour l’église Santa Croce de Florence. Il ne cache rien et c’est pourquoi il ne correspond plus à la fonction de la vertu, au contraire, il souligne l’idée de la nudité du Christ. Celle-ci est propagée par les Franciscains afin d’accentuer leur voeu principal de la pauvreté totale dans laquelle même un vêtement est un luxe. C’est principalement saint Bonaventure qui insiste sur les comparaisons entre le Christ qui a gracieusement accepté sa nudité et le second Christ, saint François qui a, en se dévêtant, renoncé à la richesse de son père. Comme le Christ était nu déjà pendant le baptême, la même chose était prescrite pour tous les chrétiens. Leur nudité signifie le retour symbolique dans l’état paradisiaque où les premiers parents nus n’ont caché leurs parties naturelles qu’après la faute originelle. Alors, il incomba au Christ, tel un nouvel Adam, de ramener les hommes à la béatitude originelle. La mystique de Bonaventure ennoblit la nudité de corps en la pureté spirituelle. Afin d’intensifier et populariser ce phénomène on introduisit, dans la deuxième moitié du XVe siècle, dans l’iconographie canonisée de la Passion, le motif tout à fait inventé du dépouillement des vêtements du Christ où ils sont ôtés avec une rudesse inouïe par ses bourreaux ou il se déshabille tout seul. Dans ces scènes aussi, il reste tout à fait nu ou n’est vêtu que d’un pagne transparent680. Malgré l’accentuation de la nudité par des Franciscains d’un côté et les avertissements à la décence et à la honte obligatoire par leurs concurrents d’un autre côté, l’invention du pagne transparent montre bien que le Christ au périzonium quelconque était perçu comme un nu. Par rapport à la vérité évangélique et surtout proto-évangélique, ce voile n’est qu’un cache-sexe de censure, dont la convention est connue du spectateur. Quoiqu’évoquant la feuille de figuier, sa fonction n’est pas identique. En effet, celle-ci couvre tant le sexe masculin que féminin, les deux étant marqués par le péché et donc le siège de la concupiscence. Cette feuille, du fait de sa forme et aussi de la figue, qui lui est parfois associée, fait allusion à l’organe génital qu’elle couvre. De cette manière, l’objet sexuel naturel est remplacé par un 679 BERLINER 2003, passim. 680 DERBES 1996, 29-32, 138-141. 160 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval objet fétiche681. Le pagne, par contre, quand il est transparent, cache le sexe par la posture du corps ou le sexe en dessous n’est pas représenté du tout, tandis que quand il est opaque, il crée un pli ambigu qui en même temps qu’il couvre, expose aussi l’organe caché682. Que le Christ, même vêtu, il est en vérité nu, nous montrent les images de la crucifixion où les larrons, les criminels mineurs, sont habillés en sous-vêtements tandis que le Christ n’est couvert que par un pagne.683. L’organe, camouflé par le périzonium, non seulement ne connaissait pas le péché, mais, en plus, n’était pas souillé depuis sa naissance comme chez les mortels. Déjà les premiers chrétiens expliquaient le célibat du Christ dans l’âge de trente-trois ans comme un signe de la vocation prophétique. Dans son sens de pureté, de renonciation et d’innocence, la nudité du Christ est à considérer comme une vertu qui mérite qu’on s’y arrête et qu’on médite sur elle en totalité et sur chaque partie corporelle séparément. Mais, à vrai dire, représenter l’organe génital du Christ en raison de fonctions qu’il exerce chez le gens ordinaires causait beaucoup de problèmes aux plasticiens, car la décence des commanditaires, la morale des croyants et des lieux saints réclamaient de l’habiller. Et cela se passait littéralement : on taillait dans le bois les sculptures du crucifié au corps nu, dont les parties génitales seront couvertes plus tard par un voile d’un autre matériau, d’ordinaire d’un tissu imbibé de plâtre. Le Vendredi saint, où les prêtres prennent les rôles de Marie et des autres personnages saints, la sculpture du Christ nu est mise en croix dans les miracles et les mystères. Sa mère, témoin de cette humiliation, arrache son propre voile et s’élance vers lui pour le lui revêtir en guise de pagne, chose qu’elle exécute elle-même ou bien qu’elle délègue à un soldat ou à Marie-Madeleine. Le voile, une fois ensanglanté, est réclamé par Marie après la Descente de croix684. Le fait même qu’il ne s’est conservé que très peu d’images du Christ nu exhibant son sexe indique que personne n’était indifférent aux réalisations de ce type. De la vie quotidienne et de sa morale telle qu’elles se manifestent du langage, de la superstition, de la dévotion laïque et des autres manifestations de l’imaginaire on peut inférer qu’il existait un intérêt considérable pour les parties génitales plus au moins exposées du Christ. Les sermons et les textes doctrinaires et populaires ainsi que les critiques des humanistes et des réformateurs attestaient la réponse des défenseurs de la vraie religion et les images qui la réconfortaient. Leurs mots provoquaient la censure et l’autocensure des artistes et des commanditaires et en conséquence, directement ou indirectement, les retouches, les repeints et enfin aussi la destruction des images par les iconoclastes. Pour nous ce fait est très important car on 681 HOWARD 1986 ; KOERNER 1993, 300-302. 682 Voir pour les autres exemples STEINBERG 1996. 683 Voir pour les autres exemples HAMBURGER 1990, 72-73, figs. 15, 133 ; CAMILLE 2000, 38 ; MERBACK 1999, passim ; MIKUŽ 2006, 19, fig. 8. 684 Tripps dans Iconoclasme 2001, 232. 161 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval peut observer que le sexe du Christ a focalisé l’attention des visiteurs dans l’église de Saint- Prime aussi : sur la représentation de l’Homme de douleurs, qui est à cause de la hauteur difficile à toucher, ce sont précisément les parties génitales qui seront détruites ; elles sont remplacées aujourd’hui par la retouche neutre d’un périzonium. À l’époque de la conscience renaissante de la beauté du corps humain, les artistes, fidèles au réalisme narratif, s’occupaient soigneusement des protubérances des sous- vêtements masculins. C’est le temps où sévit la nouvelle mode vestimentaire suivie par les conquistadors – au nom du Crucifié –, et autres hommes nobles vêtus des chausses à braguette proéminente, signe apparent de leur puissance virile et de l’agression phallique. Ce détail feint d’une manière provocante l’érection incessante, souligne la fertilité, et supprime les doutes quant aux capacités sexuelles de celui qui l’affiche. Dans l’art plastique de l’époque, de tels costumes sont portés par les persécuteurs et les tortionnaires du Christ, symbolisant ainsi leur cruauté. Suivant cette mode est habillé aussi le bourreau coupant la tête d’un martyre sur le tableau de l’autel de Kranj (en Slovénie), (fig. 41) attribué au même maître que les fresques de Saint-Prime685. Il est à noter que l’on trouve semblable saillie sur les armures métalliques contemporaines des chausses à braguette. Gravées d’un crucifix sur la poitrine, elles sont portées par les soldats luthériens combattant les catholiques. Dans le Sud, des hommes aux braguettes proéminentes sont peints surtout sur la face intérieure des couvercles des coffres destinés à la dot ( cassoni), où les épouses s’instruisent pour la première fois de l’anatomie masculine686. C’est bien dans la production artistique d’Albrecht Dürer et de l’École du Danube – très inspiratrice pour notre maître – que l’on trouve des plis de périzonium du Christ indiquant incontestablement l’érection. Signalons, en outre, que l’on ne pourrait estimer le nombre d’exemplaires de ce genre qui furent détruits pendant les époques ultérieures (fig. 42). Les spectateurs percevaient le corps du Christ dans sa totalité, alors la question se pose de ce qu’ils pouvaient imaginer sous le voile, source d’allusions ambiguës du fait de son gonflement, son nouement ou de sa semi-transparence fétichiste. Si les images de ce type sont aujourd’hui perdues, il reste cependant maints témoignages de l’intérêt porté aux parties cachées dans le cadre des moeurs quotidiennes, mais aussi dans le langage, les dictons et la création populaires. Déjà avant le Moyen ge apparaissent des mots d’esprit concernant la longueur de l’organe masculin et l’ambiguïté de la résurrection de la chair et le même motif se trouve, entre autres, dans Le Décaméron 687. Ce rapport entre les deux est illustré par l’enluminure d’un psautier de Gand, peinte vers 1300, probablement à l’occasion d’un présent de mariage. Sur la page de gauche se trouve le Christ, qui présente ses plaies pour ramener les morts à la vie : ils se lèvent pour se tenir « dans leur chair » à l’instant du 685 VIGNJEVIÆ 1996. 686 SIMONS 1994a ; MUSACCHIO 1997. 687 BOCCACE 1976, 446 (3, 10). 162 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Jugement dernier, tandis que, dans la marge de la page opposée, une dame aide la chair de son amant endormi à ressusciter688. On a connaissance aussi de beaucoup de jurons concernant l’organe génital du Christ, conservés jusqu’à nos jours, à l’abri dans des archives de justice à cause de leur caractère blasphématoire. Les écrits des protestants slovènes attestent que les blasphèmes et les insultes visant Dieu n’étaient pas absents des régions de Slovénie non plus689. La croyance bien établie sous la Renaissance qu’étant gracieux et juste, le Christ était beau tout entier suggérait par analogie que cela valait pour toutes ses parties corporelles. Pseudo Anselme parle de la délicatesse, de la noblesse naturelle et de la beauté de ses membres principaux690 et on a cité la phrase de Ludolphe : « Alors ce corps si parfait qui avait été formé sans défaut. »691 À partir de ces mots, on peut mieux comprendre aussi l’histoire de Vasari racontant du Crucifié nu sculpté par Donatello : « Il le montra à son très cher ami Filippo Brunelleschi pour avoir son avis. [...] Filippo lui répondit très librement qu’il semblait avoir crucifié un paysan et non pas le corps de Jésus-Christ, le plus délicat et le plus parfait qui fût jamais. »692 Malgré cette anecdote, il y a des témoignages selon lesquels on estimait que le sexe du Christ était d’une taille modeste693. N’importe comment, la plupart des représentations où le Christ expose son giron nu furent plus tard « habillées » par les peintres et sculpteurs postérieurs ; et même les graveurs, qui copiaient des oeuvres non encore censurées, avaient pris l’habitude de couvrir les « parties honteuses »694. On n’entrera pas ici dans le débat sur le caractère charnel ou spirituel de sa sexualité695. Ce n’est pas seulement dans les oeuvres d’art que celle-ci est équivoque, mais aussi dans les autres productions de l’imagination et ce qui nous intéresse ici est plutôt la réponse à laquelle elle invite. Le sexe du Christ préoccupait tout aussi bien les religieux ; la question de savoir s’il était visible lors des tortures infligées pendant la Passion était posée par quelques prêcheurs, même du haut de leur chaire. L’hypothèse elle-même n’en était pas contestée ; mais elle paraissait tellement indécente qu’on évitait d’en disputer, surtout en présence de femmes. Et si l’Église seule exige l’ imitatio Christi, il n’apparaît pas opportun – au temps où la reprise des tendances nudistes d’adamisme est proclamée hérétique – de parler du Christ dans sa nudité ni d’en représenter les parties les plus cachées et les plus secrètes. Le montrer 688 CAMILLE 2000, 133. 689 NEŽMAH 1997, 47-53. 690 « Delicata enim et naturalis ingenuitas et formosa membrorum principalium », cf. Patrologia latina, CLIX, col. 279-280. 691 Cf. supra, n. 670. 692 VASARI 1983, III, 242. 693 MIKUŽ 2006, 11-12, fig. 1. 694 TREXLER 1993 ; STEINBERG 1996, 135-139 et passim. 695 SCHMITT, BASCHET 1991 ; BYNUM WALKER 1992 ; STEINBERG 1996, 135-139 et passim ; BELTING 2007, 143-146. 163 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval nu aurait signifié le mettre du côté de Priape que les païens vénéraient en dénudant ses parties honteuses. Les prêcheurs qui parlent sans honte du Christ nu, dit Johannes de Paltz, en 1502, le dépouillent devant les croyants. Il n’est donc pas surprenant que la question suivante fut posée à un homme jouant le rôle du Christ dans une passion : Incarnant le Fils de Dieu, as-tu eu une érection696 ? Mais puissant est le refoulement puritain, et la discussion ardente : Daniel Zanckenried de Memmingen, dit Salassa, prédicateur à Fribourg, introduit dans le sermon de la semaine sainte, en 1499, traitant des scènes du Golgotha, plusieurs détails apocryphes, tout en soutenant la thèse que le Christ a été cloué tout nu sur la croix. L’humaniste Jacob Wimpfeling – en craignant très probablement les conséquences iconographiques – conteste cette thèse et demande appui à Geiler. Ce dernier, ayant déjà prêché que le Christ avait éprouvé non seulement la soif ou la faim mais aussi la honte de la nudité, avait répondu que deux thèses coexistaient sur le sujet, et que la question du Christ nu sur la croix restait ouverte. Mais, malgré cela, il demeurait à condamner les artistes représentant le Christ nu697. Et comme il était plus opportun de refouler ce genre des questions, il était plus opportun aussi de couvrir le sexe du Christ adulte dans l’art. Sinon, en l’exhibant, cette question aurait pu se poser dans sa complexité : si le Christ est un vrai homme, son sexe se comporte-t-il en conséquence ? Platon décrit le sexe masculin comme têtu, non obéissant et non contrôlable, tel un être vivant qui s’oppose à la raison. Son opinion est reprise par saint Paul : « Mais j’aperçois une autre loi dans mes membres qui lutte contre la loi de la raison et m’enchaîne à la loi du péché qui est dans mes membres. » (Rm 7, 23) Saint Augustin constate : Lorsque ces premiers hommes eurent ressenti dans leur chair ce mouvement, inconvenant parce qu’insoumis, et qu’ils eurent rougi de leur nudité, ils couvrirent ces mêmes organes de feuilles de figuier, pour que du moins une décision de leur pudeur mît une voile à ce dont le mouvement échappait au contrôle de leur volonté, et pour que la honte d’un plaisir inconvenant leur fît faire, en les couvrant, le geste qui convenait.698 Si le sexe du Christ, après que ce dernier a été cloué sur la croix, se comportait comme celui d’un humain, sa réaction physiologique devrait être, d’après les croyances de l’époque, la même que celle d’un homme qui viendrait d’être pendu, à savoir l’érection et l’éjaculation. Et, en effet, on pensait que cela lui était aussi survenu : à l’endroit où le sperme divin est tombé pousse la jusquiame noire, une herbe aux forces magiques699. 696 TREXLER 1993. 697 PFLEGER 1910 ; DEMPSEY DOUGLASS 1966, 184-185. 698 AUGUSTIN 1974, 671-675 et passim ; AUGUSTIN 1959, 425-461 ; DEVRIES 1994. 699 DUERR 1998, 250. 164 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Le Christ, mort puis ressuscité, est donc une figure complexe, en même temps symbole de l’Incarnation et signe d’un homme souffrant qui invite à la contemplation700. Sa pose et ses gestes sont reproduits de la vie quotidienne, car l’Église d’alors est consciente que les croyants ne sont pas autant fascinés par les grands actes créateurs de Dieu le Père que par la vie de souffrances de son Fils sur la terre. Si la nature métaphorique du Christ de Saint- Prime est toujours conforme au concept médiéval d’Homme-Dieu, son apparence par contre révèle un jeune homme nu de la Renaissance, aux cheveux longs et à la barbe à la mode parmi les nobles laïques, les savants humanistes, et aussi parmi les clercs les plus séculiers. Son aspect noble est un peu inhabituel pour une personne sainte ; on peut l’expliquer par l’affirmation de la nature humaine du Christ, mais qui n’est pas sans rapport ici avec le decorum profane de l’aristocratie. Son attitude présente, dans le langage du corps, une sémantique très riche. Quand le Christ, mort crucifié, ressuscite, ses bras paraissent être détachés de la croix avant de tomber le long du corps, mais en même temps ils suggèrent un embrassement. Cette gestuelle est peut-être la fixation visuelle des mots fort célèbres de saint Bernard, mentionnés déjà auparavant, reproduits ici d’un texte italien, attribué au saint : « De quelle puissante étreinte tu m’as serré dans tes bras, ô doux Jésus, tandis que le sang s’échappait de ton flanc. »701 Le concept de déplacement du féminin et du masculin Au niveau perceptif donc, les bras du Christ restent toujours dans la posture symbolique du sacrifice de la crucifixion et de la résignation. Au regard de la communication, cependant, ils s’adressent avec force aux spectateurs. Ils ne sont pas déployés non plus simplement afin de pouvoir mieux montrer les plaies, mais aussi afin de communiquer directement avec les autres personnages de l’image, surtout avec Dieu le Père. La posture des bras, contractés et élevés, et du visage tourné vers le haut, vers le ciel, devient le geste du dévouement, Ergebenheitsgestus, représentant presque le sentiment d’engourdissement ou d’extase devant l’objet vénéré, qui ne se développe entièrement que dans l’art baroque702. Cette attitude énonce l’intercession auprès de Dieu en faveur de l’humanité, renforcée par l’ostentation des plaies. La loyauté réciproque entre le Fils et le Père garantit aux fidèles l’exaucement de leur invocation. L’agenouillement du Christ devant son Père, même s’il s’agit d’un geste de respect pour quelqu’un d’égal, correspond à l’hommage d’un vassal à son suzerain. Mais en même temps, le jeune homme s’adresse aussi à la belle jeune femme à sa gauche. Il est à genoux devant elle tel un chevalier déclarant sa flamme à la dame de 700 RIDDERBOS 1998. 701 BELTING 1998a, 196-199. 702 WEISE, OTTO 1938. 165 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval son coeur ; il semble timide, il n’ose même pas la regarder, c’est pourquoi ses yeux sont tournés vers le ciel, tandis que la plaie ouverte à son côté prouve qu’il est prêt à saigner pour elle. C’est Paulette L’Hermite-Leclercq qui a souligné que « dans les exaltations du mariage mystique du XIIIe siècle mieux que dans le plus sublime de romans, le Christ même s’agenouille aux pieds de la dame, en chevalier servant : “Demande-moi ce que tu voudras. Je ne peux rien te refuser”, dit-il à une moniale chartreuse »703. Dans notre image, il se présente comme une victime devant la femme tenant dans sa main droite son « arme » phallique d’où l’on voyait en ce temps-là jaillir un jet blanc (fig. 4). Les commentaires religieux écrits et les réponses des spectateurs des images et des oeuvres théâtrales médiévales témoignent du double sens de l’exhibition du sein de Marie. Quand il est sucé par l’enfant Jésus, il représente l’allaitement direct, et symbolise le don de la nature humaine au Fils de Dieu. Cependant, le motif de Marie sans enfant pressant son sein annonce le jet de lait, qu’il soit peint ou pas. Les représentations des femmes aptes à allaiter montrent dans toutes les cultures des seins allongés et effilés aux mamelons pointus, ce qui symbolise la fonction féminine procréatrice, transposée dans ce cas sur le lait donné aux enfants704. Chez les madones chrétiennes, en revanche, le sein isolé – représenté d’ordinaire comme si son pair n’existait pas –, saillant hors de la fente du manteau, est saisi par Marie entre deux de ses doigts. Selon Jean Copjec, le sein, en tant qu’appendice du corps, est, comme le phallus, un objet dont on se sépare afin de s’établir comme sujet705. Sa position ambiguë dans les représentations est interprétée comme la vengeance masculine inconsciente des peintres à l’encontre de la Vierge qui a engendré miraculeusement sans l’aide d’un homme. Celle-ci joue dans les fantasmes le rôle de la mère originelle et universelle satisfaisant les pulsions orales refoulées706. Jean Wirth souligne le concept psychanalytique de déplacement dans la perception de la confrontation entre la mère et le Fils dans la scène de la Double intercession, opérant dans l’inconscient du spectateur d’après le schéma de la croix de saint André. Si le sein acquiert le rôle de l’organe masculin, la plaie latérale du Christ (comme cela est montré plus haut), elle, se voit conférer des attributs et des fonctions féminins. Il coule d’elle – comme du vagin – tant du sang que de l’eau, et dans sa dimension spirituelle, elle enfante Jésus en tant que corps de l’Église des chrétiens. La pulsion des croyants et surtout des mystiques d’éprouver cette blessure est si forte que dans l’art, cette dernière peut, comme le dit Daniel Arasse, « se dé-tailler de l’image et s’offrir seule à la contemplation »707. En devenant le motif autonome de gravures diffusées sur des feuilles volantes ou d’autres 703 L’HERMITE-LECLERCQ 1991, 260. 704 NEUMANN 1974, 131. 705 COPJEC 1995, 117-140. 706 GAGNEBIN 1984 ; GAGNEBIN 1993. 707 ARASSE 1992, 53. 166 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval objets de piété, auxquels pouvaient être attachées des indulgences, sa popularité se répandit encore davantage ; même si la plaie est représentée dans son ensemble en noir et blanc, ses bords et ses gouttes de sang sont colorés en un rouge vif. Elle était souvent reproduite grandeur nature, car on connaissait ses dimensions précises (6,9 ou 10 cm par 3 ou 4 cm) qui, elles-mêmes, possédaient des vertus apotropaïques708. Entre 1460 et 1475, un artiste populaire allemand nous montre une mandorle à la bande céleste pendue sur la croix ; de cette nuée divine sortent deux mains et deux pieds stigmatisés, tandis que dedans se trouve le coeur du Christ adulte faisant fonction d’utérus habité par le Christ enfant, serrant contre lui deux instruments de sa Passion. La plaie en forme de bouche, constituant comme l’entrée de la matrice, est transpercée par une lance phallique709 (fig. 43). Dans les miniatures du XIVe siècle, cette blessure présentait l’aspect d’un orifice charnu et béant aux « lèvres » rondes, ce qui en accentuait la sensualité et invitait à boire, à la sucer, à la lécher et l’embrasser, selon les recommandations des textes sous les images. Les plaies isolés, détachées du corps étaient souvent peintes dans la position verticale ; elles sont comme une mandorle isolée, parfois grandeur nature, et d’un incarnat d’un rouge clair et vif (fig. 44). Les indulgences promises sont relatives au temps de sa contemplation et des baisers donnés. À côté de l’association à la mandorle ou à la bouche, la plaie dans la position verticale évoque aussi la vulve, l’oeil, le sceau etc.710. Cet imaginaire est attesté aussi par les sciences naturelles contemporaines : pour Mondeville, le hiatus du sexe féminin redouble l’ouverture de la bouche et de la blessure fendue711. Dans les époques postérieures, les réalisations si osées de la plaie du Christ souffrent des détériorations considérables. Dans les deux dernières décennies, les recherches ont montré que les relations entre le Christ et Marie dépassent celles entre un fils et sa mère, suscitant un débat entre Leo Steinberg et Caroline Walker Bynum, dont les argumentations fournies viennent à la rencontre et à l’appui de nos thèses712. En effet, on trouve de nombreux superlatifs comparant le Christ et ses vertus aux qualités féminines, qui ne passaient pour positives que dans ce cas spécifique. Étant à la fois l’Époux de l’Église et le père de sa mère qui se préoccupe de tous les hommes, le Christ méritait aussi l’épithète de « mère » de toute l’humanité, Marie incluse. Sa chair tendre, faible et souffrante, attestant sa nature humaine, ressemblait au corps féminin des vierges et saignait abondamment au seuil de la mort. Même les femmes mystiques qui désiraient le Christ en tant qu’homme appréciaient sa tendresse maternelle. Catherine de Sienne parle de sa plaie au côté comme d’un sein qui, à ses yeux, lui confirme plus une 708 GOUGAUD 1925, 99 ; AREFORD 1998. 709 DIDI-HUBERMAN 1998. 710 TAMMEN 2006. 711 POUCHELLE 1983, 249. 712 BYNUM WALKER 1992 et autres textes cités dans notre bibliographie ; STEINBERG 1996. 167 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval qualité de mère allaitante que d’époux. Quant à Alice de Schaerbeke, elle « se précipitait sur le sein et les blessures du Christ, tel un petit enfant suspendu au sein de sa mère »713. Avec les fléaux qui vont croissants à la fin du Moyen ge, la fonction maternelle du Christ consistait de moins en moins à cajoler les âmes pieuses de même que les nourrissons, et l’on soulignait de plus en plus le climat d’agonie dans lequel il accoucherait el allaiterait les âmes damnées non plus avec du lait mais avec du sang714. Sans l’apport masculin, Jésus est né uniquement d’une femme immaculée qui, de son côté, avait été engendrée par sainte Anne, elle aussi immaculée d’après les croyances du Moyen ge tardif ; de cette manière, son arbre généalogique ne comportait que des ancêtres féminins. Dans la typologie médiévale, la naissance d’ Ecclesia de la plaie du Christ est comparée à la création d’Ève de la côte d’Adam ; dans les deux cas, il revient à Dieu le Père de jouer le rôle de sage-femme. Du côté d’Adam, il a tiré Ève, la femme, la tentatrice, devenue l’instrument de la chute de l’humanité dans le péché, tandis que du côté du Christ a vu le jour l’Église, instrument de la rédemption715. Saint Augustin écrit que l’Église est « bâtie » avec le sang et l’eau, et que la plaie l’« engendre », ce qui, mis en perspective avec un contexte mythique, rappelle la naissance d’Athéna à partir du cerveau de Zeus ou de Dionysos de la cuisse de ce dernier. Tout cela peut éclairer les raisons d’un rapprochement, nourri par une imagination débordante, entre le côté du Christ et l’utérus, comme la plaie est appelée par quelques mystiques du XIIe siècle. Mais les différentes figures de rhétorique pour exprimer ce lien pouvaient provenir aussi de la botanique, la minéralogie, l’agriculture, la géologie, l’architecture, la typographie, et autres disciplines716. Si la plaie du Christ contient des connotations féminisées, il y aussi un élément qui sexualise la figure de la Vierge tutélaire : le tissu entrouvert de son manteau. Ce détail lui attribue les qualités de son sexe en révélant le caractère ouvert du corps féminin, comparé par Hildegarde de Bingen aux caisses de résonance des instruments à cordes717. Son symbolisme est révélé dans une enluminure du premier manuel de sexologie, écrit par Aldobrandino de Sienne en langue vernaculaire, et décrit par Michael Camille : À l’intérieur de la lettrine, des rideaux, tirés, permettent de voir un couple en activité sexuelle. S’enroulant aux bords pour former une sorte de lèvre, ces rideaux symbolisent l’ouverture qu’on ne peut pas représenter. Le fait que le rideau se confonde avec les cheveux de la 713 BYNUM WALKER 1994, 345. 714 BYNUM WALKER 1994, 239, 345. 715 SAFREY 2001. 716 La plaie principale se trouve exactement là où le sein est situé, et Leo Steinberg se demande avec humour comment les auteurs féministes pourraient établir des concordances entre les fluides du Christ et le lait maternel si Longin lui avait porté le coup mortel à un autre endroit de son corps, dans STEINBERG 1996, 276-277, 373-376. À cela il peut être repondu que la position de la plaie, elle aussi, était soumise à un plan divin prémédité. 717 Le thème de l’ouverture est développé dans POUCHELLE 1986. 168 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval femme sur le côté gauche de la lettrine et ne touche jamais la figure masculine renforce cette association entre l’étoffe fendue et la pénétration vaginale.718 (fig. 45) Le motif du rideau écarté reste étroitement lié au principe féminin ; les meilleurs exemples dans la production artistique ultérieure en sont le tableau de Rembrandt Crevaison des yeux de Samson (1636) ou, de Cézanne, L’Éternel féminin (1872), où la fissure suggère le fantasme du retour dans la matrice primordiale719. Dans notre cas, cette forme n’est pas tant le résultat d’une imagination archétypique, qui soulignerait la féminité de Marie, que celui d’un motif biblique. Confrontons notre fresque avec la Madonna del parto, de Piero della Francesca, où la grossesse est soulignée par la main droite de Marie effleurant la fente frontale de la robe entrouverte de la poitrine jusqu’au-dessous du ventre (fig. 46). Pour Hubert Damisch, la figure de Marie, debout et rigide, représente la fonction phallique, tandis que sa féminité est symbolisée par le rideau derrière elle, dont les deux pans sont soutenus par deux anges disposés symétriquement720. Le motif du double écartement du tissu est répété quarante ans plus tard à Saint-Prime, où la cape de Marie est tendue par deux saints, tandis que sa robe, elle aussi, est entrouverte par une fente d’où sort son sein. Notre Vierge protège de son manteau, or l’on connaît depuis l’Antiquité le symbolisme sexuel de la couverture par un voile : celui-ci, tendu au- dessus d’un couple, exprime son union ( velatio). Surtout dans les mariages princiers, l’acte sexuel devait être accompli en public ; pour ce faire, l’on rabattait sur les époux le drap et la couverture721. Dans l’image de Piero della Francesca, Marie, enceinte, se trouve devant un pavillon à deux pans ouverts, qui se réfère au tabernacle de l’Exode ; cette scène se reflète métaphoriquement, au Moyen ge, dans les mots du Pseudo-Jérôme Corpus Marie quasi tabernaculum Filii Dei ou chez Albert le Grand, qui compare la Vierge au voile de pourpre qui enveloppait le même tabernacle722 (fig. 47). Pour Ambroise, Marie est aula (la demeure céleste ou le palais de la pudeur), ce qui résonne avec aulaeum (le rideau)723. De plus, c’est dans les hymnes marials médiévaux que la maternité si importante de la Vierge est très souvent symbolisée par des allusions au tissu ; elle y est chantée comme une tente ou, plus poétique encore, comme une robe charnelle qui enveloppa Jésus724. Saint Ambroise explique qu’en Marie se réalise la vision d’Ezéchiel de la porte du Temple, qui reste toujours close. La Vierge est la bonne porte, qui n’est franchie par personne, sinon 718 CAMILLE 2000, 142-143. 719 MIKUŽ 1989. 720 DAMISCH 1997, 96-123. 721 DUERR 1998, 300, 412 ; BASCHET 2000, 212-213. 722 POZZI 1989. 723 Je n’ai pas pu vérifier cette déduction que j’avais trouvée dans DIDI-HUBERMAN 1995, 324 ; cf. aussi BARRÉ 1968. 724 RIMMELE 2006a, 49, 53. 169 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval par le Christ, entré par la porte de son ventre, mais elle n’en est pas moins restée close725. En effet, dans la vie pratique, Ambroise menace d’interdire les portes de son église, dont la personnification est Marie-Église, aux païens, hérétiques et juifs726. Si, en étendant son manteau, Marie à Saint-Prime s’ouvre largement comme une porte à deux battants ( valva), elle correspond plutôt à une autre métaphore beaucoup plus universelle, celle de la Vierge- porte ouverte. Ce rapprochement est particulièrement développé par Albert le Grand, et aussi par d’autres dominicains, et utilisé dans leur liturgie. Sa tradition est compilée par Jacques de Voragine, qui désigne Marie comme « la porte et la portière ». Comme la porte royale, elle est claire, étincelante, féconde ; elle est la bienheureuse porte du ciel, car elle nous y porte, mais aussi nous en rapporte des dons de grâce divine. Cette porte du Paradis était fermée par Ève, mais elle est rouverte par la virginité de la nouvelle Ève. Elle est aussi la portière de Dieu, parce que par elle nous nous dirigeons vers le Christ et par celui-ci vers Dieu727. Notre fresque établit aussi un parallèle entre Marie, la porte, et la plaie du Christ qui évoque souvent ses propres mots : « Moi, je suis la porte. Si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé ; il entrera et sortira, et trouvera un pâturage. » (Jn 10, 9)728 Le manteau ouvert de la Vierge de Saint-Prime fait, en outre, allusion aux Vierges ouvrantes, sculptures de bois creusé dans lesquelles est le plus souvent conservée la figure de Dieu sous forme de la Sainte Trinité (fig. 48). De la période du début du XIIIe jusqu’au XVIe siècle, il est préservé dans presque toutes les régions d’Europe environ 45 petites figures en volets qui ressemblent à des armoires. Le plus important pour notre image est le type des Vierges ouvrantes au manteau protecteur chez lesquelles sur la face intérieure des volets sont peints les fidèles. Ils sont protégés par Marie, pleine de compassion et de grâce, et en même temps réunis en parenté sous l’égide de l’Église. Le geste de Marie de Saint-Prime écartant son manteau implique donc l’action de l’ouverture qui ressemble plutôt à l’exhibitionnisme masculin et qui, associée aux ailes déployées d’une poule-mère, rassure aussi729. La fin du Moyen ge ne révèle donc pas seulement l’intérêt croissant pour la nature humaine du Christ, suscité par Anselme de Cantorbéry et Bernard de Clairvaux, mais met en valeur par là même aussi le rôle de sa mère, notamment quant à ses réactions sentimentales et à ses fonctions biologiques. Guibert de Nogent, le successeur d’Anselme, pointe que, sans son enfantement, la Rédemption n’aurait pas eu lieu, et qu’en tant que médiatrice entre les fidèles et son Fils, elle collabore avec celui-ci pour le salut des premiers. Pendant sa vie terrestre, elle a partagé toutes les souffrances endurées par son Fils. De cette manière, celui- ci l’a fait participer davantage au rachat de l’homme, d’où elle est devenue son égale, sa 725 Patrologia latina, XVI, col. 319b-320d. 726 RUSSO 1996. 727 VORAGINE 1876, 312-315 (14, 6 ). 728 FINALDI 2000, 176-177. 729 SCHMITT 2002a, 161 ; RIMMELE 2006a. 170 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval coredemptrix, et, encore plus, salvatrix mundi. De même que le Christ a vaincu le diable avec sa Passion, sa mère va le vaincre avec sa compassion, et ses soins maternels équivalent à sa piété. Albert le Grand constate que Marie a plus supporté et souffert lors de la Passion de son Fils que tous les martyrs réunis. Aussi Richard Rolle l’appelle « médiatrice de compassion ». Une âme aspirant à la perfection doit s’obliger à revivre dans la prière contemplative non seulement la vie du Christ dans son intégralité mais aussi celle de Marie. Leurs souffrances sont inséparables, élaborées dans la dévotion populaire en détails réalistes : ainsi Marie est représentée dans son affliction comme chaque mère humaine le serait730. La Double intercession, telle qu’elle est réalisée dans l’église de Saint-Prime, témoigne de la tendance, dans la pensée et dans la production artistique des derniers siècles du Moyen ge, à faire rivaliser Marie avec Jésus, et le lait avec le sang. La participation de la mère, de plus en plus importante dans la Passion, lui donne la fonction du docteur Watson, seul ami, très explicatif, de Sherlock Holmes. Elle est l’intermédiaire symbolique du spectateur dans la scène, voire elle occupe, comme dans la théorie filmique de l’identification, un lieu dans lequel ce dernier place sa subjectivité. Comme si les blessures du Christ ne pouvaient suffisamment solliciter à elles seules la foi du spectateur, la présence de la Vierge est requise : mère miséricordieuse, son affection est à un tel degré immense que cet amour se répand sur toute l’humanité. Au sang de souffrance du Christ fait écho la compassion de Marie, dirigée vers ceux – dont les représentants, dans l’image, sont abrités sous son manteau – auxquels elle garantit le lait de la consolation. Ils la prient de leur transférer les peines de son Fils : « Sainte Marie, transperce-moi / dans mon coeur, renouvelle chaque blessure / de mon Sauveur crucifié », supplie une invocation populaire731. Les seins qui allaitèrent Jésus sont donc destinés aussi à l’humanité entière. C’est à travers eux que Marie communique avec le Christ, et à travers celui-ci avec Dieu le Père. Dans notre image, la mère et le Fils se trouvent dans les angles inférieurs terrestres d’une composition en triangle dont le sommet est occupé par Dieu au ciel. Leur mission est d’intercéder pour les mortels auprès du Père qui est, dans la religion monothéiste, le seul compétent dans l’exercice du jugement, comme l’est, dans la famille patriarcale, le pater familias et, dans la société féodale, le suzerain. Parmi les humains, c’est d’ordinaire une femme qui tient le rôle de l’intercesseur ; pour cette raison même, les prières sont adressées d’abord à Marie, qui rassemblait en elle toutes les vertus attribuées aux femmes dans la structure familiale d’alors. Son autorité ne pouvant pas dériver de la fonction d’épouse ou d’amante, elle maîtrisait la « famille » par sa maternité. Il reste donc à débattre si elle réussissait ou pas à affirmer, dans la structure patriarcale divine, les fonctions féminines réprimées. Étant une femme des plus réelles, comment envisager le cas où elle aurait pu y parvenir732. 730 SIMSON 1953 ; KIECKHEFER 1984, 105 sq. 731 Cité dans WARNER 1989, 191. 732 Cf. MARTI, MONDINI 1994. 171 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Le sein de la Vierge indique le devoir principal d’une femme, prendre soin nourricier d’autrui, tandis que les plaies, plus nobles, sont comme le trophée très estimé d’un homme sans peur. En travaillant, en combattant et en souffrant, il assume ses responsabilités auprès de sa femme. Donc, même si une femme, en tant que nourrice, a une fonction de don, elle redevient, dans un ultime retournement, ce qu’elle était dès le début, à savoir une réceptrice passive, dans la dépendance d’un homme actif733. Marie est nommée Notre Dame comme une femme noble, notamment une reine. Lors même que les femmes de ce type sont inaccessibles pour le commun des mortels, elles n’en existent pas moins dans leur imagination comme un objet de soumission et de désir. Leur position d’exception, les excluant de l’ensemble des autres femmes, les rend absolument autoritaires et d’autant plus attirantes qu’elles paraissent soustraites à la sévérité paternelle. Leur patron, leur père, leur Dieu ne leur refuse rien, car le pouvoir qu’elles leur dénient n’est en réalité que le double de la puissance phallique de l’autre masculin734. Les jeux de regards Aujourd’hui on croit que les phénomènes de mariolâtrie et d’amour courtois, bien qu’ils dérivent du même siècle (XIIe) et des mêmes régions de France et d’Angleterre, ne sont pas liés entre eux. Notre scène, peinte quelques siècles plus tard, semble toutefois confondre les niveaux sacrés et profanes. Michael Camille applique le registre scopique de Lacan à l’amour courtois735. En effet, l’énoncé « jamais tu ne me regardes là où je te vois »736 peut être utilisé dans notre cas aussi. Le dialogue muet entre le Fils et la mère se déroule au niveau symbolique par le biais du regard du Christ – détourné de Marie et dirigé vers le Père – et par son offrande indirecte de la plaie au coeur, à travers Dieu le Père, en lequel ils sont mystiquement mariés ; le Christ est dans la même position que le chevalier languissant indirectement après sa dame. Dans la triade des personnages saints, Dieu le Père et Dieu le Fils sont réputés être, au Moyen ge, les amoureux de la Vierge. Le Christ ressuscité se trouve dans le lieu paradisiaque qui n’est que l’éden jadis perdu et maintenant renouvelé. Là, il est marié avec Marie par le couronnement du Père, de qui ils sont tous deux les enfants. Dans chaque chef-d’oeuvre de l’art visuel, les rapports entre les figures représentées se révèlent par les directions des regards. Dans notre image, le Christ mort et ressuscité regarde Dieu, mais il voit sans aucun doute sa mère aussi ; quant à elle, elle regarde son Fils, mais ce n’est que dans une aberration spirituelle, dans un écart de l’espace et du temps d’après 733 Cf. STEINBERG 1996, 368. 734 KRISTEVA 1983. 735 CAMILLE 1989, 311-315. 736 LACAN 1973, 85 sq. 172 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval sa mort, où elle peut le voir lui et le Père joints en un seul Dieu. Le regard du spectateur est remplacé en premier lieu par le regard des protégés sous le manteau, qui sont les figures de personnages concrets, tandis que les deux saints soutenant le manteau, en fixant des yeux Marie en toute confiance, indiquent le deuxième degré du regard. Mais le phénomène le plus important est la double fonction du regard marial : il attrape le regard du spectateur, l’introduit dans l’image et le fait parvenir au Fils de Dieu. Celui-ci est vu par le fidèle de la même manière qu’il est vu par sa mère, car elle respecte chaque individu au même point qu’elle aime son fils. L’identification du regard du spectateur à celui de la Vierge, telle sa représentante, jeté vers son Fils, lui assure comme une vision divine, qui peut révéler le plus grand secret chrétien, l’Eucharistie. Cet échange de regards expose aussi tous les niveaux de la vision au Moyen ge dans un très vaste spectre entre le regard corporel et le regard spirituel. Le premier permet au spectateur de lire les histoires saintes ; à force de les fixer pendant longtemps, ce regard physique se transforme en second regard, le spirituel, qui l’autorise à contempler les vérités éternelles et à atteindre les visions mystiques737. Par la multiplicité de leurs niveaux et de leurs significations, les jeux de regards reflètent la conception que l’on se faisait des différents degrés de la réalité médiévale, ordonnée selon une hiérarchie théologique ; celle-ci est la mieux représentée par l’art. Les commanditaires comme les artistes savent bien que chaque image est perçue sur un plan physique et spirituel par le croyant, et qu’elle suscite de sa part une réponse active et affective. Vers l’an 1500, l’univers perceptif est constitué des visions des choses réelles, mais également de toutes sortes de revenants, démons, fées, de saints et de leurs miracles. Dans l’espace de la peinture, toutes les sphères, naturelles et surnaturelles, réelles et imaginaires, sont complètement imbriquées les unes dans les autres. Elles fonctionnent comme une scène théâtrale, unique et d’une seule vérité, qui est celle de la réalité artistique, où tous les objets et toutes les figures portent un double sinon un multiple sens ; ils sont de ce monde, matériel et concret, et appartiennent en même temps au domaine spirituel. Le cycle des peintures murales de Saint-Prime et de plusieurs autres églises slovènes de ce temps-là ne comprend pas les stations du chemin de croix ; le drame entier de la vie du Christ est concentré dans la figure isolée de l’Homme de douleurs, saignant de tout son corps, en charge de remplir, dans le programme iconographique du lieu sacré et de son rite, une fonction analogue à celle de l’Eucharistie. Quand l’ Imago pietatis est officiellement reconnue comme la formulation picturale du sacrement, son rôle est encore plus important, car elle appelle à la vénération de l’Eucharistie, même en l’absence de messe. Une figure monumentale du Christ eucharistique peut aller jusqu’à produire un effet visuel supérieur à celui de l’élévation de l’hostie.738 La réputation de la transsubstantiation est grande et 737 Je simplifie ici de façon extrême le vaste problème des différents concepts du regard au Moyen ge, très difficiles à saisir de manière succincte. Cf. BOUREAU 1987 ; CAMILLE 1996b ; LENTES 2002 . 738 Cf. les articles de Kemp et de van Os dans HUMFREY, KEMP 1990, qui mettent en doute de telles affirmations. 173 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval chez les artistes et les commanditaires depuis la fin du XIVe siècle, le motif de l’Homme de douleurs est considéré comme le sujet le plus dévot qui se puisse représenter. On en trouve toutes sortes d’images car il a le pouvoir d’accomplir des miracles et d’accorder à titre officiel des indulgences, atteignant, vers la fin du XVe siècle, pas moins qu’une période de 45.000 ans739. La position des yeux de l’Homme de douleurs dans notre image prouve qu’il y a toujours une signification particulière dans un discours théologique, dévotionnel et visuel de son regard. Le corps naturel du Christ est devenu le corps collectif de l’Église et comme il est dit dans les Libri Carolini, il est « l’étendard sur lequel l’armée a les yeux fixés » (2, 28). Belting écrit : Tout tableau figurant Jésus avec les yeux ouverts risquait de mettre en doute sa mort physique. À l’inverse, si on montrait le Christ les yeux fermés, on courait le danger de nier sa nature divine, qui ne pouvait évidemment être soumise à une mort corporelle [...] La peinture de la fin du Moyen ge en arriva au paradoxe du cadavre vivant, dont le regard se fixe, par-delà du tableau, sur le spectateur. [...] Les spectateurs projetaient leurs propres souffrances sur un corps avec lequel ils s’identifiaient dans la Passion. Ce qui s’accomplissait également dans leur regard, c’était le désir de triompher de leurs propres misères physiques par la méditation de leur représentant dans l’image. Dans l’exercice obligatoire de la « dévotion » privée, seul à seul avec l’image, le regard ne lâchait pas d’un pouce, littéralement, le corps meurtri du Sauveur.740 Selon les croyances de l’époque que l’oeil émet des rayons visuels qui « touchent » l’objet regardé, le contact des deux regards, celui du Christ et celui du spectateur, permet à ce dernier une perception corporelle du sacré741. Quand la fresque de L’image de la peste au mur nord de Saint-Prime a été peinte, l’église n’avait pas encore de choeur, aussi le maître-autel était-il placé devant le mur est, perpendiculaire à elle. On est donc en droit de supposer que le prêtre élevait l’hostie de manière à laisser apparaître derrière ou à côté d’elle la figure de l’Homme de douleurs, qui demeurait alors figée sur le mur, même après la fin de la messe, comme en une célébration perpétuelle. Dans notre fresque, le Christ exhorte Dieu au pardon, dans sa miséricorde. Mais, pour le spectateur, regarder un mort qui a subi la torture saisit plutôt d’effroi. Or celui-ci, face au corps du Christ, va trouver son apaisement dans le fait que ce corps est voué à la vie grâce à la Résurrection. Afin de souligner sa nature humaine, il est figuré comme un modèle réel, mais le spectateur sait que l’originel n’existe pas, ou bien, s’il existait, il ne serait pas visible à un mortel avant le Jugement dernier. Les plaies sanglantes, quoique 739 BELTING 1998a, 103-114 et passim ; FINALDI 2000, 133, 150-155 et passim. 740 BELTING 2007, 130-134. 741 DIEDRICHS 2006, 269. 174 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval quasi insoutenables à la vue, sont un appel à la compassion et à la contemplation. On ne peut évidemment pas se faire une idée des réactions des croyants prosternés face à l’image concrète qui nous occupe ici. Mais d’après les nombreux témoignages des fidèles les plus sensibles, c’est-à-dire les mystiques, on peut déduire que durant la contemplation des images saintes ils sombraient dans un état ressemblant à une extase, une fièvre, ou une maladie. Cet accès à la transcendance leur facilite un rapport d’empathie avec la figure représentée, qui peut aller jusqu’aux stigmates où celui qui en est le siège se transforme en image du Christ742. On ne connaît pas seulement les instructions de l’époque sur la manière de contempler une image et ce qu’on est en droit d’attendre d’elle, mais on a également connaissance de descriptions du processus de perception chez les croyants. La source la plus révélatrice est le témoignage de Léonard de Vinci, situé dans le Codex Urbinas : Ne voyons-nous pas les plus grands rois d’Orient se promener voilés et couverts, croyant voir leur gloire décroître en s’exhibant devant le public ou en divulguant leur présence ? Ne voyons-nous pas les peintures représentant différentes figures divines souvent revêtues de couvertures les plus précieuses ; et ne fait-on pas, avant de les découvrir, de grandes solennités ecclésiastiques avec des chants variés accompagnés de différents instruments ? Et à l’occasion de les découvrir, une multitude de fidèles rassemblés se jettent immédiatement à terre en les adorant, priant celui qui est figuré par telle image afin de leur faire recouvrer la santé et de leur accorder le salut éternel, comme si dans leur esprit une telle figure divine présente en image était aussi vivante […]. C’est une telle image qui accomplit ce qu’aucun écrit ne peut faire pour une si puissante figure dont la vertu est une effigie.743 Quant à la perception de l’image de l’Homme de douleurs en particulier, on peut citer Suso, qui dans son Livre de la sagesse éternelle parle de sa propre vision : Il voit près de lui, à sa droite, Notre Seigneur bien-aimé, tel qu’on le détacha de la colonne. Il avait l’air si bon, si paternel, que le frère pensa voir son père. Alors il constata que le corps délicat avait une couleur très naturelle : il n’était pas absolument blanc, mais de la couleur du froment, c’est-à-dire blanc et rouge bien mélangés, ce qui est la couleur la plus naturelle. Et il constata aussi que tout son corps était couvert de plaies fraîches et sanglantes : Quelques-unes étaient rondes, d’autres pareilles à des déchirures, d’autres très longues, causées par les coups de fouet. Et lorsqu’il était ainsi devant lui, tout aimable, et le regardait avec tant de bonté, le frère prêcheur leva les mains et les passa à plusieurs reprises sur les plaies sanglantes…744 742 FREY 1946, 122-125. 743 FARAGO 1992, 188-191. 744 SUSO 1977, 317. 175 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval L’homme en tant que spectateur doué de curiosité dépose donc dans l’image son regard, et le même homme, en tant que croyant fervent, embrasse l’image en attendant d’en saisir, par les yeux et par le toucher, le modèle. Il est vrai que l’érotisme des parties corporelles nues ou voilées d’une manière fétichiste ne peut pas être jugé d’un point de vue actuel qui les considère avant tout sexuées. Cependant, Meyer Schapiro avertit qu’au Moyen ge finissant les objets représentés deviennent aussi, avec l’introduction de la nature dans la peinture, les signes d’une vérité cachée. En tant qu’éléments du monde visible en général, ils appartiennent au réalisme de la narration, tandis que leur portée théologique justifie leur présence dans une image religieuse745. On peut ajouter que dans le temps de développement de l’individualisme créateur, un artiste peut introduire dans son oeuvre – de plus en plus indépendamment des commanditaires de l’Église – un objet marqué par une donnée tout à fait personnelle746. De cette façon, à côté des significations historiques concrètes, religieuses et sociales, un champ poétique et symbolique très vaste surgit, dans lequel tant les idéaux ascétiques que les désirs réprimés sont exprimés. Les scènes comme celle qui occupe notre étude concernent ce qui pourrait être intime entre la mère et le fils, en mettant ainsi en jeu un domaine complexe et émotionnel transféré à des personnages imaginaires mais d’un réalisme convaincant. La réponse à une image et la façon de la comprendre, quand elle oppose aux valeurs religieuses la vie affective d’un individu, dépendent donc grosso modo d’un choix délibéré du spectateur. Dans l’église de Saint-Prime, la fresque de La Double intercession est peinte dans la nef, c’est-à-dire dans l’espace destiné aux laïcs ; cependant elle est la plus proche du maître- autel. La position prestigieuse, mise en valeur, et le format monumental de la scène sont dus peut-être à l’actualité du thème au temps des grandes crises ; le même sujet dans les mêmes dimensions, comme on l’a déjà fait observer, est traité à Graz et à Šmarje, même sur la façade la plus exposée aux regards des passants. Il est connu également que les scènes introduites dans l’art par les idées bernardiennes et propagées par la fratrie du rosaire occupent toujours de similaires emplacements, bien accessibles au grand public. C’est qu’en ce temps-là saint Bernard acquiert la célébrité énorme d’un saint populaire, et les motifs iconographiques touchant à sa mystique sont pénétrés de dévotion laïque et sont propagés à l’instar du lait, nourriture de base des gens du peuple. Et ces derniers, quoique nourris par les doctrines saintes restent primaires, et leurs rapports envers la sainteté, spontanés et vitaux. Aussi l’on est en droit de se demander si le caractère sacré du lieu où se trouve notre fresque n’empêchait pas les croyants de méditer sur les parties sous le périzonium du Christ, ou si, au contraire, il ne les en encourageait que davantage ? Au Moyen ge, l’espace dans une église ne constitue pas un champ de spiritualité suffisamment clos par les interdits moraux ; c’est pourquoi Raoul Ardent, théologien, 745 SCHAPIRO 1990a. 746 CHASTEL 1978. 176 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval historien et chroniqueur français, mort en 1101, dit que l’homme doit y rester séparé des femmes, car rien n’éloigne plus l’esprit de la prière que la vue des femmes747. En réalité, l’église n’est pas seulement un endroit destiné à la prière, mais aussi un lieu de rendez- vous, d’affaires, et d’exhibition de chair féminine, buonne carni, comme il est exprimé dans une lettre datant du XVe siècle748. C’est là que des mères et leurs filles aussi bien que les femmes de mauvaise vie s’offrent aux regards d’une manière provocante, comme le rapporte Savonarole : « Dès que les femmes ont marié leurs filles, elles s’empressent de les montrer avec ostentation, après les avoir arrangées comme des nymphes. »749 « Quand les étudiants vont à l’église, souvent ce n’est pas pour prier, mais pour reluquer les femmes », est-il dit déjà dans la Glose ordinaire, tandis que Guillaume Peyraut appelle les femmes « incendiaires des lieux saints »750. Pour empêcher les tentations, des mesures préventives sont décrétées : à Pérouse, il est formellement interdit aux hommes entre quinze et quarante ans de flâner autour des églises et d’admirer les femmes participant aux services ou de pénétrer dans leur enceinte. Mais malgré les interdits, les archives abondent en dénonciations de copulations illicites dans les églises et les cimetières751. Si l’on en croit les sources, on peut même en déduire que la considération et en même temps la crainte éprouvées face à l’espace consacré stimulent davantage le sentiment de beauté et le désir de séduction que l’inverse, et que la mise en garde contre le péché par les images et par les paroles incessamment répétées dans l’église ne fait, au contraire, qu’encourager l’imagination concupiscente. Les femmes d’alors ne pouvaient s’approcher de l’autel que pour recevoir l’hostie. Mais, attention, prévient le prêcheur augustinien Gottschalk Hollen, « plus grande est la putain, plus proche elle est du choeur »752. Si l’on ajoute les commentaires fréquents qui comparent les femmes provocantes dans l’église aux images suscitant l’idolâtrie, on est en mesure de se convaincre que les réactions sensuelles des croyants devant les images pieuses ne se distinguent pas de celles devant les corps vivants753. Les paradoxes de la foi L’éventuelle lecture psychanalytique de la fresque de La Double intercession de Saint-Prime s’appuierait particulièrement sur le fait que la mère offre son sein dénudé à son fils adulte, 747 ALVERNY 1977. 748 RANDOLPH 1997. 749 MENOZZI 1991, 157. 750 CASAGRANDE 1991. 751 BRUNDAGE 1987, 350, 491 et passim. 752 Cf. aussi des dictons similaires dans FRANZ 1902, 32, n. 2. 753 RANDOLPH 1997. 177 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval ce qui constitue une situation de remise au sein, acte considéré comme tabou depuis le sevrage. On sait depuis Freud que la succion chez l’enfant sert de modèle à chaque rapport érotique, c’est la raison pour laquelle le non-sevrage signifierait « ne pas respecter la loi absolue de non-retour dans la matrice qui est la formulation de l’interdit de l’inceste »754. Pour le Christ de Saint-Prime, on peut dire qu’il est représenté à l’âge de sa mort, c’est- à-dire à trente-trois ans, tandis que sa mère semble être plus jeune que lui. On trouve les mêmes deux figures aux âges inversés dans la fameuse sculpture de la Pietà de Michel- Ange, destinée à la basilique Saint-Pierre, à Rome, quelques années auparavant. L’auteur a expliqué qu’il sculptait le Fils plus âgé que sa mère afin d’exprimer par la jeunesse de Marie sa virginité éternelle, tandis que le Christ est à l’âge de sa mort, car le divin « n’a pas fait attendre l’humain, mais le laissait suivre son cours »755. Si l’on considère Marie comme la fille de son Fils, notre scène trouve son précédent dans deux histoires moralisées de Valère Maxime. La première est celle d’une mère incarcérée qui survit grâce à l’allaitement par sa fille, et l’auteur d’ajouter qu’ « on pourrait penser que c’est un acte contre nature »756. La deuxième décrit, dans des circonstances semblables, le vieux Cimon nourri par le lait de sa fille Pero. La remarque de l’auteur retendra ici toute notre attention, car il s’agit plutôt d’un ekphrasis, d’une description d’un tableau, que d’une description d’un fait réel : Étonnement et stupéfaction frappent les regards quand ils voient cette attitude représentée en image, et les conditions qui ont entouré cette situation autrefois se renouvellent dans l’admiration qu’éveille le spectacle qu’on en a maintenant, les contours muets qui sont ainsi donnés aux corps faisant croire qu’on aperçoit la vie et le souffle qui les animaient. Et il est inévitable que l’esprit aussi éprouve cela, quand la représentation encore plus efficace qu’en propose la littérature l’incite à retrouver le passé à la place de ce qu’elle lui donne maintenant.757 Dans ces histoires se reflète le sujet mythique de la nouvelle naissance et de l’immortalité procurée à Héraclès adulte par l’allaitement. Même si les auteurs antiques favorisent la variante fille-mère758, le motif où le sein de la fille est sucé par son père établit l’iconographie de Caritas Romana, très répandue dans l’art occidental759. Si l’on en propose une lecture christianisée, on peut dire que le dicton lactat patrem filia – la fille allaite son père, se réfère, au Moyen ge, au paradoxe central de la foi où Marie, elle-même créature, engendre, 754 DJÉRIBI 1988. 755 STEINBERG 1996, 295-296. 756 VALÈRE MAXIME 1997, 108. 757 VALÈRE MAXIME 1997, 108-109 (V, 4). 758 Cf. PLINE 1977, 82 (36). 759 DEONNA 1954 ; cf. aussi CIXOUS 2009. 178 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval accouche et nourrit Dieu créateur, donc son père : « Tu allaites ton père qui s’est fait ton frère et t’a fait sa mère. »760 Pour saisir la complexité des réactions d’un homme médiéval face à l’image des deux figures principales du même âge sur notre fresque, le Christ, le vierge – dans le jeu de mots de saint Bernard virgo virga virgine generatus (rejeton vierge engendré d’une Vierge) – et la Virgo Maria, il est nécessaire de revenir à leur relation paradoxale : Marie est mère du Christ tant en vertu de l’Incarnation que comme Mère-Église. Le Christ est Dieu comme le Père est aussi, et la Vierge-Église est sa fille ; en tant que sa génitrice, elle est donc la mère de son propre père, tandis que le Christ, en tant que Dieu, est le père de toute l’humanité, sa mère incluse. Le rapport est donc empreint d’une complexité que signale Jean de Meun à propos de Marie, qui « sera virge et mere, qui alaitera son pere »761. Sans parler des populaires jeux de mots médiévaux entre virga (la tige, le rejeton ou la verge) et virgo (la vierge), qui lui donnent de surcroît un double sens, plus ou moins latent762. La Vierge-Église est l’épouse de Dieu qui est à la fois le Père et le Fils, et, enfin, c’est Bernardin de Sienne qui va jusqu’à l’affirmer, que Marie est à la fois la mère et le père du Christ car elle le porte autant qu’elle l’engendre. La relation entre Marie, qui selon la doctrine ne vieillit pas et reste ainsi perpétuellement dans la position de mère, épouse et fille, et le Christ, époux, voire bien-aimé, fils et père, indique explicitement l’inceste. Celui-ci est encore plus suggéré par la thèse que seul le mariage ratifié par la copula carnalis pouvait symboliser l’union du Christ avec son épouse. La question de savoir s’il s’agit d’une forme d’inceste spirituel et quelle en est sa structure occupe de plus en plus sérieusement les auteurs contemporains abordant le sujet763. Ici on va se concentrer sur les réalisations artistiques du lien nuptial symbolique décrit dans les nombreux commentaires du Cantique comme l’union du sponsus, Jésus, et de la sponsa, Marie, ayant pour but de stimuler chez les religieuses l’envie de mariage mystique avec le Christ (fig. 49). Ces scènes résonnent des descriptions les plus sensuelles des moments extatiques tels qu’on les trouve, par exemple, chez Philippe de Harvengt : « Non seulement la mère étreint le Fils le plus tendrement possible, mais aussi l’épouse étreint l’époux […] et celui-ci, en l’embrassant, repose plus doucement entre ses seins. Car si le baiser est consommé avec plus d’avidité et de sincérité, le sein s’unit avec le sein comme la bouche joint la bouche du conjoint. »764 D’habitude, les deux personnages, jeunes et beaux, ont une relation amoureuse pleine de délicatesse, se serrent les mains et se regardent dans les yeux. Notamment dans l’initiale historiée « o » du mot osculetur, sont représentés dans le baiser mystique la Vierge et son Fils tel un couple s’embrassant sur la bouche où assis sur un lit, où 760 RONIG 1956 ; RONIG 1974. 761 LORRIS, MEUN 1992, 1100 (19185-19186). 762 WIRTH 1994. 763 Cf. KRISTEVA 1983 ; WIRTH 1989, 310-311 ; WIRTH 1999, 230-236, 428-429 ; BASCHET 2000, 45-56, 388, n. 25. 764 Patrologia latina, CCIII, col. 271a. 179 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval l’époux caresse la poitrine dénudée de l’épouse. Les illustrations du Cantique vont souvent beaucoup plus loin dans l’intimité charnelle que les scènes érotiques dans l’art profane. De plus en plus réalistes, elles tirent de la vie quotidienne leurs formes de séduction et d’activité érotique, les exprimant par le langage du corps des figures représentées. Seuls les nimbes dénotent qu’il s’agit bien de figures saintes, encore que jouissant de toute licence, car c’est par elles que la vérité transcendante fut révélée765. Le problème de l’interprétation se pose quand l’image est soupçonnée de révéler aussi d’autres sujets, plus d’ici-bas. Dans ce cas, il ne conviendrait pas d’ignorer ni la forclusion ni le refoulement toujours opérants766. Il nous faut donc, avant d’aborder le destin de La Double intercession de Saint-Prime dans les époques postérieures, encore une fois poser la question de son érotisation, dont son destin même dépendra. On connaît les invocations par lesquelles les fidèles face aux images de la Vierge au sein nu en appellent à sa protection contre les fléaux, mais aussi contre les tentations charnelles : « Repousse nos bouleversements charnels », dit Guibert de Nogent767. Ici, on pourrait supposer que le sein nu ne soit pas un objet adéquat au regard de la supplication à l’encontre du désir, si du moins il était perçu comme une partie naturelle du corps de Marie. Or il n’en est rien, ce qui constitue une preuve suffisante de la validité de l’hypothèse selon laquelle le statut du sein de Marie est totalement différent de celui des autres femmes, et qu’il ne fonctionne que dans le sens symbolique de l’Incarnation divine768. Toutefois, si l’on se penche sur le contexte pictural de L’image de la peste dans lequel Marie est représentée, on peut se rapporter à la déclaration de Justinien pour qui les déviations sexuelles sont responsables de fléaux comme la famine, la pestilence ou les tremblements de terre. Au fil de tout le Moyen ge, ce jugement nourrit abondamment le florilège des vitupérations des prêcheurs, qui résonnent aussi devant des images comme la nôtre769. On pourrait donc en conclure que même si le désir du fidèle est stimulé par la figure dénudée de Marie, il n’en est pas moins sur le champ calmé par son regard découvrant les catastrophes représentées derrière elle. C’est précisément cette ambiguïté qui accompagne tout ce qui a trait à notre image. À l’époque où elle est exécutée, les humanistes de la Renaissance se passionnent pour la liberté des auteurs de l’Antiquité qui n’hésitent pas à parler ouvertement de l’érotisme, tandis que, d’un autre côté, ils restent prisonniers de la doctrine religieuse, qui prêche qu’une telle liberté n’est pas permise par la morale chrétienne. Cependant, les réactions de l’époque contre l’hypocrisie de l’Église et contre sa répression de la sexualité sont de plus en plus directes et virulentes ; mais la question se pose de savoir si elles arrivent à influer 765 WIRTH 1989, 310-312 ; WIRTH 1999, 230-232, fig. 75 ; CAMILLE 2000, 23, 134 ; HAMBURGER 1998, 143-148. 766 Cf. SCHULZ-KEIL 1986. 767 Patrologia latina, CLVI, col. 577a. 768 BAXANDALL 1980, 165-172. 769 BRUNDAGE 1987, 398-399. 180 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval sur la perception des images, qui est encore enracinée dans les idées médiévales, même si lesdites images sont déjà réalisées dans l’esprit de la Renaissance770. On a vu dans le chapitre précédent que vers 1500, les seins, mis en valeur par la mode d’alors, étaient exposés en tout lieu et il apparaît que les fantasmes féminins étaient orientés plutôt vers le corpus verum du Christ, tandis que les désirs masculins l’étaient plutôt vers la Vierge. L’image du Christ eucharistique dans l’église de Saint-Prime, était donc capable de susciter l’intérêt des femmes dans la même mesure que les regards des hommes pouvaient être attirés par la figure de la Vierge. On peut se demander si le sein dénudé de cette dernière n’est pas peint d’une manière aussi réaliste dans le dessein d’attirer l’attention du spectateur, et si, dans un second temps, l’auteur n’aurait pas tenté de freiner un peu sa forte lisibilité provocante en s’attachant à rehausser d’autres éléments descriptifs et narratifs de l’image afin que le prétexte érotique ne surpassât pas la signification spirituelle de la figure de Marie. Il est fort important de savoir que, précisément dans les portraits profanes de ce temps-là, un sein découvert ne signifie pas une virginité générique, mais plutôt une virginité vouée à être consommée dans le mariage771. La discussion portant sur le désir charnel susceptible d’être excité par les images représentant le Christ et Marie tombe dans l’aporie. C’est qu’en tout temps, en tout lieu, quelles que soient les moeurs et les morales, un fait est incontestable : les femmes, soit consciemment, soit inconsciemment, soulignent leurs seins, les dénudent, ainsi qu’autres parties érogènes, et les hommes se comportent en voyeurs à leur égard, même s’il s’agit en l’occurrence du sein même de la Vierge. Vice-versa, si les hommes de l’époque portent des braguettes proéminentes, les femmes sont sans doute intriguées par ce qui se trouve sous le périzonium du Christ, et ceci malgré toute la renonciation à la chair et la foi prêchées par l’Église ; d’autant plus que devant elles ne se trouve pas un homme ordinaire, mais un Homme-Dieu. On suppose que la perception de l’image et les réponses qu’elle suscite ne diffèrent pas de celles observées dans le monde réel. On peut mettre en question l’opinion traditionnelle, à savoir que le sein représenté de Marie, empreint de vertu et de spiritualité, n’excite pas le désir masculin, par l’hypothèse suivante : Le spectateur n’éprouverait-il pas quelque sollicitation des sens si Madonna en chair et en os lui apparaissait le sein nu ? Et il est à ajouter qu’après une longue contemplation, la figure représentée est perçue comme vivante ; le croyant, à genoux en médiation devant elle, peut dans sa vision même sentir son regard posé sur lui. Dans notre image, où le symbolisme médiéval s’entremêle avec un naturalisme soucieux de précision, il n’y a cependant pas de correspondance absolument univoque entre le sein de Marie ou le giron couvert du Christ et les signes sexuels comme dans le cas des cheveux longs de la première ou de la barbe du second. Mais il est certain que la Vierge est représentée 770 FINDLEN 1996. 771 BERTELLI 2002. 181 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval telle une jeune femme séduisante et son Fils tel un beau jeune homme. Il est donc difficile de croire que ces apparences respectives échappaient au regard des spectateurs ou qu’ils ne percevaient le sein marial que comme une glande mammaire et le corps musclé du Christ que comme l’Eucharistie. En effet, le côté corporel des deux, tant de la figure féminine que masculine, se donne à voir comme sacré, mais à la fois conscient de lui-même, prouvant ainsi le nouvel anthropocentrisme de la Renaissance. 182 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval La critique luthérienne et la censure post-tridentine Man sollte noch solche Gemälde wegthun. Les peintures comme celles-ci, il faut les écarter. Martin Luther, Die VIII. Predigt über Johannes, 1531, à propos des images de la Double intercession La Réforme La mariolâtrie culminant à la fin du Moyen ge considérait la Vierge parfois comme une déesse, encore plus respectée que Dieu : car celui-ci a créé l’homme à partir du limon, tandis qu’elle a créé son Fils de son sang et de son lait. La chrétienté en ce temps-là est à ce point en train de devenir une « marieneté » que ses représentants eux-mêmes commencent à freiner le culte marial. Pour montrer comment celui-ci a débordé, il ne nous faut qu’un exemple. Le théologien et inquisiteur notoire, le dominicain Tetzel – qui se trouve être le facteur déclenchant des thèses de Luther précisément à cause des indulgences qu’il vend – prêche, par exemple : Les indulgences sont le don le plus précieux et le plus sublime de Dieu [...] Je ne voudrais pas échanger mes privilèges contre ceux de saint Pierre dans le ciel ; car j’ai sauvé plus d’âmes par mes indulgences que l’apôtre par ses discours. Il n’y a aucun péché si grand que l’indulgence ne puisse le remettre ; et même, si quelqu’un, ce qui est impossible sans doute, avait fait violence ( violasset) à la sainte Vierge Marie, mère de Dieu, qu’il paye, qu’il paye bien seulement, et cela lui sera pardonné.772 En même temps la critique de la mariolâtrie exagérée est le fait des humanistes : Érasme est convaincu que Marie remplace Vénus, que son invocation n’est rien d’autre qu’une superstition et que – en tant que femme modeste – elle n’est pas légitimée à occuper les magnifiques autels aux cierges allumés. En 1524, il invente une prétendue lettre de Marie qui dénonce la nouvelle attitude des protestants envers son culte : elle se dit heureuse que Luther ait arrêté le flux incessant des prières qui lui sont adressées : C’est à moi seule que s’adressaient toutes les demandes comme si mon fils était toujours un enfant porté dans mes bras, tel qu’on le représente sculpté ou peint ; qu’il fût encore sous la dépendance de sa mère et qu’il n’osât refuser une demande, dans la crainte sans doute que, s’il opposait un refus, je ne lui refusasse à mon tour le sein quand il voudrait téter. On demande quelquefois à une vierge des choses qu’un jeune homme timide oserait à peine demander à une entremetteuse et que je rougirais de confier au papier. Un négociant, au moment de s’embarquer pour l’Espagne afin de gagner de l’argent, me confie la vertu de sa 772 MERLE D’AUBIGNÉ 1856, 319. 183 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval concubine. Une religieuse qui a jeté le voile pour protéger sa fuite dépose entre mes mains la réputation de son honneur qu’elle cherche elle même à prostituer...773 Et c’est notamment la Réforme qui veut dès le début supprimer tout aspect du culte des saints et le recours à leur intercession qui, au Moyen ge, remplace celle de Jésus-Christ. La critique et les attaques se répandent sur les cérémonies rituelles dans lesquelles les signes sacrés sont vénérés, c’est-à-dire sur les pèlerinages, les légendes, les récits des miracles les processions et sur les messes aux hosties consacrées. Ainsi est menacé même le dogme central du catholicisme, celui de la transsubstantion, tout cela étant assimilé, dans l’esprit des réformateurs, à des actes sacrilèges et à de l’idolâtrie païenne. Néanmoins, à propos de la mariolâtrie, Martin Luther est en 1521 encore ambigu et hésitant ; d’une part, il dit que Marie n’a aucun mérite pour la rédemption, tandis que de l’autre il affirme que « le Christ nous accorde telle chose par l’intercession et la volonté de sa chère mère »774. À diverses reprises, il conseille même aux artistes de la représenter en belle et sublime reine du ciel, sur laquelle on ne puisse trouver rien à redire. Il est intéressant de signaler qu’en 1522 le frontispice d’un de ses sermons soit décoré d’une gravure en bois de Hans Burgkmair représentant à droite, sous les bras du Crucifié, la Vierge douloureuse lui montrant son sein où – comme dit Vloberg – « il a puisé le sang qu’il répand en victime »775. Luther entend bien que Dieu a donné à la bienheureuse Vierge le privilège d’accoucher du Fils de Dieu, ce qui la place au-dessus de toutes les autres femmes de ce monde. Mais ce privilège ne l’autorise pas à s’emparer de la gloire du Christ, et c’est vers l’année 1526 que Luther change d’opinion. Dans une postille il avertit que représenter Marie montrant son sein dénudé au Fils signifie prêcher au diable et pas aux chrétiens. Dans les vingt années suivantes, jusqu’à sa prédication prononcée à Wittenberg un mois avant sa mort, en 1546, il va développer à plusieurs reprises ses arguments contre l’invocation des saints. Il le fait en s’aidant de l’iconographie de la Double intercession : Nous prêchons cette foi selon laquelle on ne doit adorer personne d’autre que Dieu seul, qui est le Père de notre Seigneur Jésus-Christ […]. Mais la raison dit ici le contraire : Doit- on adorer le Christ seul ? Ne doit-on pas honorer aussi la sainte mère du Christ ? Exauce- nous, Marie ; car ton Fils t’honore tellement qu’il ne peut rien te refuser. Ici, saint Bernard s’est trop avancé dans l’interprétation de l’Évangile Missus est angelus, etc. Dieu a ordonné qu’on honore ses parents ; je veux invoquer Marie, elle priera le Fils pour moi, et celui-ci priera le Père qui exaucera le Fils. De là le tableau qui représente Dieu en colère avec le Christ montrant à Dieu ses plaies, tandis que Marie montre au Christ ses seins. Voilà ce que fait la belle épouse, la sagesse de la raison : Marie est la mère du Seigneur Christ, 773 ÉRASME 1872, 19-20. 774 LUTHER 1964, 13-77, passage cité 74. 775 VLOBERG 1938, 209 ; BERGMANN 1981. 184 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval assurément Christ l’exaucera ; Christ est un juge sévère, je veux invoquer saint Georges, saint Christophe.776 Luther se lamente souvent que, pendant le papisme, le Christ suscite plus un sentiment de peur que le diable : « Je ne croyais pas en Christ ; je ne le tenais pour rien d’autre que pour un juge sévère et effrayant […]. Les papistes ne font rien d’autre du Christ qu’un juge sévère et irrité que l’on doit craindre comme s’il voulait nous précipiter en enfer. »777 Identifié à Dieu le Père, le Christ lui-même se transforme en juge terrifiant et devient Dieu vengeur. Pendant la papauté, on a attribué à chaque saint une force et un pouvoir particuliers, ainsi on observe que « Dieu lui-même est devenu complètement oisif et qu’on laisse les saints agir et créer à sa place »778. Il existe quelques motifs, confirmés par le pape, qui, présentés seuls ou combinés, illustrent ces prédications erronées qui sont nuisibles, et sont donc des hérésies en image. Représenter la Vierge au manteau n’est qu’une idolâtrie, se confier à la protection d’un voile n’est qu’un sacrilège, car la Vierge n’a pas versé son sang pour nous. Les frères, en prêchant ce thème, en font une terreur et, selon François Boespflug, aux yeux de Luther, l’Intercession mariale « insinue la peur du Sauveur, inculque le réflexe de s’abriter contre les coups de sa colère, au lieu d’apprendre à s’en remettre à sa miséricorde : forfait d’image complice de ce Christ terrifiant – comme celui qui brandit les trois flèches de pestilence, guerre et famine, pour en frapper l’humanité »779. En avançant en âge, Luther devient donc de moins en moins convaincu par les capacités d’intercession des seins de la Vierge et en cela, le motif de Marie s’adressant à son Fils au nom de son sein est le plus à déplorer à ses yeux. Lui, qui connaissait bien les efforts méritoires de promotion du culte de la Vierge et de réforme de Bernard, attribuait toujours l’iconographie de l’Intercession mariale à celui-ci. D’où, il n’hésite pas à condamner les scènes de son miracle aussi : « On a peint saint Bernard en prière devant la Vierge, qui montre ses seins au Christ son Fils qu’elle a allaité ; que de baisers avons-nous donnés à Marie ! Mais je n’aime ni les seins, ni le lait de Marie, car ce n’est pas elle qui m’a sauvé, ni rendu bienheureux. »780 Luther assure que le sang et le lait ne sont pas des liquides qui détiennent un égal pouvoir pour calmer la colère de Dieu. En conséquence, il dénigre maintes fois le lait de Marie et commence à désigner la mariolâtrie par les expressions moqueuses telles que Milchglaube ou Milchkrist. Finalement, il condamne surtout les images concernant le motif du Christ en tant que juge impitoyable, l’Intercession et la Vierge au manteau, car le premier évoque l’effroi et le désespoir, les deux autres ont vertu de les calmer. Le désespoir est pour Luther 776 LUTHER 1961, 339-350, passage cité 346 ; pour les autres mentions, voir TAPPOLET 1962, 145-152 ; KOEPPLIN 1983 ; MARTI, MONDINI 1994. 777 LUTHER 1965, 201. 778 LUTHER 1965, 190-204 ; cf. aussi BACCIOCHI 1967 ; WIRTH 1981. 779 BOESPFLUG 1997. 780 BOESPFLUG 1997. 185 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval un mal, mais le remède qui l’éradique est encore pire. Tel un anti-iconoclaste, il ne cherche pas à détruire les images aux motifs susmentionnés, mais il considère avec force qu’il faut en tout cas les écarter781. Le sujet de la Double intercession est critiqué aussi par les autres réformateurs. Pour Jean Calvin, le Christ est le seul Seigneur et l’unique médiateur. Les papistes font de Marie et des autres saints des intercesseurs, mais, questionne-t-il, Marie est-elle notre soeur ou notre grand-mère ? Attendre de l’aide d’elle relève, selon lui, d’une faute que commettent les croyants qui se donnent la liberté, durant leurs prières, d’invoquer dans leur coeur les saints morts au lieu de Dieu. De ce fait, il y a obligation à les dissuader de croire que la Vierge soit leur seul espoir et que seuls les saints les protègent. Il s’impose de leur expliquer que Jésus- Christ a sa place légitime dans le ciel, condition pour qu’il soit présent pour nous ici-bas ; c’est donc grâce à lui que nous avons un accès direct à Dieu, sans qu’il soit nécessaire de recourir d’autres intercesseurs. Les papistes, qui ont proclamé Marie leur médiatrice, ont fait d’elle une idole abominable. Qu’ils aillent au diable, peut-on lire aussi sous sa plume, même s’ils lui crachaient au visage, ils ne pourraient l’humilier davantage, car « les putains seront plus modestement accoustrées en leurs bordeaux, que ne sont point les images des Vierges aux temples des Papistes »782. Ulrich Zwingli, lui aussi, proclame que nous n’avons pas besoin d’intercesseurs, mais de Dieu seul. Cependant, il dit et répète que, même si Marie ne peut pas remplacer son Fils dans la fonction de médiateur, elle doit être fortement louée. Elle est la plus sainte de toutes les créatures, quoique sa sainteté ne dérive pas d’elle seule, mais de la sainteté du Christ ; c’est pourquoi elle est la créature la plus proche de Dieu. Prêchant d’une manière semblable, Heinrich Bullinger est persuadé que, à cause des mots de saint Paul : « Car il n’y a qu’un seul Dieu, un seul médiateur aussi entre Dieu et les hommes, un homme : Christ Jésus » (1Tm 2, 5), Dieu n’écoute pas les autres intercessions. Au contraire, il les rejette, en cela les gens qui cherchent d’autres manières d’approcher Dieu le font en vain783. La Réforme traite donc la mariolâtrie comme une idolâtrie et s’indigne du fait que Marie ose commander à son Fils. Les protestants nient le dogme de l’Immaculée Conception et l’existence du salut angélique, doutent de son assomption, et vont s’employer alors à dissoudre les congrégations et les fraternités mariales, à profaner et à détruire ses reliques et ses images784. En ce qui concerne le destin des oeuvres d’art, il faut souligner les réactions les plus farouches qui pouvaient inciter des persécutions iconoclastes relatives au motif du Christ saignant et de la Vierge au manteau. Concernant cette dernière, on connaît les 781 WIRTH 1981 ; KOEPPLIN 1983. 782 Les mots de Calvin sont cités chez MENOZZI 1991, 175. 783 TAPPOLET 1962, passim. 784 BEISSEL 1910, 109-117 ; JEZLER 1990 ; MICHAŁSKI 1993. 186 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval pointes des Huguenots, la comparant à la « mère-poule couvant ses poussins »785. Calvin est le plus intransigeant dans ses attaques ; à la différence de Luther et de Zwingli, il refuse de célébrer les fêtes mariales. En 1543, il commente dans son oeuvre la plus populaire et la plus appréciée l’abus et la tromperie dont sont victimes les fidèles à propos des reliques : Et même si ce n’est pas mensonge évident de dire que le sang de Jésus-Christ ait été trouvé sept ou huit cents ans après sa mort pour en épandre par tout le monde, vu qu’en l’Église ancienne jamais n’en a été mention […]. Du lait, il n’est déjà métier de nombrer les lieux où il y en a. Et aussi ce ne serait jamais fait. Car il n’y a si petite villette, ni si méchant couvent soit de moines, soit de nonnais, où l’on ne le montre, les uns plus, les autres moins. Non pas qu’ils aient été honteux de se vanter d’en avoir à pleines potées, mais pour ce qu’il leur semblait avis que leur mensonge serait plus couvert s’ils n’en avaient que ce qui pourrait tenir dedans quelque montre de verre ou de cristallin, afin qu’on n’en fît pas d’examen plus près. Tant y a que si la sainte Vierge eût été une vache et qu’elle eût été nourrice toute sa vie, à grand peine en eût elle pu rendre telle quantité.786 L’esprit critique de la Réforme pénètre aussi les régions de la Slovénie actuelle. C’est notamment Primož Trubar, le plus important parmi les protestants slovènes et auteur du premier livre slovène qui résume, fait passer les idées nouvelles et les propage787. En 1575, il écrit : On entend que, chez les pauvres gens, ce sont toujours la Vierge Marie et les saints qui valent plus que Dieu même ou Jésus, son Fils. Ce sont ces cléricaux éblouis par le diable qui sont coupables de cela, car ils ne comprennent correctement aucune partie de la foi chrétienne ni de la Bible ni du catéchisme, et car ils ne s’opposent jamais à telles prières menteuses et idolâtres […], tandis que nous, les protestants, nous croyons en Dieu le Père et en Jésus-Christ qui est jadis né de Dieu et depuis exactement 1575 ans né de la Vierge Marie. Nous croyons en lui seul et jamais en la Vierge Marie ou en Pilate, même si leurs noms se trouvent dans cette religion. Et si les simples gens nous croyaient, ils ne parleraient jamais des grossièretés à la manière des Turcs : si la Vierge Marie n’existait pas où Dieu se trouverait-il ?788 Mais les gens du peuple, en effet, ne se laissent pas persuader facilement et Trubar est obligé de défendre ses positions : Nous, les luthériens, nous sommes dénigrés et attaqués par les mensonges des papistes – qui sont accompagnés par le Diable et ne saisissent rien – auprès de beaucoup de gens qui 785 RÉAU 1956-1957, II, 118. 786 CALVIN 1995. 787 Trubar (1508-1586) est né à Raš@ica, près de Ljubljana. À travers l’évêque Peter Bonomo, à Trieste, il adhère aux idées d’Érasme, de Bullinger et de Calvin. Il oeuvre comme pasteur, écrivain, enseignant et prédicateur entre les régions slovènes, croates et allemandes. Il est le traducteur de plusieurs livres religieux de base en slovène. Cf. The Oxford Encyclopedia 1996, IV, s. v. Truber, Primus. 788 Slovenski protestantski pisci 1966, 231. 187 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval croient à chaque moindre rumeur, que nous ne respectons pas la Vierge Marie et les saints, que nous les offensons, que nous ne croyons pas en eux, que nous comparons la Vierge Marie à toutes les femmes ordinaires et aux putains, et les saints aux idoles et aux diables.789 Le culte de Marie et de son intercession est mentionné en 1566 aussi dans les écrits d’un autre protestant slovène, Sebastijan Krelj. Tout d’abord, il constate que contre les fléaux il ne faut pas invoquer les saints, mais qu’il faut prier Dieu, omnipotent et omnivoyant, et consacrer à lui seul tous les offices divins ; et ensuite que Jésus-Christ doit être notre seul intercesseur, médiateur et avocat, car c’est grâce à ses mérites et grâce à son intercession que Dieu nous rend sa miséricorde. Sebastijan Krelj déclare encore : Déjà saint Épiphane se scandalise contre les hérétiques qui enseignent la nécessité de vénérer la Vierge Marie, de lui faire des offrandes et de lui allumer des cierges. Mais il est erroné d’invoquer Marie, car prier les saints, notamment ceux qui sont déjà morts, est une mauvaise habitude païenne et une idolâtrie abominable […]. Tout cela est la faute des papistes exigeant qu’on vénère Marie en tant que médiatrice, intercesseur et avocate auprès de Dieu et qu’on l’adore comme reine des cieux.790 Afin de conclure efficacement son discours et de mieux souligner les exagérations des catholiques, il les illustre par la traduction slovène de Salve Regina, la plus célèbre antienne mariale dont la popularité date du siècle de saint Bernard, qui devait sans doute être chantée, entre autres lieux, devant l’image de l’intercession de la Vierge de Saint-Prime791. La condamnation des images catholiques La Réforme agit en un temps où l’art profane s’émancipe et fait son plein d’obscénités. Les sources nous rapportent le cas d’un homme justifiant son refus de se séparer de ses peintures et de ses autres objets, et de les livrer à la destruction comme l’exigent les protestants. Il déclare qu’il préfère ses images à caractère religieux « à ces scandaleuses images de femmes, dont on tolère maintenant la facture sans pudeur aucune »792. Or, la nouvelle habitude de représenter d’une manière lascive les figures profanes ou mythologiques est en train de peser de toute son influence aussi sur les images religieuses. Avec cette désacralisation, ce sont aussi les corps des saintes et des saints représentés qui deviennent dans le regard des croyants de plus en plus source de convoitise sexuelle. C’est Zwingli qui exprime bien l’hostilité de l’époque contre de telles images : 789 Slovenski protestantski pisci 1966, 225. 790 Slovenski protestantski pisci 1966, 307-308 791 Slovenski protestantski pisci 1966, 308. 792 Cité dans Iconoclasme 2001, 129. 188 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Nous avons une telle quantité d’idoles ! À l’une nous mettons une cuirasse pour qu’elle ressemble à un soldat ; nous habillons l’autre comme un coquin ou un tenancier de bordel assurément pour inciter les femmes à une grande dévotion. Les saintes femmes, nous leur donnons un air si putassier, si coquet et si bien attifé qu’elles semblent placées là pour exciter les hommes et les pousser à la luxure […]. Voici une Madeleine peinte sous des traits si putassiers que tous les prêtres eux-mêmes ont toujours dit : comment pourrait-on être attentif à la messe que l’on dit là-devant ? Et même la Vierge, Mère de Jésus-Christ, éternellement pure et immaculée, est obligée à montrer ses seins. Voilà un Sébastien, un Maurice et aussi Jean, le pieux Évangéliste, avec une telle mine aguichante de jeune seigneur et de guerrier que les femmes ont de quoi se confesser. Et tout cela n’est que dérision.793 La Réforme est avant tout une victoire de la parole écrite et parlée sur l’image : c’est par le Verbe, par l’écoute des paraboles du Christ, c’est-à-dire des images dans l’écrit, que le chrétien peut réellement s’approcher de Lui et non par des images qui visent à donner une idée de son apparence humaine et qui ne font que détourner l’attention de sa Personne. Le respect de la parole écrite divine déclenche une critique violente de l’Église médiévale, Église qui s’impose elle-même telle une idole et propage sa propre doctrine rigide comme s’il s’agissait de celle de Dieu. Son système lucratif et corrupteur et la vie de débauche du clergé catholique suscitent les réactions moralistes des humanistes et des réformateurs. Elles visent d’abord les signes matériels de ce système ecclésiastique et de cette vie spirituelle, notamment les différents objets du sacrement et de la liturgie, riches en sujets symboliques médiévaux. D’où est condamné l’usage abusif des reliques, des indulgences, des effigies votives et des images sacrées. On peut constater, à l’époque, que les sculptures, les peintures et autres décors envahissent la moindre place libre dans les églises, et notamment les autels, qui se multiplient à l’infini. La commande d’une oeuvre d’art devient une preuve de la condition sociale, et les riches achètent de cette manière le salut de leur âme. Il advient vite que les autels ne portent même plus les noms de leurs saints patrons, mais ceux de leurs donateurs794. Or, la situation devient encore plus complexe, car un autre critère pour juger la valeur d’une oeuvre d’art s’impose, celui de la beauté : les images saintes ne sont plus uniquement un réceptacle du sacré, mais d’abord une oeuvre d’art manifestant une posture esthétique qui les justifie et les protège aussi contre une éventuelle censure grâce aux qualités d’exécution et à la beauté qui lui sont propres795. Érasme va, en outre, jusqu’à déplorer la destruction des images par les iconoclastes non pas pour leur valeur religieuse mais artistique. Le théologien catholique Hieronymus Emser, professeur de Luther, bien que très 793 Cité dans Iconoclasme 2001, 298-299. 794 CHRISTENSEN 1979, 13-23 ; ULLMANN 1985 ; EIRE 1986, passim. 795 BELTING 1998b ; KOERNER 2004, 59 sq. 189 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval engagé dans une polémique avec son ancien disciple et les autres réformateurs, divulgue cependant quelques supercheries à l’origine de miracles liés aux images sacrées, qui ont lieu déjà au Moyen ge. Mais il contribue aux querelles par un nouvel énoncé, künstliche Bild (l’image artificielle mais aussi artistique), au moyen duquel il met en doute l’image. En effet, les artistes de la Renaissance, conscients de leurs capacités créatrices, abandonnent la pratique et les règles schématisant des artisans médiévaux en développant leur art jusqu’à certains extrêmes générant un sentiment de trouble chez le spectateur qui est alors poussé à admirer l’artifice de l’exécution et la beauté si intense qui s’en dégage au point qu’il ne remarque plus le message de l’image ni sa signification de base dans toute leur complexité. Les artistes n’ont aucune honte à rivaliser entre eux dans la suggestivité réaliste des peintures et sculptures, ne s’occupant pas de leur effet moral. Même si Emser préserve un regard critique sur la familiarité dont font preuve les croyants en s’adressant directement à la figure fidèlement représentée dans l’image, il conseille aux artistes – au lieu du sermo artifex, l’artificialité dans l’expression – le sermo simplex, la simplicité dans l’expression, afin qu’ils puissent être compris tant par les érudits que par le commun des mortels796. La haine et la destruction des images accompagnent les arts plastiques depuis leur origine jusqu’à nos jours797. L’iconoclasme atteint toujours tous les domaines de la vie, non pas seulement sociopolitiques de la lutte des classes, des différentes idéologies et religions, mais aussi des intérêts économiques, de la raison juridique etc. ; ainsi, les réformateurs les plus ardents vont passer vite, eux aussi, des paroles aux actes. Andreas Bodenstein von Karlstadt, par son libelle contre les images sacrées De l’éloignement des images peintes de 1522, marque le début d’un débat qui mènera vers la purification des temples de la souillure de l’idolâtrie. Il pense que la richesse ostentatoire des images flatte les sens et dénature les églises ; il nie que l’adoration par l’image passe à son modèle originel car pour lui l’honneur est détourné du saint vrai et est transféré vers son image trompeuse ; il demande qu’on donne l’argent dépensé en faveur des images aux pauvres qui, eux, sont les vraies images de Dieu. Toujours selon lui, les images ne montrent que l’aspect charnel des personnages saints, transformant ainsi le culte en prostitution et son lieu en bordel. C’est Belting qui remarque qu’ « au reste, il n’éprouva aucun scrupule à agrémenter la page de titre de son pamphlet des images assez osées d’un télamon et d’une cariatide nus »798. Luther prend vite ses distances avec les idées militantes de Karlstadt selon lesquelles « toutes les images soient envoyées au diable »799. Il considère les oeuvres d’art comme étant des choses non nécessaires au salut de l’âme, mais il 796 GÖTTLER 1990. 797 Pour ce paragraphe et les suivants, voir WARNKE 1973, passim ; BREDEKAMP 1975 ; EIRE 1986, passim ; EIRE 1990 ; MICHAŁSKI 1990 ; SCRIBNER 1990b ; GÖTTLER 1990 ; BELTING 1998b, 613-633 ; Iconoclasme 2001. 798 BELTING 2007, 225 ; KOERNER 2004, 95, fig. 37. 799 MICHAŁSKI 1990. 190 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval les accepte comme une réalité inévitable. Il est admissible de les produire et de les posséder, mais pas de les adorer. À plusieurs reprises, Luther, accusant les briseurs d’images eux-mêmes d’idolâtrie, les qualifie de horde égarée et désordonnée se livrant à la destruction par pur plaisir, de possédés capables de fomenter des désordres sociaux. Zwingli, quant à lui, se montre plus nuancé dans sa condamnation des images en distinguant les oeuvres profanes et sacrales ; à propos de ces dernières il pense que dès que les saints n’ont pas le pouvoir d’intercéder, il n’y a plus de raison de les vénérer en effigies, d’autant plus que cet usage est propre à susciter la tentation d’idolâtrie. Au lieu d’honorer Dieu en tant que créateur, il est reproché aux papistes de vénérer ses créatures ; ainsi un objet matériel peut, chez ceux-ci, lors du processus d’adoration, qui est une pratique d’intériorité, remplacer Dieu. À l’initiative de Zwingli, le conseil municipal de Zurich annule en 1524 les dispositions du droit canon selon lesquelles la destruction des images sacrées était punie de mort et lui-même décrète leur anéantissement. Pour Calvin, le seul miroir divin est l’écriture, qui est l’image de l’esprit. Dieu, représenté en peinture ou en sculpture ne peut être rien d’autre qu’une idole anthropomorphe ; celui qui le vénère sous ces espèces l’offense, car il est par essence irreprésentable, invisible et incorporel. Il s’ensuit qu’on ne peut pas le peindre ni le sculpter, et que chaque individu, du fond de son coeur, doit lui témoigner un respect à la mesure de sa nature divine. La superstition et l’idolâtrie par lesquelles l’Église de Rome est accusée de corrompre la foi chrétienne sont jugées comme étant les conséquences de la chute, qui a entraîné l’homme si bas qu’il ne parvient plus à différencier les idoles trompeuses du vrai Dieu. À la place des dieux païens et du Dieu des juifs se rencontrent aujourd’hui les nouveaux saints, et c’est seulement par la suppression de leurs images et de leurs reliques que l’homme peut se sauver du péché. Le dangereux couteau, on l’enlève à l’enfant, même si celui-ci pleure, s’exclame Karlstadt en guise d’exhortation des hordes protestantes à la dévastation des images médiévales800. De telles menaces résultera, en effet, une destruction considérable du patrimoine artistique et cultuel catholique en Europe, certaines églises et autres lieux sacrés se voyant en outre dépouillés de la totalité de leur décor artistique. Au cours de ces ravages massifs, les iconoclastes détruisent souvent même les objets permis par la théologie reformée. Un dévouement absolu à un idéal de piété collective populaire se transforme en une haine inouïe et en un vandalisme aveugle. Les oeuvres d’art subissent les plus graves profanations qui soient, elles sont « punies » et « exécutées » comme on le fait de criminels réels, et enterrées en dehors de l’enclos consacré de l’église avec les yeux crevés, la tête coupée ou brisée, le corps maculé d’excréments, et autres horreurs semblables. D’autres sont prises par certains et emportées chez eux comme jouets pour les enfants, comme souvenirs ou comme matériau de construction. Des sculptures et même des autels entiers sont précipités de leurs socles d’une manière spectaculaire parodiant les rituels catholiques. Les images sont traitées en 800 SIDER 1974, 280. 191 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval produits du Diable, aussi les iconoclastes feignent-ils l’exorcisme en les jetant sur les bûchers dont le feu symbolise l’enfer, dans les flammes duquel sont précipitées les idoles. Les attaques sont sans doute pointées sur le personnage représenté ; d’un côté, les iconoclastes se moquent des images qui ne font pas de miracle pour se défendre tandis que, de l’autre côté, ils les profanent et les outragent par des paroles telles que : « Si tu es Dieu, il faut que tu répandes ton sang » ; « En tant qu’idole tu ne sers à rien », etc.801 Le fait que les oeuvres d’art brûlent ou se brisent prouve à leurs yeux qu’il n’y a aucune présence en elles du sacré ; elles ne sont donc que des saletés ou ordures, une pierre ou un tronc de bois plein de vermine et sans aucune vertu miraculeuse. Un de ces actes destructeurs, encouragé par la boisson et mettant en scène une sexualité toute débordante, nous est conservé par l’histoire suivante : des iconoclastes ont posé l’image de sainte Catherine « sur la table et l’ont couverte de saint Jean afin qu’ils fassent des enfants ; puis un des iconoclastes dit, j’ai voulu toucher le con de sainte Catherine, mais je n’y arrivai pas à cause de la robe, et finalement, après beaucoup d’autres railleries de la sorte, ils ont brûlé toutes les images »802. Cependant, ce climat de dérision carnavalesque est parfois accompagné, chez les auteurs de saccages, d’un pesant sentiment de peur, qui s’est installé chez eux à la longue, face aux saints, pourtant devenus chers et familiers. En conséquence, sur un certain nombre d’images, les iconoclastes n’osent pas toucher aux figures entières ou à certaines de leurs parties. Après avoir exposé les critiques faites à l’encontre du culte de la Vierge, la première pensée qui nous vient, dans la poursuite de notre recherche sur le censeur de la fresque de Saint-Prime, s’oriente vers l’iconoclasme. Il est certain qu’en proclamant la mariolâtrie idolâtre, la destruction des images mariales paraît trouver sa justification. On connaît d’innombrables interventions sur les images de Marie, où elle est représentée sans Enfant, ou dans les scènes de l’Intercession où elle est traitée comme une malheureuse et ordinaire fille d’Ève. Dans ces cas, sa figure sera mutilée de différentes façons, et parfois sera même punie de la manière la plus drastique : elle est mise sur le bûcher dans les lieux destinés aux exécutions de sorcières. Moins évident est le sort des images du Christ. Luther se plaint en entendant les iconoclastes crier : « Si tu vois un crucifix, crache-lui au visage ! »803. Karlstadt dit que les images du Crucifié concentrent l’attention d’un croyant plutôt sur la façon dont il a été torturé que sur l’unique fait important – pourquoi il l’a été. D’où les gens, au lieu de contempler le sujet et de méditer sa signification spirituelle, s’intéressent aux apparences du corps, notamment à la barbe et aux plaies. Pour Martin Bucer, les images du Christ sont inutiles, car il ne faut pas prendre en compte sa nature humaine, mais son esprit. Et, en effet, il se trouve dans les archives une plainte, datant de 1523, concernant un des profanateurs, 801 MICHAŁSKI 1990. 802 Iconoclasme 2001, 116. 803 Iconoclasme 2001, 52. 192 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval qui « a pris la statue de notre Seigneur Jésus sur la croix […] et a proféré les paroles, espèce de voleur d’oeufs, ça fait assez longtemps que tu nous emmerdes en nous prenant beaucoup d’oeufs, et là-dessus il a tiré son épée et décapité notre Seigneur Jésus »804. Il existe d’autres cas où la statue du Christ, comparée à une idole et à l’effigie du diable, est lâchée de dessous le toit de l’église afin qu’elle se fracasse sur le sol, ou bien le Crucifié est pendu, rôti à la broche, jeté aux porcs ou aux chiens, etc. Il est aussi intéressant de relever que la sculpture de l’ Homme de douleurs, de Hans Multscher, qui se trouve sur le portail ouest du Münster d’Ulm, est demeurée intacte uniquement grâce à un ordre exprès du conseil de la ville. D’un autre côté, sur un panneau de Seewald, Messe de saint Grégoire, de 1491, les yeux de tous les personnages sont consciencieusement grattés, sauf le visage du Christ et de la Vera Icon, même si ces représentations sont les seules parties de l’image susceptibles de stimuler l’adoration. Dans ce cas, la retenue dans la profanation est donc peut-être due à la crainte que l’offense faite à l’image du Christ ne rejaillisse sur l’iconoclaste lui-même805. L’attitude critique des protestants slovènes envers les signes matériels de la foi chrétienne ne se différencie pas beaucoup de celle prônée par les humanistes et les réformateurs des autres pays européens. Primož Trubar prêche contre les donations, les fondations et constructions de nouvelles églises, contre la croyance aux apparitions de saints, contre les processions, les pèlerinages, les « stupides » offices divins, l’idolâtrie, et aussi contre les autres supercheries liées à l’avidité des clercs. Il affirme, comme Calvin et Zwingli, que les saints ne sont que des idoles païennes christianisées dont la dulie n’est qu’une superstition. Il est persuadé qu’il ne faut pas payer le très cher décor des églises et qu’il vaudrait mieux dépenser cet argent pour les pauvres. Mais son point de vue sur les images côtoie plutôt les opinions tolérantes de Luther ; en effet, il est indifférent à l’art et il ne pousse jamais à la destruction de ses oeuvres. Ni lui ni ses homologues réformateurs n’influent vraiment sur la situation artistique du XVIe siècle dans les régions slovènes ; il est vrai qu’on peut y voir un certain manque de respect à l’égard des monuments, mais très rarement une volonté de destruction. Si, en certains lieux, on observe des actions iconoclastes, on y reconnaît des échos éloignés et modérés provenant des épicentres principaux d’Europe, ou bien il s’agit parfois d’un excès local à caractère provocateur, encouragé par les informations provenant des pays du Nord ; bref, il ne s’agit en aucun cas d’une intervention planifiée qui suivrait les idées des guides spirituels de la Réforme. Les protestants transforment cependant quelques églises en salles de prédication ou en construisent en toute hâte de nouvelles en bois. Par contre, leurs actes de déconstruction obéissent à une logique plutôt confuse ; leur incohérence est bien illustrée par un document qui parle de la destruction d’un Crucifié, tandis que l’image de Marie, dans la même église, est laissée intacte806. 804 Iconoclasme 2001, 116. 805 Iconoclasme 2001, passim, passages cités 116, 132, 336-337. 806 STELE 1952. 193 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Nous pouvons donc en conclure que pendant l’épisode de la Réforme, notre fresque de La Double intercession a été, en principe, menacée, puisque l’iconoclasme en vigueur aurait pu inciter à sa destruction totale ou, du moins, partielle. En effet, elle contient deux éléments conflictuels. Tout d’abord, suivant leur propre logique théologique, les iconoclastes éliminent les parties des images susceptibles d’être un sujet d’adoration – dans notre cas, surtout la figure de la Vierge au manteau qui intercède pour les croyants807. Ensuite, une conception moralisatrice conduit à mutiler les parties corporelles et les attributs jugés obscènes ou contraires à la morale, dans le cas qui nous occupe, la nudité du Christ et les seins de Marie. Dans l’église de Saint-Prime, qui se trouve isolée, placée en haut sur la montagne, loin de tous villages ou villes, on ne trouve aucun indice d’un saccage public contemporain de la Réforme, d’autres sources historiques n’y font pas référence non plus. On peut émettre comme hypothèse que les interventions contre l’image ne découlent pas d’un état de surexcitation euphorique collective dans lequel les participants s’encourageraient à entrer. Car, comme dit Olivier Christin, furtif ou spectaculaire, l’iconoclasme protestant se distingue des sacrilèges traditionnels par sa recherche délibérée du scandale. L’intention des dévastateurs est incontestablement de laisser des traces bien visibles, qui, en l’espèce, ont le pouvoir de choquer808. Or, il existe une autre possibilité : que l’image de Saint Prime ait été endommagée par un protestant agissant seul. En considérant cette hypothèse, on ne peut que spéculer jusqu’à quel point la renommée de Marie est affaiblie par la critique des réformateurs ou bien si ce ne serait pas plutôt le contraire, c’est-à-dire que cette critique provoquerait plutôt une réaction qui ne ferait qu’accroître la vénération mariale. La question se pose de savoir si un individu – même fortement acquis aux idées protestantes – se trouvant en face de cette magnifique fresque d’un format singulièrement grand et dont le sujet spirituel a été vénéré par maints et maints croyants avant lui, oserait la toucher ? Dans cette région slovène, le protestantisme est-il parvenu en quelques décennies à persuader les fidèles, qui pendant des siècles ont cru en les forces surnaturelles des seins de Marie et en la protection de son manteau, que le symbolisme de ces derniers était faux, ineffectif et passible de raillerie ? La réponse n’est pas facile : même si les gens du peuple étaient convaincus que les seins étaient sans nécessité et leur intercession inopérante, il serait resté toujours un enjeu psychique qui les aurait empêchés de s’adonner à la censure de l’image en question. C’est Karlstadt même qui avertit les iconoclastes d’avance que l’image, n’étant qu’un bloc de bois, ne peut pas se venger. La main d’un destructeur potentiel aurait été d’abord arrêtée par un soupçon fétichiste, éventuellement sous forme de dénégation freudienne, expliquée par Mannoni : « Même si les seins ne peuvent pas être utiles, 807 Dans un dessin de Cranach le jeune (vers 1583), on peut voir le Christ, entouré d’âmes dans le purgatoire. Ses épaules sont couvertes d’un manteau de la miséricorde afin de montrer que celui qui protège, c’est lui et non pas sa mère, cf. KOERNER 2004, 62-63. 808 CHRISTIN 1991, 26 sq. 194 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval de toute façon ils ne nuisent pas » ; ou bien : « Je sais bien qu’il ne va rien se passer… mais quand même... »809. Et finalement, l’iconoclaste n’hésiterait-il pas à mutiler les seins de Marie en pensant à ceux de sa propre mère, épouse ou fille ?810 On peut tirer des conclusions similaires à propos de la figure du Christ, qui toutefois n’est pas aussi fréquemment la cible des profanateurs que les images de la Vierge et des autres saints. On connaît le cas où dans l’image de Messe de saint Grégoire les agresseurs ont détruit les yeux des ecclésiastiques présents tandis que leur vision, l’hostie, la vraie image et l’homme des douleurs restaient intacts811. La plupart des réformateurs pensent que l’image ne transcende pas sa nature matérielle et, donc, ne peut pas aider les croyants à atteindre au spirituel. Or, le motif de l’Homme de douleurs, qui est le pendant iconographique de la doctrine de la transsubstantiation, souligne que Dieu en tant qu’être spirituel a pris aussi corps matériel de la même manière que dans le Saint Sacrement. Les protestants s’opposent sévèrement au dogme de la transsubstantiation tout en voulant abolir l’adoration du corps et du sang dans l’hostie et dans le vin consacrés. Pour Luther, la présence réelle du Christ dans les deux espèces ne prête pas à discussion, tandis que pour Zwingli, le Christ n’est présent que dans le coeur des participants par l’action du Saint-Esprit, tandis que dans le pain et le vin, il ne s’agit que de l’Église invisible qui se transforme en visible. En conséquence, l’image du Christ eucharistique devient, elle aussi, suspecte. L’autre raison pour laquelle elle disparaît presque dans l’Europe du Nord au cours de la deuxième moitié du XVIe siècle réside dans son caractère d’objet de piété indulgencié812. La Contre-Réforme Les critiques de la Réforme touchant aux valeurs et aux doctrines fondamentales du christianisme, telles l’Eucharistie ou les vertus de Marie, obligent l’Église de Rome à réagir. Avant de se reprendre sur le plan théologique, elle lance un antidote qui ne cesse jamais d’être effectif. Des rumeurs enflent et se propagent rapidement que des images visées par les partisans du culte réformé se défendent d’une manière qui relève du miracle : les statues descellées d’une façade ensevelissent leurs destructeurs, d’autres briseurs d’« idoles » perdent la raison, attentent à leur vie, sont frappés de paralysie et de cécité, disparaissent ou se reconvertissent, abasourdis par l’image de la Vierge qui ruisselle de son sang sous 809 MANNONI 1969. 810 Cf. MANNONI 1969, 9-33 ; cf. aussi LATOUR 1996. 811 KOERNER 2004, 101. 812 The Oxford Encyclopedia 1996, I, s. v. Consubstantiation ; Lexikon 1990, IV, s. v. Schmerzesmann ; KRETZENBACHER 1994. 195 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval leurs coups, etc.813. Mais la crise est trop grave pour pouvoir être résolue d’une manière tellement simple. Le concile de Trente, qui se réunit entre 1545 et 1563, consacre beaucoup de temps à traiter du culte des saints et de leurs images. La question est urgente, car du Nord arrivent des nouvelles de plus en plus préoccupantes de grandes profanations : « J’ai vu moi-même les effigies des larrons que l’on peint d’habitude autour de l’image du Christ entières et intactes, tandis que la figure de Jésus-Christ était défigurée, lacérée et déchirée par les poignards, les épées et les lances, et celle qui décrivait l’archange saint Michel mise en pièces alors que celle du démon malfaisant demeurait entière et intacte », rapporte Molanus de Louvain814. En général, le concile de Trente propose une vaste reformulation de la doctrine traditionnelle. Il opère une revalorisation de la liturgie et des autres pratiques, mais la réintégration des nouvelles Églises, qu’il proclame hérétiques, ne réussit que partiellement. L’Église reconnaît qu’elle a besoin d’être rénovée, mais les critiques qu’elle essuie la confortent encore davantage dans ses efforts de réaffirmer les dogmes acceptés depuis ses origines, dogmes que les réformateurs s’emploient à mettre en doute ou à abolir. Malgré une consolidation interne, les avis sur l’influence du concile quant au développement futur de l’art, notamment son iconographie, diffèrent entre eux. Beaucoup d’arguments critiques des réformateurs portent sur le culte des images et semblent être reçus puisque même les conservateurs catholiques les plus intransigeants admettent l’existence d’abus, tant dans la nature des images que dans leur culte. C’est la raison pour laquelle l’Église en réprime quelques-uns, ceux qui à ses yeux la discréditent le plus, en épurant légendes, préjugés et autres comportements superstitieux. Les décrets reflètent toutes les querelles touchant aux images dans l’histoire de la chrétienté. Vers la fin du Moyen ge, la doctrine thomiste, favorable aux images et à leur culte, est ébranlée par la critique des hussites, de Gerson, d’Antonin, de Geiler, de Savonarole et de bien d’autres, qui influent aussi sur les idées contemporaines de l’humanisme et de la Réforme, aux conséquences négatives pour les oeuvres d’art. D’un autre côté, le concile enjoint les croyants de conserver envers plusieurs phénomènes religieux leur attitude traditionnelle, surtout en se gardant de considérer le culte des images comme une idolâtrie, mais en y mesurant plutôt l’honneur rendu aux modèles représentés, par lesquels ils ont été instruits et affermis dans leur foi. La dernière session conciliaire, la XXVe, décrète : On supprimera donc toute superstition dans l’invocation des saints, dans la vénération des reliques ou dans un usage sacré des images ; toute recherche des gains honteux sera éliminée ; enfin, toute indécence sera évitée, de sorte que les images ne soient ni peintes ni ornées d’une beauté provocante. Et les fidèles n’abuseront pas de la célébration des saints ni de la visite des reliques pour en faire des occasions de festins et de beuveries, comme si 813 Cf. KRETZENBACHER 1977 ; CHRISTIN 1991, passim. 814 MOLANUS 1996, 332. 196 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval les jours de fête en l’honneur des saints devaient se passer dans la débauche et l’inconduite […]. Pour que cela soit plus fidèlement observé, le saint concile statue qu’il n’est pas permis à personne, dans aucun lieu ou église, même exempte, de placer ou faire placer une image inhabituelle, à moins que celle-ci n’ait été approuvée par l’évêque.815 La Contre-Réforme censure donc une grande partie de l’ancienne iconographie, qui disparaît peu à peu au fil du temps, et instaure un contrôle sans précédent sur les innovations en matière religieuse, influencées par le l’esprit de licence de la Renaissance. La décision prise que chaque nouvelle image destinée à un lieu sacré doit être approuvée par l’évêque ne réduit pas seulement les abus potentiels, mais confère aux autorités ecclésiastiques un rôle décisif dans le développement de l’art religieux816. Dans la situation tendue de la deuxième moitié du XVIe siècle, le décret du concile offre une assez ample justification des usages religieux existants et des motifs et fonctions traditionnels de l’image. En conséquence, plusieurs théologiens érudits entreprennent l’explication des décisions conciliaires et s’attachent à développer une stratégie afférente aux images, censée être l’unique rempart contre le protestantisme. Quelques éclaircissements donnés à cet effet sont particulièrement symptomatiques pour ce qui touche à l’art religieux et à la liturgie, où une nouvelle esthétique de convenance et de décence s’impose. Giovanni Andrea Gilio da Fabriano publie, un an après le concile de Trente, son livre Deux dialogues dont la seconde partie traite des « erreurs et abus des peintres dans les tableaux d’histoire »817. Évoquant la nudité, le texte montre à l’évidence qu’il n’y a pas un grand secret de la nature et de l’art dans les parties honteuses. Aussi Gilio da Fabriano glorifie-t-il l’imagination des artistes qui ont inventé divers dispositifs pour masquer la nudité, notamment, dans ce cas précis des parties génitales, le vêtement peint ou sculpté afin de bien protéger la dignité des figures représentées. Et s’il faut toujours respecter la vérité historique, c’est-à-dire biblique, on se gardera, en revanche, de le faire s’agissant de nudité, par exemple, dans le cas du Jugement dernier. Les artistes mettent en scène la nudité pour provoquer le rire et susciter des conversations d’un goût douteux chez quelques jeunes gens mal éduqués. Si l’on vénère les saints dont la sainteté s’origine dans leur nausée à regarder leur propre nudité, pourquoi les peintres contrecarreraient-ils la propre volonté desdits saints ? En exhibant la nudité, l’Église perd son honneur et sa pureté – les seuls traits qui excitent la piété. Représenter Jésus nu reviendrait à montrer comme impure l’Église elle- même et conduirait les fidèles à s’adonner à des manières impudiques, ce qui aurait pour effet de corrompre plus particulièrement les jeunes, notamment de sexe masculin. Dans la Déposition de croix, par exemple, le corps sans vie du Christ n’est pas représenté couvert 815 Les conciles oecuméniques 1994, 1572-1577 (2, 2). 816 ZERI 1997, 19-20 ; FREEDBERG 1971 ; MOLANUS 1996, 9-17. 817 Le titre intégral est : Due dialoghi […] nel secondo si ragiona degli errori de “Pittori circa l’historie”, con molte annotazioni fate sopra il guidizio universale dipinto dal Buonarroti. 197 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval de plaies, comme l’exigeraient la vérité historique et la fonction édifiante de l’image, mais tel un beau corps vigoureux ; et le Christ flagellé de Sebastiano del Piombo est un beau nu, et rien de plus. De sorte qu’il faut vêtir les deux sexes, parce que, comme nous l’enseigne l’histoire de Pline, les jeunes hommes concupiscents éjaculaient sur l’extrêmement belle sculpture de Vénus par Phidias. Pour prévenir ce même sacrilège, on ne représente jamais Marie, qui avait aussi un beau corps, nue. L’inquiétude médiévale que la nudité du Christ et de la Vierge ne stimule la convoitise de la chair en chacun s’étend donc et se transforme en crainte d’une obsession sexuelle collective qui risquerait de menacer le pouvoir moral exclusif de l’Église dans son entier818. L’autre interprète éminent des décisions tridentines est l’évêque Gabriele Paleotti, qui a le projet d’écrire cinq livres sur la problématique de l’image sous le titre Discours sur les images sacrées et profanes 819, dont il ne réussit à en terminer et à publier que deux en 1582 à Bologne. Ils sont rédigés en italien, ce qui indique que l’auteur ne les envisage pas seulement pour l’usage des commanditaires – de hauts dignitaires ecclésiastiques et autres érudits – mais aussi pour celui des artistes qui ne connaissent pas le latin. Dans le chapitre sur les portraits, par exemple, il avertit les artistes de ne pas abuser de leur métier et menacer la pudeur et l’honnêteté en peignant les portraits des prostituées et des autres femmes de la vie impudique820. Même si l’oeuvre reste inachevée, on connaît les titres des autres chapitres et un projet d’index qui – selon le modèle tridentin des livres prohibés – aurait désigné les motifs iconographiques orthodoxes et aurait dénoncé les hétérodoxes. Reste inachevé aussi un livre à part qui n’aurait examiné que les peintures « lascives »821. Le Traité des saintes images de Jean Vermeulen, dit Molanus de Louvain, est publié en 1570 et en 1590822. Contrairement à Gilio de Fabriano et de façon semblable à Gabriele Paleotti, l’auteur ne plaide pas pour la destruction des oeuvres anciennes aux motifs contestables. D’une manière conciliante et tolérante, il entend préciser la nature des abus et guider les choix iconographiques à venir en conseillant aux prêtres d’expliquer aux gens les égarements auxquels avaient atteint les images, afin de ne pas en permettre de nouvelles réalisations. Il demande de veiller à ce que les peintures soient respectueuses des histoires traditionnelles, même s’il avoue qu’il y en a parmi elles d’improbables. Les images enseignent et édifient, mais elles ont aussi une puissance morale, par suite celles qui sont lascives sont à bannir. Son traité est connu parmi les ecclésiastiques, mais son incidence directe sur les 818 SCHLOSSER MAGNINO 1984, 429-435 ; TREXLER 1993. 819 Le titre intégral est : Discorso intorno alle imagini sacre e profane […] dove si scuoprono varii abusi loro e si dichiara il modo che cristianamente si de(v)e osservare nelle chiese e ne’luoghi pubblici. 820 BAROCCHI 1977, 2725-2728. 821 MLE 1949, 485-495. 822 Le livre est publié sous le titre De Picturis et Imaginibus, liber unus, tractans de vitandis circa eas abusibus ac de earundem significationibus en 1570, tandis que sa deuxième édition augmentée paraît après la mort de l’auteur en 1590 sous le titre De Historia sanctarum imaginum et picturarum. 198 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval artistes et sur les censeurs d’images erronées et lascives est limitée. Cependant, sa maxime, qu’aucune image sacrée ne contienne d’erreurs, car l’Église est infaillible, est bien diffusée823. Quand Molanus parle de l’image de la Mère de Dieu montrant son sein à son Fils, il se sent obligé de la défendre contre les attaques des protestants, notamment ceux d’OEcolampade qui jugent, d’après de cette scène, qu’ « il n’y a pas au ciel de spectacle aussi dépourvu de bon goût »824. Molanus rétorque par les paroles O homo securum habes accesum ad Deum... en les attribuant, lui aussi, à saint Bernard et non pas à Arnaud, et justifie ainsi le motif iconographique : « De même que je comprends les paroles de Bernard dans un sens figuré, de même je juge qu’il faut comprendre dans le même sens l’image que l’on tire d’elles. »825 Par contre, quand il parle de la figure du Christ agenouillé en prière devant son Père, il en condamne le motif comme étant « une erreur excessivement grossière »826. Pour justifier cette contradiction – son acceptation du Christ montrant ses blessures, mais son refus qu’on le représente à genoux –, il se réclame des mots de Grégoire de Nazianze et de Jean Hessels (le professeur de Molanus), qui ne sont pourtant pas dirigés contre les images : Jésus, notre Avocat, ne se prosterne pas aux pieds de son Père et ne tombe pas à genoux comme les esclaves suppliants. Chasse cette idée tout à fait servile et d’esprit indigne. Car il n’est pas d’un père d’exiger cela, ni d’un fils de l’accepter. – Il est vrai que le Christ prie le Père, mais sans s’humilier, sans le supplier. En vérité, il est entré dans le ciel comme un prêtre dans le saint des saints, parce qu’il a versé son propre sang en notre faveur devant la face de Dieu.827 Le raisonnement de Molanus s’éclaire dans le contexte de ses efforts pour mettre en accord la signification iconographique de chaque thème avec les textes théologiques, tandis qu’il n’accepte pas les mystifications et les interprétations qui s’opposent aux faits de l’histoire, de la vie et au sens commun. Le motif de la Double intercession n’est pas à ses yeux incorrect parce qu’il provient d’une autorité incontestable. Il est même utile, étant des plus compréhensibles aux gens du peuple sur lesquels il fait toujours un grand effet. Sa critique du motif du Christ à genoux est intéressante, même s’il est difficile de croire qu’elle puisse occasionner une intervention de la censure. Même s’il n’approuve pas la nudité, les seins de la Vierge ne le gênent pas, ce qui montre qu’il les perçoit toujours dans leur fonction symbolique. Et comme les décrets tridentins réaffirment le rôle de Marie en tant qu’intercesseur, lui aussi essaie de lui rendre la réputation, ébranlée par les protestants. Parmi les autorités de la Réforme catholique, il s’en trouve donc quelques- 823 MOLANUS 1996, 17-63. 824 MOLANUS 1996, 454. 825 MOLANUS 1996, 214. 826 MOLANUS 1996, 202. 827 MOLANUS 1996, 201-202, 213-214, 453-454. 199 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval unes qui acceptent la nudité dans les images saintes ou du moins n’en demandent pas l’abolition, tandis que le restant en prohibe la représentation, la considérant pernicieuse pour les âmes. Ainsi la question de savoir jusqu’à quel point des détails iconographiques comme les seins nus de la Vierge peuvent être protégés en raison de leur sainteté même reste toujours ouverte828. Molanus, quant à lui, traite à fond ce problème dans le chapitre 2, 42 (« Qu’il faut éviter dans les peintures tout ce qui provoque le plaisir charnel ( ad libidinem) »), où l’on ne trouve presque rien d’autre que des citations des autorités829. Même si la conclusion du concile tridentin prescrit d’éviter les choses lascives, selon lui, il est plus important de prendre des mesures contre tout ce qui peut provoquer la libido. D’emblée, il se réfère à Ambroise Catharin qui s’écrie en 1522 : « Ce qu’il y a de pire à notre époque, ce sont les peintures choquantes qui se trouvent dans les grandes églises comme dans les petites chapelles : leur impudicité est telle qu’on peut y contempler tout ce que la nature a dissimulé de honteux chez nous ; elles excitent notre chair de mort au désir et non pas à la dévotion. »830. Ensuite, il se tourne vers son contemporain Olof Petersson : « Comme si, dans l’homme déchu que sa faiblesse va soumettre à mille tentations, l’appel de la chair venu de l’intérieur ne suffisait pas, et qu’il fallait que les provocations venues de l’extérieur les multiplient encore. »831 Molanus souligne ses arguments contre l’exhibition des parties naturelles par un lieu commun de Guillaume Durand qui, malgré sa nature spéculative fondée seulement sur des ouï-dire, acquiert, du fait de la grande popularité de son Rationale, une autorité quasi canonique : « L’usage des Grecs est de peindre les images à partir de la ceinture, comme on dit, et non dessous, afin d’ôter toute occasion de vaines pensées. »832 Si le concile tridentin interdit tous les livres racontant ou enseignant des choses licencieuses et obscènes, il faut donc interdire les peintures de ce genre aussi bien pour les images sacrées que pour les images profanes, poursuit Molanus en citant Érasme : Il n’est pas convenable d’entendre dans les familles des paroles impudiques ni d’y trouver des tableaux indécents. Car une peinture muette est chose bavarde et s’insinue sournoisement dans l’esprit des hommes […]. Certains ornent leurs chambres d’agréments turpides, comme si la jeunesse avait besoin de stimulant pour s’exciter. Pourquoi dénuder dans un tableau ce que la pudeur soustrait au regard et qu’on n’offre jamais aux yeux des enfants ?833 828 PERDRIZET 1908b, 237-252. 829 MOLANUS 1996, 243-248 ; FREEDBERG 1971. 830 MOLANUS 1996, 243. 831 MOLANUS 1996, 243. 832 STEINBERG 1987, 47. 833 MOLANUS 1996, 244. 200 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval L’oeuvre artistique la plus célèbre mise en danger à plusieurs reprises par les courants moralistes de la Contre-Réforme est la peinture du plafond et du mur ouest de la chapelle Sixtine. Sur l’indécence du plafond fulmine déjà le pape Hadrien VI, contre-réformateur avant la lettre ; en 1522 et 1523 il l’appel « un bain d’hommes nus » 834, tandis que le Jugement dernier scandalise déjà lors de sa réalisation de 1536 à 1541. Son auteur, Michel-Ange, est appelé, par une source anonyme, « inventeur des cochonneries » qui ne représente que des caprices luthériens835. Plus tard les autres papes hésiteront entre le détruire complètement ou en faire repeindre seulement les parties les plus provocantes. En ce qui concerne toujours l’histoire de la fresque du Jugement dernier, il reste notamment à signaler le cas du peintre Daniele da Volterra : sur l’ordre du pape Paul IV, à la fin du concile de Trente, il couvre les parties contestables de différents vêtements peints et acquiert ainsi le surnom de Culottier, il Braghettone. Après cette censure la plus radicale, la fresque sera encore quelques fois partiellement voilée836. Les théoriciens de la censure et leurs exécuteurs les plus ardents sont convaincus que les nus représentés attirent les spectateurs au même degré que les corps vivants dévêtus. Et s’il est déconseillé d’accrocher sur les murs des chambres à coucher des tableaux de nus pour des raisons de convoitise sexuelle, ce risque est encore plus à craindre, donc à éviter, dans les églises. Cependant, la production artistique de la Renaissance porte à croire que l’on considère à l’époque un nu exclusivement comme un objet chaste, beau et esthétique dans le sens de l’Antiquité, tandis que la Contre-Réforme en fait souvent de nouveau une partie de la nature, impropre à être exhibée, comme elle l’était au Moyen ge. C’est donc sous l’égide de la nouvelle morale que l’évêque de Gand prend la décision de faire brûler tous les tableaux et de faire détruire toutes les statues qui lui paraissent trop peu pudiques ; que le cardinal Belarmin s’emploie à persuader un de ses amis de faire voiler toutes les nudités de ses tableaux ; que Bartolommeo Ammanati désavoue toutes les figures nues figurant dans ses oeuvres de jeunesse, celles censées émouvoir dangereusement l’imagination, et invite ses collègues à faire de même ; qu’un pape, choqué par la nudité de l’Enfant Jésus ( troppo nudo), peint par le Guerchin, le fait revêtir d’une chemise, et qu’un autre fait voiler d’une guimpe la poitrine un peu trop découverte de la Vierge de Guido Reni ; et que beaucoup de poitrines des sculptures médiévales de Marie et de sa mère Anne sont rabotées837. On peut ainsi constater que la Contre-Réforme catholique elle aussi proscrit, retouche ou détruit les oeuvres d’art. Elle répond aux attaques protestantes visant Marie d’abord par une hypocrite sévérité autocritique. On abandonne quelques prières mariales, on prohibe certains thèmes iconographiques la concernant, notamment ceux tirés des apocryphes, 834 VASARI 1983, VII, 150. 835 ZERI 1997, 86. 836 SCHLOSSER MAGNINO 1984, 429-435. 837 MLE 1951, 1 sq. 201 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval on délaisse beaucoup d’anciens pèlerinages placés sous sa protection et on dissout les congrégations qui lui sont consacrées. Cependant, surtout dans les pays où la Réforme n’a pas pris le pouvoir, la renommée de la mère de Dieu ne déclinait pas. Au contraire, les diffamations protestantes, qui font l’effet d’être encore pires que celles des musulmans, sont perçues par les catholiques comme offenses à leurs propres sentiments marials – selon le modèle de respect envers la mère universelle bien-aimée – ce qui a pour résultat d’exalter encore davantage son culte. Les confréries sont remplacées par des congrégations portant le nom de Marie, des ordres monastiques modernisés sont établis pour la glorifier, de nouvelles prières et litanies sont ordonnées, quarante mille livres la célébrant plus que jamais sont publiés, des motifs iconographiques encore plus louangeurs sont inventés et de nouvelles chapelles et églises précieusement ornées et dorées sont consacrées à celle à qui l’on confère les épithètes encore plus éclatants de Sainte Marie de la Neige, des Anges, de la Rose, de l’Étoile, etc. En 1638, Louis XIII lui consacre son royaume et des nations entières se font baptiser à son nom. Elle reste toujours tout ce qu’il y a de mieux, de plus pur, de plus beau en ce monde : vasque d’eau vive, chambre sainte d’où s’élança le Christ, étoile du matin brillant entre deux nuages, lampe inextinguible, char d’or du soleil mystique, Orient de l’Orient, bref, la Vierge immaculée éternelle qui vainc tout mal, même l’hérésie actuelle et de jadis jusqu’au diable lui-même. La différence d’avec le culte médiéval n’est pas grande, sauf que maintenant le principe est établi que l’objectif du processus d’adoration, qu’il est impératif de respecter, est la personne même du Christ, et que Marie ne peut pas atteindre à un statut plus important que celui de son Fils. Mais on invoque toujours l’intercession de la Vierge et c’est d’ailleurs en raison de ses vertus mariales que l’on croit en son Fils ; aussi demeure-t-elle au centre de la croyance post-tridentine et du nouvel élan de l’Église catholique838. Le puritanisme À partir de la Renaissance, les artistes représentent les motifs religieux avec un tel réalisme et en de telles formes profanes qu’il est parfois difficile de déchiffrer leurs symboles métaphysiques et leurs fonctions chrétiennes. En raison de l’imitation artistique de la vie concrète, les scènes de Marie allaitant disparaissent ; reine du ciel, il ne lui convient pas d’être à l’échelle des femmes ordinaires, engagées dans leur devoir quotidien de nourrir les enfants. De plus, lorsque, en raison de différentes controverses théologiques, le lait virginal disparaît peu à peu du répertoire symbolique chrétien, le fait de dévoiler ses seins n’apparaît plus conforme à la pureté, à la modestie et à la chasteté d’une grande dame839. Or 838 BEISSEL 1910, 109-117 ; MLE 1951, 20-48. 839 WARNER 1989, 188-190. 202 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval ce sont précisément les dames nobles qui dans la vie quotidienne portent des décolletés de plus en plus profonds. L’art suit la mode : dans les nouvelles tendances du maniérisme, qui fraient la voie au baroque, le spirituel et le corporel, le sacré et le profane s’interpénètrent complètement. Les figures saintes s’exhibent dans les poses le plus séduisantes, les traits sacrilèges sont mal cachés, les draperies soulignent et dévoilent plus qu’elles ne voilent les parties séduisantes. Les corps s’entremêlent en embrassements forts et en des mouvements tournants ambigus d’un illusionnisme qui parfois a du mal à dissimuler son goût pour la pornographie840 (figs. 50, 51). Le manque de représentations traditionnelles des seins nus de Marie est compensé par des motifs mythologiques et profanes tels que La Charité, La Charité romaine, La Voie lactée et bien d’autres où les exhibitions des seins sont rendues incontournables du fait des sources iconographiques. On trouve la scène de la Double intercession encore dans les écrits du XVIe et du XVIIe siècle, cette fois correctement attribuée à Arnaud. Mais, dans l’art, ses réalisations sont rares, et la main de Marie y est d’habitude seulement décemment posée sur sa poitrine voilée. Une oeuvre où l’évêque Gisbert Maius est représenté à genoux entre le Christ ruisselant de son sang sur lui et la Vierge l’arrosant de son lait déclenche une polémique sur le culte de Marie. Certains voient dans le choix entre les deux liquides celui entre Bacchus et Vénus, deux divinités tellement chères aux prêtres841. Une gravure sur cuivre du XVIIe siècle montre dans sa partie supérieure Dieu le Père au milieu, le Christ en Homme de douleurs à sa droite, et la Vierge à sa gauche. Ces deux derniers arrosent de leur liquide un jardin de couronnes de roses en bas, en train d’être cultivé par des dominicains842 (fig. 52). Rubens, dont toute l’oeuvre atteste son grand intérêt pour les seins gonflés, est l’un des derniers à peindre respectivement les motifs de la Double intercession, de saint Augustin placé entre les plaies du Christ et les seins de Marie, et de Pero et Cimon. On trouve dans la théorie du maître l’avis que l’incarnat doit être rose, blanc comme le lait et rouge comme le sang843. Si le thème de la Vierge aux seins nus perd de sa popularité avec la Contre-Réforme, le contraire prévaut pour celui du Christ nu. Même si l’Homme de douleurs n’est plus aussi actuel du fait de la Réforme, dans les pays catholiques son iconographie, en revanche, n’est guère remise en cause, et le culte de ses plaies ne s’en développe que davantage. Paleotti, opposé aux scènes violentes, approuve néanmoins le motif du Christ ensanglanté, parce qu’émouvant et capable de raffermir la foi. Mais, dans l’esprit du temps, les plaies, représentées isolées, gardent toujours leurs qualités érotiques, qu’on remarquait déjà au Moyen ge844 (fig. 53). Il est aussi possible que, sur le périzonium du Christ de Saint-Prime, 840 ZERI 1997, 41-42 ; VOVELLE 1996, 106. 841 KNIPPING 1974, 273-276. 842 Pour les autres exemples voir RICHTER 1967 ; KRETZENBACHER 1997, 91-93. 843 RUBENS 1773, s. p. 844 COUPE 1966, 30 sq. ; The Image of Christ 2000, 166-167. 203 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval un pli équivoquement gonflé ait pu provoquer une intervention moralisatrice et on peut le supposer aussi pour la retouche des seins de Marie et d’Anne. En effet, on trouve sur la fresque la signature du peintre Elias Wolff, datée de 1592, qui pourrait avoir « corrigé » les détails susceptibles d’être source de discorde pour l’époque. On ne sait pas grand-chose de ce peintre, mais le fait qu’il appartenait au cercle des artistes gravitant autour de l’évêque Tomaž Hren, le plus ardent et le plus efficace des contre-réformateurs dans les régions slovènes, pourrait nous le laisser soupçonner. Selon toute vraisemblance, il semble qu’il se soit employé à effectuer quelques repeints dans la technique de la fresque, tandis que les retouches des seins féminins ont été réalisées à la détrempe. Quant au corps du Christ, le doute persiste. Cependant, se pose toujours la même question : est-ce qu’à l’époque de la Contre-Réforme et du baroque les images du Christ de pitié et de la Vierge au manteau ont perdu de leur autorité, de leur aura, de leur fonction thaumaturgique et tutélaire, au point que personne n’ose y toucher ? Une longue légende slovène très populaire, Marie frappée, qui existe dans plusieurs variantes datant de la fin du XVIIe siècle, nous répond par la négative. Elle narre un événement miraculeux survenu dans l’église de Ljubno, lieu de pèlerinage, proche de Saint-Prime. En cet endroit un maçon – insatisfait de la manière dont la statue de Marie le regarde – lui jette un coup d’oeil très méchant, auquel elle réplique par un autre tout aussi dur. Furieux, il réagit à son tour en la martelant jusqu’à ce qu’elle commence à saigner. Afin de se repentir, il se met en devoir de rapporter de Rome une lourde croix. Dans cette légende, on peut observer que la sculpture est soumise, tel un être vivant, à l’interactivité des regards entre elle et son spectateur. L’iconoclaste commet ici un acte anti cultuel, et il est tout de suite exclu de la communauté des croyants. Il est désigné comme maçon, c’est-à-dire franc-maçon, soit quelqu’un proche des hérétiques démoniaques, des Turcs et des protestants845. Dans ce contexte, il faut mentionner aussi l’image de la Vierge lapidée dans le monastère des Capucins de Vipavski Križ en Slovénie. Peinte en 1650, l’image représente Marie allaitant. Elle est blessée au front, son sang coule sur son sein et sur son fils. L’histoire, qui explique le motif, est déjà mentionnée plus haut ; il provient de la vallée Vigezzo près de la frontière de l’Italie et de la Suisse. Ici, dans l’église de Madonna di Re, en 1494, un certain Giovanni Zuccone, enragé d’avoir perdu au jeu qui consistait à jeter des pierres pour de l’argent, blessa le visage de la Vierge avec une pierre. Tout de suite, l’image se mit à saigner durant une vingtaine de jours. Les autorités n’ayant décelé aucune tromperie, l’église devint un lieu de pèlerinage conservant dans l’ostensoir l’ampoule du sang versé aux qualités thaumaturgiques. Le miracle s’est répété en 1685 quand la copie de l’image, transportée en Bohême, a commencé à saigner aussi.846 (fig. 54) 845 KRETZENBACHER 1977, 46-57 ; voir aussi FREEDBERG 1998, 336 ; Iconoclasme 2001, passim. 846 CAMPANA 1933, 448-450. 204 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval L’autre raison pour laquelle la fresque n’est probablement pas mutilée à l’époque baroque réside dans son sujet : les personnes saintes ne représentent pas un dogme imaginaire et abstrait, peu accessible aux gens de commun ; en effet, Dieu le Père déclenche ici les fléaux, tandis que la Vierge et le Fils essaient de les détourner. Il s’agit donc de catastrophes quotidiennes, qui constituent une menace pour la vie de l’humanité. Ainsi se révèle la noble vocation du Christ et de Marie louable pour chaque croyant : venir en aide au peuple. Les fresques de Saint-Prime sont parmi celles très rares du gothique tardif slovène qui n’ont jamais été recouvertes d’un enduit de chaux ou d’un badigeon. Cette situation se passe d’habitude quand l’on ne trouve pas assez d’argent pour baroquiser l’espace médiéval ; cependant, cela ne correspond pas au cas de figure de notre église, lieu de pèlerinage, toujours très fréquentée et située au-dessus d’une des villes slovènes les plus riches. Il semble que l’image de La Double intercession d’une haute qualité artistique et d’un message très clair, garde son pouvoir de persuasion, même pendant les périodes de changement du goût esthétique. Mais le fait que les fresques de Saint-Prime n’ont jamais été repeintes nous conduit à poser l’hypothèse suivante : l’exposition aux regards, qui dure depuis des siècles, pourrait stimuler une accumulation de réactions critiques et moralisatrices qui aurait finalement comme conséquence concrète une intervention de la censure. Surtout dans les campagnes, où les formes religieuses médiévales avaient fortement survécu, la nouvelle liturgie post-tridentine et son iconographie pouvaient jusqu’aux XVIIIe et XIXe siècles bien intégrer les contenus chrétiens et même païens les plus anciens. Mais depuis ce temps-là, comme dans la plupart des pays d’Europe, l’Église perd dans les régions slovènes progressivement une partie de son pouvoir du fait des jansénistes et des autres rénovateurs, des esprits éclairés laïcs, ainsi que des réformes dues à l’empereur Joseph II. L’abolition des couvents, des ordres monastiques et des congrégations séculières, les transformations de la liturgie baroque, les bannissements des pèlerinages et les menaces de destruction visant certaines églises créent une situation dans laquelle la spiritualité traditionnelle commence à décliner. La critique a pour cible de nouveau le culte de Marie : elle met en doute son rôle dans la Rédemption et également son Immaculée Conception. Avec pour conséquence l’abandon des litanies et des prières concernant ces sujets-là, la mise à l’écart des images correspondantes et le non-renouvellement de leurs commandes. Même si, particulièrement parmi les gens du peuple, la mariolâtrie ne cesse véritablement jamais, la période du XIXe siècle est la plus fatale aux scènes de la Double intercession dans toute l’Europe. Soit les curés et les autres hommes d’Église ne sont plus capables d’en comprendre toutes les dimensions spirituelles et se scandalisent de détails mal compris ; soit, par l’accent mis sur la décence de Marie, ils veulent lui restituer sa réputation de jadis afin d’augmenter sa popularité et d’appuyer la défense de ses vertus ; soit on a affaire tout simplement à des puristes obscurantistes qui craignent toute forme de nudité847. 847 KRETZENBACHER 1981, 76. 205 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval La modification d’une oeuvre d’art pour des raisons de morale est aussi un acte iconoclaste effectué sous un motif qui semble plus justifié aux censeurs que celui qui a présidé à sa création. On trouve parmi eux beaucoup d’artistes, en général de second ordre, qui sont capables de changer la signification d’une image par le moyen d’une retouche, parfois à peine visible, sur les parties réputées honteuses848. La reconstitution de ce qui s’est passé dans notre église vers 1840 favorisée par tous les chercheurs qui se sont attelés à ce sujet, butte d’emblée sur un malentendu : on suppose que la porte dans le mur nord a été élargie, ce qui aurait eu pour conséquence d’endommager la figure de l’Homme de douleurs. Cette hypothèse ne s’accorde pas avec le fait tout d’évidence que le linteau peint de cette même porte date de l’époque même où la fresque a été réalisée. Le curé qui s’occupait de l’église aurait probablement commandé à un artiste de repeindre la partie manquante du corps du Christ et de couvrir les seins nus de Marie et d’Anne. Mais ses interventions se révélèrent à tel point désastreuses pour la fresque qu’on fit appel en 1912 à un autre restaurateur, qui ôta les retouches et découvrit les seins. Étant, lui aussi, peintre, il s’adonna souvent à l’ajout de quelques petits détails. Précisément pendant cette époque, il aurait été le plus célébré pour ses nus féminins aux fortes poitrines...849 (fig. 55) 848 STEINBERG 1987, 209-219. 849 MIKUŽ 1976, 25-27. 206 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval L’image dans la marge Diabolus superavit hominem per dulcem pomi gustationem, et ideo superavit Christus diabolum per amarissimam passionem. Le Diable a vaincu l’homme par la douceur de la pomme qu’il gouttait, et pour cela, le Christ a vaincu le Diable par la Passion la plus amère. Speculum humanae salvationis, vers l’an 1324. La porte du mur nord de l’église de Saint-Prime, contiguë à l’image de la Double intercession, est surmontée d’un linteau peint sur lequel sont représentées trois figures : au milieu, un homme assis appuyant la tête sur sa main, à gauche, vers l’ Adoration des Mages, un lion, et à droite un singe ; toutes les trois proposent de nouvelles énigmes (fig. 56). Déjà le rapport formel entre L’image de la peste et ces trois figures témoigne que celles-ci ont fonction de motifs subsidiaires tels qu’on en trouve surtout dans les manuscrits médiévaux, où ils ornent les marges latérales et du bas. Certaines marges enluminées ne dépendent pas de la scène principale décrite et ne servent qu’à l’ornementation. Mais souvent, leur fonction est de commenter tant le contenu des textes que le sujet de l’enluminure. Par leur symbolisme et leur signification, elles accompagnent, illustrent et complètent les scènes principales ; dans ce cas-là, il est impossible de les interpréter sans prendre en compte leurs rapprochements réciproques, iconographiques et typologiques. Or, les plus intéressantes parmi les marges enluminées sont celle à caractère intermédiaire, qui renvoient aux scènes principales, mais qui fonctionnent en même temps, grâce à leur emplacement à l’écart, comme une aire d’indépendance accueillant l’imagination artistique la plus osée et la plus inventive. C’est dans les marges d’un folio, aux entours d’un autel ou dans une partie architecturale décorative éloignée des regards du public, que les auteurs, avec une audacieuse liberté artistique, transgressent dans un esprit d’ironie toutes les normes, selon un rapport d’opposition ou de complicité avec l’iconographie de la scène principale, avec le texte et la graphie de son scribe, ou avec le commanditaire. Ces marges, ces bords ne manquent pas de sens, bien au contraire, ils font un vaste écho aux idées du temps, métamorphosées par l’invention des artistes850. Le singe à la pomme croquée et le lion L’auteur des fresques de Saint-Prime maîtrise parfaitement le langage des gestes, des postures et des regards par lequel il arrange efficacement ses compositions. Si l’on ajoute 850 CAMILLE 1997 ; SCHMITT 2002b. 207 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval aux personnages principaux de l’image de la Double intercession le singe, on reconnaîtra qu’il y trouve sa place. L’animal est négligemment assis et selon toute vraisemblance est en train de croquer le fruit tenu dans sa main gauche. Il est représenté de profil, ce qui atteste qu’il observe les personnes devant lui. Que fait-il donc là ? À quoi un peintre accompli, un commanditaire érudit ou un spectateur ordinaire pouvaient-il l’associer ? C’est encore une fois Héraclite qui nous donne le point de départ le plus solide de notre recherche ici en disant qu’il ne faut pas comparer le plus beau des singes à l’homme et que l’homme le plus intelligent n’est – auprès de la divinité – qu’un singe. Les mots sont repris par Platon et Aristote, puis par Galien et Plotin, qui leur donnent une nouvelle portée en affirmant que par suite de la similarité entre le singe et l’homme, le singe n’est rien d’autre qu’une image manquée de l’homme. Ces conceptions sont reçues par les premiers auteurs chrétiens, trouvant en elles l’argument selon lequel tous les renégats, les hérétiques, les païens et les autres incroyants ne sont que des singes imitant l’homme et détestant le Christ. Le bestiaire Physiologus, paru vers l’an 200, désigne le singe comme figura diaboli qui, en imitant sans cesse Dieu, a perdu sa grâce. Ainsi que le Malin, le singe n’est pas capable de créer, mais il parodie les gestes liturgiques afin d’être vénéré comme le Créateur. Le Diable n’est donc que la forme simiesque de Dieu, le singe de Dieu – simmia Dei. D’où, pour saint Augustin, il représente le côté le plus laid, mauvais et dégénéré de l’homme, bref, il est la bête la plus vilaine, turpissima bestia. Après les XIe et XIIe siècles, quand les singes sont importés en Europe en plus grand nombre, les gens commencent à les traiter d’une manière plus accueillante. Le singe – signe du diable – est de plus en plus considéré comme une de ses nombreuses victimes, capable cependant de mauvaises actions, par exemple d’infanticide. Ses capacités imitatives, dans lesquelles les gens voient leur propre caricature, ne méritent que raillerie et punition ; le singe ne vaut pas plus que ses maîtres, les jongleurs et les histrions. Vers la fin du Moyen ge, Albert le Grand le considère comme un homme dégénéré en animal à cause des péchés qu’il a commis, et il lui attribue une caractéristique qui, depuis, ne le quittera plus : l’obscénité, du fait de la forme plate du son nez. Dotée de tous ces travers, la figure du signe se rencontre souvent dans les parties marginales de l’art roman et gothique : par sa conduite et sa position, cette figure simiesque endosse souvent le rôle de l’homme en singeant ses activités, tout en symbolisant l’hypocrisie, l’idolâtrie, l’ivrognerie, la luxure, la vanité et la convoitise.851 Le motif du singe au fruit apparaît en premier dans l’art byzantin, avant d’arriver en Occident, sans charge symbolique particulière, semble-t-il. Peut-être le geste intrigue-t- il les artistes parce que le singe est le seul animal qui le fait à la manière de l’homme. Au début, le motif se développe comme une scène autonome, presque de genre, illustrant la qualité du sens du goût chez le singe, qui ne se régale que de noix et de pommes qui, 851 JANSON 1952. 208 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval à elles seules, symbolisent toutes les espèces des fruits852. Au cours du Moyen ge, cet animal acquiert aussi des connotations chrétiennes en rapport au péché originel. Il devient le symbole de la curiositas, du bas péché de la curiosité auquel ont succombé Adam et Ève. Dans de nombreuses scènes, le singe est représenté en posture d’Ève parce que, plutôt que par son genre mâle, simius, on dénommait l’animal par son genre femelle, simia. En tant qu’animal femelle, il lui est imputé tous les défauts présumés d’une femme : le mensonge, la menstruation, la fourberie, la frivolité, la convoitise. Doté, d’après la croyance commune, des caractéristiques du diable, le singe en train de croquer la pomme est mis en perspective avec le serpent – le protagoniste de la scène du péché originel. Répétant le geste d’Ève, il le fait comme se réjouissant de la Chute. De même que toutes les autres scènes de l’Ancien Testament, celle-ci prophétise aussi son achèvement positif dans le Nouveau Testament. Le singe au fruit interdit prédit le Christ soumis aux tentations, mais qui, tel un nouvel Adam, n’y succombe pas, à la différence de notre ancêtre commun ; et dans une fonction similaire, on le trouve aussi dans les scènes d’ Ecce homo, de Crucifixion ou de Pietà853. Dans la religion chrétienne où toute figure est elle-même une ante figuram, ou bien elle est supposée en avoir une autre pour antitype, la préfiguration du Christ et de Marie par Adam et Ève est une des plus commentées et une des plus souvent utilisées. Adam est le prédécesseur le plus ancien du Christ : le caractère eschatologique du premier ne se révèle que dans le second. Si la descendance d’Adam est promise au péché et donc à la mort, celle du Christ, en revanche, l’est à la justice et à la vie : « Comme en effet par la désobéissance d’un seul homme la multitude a été constituée pécheresse, ainsi par l’obéissance d’un seul la multitude sera-t-elle constituée juste » (Rm 5, 19) ; « De même en effet que tous meurent en Adam, ainsi tous revivront dans le Christ » (1Co 15, 22). Ève est une partie du corps d’Adam d’où elle est tirée (Gn 2, 21-22) et Jésus a été déposé dans le ventre de Marie et de là il a été tiré. De lui, qui constitue le corps chrétien, est issue la nouvelle Ève, l’Église, qui est en même temps Marie ; cette dernière accouche du nouvel Adam afin qu’il triomphe de la désobéissance causée par le serpent. Tertullien explique : « Car, si Adam fut une image du Christ, le sommeil d’Adam fut une image du sommeil du Christ dormant dans la mort, afin que d’une blessure faite à son côté fût figurée l’Église, la vraie mère des vivants. »854 Après saint Justin, c’est aussi le parallèle entre Marie et Ève qui devient de plus en plus explicite, et Irénée lui confère un statut théologique : un ange visite Marie pour lui annoncer le salut, parce qu’un autre ange, déchu, avait séduit Ève, instituant l’ère du péché. Si l’arrière-grand-mère succombe à la tentation, s’éloignant ainsi de Dieu, Marie en revanche obéit à Dieu et devient alors l’avocate d’Ève. Si la première vierge entraîne l’humanité dans la mort, la seconde l’en sauvera : la mort sera vaincue par la mort et la naissance réparée 852 PASTOUREAU 1998. 853 JANSON 1952, passim. 854 TERTULLIEN 1999, 24-25. 209 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval par la naissance. Marie rachète le péché originel ; ce que le sexe féminin a détruit, le même sexe le reconstruira : « Ève enfantait continuellement dans la douleur. Mais depuis qu’une vierge a conçu dans son sein et nous a enfanté un fils […] cette malédiction a été annulée. La mort vint par Ève, la vie par Marie », explique saint Jérôme855. Le salut évangélique AVE ( Amor, Verbum, Eternitas), répare la faute d’ EVA vae, le malheur. Si, donc, le premier couple est indispensable à la naissance de l’humanité, la nouvelle Ève et le nouvel Adam sont unis dans un mariage mystique pour la rédemption de toute l’humanité, étendue entre la naissance, symbolisée par la bonté du lait marial, et la mort, symbolisée par le sang du Christ crucifié, marqué du sceau de la cruauté856. On a déjà mentionné à propos de La Circoncision que, dans l’église Saint-Prime, le symbolisme des images du mur nord est complété par les scènes du mur sud. Parmi celles-ci, on trouve aussi la Vierge qui tisse le voile du Temple (fig. 20). Sachant que le seul mérite d’Ève est d’avoir cousu des feuilles de figuier et filé des vêtements afin d’en couvrir les parties honteuses, la seconde Ève – afin que les contraires ne soient guéris que par les contraires – tourne l’humble filage de la première, conséquence de sa faute, vers un noble but857. Janson, dans son compendium très détaillé, parmi les scènes où apparaît le singe croquant la pomme, ne mentionne pas celle de la Double intercession. Mais, même si l’on tient compte du fait qu’un très grand nombre de ces scènes n’existent plus aujourd’hui, on ne peut pas en déduire qu’elles ne s’y soient jamais trouvées. Enfin, un singe est présent dans notre image, qui est très complexe, originelle et de plus haute qualité esthétique. Émettons donc l’hypothèse que le singe n’est pas seulement un élément de décor d’une scène de genre ; on se doit alors de vérifier son rôle potentiel, symbolique et associatif dans le contexte d’ensemble de l’iconographie de L’image de la peste. La symétrie formelle qui souligne aussi le sujet est claire : en haut, au milieu, se trouve Dieu le Père rengainant son glaive, en bas, à gauche, s’adresse à lui le Christ ayant subi la crucifixion et, à droite, se situe Marie à la poitrine dévoilée. Si aux figures principales nous ajoutons – dans le sens de la lecture picturale habituelle de gauche à droite – le singe à gauche, nous pouvons interpréter sa présence comme celle d’un commentateur énonçant un préambule. En effet, la signification du geste de sa main transpose notre image dans un autre champ référentiel qui suppose une préfiguration. Le schéma de la Double intercession est calqué sur la scène de la tentation au paradis terrestre, où la symétrie est établie par l’arbre seul de vie que Yahvé a fait pousser juste au milieu du jardin (fig. 57). De ce point de vue, Dieu le Père dans les nuages de L’image de la peste figure comme l’antipode positif du Malin, nichant dans le branchage de l’arbre défendu de la Science du Bien et du Mal et guettant une femme et un homme en bas. D’habitude, si l’on considère la 855 JÉRÔME 1949, 132 (22, 22). 856 DALARUN 1991 ; MIGLIORINO MILLER 1995, 33-130. 857 MCMURRAY GIBSON 1990. 210 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval scène du paradis dans la perspective des personnages et non du spectateur, Ève est située à gauche, du côté pernicieux du Diable, tandis qu’Adam, quand il se laisse tenter par la pomme, se trouve à droite de l’arbre et du serpent, donc à notre gauche. Dans l’image qui nous occupe, nous observons le nouvel Adam, le Christ, à gauche lui aussi858, qui accède à la prière de sa mère, la nouvelle Ève à droite, réparant par son geste la faute de l’arrière-grand- mère. Derrière les figures principales, dans l’iconographie vétérotestamentaire, se déroulent les scènes des délices de l’Éden, délices perdus à cause de la faute des premiers parents. Dans L’image de la peste, on trouve à l’arrière-plan les fléaux, telles les conséquences de la vie dans le péché, que le nouvel Adam et la nouvelle Ève intercédant auprès de Dieu le Père vont épargner à l’humanité859. La scène de Saint-Prime semble donc être l’achèvement de l’acte originaire de la Genèse. Dans le jardin du paradis, le Diable tente Ève et celle-ci à son tour tente Adam ; les deux succombent, entraînant dans leur chute dans le péché tous les hommes. Notre image, à l’inverse de la chute, montre la voie vers la Rédemption : étant donné que Dieu punit l’humanité vivant dans le péché par les pires catastrophes, la peste, la guerre et la famine, la nouvelle Ève transmet au nouvel Adam une demande des hommes d’intervenir auprès de Lui afin qu’il pardonne leurs péchés. La prière est exaucée. L’image du singe croquant la pomme, qui renvoie au péché originel, reproduit tout le drame de l’action de la tentatrice, Ève (figs. 58, 59). Le même thème se retrouve, transposé, dans L’image de la peste, où Marie, la nouvelle Ève, tend son sein, telle la pomme de la Genèse, vers le Christ, le nouvel Adam. Si l’on prolonge le geste du singe, qui de sa main s’est saisi du fruit défendu, on atteint en effet la main de la Vierge soutenant son sein qui est destiné à la bouche de son Fils. Si mordre dans une pomme, dont fait signe le singe, est à l’origine du péché de la chair, le flot de lait maternel de la Vierge, qui allaite le Rédempteur, en est l’acte de rémission. Comme nous le montre Meyer Schapiro, le parallèle est plausible : dans le folklore, la mythologie, la poésie, la langue et la religion de l’Occident, la pomme, en tant que métaphore biblique essentielle, a toujours une signification érotique860. Le fruit est doté d’un double sens et chargé du symbolisme du plaisir et du péché ; il est doux et fatal, étant à la fois l’attribut de Vénus et la métaphore de la discorde, du destin destructeur et du malheur, comme dans le Jugement de Pâris861. En tant que symbole des invitations à l’amour, les pommes désignent, dans l’Antiquité, les plus beaux seins, tels ceux de Vénus et d’Hélène. Pendant le Moyen ge, les seins restent plutôt cachés sous le vêtement, refoulés, et on a déjà vu que dans l’art médiéval – sauf dans les personnifications 858 Même si la logique de la perception du spectateur de cette scène serait contraire, c’est beaucoup plus souvent que le Christ se trouve à la gauche du Père, c’est-à-dire à sa droite privilégiée. 859 Leo Steinberg, lui aussi, voit dans les figures des deux intercesseurs le nouvel Adam et la nouvelle Ève. Dans STEINBERG 1996, 368, il parle de la représentation de la complémentarité de l’homme aux nobles blessures et de la femme qui allaite. 860 SCHAPIRO 1990b ; cf. aussi BANN 1989, 72-78. 861 DAMISCH 1992, passim. 211 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval à caractère négatif – ils sont représentés petits, en forme de pomme, Isidore de Séville les qualifiant d’ailleurs de « petites pommes »862. La perfection de leur beauté et de leurs proportions est redécouverte par la Renaissance, où dans le langage métaphorique le mot « seins » est souvent remplacé par celui de « pommes ». Quand Politien décrit la pose empreinte de pudeur de Vénus, naissant de la mer, connue déjà dans l’art grec, s’émerveille : « On pourrait jurer que la déesse est sortie de l’onde en pressant ses cheveux de sa main droite, et en recouvrant la douce pomme de l’autre. »863 Et c’est au chapitre de la pomme qu’une fois de plus le comportement de Marie renvoie à celui de son aïeule : dans d’innombrables images, la Vierge allaite de ses seins ressemblant à des pommes, ou donne à l’Enfant Jésus, plutôt que ses seins, une vraie pomme. En la tenant, Marie, la nouvelle Ève, témoigne qu’elle corrige la chute dans le péché d’Ève. Ou encore, la pomme mariale symbolise le Christ en tant que seconde pomme dans le giron de la seconde Ève864. Dans le cas où il s’agit de Jésus qui tient la pomme, celle-ci peut symboliser le globe impérial, mais aussi indiquer que son possesseur a vaincu le mal, apporté au monde par le fait de l’avoir croquée865. Tous ces mérites du Christ sont mis en scène par Bernardino Luini vers 1520 dans le tableau L’Enfant, sauveur du monde, où Jésus est assis, le pied gauche posé sur une pomme qui a été croquée, tandis que d’une branche de l’arbre de la Science du Bien et du Mal pend le cadavre du serpent. L’enfant montre du doigt la croix sous le signe de laquelle il a sauvé le monde (fig. 60). La chair savoureuse de la pomme confirme la succulence du fruit qui a des qualités nutritives tout comme le lait. Ses pépins indiquent la fertilité féminine déclenchée par l’acte d’y mordre tandis que son incarnat la met en rapport avec la vulve. La désignation de l’arbre de la vie comme pommier, qui probablement dérive de la mythologie et du folklore grecs, est réaffirmée dans la religion chrétienne par le jeu de mots suivant : malum désigne en latin à la fois la « pomme » et le « mal », la pomme est donc le fruit du Malin ; de malum dérive en plus mulier, femme, c’est-à-dire Ève. La pomme en relation avec la femme associe le péché de mensonge et le péché de chair, la séduction, la traîtrise et la luxure, parce que, sous une belle apparence, la pomme abrite des secrets interdits que la femme cache et dévoile à sa guise, et dont l’homme est la victime866. C’est Ève qui est séduite par le diable et c’est elle qui offre une pomme et ses seins à Adam. (fig. 61) À cause de cet acte fautif et rebelle envers Dieu, elle est obligée d’allaiter ses enfants, sur lesquels Yahvé inaugure une opposition entre les végétariens, buveurs de lait, et les carnivores, buveurs de vin, ce qui mènera Caïn au fratricide. Par nos prédécesseurs, le péché est transmis à toute l’humanité ; 862 « Mamillae vocatae... », cf. supra, n. 490. 863 Cité dans DIDI-HUBERMAN 2000, 34. 864 Sur l’autre symbolisme christique de la pomme, cf. FALKENBURG 1994, 44-45, 91. 865 WILLIAMSON 1998. 866 PASTOUREAU 1998. 212 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval pour cette raison, les seins d’Ève sont dans l’art, eux aussi, souvent représentés en forme de pomme867 (fig. 62). Dans l’image de Carlo da Camerino de la fin du XIVe siècle, on voit la métaphore pomme- seins dans sa concordance typologique (fig. 63). En bas, dans un tombeau, gît Ève, demi-nue, représentée de profil, ce qui indique son caractère négatif, offrant ses seins au regard des spectateurs. Dans sa main droite se trouve une pomme happée par un crâne sur un corps de serpent sortant de ses organes génitaux. En haut Marie, pleine de décence, tient dans ses bras l’Enfant Jésus, qui, d’un geste similaire à celui d’Ève en dessous avec la pomme, saisit le sein virginal en forme de pomme qui paraît flotter librement dans l’air. Alors que la partie basse de la scène représente donc le pire des maux, qui a entraîné la corruption de la nature humaine dans son entier, la partie haute nous donne à voir la Vierge nourrir le Sauveur incarné868. Cette représentation primordiale de la religion chrétienne est subvertie dans une enluminure sous les espèces d’une parodie du thème iconographique de la Virgo lactans : une nonne donne à un singe son sein sous forme d’une pomme détachée (fig. 64). « Cette prétendue vierge a engendré un singe monstrueux qui, en donnant de l’homme une image difforme, dénonce son péché trop humain869. » Notre singe à la pomme, peint sur le linteau de la porte nord, contiguë à la fresque de la Double intercession, pour toutes les raisons déjà évoquées, ne peut donc pas se réduire à un simple élément décoratif ou à un motif à caractère d’histrion. En dehors de son rapport à la fresque, analysé précédemment, l’effet de la fascination qu’il pouvait exercer dans un environnement de hameaux isolés n’était pas méconnu de l’artiste qui l’a exécuté. Et il nous est apparu digne d’intérêt de citer à ce propos un poème slovène pour enfants qui tire son origine du Moyen ge : « Dans l’église Saint-Nicolas / une guenon est peinte. / Elle me regarde, et je la regarde, / devenant furieux, je commence à la chasser. »870 Ce double jeu d’un regard peint et d’un autre réel, l’interpénétration du regard sujet et du regard objet, déjà mentionnée dans le cas de Ljubno, tout cela témoigne de l’échange de positions subjectives871, et exprime en même temps le pouvoir d’attraction que le motif du signe pouvait avoir en ce temps-là. Mais avant d’aborder ses autres significations, il nous faut prendre encore en considération deux autres figures accompagnant celle du singe. Après notre analyse de l’interférence manifeste entre la figure du singe et la scène de La Double intercession, intéressons-nous à l’autre animal peint sur le même linteau, mais du côté opposé au singe, à gauche, à savoir le lion assis. Cet animal a le regard tourné vers la scène de l’ Adoration des Mages, et plus précisément vers l’Enfant Jésus, encore au sein, 867 YALOM 1997, passim ; PRÉAUD 1998. 868 HOLMES 1997, 172-175. 869 CAMILLE 1997, 30. 870 Slovenske narodne pesmi 1923, 4, 2, 311. 871 Cf. CAMILLE 1998, 116-117. 213 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval bénissant le plus vieux des Rois Mages, agenouillé, qui lui offre un présent (fig. 65). La position du lion, symétrique à celle du singe, incite à se poser la question d’une éventuelle signification qui les associerait ? Le singe en tant que figure du diable évoque la pensée médiévale selon laquelle tous ceux qui ne sont pas chrétiens ne sont pas humains non plus. Ils sont des singes qui ne font qu’imiter les hommes. Pour cette raison, le prophète Mahomet est au Christ ce que le singe est au lion872. Le symbolisme du lion comme image du Christ est indubitable : le lion, en tant que roi des animaux, est signe de vigilance, de domination et de courage et l’Apocalypse l’appelle « le Lion de la tribu de Juda » (Ap 5, 5)873. Dans l’ouvrage Physiologus sont décrites ses trois natures. Sa première nature se manifeste quand il flaire l’approche des chasseurs et qu’il efface alors avec sa queue ses traces comme le Christ, qui a caché celles de sa divinité en s’incarnant dans le sein de la Vierge pour tromper le diable. Sa deuxième nature, de l’ordre de la résurrection, se révèle de deux façons : il dormirait les yeux ouverts, faisant écho au Christ s’endormant dans la mort sur la croix et restant éveillé dans le tombeau ; ou bien, tandis que sa nature humaine dormait sur la croix, sa nature divine est éveillée dans le ciel, à la droite du Père. Ou encore, de par sa deuxième nature, épargner un adversaire à terre, le lion symbolise la miséricorde divine. Et enfin, la lionne met bas des lionceaux morts, mais, trois jours après, le rugissement du mâle les rend à la vie : ainsi le Christ ressuscite après avoir passé trois jours dans le tombeau874. Outre la résurrection, le lion révèle encore une autre typologie, popularisée par la mariolâtrie croissante du Moyen ge tardif, celle de la Vierge qui fait revivre la nature humaine de son fils875. Un homme mélancolique Au milieu du linteau, entre la figure du lion et celle du singe, se rencontre celle d’un homme, assis, appuyant la tête sur sa main droite (fig. 66). Ce type de figure humaine, d’habitude en position assise, ou à demi-gisante, et soutenant sa tête, remonte à l’art ancien, car on en trouve déjà sur les sarcophages égyptiens. De cette manière, on représentait un personnage dans un état de sommeil ou de ravissement, en proie à la fatigue ou à la mélancolie. Au Moyen ge, cette position était donnée à saint Jean en compassion sous la croix, à Dieu se reposant et méditant le septième jour de la Création ou au Christ reposant sur Calvaire. Si, dans notre église, on observe les fresques sur le mur sud, précisément en vis-à-vis de L’image de la peste, on y trouve deux personnages dans la même pose. Les scènes représentées nous introduisent au cycle de la vie mariale ; en haut à gauche se trouve l’ Offrande refusée de Joachim, et en 872 JANSON 1952, 287, 315. 873 Cf. e. g. BONAVENTURE 1990, 46-47. 874 RÉAU 1955, 92-94 ; LADNER 1995, 121-123. 875 BLOCH 1969. 214 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval haut à droite la Rencontre à la Porte d’Or, où la Vierge est conçue sans le moyen du sperme, mais seulement d’un baiser échangé entre Joachim et Anne, ce qui symbolise sa conception immaculée. En bas à gauche se situe la scène de l’ Ange qui annonce à Joachim, endormi, la tête appuyée sur sa main droite, que sa femme enfantera une fille de qui naîtra le Messie. Dans la scène suivante, en bas à droite, on voit Anne allaitant Marie (fig. 19). Il nous faut préciser qu’il s’agit ici d’illustrations de sujets de textes apocryphes, très populaires à l’époque. Dans ce contexte, le peintre s’est efforcé sans doute de souligner, en contrepartie, le fait de croyance très répandu alors, bien que non encore reconnu par la doctrine canonique jusqu’au XIXe siècle, selon lequel Marie, au même titre que le Christ avait été conçue sans péché. À cette fin, il a trouvé une solution originale qui démontre de sa part une parfaite maîtrise du support de la signification de l’image par les éléments de sa composition iconographique. Entre les deux scènes d’en bas, il peint, au-dessous de la fenêtre où l’espace ne permet pas l’exécution d’une grande scène, une figure de gisant, appuyant aussi la tête, en écho à Joachim, sur sa main droite. Il s’agit d’Alexis, le saint dont la vie était très populaire autrefois, car elle glorifiait également la virginité. Les différentes variantes de sa légende racontent qu’il est né à la suite d’années de prières de ses parents, pieux et riches, mais stériles. Ces derniers le marient contre sa volonté, mais leur fils, ayant fait voeu de chasteté, abandonne sa femme le soir même de ses noces et part sur les routes mener une vie de mendiant. Après une longue absence, il revient à Rome, où il passe les dernières années de sa vie dormant sous l’escalier de la maison paternelle sans être reconnu par les siens. Ce n’est qu’une fois mort que sa véritable identité est découverte par ses parents, qui, de douleur, s’arrachent les vêtements. Puis, son père se mutile, tandis que sa mère pleure pour implorer le bien-être de l’âme de son fils, qui a tété ses seins taris il y a longtemps876. Le geste de la tête appuyée sur la main, qui exprime le sommeil, la tristesse et la vie contemplative, devient l’attribut par excellence des penseurs, des poètes, des artistes, des rêveurs et de tous ceux qui sont touchés par la mélancolie. L’affection mélancolique est attribuée depuis Aristote à tous les hommes doués pour le travail intellectuel et pour les activités artistiques877. Il est intéressant de noter ici qu’Albrecht Dürer, à l’influence de qui on peut songer à propos des fresques de Saint-Prime, a souvent mis en scène la figure de la mélancolie. La plus connue de ses oeuvres traitant de ce sujet est sa gravure sur cuivre, une de ses trois Meisterstiche, Melencolia I de 1514, qui présente une figure féminine appuyant la tête sur sa main. À côté de ce chef-d’oeuvre, Dürer commet encore quelques images de l’Homme de douleurs en même pose, dont celui de 1511 qui est aussi représenté assis. Mais le plus passionnant pour nous sont son autoportrait en l’Homme de douleurs 876 VORAGINE 1967, I, 448-452 ; Gesta Romanorum 1894, 32-39 (15). 877 KLIBANSKY et al. 1989, 257-295 et passim. 215 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval mélancolique878 et son esquisse d’un paysan assis, vêtu d’un costume populaire ; ce dernier appuie la tête sur sa main droite, tandis qu’une épée est plantée dans son dos (fig. 67). Ce dessin, destiné à un monument pour commémorer une révolte paysanne, étouffée en 1521, exprime la tristesse, l’abattement et la pauvreté d’un des paysans qui se sont rebellés. Les interprétations que l’on peut en tirer ne sont pas univoques : à côté de son impuissance physique, le personnage exprime peut-être aussi un avertissement, il renvoie à Jésus trahi, ou bien il symbolise la mélancolie paysanne879. Dès le dernier siècle du Moyen ge, notamment dans les marges latérales et du bas des manuscrits, on trouve beaucoup d’autoportraits d’artistes, annonçant le nouvel individualisme et la nouvelle conscience créative880. Cette façon d’honorer, par l’autoportrait, leur capacité à créer des chefs-d’oeuvre esthétiques se manifeste encore davantage chez les artistes de la Renaissance, et la pose mélancolique de l’auteur devient alors presque obligée. Pour cette raison, il est séduisant de penser que la figure humaine peinte au-dessus de la porte nord de l’église Saint-Prime est aussi celle de l’auteur de la fresque, et de considérer alors son attitude mélancolique comme son propre commentaire de L’image de la peste qu’il regarde : se présentant en figure de la tradition iconographique de l’Homme de douleurs assis en gestuelle mélancolique, il regarde l’Homme des douleurs entre Dieu le Père et sa mère dans sa fresque881. Si on la combine avec la figure du lion et du singe, on pourrait dire que l’homme mélancolique médite sur le bien et le mal, sur la rédemption de l’humanité et sur le péché originel, dont les deux figures animales sont respectivement le symbole. Il penche la tête sur sa gauche afin de voir le singe près de lui. Cela nous fait penser à deux choses : premièrement, que les deux figures sont associées en fonction d’une même affection, parce que la pomme, fruit d’automne, est un attribut de la mélancolie882 ; et, secondement que, dès les débuts de la chrétienté et de ses constantes querelles iconoclastes avec les païens, le singe passe pour un être étonnant qui ne se laisse pas tromper par les idoles. Ainsi, les personnes qui adorent les idoles sont considérées plus basses que les singes : « Ceux qui nourrissent et gardent les singes ont constaté avec étonnement que ceux-ci ne se laissent pas tromper par les figurines et poupées de cire ou d’argile », écrit Clément d’Alexandrie883. Il est à peine crédible que notre peintre soit capable d’une telle auto-ironie. Pourtant, contrairement aux autres personnages de l’image principale, les trois figures sur le linteau sont peintes comme si elles représentaient des sculptures ou mieux encore un décor sculptural. De telles figures nous sont bien connues, notamment par de nombreux exemples 878 Albrecht Dürer 2002, no 186 ; 286-287. 879 MITTIG 1984, 5-32. 880 CAMILLE 1997, 201-209 ; CAMILLE 1998, 345 sq. 881 Cf. DIDI-HUBERMAN 1990, 208-212. 882 PASTOUREAU 1998. 883 CLÉMENT D’ALEXANDRIE 1976, 122 (4, 58, 1). 216 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval rencontrés chez les Primitifs flamands, où elles sont peintes en grisaille sur des panneaux extérieurs d’autels fermés ou sur des tableaux et des fresques jouant le rôle de maillons de la chaîne des préfigurations et du « symbolisme déguisé » panofskyen884. Ici, la distinction entre l’image de la personne et l’image de l’image de la personne crée une hiérarchie des significations et des énonciations entre les différentes couches de sens dans le cadre sémiotique et sémantique de l’image totale. Les trois « sculptures » peintes figurent donc dans notre image comme un choeur dans le théâtre grec ou comme un commentaire à part ou des notes dans un livre. En introduisant une explication typologique, l’image de la marge infléchit la lecture de l’image principale vers le second degré, où Marie et son Fils deviennent ici respectivement les personnifications de l’Église et du corps des chrétiens, et, au niveau suivant, la nouvelle Ève et le nouvel Adam885. On trouve une introduction similaire du second registre dans la scène principale de l’autel de Madeleine, peint par Lukas Moser en 1432 à Tiefenbronn (fig. 68). Le portail qui s’ouvre sur la scène de la dernière communion de Madeleine est orné à gauche par un pilier comportant trois sculptures. En bas, se trouve un singe dont la chaîne est tenue par une idole au visage brisé qui se trouve au-dessus de l’animal, et encore au-dessus se situe une Vierge à l’Enfant. L’interprétation veut que les figures puissent représenter respectivement la nature (l’état ante legem), l’époque païenne (l’état sub lege), et la chrétienté (l’état sub gratia)886. Mais il nous semble plausible que, par son répertoire et sa signification, le pilier se réfère à la scène représentée à l’intérieur. Il symbolise une élévation de la basse sphère des convoitises animales et des singeries liées à l’idolâtrie vers le ciel où sainte Madeleine, telle une prostituée repentie, sera portée par les anges. Le singe est si fortement associé à l’art par son attitude respectable envers les idoles que parfois les images de celles-ci prennent son allure. Dans une enluminure française du XVe siècle, on voit dans un espace ecclésiastique la sculpture inachevée d’un singe, une pomme dans la main, et au-dessous le sculpteur qui semble être désespéré de ne pas être parvenu à terminer son travail (fig. 69). L’image renvoie à une anecdote, rapportée par Valère Maxime, concernant le peintre athénien Apelle qui, au sujet d’une de ses oeuvres, « voulut bien écouter les avis d’un cordonnier sur les chaussures et les courroies, mais qui, lorsque celui-ci se mit à critiquer la jambe, lui défendit de s’élever au-dessus du pied »887. Le traducteur du texte latin illustre par cette anecdote l’impossibilité d’imiter adéquatement la nature, car il y a des choses que l’art ne peut pas faire. Le problème d’un artiste réside dans le fait que la nature des dieux surpasse ses capacités créatives ; ainsi, la divinité de Jupiter ne peut pas être représentée parce que ses qualités dépassent les capacités de l’oeil. En utilisant 884 PANOFSKY 1992. 885 Cf. WIRTH 1994. 886 KEMP 1998. Je remercie Tomislav Vignjeviæ de m’avoir signalé cet article. 887 VALÈRE MAXIME 1935, 247 (8, 12). 217 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval les mots « singesse de nature », il est souligné qu’un artiste ne peut que singer la nature, comme l’atteste ici l’image de la sculpture du singe888. Est-ce sur cette impuissance de la création que médite notre artiste mélancolique en observant l’image du singe à sa gauche ? Ne pourrait-on pas supposer aussi que le maître réfléchisse aux conditions générales de l’art, étant donné qu’il peint, au-dessous du manteau de Marie, aussi Maximilien Ier, le grand monarque du Saint Empire romain germanique ? Or ce dernier – comme grand mécène de l’art et de la science – n’a-t-il pas marqué la dynastie des Habsbourg par sa mélancolie889 ? Mais un singe ne se réfère pas à l’art seulement par sa capacité de singerie. Déjà pour les philosophes grecs, il est un si bon imitateur que l’art ne peut être rien d’autre que singe de la nature : ars simia naturae. Il est vrai que cette formule est utilisée de nouveau au Moyen ge par Filippo Villani vers l’an 1400 afin de désigner un peintre qui excelle dans l’imitation de la nature. Et cependant, l’art, à la fin du Moyen ge, en quittant la catégorie des artes mechanicae se défait de son statut de rang inférieur pour accéder, au Cinquecento, à la catégorie plus affectée de dignité des artes liberales, et pour devenir égal à la nature. Et c’est justement à cette période que quelques rares génies comme Michel-Ange représentent le singe tel le symbole de la nouvelle conscience créative qui rivalise en tout point avec la nature. Mais la relation entre le singe et l’artiste reste pourtant équivoque : en tant que contrefacteur ou plagiaire, l’artiste ne se réduit-il pas à être un imitateur dénué d’esprit890 ? Le maître des fresques de Saint-Prime nous laisse un chef-d’oeuvre de l’art de l’époque, à la charnière du Moyen ge et de la Renaissance. Peut-être, pressentait-il déjà la nouvelle liberté créative qui ne sera plus au service exclusif des dogmes ecclésiastiques. S’il s’agit de son autoportrait peint sur le linteau de la porte du mur nord, en figure mélancolique, penchant la tête sur sa gauche comme pour regarder encore une fois en duo avec le singe la fresque achevée de La Double intercession, scène la plus complexe et la plus apte à susciter l’intérêt le plus intense, il affiche par là même son désir de réflexion, de méditation, tout en invitant le spectateur à contempler le glaive de Dieu le Père, le Christ, Homme de douleurs, la Vierge au manteau, la plaie et les seins, le sang et le lait. 888 CAMILLE 1989, 48-49. 889 KUGLER 2001. 890 JANSON 1952, 287-314. 218 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Bibliographie Sources Acta sanctorum. Anvers 1643-1749. 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Le Christ devant Dieu le Père et Antipater devant César, vers 1330, Codex Cremifanensis 243, f. 44 v-45 r, Kremsmünster. 10. Marie devant Dieu le Père et Esther devant Assuérus, vers 1330, Codex Cremifanensis 243, f. 44 v-45 r, Kremsmünster. 11. Jean de Ljubljana, Le Christ eucharistique, 1443, fresque, Visoko, église succursale. 12. Le Jugement dernier, la déesis et le Christ de La Double intercession, vers 1494-1500, fresque, Krtina, église succursale. 13. Als unser herre sin vunf wunden zeigte seinem Vatter und unser vrowe ir bruste, vers 1335, Cod. 60, f. 120v, Engelberg, Stiftsbibliothek. 14. Hans Holbein l’Ancien, Épitaphe d’Ulrich Schwarz, 1508, Augsbourg, Städtische Kunstsammlung. 15. Maître de Palma, Lactation de Saint Bernard, vers 1290, Palma de Mallorca, Sociedad Arqueológica Luliana. 16. Nicolò di Giacomo, Grammaire allaitante (détail de frontispice), 1354, Ms. B. 42. inf. , fol. 1r, Milan, Biblioteca Ambrosiana. 17. Le Cortège des Mages, 1504, fresque du mur nord, Saint-Prime. 18. L’Adoration des Mages, 1504, fresque du mur nord, Saint-Prime. 19. Le cycle de la vie de Marie, les scènes à gauche : L’offrande de Joachim est refusée ; L’annonce de l’ange à Joachim ; La rencontre à la Porte d’Or ; La nativité de la Vierge ; Saint Alexis, 1504, fresque du mur sud, Saint-Prime. 20. Le cycle de la vie de Marie, les scènes au milieu : La présentation de la Vierge au Temple ; La Vierge qui tisse le voile du Temple ; L’Annonciation ; Le mariage de la Vierge ; Saint Jean Baptiste, 1504, fresque du mur sud, Saint-Prime. 247 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 21. Le cycle de la vie de Marie, les scènes à droite : La Visitation ; La nativité du Christ ; La Circoncision ; La présentation de Jésus au Temple ; Joachim, Anne et Marie, 1504, fresque du mur sud, Saint-Prime. 22. Saint Bernard embrassant le Christ, avant 1330-1340, gravure sur bois, Vienne, Albertina. 23. Guidoccio Cozzarelli, Sainte Catherine échange son coeur contre celui du Christ, deuxième moitié du XVe siècle, Sienne, Pinacoteca nazionale. 24. André d’Otting, La Descente de croix, vers 1450, fresque, Slovenj Gradec, église paroissiale. 25. Jean Malouel, Pietà, vers 1400, Paris, Louvre. 26. La Circoncision, 1504, fresque du mur sud, Saint-Prime. 27. Léonard de Vinci, dessin d’anatomie, Quaderni d’anatomia, vol. 3, 3v, Windsor, Royal Library. 28. Goswyn van der Weyden, Triptyque d’Antonius Tsgrooten, 1507, Anvers, Koninklijk museum. 29. Jan Gossaert, La Vierge à l’enfant, 1527, Munich, Alte Pinakothek. 30. Échange des liquides corporels, vers 1350, Zouche Hours, Ms. lat. liturg. e. 41, f. 50r, Oxford, Bodleian Library. 31. Le Jugement dernier et déesis, vers 1450, relevé de la fresque à Cazeaux-de-Larboust. 32. Antoni Peris, La Vierge allaitante, premier quart du XVe siècle, Valence, Museo de Bellas Artes. 33. La luxure au serpent, relief en pierre, Toulouse, Musée des Augustins. 34. Les tentations de saint Antoine, fin du XIIIe siècle, Barletta, San Sepolcro. 35. Orphée et Eurydice, début du XIIIe siècle, église paroissiale de Berchtesgaden. 36. La fille et son bien-aimé, 1519, gravure du livre Thomas Murner, Die Geuchmatt zuo Straff aller wybschen Mannen, Bâle. 37. Ambrogio Lorenzetti, Madone au lait (détail), 1324-25, Sienne, Palais épiscopal. 38. Jean Fouquet, La Vierge à l’Enfant, deuxième moitié du XVe siècle, Anvers, Koninklijk museum. 39. Pietà, 1450-1500, monastère de Koutlomoussi. 40. La vision mystique de la plaie du Christ par l’épouse du Cantique, vers 1300-1320, Cantiques Rothschild, Ms. 404, f. 19r, New Haven, Yale University Beinecke Library. 41. Le martyre de Cantius, Cantianus, Cantianille et Prote, vers 1510, volet droit de l’autel de Kranj, Vienne, Belvedere, Österreichische Galerie. 42. Ludwig Krug, L’Homme de douleurs, vers 1520, gravure, Londres, British Museum. 43. Anonyme allemand, Le coeur du Christ, vers 1460-1475, gravure sur bois coloriée, Vienne, Albertina. 44. Arma Christi, 1320, Ms. fr. 574, fol. 140 v, Paris, Bibliothèque nationale de France. 45. Aldobrandino de Sienne, Le régime de corps, vers 1285, Ms. Sloane 2435, f. 9v, Londres, British Library. 46. Piero della Francesca, Madonna del parto, vers 1460, fresque, Monterchi, chapelle mortuaire. 47. Le tabernacle d’Exode, 1469-1484, gravure d’après la fresque de Benozzo Gozzoli à Camposanto à Pise. Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 48. Vierge ouvrante de Prusse de l’Est, fin du XIVe siècle, Paris, Musée Cluny. 49. L’époux et l’épouse : le baiser mystique du Christ et de sa mère, 1314-1321, Passionale de l’abbesse Cunégonde, Ms. 14 a 17, fol. 16v, Prague, Bibliothèque nationale. 50. Pedro Machuca, La Vierge et les âmes du purgatoire, 1517, Madrid, Prado. 51. Cornelis Cornelisz., Le miracle de la nonne de Haarlem, vers 1600, Haarlem, Frans Hals museum. 52. Le Christ comme source de sang et Marie arrosant de son lait les parterres de couronnes de roses, cultivées par les dominicains, XVIIe siècle, gravure sur cuivre, Nuremberg, Germanisches Nationalmuseum. 53. Johann Philipp Steudner, Les blessures et le clou du Christ, fin du XVIIe siècle, gravure, Nuremberg, Germanisches Nationalmuseum. 54. La vierge lapidée, 1650, Vipavski križ, monastère des Capucins. 55. Matej Sternen, Nu couché, 1914, Ljubljana, Narodna galerija. 56. Le lion, le mélancolique et le singe, au-dessus de la porte, 1504, fresque du mur nord, Saint-Prime. 57. Adam et Ève dans le Paradis terrestre, vers 1499, La Bible historiée d’Antoine Vérard, Paris, Bibliothèque nationale de France. 58. Le singe, au-dessus de la porte, 1504, fresque du mur nord, Saint-Prime. 59. Le singe au fruit, vers 1260, Psautier de Rutland, Londres, British Library. 60. Bernardino Luini, L’Enfant, sauveur du monde, 1520, Chantilly, Musée Condé. 61. Lucas Cranach l’Ancien, Adam et Ève au Paradis, 1509, gravure sur cuivre, Paris, Bibliothèque nationale de France. 62. Barthel Beham, Ève debout, 1523, gravure sur cuivre, Paris, Bibliothèque nationale de France. 63. Carlo de Camerino, La Vierge à l’Enfant, vers 1380, Cleveland, Museum of art. 64. La nonne allaitant un singe, début du XIVe siècle, Lancelot Romance, Manchester, John Rylands Library. 65. Le lion, au-dessus de la porte, 1504, fresque du mur nord, Saint-Prime. 66. Le mélancolique, au-dessus de la porte, 1504, fresque du mur nord, Saint-Prime. 67. Albrecht Dürer, Le paysan triste (“Trurette baur”), 1525, gravure du livre Underweysung der Messung…, Nuremberg. 68. Lukas Moser, La dernière communion de Madeleine, 1432, Tiefenbronn, église paroissiale. 69. L’impossibilité de la représentation, XVe siècle, Ms. fr. 6185, fol. 234v. Paris, Bibliothèque nationale de France. 249 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 1. L’intérieur de l’église Saint-Prime et saint-Félicien, Saint-Prime près de Kamnik, Slovénie (© Institut d’histoire de l’art France Stele. Photo : Andrej Furlan) 250 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 2. L’image de la peste, 1504, fresque retouchée du mur nord, Saint-Prime (© Centre INDOK pour le patrimoine culturel. Photo : France Stele) Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 3. L’image de la peste, 1504, fresque du mur nord après la restauration, Saint-Prime (© Institut d’histoire de l’art France Stele. Photo : Andrej Furlan) 252 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 4. L’image de la peste (détail de Marie), 1504, fresque du mur nord, Saint-Prime (© Institut d’histoire de l’art France Stele. Photo : Andrej Furlan) 5. L’image de la peste, 1871, relevé de la fresque de la cathédrale de Graz de Thomas Artula de Villach de 1485 (KRETZENBACHER 1981, 32-33) Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 6. Benozzo Gozzoli, Saint Sébastien intercesseur, 1464, fresque, San Gimignano, église Saint-Augustin http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/d/d0/Benozzo_Gozzoli_-_St_Sebastian_Intercessor_-_WGA10331.jpg 254 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 7. Benozzo Gozzoli, Saint Sébastien intercesseur (détail), 1464, fresque, San Gimignano, église Saint-Augustin http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/d/d0/Benozzo_Gozzoli_-_St_Sebastian_Intercessor_-_WGA10331.jpg Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 8. La Vierge au manteau, 1410, relief en pierre, Ptujska Gora, église paroissiale (© Institut d’histoire de l’art France Stele. Photo : Andrej Furlan) 256 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 9. Le Christ devant Dieu le Père et Antipater devant César, vers 1330, Codex Cremifanensis 243, f. 44 v, Kremsmünster http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Cod_Crem_243_img03.jpg 10. Marie devant Dieu le Père et Esther devant Assuérus, vers 1330, Codex Cremifanensis 243, f. 45 r, Kremsmünster http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Cod_Crem_243_img02.jpg Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 11. Jean de Ljubljana, Le Christ eucharistique, 1443, fresque, Visoko, église succursale (© Institut d’histoire de l’art France Stele. Photo : Andrej Furlan) 258 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 12. Le Jugement dernier, la déesis et le Christ de La Double intercession, vers 1494-1500, fresque, Krtina, église succursale (© Centre INDOK pour le patrimoine culturel. Photo : France Stele) Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 13. Als unser herre sin vunf wunden zeigte seinem Vatter und unser vrowe ir bruste, vers 1335, Cod. 60, f. 120v, Stiftsbibliothek Engelberg (BOESPFLUG 1997, fig. 1) 14. Hans Holbein l’Ancien, Épitaphe d’Ulrich Schwarz, 1508, Augsbourg, Städtische Kunstsammlung http://www.bildergipfel.de/products.php/votivbild_des_ulrich_schwarz_und_seiner_familie_1508_hans_holbein_d_ae_ um1465-1524 260 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 15. Maître de Palma, Lactation de Saint Bernard, vers 1290, Palma de Mallorca, Sociedad Arqueológica Luliana https://netfiles.uiuc.edu/rwb/www/teaching/engl209/outlines/outline7.html 16. Nicolò di Giacomo, Grammaire allaitante (détail de frontispice), 1354, Ms. B. 42. inf. , fol. 1r, Milan, Biblioteca Ambrosiana http://www.atlantedellarteitaliana.it/artwork-3629.html Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 17. Le Cortège des Mages, 1504, fresque du mur nord, Saint-Prime (© Institut d’histoire de l’art France Stele. Photo : Andrej Furlan) 262 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 18. L’Adoration des Mages, 1504, fresque du mur nord, Saint-Prime (© Institut d’histoire de l’art France Stele. Photo : Andrej Furlan) Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 19. Le cycle de la vie de Marie, les scènes à gauche : L’offrande de Joachim est refusée ; L’annonce de l’ange à Joachim ; La rencontre à la Porte d’Or ; La nativité de la Vierge ; Saint Alexis, 1504, fresque du mur sud, Saint-Prime (© Institut d’histoire de l’art France Stele. Photo : Andrej Furlan) 264 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 20. Le cycle de la vie de Marie, les scènes au milieu : La présentation de la Vierge au Temple ; La Vierge qui tisse le voile du Temple ; L’Annonciation ; Le mariage de la Vierge ; Saint Jean Baptiste, 1504, fresque du mur sud, Saint-Prime (© Institut d’histoire de l’art France Stele. Photo : Andrej Furlan) Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 21. Le cycle de la vie de Marie, les scènes à droite : La Visitation ; La nativité du Christ ; La Circoncision ; La présentation de Jésus au Temple ; Joachim, Anne et Marie, 1504, fresque du mur sud, Saint-Prime (© Institut d’histoire de l’art France Stele. Photo : Andrej Furlan) 266 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 22. Saint Bernard embrassant le Christ, avant 1330-1340, gravure sur bois, Vienne, Albertina http://www.alleluiaaudiobooks.com/the-love-shown-to-us-by-jesus-christ-in-his-passion-part-2-the-son-of-god- offered-himself-for-the-love-of-us/christembracingbernard/ 23. Guidoccio Cozzarelli, Sainte Catherine échange son coeur contre celui du Christ, deuxième moitié du XVe siècle, Sienne, Pinacoteca nazionale http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Guidoccio_cozzarelli,_s._caterina_da_siena_scambia_il_cuore_con_quello_di_ ges%C3%B9.JPG Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 24. André d’Otting, La Descente de croix, vers 1450, fresque, Slovenj Gradec, église paroissiale (© Institut d’histoire de l’art France Stele. Photo : Simona Kermavnar) 25. Jean Malouel, Pietà, vers 1400, Paris, Louvre http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/1/10/Jean_Malouel_-_Large_Round_Piet%C3%A0_-_WGA13901.jpg 268 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 26. La Circoncision, 1504, fresque du mur sud, Saint-Prime (© Institut d’histoire de l’art France Stele. Photo : Andrej Furlan) Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 27. Léonard de Vinci, dessin d’anatomie, Quaderni d’anatomia, vol. 3, 3v, Windsor, Royal Library http://robertobrumat.files.wordpress.com/2012/08/leonardo-coitus1.jpg 28. Goswyn van der Weyden, Triptyque d’Antonius Tsgrooten, 1507, Anvers, Koninklijk museum http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/d/d4/Goswin_van_der_Weyden_-_Triptych_of_Abbot_Antonius_ Tsgrooten_-_WGA25569.jpg 270 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 29. Jan Gossaert, La Vierge à l’enfant, 1527, Munich, Alte Pinakothek http://www.wga.hu/html_m/g/gossart/02virgin/10virgin.html 30. Échange des liquides corporels, vers 1350, Zouche Hours, Ms. lat. liturg. e. 41, f. 50r, Oxford, Bodleian Library (CAMILLE 1994, fig. 18) Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 31. Le Jugement dernier et déesis, vers 1450, fresque, Cazeaux-de-Larboust, église Sainte Anne http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/2/2f/Cazeaux_de_Larboust-_Le_Jugement_dernier.jpg 32. Antoni Peris, La Vierge allaitante, premier quart du XVe siècle, Valence, Museo de Bellas Artes http://art-breastfeeding.com/rel1/v7.htm 272 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 33. La luxure au serpent, relief en pierre, Toulouse, Musée des Augustins http://www.flickr.com/photos/jaufre-rudel/2792777966/sizes/o/in/photostream/ 34. Les tentations de saint Antoine, fin du XIIIe siècle, Barletta, San Sepolcro http://ica.princeton.edu/tomekovic/display.php?country=Italy&site=&view=country&page=8&image=2414 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 35. Orphée et Eurydice, début du XIIIe siècle, colonne sculptée, église paroissiale de Berchtesgaden (WIRTH 1999, fig. 107) 36. La fille et son bien-aimé, 1519, gravure du livre Thomas Murner, Die Geuchmatt zuo Straff aller wybschen Mannen, Bâle (MIKUŽ 2006b, fig. 7) 274 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 37. Ambrogio Lorenzetti, Madone au lait (détail), 1324-25, Sienne, Palais épiscopal http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Ambrogio_Lorenzetti_-_Madone_au_lait.jpg 38. Jean Fouquet, La Vierge à l’Enfant, deuxième moitié du XVe siècle, Anvers, Koninklijk museum http://uploads4.wikipaintings.org/images/jean-fouquet/madonna-and-child-left-panel-of-diptych-de-melun.jpg Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 39. Pietà, 1450-1500, monastère de Koutlomoussi http://www.amolenuvolette.it/root/image/abrupt_clio_team.folder/orthodoxes%20icones.folder/082[amolenuvolette. it]1451%201500%20piet%C3%A0%20d%C3%A9trempe%20sur%20bois%20cr%C3%A8te%20 monast%C3%A8re%20de%20koutloumoussi.jpg 40. La vision mystique de la plaie du Christ par l’épouse du Cantique, vers 1300-1320, Cantiques Rothschild, Ms. 404, f. 19r, New Haven, Yale University Beinecke Library (SCHMITT 2002, fig. 64) 276 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 41. Le martyre de Cantius, Cantianus, Cantianille et Prote, vers 1510, volet droit de l’autel de Kranj, Vienne, Belvedere, Österreichische Galerie http://digital.belvedere.at/emuseum/media/view/Objects/3639/2317;jsessionid=18775D84023AAC6726914164EFC839A2?t:st ate:flow=19940559-c79b-445a-92b6-d4396d1cb9ae 42. Ludwig Krug, L’Homme de douleurs, vers 1520, gravure, Londres, British Museum http://wtfarthistory.com/post/4899542614/resurrection-erection Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 43. Anonyme allemand, Le coeur du Christ, vers 1460-1475, gravure sur bois coloriée, Vienne, Albertina 44. Arma Christi, 1320, Ms. fr. 574, fol. 140 v, Paris, Bibliothèque nationale de France http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b84526412/f294.image.r=.langFR 278 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 45. Aldobrandino de Sienne, Le régime de corps, vers 1285, Ms. Sloane 2435, f. 9v, Londres, British Library http://dermotmccabe.com/2012/12/03/he-deflowered-me-in-the-barn/couple-in-bed/ 46. Piero della Francesca, Madonna del parto, vers 1460, fresque, Monterchi, chapelle mortuaire http://it.wikipedia.org/wiki/File:Madonna_del_parto_piero_della_Francesca.jpg Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 47. Le tabernacle d’Exode, 1469-1484, gravure d’après la fresque de Benozzo Gozzoli à Camposanto à Pise (MIKUŽ 1999, fig. 27) 48. Vierge ouvrante de Prusse de l’Est, fin du XIVe siècle, Paris, Musée Cluny http://www.bonjourparis.com/story/meli-melo-Jan-29-2012/?password=120129 http://www.fauteusesdetrouble. fr/2010/12/la-paternite-dans-l%E2%80%99art-occidental-chretien/ 280 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 49. L’époux et l’épouse : le baiser mystique du Christ et de sa mère, 1314-1321, Passionale de l’abbesse Cunégonde, Ms. 14 a 17, fol. 16v, Prague, Bibliothèque nationale http://www.manuscriptorium.com/apps/main/en/index.php?request=show_tei_digidoc&docId=set20070521_217_69&client =&dd_listpage_pag=16v 50. Pedro Machuca, La Vierge et les âmes du purgatoire, 1517, Madrid, Prado http://digilander.libero.it/madonneallattanti/img/f.A%20Pedro%20Machuca%202.jpg Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 51. Cornelis Cornelisz., Le miracle de la nonne de Haarlem, vers 1600, Haarlem, Frans Hals museum http://www.franshalsmuseum.nl/cms_img/haerlem1591_1.jpg 282 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 52. Le Christ comme source de sang et Marie arrosant de son lait les parterres de couronnes de roses, cultivées par les dominicains, XVIIe siècle, gravure sur cuivre, Nuremberg, Germanisches Nationalmuseum (KRETZENBACHER 1997, fig. 11) 53. Johann Philipp Steudner, Les blessures et le clou du Christ, fin du XVIIe siècle, gravure, Nuremberg, Germanisches Nationalmuseum http://images.zeno.org/Kunstwerke/I/big/HL80621a.jpg Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 54. La vierge lapidée, 1650, Vipavski križ, monastère des Capucins (© Institut d’histoire de l’art France Stele. Photo : Andrej Furlan) 284 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 55. Matej Sternen, Nu couché, 1914, Ljubljana, Narodna galerija (© Narodna galerija, Ljubljana. Photo : Bojan Salaj) Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 56. Le lion, le mélancolique et le singe, au-dessus de la porte, 1504, fresque du mur nord, Saint-Prime (© Institut d’histoire de l’art France Stele. Photo : Andrej Furlan) 57. Adam et Ève dans le Paradis terrestre, vers 1499, La Bible historiée d’Antoine Vérard, Paris, Bibliothèque nationale de France http://longstreet.typepad.com/.shared/image.html?/photos/uncategorized/2008/05/09/blogcycle_of_life_eden_4.jpg 286 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 58. Le singe, au-dessus de la porte, 1504, fresque du mur nord, Saint-Prime (© Institut d’histoire de l’art France Stele. Photo : Andrej Furlan) 59. Le singe au fruit, vers 1260, Psautier de Rutland, Londres, British Library (JANSON 1952, fig. XIa) Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 60. Bernardino Luini, L’Enfant, sauveur du monde, 1520, Chantilly, Musée Condé http://doudou.gheerbrant.com/?p=19222 61. Lucas Cranach l’Ancien, Adam et Ève au Paradis, 1509, gravure sur cuivre, Paris, Bibliothèque nationale de France http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/d/d1/Lucas_Cranach_d.%C3%84._-_Adam_und_Eva_im_Paradis.jpg 288 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 62. Barthel Beham, Ève debout, 1523, gravure sur cuivre, Paris, Bibliothèque nationale de France http://www.aucklandartgallery.com/the-collection/browse-artists/2395/hans-beham/images?page=3 63. Carlo de Camerino, La Vierge à l’Enfant, vers 1380, Cleveland, Museum of art http://whatistalent.files.wordpress.com/2012/03/camerino.png Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 64. La nonne allaitant un singe, début du XIVe siècle, Lancelot Romance, Manchester, John Rylands Library http://2.bp.blogspot.com/_5zeAJt309PA/TL3Buuc8tnI/AAAAAAAAAdU/bSPnKIj1P3k/s1600/Monkey+Nun.JPG 65. Le lion, au-dessus de la porte, 1504, fresque du mur nord, Saint-Prime (© Institut d’histoire de l’art France Stele. Photo : Andrej Furlan) 290 Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 66. Le mélancolique, au-dessus de la porte, 1504, fresque du mur nord, Saint-Prime (© Institut d’histoire de l’art France Stele. Photo : Andrej Furlan) 67. Albrecht Dürer, Le paysan triste (“Trurette baur”), 1525, gravure du livre Underweysung der Messung…, Nuremberg (MIKUŽ 1999, fig. 46) Jure Mikuž: Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval 68. Lukas Moser, La dernière communion de Madeleine, 1432, Tiefenbronn, église paroissiale http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/1/18/Lucas_Moser_001.jpg 1. L’interieur de l’église Saint-Prime et saint Félicien près de Kamnik en Slovénie 69. L’impossibilité de la représentation, XVe siècle, Ms. fr. 6185, fol. 234v. Paris, Bibliothèque nationale de France (© Institut d’histoire de l’art France Stele. Photo : Andrej Furlan). http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9006774w/f502.item 292 Le sang et le lait dans l'imaginaire médiéval Résumé La fresque de L’image de la peste (aussi L’image des fléaux, La Vierge de miséricorde, La Vierge au manteau, La Vierge protectrice (ou tutélaire), La Vierge médiatrice, intercédant pour le salut des hommes, La Vierge avocate, La Double intercession, L’Intercession combinée etc . ) de l’église de Saint Prime à #rna près de Kamnik en Slovénie, qui a été réalisée en 1504, à la fin du Moyen ge et au seuil de la Renaissance dans l’Europe centrale, reflète le passage entre deux mondes et leurs représentations. Le triangle, tel qu’il y est composé, avec, en haut, Dieu, entité universelle, et, en bas, des deux côtés, le Christ montrant ses plaies ( L’Homme de douleurs, vir dolorum, imago pietatis) et Marie ses seins nus, détermine la perception du croyant. Il englobe la naissance, symbolisée par la bonté, à rapporter au lait marial, et la mort, symbolisée par la cruauté, à rapporter au sang du Christ et à l’épée dégainée de Dieu le Père. À l’époque de leur réalisation, les figures du Christ et de Marie étaient conçues comme spirituelles, pleines du mystère de l’Eucharistie et de l’Incarnation. Mais la question se pose de savoir dans quelle mesure le spectateur d’hier était tenté de rapprocher la nudité du Christ et des seins de Marie de celle des parties du corps humain réel ? Leur érotisme déguisé marque une image qui provoquait les réactions... Blood and Milk in Medieval Imagery Abstract The wall painting Plague Image (also named the Image of Scourge, Mater omnium, The Virgin of Mercy, Our Lady of Protection, Mary the Mediatrix, Double Intercession, Combined Intercession, Our Lady’s Intercession etc.) in the Church of St. Primus in #rna near Kamnik in Slovenia, executed in 1504, at the end of the Middle Ages and at the dawn of the Renaissance in Central Europe, reflects well the passage between the two worlds of imagination and their visual representation. The triangular composition – with God the Father, the universal entity, at its apex, and lower with Christ exposing his wounds ( Man of Sorrows, Imago pietatis) on the left, and Virgin Mary on the right, with her bosom bare – determines the believer’s perception. The scene combines the notions of birth, symbolized by the charity of Mary offering her milk, and death, symbolized by the cruelty of blood shed by Christ and the menacing sword of God the Father. At the time of their realization, the figures of Christ and Mary were meant to be spiritual, imaging the mysteries of the Eucharist and the Incarnation. The present text examines the question as to what extent the believers of the past connected, in their imagination, Christ’s nakedness and Mary’s bosom with parts of the body of a common human. The masked eroticism of the two figures put a stamp on this suggestive image which in the course of history provoked various reactions... Kri in mleko v srednjeveškem imaginariju Povzetek Kužna podoba (tudi Slika nadlog, Mater omnium, Marija zavetnica s plaš@em, Marija (po)srednica, Dvojno posredništvo, Kombinirana intercesija, Marija priprošnjica, etc . ) v cerkvi Sv. Primoža v #rni pri Kamniku v Sloveniji, ki je nastala leta 1504, ob koncu srednjega veka in na pragu renesanse v osrednji Evropi, dobro odraža prehod med dvema domišljijskima svetovoma in njunima likovnima izrazoma. Trikotna kompozicija, na vrhu je Bog O@e, univerzalna entiteta, spodaj levo Kristus, ki kaže rane ( Mož bole@in, Imago pietatis), desno Marija z razgaljenimi prsmi, dolo@a vernikovo dojemanje. Odseva rojstvo, ki ga simbolizira dobrota Marijinega mleka, in smrt, ki jo simbolizirata krutost prelite Kristusove krvi ter groze@i O@etov me@. Postavi Kristusa in Marije sta bili zasnovani kot duhovni, kot podobi skrivnosti evharistije in utelešenja. Besedilo se sprašuje, do kakšne mere je vernik tistega @asa v svoji domišljiji povezoval Kristusovo goloto in Marijine prsi s telesnimi deli navadnega @ loveka. Njuna prikrita erotika je zaznamovala sugestivno podobo, ki je skozi zgodovino spodbujala razli@ne reakcije ... Dr. Jure Mikuž 1949 Né à Ljubljana 1983 Doctorat, Université de Ljubljana 1972 Conservateur chercheur, Musée national d’art moderne, Ljubljana 1986-1992 Directeur, Musée national d’art moderne, Ljubljana 1996 Directeur des études, directeur du programme l’Anthropologie de l’image à l’École des Hautes Études en sciences humaines, Ljubljana (ISH) photo: ©Barbara Jakše 2000-2004 Nommé en qualité de professeur invité à l’EHESS, Paris 2010− Directeur des études, histoire et théorie de l’art, Académie des Beaux-Arts, Ljubljana Bibliographie: 20 monographies parmi 800 titres 1949 Born in Ljubljana 1983 Doctor’s degree at Ljubljana University 1972 Curator at the National Museum of Modern Art, Ljubljana 1986-1992 Director of the National Museum of Modern Art, Ljubljana 1996- Full professor, chief of the Department for Historical anthropology of image, Ljubljana Graduate School of the Humanities (ISH) 2000-2004 Visiting professor, École des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris 2010- Full professor of art history and theory, Academy of Fine Arts and Design, Ljubljana Bibliography: 20 monographs among 800 titles jure.mikuz@guest.arnes.si 296 Jure Mikuž LE SANG ET LE LAIT DANS L’IMAGINAIRE MÉDIÉVAL Opera Instituti Artis Historiae Comité de rédaction de la collection Ana Lavri@, Barbara Murovec, Blaž Resman Droits d’auteur © 2013, Založba ZRC, ZRC SAZU Évalué par Miha Pintari@, Andrej Smrekar Rédacteur Renata Komiæ Marn Révision linguistique Florence Dussel, Bernard Bayonette Conception et mise en page Andrej Furlan Publié par Umetnostnozgodovinski inštitut Franceta Steleta ZRC SAZU / Institut d’Histoire de l’Art France Stele Centre de Recherches de l’Académie Slovène des Sciences et des Arts Représenté par Barbara Murovec http://uifs.zrc-sazu.si/ Éditeur Založba ZRC / Maison d'édition du Centre de Recherches Représenté par Oto Luthar zalozba@zrc-sazu.si http://zalozba.zrc-sazu.si/ Publié avec le soutien financier de Agence Slovène pour la Recherche Javna agencija za raziskovalno dejavnost Republike Slovenije CIP - Kataložni zapis o publikaciji Narodna in univerzitetna knjižnica, Ljubljana 75.052(497.4)"14"(0.034.2) 75.052(497.4Sv. Primož)(0.034.2) 75.046(0.034.2) MIKUŽ, Jure, 1949- Le sang et le lait dans l' imaginaire médiéval / Jure Mikuž. - El. knjiga. - Ljubljana : Založba ZRC, 2013. - (Opera Instituti Artis Historiae) Način dostopa (URL): http://zalozba.zrc-sazu.si/p/P03 ISBN 978-961-254-484-3 (pdf) 268792576 Document Outline L’image de La Double intercession Prologue* La fresque de Saint-Prime Les trois fléaux La protection mariale Le corps de la Vierge Marie avocate L’iconographie de La Double intercession L’Homme de douleurs Sang et lait divins La lactation de saint Bernard et les miracles du lait Marie - l’épouse et l’Église Le Rosaire ... quo me vertam nescio Le sang du Christ La soif du sang précieux L’eau et le vin Le saint Prépuce Dieu masculin et féminin Le corps scientifique au Moyen ge La nature humaine du Christ Le développement de l’embryon : le sang transformé en lait Le corps imaginaire Les écoulements féminins et les plaies Le rouge et le blanc Les images de la doctrine eucharistique Les images de la doctrine eucharistique Le sein en tant qu’un bon et un mauvais objet La lascivité Les vierges et leur Époux La misogynie La nudité et les images Les nus et leur réception Le culte des images La beauté de Marie L’apparence humaine du Christ Le concept de déplacement du féminin et du masculin Les jeux de regards Les paradoxes de la foi La critique luthérienne et la censure post-tridentine La Réforme La condamnation des images catholiques La Contre-Réforme Le puritanisme L’image dans la marge Le singe à la pomme croquée et le lion Un homme mélancolique Bibliographie Sources Études Reproductions