Le corps abject du roi: la Terreur et son Ennemi Jacob Rogozinski urgeons le sol des patriotes/Par des rois encore infecté;/La terre de la liberté/ Rejette les os des despotes./ De ces monstres divinisés/ Que tous les cercueils soient brisés. / Que leur mémoire soit flétrie/ Et qu 'avec leurs mânes errans/ Sortent du sein de la patrie/ Les cadavres de ses tyrans«. C'est en ces termes que le poète Lebrun, quelques jours après l'exécution de Louis XVI, appelle à achever l'oeuvre purificatrice du régicide en l'étendant symboliquement à toute la lignée des rois de France. Sur ordre de la Conven- tion, leurs tombeaux seront détruits en août 1793 dans la nécropole royale de Saint-Denis, puis leurs cadavres exhumés en octobre, alors que la Terreur vient d'être décrétée »à l'ordre du jour«: »Rien n 'a été remarquable dans l'extraction des cercueils faite dans la journée du mardi 15 octobre 1793: la plupart de ces corps étaient en putréfaction; il en sortait une vapeur noire et épaisse, d'une odeur infecte (...). Suite du mercredi 16 octobre 1793. A onze heures du matin, dans le moment où la reine Marie-Antoinette d'Autriche, femme de Louis XVI, eut la tête tranchée, on enleva le cercueil de Louis XV (...). Le corps retiré du cercueil de plomb, bien enveloppé de linges et de bandelettes, paraissait tout entier et bien conservé; mais, dégagé de tout ce qui l'enveloppait, il n'offrait pas la figure d'un cadavre; tout le corps tomba en putréfaction, et il en sortit une odeur si infecte qu 'il ne fut pas possible de rester présent«\ La froide neutralité du procès-verbal en atteste assez: »rien de remarquable« ne se passe lorsque les dépouilles des anciens monarques revèlent soudain leur réalité de charogne avant de sombrer dans l'anonymat de la fosse commune, comme si la majesté qui s'attachait au corps des rois s'était depuis longtemps enfuie, et que leur exhumation n'avait fait que sanctionner une inévitable désacralisation. La Révolution française marquerait-elle l'avènement d'une société démystifiée, désincorporée, enfin délivrée de l'antique sortilège qui asservissait les hommes au mystère d'un Corps Souverain? Rien n'est moins sûr. D'abord parce que l'acte même de la profanation, le désir de »purger« le »sein de la patrie« de tout vestige des »monstres divinisés« témoigne encore 1 Rapport sur l'exhumation des corps royaux à Saint-Denis en 1793, par Dom Germain Poirier, cité par Alain Boureau, Le simple corps du roi, Editions de Paris, 1988, p. 80-81. Fil. vest. /Acta Phil., XVI (2/1995), 187-133. 188 Jacob Rogozinski de la vénération sacrée qu'ils inspiraient jadis. Et il se trouve que ces mêmes pierres, arrachées aux tombes des rois, allaient servir à ériger un monument à la mémoire de Marat. Exposé tout sanglant aux Cordeliers après son assassinat, son corps avait été promené en procession à travers Paris, puis exhumé auprès de Voltaire et de Rousseau, tandis qu'une urne contenant son coeur restait offerte à la vénération des Sans-Culottes. De Saint-Denis au Panthéon, il semble bien que l'on assiste à un transfert de sacralité où le cadavre embaumé du Martyr de la Liberté prend la relève des restes décomposés des rois. Comment apprécier cette re-sacralisation républicaine du corps? S'agit-il d'un phénomène marginal sans conséquences, ou de l'indice d'une rechute, au moins partielle, dans l'imaginaire monarchique? Qu'en est-il du corps et des figurations du corps politique dans la Révolution? Question qui engage le sens de cet événement nommé »Révolution Française«. En nous invitant à congédier l'histoire »commémorative« qui adhère à la représentation que les acteurs se faisaient de l'événement, en mettant l'accent, avec Tocqueville, sur la continuité essentielle du processus historique, l'orien- tation aujourd'hui dominante chez les historiens tend à remettre en cause la notion même de »révolution«, l'idée d'une rupture radicale, d'un re-com- mencement de l'histoire humaine. La critique (parfois justifiée) du »catéchisme révolutionnaire« d'inspiration néo-jacobine ou marxiste alimente ainsi une vulgate libérale qui occulte encore plus sûrement l'énigme de l'événement. De l'Ancien Régime à la République, une même configuration politique, un même modèle de souveraineté persisterait, auquel l'ensemble des courants révolutionnaires resteraient soumis. La moindre trace d'une discontinuité historique, d'un conflit réel entre tendances opposées se trouve alors effacé: la Terreur n'aura été qu'une »régression« funeste, un »dérapage« provisoire, vite rectifié, ce qui souligne encore la continuité profonde de l'évolution historique. On mesure alors l'enjeu de travaux comme ceux de Lefort repérant dans les révolutions démocratiques des temps modernes une mutation sans précédent des représentations du Corps politique, l'amorce d'une désincorporation du social où le pouvoir et la Loi cessent de s'incarner dans le corps du Souverain, tandis que la place de la souveraineté devient un lieu vide, foyer d'une altérité radicale et objet d'une interrogation continuée. On renoue ainsi avec la vérité de la Révolution, comprise comme fracture irréversible, événement de liberté. Cela suppose toutefois que la désincorporation initiée par la Révolution ne soit pas aussitôt contrée par une tendance inverse qui la recouvre et l'annule. Or, plusieurs travaux récents insistent précisément sur la permanence des représentations »organiques« qui réapparaissent dans le discours républicain, mais aussi dans les emblèmes de la Révolution, dans ses monuments et ses fêtes et d'innombrables estampes et pamphlets2. La révérence attachée au 2 On pense notamment au livre de Lucien Jaume, Le discours jacobin et la démocratie, Fayard, Le corps abject du roi: la Terreur et son Ennemi 189 corps du roi n'aurait disparu que pour laisser la place à un nouveau culte du Corps Souverain, celui de la Nation ou du Peuple »regénéré«. Doit-on en conclure, comme nous y appelle le catéchisme libéral, que la nouveauté de l'événement, sa puissance d'effraction et d'invention seraient purement apparentes? Que la Révolution se réduirait à une simple transition entre deux figurations du Corps politique? Ou bien n'a-t-on affaire ici qu'à l'ultime survivance d'une représentation exténuée, incapable d'endiguer la dynamique de désincorporation amorcée par la Révolution?. »Le mort saisit le vif« »Le roi, déclarait le légiste Guy Coquille à la fin du XVF siècle, est la tête et les peuples des trois ordres sont les membres; et tous ensemble sont le corps politique et mystique dont la liaison et l'union est indivise et inséparable. Et ne peut une partie souffrir mal que le reste ne s'en ressente et souffre douleur«3. Ainsi s'énonce la version française de la doctrine classique du Corpus Mysticum Reipublicae, transposant sur le plan politique la conception théologique de l'Eglise comme un corps dont le Christ est la tête afin de justifier l'autorité souveraine du monarque. Ce qui suppose un dédoublement du corps du roi, dont le corps de chair exposé au péché et à la mort se distingue de son »Corps mystique« qui »ne peut mal faire« et ne meurt jamais. Ce n'est pas le lieu d'évoquer la formation de cette doctrine, analysée par Kantorowicz. Sous ses différentes variantes, elle présente en tout cas une solution très remarquable à l'aporie constitutive du »corps politique«. Celui-ci s'édifie selon nous à partir d'une hypostase du corps singulier, dissociée de son assise de chair et vouée par là-même à la désincarnation, à une idéalisation toujours plus abstraite qui ne lui permettrait plus de figurer le lien charnel de la communauté. C'est à ce défaut d'incarnation que répond la doctrine des deux corps en offrant chair et vie au Corps Mystique hypostasié, en le donnant à voir dans le corps concret du monarque. Ainsi se constitue le »mystère de l'incarnation monarchique« dont parlera Michelet, le culte du Roi-Christ investi par l'onction du sacre, capable de guérir par son toucher les plaies des écrouelles, de conjurer par sa seule existence les divisions du corps politique. De cette matrice théologico- politique découlent les traits fondamentaux du pouvoir monarchique: son unicité - »il est impossible, écrivait par exemple Bodin, que la République qui n 'a qu'un corps ait plusieurs têtes«; la perpétuité de son Corps immortel - »le Roi ne meurt jamais«; et son infaillibilité - »le Roi ne peut mal faire« - où se 1989, et à celui d'Antoine de Baecque,Z,e corps de l'histoire, Calmann-Lévy, 1993. Il faudrait également se référer aux travaux un peu plus anciens d'historiens américains comme L. Hunt, D. Outram, etc. 3 Guy Coquills, Discours des états de France, cité par Jean-Marie Apostolidès,Le roi-machine, Minuit, 1988, p. 13. 190 Jacob Rogozinski fonde son pouvoir d'énoncer le vrai et le juste, sa puissance de faire loi - »que veut le Roi, si veut la Loi«. L'hypostase du Corps est censée répondre ainsi aux question ultimes de l'existence collective: assigner une origine à la Loi, un critère à la vérité et, tout en promettant de vaincre le mal et la mort, renouer l'unité fragile du lien social. Or, ce sont les mêmes caractères d'unicité, de perpétuité, d'infaillibilité qui chez Bodin et ses successeurs définissent la »puissance absolue et perpétuelle d'une République«, la souveraineté politique. Et il se pourrait qu'elle parvienne à s'affranchir de son modèle théologique, de son incarnation monarchique et même de toute référence explicite au corps, tout en conservant sa matrice cachée. Ce fut le génie de La Boétie que d'avoir rapporté l'énigme de la servitude volontaire à une capture dans le Corps-Un, dans ce »grand colosse« auquel les corps de chair singuliers font l'offrande de leurs innombrables yeux, de leurs perceptions et de leurs désirs, de leur vie4. L'érection du Corps Mystique ne saurait se maintenir sans ce transfert secret où la chair, captivée par l'image de son corps, se laisse asservir à sa propre hypostase. A cette chair qui, constamment, se fragmente et se rassemble, et se meurt à chaque instant pour renaître aussitôt, l'incorporation confère unité, cohésion et durée, l'insère dans un espace objectif et une continuité temporelle. C'est la même fonction qu'est censée assurer l'hypostase du Corps politique: au prix de sa servitude, elle prétend donner à la communauté humaine une ordonnance stable, une pérennité »mystique«, apaiser son angoisse de mort, sa hantise de retomber dans le chaos de sa chair. »Le mort saisit le vif«: c'est par cette formule que les juristes d'Ancien Régime entendaient justifier la perpétuité et l'absolue continuité de la puissance souveraine lors de sa transmission à l'héritier du trône, quand le roi, à l'instant de sa mort, »saisit«, investit immédiatement son successeur de la dignité royale. Formule équivoque cependant, censée célébrer la permanence du Corps Mystique, la victoire réitérée de sa Vie, et qui peut aussi signifier une défaite de la chair vive, toujours »saisie« à nouveau, transie par la mort. Entendue ainsi, elle décrirait bien la manière dont l'hypostase du Corps politique s'empare de la chair et lui dérobe sa puissance, en exposant les individus qui s'y soumettent à sacrifier leur vie »pour le roi« ou »pour la patrie«. Le mort »saisit le vif« en un autre sens encore: en tant que la captation charnelle qui la constitue ne réussit guère à réincarner durablement l'hypostase, que celle-ci, inévitablement, s'exténue, se change en une allégorie abstraite, incapable d'entretenir l'adhésion fascinée des sujets. Il en va forcément ainsi, s'il est vrai qu'elle répète sur le plan collectif la genèse transcendantale du 4 »D'où a-t-il pris tant d'yeux dont il vous épie, si vous ne les lui donnez? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper s'il ne les prend de vous? (...) Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous, que par vous?«. La Boétie, Discours de la servitude volontaire (1548), Payot, 1978, p. 115. Le corps abject du roi: la Terreur et son Ennemi 191 corps individuel, avec la tendance à la désincarnation qui le caractérise. A ceci près que le corps singulier se recrée et s'anime à chaque instant par la grâce du chiasme qui rend vie à sa chair décharnée - et qu'une telle ressource fait défaut au pseudo-corps de la communauté qui, en l'absence de tout chiasme, n'engendre qu'une hypostase exsangue, toujours plus étrangère à son assise charnelle. Il ne »tient« en effet que par son ancrage dans le corps visible du roi, par la capacité du monarque à représenter, à mettre en scène constamment l'unité »indissoluble« des deux corps. Or, les rites de la religion royale n'y suffiront guère: entre le corps de chair du monarque et son Corps Mystique, graduellement les liens se distendent jusqu'au moment où le roi ne parvient plus à incarner le royaume, où son corps désacralisé apparaît désormais semblable à ceux de ses sujets, tandis que le grand corps de la Nation, libéré de son union à la personne du roi, peut se chercher un autre support d'incarnation. On reconnaît là le premier acte de la Révolution, consommé dès juin 1789 lorsque, sous l'impulsion de Sieyès, les délégués des Etats Généraux s'érigent en »Assemblée Nationale Constituante«, désignée comme la représentation »une et indivisible« de la Nation. »Le député, déclare signifïcativement un proche de Sieyès, doit se considérer sous deux aspects, comme membre du corps de l'Assemblée qui délibère, comme membre du corps de la Nation pour laquelle il se prononce«5, comme s'il reproduisait le dédoublement corporel du monarque d'Ancien Régime. Ainsi l'Assemblée déloge-t-elle le roi de la place souveraine, se réapproprie sa fonction d'incarnation, tout en conservant les attributs essentiels de la souveraineté monarchique et la figuration du double corps qui la sous-tendait6. Par ce transfert de souveraineté, qui coïncide avec un transfert de corporéité, l'ensemble des déterminations traditionnelles du Corps-Souverain se trouvent maintenues, son unité - ou, pour reprendre l'expression théologique de Sieyès, son »adunation« - son pouvoir d'énoncer la Loi et les Droits et sa perpétuation continuelle, assurée dorénavant par la »regénération« électorale de la représentation. Sans oublier cette prérogative plus secrète mais décisive de la souveraineté, le privilège de désigner l'Ennemi, de nommer l'élément étranger et hostile - en l'occurrence la caste des privilégiés comme »peuple à part« opprimant le vrai peuple - que Sieyès, fidèle aux métaphores organiques, décrit comme une »excroissance« parasitaire, une »humeur maligne« dont le corps des citoyens doit se retrancher pour renaître7. On assiste donc à une simple passation, au transfert du schème organo- politique sur un nouveau pôle d'incarnation, laissant intacte la structure de ce 5J. A. Cerutti, cité par A. de Baecque, p. 124. 6Cf. en ce sens Marcel Gauchet, La révolution des droits de l'homme, Gallimard, 1989, p. 23- 28. Sur la théorie du corps politique chez Sieyès, cf. les belles analyses d'A. de Baecque, p. 99- 102 et 122-129. 7 Cf. Sieyès, Essai sur les privilèges et Qu 'est-ce que le Tiers Etat? (1788), rééd. PUF-Quadrige, 1982, p. 4 et. 192 Jacob Rogozinski schème: transfert pacifique et intégral qui conserve d'ailleurs la forme monarchique de l'Etat, mais dépossède le roi de sa puissance souveraine. Il ne s'agit pas de sous-estimer la rupture qui s'accomplit alors: pour la première fois depuis les Grecs, une légitimité purement immanente, issue de la communauté humaine elle-même, se substitue au fondement religieux de la souveraineté. Une configuration neuve apparaît, où le Corps de la Nation ne s'incarne plus en un homme ou une caste oligarchique, mais dans une instance de pouvoir collective, impersonnelle, périodiquement renouvelée par le suf- frage populaire. De sorte que le lieu du pouvoir et de la Loi se présente désor- mais comme une place vide qu'aucun homme ne saurait occuper de manière »naturelle« et permanente. Il revenait là encore à Sieyès d'esquisser les traits de ce nouveau champ politique: il le dépeint comme une sphère dont les cito- yens, tous à égale distance du centre, forment la circonférence, tandis que son foyer central vide symbolise la souveraineté de la Loi8. Pourtant, aussi novatrice soit-elle, la première phase de la Révolution n'en perpétue pas moins l'hypostase du Corps politique et l'asservissement de la multitude qu'elle implique: celui de la masse des »citoyens passifs« exclus de toute participation à la vie politique par le suffrage censitaire et par la volonté du gouvernement de réprimer les »clubs« et les »sociétés populaires« nées au cours du processus révolutionnaire. C'est l'invention d'un nouvel espace public de liberté et d'action qu'il veut entraver. C'est la chair du social, son irruption »sauvage«, éclatée en d'innombrables pôles, en quête de nouveaux modes d'incarnation, que le Corps hypostasié s'efforce comme toujours d'assujettir, de résorber en l'incorporant. Le mort tente de saisir le vif, mais cette fois la partie n'est pas jouée, et le conflit persiste et s'aggrave de 1789 à 1792. A travers une série de crises, ponctuée de »journées« révolutionnaires, une autre configuration se dessine, soutenue par les éléments les plus radicaux des Jacobins et des Cordeliers, qui ne se bornerait plus à reconduire l'antique hypostase en remplaçant la captation monarchique par une captation parlementaire: qui saurait faire place à la »démocratie sauvage« des sociétés populaires et des sections sans-culottes, inventer de nouvelles institutions n'occultant plus la chair vive de la communauté9. Esquisse d'une alternative à la réappropriation 8 »Je me figure la loi au centre d'un globe immense; tous les citoyens, sans exception, sont à la même distance sur la circonférence et n'y occupent que des places égales; tous dépendent également de la loi«. Sieyès, op. cit. p. 88. 9 Nous reprenons ce concept de »démocratie sauvage« à l'oeuvre de Claude Lefort, où il désigne l'»essence« même de la démocratie, sa dynamique instituante, en tant qu'elle excède tout régime, toute norme, toute forme politique instituée, et en particulier celle de l'Etat libéral- parlementaire. »Sauvage« faisant signe, chez lui, vers »l'être brut ou sauvage«, vers »l'esprit sauvage« de la communauté évoqués dans Le visible et l'invisible, il nous paraît possible d'envisager la »démocratie sauvage« comme l'expression de cette chair du social dont parlait Merleau-Ponty. Sur tout ceci, cf. Miguel Abensour, »Démocratie sauvage et principe d'anarchie«, Les Cahiers de Philosophie n°18, 1994-95. Le corps abject du roi: la Terreur et son Ennemi 193 étatique et parlementaire, dont nous pouvons repérer les traces dans les discours, les théories politiques ou les représentations esthétiques. Alors que les Anglais avaient formulé la doctrine du double corps en termes juridiques, la monarchie française l'aura mise en scène plastiquement, exhibée dans les effigies funéraires de ses rois, dans leurs emblèmes, leurs médailles et leurs fêtes. On a pu ainsi décrire le portrait de Louis XIV comme un »corps sacramentel« où se noue, sur un mode analogue au mystère de l'Eucharistie, l'unité de son corps physique et de son Corps symbolique10. Or, à partir de 1791, une mutation imprévue va affecter la figuration esthétique du roi. Le transfert de souveraineté opéré en 1789 l'avait dépouillé de sa dignité mys- tique pour lui conférer le statut de »premier fonctionnaire de l'Etat«. Certaines gravures contemporaines prennent acte de cette désacralisation, en montrant par exemple »le roi piochant au Champ-de-Mars« lors des préparatifs de la Fête de la Fédération: il y apparaît comme un citoyen parmi d'autres, privé de la stylisation et de la distance qui caractérisaient ses représentations traditionnelles". Ce qui confirmait que le roi »avait déjà perdu l'un de ses deux corps«12, qu'il ne conservait plus que sa seule existence mortelle et se trouvait ainsi placé sur le même rang que les autres citoyens. Tout va changer, soudainement, après la fuite à Varennes. En quelques semaines, paraissent plusieurs centaines de caricatures où il est présenté comme un ivrogne ou un fou dangereux, comme un Janus hypocrite, un Gargantua vorace (c'est »l'ogre Capet«) et, le plus souvent, comme un cochon ou un monstre hybride mi- homme mi-porc13. Nous sommes trop familiarisés aujourd'hui avec les carica- tures d'hommes politiques pour prendre toute la mesure de ces attaques visant un personnage révéré des siècles durant comme l'image même de Dieu. Inédite - au moins depuis les Guerres de Religion et l'Ane-Pape de Durer - l'assimilation du chef de l'Etat à un animal ignoble atteste à elle seule d'une mutation majeure dans l'imaginaire du pouvoir14. L'imagerie édifiante du »roi-citoyen« cède la place à un autre mode de figuration, où il n'est plus 10 Cf. Le portrait du roi àa Louis Marin, Minuit, 1981. Sur les effigies et les cérémonies funéraires, cf. Ralph Giesey, Le Roi ne meurt jamais, Flammarion, 1987 et Cérémonial et puissance souveraine. France, XV-XVIIsiècles, A. Colin/EHESS, 1987. 11 Gravure reproduite dans Le roi décapité d'Annie Duprat, Cerf, 1992, p. 56. 12 Pour reprendre l'expression de Lynn Hunt commentant ce genre de représentations — cf. Le roman familial de la Révolution Française, Albin Michel, 1995, p. 67-68. 13 Cf. l'étude déjà citée d'A. Duprat, ainsi que La caricature française et la Révolution, Grunwald Center, UCLA, Los Angeles, 1989 (avec une intéressante analyse de L. Hunt) et Antoine de Baecque, La caricature révolutionnaire, Presses du CNRS, 1988, p. 40T44 et 173-193. 14 Peut-être s'inscrit-elle aussi dans une transformation profonde, entamée à la fin du XVIII siècle, de la représentation de l'homme dans son rapport à l'animalité. Cf. Jurgis Baltrusaitis, Physiognomonie animale, 'm Aberrations—les perspectives dépravées1,1957, rééd. Flammarion, 1995. 194 Jacob Rogozinski considéré comme un membre parmi d'autres de la communauté nationale mais comme un corps étranger à la nation et à l'humanité. Corps monstrueux par sa difformité, sa bestialité, dont la caricature privilégie les fonctions »basses« (engloutir, vomir, déféquer...) et qui apparaît étrangement ambivalent, à la fois grotesque et menaçant, exclu de la nation et prêt à la détruire, à l'instar de ce porc paré d'un insigne royal qu'une gravure montre en train de dévorer un gâteau fleurdelysé. Corps-déchet excrémentiel, comme le suggère une carica- ture où Louis XVI rampe dans la fange de »l'égoût royal«, tandis que l'on défèque sur lui. Corps morcelé enfin, par la brisure de l'image spéculaire dont le reflet composait l'unité hypostasiée de son corps: c'est ainsi qu'une estampe le dépeint en fou furieux cassant de son sceptre-marotte un miroir dont les fragments réfléchissent son visage éclaté, de sorte, précise la légende, que »chacun des morceaux multiplie sa folie«15. Au-delà des intentions explicites de leurs auteurs, ces représentations procèdent d'un même phantasme, mettent en scène le corps du roi comme un corps abject, un élément hétérogène, mauvais objet dangereux ou mauvais reste immonde qui menace l'homogénéité du corps de la Nation et qu'il importe d'éliminer. Ainsi ces caricatures de 1791 préfigurent-elles la chute de la monarchie et la mise à mort du roi, et les préparent même activement: il suffira qu'un discours politique cohérent ravive ce phantasme d'expulsion-purification que véhiculaient les imagiers, et appelle à passer à l'acte... Il y a bien désincorporation du Corps Mystique, puisque le corps du roi censé l'incarner se morcelle et se défigure, qu'il se trouve violemment retranché du corps politique dont il assurait naguère l'unité, et qui risque lui-même d'apparaître comme un corps mutilé, privé de sa Tête royale. Désincorporation partielle cependant, qui s'accompagne d'un mouvement inverse où, dans le geste même d'expulser le déchet, le grand Corps reconstitue son unité menacée. La figure colossale d'un Corps regénéré prend alors la place du corps royal et s'empare des insignes de son pouvoir. Ce qu'illustre par exemple une curieuse gravure de 1791 intitulée L'Idole renversée, où une France géante au manteau fleurdelysé, surmontée d'une couronne portée par les piques des sans-culottes et les baïonnettes des soldats, jette au bas de son piédestal le buste de Louis XVI et le brise16. Après l'instauration de la République, ces emblèmes de la monarchie vont disparaître et le Peuple-Souverain sera le plus souvent dépeint sous les traits d'un Hercule armé de sa massue. A cette »image du peuple géant, du peuple français«, la Convention ordonnera, sur une proposition de David, d'ériger une statue: portant le mot de »vérité« gravé sur sa poitrine, »lumière« sur son front et »force« sur ses bras, elle aurait reposé sur les »débris tronqués«, »confusément amassés«, des statues des rois17. Cet imaginaire 15 Ces gravures sont commentées par A. Duprat, op. cit., pp. 186-187, 155-160 et 88-90. 16 Cf. Duprat, p. 201-204. Le corps abject du roi: la Terreur et son Ennemi 195 de la souveraineté fait sens: il révèle que la désincorporation du Corps monarchique coïncide avec un geste opposé de réincorporation: qu'elle est indissociable de l'avènement d'un nouveau Corps-Souverain dont l'érection se soutient de ses débris mutilés. La même vision inspire le décret de la Convention ordonnant d'utiliser les pierres des sépultures royales pour édifier un cénotaphe à Marat. Lorsqu'elle intègre ces misérables reliques dans le socle de son Colosse ou le monument de son Martyr, la République figure symboliquement le transfert de corporéité qui lui donne l'assise de son pouvoir. En profanant les vestiges du corps mortel des rois et en brisant leurs effigies, elle se réapproprie la souveraineté de leur Corps glorieux immortel. Et peut-être ce geste atteste-t-il aussi d'une sourde hantise: car ces dépouilles dérisoires que le géant républicain foule aux pieds ne demeurent pas inertes. Autant qu'un signe de victoire, la figuration du Corps regénéré est un appel au combat contre un ennemi défait mais toujours renaissant. Dans un discours à la Convention où il a d'ailleurs recours au même symbole - »le peuple français va reprendre l'attitude d'Hercule« - Billaud-Varenne s'en prend aux survivances de »l'usurpateur colossal«, du Corps monarchique décapité dont l'»essence despotique«, »corrosive«, menace de l'intérieur l'organisme de la République18. Pour le courant qu'il représente, il semble que le transfert de souveraineté du corps royal à celui de la Nation ait en partie échoué, puisque la réincorporation républicaine laisse subsister au coeur de ses institutions de dangereux résidus de l'ancienne puissance souveraine. La visée d'une re-fondation radicale se heurte ainsi à l'inquiétante persistance d'un mauvais reste. Sans doute est-ce un sort commun à toute constitution d'un corps, au niveau de la communauté comme à celui de l'individu, qu'elle doive toujours partiellement échouer, qu'elle bute sur le résidu irréductible de son incorporation, lambeau d'une Chose sans nom où nous reconnaissons la trace défigurée de sa chair primordiale. Car la chair, en se précipitant en un corps, résiste néanmoins à son incorpora- tion, inquiète et altère constamment l'image de son corps. Le corps éprouve ainsi sa chair comme un élément hétérogène, un objet étranger interne, inclus dans le corps total et pourtant détachable de lui (comme le sont pour la psychanalyse les »objets« du phantasme - le sein et l'excrément, le pénis, le regard et la voix...). Et c'est le trait essentiel de cet hétérogène qu'il condense les significations ambivalentes du propre et de l'impropre, de l'intime et de l'étranger, du sacré et de l'impur, de la souveraineté et de l'abjection19. Voilà 17 On trouvera le projet de David et le décret (jamais exécuté) de la Convention dans l'étude de Judith Schlanger, »Le peuple au front gravé«, in Les fêtes de la Révolution française, Société des Etudes Robespierristes, 1977, p. 387-395. 18 Rapport fait au nom du Comité de Salut Public sur un mode de gouvernement provisoire et révolutionnaire (18 novembre 1793). Nous allons revenir sur ce texte essentiel. 19 Sur l'élément hétérogène comme »corps étranger« et son ambivalence, sur le rapport entre la souveraineté royale et l'abjection et l'application de cette »hétérologie« à la question de la 196 Jacob Rogozinski qui éclaire cet étrange renversement évoqué par Michelet, où »le roi, ce dieu, cette idole, devient un objet d'horreur«20. Dans une configuration où c'est le corps du souverain qui donne chair au Corps du royaume, où il apparaît à la fois comme la chair de ce Corps et comme un élément hétérogène de nature sacrée ou divine, on peut comprendre que, lorsque le Corps de la nation le rejette ou l'exclut, il lui revienne d'occuper désormais la place de l'Abject. En un sens, le corps royal s'était toujours déjà exclu, retranché, par sa »majesté«, du reste de la communauté: il y appartenait sans y appartenir vraiment, à la fois immanent au grand Corps et extérieur à lui, puisqu'il s'identifie à la totalité de ce Corps qu'il incarne, tout en se présentant comme sa »tête« mystique, séparée des autres organes. Cette structure paradoxale du Corpus Mysticum se maintient donc à travers l'»inversion« subversive où la Tête glorieuse se change en déchet. On peut se demander alors ce qu'il advient au Corps politique lorsqu'il se décapite lui-même, qu'il élimine comme un mauvais reste excrémentiel ce qui lui donnait naguère son unité et sa vie. Pour les révolutionnaires, cette »épuration« du grand Corps serait la condition nécessaire de sa »regénération«. Billaud-Varenne ira même jusqu'à comparer la Révolution à l'enchanteresse Médée »qui, pour rendre la jeunesse au vieil Eson, a besoin de dépecer son corps usé avant de le rejeter en fonte«: c'est ainsi que »la destruction et la mort ont ouvert de leurs mains ensanglantées les portes de la reproduction et de la vie«21. Ce qui nous confronte à nouveau à l'énigme de la réincorporation, de ce double mouvement où l'hypostase du Corps Mystique ne se décompose que pour céder la place au Corps regénéré de la République. La Révolution se réduirait-elle à cette passation, ce transfert de souveraineté entre deux variantes de la même hypostase? Un corps infigurable On peut remarquer que ces références »organiques«, absentes chez Saint-Just ou Robespierre, occupent en revanche une place de choix dans les écrits de Billaud-Varenne22. Il est significatif que ces thèmes apparaissent chez lui à révolution, on lira les pages superbes que leur a consacrées G. Bataille- cf. notamment Oeuvres Complètes, Gallimard, 1972, t. II, p. 58-69 et 216-232. 20 Introduction à V Histoire de la Révolution française (1848), rééd. R. Laffont, 1988,1.1, p. 75. 21 Billaud-Varenne, Principes régénérateurs du système social (1795), rééd. Publications de la Sorbonne, 1992, p. 116. 22 Nous comprenons pas bien pourquoi Claude Lefort, lorsqu'il repère, dans le discours révolutionnaire, le phantasme d'une »grande amputation qui rendrait la santé au corps social«, l'assimile aussitôt à ces »rationalisations« qui »masquent, plus qu'elles ne révèlent, le fond de la Terreur«... Cf. son étude sur La Terreur révolutionnaire, in Essais sur le politique, Seuil, 1986, p. 103. Le corps abject du roi: la Terreur et son Ennemi 197 partir de l'automne 1793, de son entrée au Comité de Salut Public, et surtout dans des discours destinés à justifier la Terreur et des circulaires chargées de la mettre en oeuvre. La résurgence du vieux schème organo-politique a bien partie liée avec la proclamation de l'état d'exception: au défaut de la Loi, c'est le Corps qui s'impose. Pourtant, sur ce point capital, le discours jacobin ne sera jamais homogène et les tensions qui le traversent l'empêchent de développer une conception cohérente du »corps politique«: soit qu'elle reste absente, soit qu'elle se répande, comme chez Billaud, en une profusion de métaphores floues et contradictoires. Quelques traits s'en dégagent néanmoins, où s'esquisse l'image jacobine du corps. Rien de plus classique, semble-t-il, que la figura- tion du corps politique exposée par Billaud, notamment dans les circulaires de décembre 1793 qu'il rédige au nom du Comité de Salut Public23. On y retrouve les principaux attributs du Corps monarchique, l'unité du principe souverain- »le corps politique, comme le corps humain, devient un monstre s'il a plusieurs têtes« - et la hiérarchie de ses organes - »vous êtes, écrit-il aux Comités de surveillance, comme les mains du corps politique dont (la Convention) est la tête et dont nous sommes les yeux«. L'infaillibilité qu'il lui prête, celle du Regard qui perce l'apparence, est ce qui l'autorise, comme sous l'Ancien Régime, à énoncer la Loi. On reconnaît enfin le caractère fondamental de la souveraineté monarchique, sa perpétuité, dans l'idéal qu'il nous propose d'une »démocratie impérissable«24. Dans la conception classique, cette pérennité reposait toutefois sur la transcendance du Corpus Mysticum, garantie par la succession héréditaire de ses incarnations. Pour Billaud-Varenne, le Corps immortel de la République ne se perpétue que par la Terreur, en se regénérant constamment par l'élimination de la »gangrène« qui le ronge: »le seul plan qui puisse assurer la durée indestructible de la République est celui qui attaque du même coup les égarements de l'esprit et du coeur; c'est la gangrène politique qu'il faut extirper jusque dans ses moindres ramifications«25. Ce qui confère sa puissance souveraine au Corps républicain est donc sa capacité de désigner l'Ennemi, c'est-à-dire (c'est pour Billaud la même chose) l'expulsion toujours réitérée de l'Abject, de ces éléments hétérogènes qui »semblables aux têtes de 23 Textes analysés par Jaume, op. cit. p. 341 -347. On notera que ces circulaires dominées par une conception »organiciste« du social ont été contresignées par l'ensemble des membres du Comité, y compris Saint-Just et Robespierre. 24 Principes régénérateurs du système social, p. 94. Sur ce point décisif, Billaud s'oppose donc à Machiavel et Rousseau, à la reconnaissance de la jinitude politique, des limites temporelles de toute fondation politique. 25 Op. cit. p. 81. Cf. aussi p. 117, ce texte qui appelerait de longs commentaires: »une constitution ne peut être que le résultat de la volonté générale (...). D'où il résulte que tout ce qui n'est pas intimement uni à la cause nationale devient un hors-d'oeuvre dans un Etat. C'est un cancer dangereux qu'il en faut retrancher. C'est l'amputation prompte et indispensable d'un membre gangrené pour sauver le malade«. 198 Jacob Rogozinski l'hydre renaissent sans cesse de leur tronc commun«26. A vrai dire, ces exhor- tations à »extirper la gangrène« du corps politique sont tout à fait courantes dans la littérature révolutionnaire, et nous les avions déjà pointées chez le très libéral Sieyès. Mais elles s'accompagnaient chez lui de la détermination précise d'un ennemi réel (la caste des privilégiés) qu'il ne s'agissait pas d'anéantir mais de soumettre à la Loi. Alors que Billaud l'identifie à l'Ennemi Absolu sans visage et toujours renaissant: il devient alors impossible de circonscrire ce »dangereux cancer« qui prolifère de partout, de distinguer le membre malade des parties saines. En fin de compte, c'est le corps social tout entier qu'il faudrait, à l'instar du vieil Eson, démembrer et »rejeter en fonte« dans le chaudron de Médée... Où l'on retrouve, sur le plan du phantasme, l'aporie majeure de la politique jacobine, sa tendance à étendre indéfiniment le cas d'exception, à rendre la Terreur interminable. Cette confusion panique où vacille toute démarcation entre l'ami et l'ennemi, l'intérieur et l'extérieur, le propre et l'étranger va affecter profondément l'image jacobine du corps, jusqu'à le rendre infigurable. Que l'on relise ce discours de Billaud-Varenne à la Convention où, au début de la Terreur, il tente de justifier l'organisation de l'état d'exception: »11 est temps, s'exclame- t-il, de rendre au corps politique une santé robuste aux dépens des membres gangrenés«27. Mais il ajoute aussitôt que »tout s'engorge autour de vous ou s'engloutit dans l'éloignement«; que, »de tous côtés«, »les membres veulent agir sans la direction de la tête« et font sombrer le corps dans les »déchirements« et le chaos. Corps morcelé, en lutte contre lui-même, où tout ce qui échappe à l'autorité du Centre »devient exubérant, parasite, sans unité«; où tous les membres semblent menacés de gangrène; où la Tête elle-même doit se retrancher du corps et combattre »de tous côtés« la »coalition dangereuse« de ses membres. A cette Tête sans Corps, ou qui s'acharne contre son propre corps, se super- pose l'image inverse d'un Corps sans Tête, du corps difforme de la monarchie vaincue qui continue de menacer la République - car »la tête du monstre est abattue, mais le tronc survit toujours avec ses formes défectueuses«. On comprend dès lors ce qui déforme et altère le Corps jacobin. Dans la perspec- tive de Sieyès ou des Girondins, la souveraineté s'était transférée intégralement du corps royal au »grand corps des citoyens« et plus rien ne subsistait de l'hypostase monarchique. Dans celle des Jacobins, on n'a affaire qu'à un transfert partiel, inachevé, où le Corpus Mysticum mutilé survit à l'abolition de la monarchie et à la mort du roi. A lire Billaud-Varenne, on croirait assister au conflit de deux Corps Mystiques, de deux figurations rivales du corps politique s'affrontant sur le même terrain. Au moment où il réaffirme l'unité indivise du Corps Souverain - »le corps politique est un dans les démocraties«28 - ce Corps-Un lui apparaît aux prises avec un autre Corps qui le pénètre et le 26 Op. cit. p. 76. Le corps abject du roi: la Terreur et son Ennemi 199 ravage de l'intérieur. C'est l'impossibilité de se représenter ce Corps à la fois un et double, total et partiel, luttant contre son Autre au-dedans de lui-même, qui interdit aux Jacobins d'élaborer une conception cohérente du corps politique. Elle leur est interdite pour une autre raison encore, qui tient à la visée même de la révolution démocratique, à ce qui la rend incompatible avec une représentation organique du social. Car le schème du corps politique tend nécessairement, sous toutes ses variantes, à justifier l'inégalité hiérarchique des organes, à distinguer des simples membres une Tête souveraine, un Centre du pouvoir, détenu »naturellement« par celui qui occupe la place de la Tête. A cela s'oppose la visée égalitaire de la démocratie moderne, son exigence de »placer la Loi au-dessus de l'homme«, de laisser vide le lieu du pouvoir - en faisant, s'il le faut, monter à l'échafaud celui qui prétendrait se l'approprier. C'est cette passion de l'égalité qui alimente la méfiance des Jacobins envers tout détenteur d'une autorité (»le peuple, disait Saint-Just, n 'a qu'un ennemi dangereux: c'est son gouvernement«29), envers tout individu hors du commun, vite soupçonné d'aspirer à la dictature, et ce fut l'habileté de Robespierre que de gouverner en retrait, sans jamais accepter de titre légal ou symbolique qui l'aurait fait incarner le pouvoir suprême. Dans ces conditions, le schème organique s'avère inadéquat et ne pourra être maintenu qu'au prix de distorsions qui achèvent de le rendre infigurable. Ainsi lorsqu'un obscur député montagnard présente à la Convention un projet d'Art social d'inspiration organiciste: tout son discours en appelle à un chef tout-puissant, à l'institution d'un »président de la souveraineté«, puisqu'»il faut aussi nécessairement un chef qu'il faut une tête à un individu pour en faire un homme«. Mais il essaye aussitôt de faire coïncider cette structure hiérarchisée avec l'idéal démocratique d'égalité: dans cet organisme républicain, »tout ne peut pas être tête, bras et jambes à la fois«, et pourtant »toutes les parties en sont mobiles« et »chacun doit pouvoir aussi devenir tête, bras ou jambes et redevenir corps à son tour«30. Sous l'effet de cette double injonction contradictoire, la représentation jacobine du corps sombre dans l'incohérence, et l'on conçoit que Robespierre ou Saint-Just aient cru possible de s'en passer, bien qu'elle anime secrètement leur pensée et lui donne sa charge phantasmatique. A ce déni, où le discours jacobin méconnaît ses propres conditions d'intelligibilité, on préférera la prose tourmentée de Billaud-Varenne, dont les 27 Rapport fait au nom du Comité de Salut Public sur un mode de gouvernement provisoire et révolutionnaire, discours du 18 novembre 1793, Archives parlementaires, t. LXXIX, pp. 451- 457. 28 Principes régénérateurs, p. 90. 2'' O. C. p. 170. Plus brutalement, Hébert déclarait dansée Père Duchesne que »celui qui voudrait s'élever d'une ligne au-dessus des autres (est) un monstre à étouffer«... 3(1 Seconds, De l'art social (avril 1793), cité et commenté par Jaume, p. 349-357. 200 Jacob Rogozinski constructions successives et les revirements mettent à nu l'aporie de ce discours, témoignent de son impuissance à faire tenir ensemble la Tête et le Corps, la hiérarchie organique et l'exigence égalitaire. S'il commence en 1791 par jouer le Corps contre la Tête, en esquissant l'idéal d'une société acéphale, d'une »acéphocratie«31, il en vient sous la Terreur à jouer la Tête, le Centre dirigeant, contre le Corps et ses organes malades. Pour en finir, après Thermidor, par s'élever contre la prééminence excessive du Centre et la menace que les chefs font peser sur une démocratie »dont l'égalité forme l'essence«32. Or, cette défiance envers la Tête de l'Etat se double d'une défiance plus profonde envers le Corps, c'est-à-dire le peuple, dont Billaud dénonce les »fluctuations continuelles«, sa fascination pour les simulacres de la richesse et du pouvoir, son étrange désir de servitude. Et cela le ramène inévitablement vers l'autre pôle de l'antinomie, vers cet éloge quasi-hobbesien du Maître, seul capable de faire consister une multitude dispersée en un peuple: »Avec un chef, le peuple est capable des plus grands efforts; le perd-il, ce n'est plus qu'un troupeau, qu'un rien épouvante et disperse dans un instant«33. Surprenant aveu où, après tant de discours sur la »bonté« et la force natives du Peuple, se dévoile tout à coup le versant caché de la Terreur jacobine: derrière le culte du Peuple-Idole, un mépris sans fond pour le peuple réel, auquel on dénie toute consistance propre, toute capacité de s'unir et d'agir par soi-même, sans se lier aussitôt à un maître. Ce qui correspond à la pratique politique effective des Jacobins qui, après s'être appuyés sur le mouvement populaire pour conquérir le pouvoir, feront tout pour le soumettre, le briser, en exécutant ses porte-parole les plus radicaux et en démantelant les sections sans-culottes34. Son soutien, on le sait, fera défaut à Robespierre au moment décisif, le 9 Thermidor... Si la Terreur procède bien d'un mouvement de réincorporation, si elle vise à reconstituer une nouvelle hypostase du Corps, celle-ci repose sur le déni, l'oubli de sa chair: de cette chair sauvage de la communauté, libérée de sa capture dans le Corps monarchique et qui transparaît dans l'effervescence des journées révolutionnaires et des assemblées des sections. Une chair plurielle, rebelle à 31 Cf. Billaud-Varenne, L'Acéphocratie, ou le gouvernementfédératif démontré le meilleur de tous pour un grand Empire, 1791, rééd. EDHIS, 1977. 12 Principes régénérateurs, p. 89. Cf. aussi p. 120, 143, etc. 33 Eléments de républicanisme, 1793, rééd. in Cahier du Collège International de Philosophie n" 7, Osiris, 1989, p. 22. 34 Sur le plan historique, on peut s'appuyer sur Daniel Guérin, Les luttes de classes sous la Première République, 1946, rééd. Gallimard, 1968, t. II, pp. 72-147; ainsi que sur l'étude classique d'Albert Soboul, Les sans-culottes parisiens en l'an II, Clavreuil, 1958. L'enjeu du conflit entre les Jacobins et les sociétés populaires a été remarquablement analysé par Hannah Arendt dans son Essai sur la Révolution, 1964, Gallimard, 1967, pp. 354-367. Pour elle, en ouvrant un nouvel espace d'action politique, les sections sans-culotte fondent la »tradition révolutionnaire« moderne, celle des Soviets et des Conseils Ouvriers, alternative possible au système des partis. Le corps abject du roi: la Terreur et son Ennemi 201 toute hiérarchie, mais hautement instable, prête à se laisser captiver par l'attrait de l'Un et le désir de Terreur, à se précipiter en une nouvelle hypostase - à laquelle, à nouveau, elle résistera sourdement jusqu'à une nouvelle surrection. Cette chair apparaît au corps hypostasié comme un élément chaotique et aveugle, un reste hétérogène troublant l'ordre et l'unité de l'organisme. Lorsqu'il tente d'»extirper la gangrène« qui le dévore, c'est sa propre chair que le Corps veut anéantir, sans s'apercevoir qu'en s'acharnant ainsi il se mutile et se tue. Nous nous demandions si la Révolution n'aura fait que remplacer une hypostase du Corps par une autre; et si cela signifie que toute communauté humaine doive se figurer inévitablement sous l'apparence d'un corps. Peut-être apercevons-nous quelques éléments de réponse. Il nous semblait en effet que les Jacobins, sourdement fascinés par la figure du Corps Souverain, se soient efforcés, au prix de la Terreur, de réincorporer la chair du social. Nous comprenons maintenant que leur effort échoue, qu'il n'engendre qu'un corps infigurable, à la fois requis et aussitôt dénié, incapable de se laisser représenter et de se maintenir de façon stable. Comme si un point de non-retour avait été atteint et qu'il devenait désormais impossible de contenir durablement la dynamique de désincorporation initiée par la Révolution. L'échec des Jacobins préfigurerait alors celui de toutes les entreprises ultérieures visant à »refaire du corps«, à asservir de nouveau la chair de la communauté à une hypostase du Peuple, de la Nation ou de la Classe. Encore faudrait-il éviter de méconnaître l'ambigu'té de la position jacobine, qui ne se limite pas à cette visée avortée d'une réincorporation terroriste. Lorsque Saint-Just écrit que »la révolution doit s'arrêter à la perfection du bonheur et de la liberté publique par les lois«3S; lorsqu'il affirme que »les lois animent le corps social, inerte par lui-même«36, il laisse entrevoir, au-delà de l'»inertie« des vieux schèmes organiques, un nouveau principe de liberté, l'idéal d'une République qui mettrait »la Loi au- dessus de l'Homme« et de toutes les hypostases du Corps politique. Ces hypostases se fondent en effet sur un double geste d'incorporation: de la chair primordiale, aliénée à l'image de son corps, et de la Loi, assujettie au savoir infaillible de la Tête et à sa volonté toute-puissante. Chair et Loi se révèlent ainsi solidaires, asservies toutes les deux à l'hypostase du Corps Souverain, dont la destruction devrait les délivrer, quand la stature du grand Corps s'effondre, irrévocablement. Les révolutions démocratiques nous lèguent ainsi un double héritage: l'idéal républicain d'une souveraineté de la Loi - progressivement concrétisé dans nos institutions - et ce »trésor perdu« de la tradition révolutionnaire, cette démocratie sauvage des sections, des com- munes, des conseils ouvriers où la chair vive du social affleure, brièvement, et 35 Institutions républicaines, O. C. p. 330 (nous soulignons). Nous ne pensons pas que le motif de l'Institution, si important chez Saint-Just, s'oppose forcément à celui de la Loi. 36 Discours sur la Constitution à donner à la France, O. C. p. 118. 202 Jacob Rogozinski se mobilise en-dehors de toute réincorporation étatique. Jamais jusqu'à présent les deux versants de cet héritage n'ont pu se rejoindre, ajointer durablement le pôle de la Loi et celui de la chair. Sans doute est-ce la tâche, encore neuve, que la Révolution aura légué à l'avenir.