Michel Duc Goninaz Université de Provence, Aix - Marseille CDU 800.892::82.03 OAIE: "ESPÈCES DE MOTS" ET TRANSLATIONS EN ESPÉRANTO Tesnière a donné de ce qu'il appelle les "mots pleins" une définition à la fois sémantique ("cheval évoque l'idée d'un cheval") et grammaticale - Tesnière dit 1 2 "catégorique" et certains critiques disent "lexicale" - ("cheval appartient à la catégorie des substantifs"). Tesnière fait à la fois la distinction et la confusion entre les deux: le contenu catégorique reste défini en termes sémantiques. ■x Les quatre "catégories", symbolisées par O, A, E, I se trouvent donc être à la fois définies d'une part par les notions de substance et de procès, de concret et d'abstrait, d'autre part par des notions syntaxiques (prédicat, actants, subordonnés de prédicats et d'actants). Or on sait que les lexèmes ne se laissent différencier en classes que dans leur combinatoire, non sur des bases sémantiques. Comme la théorie de la translation semble supposer que chaque translation se fait à partir d'un mot-origine, les confusions décrites ci-dessus ne laissent pas d'être embarrassantes (le mot-origine de téléphone ou danse est-il de catégorie O ou I?). Nous voyons ici le conflit entre phénomènes sémantiques et syntaxiques. Lorsque Tesnière dit que le subordonné d'un substantif est un adjectif épithète, il ajoute: "en principe" ou "le plus ordinaire". Il dit même que les adjectifs attributifs sont "les plus adjectifs des adjectifs" On voit déjà qu'il faudrait peut-être un hyperonime qui désignerait la fonction syntaxique A et qui regrouperait les adjectifs et différents syntagmes (substantif au génitif, préposition + substantif etc.). Mais le problème n'est pas que de terminologie. Il vient en réalité du fait que Tesnière attribue à cheval un contenu sémantique et un contenu "catégorique" qu'il ne définit pas (sauf par le terme "substantif), sans distinguer les deux. Il définit de la même façon tous les "mots pleins" (substantifs = substances, verbes = procès, adjectifs et adverbes = attributs des substances et des procès) et les symboles qu'il utilise (O, A, I, E), qu'il dit avoir empruntés à l'espéranto, supposent cette confusion et donc l'existence de formes 1 tesnière L., Éléments de syntaxe structurale, Paris, Klincksieck, 1988 (ci-dessous: ESS), chap. 31-4 2 corblin F., "Catégories et translations en syntaxe structurale", Préactes du Colloque "Lucien Tesnière aujourd'hui". Université de Rouen, 1992, p. 28-30 3 ESS, 33,2 81 primitives préalables aux phénomènes de translation, lesquels, dans cette perspective, n'ont pas de valeur explicative dans une syntaxe structurale, mais n'ont de sens que dans la diachronie et dans l'histoire de telle ou telle langue (ce que révèlent les réflexions de l'auteur sur "vie et évolution de la translation" et sur les "cimetières de translations"). Nous dirons ainsi qu'en français le verbe téléphoner dérive du substantif téléphone. Mais on se demande alors pourquoi Tesnière parle de "verbe d'état simple" dans der Baum griint,4 alors qu'on attend une translation A > I? Il n'est pas sans intérêt de se pencher sur l'espéranto, auquel Tesnière a emprunté ses quatre symboles. Dans cette langue, en effet, les équivalents des mots des langues indo-européennes (langues où l'analyse en morphèmes est toujours problématique) sont des "mots composites" analysables: ami, amo, ama, ame (aimer, amour, d'amour, amoureusement) = am/i, am/o, am/a, am/e. O, A, E, I sont donc des translatifs. Notons d'ailleurs que ce ne sont pas les seuls, car il y a 5 translatifs verbaux (AS = présent, IS = prétérit, OS = futur, US = fictif, U = volitif), et I, qui est censé les représenter, est bien mal choisi, de l'aveu même de Tesnière, puisqu'il marque l'infinitif. En effet, nous dit Tesnière, "l'usagé de nos langues occidentales modernes qui désignent le verbe par l'infinitif est très fâcheux, parce que paradoxal et néfaste. Paradoxal parce qu'il n'est pas logique d'aller chercher, pour désigner le verbe, précisément une des seules formes du verbe qui ne soit pas verbale. Néfaste, parce qu'il suggère et répand l'idée fausse que l'infinitif est un verbe."5 Quoi qu'il en soit, il n' y a pas à l'origine des translations en espéranto un "mot", mais un morphème lexical, que nous noterons par un / final (par exemple, am/ donne ami et amo, comme si en anglais to love et the love provenaient d'un love/ sans contenu "catégorique"). Les translations triples, quadruples etc. sont, en espéranto, d'une remarquable transparence, comme on peut le voir par l'exemple d'une translation O > E > O > E: tagmezo > post tagmezo > posttagmezo > posttagmeze O E O E (midi) (après midi) (après-midi) (dans l'après-midi) La translation I > O est marquée même dans des cas qui paraissent insolites, mais dont des exemples analogues existent dans d'autres langues. Ainsi la phrase ne forgesu min (ne m'oubliez pas) est transférée en substantif (neforgesumino; cf. en allemand das Vergissmeinnicht). Il en est de même de la translation mot-phrase > O, que Tesnière n'aborde qu'allusivement: adiau > adiauo (cf. das Lebewohl...) et même > I: adiaui. ("dire adieu"). L'espéranto forme, par "translation" des mots comme surstrata, surstrate ("dans la rue", en fonctions A et E), pasintjara ("de l'année passée"), pasintjare ("durant l'année passée") 4 ESS, 36,5 5 ESS, 180, 18-20 82 "La translation [...] permet de réaliser n'importe quelle structure de phrase en se jouant des catégories de base" (Tesnière). L'espéranto le démontre de façon rigoureuse, mais le locuteur "ne se joue pas" des catégories de base, puisque telles sont les règles du jeu du système, dans lequel on peut d'ailleurs douter qu'il y ait des "catégories de base". Ainsi, utilisant la translation A > I, le traducteur de Baudelaire, a écrit (de façon plus expressive que dans l'original Je suis belle, ô mortels...): Mi bêlas, mortemuloj... où mi bêlas, sans verbe "être", signifie "manifester sa beauté" comme dans l'exemple der Baum griint, précédemment cité, ou dans le vers de Lermontov ôejieeT napyc o/jhhokhïi (la voile solitaire blanchoie) Ce procédé, loin d'être, en espéranto, réservé à la poésie, est fréquent dans la langue familière. Ainsi, à partir de bus/, qui évoque (notion sémantique) "un autobus", on pourra dire, pour "j'irai en autobus"; Mi iros per buso, mi iros buse (O > E), mi busos (O > I) La forme analytique ni pasigas la feriojn ("nous passons des vacances") est souvent compactée en ni ferias. Li diktatoras, jaluzas ("il se comporte comme un dictateur, il se montre jaloux") remplacent avantageusement les formes "verbe être + O ou A". Et le précepte confucéen Patro patru, filu filo comporte en espéranto autant de mots que l'original chinois comporte de caractères, alors que sa traduction en français -et probablement dans les autres langues indo-européennes - ne saurait être plus courte que: "Que le père joue son rôle de père, que le fils joue son rôle de fils" Si nous appliquons la théorie du transférende originel - qui provient, redisons-le, d'une confusion entre sémantique et "parties du discours"6 -, nous concluerons que patra, pâtre, patri sont le résultat de translations à partir de patro. Mais d'où vient pâtre?; directement du transférende patro (O > E =père > "à la manière d'un père") ou de l'adjectif, lui-même résultat d'une translation (A > E = paternel > paternellement), comme on le dit plus traditionnellement? Il nous faudra aussi conclure que le o de patro est pléonastique, pusque patr/ est, selon cette théorie, originellement un substantif (il comporte le sème "personne", c'est donc une "substance"). Le sens commun (rebaptisé par certains "ontologie") semble nous dire que patr/ est substantif, bel/ adjectif et mang/ verbe. Outre la confusion terminologique signalée plus haut, on peut s'interroger sur l'utilité d'une théorie qui ne ferait que reproduire le sens commun dans des cas aussi évidents. Mais nous serions bien embarrassés pour savoir si le transférende originel de telefon/, muzik/, ebl/ (idée de possibilité), prav/ ("qui a raison"), danc/, not/, intenc/, 6 Voir à ce sujet DUC GONINAZ M., "Les parties du discours en espéranto", Travaux 1 du Cercle Linguistique d'Aix-en-Provence, Université de Provence, 1983, p. 61-71 83 hont/, kurag/, fervor/, rapid/, cert/ ... et même tagmang/ (déjeuner ou le déjeuner?) est un "substantif, un "adjectif ou un "verbe". Ces lexèmes sont en effet aussi (et parfois plus) souvent utilisés sous forme verbale que sous la forme substantívale ou adjectivale que les grammairiens et lexicographes traditionnels attribuent en priorité à la plupart d'entre eux. On a en fait: danc+o (la danse) prav+a ("qui a raison) - o (une intention) - a (intentionnel) -i (avoir l'intention) -e (intentionnellement) danse) +as (il... a raison) etc. i (avoir raison) a (qui a raison) o (le fait d'avoir raison) e (à juste titre) c'est-à-dire en réalité des translations du type: zéro > O, zéro > A, zéro > I etc. comme: ou donc plutôt des commutations. n Tesnière fait une distinction entre adjectifs "de naissance" et adjectifs "naturalisés", c'est-à-dire qu'il réintroduit sans cesse le subjectif et la diachronie. Les grammairiens traditionnels de l'espéranto nous disent que l'on a une translation ofte > ofta (souvent > qui arrive souvent), mais pourquoi pas l'inverse ofta > ofte (comme dans le français fréquent > fréquemment)! De même a-t-on blua > bluo (bleu > le bleu) ou bluo > blua, danki > danko (remercier, remerciement), helpi > helpo (aider, aide) ou l'inverse?. Les critères ne sont qu'historiques, statistiques et formels - avec des conflits possibles entre ces critères (chanter apparaît en français au Xo siècle, chant au XIIo) - et s'opposent donc à la constitution d'une syntaxe générale. Les notions de translation déverbale ou désubstantivale n'ont guère de sens en espéranto, si ce n'est par adjonction de nouveaux monèmes pour la création, par exemple, de participes ou de gérondifs, de noms d'agents à partir de lexèmes d'action etc. La notion de transférende originel est peut-être plus pertinente pour les mots-phrases (jes, adiaü...), les connecteurs, pronoms et "adverbes" divers marqués par une désinence zéro. Cette marque ne laisse aucun doute sur leur catégorie: mi (je) est un pronom personnel, iam ("à un certain moment") un "adverbe" (lire: circonstant) de temps, super (au-dessus de) une préposition etc. On a donc les translations O > A dans mi > mia, E > A dans iam > iama. Mais nous serons embarrassés pour traiter de la translation adiaü > adiaüi (cf. plus haut) et a fortiori de la translation super > supeiri, 7 ESS, 173 intencl +as (je, il... prav = 84 puisque Tesnière refuse aux prépositions le statut de mots pleins et qu'il qualifie ce procédé - dont l'espéranto n'est pas le seul à user - de translation qui "fonctionne à faux", parce que c'est "abusivement" qu'un mot plein est transféré en mot vide ou o inversement. On voit ici les conséquences fâcheuses de la distinction arbitraire entre "mots vides" et "mots pleins". Cette problématique se reflète dans la description du système de l'espéranto. On trouve en effet parmi les descripteurs de cette langue 1° des grammairiens traditionnels (Kalocsay, Waringhien...),9 qui admettent, comme Tesnière, les équations: substantif = substance, adjectif = qualité etc., et donc des transférendes dans lesquels la désinence catégorielle est "pléonastique". C'est la théorie dite du "caractère grammatical des racines". L'Académie d'espéranto a fait sien ce point de vue et les auteurs de dictionnaires l'utilisent de façon plus ou moins avouée. Mais ils n'admettent que O, A, et I: E est traité, à quelques exceptions près, comme le résultat d'une translation A > E (pour les "adverbes de manière") ou de translations multiples (pour les circonstants). 2° des linguistes (Szerdahelyi, Janton...)10 qui estiment que les unités lexicales ne comportent pas de catégorie grammaticale préalable (tout au plus admettent-ils, comme Szerdahelyi, la notion de "forme primaire", pour des raisons statistiques et/ou philologiques). Il manque à ce point de vue, pour être solidement étayé, d'être complété par une analyse sémantique exhaustive des morphèmes lexicaux "nus" (notés ci-dessus par /), seul moyen d'expliquer le sémantisme des mots obtenus par adjonction des "translatifs". Mais il a le mérite d'affirmer l'indépendance du structural et du sémantique, qui est aussi une idée chère à Tesnière. Povzetek OAIE: BESEDNE VRSTE IN TRANSLACIJE V ESPERANTU Tesniere je za t.i. "polnopomenske besede" našel pomensko ("konj" označuje konkretnega konja) in slovnično definicijo ("konj" pripada besedni vrsti samostalnik). Definicija štirih "kategorij", ki jih simbolizirajo O, A, E, I, tako po eni strani upošteva predmetnost, potek, konkretno in abstraktno, po drugi strani pa stavčno pomenskost (povedje, delovalniki in njihova določila). Ker translacijska teorija predpostavlja potek translacije iz t.i. "izvorne besede", je zgoraj opisana zmeda moteča (Ali sodita izvorni besedi telefon in ples v kategorijo O ali I?). 8 ESS, 204 9 Kalocsay K., Waringhien G., Plena analiza gramatiko de Esperanto, 4-a eld. Rotterdam, UEA, 1980, p. 367-432. Leur analyse a pour origine la théorie de R. de Saussure, élaborée dès 1910, dans laquelle l'auteur parle d'"idées" substantívales, verbales et adjectivales. DeHOOG H.A., La senpera verbigo de adjektivoj, Den Haag, Kune, 1955 10 SZERDAHELYI I., Vorto kaj vortelemento en Esperanto, Kuopio, Literatura Foiro, 1976. JANTON P. L'espéranto, 3e éd. Paris, PUF, 1989, p. 59-61 85 Pri tem ni zanemarljiva primerjava z esperantom, pri katerem si je Tesniere izposodil omenjene štiri simbole. V le-tem so namreč ustrezniki za besede indoevropskih jezikov (tu je analiza morfemov vselej problematična) t.i. razstavljive "konstruirane besede": am/o, am/a, am/i, am/e. O, A, E, I so torej translativi, pri čemer izvor ni "beseda", ampak leksikalni morfem (npr. am/ : ami/amo = to love/the love). Tri-, štiri- in večstopenjske translacije so tukaj jasno razvidne (posttagmeze = popoldne). Med opisovalci esperanta so tako 1. tradicionalni slovničarji, ki se - kot Tesniere - strinjajo z enačbo samostalnik = predmetnost, pridevnik = kakovost itn. ter priznajo izvorne besede, pri katerih je besedotvorno obrazilo zgolj "pleonazem"; 2. jezikoslovci, ki menijo, da leksikalne enote same po sebi ne vsebujejo slovničnih kategorij ter tako ločijo strukturalno polje od pomenskega. Tesniere je bil naklonjen tudi tej ideji. 86