Marcello Carastro QUELLE ALTERITE POUR LES GRECS? Les katädesmoi et I’invention de la notion de magie Resume: La question de I’alterite qui doit etre reconnue ä la culture grecque ancienne est abordee par l’etude de la relation entre la notion de magie et les katädesmoi, les ligatures rituelles. Dans une perspective qui allie Fanthropologie ä l’histoire culturelle, l’analyse d’une defixion de Selinonte invite ä questionner le role que les katädesmoi ont pu jouer dans le processus d’invention de la notion de magie en Grece. Alors que, depuis un siecle dejä, ces objets rituels ont ete consideres comme «l’expression de la magie» en Grece ancienne, il est plus fructueux de les analyser ä partir des categories grecques anciennes et du cadre culturel qui les a elabores. Cette approche invite, d’une part, ä ecarter des hypotheses souvent admises, qui font des mages les auteurs des katädesmoi et, d’autre part, ä analyser comment ces objets se sont trouves associes ä la notion de magie, au IVe siecle avant notre ere. L’abandon des cadres modernes de pensee permet ainsi d’apprecier ce formidable chantier que la culture grecque a mis en oeuvre pour creer une notion ä partir d’un materiel linguistique grec et etranger. La fonction heuristique de ce type d’alterite reconnu ä la culture grecque ancienne invite ä envisager la frontiere sous un journouveau. Mots-cle: Grece ancienne, magie, alterite, defixiones, histoire culturelle L’etude de la notion de magie offre un point de depart interessant pour reflechir sur la frontiere et l’identite1. Depuis son invention, en Grece ancienne, cette notion est souvent projetee ä la lisiere de la culture qui l’utilise pour stigmatiser des pratiques et des croyances considerees comme autres. Si bien que la magie est pensable comme une notion-frontiere qu’une culture elabore pour decliner son propre partage entre identite et alterite. Entre la fin du Ve et la premiere moitie du IVe siecle avant notre ere2, le mot mageia avait ete cree pour designer le savoir des autres, les mages de l’empire perse, mais aussi pour stigmatiser des pratiques traditionnelles grecques. Aujourd’hui encore, la magie est couramment mobilisee pour marquer la separation entre la civilisation moderne occidentale et les autres cultures, eloignees dans l’espace 1 Cet article reprend quelques themes developpes au cours des cinq seminaires organises par 1’ISH, du 9 au 13 decembre 2002. Je tiens ä remercier tous les auditeurs alors presents et, plus particulierement, Svetlana et Božidar Slapšak ainsi que Martin Žužek pour leur accueil chaleureux. 2 Sauf mention contraire, les dates indiquees sont toujours avant notre ere. Les traductions des textes presentes sont les miennes. Les mots grecs sont translitteres selon la methode d’E. Benveniste. et dans le temps. Pensee comme l’autre de la religion et de la rationalite3, la magie est devenue un outil conceptuel scientifique avec la litterature anthropologique du debut du XXe siecle4. Bien que, depuis les annees soixante, sa validite en tant que notion transculturelle ait ete mise en discussion par certains anthropologues, les travaux recents en histoire ancienne ne semblent pas prendre en compte les difficultes creees par son usage. Au risque d’appliquer aux cultures anciennes des cliches elabores sous le signe d’une alterite construite par inversion, s’ajoute un probleme de terminologie, car le mot« magie » derive du latin magia, dont mageia est l’equivalent grec. Cette proximite a souvent induit ä une assimilation du concept ancien ä la notion moderne de magie. Afin d’eviter ces ecueils, un certain nombre de questions doivent etre abordees dont, tout d’abord, celle de la perception de la magie chez les anciens. II faut en effet se demander quel type de rapport existe entre les notions moderne et ancienne. S’agit-il d’identite, de filiation, de similitude ou bien la difference est-elle trop importante pour qu’une relation puisse etre etablie ? Se pose ensuite la question de Palterite qui est impliquee dans la notion de magie. Dans quelle mesure les autres des anciens ressemblent-ils ä ceux des modernes ? Selon quelles modalites la construction de l’autre s’opere-t-elle dans l’antiquite ? Et ä quelles exigences repond-elle ? Est-il possible de discemer les strategies d’ecriture des sources anciennes, afin de s’affranchir de leur rhetorique ? Enfin, une troisieme serie de questions, qui releve plus generalement du rapport entre les anciens et les modernes, doit etre examinee. Quelle alterite l’historien est-il dispose ä reconnaitre aux cultures anciennes ? Est-il inevitable de perpetuer le « modele du miroir », qui construit l’autre par inversion de soi ? Ne serait-il pas possible de proposer un modele different, qui convie ä la connaissance de l’autre, dans la perspective d’un elargissement des possibles ? Plutöt que de considerer la magie comme une categorie universelle5, presente ä chaque epoque et en tous lieux, et de l’etudier ä partir d’une definition moderne qui 3 Cf. J.G. Frazer, Le Rameau d'Or. Le roi magicien dans la societe primitive. Tabou et les perils de fame (1911-1915), tr. fr. Paris 1981. 4 Cf. YEsquisse d’une theorie generale de la magie, publiee par Henry Hubert et Marcel Mauss il y a un siecle dejä (M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris 1950 : 1-141), ainsi que l’oeuvre de B. Malinowski {Magic, science and religion, New York 1954) dont les considerations sur la fonction psychologique de la magie (critiquee notamment par C. Levi-Strauss dans Le totemisme aujourd'hui, Paris 1962 : 100-104) connait encore un succes etonnant aupres des antiquisants (cf. la notion de « crise » invoquee par F. Graf, La magie dans l’antiquite greco-romaine. Ideologie et pratique, Paris 1994 : 181). 5 Cette approche caracterise nombre d’etudes sur la magie dans l’antiquite. Cf. par exemple le dernier volume paru ä ce sujet, Magic and Ritual in the Ancient World, edite par P. Mirecki et M. Meyer, (Leyde 2002) qui propose l’exploration des « expressions de la magie » dans le monde ancien, comme point commun entre les differentes contributions. Pour une bibliographic raisonnee sur ce vaste sujet cf. R.L. Gordon, « Imagining Greek and Roman Magic », in : B. Ankarloo et S. Clark (ed), Witchcraft and Magic in Europe. Ancient Greece and Rome, Philadelphie 1999 : 159-275, surtout 266-269. colporte un lourd heritage historique6, il est preferable d’adopter une approche emique, qui utilise les categories indigenes pour comprendre l’objet etudie et en saisir les specificites. Suivant cette demarche, l’apparition de la notion de mageia ne releve pas d’une decouverte mais d’une invention1. La magie peut etre etudiee comme un produit culturel. Elle est le resultat d’un processus d’articulation de differentes notions grecques autour de termes apparus au Ve siecle et formes sur la racine mag-, d’origine iranienne8. L’invention de cette notion, au pouvoir fort stigmatisant, repondait ä des exigences liees ä une conjoncture historique particuliere. Des cites comme Athenes ont en effet assiste ä cette epoque ä la juxtaposition de differentes formes de savoir. Ainsi, le medecin hippocratique auteur du traite Sur la maladie sacree a pu chercher ä stigmatiser le savoir et les pratiques de ses adversaires, les purificateurs et les guerisseurs traditionnels, en les assimilant aux mages9. De meme, le personnage d’CEdipe, dans la tragedie homonyme de Sophocle, devalorisait le savoir prophetique de Tiresias, devin mythique, en l’accusant d’etre un magos et un pretre mendiant10. Dans cette perspective d’histoire culturelle, l’ensemble de problemes methodolo-giques presentes trouve un champ d’application et d’experimentation fort interessant dans l’analyse de la relation entre le processus d’invention de la notion de mageia et les katädesmoi, les ligatures rituelles. A la lumiere de ces considerations, ces documents, communement consideres comme des« objets magiques », proposent ainsi de nouveaux defis ä l’historien soucieux de restituer les modes de pensees de la Grece ancienne, en lui rendant son alterite. Depuis leur decouverte et la publication des premiers recueils, au debut du XXe siecle", les katädesmoi^ ont occupe une place non negligeable dans le champ des 6 Bien que S. J. Tambiah (Magic, science, religion, and the scope of rationality, Cambridge MA. 1990) se situe dans une perspective weberienne, convaincu que le long passe de la notion de magie n’infirme pas son utilite dans l’outillage conceptuel moderne, sa proposition de recuperer la reflexion de B. Malinowski en privilegiant la structure rhetorique et performative de la magie, entendue comme « meaningful performance » ou « rhetorical art», assure ä la magie son ancienne et redoutable fonction de notion-frontiere entre les cultures (cultures ä technique, d’une part, et cultures ä rhetorique, d’autre part). Voir egalement les critiques portees par R.L. Gordon (« What’s in a list? Listing in Greek and Graeco-Roman malign magical texts », in : D. R. Jordan, H. Montgomery, E. Thomassen (ed.), The World of Ancient Magic. Papers from the first International Samson Eitrem Seminar at the Norwegian Institute at Athens, 4-8 mai 1997, Bergen 1999: 239-275, surtout 239-240) sur l’usage ambigu des categories de « metaphore » et de « metonymie » employees par cette interpretation. 7 Cf. G.E.R. Lloyd, Pour en fmir avec les mentalites, tr. fr., Paris 1996 : 77. 11 Pour un developpement de ces reflexions, cf. M. Carastro, La cite des mages. Anthropologie et histoire de la notion de magie en Grece ancienne, These EHESS, Paris 2002. 9 Hippocrate, Sur la maladie sacree, I, 10 ed. Grensemann. 10 Sophocle, CEdipe roi, 388. 11 R. Wünsch, Defixionum Tabellae Atticae, IG, vol. 3, pt.3, Berlin 1897; A. Audollent, Defixionum Tabellae, Paris 1904. 12II est preferable de designer ces documents par leur nom en grec, katädesmoi, qui peut etre traduit par « ligatures rituelles », ou par le terme technique franfais deftxions, derive du latin, etudes de la religion grecque. Ces objets en plomb, de fonne circulaire ou rectangulaire, graves de signes et de noms, puis enroules ou plies et parfois perces par des clous, pour etre ensuite enfouis sous terre, dans des sepultures ou ä Pinterieur de sanctuaires, ont ete interprets comme des pratiques d’envoütement. Les philologues les ont souvent utilises comme des temoignages de croyances et de pratiques populaires qui devaient etre eloignees des formes jugees plus elevees de la religiosite grecque, incamee par le polytheisme des cites. Aujourd’hui, Pappartenance des katädesmoi au vaste domaine de la magie, au sens moderne du terme, ne souleve done aucun doute pour les specialistes. Depuis deux decennies, une serie de recherches a prete plus d’attention aux defixions, notamment pour etudier la frontiere entre les champs du magique et du religieux dans Punivers greco-romain13. Mais Pinteret grandissant pour ces documents s’explique egalement par leurs resonances dans Pimaginaire moderne : la malveillance reperee dans le langage employe ainsi que les gestes requis pour la confection des katädesmoi ont evoque chez les specialistes des pratiques d’envoütement plus modernes, d’ici et d’ailleurs14. Cette attitude temoigne de la difficulte ä apprehender des objets ou des pratiques en recherchant comment ils pouvaient etre pertpus et penses dans leur propre culture, des lors qu’ils sont qualifies de « magiques », ä partir des categories modernes. Et bien que les etudes recentes revendiquent parfois une approche emique, les reflexes ethnocentriques ne cessent de teinter les analyses15. Aussi, la confusion entre les categories des acteurs et celles des observateurs a conduit ä des propositions peu ou pas fondees historiquement. Les mages, mägoi, ont ete decrits comme des professionals de ces rituels d’envoütement, sous pretexte que ces pratiques proviendraient du Proche-Orient16. De mente, les katädesmoi ont ete presentes comme deßxiones et employe par les epigraphistes pour designer plus generalement les objets d’origine grecque et romaine. 13 Cf. C.A. Faraone et D. Obbink (ed.), Magika Hiera. Ancient Greek Magic and Religion, Oxford 1991 et la monographie de F. Graf, op. cit. 14 La definition qu’en donne D. Jordan (« A Survey of Greek defixiones not included in the Special Corpora », GRBS 26, 1985 : 151-197, et surtout 151) evoque des representations modernes de la magie sympathique qui agit ä distance. Voir egalement le pouvoir evocateur de l’expression « poupees vaudou », employee par C.A. Faraone pour designer des figurines anthropomorphes grecques, d’une nature tres problematique, qui sont associees aux katädesmoi, sous l’appellation de « binding magic » (« Binding and burying the Forces of Evil: The defensive use of ‘Voodoo Dolls’ in Ancient Greece », Classical Antiquity, 10,2 oct. 1991: 165-220 et notamment 166n.4). 15 La remarque de D. Ogden (Greek and Roman Necromancy, Princeton 2001) selon qui l’approche emique ne garantit pas un acces direct ä la culture examinee permet de preciser que cette methode est un outil necessaire mais non süffisant. 16 Cf. J. Gager, Curse Tablets and Binding Spells from the Ancient World, Oxford 1992 : preface et p. 10; W. Burkert, « Itinerant Diviners and Magicians: A neglected Element in Cultural Contacts », in: R. Hägg (ed), The Greek Renaissance of the Eight Century B. C. : Tradition and Innovation, Stockholm, 1983 : 115-9; Idem, The orientalizing revolution. Near Eastern influence on Greek culture in the early archaic age, Cambridge MA 1992 :41-87, et Graf, op.cit., 1994 : 194-198. des pratiques que les Grecs eux-memes auraient qualifiees de magiques17. Ce genre d’interpretations, qui ne cherche pas ä saisir en quoi la notion de mageia differe du concept moderne de magie, semble etre favorise par l’alterite qui est traditionnellement associee ä cette notion18. Les mägoi viennent d’ailleurs, du Proche-Orient, et ces « pratiques d’envoütement» temoignent d’une Grece populaire autre que celle des lumieres, tant celebree par les philologues de la premiere moitie du XXe siecle19. Que Ton soit trouble ou fascine par ces objets, le risque demeure le meme : leur attribuer une alterite pour sauver une image ideale de la Grece20. Afin de rendre aux katädesmoi leur alterite culturelle et pour en saisir les specificites, il est necessaire de sortir des schemas culturels modernes et de les traiter comme des documents historiques. L’analyse de ces objets rituels et Petude du vocabulaire qu’ils mobilisent ne peuvent pas faire abstraction de la complexity et de la richesse du processus d’elaboration de la notion de mageia. Le premier element ä prendre en compte dans Petude des defixions est Panalyse de leur contexte archeologique21. II n’est certainement pas negligeable que ces lamelles en plomb aient ete retrouvees dans des sepultures ou aupres de sanctuaires chtoniens, pour ce qui conceme les plus anciennes, au fond de puits ou de rivieres, lorsqu’il s’agissait de documents plus tardifs22. L’occultation est done une caracteristique des defixions, dans la longue duree. Elle a des consequences considerables sur le statut de Pecriture dont elles sont le support. Car toute inscription visible est susceptible d’etre vue et lue. C’est le cas des lois civiques gravees sur pierre et vecteurs d’unepublicite de la cite23; mais aussi de cette classe de documents appeles « objets parlants » : steles funeraires24 ou vases25, qui presentent des verbes ä la premiere personne du singulier et empruntent la voix du lecteur pour transmettre leur message. Toutefois, Pecriture 17 Cf. Graf, op.cit., 1994 : 33-34 et 140; idem, « Theories of Magic in Antiquity », in : P. Mirecki et M. Meyer (ed), op.cit. p. 99. 18 Cf. Mauss, op.cit., p. 23 mais aussi : 24, 50-51. 19 Cf. R. Buxton (ed.), From Myth to Reason ? Studies in the Development of Greek Thought, Oxford 2001. 20 Voir l’introduction du livre de Graf {op.cit., p. 17-22). 21 Ce n’est que tres recemment que les archeologues et les epigraphistes ont prete plus d’attention ä la valeur de ces informations. Pour un exemple de ‘bon usage’ du contexte archeologique cf. D.R. Jordan et S.I. Rotroff, « A curse in a chytridion. A contribution to the study of Athenian Pyres », Hesperia 68.2, 1999: 147-154. 22 Fait exception une tablette morcelee en huit fragments ä Pinterieur d’une poterie de cuisine trouvee ä Athenes, dans une maison du IVe siecle, au sud de l’Agora (D.R. Jordan et S.I. Rodroff, op. cit.). 23 M. Detienne, L 'espace de la publicite : ses Operateurs intellectuels dans la cite, in : Detienne (ed), Les savoirs de I'ecriture. En Grece ancienne, Lille 1992 : 29-81. 24 Cf. J. Svenbro, Phrasikleia. Anthropologie de la lecture en Grece ancienne, Paris 1988. 25 Cf. R Lissarrague, « Paroles d’images: Remarques sur le fonctionnement de I’ecriture dans Pimagerie attique », in : Ecritures II, textes reunis par A.-M. Christin, Paris 1985 : 71-93. mobilisee par les katädesmoi releve d’un autre registre. Si l’emploi de verbes ä la premiere personne du singulier les rapproche des objets parlants, ils ne peuvent pas leur etre assimiles, parce qu’ils ne sont pas offerts ä la vue. La lecture eventuelle de ces inscriptions est envisageable au moment de la production de l’acte rituel, mais ne semble pas prevue ensuite26. Certes, il y a lieu de penser, sur la base de quelques temoignages litteraires27, que ces objets pouvaient etre retrouves, notamment par les victimes qu’ils visaient, mais rien ne prouve que leur lecture par ces demieres etait prevue dans le dispositif rituel et jugee necessaire pour leur efficacite. Enfin, si Phypothese d’une lecture par les dieux, veritables destinataires de certaines defixions qui prennent Failure de lettres28, peut etre prise en consideration29, elle ne doit pas induire l’analyste en erreur. Les defixions ne se laissent pas reduire ä de simples supports de textes. L’acte d’inscription sur les katädesmoi s’insere dans un ensemble organique d’operations rituelles : de la confection de la lamelle en plomb au pliage, ä la perforation eventuelle au moyen d’un clou et, enfin, ä l’enfouissement. Dans ce cadre, l’ecriture peut etre envisagee comme un acte rituel ä part entiere et etre analysee comme telle. Le rapport entre ce type d’ecriture et la dimension orale des rituels de ligatures est par consequent bien plus complexe que ce que les specialistes ont pu envisager30. Car ecrire n’est pas transcrire31. Aussi, 1’analyse des katädesmoi ne doit-elle pas se reduire aux inscriptions ni privilegier les lamelles les plus riches en texte. Meme la plus banale des defixions est plus qu’une inscription. II suffit en effet qu’un seul nom apparaisse, et que cet objet soit enfoui sous terre, pour soulever un ensemble de questions qui ne se posent pas dans le cas d’un texte litteraire. La necessite d’etudier les defixions dans leur integralite invite ainsi ä les considerer comme des dispositifs graphiques. Des lors, tout signe grave ä cote ou sur le texte peut etre porteur de sens et merite done 26 Ce qui distingue les defixions des «judicial prayers », inscriptions produites par des individus qui se sentaient victimes d’un tort ou d’une injustice et qui semblent avoir ete destinees ä une exposition dans des lieux publics (cf. HS- Versnel, « Beyond Cursing : The Appeal to Justice in Judicial Prayers », in : C. A. Faraone et D. Obbink (ed.), op. cit., p. 60-106). 27 Platon, Lois XI, 933b ; Libanius, Discours, I, 243-250. 28 B. Bravo, « Une tablette magique d’Olbia Pontique. Les morts, les heros et les demons », in : Poikilia. Recueil d'essais offerts a J.-P. Vernant, Paris 1987 : 185-218. Ce materiau est aussi employe pour les lettres, contrats et notules (cf. Nomima. Recueil d’inscriptions politiques et juridiques de I 'archaisme grec, tome II, Rome 1995). 29 Cf. le cas, unique ä ce jour, de la defixion de PAshmolean Museum (Inv. G. 514.1), mentionnant sa lecture par Hermes et recemment publiee par D. Jordan, « Three curse tablets », in : D.R. Jordan, H. Montgomery, E. Thomassen (ed.), op. cit. : 115-124. 30 Depuis un siecle, la question du röle de l’ecriture est en effet faussee par le debat sur l’origine orale de ces pratiques. 31 A ce propos, les considerations de J.-J. Glassner (Ecrire ä Sumer. L’invention du cuneiforme, Paris 2000 : 73 et suiv.) sont eclairantes. d’etre publie et analyse32. L’exemple d’une defixion de Selinonte, datant du deuxieme quart du Ve siecle, illustre l’interet de cette notion : « J’inscris, aupres de la pure deesse, Apelos, fils de Lykinos et son äme et sa puissance, et Lykinos, fils de Halos et son frere ; et celui-ci, aupres de la pure deesse, Naveron fils d’Halos et Rotulos et Tamiras et les enfants, et Saris 5 et Apelos et Romis, fils de Kailio, aupres de la pure deesse, et les enfants, et Saris et Pyrhinos et Pyrhe. Pyrhe, aupres de la pure deesse, et les enfants de Rotylos ; de Pyrhe, aupres de la pure deesse, et la puissance et la langue ; Plakite et le fils de Nannelaios 10 et Halos fils de Pykeleios, moi, j’inscris l’äme et la puissance de ceux-ci, aupres de la pure deesse ; Kadosis, fils de Matylaios et Ekotis, fils de Magon, j’inscris, aupres de la pure deesse, l’ame de ceux-ci; le fils de Phoinikos de Kailios je l’inscris 15 aupres de la pure deesse. Apelos fils de Lykinos, Lykinos fils de Pyrhe, Nannelaios, Ekotis fils de Magon, Halos fils de Pukeleion, Romis fils de Kailios, Apelos le phenicien, Titelos phenicien, Atos Naueriade, Titelos fils de Nannelaios, Saris Romios. »” Le support de ce texte est une lamelle en plomb rectangulaire trouvee au debut des annees quarante aux alentours du sanctuaire extra-urbain de la deesse Malophoros34, 32 Les remarques d’A. Brugnone (« Defixiones inedite da Selinunte », in : Studi di sloria antica offerti dagli allievi a Eugenio Manni, Rome 1976 : 67-90 et surtout 77) temoignent ä la fois de l’interet porte aux signes non-alphabetiques graves sur certaines defixions et de l’embarras qu’une civilisation de l’ecriture peut eprouver ä leur egard. Font exception ä cette tendance quelques etudes sur les papyrus dits magiques : voir les considerations sur les « visual devices », signes dont la valeur visuelle au sein des textes greco-egyptiens reste ä appretier, proposees par R.L. Gordon (« Shaping the text: innovation and authority in Graeco-Egyptian malign magic », in : H.F.J. Horstmanshoff, H.W. Singor, F.T. van Straten, J.H.M. Stubbe (ed), Kykeon. Studies in honour of H.S. Versnel, Leyde 2002 : 69-111 et surtout 90). 33 L’edition suivie est celle de R. Arena (Iscrizioni greche arcaiche di Sicilia e Magna Grecia, Iscrizioni di Sicilia, I, Iscrizioni di Megara Iblea e Selinunte, Milan 1989, n° 63 : 62-65). Pour une lecture quelque peu differente de l’onomastique voir : M. Lopez Jimeno, Las Tabellae deßxionis de la Siciliagriega, Amsterdam 1990, n° 12 : 85-100. 34 Plus precisement, pres du cöte exterieur du mur du sanctuaire : S. Ferri, « Nuova ‘defixio’ greca dalla Gäggera )>,Notizie degliScavi 5-6,1944-1945 : 168-74. Ce document se trouve aujourd’hui au Musee de Palerme (NI 12524). En ce qui conceme le contexte archeologique des katädesmoi de Selinonte, voir le li vre de M. Dewailly (Les statuettes auxparures du sanctuaire de la Malophoros ä Selinonte. Contexte, typologie et interpretation dune categorie d'offrandes, Cahiers du Centre Jean Berard, XVII, Naples 1992 : 38 et suiv.)qui reprend avec precision lesjoumaux des fouillesd’E. Gabriči (« II santuario della Malophoros a Selinunte », in : Mon. Ant. Lincei, XXXII, 1927). Pourune analyse de la defixion, cf. W.M. Calder III,« The Great Defixio from Selinus v>,Philologus, 107,1963 :163-172. dans la colonie dorienne de Selinonte. Elle comporte trois traits horizontaux : le premier au niveau de la ligne 1, sous le mot kakatagrapho, «j’inscris », le deuxieme ä la fin de la ligne 4, sous le mot huion, « fils », et le dernier au debut de la ligne 16 et sur la moitie de sa longueur. Les deux premiers signes n’ont pas retenu l’attention des specialistes. Le troisieme, en revanche, a ete interprete par W.M. Calder III comme une ligne de separation entre deux textes qui, par ailleurs, peuvent etre differencies sur la base de criteres epigraphiques35 et grammaticaux36. Bien que 1’ interpretation proposee soit peu fondee et peu pertinente du point de vue du rituel37, ce signe, et les deux traits qui le precedent, ne sont pas moins problematiques ou interessants pour l’etude de ce dispositif graphique. Si de nombreuses questions demeurent encore sans reponse, Pinteret de cette defixion reside egalement dans le vocabulaire qu’elle mobilise. Le verbe katagraphein, « inscrire », figure sur plusieurs defixions anciennes. Son champ semantique, determine par la notion de « graver, ecrire, dessiner, tracer »38, inclut le terme technique employe pour l’inscription dans des listes et pour l’archivage39. A ce propos, il est utile de souligner la ressemblance, du point de vue formel, entre les katädesmoi et certaines « archives » du monde grec ancien. Des lamelles en plomb, pliees ou enroulees, ont en effet ete retrouvees ä Stira, en Eubee, gravees de noms propres, mais egalement dans le Ceramique ainsi qu’ä Tangle nord-ouest de l’agora d’Athenes, ces demieres se referant aux membres de la cavalerie athenienne40. Aussi, l’usage du verbe katagraphein associe ä des listes de noms41 dans les katädesmoi, prend le sens d’une mise en sequence par l’ecrit. II est par ailleurs eclairant d’etablir le parallele avec un 35 L’usage du qoppa et des lettres plus petites et moins espacees etant propres ä la deuxieme partie seulement. 36 Le recours ä l’asyndete, au lieu du polysyndete de la premiere partie, ou encore l’usage de l’accusatif au lieu du nominatif dans la deuxieme partie. 37 Selon l’auteur, cette tablette serait constitute d’un texte plus recent, correspondant aux seize premieres lignes de la defixion, qui aurait ete ecrit par le fils de l’auteur du deuxieme texte considere plus ancien sur la base des elements enonces ci-dessus. Cette hypothese neglige totalement le probleme de la gestion des rituels de ligatures par un expert, le gravant, qui aurait produit materiellement la defixion commanditee par le graveur. D’un point de vue epigraphique, O. Masson (« La grande imprecation de Selinonte (SEGXVI, 573) », Bulletin de correspondance hellenique 96,1972 : 377-388) jugeait dejä l’hypothese de Calder III plutöt artificielle et attribuait la defixion ä un seul scripteur vivant ä une epoque de transition (ce qui expliquerait le flottement entre les deux parties, dans l’emploi des lettres kappa et qoppa). 38 Herodote, III, 108,4 ; Pausanias, 1,28,2. Dans le domaine juridique, cf. l’inscription de Cyrene (R. MEiGGSetD. Lewis, A selection of Greek historical inscriptions, Oxford 1969, n° 5, lignes 16, 18 et 21) et Plutarque, Solon, I, 25,1. 39 Cf. S. Georgoudi, « Manieres d’archivage et archives de cites », in : M. Detienne (ed), op. c/7., p. 221-247. 40 Archive des IV-IIIe siecles, mise ä jour par les fouilles de l’Agora et du Dipylon : J.H. Kroll, « An ArchiveoftheAthenianCavalery »,Hesperia,46(1977): 83-140. 41 Sur le statut des listes dans les defixions, cf. R.L. Gordon, « What’s in a list? ...» op. cit, p. 239-275. autre verbe compose, katalegein, « raconter », impliquant dejä chez Homere42 une narration dans Vordre. En appliquant ces reflexions ä la fabrication des defixions, l’usage de ce verbe semble souligner l’acte rituel qui consiste ä graver dans l’ordre les noms qui feront l’objet de la ligature'43. II faut rappeler que les verbes les plus frequemment employes dans les defixions sont des termes dejä attestes chez Homere : katekhein, « retenir en bas », et katadein, « lier en bas ». Alors que le premier appartient au champ semantique de l’emprise, le second s’inscrit dans celui de la ligature. En effet, c’est de katadein que derivent les substantifs qui designent la ligature rituelle : katddesis et katadesmos4*. L’usage du verbe au present de l’indicatif5 et ä la premiere personne du singulier est une des caracteristiques communes aux defixions qui meriterait d’etre exploitee dans le cadre d’une etude du rituel. En effet, il met en evidence une identification entre le graveur, qui a commandite l’operation, et la lamelle, support de la ligature qui, en tant qu’objet parlant, prend en charge, du point de vue linguistique, la realisation du rite. Le complement d’objet du verbe des defixions est souvent le nom personnel des victimes du rituel46. Mais peuvent egalement figurer des parties anatomiques de la victime47, des instances de la personne, ses modes d’expression48 et ses spheres d’activite49. La defixion de Selinonte mentionne ä deux reprises (lignes 2 et 11-12) le nom de l’individu vise, complete par ce que l’on peut considerer comme des instances de la personne : l’ame,psukha, et la puissance, dunamis. A la ligne 10, la dunamis est alliee ä la langue, glössa. Ces termes, dont les attestations dans les textes litteraires ont dejä fait couler beaucoup d’encre, necessiteraient une recherche en soi, en raison de l’interet qu’ils presentent pour une analyse du rituel de ligature, dont il souligne la diversite. 42 Cf. Odyssee II, 297. 43 Deux autres verbes, appartenant au champ semantique de la gravure, engrdphein, « graver, inscrire » et enkatagraphein, « inscrire », figurent sur quelques defixions anciennes. 44 Ces termes sont attests uniquement dans les sources litteraires. Les lamelles ne presentent en effet presque jamais de termes qui designent l’objet meme. Fait exception une defixion de Gela (L. Dubois, Inscriptions grecques dialectales de Sicile. Contribulion a I'etude du vocabulaire grec colonial, Rome 1989, n° 134) dans laquelle le mot dialectal bolimos, « plombs » designe la defixion. 45 Indication temporelle d’une grande importance pour une recherche sur le temps dans et du rituel, en raison de la valeur aspectuelle de la duree exprimee par les themes verbaux grecs. 46 Parfois suivi du patronyme, du matronyme ou de l’ethnique, selon une « logique de catalogue ». 47 Cf. H.S. Versnel, « An essay on Anatomical Curses », in : F. Graf (ed), Ansichten griechischen Rituale. Geburtstags-Symposium fiir Walter Burkerl, Castelen bei Basel 15-18 mars 1996, Stuttgard 1998 : 217-267. 48 Comme dans le syntagme « les actions et les mots », employe dans de nombreuses defixions attiques et siciliennes. 49 L’art, tekhne, les ressources, aphorme, le travail ergasia, comme dans la lamelle de l’Ashmolean Museum, (Inv. G.514.1), publiee par Jordan, op. cit. p. 119. Cf. Gager, op. cit., p. 151-174. Le long texte de Selinonte presente aussi la particularite de mentionner une divinite, la pure deesse, aupres de laquelle sont «inscrits » les individus. Cette mention, caracteristique de textes plus tardifs, est rare ä cette epoque50. D’autres puissances divines apparaissent sur les defixions du Ve et du IVe siecle, telles Ge, Hecate, Pluton, Persephone, les Erinyes, ainsi que des puissances collectives sous l’appellation plus generique de « dieux ou demons qui retiennent, kätokhoi». Hermes est mentionne le plus frequemment, surtout sur les lamelies attiques, avec les epicleses Khthönios, « chthonien » et Kätokhos, « qui retient solidement ». Si la mention des autres puissances met en evidence l’implication du monde chthonien dans les operations rituelles d’enfouissement des katädesmoi, la figure d’Hermes semble concernee ä double titre par ces pratiques. Le fils de Zeus et de Maia est represente, dans la litterature homerique dejä, dans ses fonctions de psychopompe51, qui met en relation avec le monde chthonien, mais aussi en tant que puissance qui entretient une relation particuliere avec l’emprise et les liens. Ligote par Apollon qui le soupgonnait de lui avoir derobe des vaches, le jeune Hermes n’eprouve aucune difficulte ä se defaire de ses liens solides52. Insaisissable, le Cyllenien exerce egalement un pouvoir d’emprise redoutable dans le monde des hommes. Muni de sa baguette, « il meduse, thelgei, ä son gre les yeux des mortels ou reveille ceux qui dorment »53. Hermes obstrue la vision des hommes, comme savent le faire Zeus et Athena54; il engourdit et repand le sommeil, autre puissance qui lie. Hermes est done un guide de choix pour penetrer dans le paysage mythique grec, qui est particulierement marque par le theme du lien, de l’entrave et du pouvoir d’emprise. Une exploration de ce vaste domaine permet de mieux comprendre que les katädesmoi relevent pleinement de la culture grecque, telle qu’elle se definit ä partir de l’epoque archai'que ä travers l’epopee homerique. L’usage des liens par les dieux fait son apparition des le premier livre de 1’Iliade. Achille y evoque l’intervention de Thetis venant en aide ä Zeus55, victime d’un complot de quelques divinites olympiennes, Hera, Poseidon et Athena, qui voulaient le lier, xundesai. Experience douloureuse pour le roi des dieux qui a fonde sa souverainete sur une maitrise des liens56. Et qui n’hesite pas ä l’exercer sur le champ de bataille, lorsqu’il « lie le courage et les bras des Acheens », pour reprendre les mots 50 W.M. Calder III (op. cit., p. 167) a propose d’identifier la pure deesse avec Pasikrateia, en s’appuyant sur l’inscription qui a fait connaitre le pantheon de Selinonte (IG XIV 268, 5-6). 51 Od., XXIV, 1 et suiv. 52 Hymne homerique ä Hermes, 409 et suiv. Sur les tours et detours d’Hermes, cf. M. Detienne et J.-P. Vernant, Les ruses de 1'intelligence. La metis des Grecs, Paris 1974. 53 Iliade, XXIV, 343-4. 54 Cf. Carastro, op. cit., p. 35-41. 55II. I, 396-406. 56II. XV, 18-24 ; Hesiode, Theogonie 501-2, 521-2 et 718. Voir, ä ce sujet, les belles pages de J.-P. Vernant, op. cit., p. 75-96. d’Agamemnon57. L’emprise s’exerce non seulement sur les membres mais aussi sur les instances de la personne, pour engourdir, immobiliser et neutraliser la victime. Hephaistos, puissance de la forge, dispose aussi d’un pouvoir sur les liens58. Ainsi, il fabrique les chaines de Promethee59, le filet invisible pour pieger Aphrodite et Ares60 ainsi que le trone aux liens invisibles, destine ä sa mere Hera61. D’autres puissances peuplent egalement le pays des ligatures, qu’il s’agisse de Dionysos62, d’Hypnos, le Sommeil63, d’Ate, l’egarement64, ou de moira, le destin65. Enfin, Poseidon et Athena, bien que rarement mentionnes pour leurs competences de dieux lieurs, interviennent aussi bien sur le champ de bataille que sur le chemin de retour d’Ulysse. Leur mode d’action est designe par un ensemble de verbes, tels pedan, « entraver, enchatner », dein, « Her » avec ses composes, katadein,« Her en bas » et sundein,« Her ensemble », qui montrent plusieurs aspects, parfois meconnus, du champ semantique de la ligature. Alors que le mot katddesmos n’est pas atteste en grec avant le Ve siecle, le verbe duquel il derive, katadein, est employe ä plusieurs reprises dans les poemes homeriques. Ce verbe compose doit etre distingue du plus generique dein, « Her ». Souvent traduit par « Her solidement », il signifie litteralement « Her en bas ». Dans les poemes homeriques, katadein est employe comme terme technique dans les domaines hippique et naval66, mais il definit egalement un mode d’action divine. Pour favoriser le depart d’Ulysse de l’ile de Calypso, Athena « Ha les chemins, katedese keleuthous, des autres vents, et leur ordonna de cesser (de souffler) et de se coucher »67. Ce mode d’action n’est pas exclusif ä cette deesse. Poseidon agit egalement sur les vents, lorsqu’il veut 5711. XIV, 73. 58 Cf. M. Delcourt, Hephaistos ou la legende du magicien, Paris 1982. 59 Eschyle, Promethee enchaine, 3-6. 60 Od. VIII, 266 et suiv. 61 Des liens qui sont neanmoins visibles sur un cratere ä figures rouges (Paris, Louvre, G 162, AR V2, 186/47) commente par F. Lissarrague (« Un peintre de Dionysos : le peintre de Kleophrades », in : F. Berti (ed), Dionysos. Milo e mistero. Alti del convegno Internazionale Comacchio 3-5 novembre 1989, Comacchio 1991 :257-276 et surtout 260-261). Dans cette representation du retour d’Hephaistos sur l’Olympe, la position d’Hermes en tete du cortege et face ä Hera s’explique non seulement par sa fonction de dieu du passage mais aussi par ses competences de dieu qui delie. 62 Cf. son epiclese Lüsios,« celui qui delie » (Pausanias, II, 2,6 et 7,6). 63 Od. XXIII, 17 et suiv.; Sophocle, Ajax, 675-6. 64II. XIX, 94. 65II. XXII, 5 et aussi. IV, 517 ; Od. Ill, 269 et XI, 292-3. 66II designe les attaches des chevaux aux mangeoires (II. VIII, 434) ou aux courroies (II. X, 567) mais aussi la fixation du mät ä l’aide de cables (Od. II, 424-5) et Pamarrage (II. 1,436). A ce propos, il faut souligner que la levee de l’ancre est exprimee par le verbe analüein,« defaire les liens, delier ». Ce terme s’oppose en effet au verbe katadein. II est d’ailleurs remarquable que sur une defixion decouverte au sud de l’acropole d’Athenes et datee du IVe siecle (Jordan, « A Survey ...» op. cit., n° 18), les deux verbes se cötoient dans l’expression :«je lie en bas et je ne defais pas le lien ». 67 Od. V, 383-5. entraver,« Her en bas » selon le texte, la route du retour d’Ulysse68. Et Aeolos, puissance preposee aux vents, detient ce meme pouvoir69. A cote des references frequentes aux liens, desmoi, qui occupent une place importante dans la mythologie grecque, la litterature homerique emploie done dejä le verbe katadein, qui exprime un mode d’action divine par empechement, avant d’etre mobilise pour designer les operations rituelles de ligature, attestees des le debut du Ve siecle. Des lors, on comprend plus difficilement le besoin de recourir ä des modeles de type oriental70 pour foumir un encadrement culturel ä des pratiques si bien enracinees dans la tradition grecque. L’etude du champ semantique de la ligature et des representations de l’empechement et de 1’immobilisation en Grece ancienne permet de mieux comprendre l’imaginaire mobilise par les katadesmoi. C’est le cas, par exemple, du verbe pedän et de son compose katapedän. Comme katadein, ces termes designent un mode d’action divine71 par ligature qui entrave. L’etude de leurs occurrences dans l’epopee met en evidence le lien fondamental entre la notion de ligature et celle d’emprise et d’immobilisation. Lorsque le roi cretois Idomenee doit affronter le jeune troyen Alkathoos, Poseidon n’hesite pas ä intervenir : « Poseidon en ce jour, le dompta sous Idomenee. Ayant meduse72 ses yeux brillants, il entrava ses membres eclatants : l’homme ne put plus se retoumer et fuir et pas davantage esquiver les coups, mais reste plante lä, immobile, telle une colonne, tel un arbre au haut feuillage, il fut blesse en pleine poitrine par la lance »73. L’effet est fatal: ebloui et immobilise, Alkathoos n’a plus la capacite de s’enfuir. La reference conjointe aux yeux et aux membres rappelle un schema corporel courant dans l’epopee homerique : ä l’image du heros qui bondit et se jette dans la melee, beneficiant d’une vue claire et de membres rendus agiles par un dieu, s’oppose la figure d’Alkathoos, condamne ä l’immobilite par Poseidon. Dans / 'Iliade, la notion d’empechement est egalement retenue pour decrire le mode d’action d’Ate, puissance de l’egarement. Consideree comme funeste, elle nuit aux homines et aux dieux. Ainsi, pour expliquer sa colere qui causa tant de pertes chez les Acheens, Agamemnon invoque 1’intervention de la deesse : « c’est elle qui entrave les hommes »74. Une scholie ä ce passage homerique etablit une equivalence interessante 68 Od. VII, 272. Cf. aussi Od. XIV, 61. 69 Od. X, 19-24. 70 Cf. C. A. Faraone, « Binding and Burying ...» op. cit. A l’origine de ces interpretations se trouve le travail de W. Burkert, « Itinerant Diviners and Magicians ...» op. cit. Bien que F. Graf {op. cit. p. 194-198) s’inscrive dans ce sillon, il remarque neanmoins 1’existence de differences substantielles entre la culture grecque et le monde assyro-babylonien. 71 A deux exceptions pres : II. XXIII, 581-5 et Od. XXI, 391. 72 La traduction du verbe thelgein par « meduser» est motivee par l’effet d’immobilisation associe ä ce type d’action. Cf. Carastro, op. cit., p. 18-2let, pour une analyse de ces notions, 46-62. 73II. XIV, 434-438. 74II. XIX, 94. entre le verbe katapedän, present dans le texte, et katekhein, terme technique des defixions. Cela prouve bien que, malgre leur absence du lexique employe par les katadesmoi, pedän et katapedän ont continue ä fonctionner ä Pinterieur du systeme de representations mobilisees par les defixions, qu’ils avaient contribue ä constituer. Cet aper?u de la terminologie et des notions rattachees au champ semantique de la ligature invite ainsi ä s’interroger sur la relation qui a pu etre etablie entre les ligatures rituelles et la notion de magie au IVe siecle. Car c’est ä cette epoque que les katadesmoi sont devenus magiques. L’analyse du processus d’elaboration de la notion de mageia requiert une lecture des sources attentive ä leurs strategies rhetoriques. Depuis la deuxieme moitie du Ve siecle, les auteurs utilisaient en effet le mot magos, mage, ä des fins polemiques75, pour stigmatiser des pratiques ou des figures traditionnelles. Ainsi, le devin Tiresias et les guerisseurs traditionnels sont compares ä des mages et accuses de tromperie76. Et la mageia est presentee par Gorgias comme une erreur pour l’ame et une tromperie de l’opinion77. A une epoque qui connait l’essor de la rhetorique, le sophiste qui sait persuader son public, voire le tromper, en troublant son esprit par des discours qui lui font changer sans cesse d’opinion, risque de se faire traiter de mage. Au IVe siecle, Platon utilise ce genre de Strategie rhetorique pour stigmatiser les sophistes, les poetes et les devins78. En effet ces personnages revendiquent un pouvoir de persuasion et exercent done, selon Platon, une emprise sur fame qu’il juge dangereuse pour sa cite ideale regie par la philosophie. La mention des katadesmoi par Platon doit done etre etudiee dans cette perspective. Parmi les textes les plus cites par les specialistes de la magie antique, figure un passage du deuxieme livre de la Republique, dans lequel il est question de specialistes de la purification des fautes : « Des pretres mendiants, agurtai, et des devins, mantels, allant aux portes des riches les persuadent qu’ils ont un pouvoir obtenu des dieux de soigner, par des sacrifices et des incantations, n’importe quelle faute commise soit par eux soit par leurs ancetres, avec des plaisirs et des fetes ; et si l’on veut nuire ä un ennemi, avec un petit prix, on endommagera aussi bien le juste que l’injuste par des invocations et des ligatures rituelles, car ils persuadent les dieux, disent-ils, de les servir. »79 75 Cf. G.E.R. Lloyd, Origines et developpement de la science grecque. Magie, raison, experience tr. fr. Paris 1990 et R.L. Gordon, « Aelian’s peony : the location of magic in Greco-Roman tradition », Comparative Criticism 9, Cambridge 1987. 76 Cf. Hippocrate, Stir la maladie sacree, I, 27 Grensemann et supra n. 10. 77 Eloge d'Helene, 10. Cette tromperie a le meme aspect contraignant et nefaste que l’egarement d’esprit cause par la puissance divine Ate, cf. supra. 78 Pour la relation etroite entre les devins et les sophistes, cf. platon, Lois 908c-d. 79 Platon, Republique, II, 364b-c. Cette traduction se distingue des lectures de ce texte generalement proposees. Dans ce sens, cf. G. Casertano, L'Eterna malattia del discorso. Quattro studi su Platone, Naples 1991: 60. Pour une analyse plus approfondie de ce passage, cf. Carastro, op. cit., p. 394-396. Les commentateurs de ce texte identifient souvent la cible de cette attaque avec les mages et leur attribuent done la pratique des katädesmoi, en s’appuyant sur le texte du traite Sur la maladie sacree, dans lequel les pretres mendiants, agürtai, et les purificateurs traditionnels, kathartai, sont compares aux mages80. Or, ä la lumiere des considerations precedentes, cette lecture du texte hippocratique est peu justifiee car eile en ignore la portee polemique. L’usage stigmatisant de la figure des mages ne permet pas de tirer des conclusions sur leurs pratiques. Une approche plus sensible aux strategies rhetoriques amene ä constater que Platon, dans le passage cite ci-dessus, attribue en realite les ligatures rituelles aux devins. Or, les pretres et les devins vises par le philosophe ne sont pas des mages mais ces praticiens dont il considerait les pratiques, tels les katädesmoi, et les propos comme impies et dangereux, puisqu’ils parvenaient k convaincre les homines que toute faute envers leurs semblables ou envers les dieux etait reparable81. Dans un passage des Lois qui vise ä interdire leurs pratiques82, Platon stigmatise egalement ces specialistes en les associant ä la goetie83, un des termes relies ä la notion de mageia. Aussi, les katädesmoi sont-ils pris dans la polemique platonicienne contre les devins et se trouvent associes ä la notion naissante de magie. Des lors, les defixions seront toujours plus assimilees ä des pratiques « magiques ». C’est egalement ä partir de cet usage platonicien que la magie se constitue en tant que notion-frontiere. L’oeuvre de Platon se trouve en effet ä l’origine d’une longue tradition exegetique qui, d’une part, a affiche un grand mepris ä l’egard des croyances et des pratiques qualifiees de magiques et, d’autre part, a considere la mageia comme une forme de savoir elevee et exclusive, enseignee par les mages84. Pour conclure, 1’etude de la relation entre les katädesmoi et la notion de mageia invite ä abandonner l’approche qui utilise la magie comme une categorie universelle. L’avantage de considerer cette notion comme un produit culturel est confirme, d’une part, par une analyse des sources soucieuse de leurs strategies rhetoriques et, d’autre part, par une etude des katädesmoi attentive ä leur alterite. Une alterite qui eclaire celle des Grecs et qui est garante d’ouverture et d’elargissement du champ du pensable de chaque culture. Marcello Carastro EHESS - Ežcote des Hautes Etudes en Sciences Sociales Bd. Raspaii, 54, 75006 Paris, France e-mail: Marcello. Carastro@ehess.fr 80 Cf. M. Vegetti, Platone, la Repubblica, trad, e comm, a cura di M.V., vol. II, libri II e III, Naples 1998 : 226. 81 Rep. II 364e-365a. 82 Lois, XI, 932e-933e. 83II s’agit d’une action sur l’äme faisant appel aux ligatures rituelles, au changement d’apparence ou ä une parole efficace de type incantatoire. Pour des developpements ulterieurs sur cette notion complexe et son usage par Platon, cf. Carastro, op. cit., p. 368-382. 84 Une telle ambigui'te est bien exploitee par Apulee dans son Apologie. Povzetek Kakšna drugačnost za Grke? Katädesmoi in invencija pojma magije Članek se loteva vprašanja drugačnosti, ki jo lahko prepoznamo v antični grški kulturi, s proučevanjem odnosa med pojmom magije in obrednimi ligaturami (katädesmoi). Analiza Selinontovega zaklinjanja nas v perspektivi, ki povezuje antropologijo in kulturno zgodovino, navaja k preverbi vloge, ki sojo obredne ligature (katädesmoi) odigrale v procesu invencije pomena magije v antični Grčiji. Glede na to, da so bili v antični Grčiji obredni objekti obravnavani v tedanjem času že celo stoletje kot objekti za »izražanje magije«, se zdi plodno le-te že v osnovi analizirati z antičnimi grškimi kategorijami in v kulturnem okviru, v katerem so nastali. Aplicirani pristop nas prepričuje, da zavrnemo pogosto sprejete hipoteze, ki mage razumejo kot drugačne od katädesmoi. Po drugi strani članek poskusa analizirati, kako so bili ti objekti, datirani v IV. stoletje pr. n. št, povezani s pojmom magije kot take. Ko zapustimo sodobne predstave o problematiki, se nam odpre možnost razumevanja okoliščin, ki jih je vzpostavila grška kultura za ustvarjanje novih pojmov na podlagi grškega in grškemu tujih jezikov. Heuristična funkcija tega tipa drugačnosti, na katerega naletimo v antični grški kulturi, nas spodbuja k temu, da preučimo mejo v novi luči.