Filozofski vestnik Volume/Letnik XXVII • Number/Številka 2 • 2006 • 59-79 d'une rencontre manquee : raisons, symptomes, ressorts Franc Kaltenbeck Resistances de la psychanalyse,^ ce titre de Derrida m'arrete avant que je ne commence, pour ouvrir, plus tard, son livre. Avec ce titre, Derrida prend ses distances d'avec Freud et d'avec Lacan. Car, je pense qu'il serait faux d'en exclure sa charge critique. Bien entendu, la psychanalyse resiste, a toujours resiste et resistera encore a toutes les attaques lancees contre elle. Mais Derrida suggere, en plus, qu'elle resiste a elle-meme, qu'elle s'immunise contre elle-meme. Cette idee d'une maladie immunitaire de la psychanalyse n'est venue ni a Freud qui a publie, en 1925, dans Imago, « Les resistances contre la psychanalyse », ni a Lacan qui reconnaissait le foyer de la resistance plutot du cote du psychana-lyste, pour en decharger le patient - observation technique de grande finesse. On ne peut que lui donner raison quand on en a frequente un certain nombre de collegues. Resistance des psychanalystes a l'inconscient et au deroulement de la cure, resistances des psychanalystes contre leur propre metier, contre leurs propres interets, contre leur savoir aussi, c'est-a-dire le savoir des autres analys-tes, dont ils ne veulent pas, ces resistances forment l'alliance implacable avec toutes les autres resistances, celles qui viennent de la societe, de la politique, ou des psychotherapies. Le scandale du sujet Qu'est-ce qu'on ne supporte pas dans la psychanalyse quand elle fonction-ne, et meme quand on a le soupgon qu'elle pourrait fonctionner ? Pour repon-dre a cette question, il suffit de se rendre compte qu'il y des analystes, et pas des moindres, qui denient dans leurs actes les plus officiels, et c'est quand meme curieux, l'existence du sujet. Ils supportent beaucoup de choses, tout, mais pas 1 Jacques Derrida, Resistances de la psychanalyse, Galilee, Paris 1996. ga. Je pourrais en donner des exemples, mais pour le moment je m'abstiendrai. Qu'est-ce qui ne va pas avec le sujet pour qu'on le nie ? Ce qui ne va pas avec lui pour ces analystes, ce n'est pas son symptome mais le risque de pouvoir le changer, lui, le sujet. Je ne resiste pas a vous livrer - et a detourner - cette re-plique que donne Stephen Dedalus a Leopold Bloom dans le chapitre Eumaeus d'Ulysse, citee par Derrida dans Ulysse gramophone,2 elle est d'actualite : « - We can't change the country. Let us change the subject. » (« Nous ne pouvons pas changer le pays, changeons de sujet ». Evidemment, Stephen propose de changer le sujet de conversation, mais est-ce si sur ?) Et, quand on change le sujet ou est-ce qu'on va, quand est-ce que ga s'arrete ? Ne changerait-on pas par hasard, en meme temps un bout, non pas du pays, non pas du monde, mais un bout de reel ? Certes, le danger est tout virtuel car un tel changement suppose un acte, et, je sais, ce terme fait rire plus d'un deconstructiviste - a tort, car cet acte est plutot deplaisant, et par consequent improbable. En tout cas, on ne peut pas s'y croire, dans cet acte, on est toujours a cote, n'en deplaise aux Lacaniens qui ont un aphorisme pour tout et qui fetichisent l'acte tout en disant que le psy-chanalyste en a horreur. Mais c'est un fait que la psychanalyse amene parfois le psychanalyste devant cet abime ou il ressent que seul un acte saura le sortir de sa propre impuissance face au symptome. Quand il est urgent de suspendre l'acte L'acte a une structure paradoxale. Le plus souvent, il faut le suspendre et dans sa suspension il manifeste sa necessite, son urgence. Anne-Lise Stern parle de « (sa) passion de l'urgence » (Le savoir-deporte, p. 122). Une jeune femme n'a toujours pas surmonte le mort accidentelle de son petit frere survenue quand elle avait dix ans et lui six. Sa mere conduisait la voiture avec sa fille a son cote et son fils sur le siege droite a l'arriere. La voiture etait deja engagee dans un carrefour lorsqu'une autre voiture venait en grande vitesse d'une rue a droite, n'ayant donc plus la priorite. Un instant avant le choc, la fille tournait le bouton de la radio, un geste qu'elle se reproche jusqu'a aujourd'hui, qu'elle ne peut pas se pardonner, car elle croit que ce mouvement de sa main a deconcentre sa mere. Des lors, elle ne peut pas admettre la mort de son frere, car si elle l'acceptait il ne pourrait plus revenir pour lui pardonner de l'avoir tue par son geste futile. Tout le monde a beau vouloir la persuader que sa mere n'avait point ete derangee par son geste, que le choc est le fait de l'autre conductrice et donc ni la faute de sa mere ni la sienne. Rien n'y fait. Elle 2 Jacques Derrida, Ulysse gramophone - deux mors pour Joyce, Galilee, Paris 1987, p. 65. se prend pour la cause de la mort de son frere. Ce sentiment de culpabilite ne I'empeche pas de ne pas accepter que son frere soit mort. ses parents, tres at-teints par la perte de leur fils se sont faits les complices du deni par leur fille de la mort de leur gargon. Deni non seulement de la disparition de son frere mais aussi, et avant tout, de la perte subie par sa mere. Son angoisse vient avant tout de ce qu'il lui est interdit de manquer a sa mere, de disparaitre, de mourir, elle aussi. La nuit de l'accident, la petite fit un cauchemar ou sa mere l'a poignarde dans le dos. Les parents ont donc tenu leur fille a l'ecart de la depouille du frere disparu et l'ont envoye a la campagne au lieu de l'amener a l'enterrement. La conductrice de l'autre vehicule etait l'epou-se d'un policier. Toutes les traces de l'accident etaient effacees, de sorte que les vraies responsabilites n'ont jamais ete etablies. Selon ses dires, la patiente a vecu une adolescence normale, a passe les concours d'ecoles avec aisance et travaille aujourd'hui comme ingenieur dans une grande entreprise. Elle souffre pourtant de quelques problemes somatiques et, avant tout, d'angoisse. Elle a consulte en province l'un apres l'autre un psychiatre, une « hypnotherapeute » et un psychanalyste. Le psychiatre ne voulait rien savoir d'elle, l'hypnothera-peute, une amie de sa mere lui proposa de mettre un « voile hypnotique » sur ses douleurs, liees a la disparition de son frere, et avec le psychanalyste, elle arriva enfin a engager un travail jusqu'a ce qu'elle soit mutee a Paris ou elle vint me voir. Il fallait renouveler l'ordonnance pour ses medicaments contre son angoisse et c'est pourquoi je l'adressee a un psychiatre, un excellent prescrip-teur, lui-meme forme a la psychanalyse. Et pourtant, cet homme a cru bon, de lui faire une interpretation tonitruante lors de sa premiere consultation : « De toute fagon quoi que vous fassiez, vous ne pourrez pas ramener votre frere a la vie ». Sideration et bonheur, en un premier temps. Elle se sentait changee. Un poids lui avait ete pris. Simplement, une semaine apres cette intervention in-tempestive, un grand desespoir s'est empare d'elle. L'angoisse et la depression montaient en fleche. Si son frere ne revenait pas, alors comment pourrait-il lui pardonner ? Voila un exemple de la tentation et du malentendu terribles que l'acte reserve a l'analyste. Il est clair que personne n'avait encore rien compris de ce cas enigmatique et qu'il s'agissait d'attendre, de suspendre l'acte, malgre toutes les evidences. Suspension, difference, digne de l'ecriture admirable d'Au-dela du principe du plaisir, relevee de fagon si magistrale par Derrida dans son mouve-ment de « pas de these » dans « Speculer - sur 'Freud' » (p. 314). Mieux aurait-il valu se fier a cette « technique passive » que Karl Landauer avait mise en place en reponse a S. Ferenczi et Otto Rank. Ce melange etrange de puissance et d'impuissance expose aujourd'hui plus que jamais la psychanalyse a toutes les convoitises et agressions de la part de ceux qui aspirent a un monde sans pensee et sans ecriture. Jacques Derrida ne veut pas avoir critique Jacques Lacan, seulement de-construit. On pourrait appeler cela une denegation, si Derrida ne definissait pas la deconstruction. Il explique que « la deconstruction, s'il y en a, n'est pas une critique, encore moins une operation theorique ou speculative, methodi-quement menee par quelqu'un, mais s'il y en a, elle a lieu, (^) comme experience de l'impossible » (Resistances, p. 73). Reste pourtant un trouble : Derrida n'a-t-il pas cree un style rhetorique qui ne tolere pas la contradiction quand il dit par exemple dans La carte postale : « Tu sais que je ne me donne jamais raison et je ne demontre rien. Ils le sup-portent tres mal, ils voudraient qu'en consequence il ne se soit rien passe, tout rayer de la carte ». Redoutable strategie du herisson ! Il pointe pourtant chez Lacan un certain nombre d'erreurs mais son travail de deconstruction de l'edifice conceptuel de l'auteur des Ecrits vibre d'une passion qui le pousse parfois a son tour a la faute. Rencontre manquee ou incom-patibilite des discours, le philosophe et le psychanalyste se sont lus mais il me semble que leurs lectures respectives dont seule celle de Derrida est explicite et publiee, meme si elle laisse de cote beaucoup de textes, souffrent d'etre partielles et partiales. Elles font donc symptome. Mais un symptome a des ressorts. Jouissance de la lettre volee Commengons par l'une des doleance les plus justifiees de Derrida dans son article « Le facteur de la verite3 » : Il fait observer que Lacan, en lisant « La Lettre volee » (1845) d'Edgar Allan Poe, ne regarde ni le contexte dans la creation litteraire de l'ecrivain americain, a savoir les autres « histoires de detective » - avant tout « Les assassinats dans la rue Morgue » (1841) et « Le mystere de Marie Roget » - ni le cadre et le « decor litteraire » dans lesquels s'insere l'intrigue dans le texte - intitule « La lettre volee » qu'il va exploiter. Derrida a raison d'insister egalement sur le manque de consideration pour le narrateur dans ce texte. Lacan reduit souvent ce texte a un « conte » ou a une « histoire ». La double « ablation » du contexte et du cadre a des consequences importantes et pour la lecture de « La lettre volee » par Lacan et pour sa deconstruction par Derrida. Mais pour le moment je voudrais seulement y prelever un detail. Lacan 3 Jacques Derrida, « Le facteur de la verite », in La carte postale de Socrate a Freud et au-dela. Flammarion, Paris, 1980, (desormais cite comme CP), pp. 441-524). passe sans perdre un mot sur les signifiants du plaisir et de la jouissance (luxury (« volupte », « luxe »)) que Derrida repere au debut de deux des histoires du detective Dupin, a savoir dans celle de l'affaire de la rue Morgue et celle de « La lettre volee ». Dans la preface des « Assassinats dans la rue Morgue », le narrateur se plaint de ce que les facultes de l'esprit qui passent pour analytiques ne sont, elles-memes, que peu accessibles a l'analyse. On ne les apprecie que dans leurs effets et un de leurs effets est le plaisir vif dont ils sont la source. « De meme que l'homme fort se rejouit (^) de ses capacites physiques en trouvant du plaisir dans ces exercices qui font travailler ses muscles, l'analyste est ravi de cette efficience de l'esprit dont la fonction est de debrouiller. Il jouit meme des plus triviales occasions a condition qu'elles mettent ses talents en jeu. Il raffole des enigmes, des rebus, des hieroglyphes ». Le personnage de Dupin est, dans les memes textes, associe a la jouissance de l'esprit analytique. Derrida cite, entre autre, cette phrase de l'histoire « Les meurtres dans la rue Morgue » : « Les livres, en fait, etaient son seul luxe (his sole luxuries), et a Paris, on se les procure facilement ». Tout le monde connait evidemment le debut de « La lettre volee » : « J'etais a Paris en 18^ Apres une sombre et orageuse soiree d'automne, je jouissais de la double volupte (twofold luxury) de la meditation et d'une pipe d'ecume de mer, en compagnie de mon ami Auguste Dupin dans sa petite bibliotheque ou cabinet d'etude rue Dunot, nr. 33, au troisiemefaubourg Saint-Germain ». Ni en 1956 quand Lacan publie son Seminaire ni en 1969 quand il redige l'avant-propos de l'edition de poche de ses Ecrits I, Lacan ne s'arrete a ce si-gnifiant de « luxure » affuble au style de vie et de pensee de Dupin dont il fait pourtant un predecesseur du psychanalyste. Mais il est interessant de noter que Derrida qui repere ce signifiant et le mentionne en anglais ne lui donne pas non plus un role important dans sa lecture. Que Lacan ne veuille pas pousser l'analogie entre le detective et le psychanalyste trop loin, qu'il ne prenne pas au serieux a l'epoque de la redaction de son ecrit la jouissance de la cogitation que le narrateur suppose a Dupin, peut se comprendre, meme s'il dira plus tard que la pensee est une jouissance. Ce que fait d'ailleurs egalement Derrida - et avant lui, quand il lit Mimique de Mallarme dans « La double seance » : « Pierrot mime alors jusqu'au spasme supreme la montee d'une jouissance hilare », note-t-il d'abord a propos de ce passage mallarmeen. Il rappelle que le mime joue alternativement Pierrot et Colombine, chatouillee a mort, et parle ensuite de ce « crime parfait [commis par Pierrot] de ne se confondre qu'avec la jouissance que se donne une certaine speculation »4. On aura note que cette jouissance est rapportee a l'identifica- 4 Jacques Derrida, La Dissemination, Seul, Paris 1972, p. 228. tion du mime avec son objet (Colombine), une identification qui efface la difference sexuelle. Mais pourquoi Derrida n'a-t-il pas donne un sort a ce signifiant de luxury dans sa lecture de Poe, un mot qui fait pourtant signe au lecteur, alors qu'il ac-cable Lacan d'etre un « phallogocentriste » et un idealiste de la verite ? Quant a Lacan, il suppose au psychanalyste un desir qui pourrait etre mis en dialectique avec le « luxe » dans l'esprit analytique du detective en quete de la lettre volee qui, contrairement a ce qu'affirme Derrida n'est pas si idealisee chez Lacan, en 1956, quand on veut seulement se referer a la citation joycienne de la page 25 des Ecrits : « A letter a litter, une lettre, une ordure »5, une citation qui repose sur le texte de Poe lui-meme ou la lettre volee est decrite comme sale (the dirt; the soiled and torn condition of the paper). Et plus tard, Lacan a prone le don d'une jouissance inherente a l'interpretation equivoque qui fait parfois le bonheur de l'analysant, un bonheur qui ne devrait pas laisser indifferent une assemblee qui planche sur la direction de la cure. Si je souleve ce manque d'une explication sur ce signifiant de la luxure des deux cotes c'est parce que la lettre entretiendra chez Lacan des 1963 un lien etroit avec la jouissance alors que je n'ai lu d'une articulation explicite entre l'ecriture et la jouissance chez Derrida que dans « La pharmacie de Platon ». Je dis cela avec toutes les precautions qui s'imposent a quelqu'un qui n'a pas frequente ce philosophe avec la meme assiduite que vous. Principe de plaisir de la speculation Lacan qui aura pour sa part formellement lie l'ecriture a la jouissance ne s'exprime pourtant que fort peu et assez tard sur le concept derridien de l'ecriture. Etrange evitement. Derrida interpelle Freud, et a travers lui Lacan, sur la jouissance quand il fait par exemple remarquer (CP, p. 294) : « La definition du principe de plaisir est muette sur le plaisir, sur son essence et sur sa qualite ». Vous me direz que le plaisir n'est pas la jouissance. C'est vrai. Mais quand on critique « le point de vue quantitatif » que Freud a maintenu depuis son Esquisse et quand on reclame un savoir sur la qualite de la Lust on touche a mon avis au probleme de la jouissance. La preoccupation avec la jouissance chez Derrida devient plus manifeste a partir du moment ou il reflechit sur le paradoxe de la « speculation » de Freud que presente le deplaisir issu du refoulement. Derrida epingle a juste titre la phrase etrange a la fin du premier chapitre de Au-dela du principe de plaisir: « ^ mais il est sur que tout deplaisir nevrotique est (^) un Jacques Lacan, Ecrits, Seuil, Paris 1966. plaisir qui ne peut pas etre eprouve comme tel ». Un plaisir qui ne peut pas etre eprouve, ne releve-t-il pas de la jouissance du symptome ? Mais la jouissance feminine est, elle aussi, posee comme ga par Lacan. Pour Derrida une telle idee n'est pas reductible a un quelconque modele de la philosophie et Freud ne procede pas non plus en tant que phenomenologue. Sa « speculation » est inclassable. On peut pourtant poser la question de savoir si la « speculation » est une activite de Freud specifique a son travail de 1920 ou si elle ne s'insere pas plutot dans la serie entamee en 1895 avec l'Esquisse. Dans sa lettre du 25 mai 1895, a W. Fliess, Freud epelle en effet son activite intellectuelle par trois mots : Il ecrit a son ami berlinois qu'il passe ses heures nocturnes entre 11h et 2h du matin, en « fantasmant, traduisant et devinant » (Phantasieren, Übersetzen, Erraten). Ce qui intrigue Derrida des le premier et le troisieme chapitres d'Au-dela du principe de plaisir c'est le lien entre le manque radical de tout plaisir et l'auto-matisme de repetition (Freud, GW, XIII, p. 18, CP, p. 361). Il insiste : le principe de plaisir garde dans les premiers chapitres du travail de 1920 « toute son autorite » ; mais il admet en meme temps : « L'enigme, c'est en revanche la reviviscence [d'un trauma] qui semble ne produire aucun plaisir pour aucun systeme. Voila qui oblige a l'hypothese » (d'une compulsion de repetition qui s'articulera plus tard a la pulsion de mort). Alors la question se pose si le « speculer » de Freud des annees 1919-1920 n'est pas toute une autre activite de l'esprit de Freud que celle du « fantasmer, traduire, deviner », cette derniere ayant pour objet l'inconscient qu'il venait de decouvrir alors que la premiere serait articulee a la pulsion de mort qui est silencieuse comme l'ecriture. Le debat que Lacan et Derrida ont, a ma connais-sance, tous les deux manque, aurait du porter sur ce que celui-ci a entendu par « ecriture » et sur ce que celui-la a nomme « structure ». Impact de la theorie sur la pratique Est-ce que Derrida vise cette difference de specificite des activites theo-riques de Freud quant aux deux concepts fondamentaux, l'inconscient et la pulsion? La question n'est pas etrangere aux problemes de la direction de la cure, car ce qui y opere est le desir du psychanalyste et ce desir se nourrit de l'activite theorique. On n'est pas oblige de suivre Hegel qui se persuadait tous les jours que « le travail theorique realise plus que le travail pratique » ; « une fois qu'on a fait la revolution dans le royaume des representations, la realite ne tient plus ». Mais dans son seminaire Le Transfert, Lacan renvoie a l'accepta-tion des concepts to pragma et de theoria lorsqu'ils apparaissent dans la pensee grecque : « La theorie n'est pas, comme notre emploi du mot l'implique, l'abs-traction de la praxis, ni sa reference generale, ni le modele de ce qui serait son application. Ä son apparition, elle est cette praxis meme. Elle est elle-meme, la theoria, l'exercice du pouvoir, to pragma, la grande affaire »6. Polemique Derrida ne va pas par quatre chemins pour deconstruire la pensee de Lacan, pour la degommer. Difficile de ne pas s'apercevoir qu'il lui fait la guerre, sans l'avoir forcement declaree. C'est aux historiens de trancher la question de sa-voir qui a commence. Il s'applique a demanteler tout une serie de reperes que Lacan a donne a ses eleves dont ceux-ci, il est vrai, ont vite fait des poncifs. Exemples : Lacan a introduit dans la technique psychanalytique les seances courtes. Derrida s'en prend « aux analystes presses de conclure ». Lacan refuse de repondre a la demande de Laplanche de dire le vrai sur le vrai. Derrida trouve chez Freud (CP, p. 443) « la verite de la verite ». Lacan rejette l'idee qu'il y ait un autre de l'autre et un metalangage. Derrida les restaure. Lacan prise les aphorismes. Derrida s'en moque. Lacan caracterise Joyce avec une categorie cli-nique, celle du « symptome » (« Joyce le symptome »). Derrida note dans Ug, p. 113 : « Qui signe ? Qui signe quoi au nom de Joyce ? La reponse ne saurait avoir la forme d'une cle ou d'une categorie clinique qu'on sortirait de sa poche a l'occasion d'un colloque ». Dans son ecrit « L'instance de la lettre dans l'inconscient », Lacan ecrit a propos du Cours de linguistique generale que c'est « une publication primordiale a transmettre un enseignement digne de ce nom, c'est-a-dire qu'on ne peut arre-ter que sur son propre mouvement ». Il parlait sans doute aussi pro domo, et sa remarque, quelque peu sentencieuse, n'aurait certainement pas plu a Derrida. Elle aurait pourtant merite d'etre reflechie par le philosophe qui avait voulu de-senclaver la pensee de sa captation dans les jugements et dans les propositions. Il ne s'agit pas de situer la pensee de Lacan dans son contexte - le contexte n'a-t-il pas toujours bon dos ? - mais de tenir compte de sa dynamique, de ses butees et impasses, de ses visees didactiques, polemiques, dans ses repetitions et dans sa sublimation. Pourquoi l'enseignement d'un psychanalyste echappe-rait-il a la logique du discours du psychanalyste dans lequel la verite se deplie en fonction des avancees du sujet ? Or, Derrida fait comme si Lacan avait pense que ses propositions sur la verite etaient gravees dans le marbre, comme si ce savoir ne se constituait pas au cours de l'enseignement. Est-ce que Derrida ne 6 Jacques Lacan, Le Seminaire livre VIII, Le Transfert, Seuil, Paris 1991, p. 99. tombe pas derriere ses propres standards quand il traite l'ecrit de Lacan sur « La lettre volee » comme un texte fige, quand il fait abstraction de l'elan, du geste qui inscrit ce texte dans la politique et l'histoire de la psychanalyse et dans la pensee ? Lire Lacan a la lettre, cela signifie aussi suivre le parcours de la lettre de Lacan, ne pas couper la lettre de sa ligne de fuite. L'ecriture, plus fort que tout Or, en lisant « Le facteur de la verite », j'avais l'impression que Derrida se sent provoque par Lacan parce que l'intrication entre le style et le destin de ce psychanalyste fait obstacle a sa theorie de l'ecriture qui est toujours plus fort que tout, emmenant tout avec elle, plus fort que le sujet, plus fort que la verite aussi, plus fort que l'acte. Si je me sens toujours attache a Lacan c'est pour la simple raison que je lui sais gre de n'avoir jamais charge les epaules du tout ve-nant avec un tel concept « plus fort que tout ». Meme quand il promouvait la verite, le langage, l'Autre ou le reel dans toute leur splendeur, il gardait le sujet comme reponse du reel et il l'encourageait de jouer sa carte, la responsabilite, un mot qui ne se limite pas a ses connotations morales un peu plates et dont il est facile d'abuser, mais qui fait jonction entre le sujet et l'inconscient freudien dont Derrida, selon son propre aveu, ne reconnait pas toujours le caractere inoui, inedit. Il y aurait beaucoup a dire sur la notion du sujet chez Derrida, telle qu'il l'esquisse dans Positions 7ou il fait de la subjectivite un effet de la differance. Le sujet « depend du systeme des differences et du mouvement de la differance ». Meme parlant et conscient il n'est pas present a soi avant la differance. C'est un sujet qui se divise plutot que d'etre divise par le signifiant. Derrida rejette « toutes les oppositions metaphysiques », par exemple celle du signifiant et du signifie, car elles seraient toutes referees a un « signifie transcendantal ». Il refuse le jeu oppositionnel du signifiant avec l'argument tout a fait valable que tout element du langage est d'emblee pris dans un « tissu », un « texte » dont il dit « qu'il ne se produit que dans la transformation d'un autre texte » (ibid. p. 38), il n'accepte pas non plus la dichotomie lacanienne entre un signifiant-maitre et un signifiant du savoir. Mais du meme coup, il lui echappe que ce dualisme n'est pas preetabli. Tout signifiant peut remplir les deux fonctions. Le sujet lacanien participe au choix du signifiant qui provoquera son trauma. Une liberte que Derrida deconstruit sans doute avec l'indication que Lacan etait « trop en confiance avec le neo-existentialisme sartrien » (Resistances..., p. 74). 7 Jacques Derrida, Positions, Minuit, Paris 1972, pp. 40-41. Contrairement a ce qu'on a souvent entendu, le sujet reste necessaire a la theorie de Lacan jusqu'a la fin. Dans Le Sinthome il enseigne que l'analyse trouve sa diffusion par la restitution du sujet en tant qu'il est divise par l'operation du langage. (p. 36). La refutation implicite Ä cette critique, a cette deconstruction d'un discours mis en arret, s'ajoute une autre strategie : la refutation implicite. Aussi Derrida met-il en epingle la « dette » de Joyce, sa culpabilite, son I owe you dans la suite des lettres A, E, I, O, U, ou le « je » de l'auteur d'Ulysse se constituerait, un je ainsi issu de la castration. Il aura auparavant mentionne le telegramme du pere de Joyce, cite dans Protee (chap. 3) : Mere mourant rentre a la maison pere ( Mother dying come home father ). (Le « texte corrige » de Walter Gabler donne a lire Nother dying ... »). Mais il ne fait rien du « No !No !No !», lance par Stephen au spectre de sa mere dans Circe et qui met a mal la culpabilite nevrotique que Derrida sug-gere sans jamais mentionner la lecture que Lacan avait fait du Portrait de l'artiste comme jeune homme qui culmine dans l'observation de cette perte de l'image du corps chez Joyce a laquelle son auvre a du suppleer comme soutien de l'ego. Il y a quelques annees, Jacques Aubert a etudie avec sagacite le lien entre le « non » de Joyce et son ego. Symptome de la lettre Revenons maintenant a la polemique la plus incisive que Derrida a publiee, en 1975 sous le titre « Le facteur de la verite ». Il y reproche non seulement a Lacan mais aussi a Freud le classicisme de leurs approches de la litterature. Il ecrit : « On identifie alors la pratique la plus classique. Non seulement celle de la « critique litteraire » philosophique mais aussi celle de Freud chaque fois qu'il demande a la litterature exemples, illustrations, temoignages, confirmations pour un savoir, une verite, des lois dont il traite ailleurs sur un autre mode ». (CP, p. 454). Reproche injuste et pour Freud et pour Lacan. Quant a Freud, rappelons ici seulement son expose « Le poete et l'activite de fantasmer » (1908), pro-nonce dans la librairie de Hugo Heller a Vienne. Qui, avant Freud, a saisi le fantasme comme une production « souple », planant, flottant entre les trois temps de nos representations, l'actualite d'une impression, capable d'eveiller les desirs du sujet, le passe d'une experience infantile et l'avenir du desir ? Est- ce que Freud ne contribue pas par cette theorie de fagon inedite a la theorie de la faculte de l'imagination ? Et « Le Seminaire sur 'La lettre volee' » deborde la « pratique classique » de certains concepts (« la verite habite la fiction ») quand Lacan parle par exemple des effets symptomatiques que la lettre exerce sur les sujets du conte. Effets nullement reductibles a son message. Certes, on peut reduire cet effet a la castration. (« Qu'elle [la lettre] soit en souffrance, c'est eux [les sujets] vont en pätir ». Ecrits, p. 30). Mais la feminisation du ministre n'est pas synonyme du manque de la lettre a sa place qu'il decouvrira quand Dupin l'aura derobee. Il est dans la meme situation que la Reine alors qu'il la cache encore puisqu'il commet l'erreur de se sentir protege par l'imbecillite de la police qui la cherche-rait encore aujourd'hui si Dupin ne l'avait pas trouvee. Le ministre passe a cote du pouvoir de la lettre, il en est deja separe, a deja perdu sa garde alors qu'il la detient encore, car en effet, il ne se mefie que de la police. La lettre fait donc des « dommages collateraux » du cote de celui qui l'a derobee, et le fait que le ministre devienne femme quand il est possede par la lettre, qu'il est identifie a la Reine, n'est pas un effet « classique » et « normali-sant » de la castration pour l'homme qu'il est. Si la femme etait chez Lacan une « figure de la castration », comme le suppose Derrida (CP, p. 469), la reine, qui transgresse la loi puisqu'elle cache la lettre compromettante pour elle devant les yeux du roi, devrait etre soumise a la castration. Or, il n'est pas dit dans le texte de Poe que le prefet de police remet la lettre au Roi. Le commentaire de « La lettre volee » est dans l'enseignement de Lacan une sorte de work in progress digne de l'exigence derridienne d'une ecriture a suspens. Car, en effet, Lacan, en reconsiderant la figure de la Reine dans son seminaire « D'un discours qui ne serait pas du semblant » du 18 mai 1971, oppose l'etre de la femme a la loi. Genevieve Morel qui a decortique ce passage dans son livre Ambigu'ites sexuelles 8 distingue donc avec Lacan les valeurs de l'objet de la femme de son etre. Ce dernier reste hors de l'ordre symbolique, hors la loi. Le signe de « la » femme ou plutot de son etre ne se trouve pas a l'interieur du symbolique et de sa loi. Des que la reine cache la lettre, elle se met hors la loi et la lettre devient le signe de la femme en tant qu'elle est hors la loi. « Et ce signe feminise les sujets tour a tour car, de detenir la lettre, ils deviennent a leur tour hors la loi ». (op. cit., p. 235). La lettre met donc la femme en equivalence avec ce hors-la-loi. Elle n'existe pas dans l'ensemble du Symbolique mais seulement au-dela de celui-ci, ce qui la rapproche de l'Autre dont l'inconsistance le rend egalement inexistant comme ensemble du Symbolique. 8 Genevieve Morel, Ambiguitessexuelles, Anthropos, Paris 2000, pp. 234-236. La pensee rigoriste du Symbolique que Derrida raille comme « phallogo-centrique » a donc produit des consequences aussi inattendues que subversives. On objectera que ces resultats se faisaient attendre et qu'ils n'ont ete publies que quelques annees avant le travail de Derrida a propos du « Seminaire sur 'La lettre volee' ». C'est sur, mais il faut insister sur ce a quoi j'ai deja fait allusion, a savoir que le debordement symptomatique de la lettre, dramatise par le destin du ministre, est deja tout a fait lisible dans l'ecrit de 1956. Ä cet egard, cet ecrit anticipe sur le seminaire « D'un discours qui ne serait pas du semblant » et meme sur ce passage du seminaire Le Sinthome - contemporain du « Facteur de la verite » ou Lacan fait de la femme un symptome de l'homme. Le phallus et la verite sont en 1956 sans doute des idealites du Symbolique. Cette limitation etait particulierement insuffisante en ce qui concerne la theorie de la verite. Mais la feminisation passagere que subit le ministre ne se laisse pas reduire a la castration, operation symbolique qui produit un manque ima-ginaire. Rien ne manque au ministre quand il est le detenteur de la lettre. Son etrange identification a la reine ne releve pas non plus de l'Imaginaire. La lettre pousse celui qui s'avere possede par elle, ne serait-ce que pour un temps, hors la loi, dans le Reel. D'ou aussi le jeu de mot par lequel Lacan transforme le vers de Crebillon « Un dessein si funeste ^ » en « Un destin ^ ». Il s'agit la bien d'un destin de la pulsion. Le compliment de Baltimore Dans « Pour l'amour de Lacan », (Resistances p. 86, Derrida raconte un moment de sa premiere rencontre avec Lacan : « Rene Girard m'a rapporte qu'apres ma conference de Baltimore, alors qu'il cherchait a faire partager a Lacan sa propre evaluation (elle etait genereuse), Lacan lui aurait dit : 'Oui, oui, c'est bien mais la difference entre lui et moi, c'est qu'il n'a pas affaire a des gens qui souffrent', sous-entendu : en analyse. » Derrida y ajoute ceci : « Qu'en savait-il ? Tres imprudent. Il ne pouvait tranquillement dire cela, et le savoir, qu'a se referer ni a la souffrance (helas, j'ai aussi affaire, comme d'autres a des gens qui souffrent - vous par exemple) ni au transfert, c'est-a-dire a l'amour qui n'a jamais eu besoin de la situation analytique, pour faire des siennes ». Le compliment de Lacan et son commentaire par Derrida demandent un peu d'attention. Je ne pense pas que Lacan ait diminue sa reconnaissance de la qualite de l'intervention de Derrida a Baltimore quand il a dit 'mais la difference entre lui et moi, c'est qu'il n'a pas affaire a des gens qui souffrent'. Il me semble egalement exclu qu'il ait voulu se reserver le monopole des gens qui souffrent. J'ai plutot l'impression qu'il a insiste sur le fait que son discours etait en charge du symptome, cette « vraie trace clinique » (Ecrits, p. 66), et qu'en suivant cette trace, son discours n'etait jamais reste a l'interieur de ce que Derrida nomma la « cloture metaphysique ». Ecriture sans voix Une lecture attentive du « Seminaire sur 'La lettre volee' » permet d'enten-dre son compliment dans le sens d'une expression de solidarite. Vous me direz que le symptome repere dans l'ecrit de 1956 est effet de la lettre et non pas (encore) ecriture alors que Derrida parle dans sa deconstruction d'une « ecriture avant la lettre » (Cp, p. 514) qui serait le vrai agent du vol et de la derive de la lettre. On ne peut que s'incliner devant ce denouement audacieux et surprenant de l'intrigue de E. Poe. Mais on peut aussi faire remarquer que l'idee du symptome comme ecriture non-phonematique travaille Lacan des son ecrit « Intervention sur le transfert » (1951), quand il parle par exemple de l'histoire de Dora comme d'un texte « au ton d'une Princesse de Cleves en proie a un bäillon infernal » (Ecrits, p. 223). Plus explicite sa caracteristique des symptomes nevrotiques : les « hieroglyphes de l'hysterie », par exemple (Ecrits, p. 281). Le symptome est a cette epoque, et pour longtemps, « verite » inscrite dans le corps, dans les archives de l'enfance etc. (ibid., p. 259), et donc interprete de fagon logocentrique, inacceptable pour Derrida. Mais au cours de l'enseigne-ment de Lacan, la verite se deplacera pour devenir une place. Si le symptome domine dans le discours de l'hysterique, la place de la verite dans ce discours n'est plus occupee par un signifiant mais par l'objet a, reste de jouissance.9 Ce n'est donc plus une verite qui parle ! Trois ans plus tard, le symptome consiste en « un naud de signifiants », et, enfin, en 1975, son devenir reel est signe : « un evenement de corps ». Je ne doute pas un instant que les travaux de Derrida aient favorise ces deplacements meme si Derrida se plaint des meprises et des malentendus de Lacan a propos de son livre De la grammatologie (cf. Resistances p. 71). Mais il faut aussi reconnaitre que Lacan, a certains endroits de son auvre, anticipe sur Derrida, par exemple dans sa conception de la chaine signifiante. Aussi lit-on dans « Instance de la lettre » (Ecrits, p. 503) : « Nulle chaine signifiante en effet qui ne soutienne comme appendu a la ponctuation de chacune de ses unites tout ce qui s'articule de contextes attestes, a la verticale, si l'on peut dire, de ce point ». 9 Jacques Lacan, Le Seminaire livre XVII, L'envers de la psychanalyse, Seuil, Paris 1991, p. 48. Je rapprocherais ce passage sur la « polyphonie » de tout discours de ce que Derrida decouvre a la « bordure » du texte de E. Poe, a savoir « que tout etait une affaire d'ecriture, et ecriture en derive, dans un lieu d'ecriture ouvert sans fin a sa greffe sur d'autres ecritures, et que cette affaire d'ecriture, la troi-sieme d'une serie ou deja la ' coincidence' entre les deux precedentes se donne a remarquer, fait tout d'un coup effraction de son premier mot 'rueDunot, n°33, au troisieme, faubourg Saint-Germain'». Certes, chez Lacan, en 1957, nous avons une chaine signifiante, pensee comme une partition musicale et chez Derrida un lieu d'ecritures qui se greffent l'une sur l'autre, mais le principe de la mise en reseaux de ces chaines et de ces ecritures greffees rend les deux textes comparables. D'autant que Lacan a ma-thematise la chaine signifiante, et l'a ainsi transformee en ecriture. Derrida ne parle pas de l'appareil mathematique de cette chaine mais y renvoie peut-etre a la fin de sa conference au colloque « Lacan avec les philosophes » quand il rend hommage a « la pensee de la contingence, de la singularite, de l'evenement, de la rencontre, de la chance et de la tukhe chez Lacan » (Resistances p. 83.). L'ecriture avant le phoneme dans le seminaire « L'identification » Il appartient aux avatars, aux maux d'archive que les enseignements les plus derridiens de Lacan, les enseignements derridiens avant la lettre, ne sont toujours pas accessibles au grand public. Il s'agit des legons de decembre et de janvier 1961 du seminaire toujours inedit « L'identification » sur le trait unaire et le nom propre. Aussi, Lacan enonce-t-il, dans la legon du 20 decembre 1961 tres clairement la preseance de l'ecriture sur le phoneme. Il fait observer que les progres dans l'ecriture passent par l'emprunt qu'une civilisation fait aupres d'une autre, une civilisation etrangere. « L'ecriture, enseigne-t-il, apres avoir lu le livre de James Fevrier sur L'histoire de l'ecriture, attendait d'etre phonetisee, et c'est dans la mesure ou elle est vocalisee comme d'autres objets, qu'elle apprend, l'ecriture, si je puis dire, a fonctionner comme ecriture ». Et il affirme : « Car chaque fois qu'il y a un progres de l'ecriture, c'est pour autant qu'une population a tente de symboliser son propre langage, sa propre articulation phonetique, a l'aide d'un materiel d'ecriture emprunte a une autre population, et qui n'etait qu'en apparence bien adapte a un autre langage ; car elle n'etait pas mieux adaptee ». Il me semble que l'expose de Mme Talagrand a ces journees verse une piece a ce dossier ouvert par Lacan au debut des annees soixante. Quant au nom propre, il fait remarquer, comme d'autres avant et apres lui, qu'il se conserve quand on passe d'une langue dans une autre et que c'est pour cette raison qu'on a toujours cherche les noms propres quand on essayait de dechiffrer un texte hieroglyphique inconnu. Et Lacan de dire que « la caracte-ristique du nom propre est toujours plus ou moins liee a ce trait de liaison non pas au son, mais a l'ecriture ». Reponse a la deconstruction de trois motifs Je voudrais maintenant revenir a trois des « motifs » du « Seminaire sur 'La lettre volee' » que Derrida a deconstruits. Le premier est « la position transcendantale du phallus ». J'ai du mal a comprendre ici l'epithete « transcendantal ». Lacan parle plutot - et Derrida le cite - du « signifiant privilegie » (Ecrits, p. 692). Dans la mesure ou Lacan pense que « la verite est ce qui s'instaure de la chaine signifiante » (Ecrits, p. 235) - une definition inspiree par la logique - on ne voit pas en quoi le phallus, pense en 1965 comme « point de verite », soit comme « point de manque » dans le sujet, soit un signifiant transcendantal. On peut evidemment donner raison a Derrida quand on entend par « transcendantal » le fait qui 'il est universel et le seul signifiant du sexe pour tous, associe au Nom-du-Pere. Ca change plus tard, avec l'introduction du pastout. Pour le reste de sa caracteristique, a savoir que la nature du phallus se revele comme manque de penis de la mere, Lacan ne donne dans l'ecrit de 1965 que la doctrine de Freud, la sienne va plus loin. Ä cet egard il est interessant de noter que Derrida semble enteriner l'idee que Marie Bonaparte se fait de la restitution de la lettre a la reine et de son lieu de cache entre les jambes de la cheminee. Or, cette idee est purement imaginaire, car la reine n'augmentera en rien son pouvoir quand le prefet de police lui aura rendu la lettre. Le deuxieme motif est l' « escamotage des effets du double dans le recit de Poe ». Derrida a tout a fait raison de pointer cette faiblesse dans l'analyse de Lacan. Derrida ecrit: « Le Seminaire forclot sans merci cette problematique du double et de l'Unheimlichkeit ». Lacan ne fait rien du dedoublement manifeste entre le narrateur et Dupin, il neglige aussi la forte presomption qu'on peut avoir que Dupin et le ministre sont des freres ennemis et peut-etre meme des jumeaux. Or, pour Derrida la lettre est divisible. Et comme il l'identifie au phallus, il peut ecrire avec ironie : « Le sujet est tres divise mais le phallus ne se partage jamais » (Cp., p. 494). Et comme la lettre est divisible, comme il y a dissemination de la lettre, celle-ci entraine le phenomene du double dans les personnages de Poe. Derrida ecrit : « La divisibilite de la lettre est aussi celle du signifiant auquel elle donne lieu, et donc des 'sujets', 'personnages' ou 'positions' et qui y sont assujettis et qui les 'representent' ». Etrange pas cadence de la lettre et des sujets ! Derrida accepte donc ici la suprematie du signifiant, le fait qu'il divise et assujettisse les sujets, mais le concept du signifiant Un comme instance qui divise releve pour lui de la « ato-mystique ». La lettre est donc divisible et divisant. Or, tous les sujets de l'his-toire de Poe n'ont pas de double, sauf si on voulait faire du prefet un double du roi. Et d'autre part, le double ne deviendrait-il pas un pur effet du symbolique ? Lacan le range parmi les phenomenes imaginaires mais on peut contester cette depreciation. Troisiemement, le motif de la parole pleine. Derrida cite de fagon ample des passages du « Discours de Rome » ou Lacan lie la parole pleine a la verite et fait de la parole vraie la visee meme de l'analyse, quand il ecrit, par exemple (Ecrits, p. 302) : « L'analyse ne peut avoir pour but que l'avenement d'une parole vraie et la realisation par le sujet de son histoire dans sa relation a un futur ». Qui s'offusquerait de l'exigence exprimee dans la deuxieme partie de cette phrase, a savoir qu'une analyse doit permettre au sujet de realiser son histoire de la meme fagon qu'on dit que quelqu'un realise la situation dans laquelle il se trouve et que l'assomption par l'analysant de son histoire doit ouvrir vers un futur ? Reste le probleme de la parole pleine et de son rapport a la verite. On sait combien Lacan a evolue sur cette question apres « Fonction et champ de la parole et du langage ». Prenez seulement les trois premieres remarques a la fin de « La direction de la cure », quand Lacan resume sa pensee a ce sujet : « 1. Que la parole (^) a tous les pouvoirs, les pouvoirs speciaux de la cure ; 2. Qu'on est bien loin par la regle de diriger le sujet vers la parole pleine [Je souligne, F. K.], ni vers le discours coherent, mais qu'on le laisse libre de s'y essayer ; 3. Que cette liberte est ce qu'il tolere le plus mal ». Mais c'est dans « Fonction et champ ^ » qu'on peut deja trouver des en-droits ou Lacan temoigne de son respect pour la parole de l'analysant qu'elle soit pleine ou vide. Je vous n'envoie qu'a la page 251. Apres avoir encourage l'analyste dans son « art » de « suspendre les certitudes du sujet », apres avoir reconnu la valeur d'un discours vide et son rapport au silence comme « valeur de tessere », selon la metaphore de Mallarme - Derrida a bien sur lu et cite ce passage - apres avoir apprecie la signification de « l'histoire quotidienne » racontee par l'analysant, Lacan n'hesite pas a dire son engagement comme ana-lyste, car il s'est toujours oppose a la suffisance de ces analystes qui laissent mariner leurs patients dans leurs affects et pensees. D'une part, Lacan s'abstient de tout jugement sur la parole de l'analysant, une attitude tres proche de celle adoptee par Freud dans La question de l'analyse profane, chapitre V (traduction : Janine Altounian et alii) : « Il [le patient] vous dit n'importe quoi et cela n'a tout d'abord pour vous pas plus de sens que pour lui. Il faudra que vous vous decidiez a apprehender d'une maniere tres particuliere le materiel que livre l'analyse par soumission a la regle. Un peu comme un minerai dont il faut par des procedes speciaux extraire le contenu de metal precieux. Et de plus vous etes alors pret a travailler des tonnes de minerai qui peut-etre ne contiennent que peu de la precieuse ma-tiere cherchee. Telle serait la premiere justification de la duree de la cure ». Ne pouvons-nous pas reconnaitre dans ce que Freud appelle ici « le contenu de metal precieux » cet agalma dont Lacan nous entretient dans son seminaire Le Transfert. C'est au moins un point de ma lecture du livre de Freud de 1926 que j'ai propose il y a longtemps dans un article sur le refoulement de la question de l'analyse profane dans l'IPA. Savoir-faire Le procede de Lacan, son savoir-faire etait en effet special. Car il ne se contentait pas de faire de seances courtes, ses ponctuations, interruptions et interpretations allaient meme jusqu' a alterer le discours de l'analysant de sorte que celui-ci se trouvait soudain dans tout un autre monde que celui de son fantasme. Lacan se laissait, pendant toute sa vie inspirer par des grands artistes de son temps, il adorait Marcel Duchamp. Et, c'est un geste frequent chez les grands artistes de s'emparer d'un morceau quelconque d'une realite ou d'un discours pour en faire quelque chose d'autre et qui est tres loin de l'intention qui a amene a cette realite ou a ce discours. L'implication clinique etait limpide : Ne nous plaignons-nous pas tout le temps d'etre mal entendus, ou pas entendus du tout, d'etre interrompus par quelque autorite, quelque frere ou parent et de ne pas etre compris ? Personne ne niera le traumatisme que l'on subit quand on n'est pas ecoute. Faut-il alors etre specialement disponible quand on a affaire a un traumatise du discours et de la communication ? Sans doute, oui, il le faut, mais de quelle fagon ? Est-ce qu'il suffit de donner son temps ou ne vaudrait-il pas mieux offrir au traumatise - et c'est ce que Lacan a fait - une petite evasion hors de son univers triste, dans un autre monde possible, comme s'il revait ? C'etait ga, le pharmakon, l'anti-dote, sans doute douloureux au trauma que Lacan avait manie. Alterations Il y a 15 jours, j'ai visite la maison natale de Hegel a Stuttgart. Transforme en musee, cette maison fonctionne un peu comme tous ces lieux ou l'on expose des fac-similes de lettres, les differentes editions des ouvrages de l'auteur et un florilege de ses pensees peint sur les murs. Or, la derniere piece de la maison de Hegel est vouee aux rapports du philosophe avec notre epoque et aussi avec l'art contemporain. Ne manquant pas d'humour les responsables souabes du monument y montrent une auvre de l'artiste Dieter Rot que je ne connaissais que sur des photos. Rot a en effet transforme les auvres completes de Hegel en une vingtaine de saucisses, c'est-a-dire qu'il a fait de chaque volume une saucisse en papier. Voila une intervention un peu violente et grossiere d'un grand artiste a propos du discours imposant du plus grand des philosophes allemands. Rot avait deja traite Thomas Mann de la meme maniere. En commentant sa propre auvre, il expliqua qu'il devait se defendre a sa fagon contre ces poids lourds de la philosophie et de la litterature allemande et qu'il avait en meme temps eu besoin de dire son envie de leur succes et de leur autorite etouffante. Ces auvres de Dieter Rot forment un rebus, car en allemand on peut dire « das ist mir Wurst » pour « ga m'est egal », « je m'en moque », « je m'en fous ». Protestation sans doute anale ! Quel rapport avec la ponctuation analytique ? L'analyste ne dira quand meme pas a son analysant qu'il se moque de sa parole, meme si ga peut avoir des effets non negligeables ! La ponctuation dans une parole vide ou pleine, peu importe, la ponctuation qui altere cette parole qui la fausse peut-etre et la detourne, sert a tisser toute une histoire nouvelle, elle supporte la version creatrice du transfert, dont Lacan fait la promotion dans son Seminaire XI. Et ainsi, elle est profondement derridienne, avant la lettre, joycienne aussi, dans la mesure ou une syllabe sur une page de Finnegans Wake peut vous raconter toute une histoire, constituer une epiphanie. Elle, la ponctuation, tient aussi un dialogue muet entre le sujet et l'analyste, un peu de la meme fagon que les saucisses en papier que Dieter Rot a fait a partir des 20 tomes de Hegel. Car l'auteur de la Phenomenologie de l'Esprit lui rend bien la monnaie de sa piece : 'tu me dis que tu t'es moque de moi, mais en verite je te fais souffrir, tu envies mon pouvoir et mon influence sur l'histoire du monde'. Marquez que c'est l'analy-sant qui parle, a l'occasion Hegel, analyse, interprete par l'artiste. Et ga corrobore l'observation de Lacan dans L'Envers de la psychanalyse que le praticien est masochiste alors que Sade, lui, est theoricien, le theoricien qui avait contredit Freud a propos de la pulsion de mort. (cf. L'Envers de la Psychanalyse, pp. 75-77). En effet, pour Saint-Fond dans L'histoire de Juliette, la mort n'a pas la visee d'un retour de la vie a l'inanime. Saint-Fond veut conti-nuer a tourmenter ses victimes au-dela de leur mort. C'est ainsi qu'il veut servir a la jouissance de Dieu. La ponctuation, aussi minimaliste qu'elle soit, tient donc compte de la dissemination. Simplement, si elle reussit, elle sort le sujet pour un temps du faux calcul, de la mauvaise arborescence de son discours, meme s'il abhorre d'etre derange par cet acte du psychanalyste. La genese ironique de l'ecriture dans « Lituraterre » Derrida et Lacan ne se sont pas souvent rencontres. Derrida ne se souvient que d'avoir parle deux fois avec Lacan et de l'avoir croise une troisieme fois a un cocktail. Derrida se plaint en plus que Lacan ne l'a pas vraiment lu. Lacan semble pourtant avoir fait allusion a ce qu'il avait regu de Derrida. Il le fait de fagon trop elliptique et de fagon insuffisante, il faut bien l'admettre dans son ecrit « Lituraterre » (1971). Je ne ferai pas l'exegese de cet ecrit ici, mais j'y souleverai seulement un point ou plutot une pointe dont la saveur ne saurait echapper aux cliniciens. Notons que cet ecrit est contemporain d'un domaine artistique qu'on a nomme land art (art de terre). En effet, Lacan s'adonna a une lecture particuliere. Il fit lecture de ce qu'il voyait dans la plaine siberienne a travers l'hublot de l'avion qui l'a ramene du Japon en France. Il y voit donc entre les nuages dans cette « plaine desolee d'aucune vegetation » un ruissellement, « seule trace a apparaitre ». Il suppose un « trait premier » que ce ruissellement efface, devenant ainsi le bouquet de ce trait premier et de ce qui l'efface. En allusion a l'art du trait dans l'art japonais, il distingue de cet effacement du trait sur la plaine siberienne la « rature ». Elle est, dit-il, « rature d'aucune trace qui soit avant », et c'est ce qui distingue la rature du ruissellement apergu sur cette terre. Le mot « rature » se trouve dans « litterature ». Lacan fait remonter la lit-terature au signifiant latin litura. Il articule alors ce signifiant litura au sujet divise. Produire ce litura pur « c'est reproduire cette moitie sans paire dont le sujet subsiste ». Cette reproduction du trait du sujet serait l'exploit de la calli-graphie et Lacan semblait penser que la litterature pure devait prendre modele sur cet art. Il propose alors un apologue pour promouvoir son idee d'une ecriture qui s'inscrirait dans le reel. Et pour cela il revient a ce ruissellement qu'il avait vu entre les nuages au-dessus de la plaine siberienne. Ces nuages, ces nuees, il les compare au signifiant, soit au semblant par excellence. Le signifiant a une forme, il est forme - « forme, phenomene, meteore », ecrit-il, repondant par la peut-etre au reproche de Derrida d'avoir idealise le signifiant et sa forme. Alors, le semblant se rompt comme les nuages quand il pleut. Ce qui avait ete la suspendu, cette « matiere en suspension » derriere les belles formes, se precipite. Il y aura alors ruptures des semblants, une rupture qui n'est rien d'autre que jouissance. Or, la jouissance est ce qui se presente dans le reel com-me un « ravinement ». C'est la que Lacan introduit le terme d'ecriture : « ^ l'ecriture est dans le reel le ravinement du signifie, ce qui a plu du semblant en tant qu'il fait le signifiant ». Arretons-nous, avant de conclure sur ces notations. L'apologue de Lacan dont je n'ai pu extraire que l'essentiel peut paraitre un peu naif. Il est en verite assez sophistique et a un impact certain dans la clinique. D'abord, il contient une critique de la theorie du signifiant qui n'est plus l'alpha et omega de l'in-conscient. Sa belle forme releve du semblant. Le « phallogocentrisme », pour autant qu'il ait jamais eu cette place dans auvre de Lacan que Derrida lui suppose n'a plus lieu d'etre. Il est deconstruit. Mais cette mise a distance vaut aussi pour l'ecriture. Car, apres tout, si on suit cet apologue, l'agent de l'ecriture devient l'objet le moins digne qui soit, a savoir le semblant. Une ecriture serieuse, celle de Joyce ou celle de Beckett en tient toujours compte, faisant ironie du semblant. Une ecriture serieuse refle-chit sur sa condition. Ce qui s'inscrit dans notre corps ce ne sont pas tellement des mots senses mais le semblant avec lequel ils ont ete prononces par quelque obscure autorite. « Echo dans le corps du fait qu'il y a un dire », c'est ainsi que Lacan definit la pulsion dans son seminaire Le Sinthome (p. 17, 18 novembre 1975). Or, cette critique du signifiant comme semblant se prepare dans l'enseigne-ment de Lacan depuis la clinique des psychoses. Quand Lacan suppose au psy-chotique la decision de rejeter lui-meme l'imposture d'un pere qui s'identifie a la loi, il cerne deja l'intolerance d'un sujet, pousse a l'extreme par le semblant qui se donne force de loi. La direction de la cure peut exploiter la marge de manauvre que cette theorie du semblant et de l'ecriture lui amenage. Non, Lacan n'a pas tout dit, et tout n'est pas dans Lacan. Nous avons encore beaucoup a lire dans Derrida et a y apprendre. En preparant cet expose, je me suis pose la question de savoir si mes lectures tout a fait lacunaires du philosophe m'aideraient dans ma pratique. La reponse ne se fit pas attendre. Voici trois vignettes en guise d'exemples. Recording et absence Une analysante revient dans un reve dans ce petit studio qu'elle a garde comme lieu de travail a cote de la maison cossue qu'elle partage avec son mari et leurs cinq enfants. Dans son reve, le studio, meuble avec soin et souci de fonc-tionnalite est completement vide. Il a ete vide de tous ses objets, cambriole par une bande de maffieux qui, selon une source mysterieuse, avait l'intention, d'y installer un trafic de disques, et d'y enregistrer des disques pirates a partir des disques de son mari, un grand melomane. Elle est choque par cet espace vide qu'elle trouve dans ce lieu qu'elle appelle « l'antre de (s)oi-meme ». On pourrait dire que ce reve a une orientation a la fois lacanienne et derridienne. Le sujet y rencontre non pas ses objets personnels mais son propre vide. Mais bientot, une production de faux disques, de disques recopies, pirates, un « archive mecani-que », un recording, dirait Derrida, sera installee dans ce lieu vide. Ayant ecoute cette analysante depuis un certain temps, il ne m'est pas difficile d'interpreter son reve. Elle tombe de fagon repetitive amoureuse d'hommes qui ont une cer-taine autorite : des collegues plus avances qu'elle-meme, des professeurs de ses enfants, etc. ; et elle investit beaucoup d'energie pour approcher ces hommes, sans pourtant nouer un lien reel avec eux. Elle leur ecrit, se rend indispensable aupres d'eux, se rend a des endroits ou elle est sure de les rencontrer. Malgre le caractere anodin de son infidelite, elle a tres peur que son mari puisse visiter son ordinateur ou son telephone portable pour y decouvrir les messages qu'elle a envoyes a ses amants platoniques. Il pourrait donc saisir ces archives qui ren-draient faux les paroles et discours qu'elle echange avec lui. Ce qui semble etre devenu lettre morte, lettre technique, a savoir ces missives gravees sur quelque disque dur, aurait donc plus de pouvoir sur elle que toutes ses paroles vives ! Ma deuxieme vignette me fut livree par une patiente schizophrene. Elle a un magasin, ce qui lui permet de faire des cadeaux a ses amis. Il n'y a pas si longtemps, elle a declare dans sa seance qu'elle ne peut plus rien offrir, faire un don lui serait impossible. Et pourquoi ? Elle ne peut plus faire de don parce qu'elle s'est rendue compte qu'elle n'est simplement pas la quand elle donne. Elle n'existe pas. L'ideologie de la presence et de l'etre lui donnerait raison. Mais la pensee de Derrida ne devaluerait en rien ses dons. Enfin, ma troisieme vignette. Un homme repete ce reve simple: Il veut ren-trer a la maison et n'y arrive jamais. Sujet a la derive, il ne viendrait donc pas a sa destination. Peut-etre. Mais si son reve realisait simplement son vau de ne pas rentrer rentrer chez lui? Il me parait difficile de nier que la rencontre entre Lacan et Derrida n'a pas vraiment eu lieu. Ce sera la täche des historiens comme Elisabeth Roudinesco d'en partager les responsabilites a partir de l'interpretation sauvage que l'ana-lyste a fait a un recit intime du philosophe et que Elisabeth Roudinesco restitue a la page 418 de son Histoire de la psychanalyse en France. Derrida nous y renvoie. Les lecteurs de Derrida et de Lacan sauront peut-etre suppleer a un dialogue reste en pointille mais ils ne pourront pas se substituer a ces auteurs. La psychanalyse serait aujourd'hui moins fragile s'ils avaient, eux-memes, deplie leur conflit.