Résistance Françoise Proust On connaît le texte que Kant consacre à la Révolution française, événement historique dont il fut le contemporain: »La révolution d'un peuple spirituellement (geistreich) riche, que nous avons vu se produire de nos jours, peut bien réussir ou échouer; elle peut bien être remplie de misères et d'atrocités au point qu'un homme réfléchi, s'il pouvait, en l'entreprenant pour la seconde fois, espérer l'accomplir avec succès, ne se déciderait cependant jamais à tenter l 'expérience à ce prix; cette révolution, dis-je, trouve cependant dans les esprits de tous les spectateurs (qui n'ont pas eux-mêmes été impliqués dans ce jeu) une prise de position, au niveau des souhaits, qui confine à l'enthousiasme, et dont l'extériorisation même comportait un danger, prise de position donc qui ne peut avoir d'autre cause qu'une disposition morale dans l'espèce humaine«1. Ce qui témoigne qu'il s 'est produit un événement, c'est la Begeisterung des témoins; or ce pourquoi le Geist des témoins s'exalte, ce n'est ni pour le bouleversement politique comme tel (le renversement de l'Ancien régime) ni pour la »cause morale« du phénomène: ni pour le »phénoménal«, ni pour le »nouménal«, mais pour l 'intersection des deux, pour l'intervention du »nouménal« dans le »phénoménal«. Comme le précise Kant un peu plus loin, les témoins s'enthousiasment pour l'Idée ou l'Idéal du Droit, c'est à dire pour l 'Idée de liberté publique. Ce qui exalte, c'est le fait que la liberté publique, régulièrement oubliée et mise à mal, enfin et pour une fois, paraisse et s'impose, c 'est le fait que sa résistance tenace et farouche, enfin et pour une fois, s'avère efficace, voire pour quelques instants, victorieuse. La Révolution française est le témoignage de la résistance invincible, fût-elle vaincue, de la liberté publique. Qu'elle soit, finalement et en fait, écrasée et qu'elle le soit par les forces politiques auxquelles elle a elle-même donné naissance, qu'elle ait, en ce sens, »échoué«, comme dit Kant, qu'elle doive rentrer dans la clandestinité et se retirer dans l'obscurité, ne porte pas atteinte à l'Idée de liberté. Car la liberté n'est pas une Idée, si l 'on entend par là un être de raison, une fiction, une chimère; elle est, comme l'indique le § 91 de la Critique de la faculté de juger, un fait, c'est à dire un objet d'expérience, un exercice expérimental. Que la 1 Conflit des facultés, A. K. VII, p. 85 (Pléiade III, p. 895). Fil. vest. /Acta Phil., XVI (2/1995), 33-42. 34 Françoise Proust liberté (publique) soit là et éternellement là, qu'elle soit à chaque fois nouvelle et en même temps immémoriale, voilà qui fait la sublimité de son apparition et qui suscite l'enthousiasme. Ce qui fait la génialité d'un événement historique, c'est sa capacité à inventer de nouvelles formes politiques, c'est à dire son aptitude à présenter sous de nouvelles formes (sous des formes nécessairement sensibles puisque politiques) l'Idée immémoriale de liberté publique et, ce faisant, à la réveiller et à la vivifier. En ce sens, il faut sans doute repenser le rapport traditionnellement établi chez Kant entre le droit et la république. On a coutume de faire de la république la traduction politique du droit et d'identifier la république à l'Etat de droit, sous prétexte que la république est dite par Kant, »la seule constitution qui tire la pureté de son origine de l'Idée même du droit«2. Mais on oublie, ce faisant, un point fondamental. Kant distingue »les formes d'Etat« (forma imperii) et les »formes de gouvernement« (forma regiminis). Une forme d'Etat est un type de constitution, une forme juridique qui détermine le mode de souveraineté de l'Etat. La démocratie qui affirme la souveraineté du peuple est une forme d'Etat. Mais la république, elle, est une forme de gouvernement, un »régime« comme on dit, c'est à dire une forme politique. C'est une manière d'user du juridique (de la loi ou du droit) ou d'exercer le pouvoir défini et réglé par la loi. C'est une manière de gouverner les hommes et on comprend qu'elle excède »par en bas«, mais aussi »par en haut« la simple application des lois, fondamentales (constitutionnelles) ou pas. Entendons donc par »gouvernement«, non l'institution gouvernementale, mais un régime de gouvernementalité, un régime auquel les hommes en général sont soumis dans leurs rapports publics. La république désigne alors le mode d'existence de la liberté publique, c'est à dire le mode d'existence de la chose publique. La chose publique est ce »trésor« dont parle H. Arendt3 dont la trouvaille se confond avec l'expérience et qui peut se perdre ou se reperdre s'il n'est pas réapproprié, c'est à dire s'il ne donne pas naissance à de nouvelles formes politiques de coexistence, à la manière dont une trouvaille ou un coup de génie conceptuel se perdent s'ils ne s'incorporent pas au langage et n'en font pas une oeuvre qu'ils désorganisent en même temps. La république est donc le nom d'une expérience politique: c'est la présentation singulière et exemplaire d'une Idée politique (ou la présentation politique d'une Idée). Cette Idée se nomme, chez Kant, l'Idée de Droit. Une Idée ne préexiste cependant pas à sa présentation: elle surgit au cours et grâce à son expérimentation. Le droit est une Idée: il ne saurait se confondre, par conséquent, avec un phénomène juridique quelconque, mais il n'est pas non plus un être de raison ou une figure éthique. Comme toute Idée, le droit n'est vivant que dans 2 Vers la paix perpétuelle, A. K. VIII, p. 351. 1 La crise de la culture, Préface, trad. franç. P. Levy et alii, Gallimard, coll. Idées, 1972, p .13. Résistance 35 le moment de sa manifestation. Le droit se clame, se réclame, se déclame. Il ne se constate pas (il n'est pas de l'ordre du constatif), il n'oblige pas (il n'est pas de l'ordre de l'impératif), il se déclare (il est, si nous osons inventer le terme, un »déclaratif«): il se découvre et se reconnaît, il s'invente et se présente dans un seul et même geste. Ce geste est le geste républicain. La république est l'expérience d'une maximisation des possibilités de coexistence des libertés. Un maximum n'est, jamais, par définition, prédéterminé. Chaque expérience consiste à repousser imperceptiblement les limites qu'on croyait à jamais posées, à dérégler d'une manière infime les règles qu'on croyait à jamais fixées. Toute expérience républicaine réveille l'Idée de droit qui s'était endormie et affaissée dans les formes juridiques instituées et, la réanimant, il la maximise, la renouvelle et l'étend tant en extension qu'en intensité. Comme le dit Kant, »il n 'y a qu'un unique droit inné: la liberté«4. Le droit, c'est le droit à la liberté (expression, il est vrai, tautologique) et, inversement, être libre, c'est avoir droit de ou à. Encore, le »avoir« est-il inexact. Il faudrait plutôt dire: être libre, c'est affirmer son droit irrépressible et irrésistible d'être ou d'exister. Ce droit est »inné«, comme on le voit chez l'enfant qui crie dès sa naissance. »Même l'enfant, à peine sorti du sein maternel, semble, à la différence de tous les autres animaux, entrer dans ce monde en criant pour cette seule raison: c'est qu'il tient pour contrainte son impuissance à se servir de ses membres et proclame aussitôt sa prétention à la liberté ( dont nul autre animal n 'a de représentations)«5. La liberté s'écrie. Le cri de l'enfant est un cri de protestation contre la résistance qu'il rencontre dans l'exercice de son libre mouvement. C'est un cri de colère contre Vinjustice qui lui est faite, c'est une déclaration de guerre à la situation qui le met dans l'impossibilité d'exercer son droit à se mouvoir librement. Mais, en même temps, ce cri est l'épreuve par lui de son pouvoir. L'agitation et la mise en mouvement non seulement de ses cordes vocales, mais de tout son corps lui permettent de tester ses possibilités. Il éprouve ses capacités en luttant avec les résistances qu'il ressent, voire en résistant aux contraintes, c'est à dire aux résistances qui l'empêchent d'agir librement. Bien loin, en tout cas avant, de devoir ère entendu comme une règle régulant et réglant l'exercice des arbitres, le »droit« est un affect, une passion, »la plus violente des passions«, dit Kant. Le droit est l'expression de la demande de reconnaissance de son »droit« à l'existence, demande qui ne s'éprouve et ne se formule que dans la résistance à la résistance. On connaît la célèbre définition kantienne du droit, plus exactement de la force du droit (de la contrainte nécessairement liée au droit). C'est »l'obstacle à l'obstacle à la liberté«6. On 4Doctrine du droit, Division de la doctrine du droit, A. K. VI, p. 237. 5 Anthropologie au point de vue pragmatique, §. 82, A. K. VII, p. 268. 6 Doctrine du droit, op. cit. Introduction E, p. 231. 36 Françoise Proust peut bien sûr entendre cette formule d'une manière libérale. Le droit est alors une règle purement formelle et, pour cette raison, négative, qui n'intervient pas dans la détermination des maximes des actions. Il se contente d'édicter des règles reconnues par toutes les parties et ayant force de loi, qui empêchent que des arbitres fassent obstacle au libre exercice d'autres arbitres. Le droit est donc l'ensemble des règles juridiques. Mais on peut l'entendre autrement: le droit est négatif parce que l'affirmation inconditionnée de son existence s'éprouve dans le tort qui lui est fait. C'est en résistant aux résistances qui lui sont opposées que le droit s'éprouve comme force et demande de justice. Le droit est bien une Idée: non pas, cependant, en ce qu'il serait une Idée régulatrice, mais parce qu'il s'éprouve à travers ou à rebours, à même des situations de tort ou de non-droit (Unrecht) et qu'il doit, pour cela, être clamé et réclamé, être demandé et affirmé. A vrai dire, ces deux lectures ne s'excluent pas, elles s'impliquent plutôt mutuellement. Comme la république, le droit est »phénoménal« et »nouménal« à la fois. »Phénoménal«, il désigne les règles de droit valant dans un Etat de droit et qui garantissent les libertés individuelles. De même, la »république phénoménale« (respublica phaenomenon) désigne un Etat de droit dont le Chef gouverne les institutions dans un »esprit« républicain. Mais le »phénoménal« n'est que le dépôt et le précipité d'expériences républicaines à la fois antérieures et postérieures à lui et qui viennent le hanter et le rappeler à sa tâche. Ces expériences peuvent être appelées »nouménales«, non pas parce qu'elles se feraient en »esprit« ou en »idée« (en rêve), mais parce qu'elles suspendent les institutions comme elles suspendent les représentations qu'on peut s'en faire. C'est pourquoi elles sont »négatives«: elles sont précaires et fugaces, elles savent que, dès l'origine, leur sens est derrière elles, qui à la fois leur rend hommage et les recouvre. Ces expériences (à vrai dire, ce sont des expériences qui font l'expérience d'une impossibilité d'une expérience du- rable et vivante) sont des expériences de la justice. Antérieures et postérieures au droit, elles le rappellent à sa provenance et à sa tâche. Toujours déjà passées et toujours déjà à venir, elles ne sont jamais »vivantes«, »présentes« et, pourtant, ce sont elles qui font vivre le droit (Recht) et lui donnent sa teneur, si elle existe, de justice (Gerechtigkeit)1. La justice ne se vit jamais comme telle, elle est soit en retard, soit en avance, elle s'éprouve dans la résistance à l'injustice, c'est à dire dans le tort ou la résistance à la justice. La passion de la justice n'est pas la passion d'une institution, d'un droit ou d'un Etat justes, c'est la passion messianique d'un monde (mais le monde est une Idée) juste. La »république nouménale«, si ce nom doit être gardé, est cette expérience politique où la justice croise le droit. Une intervention politique républicaine révèle l'envers et les ombres du droit et fait simultanément entrevoir un monde 7 W. Benjamin, Critique de la violence, G. S. IV , p. 190. Résistance 37 de justice. Mais cette entrevue est instantanée. Déjà, le suspens est suspendu, le temps reprend son cours, les synthèses reprennent leur droit. Et, pourtant, il y a trace et trace immémoriale: un autre rapport au droit s'est institué et, de cette altération irréversible, nous sommes redevables aux inventions politiques »géniales« qui, si elles sont exemplaires et sont reprises en héritage par d'autres, font ce qu'on appelle justement l'histoire. * * * De même que la »théorie du génie« peut se relire comme des prolégomènes à une nouvelle pensée de l'histoire, de même il nous semble possible de trouver dans la »théorie du sublime«, qui fait couple avec elle, une nouvelle pensée éthique. Cette proposition peut paraître paradoxale, voire absurde. Kant a lui-même rattaché, semble-t-il clairement, sa pensée du sublime à la Critique de la raison pratique. Le sentiment du sublime n'étant jamais, Kant y insiste, le sentiment d'une grandeur ou d'une force extrêmes d'un objet, mais le senti- ment de notre absolue petitesse (ou faiblesse) conjointe au sentiment de notre absolue grandeur (ou force), il suppose une destination suprasensible de l'homme. Car si la nature est naturellement plus grande que nous, nous sommes, à l'inverse, en vertu de notre capacité suprasensible à nous élever au- dessus de notre nature, plus grande qu'elle. Au § 27 de la Critique de la faculté de juger, Kant se croit autorisé à écrire: »Le sentiment du sublime dans la nature consiste en un respect pour notre propre destination, respect que, par une certaine subreption (substitution d'un respect pour l'objet au respect pour l'idée de l'humanité présente en nous comme sujet) nous témoignons à un objet de la nature qui nous rend en quelque sorte intuitionnable la supériorité de la destination rationnelle de notre pouvoir de connaître par rapport au pouvoir maximal de la sensibilité«8. A vrai dire, cette affirmation soulève plus de problèmes qu'elle n'en résout. Comment une telle subreption, contradictoire et impensable en matière de moralité (témoigner du respect à autre chose qu'un homme, par exemple à un animal, est un acte quasi immoral), est-il ici possible? La subreption est d'ailleurs double. Il y a substitution d'un objet à une Idée et d'un sentiment d'étonnement à un sentiment de respect: il serait en effet absurde d'imaginer que nous témoignons du respect à la nature immense et déchaînée, mais nous sommes frappés d'étonnement et de stupeur face à la possibilité d'une telle grandeur et d'une telle force. Le sublime n'est pas un sentiment moral (au mieux, il le présuppose), mais un sentiment spirituel. Comme tout sentiment, il est séparé de sa cause: tout affect est l'effet privé de la connaissance de ce qui le détermine. C'est cette ignorance qui fait son archaïsme, sa brutalité et, 8C. F.J. §.27, A. K. V. p. 257. 38 Françoise Proust en tout cas, son »incompétence«. Le sentiment ne dit rien sur l'objet, il se contente de signaler un type de rapport et de rencontre entre soi et tel objet. Le sentiment du sublime déclare incommensurable le rapport entre soi et tel objet qui le dépasse. Pour déclarer incommensurable tel objet, il faut bien sûr avoir l'Idée d'une mesure, c'est à dire de ce que devrait mesurer ou peser telle grandeur ou telle force. C'est pourquoi le sentiment du sublime est un senti- ment spirituel. Il exige »une réceptivité aux Idées«9, c'est à dire, comme le précise Kant, une culture. De fait, regarder ce rocher nu non comme un objet de la nature grossier ou dangereux, mais comme sublime, demande que nous en fassions image, que nous le montions, comme Friedrich, en un tableau, et que nous y voyions une scène, ne serait-ce qu'en imagination. A ce titre, le sentiment du sublime est à la fois antérieur (plus jeune) et postérieur (plus vieux) que le sentiment moral (sentiment du respect): plus jeune, car il n'est pas (pas encore?) déterminé comme culpabilité et réceptivité à la loi, il est pur sentiment, pur sensus, pure surface de frappe, il est libre sentiment et il témoigne non de l'aptitude morale de l'homme, mais de sa capacité à recevoir un donné et s'orienter selon un sentiment, voire une émotion. Mais il est, en même temps, plus vieux, car il suppose une réceptivité aiguisée et cultivée aux Idées, alors qu'une telle culture n'est pas exigée de la conscience morale à laquelle tout enfant, dès l'âge de sept ans, est accessible10. C'est cette culture »de la réceptivité aux Idées« qui rend capable d'une attitude éthique par-delà la loi morale. C'est peut-être le sublime dynamique qui permet d'élaborer une telle éthique. Est »sublime-dynamique« ce qui manifeste une puissance qui, alors même qu'elle semble irrésistible, suscite la plus grande résistance. »La puissance est un pouvoir supérieur à de grands obstacles. La puissance est dite violence lorsque la violence est supérieure à la résistance de ce qui est aussi doté de puissance. La nature dans le jugement esthétique, considérée comme une puissance qui n'exerce pas une violence sur nous, est sublime-dynamique«11. Reprenons. La nature, comme nous l'avons déjà noté, n'a rien de sublime. Elle n'est autre qu'un pur rapport de forces où c'est la force la plus forte qui l'emporte. De ce jeu, l'issue est prévisible: les corps les plus faibles (les corps les plus légers, les plus lents etc....) sont vaincus (dominés, écrasés, détruits etc...) par les plus forts. Il s'agit d'une loi dynamique (ou de mouvement) de la 9C. F. J. §.27, A. K. V. p. 257. 10 A vrai dire, l'homme moral se reconnaît à sa conscience morale (à sa mauvaise conscience) et àson insensibilité (Affektlosigkeit) (cf. C. F. J. Remarque générale sur lesjugements réfléchissants, A. K. V. p. 272), alors que, face à un spectacle sublime, l'homme est ému (bewegt) et "nous disons de celui qui reste insensible (unbewegt ) face à ce que nous jugeons être sublime, qu'il n'a aucun sentiment" (C. F. J. A. K. V. p. 265). " C . F. J. §.28, A. K. V.p. 260. Résistance 39 nature (et donc de l'histoire en tant que nature) à laquelle aucun corps, fut-il au repos, ne saurait se soustraire. On peut donc dire de la nature qu'elle est violente. La nature est violente lorsqu'une force ne laisse pas une autre force se maintenir face à elle, lorsqu'elle l'empêche de se manifester et lorsque l'équilibre des forces est rompu. De fait, l'équilibre l'est toujours, au moins virtuellement. C'est pourquoi, pour favoriser le commerce équilibré des forces humaines, les sociétés ont mis en place des règles de droit destinées, comme nous l'avons vu, à empêcher qu'une force empêche la libre manifestation d' une autre force. En d'autres termes, le droit est destiné à prévenir la violence. Pourtant, alors même qu'elle est l'échec du droit, la violence peut être source, comme dans les révolutions, d'un autre droit ou d'une autre Idée du droit et, en cela, révéler un caractère sublime. Ce qui, en elle, est sublime n'est certes pas sa violence comme telle, c'est à dire sa violation du droit en cours. La force de négation ou de négativité n'est jamais sublime. Sa sublimité provient de sa puissance que l'emballement de la violence écrase plus qu'elle ne la favorise. La violence est négative, la puissance est affirmative. La violence est mouvement, la puissance est arrêt et mise au repos. La puissance résiste aussi bien à la force (au faux équilibre des forces) qu'à l'irrésistible violence. Elle résiste à la force en se dressant contre elle, en s'élevant et en se soulevant contre elle, en s'insurgeant et en refusant de lui céder. La puissance est toujours emportement, protestation, tempête, et c'est cette force d'insurrection qui peut lui donner une allure violente. Mais la puissance résiste également à la violence: elle s'emporte mais ne se porte pas »vers«, elle s'émeut mais ne se mobilise pas, elle proteste, mais ne »prend« pas un pouvoir, elle s'indigne mais ne lutte pas »pour«, elle se bat mais ne combat pas. La puissance s'interrompt dans son mouvement, elle s'arrête et, dans cet apparent retrait, dans ce faux aveu de défaîte et de faiblesse, elle découvre et manifeste sa force infinie de résistance à l'irrésistible: »Le surplomb audacieux de rochers menaçants, des nuées orageuses s'amoncelant dans le ciel et s'avançant parcourues d'éclairs, de fracas, des volcans dans toute leur violence destructrice, des ouragans semant la désolation, l'océan sans limites soulevé en tempête, la chute vertigineuse d'un fleuve puissant etc... réduisent notre faculté de résistance à une petitesse insignifiante comparée à leur force. Mais le spectacle n'en devient que plus attirant dès qu'il est plus effrayant, à la seule condition que nous soyons en sécurité; et c'est volontiers que nous appelons sublimes ces phénomènes, car ils élèvent les forces de l'âme au-delà de leur niveau habituel et nous font découvrir en nous une faculté de résistance d'une tout autre force qui nous donne le courage de nous mesurer à l'apparente toute-puissance de la nature«12 12 C. F. J. §.28, A. K. V. p. 261. Je me permets, sur ce point, de renvoyer à mon ouvrage, Kant, le ton de l'histoire, Paris, Payot, 1991. 40 Françoise Proust Nous avons là une éthique de la résistance, de l'éthique de la résistance suscitée et appelée par l'irrésistible13. Résister n'est pas un acte de volonté, c'est une attitude, une conduite qui se tient à hauteur d'une situation. Faute de place et de temps, on se contentera de poser ici les prolégomènes d'une Analytique de la résistance. 1 - Placés, voire jetés, dans une situation (et les situations sont à la fois absolument prévisibles au vu des situations passées, et absolument imprévisibles, car une situation est toujours singulière et est toujours un hic et nunc), nous sommes toujours placés par une situation. Nous n'avons jamais un pouvoir de juridiction ou de législation, nous n'avons jamais le pouvoir d'ordonner quoi que ce soit à la mise en place, au déroulement et à l'issue d'une situation. En ce sens, nous n'expérimentons jamais le pouvoir de la volonté (le »sic jubeo, sic vo/o«), mais au contraire l'impuissance dans laquelle nous place une situation. Une situation est toujours déterminée (histoire, rapports de force) et, dès lors, elle nous détermine au moins partiellement. Résister nomme ce type de conduite qui nous reste quand nous savons qu'une situation nouvelle ne peut naître d'un coup de ciseau, d'un coup de couteau, d'un coup de marteau. Résister, c'est toujours résister depuis des murs qui nous enserrent, des limites qui nous contraignent. Nous résistons toujours le dos au mur. ce dos, c'est notre avenir qui, à la fois, est derrière nous et, pourtant, nous pousse et nous enjoint. La résistance est ce qui reste aux abandonnés (aux abandonnés de l'histoire présente et de l'histoire future) qui ne veulent pas s'abandonner à l'abandon. 2 - La résistance n'est donc pas passivité, comme en témoigne l'attitude nommée »résistance passive« qui est totalement active par les forces tenaces qu'elle mobilise et les effets irrésistibles qu'elle induit. La résistance est en- deçà du couple disjonctif activité-passivité. Ni active, ni passive, elle est plutôt négative, au sens où Deleuze interprète la »volonté négative« nietzschéenne à travers le Bartleby de Melville par exemple. Il ne s'agit pas de nier, de ne pas voir ou de condamner, il ne s'agit bien sûr pas non plus de consentir, d'accepter et de céder. Il s'agit plutôt de se déplacer par rapport aux règles en cours, de se décaler par rapport à un jeu truqué, non pas au nom d'un autre jeu à venir, mais pour affirmer un inacceptable et un intolérable. Car, dire »non« n'est pas une négation: Ou plutôt, cette négation est un mode d'affirmation. Le dos au mur, la résistance pratique l'immobilité (d'où le reproche fréquent d'archaïsme, de corporatisme, de crispation sur un passé qu'on sait à jamais disparu. La résistance est toujours une conduite archaïque: elle réagit, et, à ce titre, elle est toujours en retard par rapport à son adversaire. Mais c'est précisément sa chance: n'être pas ajustée à son temps lui offre l'occasion, si elle la saisit, 13 On pourra penser au fameux " Ne cède pas sur ton désir" de Lacan. Résistance 41 d'agir à contretemps et de prendre l'histoire à revers14) L'immobilité est un exercice qui requiert une énergie tenace, une persévérance à toute épreuve, une tension maintenue et retenue. C'est l'affirmation d'un refus d'avancer. Car résister, c'est toujours résister au cours des choses, au monde tel qu'il va, aux choses telles qu'elles tournent, bref à la pente naturelle du temps. Résister, c'est toujours résister au temps soit-disant irrésistible. 3 - En ce sens, résister est toujours équivoque. Il y a toujours de la résistance à ce qu'apporte le temps. La résistance est-elle alors ce à quoi on résiste ou ce qui résiste? Il est d'autant plus difficile d'en décider qu'on peut résister à la résistance. Ainsi, la maladie est-elle résistance à la santé (à la guérison) ou la santé est-elle résistance à la maladie (à la possibilité de devenir-malade)? La formule de Bichat: »La vie est l'ensemble des forces qui résistent à la mort« est ici trompeuse, car elle laisse supposer que la résistance est un principe de vie (et que ce à quoi on résiste est la mort) alors qu'elle est bien plutôt un bloc opaque, mixte indèmêlable de vie et de mort, une force aveugle et intraitable qui ne cherche ni à surmonter un quelconque obstacle ni à triompher d'un ennemi, mais à s'affirmer telle quelle. C'est pourquoi si le sens de la résistance reste ambigu, sa teneur, elle, ne l'est pas. Toute position suscite, certes, une opposition (une position inverse), mais plus profondément, une résistance à toute prise de position. La résistance est toujours résistance au présent qui a l'histoire (le passé ou le présent ou l'avenir) pour lui. Minorité qui ne demande pas la majorité pas plus qu'elle ne demande à la majorité de la reconnaître comme minorité, elle existe par elle-même sans se demander de quelles valeurs elle est porteuse, parce qu'elle est une force qui s'affirme dès que d'autres forces (une ou plusieurs) occupent un terrain et délimitent des règles, prennent forme, s'érigent, se tiennent et se maintiennent, se coagulent en un »étant« (état de choses ou Etat) 4 - La résistance est une pratique purement immanente. Attitude mimétique, elle répond au coup par coup (donc au cas par cas). Elle est donc théorique et pratique en même temps. Toute situation appelle une réponse. Répondre (correspondre) à une situation, ce n'est pas la dépasser ou, a fortiori, la nier. C'est en sortir, en en déplaçant les règles et en en faisant apparaître des issues jusqu'alors inaperçues. Toute situation est un labyrinthe et les justes possibilités sont les possibilités ajustées à la situation. Une action juste est une réponse, une réplique, une riposte, une rétorsion. Rétorquer, c'est renvoyer à l'adversaire son propre coup, c'est lui tendre un miroir grossissant, grimaçant, médusant. C'est doubler (ou mimer) une situation, se loger dans sa doublure, la hanter partout où elle se manifeste, la suivre dans ses plis et replis pour, quand 14 La résistance engage une Analytique de la temporalité que nous avons commencé à élaborer dans notre L'histoire à contretemps, le temps historique chez W. Benjamin, Paris, Ed. du Cerf, 1994. 4 2 Françoise Proust l'occasion est favorable, la provoquer et l'amener à faire sortir de leurs cachettes des possibilités inexploitées. Bref, c'est jouer les règles du jeu pour, in extremis, lorsque le moment ultime est venu, se jouer d'elles et les déjouer. 5 - Résister est donc affaire de temps, de tempo, de rythme. Et ce rythme est double, bifide, biface. D'un côté, résister, c'est ralentir le temps et cultiver la lenteur. Non pas qu'il s'agisse de temporiser et d'empêcher que le temps ne déroule son cours - ce qui serait absurde. Non pas qu'il s'agirait de penser qu'on a et qu'on aura toujours le temps: illusion qui naît de la pensée d'un temps étale, d'un temps à disposition et à portée de main et dont Kant, en faisant du temps une forme, a ruiné les prétentions. Il s'agit plutôt d'immobiliser le temps par une obstination à rester sur place, par une ténacité forcenée à refuser de se laisser emporter par le cours du temps et à »changer« avec lui. Mais d'un autre côté, résister, c'est accélérer le temps et cultiver la précipitation. C'est doubler le temps de manière continue, c'est gagner sur lui en vitesse et avoir, à chaque instant, un temps d'avance sur une situation. C'est précipiter le temps en le portant à une vitesse extrême et en prenant ainsi le risque (et la chance) de l'affoler et de le dérégler. Résister, c'est donc, d'un seul et même geste, dans le même temps, obstinément se tenir (ou revenir) à la même place et se situer aune autre place, à une place imprévue et imprévisible par le temps présent. Une telle attitude commande à la fois la plus grande patience et la plus grande impatience. La plus grande patience, la patience la plus minutieuse, la plus tenace, parce qu'il s'agit de rester insensible aux circonstances changeantes, de résister au nouveau mensonger, aux fausses solutions, aux pseudo-alterna- tives et de rester prudent voire impassible face aux promesses qui se succèdent avec le temps. Une telle vertu de patience se nomme encore vertu d'attente. L'attente est, d'une certaine manière, toujours vaine: elle n'attend rien, elle se méfie même de ce qui arrive et de ce qui se présente. Elle est pourtant la condition pour que se donne un »imprévisible« et un »inattendu«. Car attendre, c'est se tenir prêt pour »au cas où«, c'est être là et toujours là, si une occasion se présente. C'est pourquoi la patience est en même temps la suprême impa- tience: vigilante, elle attend son heure, elle guette les moindres signes et les alertes les plus ténues pour bondir et intervenir à l'improviste quand le présent ne s'y attend pas et prendre à revers une situation. Elle sait attendre parce qu'elle sait que la justice n'attend pas. Patience et impatience, ou encore, sens de l'attente et de l'urgence, sont des vertus, éthique et politique, de résistance à l'irrésistible. Elles peuvent, avec Benjamin, se résumer ainsi: »confiance, courage, humour, ruse et inébranlable fermeté«15. 15 Thèses sur le concept d'histoire, Thèse IV, G. S. I. p. 694.