lacan folisophe Philippe De Georges Il est bon de prendre chaque lecture comme une parole qui nous est adressee. Ainsi fait naivement celui qui dit : « ga me parle ! », quand ce n'est pas une voix sans corps ni tete qui nous intime : « Lis ce livre ! ». Tout se passe alors comme si cette pensee qui vient a notre rencontre naissait au jour specialement pour nous. L'Autre soudain penche sur notre epaule forme des mots qui trouvent le chemin de nos caurs, fouille au dedans de nos entrailles, leve en nous une poussiere inspiree. L'Autre a des levres de velours pour susciter notre engoue-ment. Il sait mordre, meme, la ou la chair est sensible au verbe, ou ga resonne, ou ga vibre. Cette voix qui nous interpelle eveille par ses echos « l'habitant interieur » aux aguets quelque part dans nos reins de lecteur. Voila comment les Ecrits de Lacan et la transcription de son seminaire m'ont servi d'aliment. Je n'y ai rencontre nulle forme de sagesse. Rien qui vien-ne apaiser mon intranquillite. Je n'ai d'ailleurs jamais cherche ni espere cela. Qu'il faille bien calmer la douleur d'exister, l'angoisse de vivre, nos fievreuses insomnies, Freud nous l'a suffisamment dit pour qu'il ne soit pas besoin d'en rajouter une couche. Mais a I'ecoute du Logos, c'est autre chose qu'on attend. Tant pis pour les marchands de sommeil psychique : Lacan ne nous apporte aucune promesse de reconciliation. Autrement dit : « Il ne s'agit pas d'intro-duire la philosophie dans le boudoir (aucune passion cruelle), mais le bordel dans la philosophie1 ». Si quelque chose doit nommer le rapport constant de Lacan a la philosophie, c'est bien le mot de subversion. Le modele de celle-ci est a prendre dans ce qu'il a appele « Subversion du sujet et dialectique du desir » et dans le traite-ment qu'il impose a ce concept qui est - ou qui etait - au caur de la pensee du moment : le concept de sujet. Celui-ci se trouve au carrefour de la philosophie, du droit, de la politique et de la psychologie. Lacan le prend et s'en empare 1 Philippe Sellers, Une vie divine, Gallimard, Paris 2006, p. 184. pour subvertir tous les usages precedents, pour le vider de tout ce que ces traditions y ont inscrit. Le mot est donc recupere, mais aussitot retourne comme un gant, au profit d'une logique nouvelle. Lacan n'est pas seul a subvertir ce que vehicule dans l'usage le mot si commode de sujet. Nietzsche avant lui a voulu refuter ce qu'il appelait joliment « la mythologie du concept de sujet » : comme si l'agent pouvait etre distingue de son acte ! Comme s'il etait derriere, quelque part en amont. Comme si le sujet etait autre chose que l'insondable choix qui l'anime ! Cette torsion lacanienne n'est pas un fait unique, mais une constante. Ainsi en est-il des outils forges par Hegel, de la dialectique du maitre et de l'esclave, par exemple, mise a contribution et detournee au profit d'une elaboration ine-dite du lien interpersonnel (le schema L) et d'une refondation de la notion de narcissisme. Ces exemples parmi tous les autres donnent la cle de cette demarche re-currente de Lacan, de sa version singuliere du dialogue qu'il poursuit inces-samment avec les philosophes de toujours comme avec ceux de son temps. Le dialogue passe par l'emprunt d'un outil de pensee qu'il modifie et fait a sa main, qu'il fagonne et assimile, afin de faire un pas de plus a l'interieur de la construction de sa clinique et de la theorie freudienne. La ou Freud peche par defaut, ou sa plume s'est arretee, ou quelque chose a manque pour qu'il puisse faire la percee decisive qu'il cherchait ; la ou la psychanalyse est en panne et necessite pour son avancee qu'on aille avec Freud et plus loin que lui, Lacan fait ce pas, par le biais de cet emprunt detourne d'un outil philosophique. Et c'est en fait une double torsion, qu'il imprime : au concept utilise sans ambages, et parfois sans reference explicite, et au trajet freudien, dont il opere le depasse-ment subreptice. Freud n'est jamais loin : c'est sous son regard, que Lacan enseigne. Observons-le a propos d'un probleme crucial pour la psychanalyse : celui de l'efficace de la parole, et de sa limite. On se souvient que cette question est un point de butee de Freud, lorsqu'au terme de son enseignement il juge necessaire de doucher ses eleves et de refroidir leur enthousiasme vain quant aux succes croissants de la psychanalyse. Souvenons nous de son insistance a mettre en valeur ce qui resiste irremediablement, l'inertie du symptome, l'attachement paradoxal des sujets a ce dont ils se plaignent le plus. C'est son invention che-rie, son grand mythe pulsionnel, sorti du chaudron de la sorciere metapsychologie, qui lui permet de rappeler a tous cette part qui reste a jamais hors de la prise du symbolique, refractaire aux mots, os resistant au champ du langage et a la fonction de la parole. Freud cerne ce qui se derobe en terme du quantum d'energie. Et pour ceux qui le lisent et le suivent dans la pratique analytique, force est de reconnaitre qu'il a reconnu cette limite et cette impossibilite (l'exis- tence d'un impossible a dire) des les premiers balbutiements de ses efforts theo-riques. N'est-ce pas la deja dans son Esquisse ? N'y est-il pas deja question d'une part qui echappe aux filets du signifiant, de toute trace mnesique, et qui tombe et choit, als das Ding ? C'est tres exactement ce que Lacan recueille et a quoi il s'emploie a donner suite et developpement. Le roc freudien est a son tour son horizon, son pay-sage : ce qui tombe als dad Ding, non symbolise, irrecuperable et irremediable, amorce et point d'appel de l'eternel retour du meme^La Chose est un pivot de l'enseignement de Lacan. Pour peu qu'on soit sensible a ce qui dans son cours fait echo aux grandes pensees de son temps, on ne peut que prendre un infini plaisir a lire son seminaire L'ethique en le faisant resonner avec le texte de Martin Heidegger : Was ist das Ding ? C'est jusqu'a la musique des phrases, a leur intonation poetique, que se retrouve ce dialogue. Mais Lacan est-il heideggerien pour autant ? L'est-il meme un instant ? Certainement pas plus qu'il ne serait fonde de dire qu'il a ete hegelien a un autre moment, sartrien ou levi-straussien^ Il n'est d'ailleurs que de voir que son chemin ne s'arrete pas au concept de Chose, mais que celle-ci n'est qu'une etape dans une elaboration qui le conduira a produire des signifiants qui lui sont bien plus propres, comme ceux de jouissance et d'objet a. J'ai beaucoup dit me semble-t-il que Lacan fait un pas, au-dela de Freud. Cette affirmation n'est pas en accord avec ce qu'il a si souvent repete, chaque fois qu'il inscrivait sa contribution a l'interieur du champ freudien, au-dedans du domaine explore et delimite par Freud. Mais avec le recul que nous avons, on ne peut certainement pas meconnaitre ce qui dans le lent retour de Lacan sur la discipline freudienne, releve de l'interpretation du desir du pere fondateur : faire un pas au-dela de Freud, c'est tout simplement penser son impense. C'est ce que fait Lacan, en interrogeant le desir de Freud dans la psychanalyse. Cet impense est religieux. Il y a la quelque chose qui peut interesser au plus au point les philosophes. Didier Franck2 note a propos de Descartes qu'il a « detheologise » des concepts, en les faisant passer du domaine de la foi a celui de la philosophie. Mais il ecrit aussitot que « la marque de provenance » ne s'efface pas : un concept migrant de la dogmatique chretienne a la philosophie a pour effet « une theologisation subreptice et radicale de la philosophie ». Il me semble que Lacan met en evidence quelque chose de ce type dans la pensee de Freud. N'est-ce pas ce qu'on peut retenir du choix qu'il fait en appelant « Nom-du-Pere » ce qu'il repere au principe de la fonction paternelle dans l'ffidipe freudien ? Ainsi, semble-t-il, le mythe freudien se trouve-t-il rattache a sa source, au discours ou il s'origine : le 2 Didier Franck, Nietzsche et I'ombre de Dieu, PUF, Paris 1998, p. 32. message judeo-chretien. D'ou un souci constant qui s'exprime par exemple des « Le mythe individuel du nevrose » : « En un mot, tous les schemes de I'ffidipe sont a critiquer ». Dit autrement, I'auvre de Lacan est critique. Elle est meme certainement la plus radicale et la plus decapante critique d'une doctrine, faite de l'interieur meme de cette doctrine. Lacan est dans le champ freudien comme son inepuisable laboureur. On peut utiliser pour definir ce rapport le mot qu'il forge pour un autre usage : il lui est extime. La position de Lacan est singuliere. C'est cette singularite qui en fait le prix. Telle qu'il la definit lui-meme, elle l'exclue - par son statut d'exception - de tout ce qui peut etre range sous le nom de philosophie. Le terme d'anti-philosophe (qu'il a pu revendique a l'occasion, mais qui n'a pas d'autre portee que dans le contexte ou il l'emploie) ne lui convient pas plus. Lacan definit son travail3 comme n'etant pas celui d'un penseur, mais de quelqu'un qui com-mente inlassablement son experience (la praxis analytique), en interrogeant la pensee constituee de Freud et sa verite. L'originalite de cette posture tient dans la double reference qu'elle s'impose : une pratique, ou l'analyste est implique par sa presence reelle (d'ou le terme d'experience), et une theorie, deja faite, par celui dans le sillage de qui on se tient. Autrement dit, Lacan enseigne de-puis un lieu qui est au point d'intersection, de tension, de conflit, de rencontre, de ces deux domaines dont il constitue l'interface, le joint, le naud, le gond. C'est de la, et de la seulement, qu'il peut tenir son discours sur ce qui reste au fond « la beance existentielle » du parlant. Rien de cette beance ne se comble. Tout au plus la parole peut-elle tendre une corde sur l'abime. De ma faiblesse, il m'appartient de faire ma seule force. Je ne peux trouver d'autre sagesse que dans le materiau de ma propre folie. Aussi, comment mieux dire ce qui est en derniere instance le rapport de Lacan a la philosophie, qu'en lui empruntant le mot d'esprit par lequel il definit la visee de l'analyse : une folisophie. 3 Jacques Lacan, D'un Autre a I'autre, Seuil, Paris 2006, p. 278.