Num propter vi tam vivendi perd ere causas Alenka Zupančič »C'est un souci tout à fait vain que de croire que privée de tout ce qui peut la recommander aux sens, la loi morale ne rencontrerait qu'une approbation froide et sans vie et ne s'accompagnerait ni de force impulsive, ni d'émotion. C'est tout le contraire; car lorsque les sens ne voient plus rien devant eux et que cependant demeure l'idée de la moralité, qui ne peut être ni méconnue ni détruite, il serait bien plutôt nécessaire de modérer l'élan d'une imagination sans limites, pour ne pas la laisser croître jusqu 'à l'enthousiasme«. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger Dans ce texte, je vais aborder la philosophie pratique d'Emmanuel Kant à travers la critique lacanienne essayant de proposer une ligne possible de la »défense« de Kant. L'enjeu de mon argumentation ne sera pas de montrer que Lacan a eu tort, mais plutôt de relire certains passages de la philosophie kantienne comme une réponse, avant la lettre, aux »attaques« de Lacan. Je ne prétends pas à traiter, dans ce petit texte, tous les aspects de la critique lacanienne, je vais me limiter à quelques-uns. Ce que je voudrais montrer n'est »prouvable« qu'à travers une lecture »comparative« de Kant et Lacan. Pour cette raison, je prie le lecteur de me pardonner le fait qu'on trouve, dans ce texte, un assez grand nombre de citations. * Il y a quelques passages où la critique lacanienne fait tout simplement tort à Kant. C'est à dire que Lacan attribue à Kant quelque chose qu'il n'a jamais soutenu ou il lui attribue une attitude contradictoire à plusieurs de ses proclamations. Un tel exemple serait l'allusion que Lacan fait, dans Kant avec Sade, à la rhétorique de la conscience (et »voix«) morale, l'allusion à laquelle Bernard Baas a répondu dans son texte »Le désir pur«: On ne trouve, dans le texte de Kant, aucune rhétorique de la 'conscience morale' (ce serait alors, en allemand, Gewissen et non Bcwusstsein) ni de la 'voix du devoir'. C'est dans la 'Profession de foi du vicaire savoyard' que retentit le fameux: 'Conscience! conscience! instinct divin, immortelle et céleste voix!' (Rousseau, /Emile, éd. Garnier-Flammarion, p. 378). Rien de tel chez Kant. Même son lyrisme occasionnel reste strictement cohérent à la froide rigueur de l'Analytique: 'O devoir! nom grand et sublime, tu ne comprends en toi rien qui plaise, rien qui s'insinue par flatterie, mais tu exiges la soumission', C.R.Ptque, p. 98.1 1 . Bernard Baas, »Le désir pur«, Ornicar? no. 43, hiver 87-88, Navarin, Paris 1988. 222 Alenka Zupančič Ce type de »fausses rencontres« ne sera pas l'enjeu de ce texte, car ce sont surtout les points où la critique de Lacan porte atteinte au »torse« de la philosophie pratique kantienne, qui nous intéresseront ici. Cependant, je vais commencer par un passage de l'interprétation lacanienne d'Antigone, un passage qu'on peut encore ranger parmi les attaques contre un faux destinataire. C'est un passage décisif, car si Lacan avait raison sur ce point, notre tentative de proposer une lecture »lacanienne« de Kant serait bloquée dès le début. Voilà le passage en question: Remarquez que son langage (i.e. le langage de Créon) est parfaitement conforme à ce qui dans Kant s'appelle le concept, Begriff, du bien. C'est le langage de la raison pratique. Son interdiction concernant la sépulture refusée à Polynice, traître, ennemi de la patrie, est fondée sur le fait qu 'on ne peut pas également honorer ceux qui ont défendu la patrie et ceux qui l'on attaquée. Du point de vue kantien c'est bien une maxime qui peut être donnée en règle de la raison ayant valeur universelle.2 Malheureusement, Kant ne nous a pas laissé son interprétation d'Antigone qui pourrait rendre plus facile notre tâche de comprendre la relation de l'»éthique lacanienne« et de l'éthique kantienne. La possibilité que Kant aurait tenu l'acte d'Antigone pour un acte éthique ne me semble pas du tout exclue, même en ce qui concerne l'épreuve de l'universalité - quoique, peut-être, pour des raisons différentes de celles qui fondent la position de Lacan. Kant pourrait dire, par exemple, qu'Antigone se met en défense de ce qu'il y a d'humain dans (chaque) homme en dehors de la question s'il est un traître ou non, qu'elle se met en défense de cette quelque chose »en homme plus qu'homme«, en défense de ce qui reste de l'homme au-delà de toute détermination symbolique. Il faut punir le traître (et c'est l'affaire d'une législation positive), mais l'homme, il faut l'inhumer. Or, pour ne pas se perdre sur le territoire obscur de ce que Kant pourrait dire, il vaut mieux s'en tenir à ce qu'il a effectivement dit. Et là, il y a au moins deux raisons pour lesquelles la critique de Lacan n'atteint pas son destinataire: 1) Créon, Créon le souverain, se trouve du côté de la légalité, du côté juridique, du côté des lois, c'est à dire du côté de ce que Kant appelle l'état juridico-civil. Celui-ci n'est pas, et ne doit pas être, mis au même niveau que le domaine moral ou éthique. D'après Kant, on ne doit pas confondre la légalité et la moralité, car la confusion de la visibilité de l'action politique et du caractère invisible de l'intention morale, serait catastrophique, »...malheur au législateur qui voudrait établir par la contrainte une constitution à fins éthiques, car non seulement il ferait ainsi le contraire de cette constitution, mais de plus il saperait sa constitution politique et lui ôterait tout solidité.«3 2 . Jacques Lacan, L'éthique de la psychanalyse, Seuil, Paris 1986, p. 301. 3 . Emmanuel Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, trad. J. Gibelin, Vrin, Paris 1983, p. 127. Num propter vitam vivendi perdere causas 223 Dire que le langage de Créon est le langage de la raison pratique, c'est méconnaître cet écart, sur lequel Kant pourtant insiste. Il se peut que les deux langages soient »semblables«, cependant, les lieux de l'énonciation sont tout à fait différents. L'éthique, chez Kant, c'est quelque chose qu'on ne peut pas sanctionner par une législation positive ou exercer une pression sur quelqu'un au nom des fins éthiques. Lacan lui-même est bien conscient de ce fait lorsqu'il affirme trois ans plus tard, dans Kant avec Sade: Nulle légalité positive ne peut décider si cette maxime peut prendre rang de règle universelle, puisuqe aussi bien ce rang peut l'opposer éventuellemnt à toutes* 2) Le fondement de la philosophie pratique de Kant n'est ni le concept du bien, ni le bien commun, mais l'impératif catégorique en tant que la forme pure de la législation (morale), à laquelle rien ne doit précéder. Le concept du bien est un concept dérivé, et il ne se rapporte qu'à la manière dont le sujet agit. Le concept du bien doit »être dérivé d'une loi pratique antérieure«5. »Ce bien et ce mal se rapportent donc à proprement parler aux actions, et non à l'état de sensibilité de la personne, et, s'il devait y avoir quelque chose qui soit bon ou mauvais absolument (...), ou qui doive être tenu pour tel, ce serait seulement la manière d'agire, la maxime de la volonté, (...), mais nullement une chose.«6 Sur ce plan, rien n'est moins certain que la constatation que l'éthique katienne soit placée du côté de Créon. Passons maintenant aux reproches plus particuliers, plus concrets, que Lacan lance contre Kant. Commençons par sa célèbre critique d'apologue kantien du gibet.7 A propos de cet apologue, Lacan fait, entre autres, la remarque suivante: Mais il se pourrait qu 'un tenant de la passion, et qui serait assez aveugle pour y mêler le point d'honneur, fit problème à Kant, de le forcer à constater que 4 . J. Lacan, »Kant avec Sade«, Ecrits. Seuil, Paris 1966, p. 769. 5 . E. Kant, Critique de la raison pratique, trad. Luc Ferry et Heinz Wismann, Gallimard. Paris 1985, p. 88. 6 . Ibid., p. 91. 7 . »Supposez que quelqu'un prétend ne pouvoir résister à sa passion, lorsque l'objet aimé et l'occasion se présentent est-ce que, si l'on avait dressé un gibet devant la maison où il trouve cette occasion, pour l'y attacher immédiatement après qu'il aurait satisfait son désir, il lui serait encore impossible d'y résister? Il n'est pas difficile de deviner ce qu'il répondrait. Mais si son prince lui ordonnait, sous peine d'une mort sans délai, de porter un faux témoignage contre un honnête homme qu' il voudrait perdre au moyen d'un prétexte spécieux, regarderait-il comme possible de vaincre en pareil cas son amour de la vie, si grand qu'il pût être? S'il le ferait ou non, c'est ce qu'il n'osera peut-être pas décider, mais que cela lui soit possible, c'est ce dont il conviendra sans hésiter. Il juge donc qu'il peut faire quelque chose parce qu'il a la conscience de le devoir, et il reconnaît ainsi en lui-même la liberté qui, sans la loi morale, lui serait toujours demeurée inconnue.« 224 Alenka Zupančič nulle occasion ne précipite plus sûrement certains vers leur but, que de le voir s'offrir au défi, voire au mépris du gibet* Cette remarque fait partie de la ligne d'argumentation qu'on pourrait résumer par la formulation suivante: Une simple introduction de la jouissance en tant que quelque chose qui vise au-delà du principe du plaisir fait que Kant perd son cas. Il suffit que nous fassions passer la nuit avec la dame de la rubrique du plaisir à celle de la jouissance, en tant que la jouissance implique précisément l'acceptation de la mort, pour que l'exemple soit anéanti. La jouissance est une chose qu'on ne pourrait plus qualifier comme »pathologique«, parce que le »sujet de la jouissance« agit contrairement à ses propres intérêts et à son bien-être. C'est bien un argument qui pose des difficultés sérieuses au raisonnement de Kant. - Il est vrai que Kant avance trop vite dans sa déduction, pourtant, il est vrai aussi que l'exemple lui-même n'est pas du tout un bon example de l'enjeu fondamental de sa théorie éthique. Et c'est parce qu'il nous fait croire que si le sujet refusait de porter un faux témoignage, même si ça lui amenait au gibet, il accomplirait un acte éthique proprement dit - ce qui n'est pas du tout nécessaire. Autrement dit, le problème c'est que l'exemple en question, même dans sa deuxième partie, n 'estpas simplement un exemple de l'acte éthique. Ce que Kant veut illustrer par cet exemple, c'est tout simplement que le sujet est capable, sur un certain point, d'agir contrairement à ses intérêts même si cela lui pourrait coûter sa vie. Cependant, cette capacité (même réalisée) ne suffit pas pour qu'un acte éthique ait lieu. Lacan reproche à Kant à juste titre qu'il ne reconnaît pas cette possiblité dans le premier cas, c'est à dire dans le cas d'un »tenant de la passion«. Pourtant, dans ce reproche, il articule une chose qui nous facilite beaucoup la défense de Kant. Nous avons dit que le refus d'un faux témoignage n'était pas nécessairement un acte éthique. Et c'est parce qu'il se peut très bien que le sujet en question fait ce qu'il fait précisément parce que »nulle occasion ne le précipite plus sûrement vers son but, que de le voir s'offrir au défi, voire au mépris du gibet«. Dans ce cas, ce qu'on attache au gibet, avec le sujet, c'est la pureté morale de son acte. C'est là que réside la rigueur fameuse de l'éthique kantienne. Le défi, surtout le défi qui prend la forme de motivation, ne peut pas avoir lieu dans la structure de l'acte éthique. Quelqu'un qui suit la Loi parce qu'il trouve une jouissance »irrésistible« dans la transgression des lois (ou dans le défi) n'agit pas de façon morale. On pourra dire qu'ici, Lacan perd des yeux pour instant ce qui est d'ailleurs sa thèse fondamentale dans Kant avec Sader. le voisinage de Kant et de Sade. De même façon que le discours sadien est au fond un discours très ennuyeux, »le héros kantien«, le héros de la Critique de la raison pratique, n'est pas un »aventurier«. De même façon que l'exécuteur sadien (»l'agent de tourment«) n'est pas un sujet trouvant une certaine joie ou une certaine jouissance dans son »travail« mais plutôt un 8 . »Kant avec Sade«, op. cit., p. 782. Num propter vitam vivendi perdere causas 225 objet-instrument de la volonté (de jouissance) de l'Autre, »l'agent moral« de Kant est d'autant plus à l'hauteur de son devoir qu'il réussisse à se »réaliser« comme objet. Il serait utile de souligner ici que le concept de la jouissance comme insérée dans la dialectique du défi et de la transgression n'est pa la seule conceptualisation que Lacan ait donnée à ce phénomène. L'acte d'Antigone qui représente pour Lacan l'exemple de l'acte éthique par excellence, n'est pas à comprendre en termes de la jouissance dans la transgression des lois de Créon. Dans l'oeuvre de Lacan, on peut tracer une notion bien différente de la jouissance: la jouissance qui n'est pas liée à la dialectique du défi, la jouissance qui ne suit pas la logique de l'objet (petit a), mais la logique de la Chose, la jouissance qui n'est pas la jouissance de la transgression mais vise plutôt à anéantir la possiblilité-même de la transgression. Où est-ce que on peut placer cette jouissance? Si déjà »la première« trouve sa place au-delà du principe du plaisir, où est-ce qu'on pourrait situer »la deuxième«? La réponse de Lacan est un terme emprunté à Sade dont Lacan se sert in extenso dans son analyse de l'acte d'Antigone: le terme de la seconde mort. Au-delà de la mort, au-delà du cycle de la vie et de la mort, au-delà de la jouissance de la transgression - en somme, au-delà de »l'au-delà du princip du plaisir«, il y a quelque chose que Lacan nomme le »double évanouissement du sujet«, et c'est dans cette direction que vise l'acte d'Antigone. Sur quoi pourrait porter ce »double évanouissement du sujet«? Nous pouvons essayer de répondre: l'évanouis- sement ne touche pas seulement le sujet de l'énoncé, mais aussi le sujet de l'énonciation, en tant que c'est justement le dernier qui, dans l'interprétation lacanienne de la loi morale, profite toujours d'une certaine jouissance. C'est à cause de cela qu'on devrait comprendre la remarque de Lacan par rapport au gibet, non pas comme une critique du rigorisme kantien, mais au contraire, comme un appel à Kant de s'efforcer encore pour qu'il puisse venir à l'acte éthique proprement dit. Il faut dire que la tripartition qu'on vient de tracer dans Lacan, la tripartition liée au concept de la seconde mort, mort seconde mort plaisir / au delà du principe du plaisir / das Ding - on peut la tracer dans Kant aussi. On pourrait dire qu'il y a deux types de l'impureté (c'est à dire de la pathologie) au niveau des actes qui s'accordent, d'ailleurs, avec le devoir. La première est l'impureté proprement dite pathologique: ici, le sujet agit en concordance avec le devoir parce qu'il s'attend à en profiter positivement (gagner une bonne réputation, une bonne place dans la société, »aller au ciel«,...) La limite ultime de cette attidude »morale« est le cas où on doit mettre en jeu sa vie. Si on passe cette limite de façon qu'on est prêt à agir contrairement à son »intérêt vital«, parce qu'on a un motif assez fort pour le faire, on peut parler d'une pathologie »sublimée«. L'intérêt du sujet n'est plus un intérêt concret, il est plutôt l'intérêt suscité par 226 Alenka Zupančič une Idée qui se présente comme un défi. Je vais analyser ce deuxième type du pathologique un peu plus tard. On pourrait dire que Kant est bien conscient de ce qu'il peut y avoir une jouissance se produisant au dos du sujet.' Pour cette raison son éthique vise souvent vers ce lieu que nous avons appelé, avec Lacan, la seconde mort. Jusqu'à un certain degré, Lacan reconnaît cette visée de la raison pratique mais seulement jusqu'à un certain degré: Le franchissement nous est donné par Kant, quand il pose que l'impératif moral ne se préoccupe pas de ce qui se peut ou ne se peut pas. Le témoignage de l'obligation, en tant qu'elle nous impose la nécessité d'une raison pratique, est Tu dois inconditionnel. Ce champ prend précisément sa portée du vide où le laisse, à l'appliquer en toute rigueur, la définition kantienne. (...) Le renversement que comporte notre expérience met en place au centre une mesure incommensurable, une mesure infinie, qui s'appelle le désir. (...) Si Kant n'avait fait que nous désigne ce point crucial, tout serait bien, mais on voit aussi sur quoi ouvre l'horizon de la raison pratique - sur le respect et l'admiration que lui inspirent le ciel étoilé au-dessus de nous et la loi morale au-dedans. On peut se demander pourquoi. Le respect et l'admiration suggèrent un rapport personnel. C'est bien là, chez Kant, que tout subsiste, quoique démystifié ...10 Un peu plus loin, Lacan ajoute à cet »horizon de la raison pratique« le postulat kantien de l'immortalité de l'âme: Kant a pu réduire à sa pureté l'essence du champ moral, il reste en son point central qu'il faut qu'il y ait quelque part place pour la comptabilisation. Ce n'est rien d'autre que signifie l'horizon de son immortalité de l'âme. Nous n'avons pas été assez emmerdés sur cette terre avec le désir, il faut qu'une partie de l'éternité s'emploie à faire, de tout cela, les comptes,u On pourrait défendre Kant en soulignant que l'immortalité de l'âme n'est qu'un postulat qui, d'après Kant lui-même, ne doit jouer aucun rôle dans l'acte éthique. Mais ce serait une voie trop facile pour échapper à la portée de l'objection que Lacan fait à ce propos. Postulat ou pas, en effet c'est un horizon très convenable pour ce que Lacan appelle »céder sur son désir«. Il est vrai aussi que Kant parle de la loi moral avec un certain enthousiasme culminant justement dans le passage auquel Lacan fait référence.12 J e n'ai pas l'intention de contester la légimité de la critique lacanienne sur ce point. J e vais faire plutôt une autre suggestion: Kant a répondu à la critique de Lacan par sa théorie du sublime. Effectivement, Kant reprend sur le terrain du 9 . Ce point est évidente par exemple dans le passage que j'ai choisi comme épigraphe de ce texte. 10 . L'éthique de ta psychanalyse, p. 364. 11 . Ibid, p. 366. 12 . »Deux choses remplissent le coeur d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique: le ciel étoile au-dessus de moi et la loi morale en moi.«. Critique de la raison pratique, p. 212. Num propter vitam vivendi perdere causas 227 sublime pratiquement tous les points de sa philosophie pratique qui ont été »attaqués« dans la critique proposée par Lacan. Et dans cette affaire, le fait que Kant a écrit la Critique de la faculté de juger immédiatement après la Critique de la raison pratique, n'est pas négligable. On pourrait lire la théorie du sublime dans la troisième Critique comme un geste par lequel Kant a soustrait au régime de l'action morale, jalonné par la Critique de la raison pratique, une partie de son territoire en l'accordant à l'esthétique. En d'autres termes, Kant lui-même s'est rendu compte du fait qu'il s'était laissé aller trop loin hors du cadre des principes de la philosophie pratique, et dans la troisième Critique, il a »retiré« ce territoire acquis de façon illégitime. Il y a d'abord la phrase à laquelle Lacan fait allusion. On sait bien quel rôle jouera, dans la théorie du sublime, le ciel étoilé. Et, au respect et à l'admiration de ce ciel étoilé aussi bien qu'au respect de la loi morale, un statut tout particulier sera donné dans la troisième Critique, le statut des sentiments esthétiques. En effet, le respect (Achtung ) qui, dans la Critique de la raison pratique, reste la seule corrélation »émotionnelle« de la loi morale, devient dans la troisième Critique une catégorie esthétique, ou plus exactement, la catégorie du sublime. Dans le paragraphe 27 de la Critique de la faculté de juger, Kant affirme, après avoir introduit la notion du respect tout au début du paragraphe: »Ainsi le sentiment du sublime dans la nature est le respect pour notre propre destination...«13 Il est encore plus explicite dans la Remarque générale: »11 s'ensuit que le bien (moral) intellectuel, en lui même final, considéré esthétiquement ne doit pas tellement être représenté comme beau que comme sublime, de telle sorte qu'il éveille plutôt le sentiment de respect (qui méprise l'attrait) que l'amour ou inclinaison familière.«14 Le sentiment du respect est défini ici explicitement comme l'aspect du moral qui appartient à l'esthétique, il est défini comme »l'effet esthétique« du moral. L'analytique du sublime est pleine de mots exprimant l'admiration pour »la supériorité de notre destination rationnelle«, pour »notre destination supra-sensible«. Le sentiment du sublime est précisément la façon dont le sujet cède sur son désir, et c'est la place qui lui a été accordée déjà par Kant. Pour pouvoir mieux montrer ce point, voyons encore une fois ce que Lacan reproche à Kant. II lui reproche que le renoncement au plaisir, imposé au sujet dans l'éthique kantienne, prend lui-même, à travers un certain tournement, la forme de la satisfaction. Comme il le dit dans Kant avec Sade, Le déplaisir y est reconnu d'experience pour donner son prétexte au refoulement du désir, à se produire sur la voie de sa satisfaction: mais aussi bien pour donner la forme que prend cette satisfaction même dans le retour du refoulé." 13. E. Kant, Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris 1989, p. 96. 14. /foi/, p. 108. 15. »Kant avec Sade«, op. cit., p. 785. 228 Alenka Zupančič Chaque qui connaît un peu l'Analytique du sublime doit reconnaître, dans ce passage, une articulation très concise de la logique fondamentale du sublime. Rafraîchissons notre mémoire. L'imagination se trouve devant un »devoir impossible«, le devoir de saisir, de présenter quelque chose qui est d'une mesure incommensurable et qui excède toute mesure de la sensibilité16 à laquelle l'imagination se trouve limitée. Sur la voie menant à la satisfaction de ce devoir (de ce désir), l'imagination éprouve un déplaisir, Geful der Unlust, nous dit Kant, elle éprouve une douleur vive. Quelque part au cours de la gradation du déplaisir, ou plus exactement, au moment où elle devrait dépasser le maximum de ce qu'elle pourrait encore supporter, l'imgination »s'abîme en elle-même, et ce faisant est plongée dans une satisfaction émouvante«17. Et c'est là le point où le sujet cède: Dans ce rencontre culminant dans le collapsus de l'imagination, le sujet reconnaît quelque chose »qui nous rend pour ainsi dire intuitionnable (anschaul ich ) la supériorité de la destination rationelle (. . .) sur le pouvoir le plus grand de la sensibilité«18. C'est de là que surgit »la satisfaction émouvante« dont parle Kant, c'est de là que se produit un certain gain du plaisir, Lus t. Kant appelle ce Lust, ce plaisir surgissant de la médiation d'un déplaisir, »negative Lust«. Celui-ci est la caractéristique fondamentale du sentiment du sublime. Et la logique opérant dans ce passage est la logique du sublime et non pas la logique du moral. Le sentiment du sublime est le refuge ultime avant le vide de l'éthique dans le sens strict. Le pathos du sublime n'est pas la »pathologie« ordinaire, liée au plaisir et aux intérêts, c'est le pathos d'apathie, le pathos suscité par l'apathie de l'agent moral. Par exemple, l'apathie par laquelle on a caractérisé Antigone, son »extrême dureté«: le Choeur la désigne comme quelqu'un sans crainte et sans pitié. Ce surgissement d'un phénomène esthétique au seuil du »désir pur«, le surgissement que Kant discute dans sa théorie du sublime est bien une chose que Lacan a située dans le même contexe: La vraie barrière qui arrête le sujet devant le champ innommable du désir radical pour autant qu'il est le champ de la destruction absolue, de la destruction au-delà de la putréfaction, c'est à proprement parler le phénomène esthétique pour autant qu'il est identifiable à l'expérience du beau - le beau dans son rayonnement éclatant, ce beau dont on a dit qu'il est la splendeur du • 19 vrai. Ce qui est intéressant - non seulement dans cette citation, mais dans le livre entier - c'est que Lancan, en dépit des références nombreuses à la Critique de 16. Quand Lacan dit dans le passage que nous avons cité plus haut, »Le renversement que comporte notre expérience met en place au centre une mesure incommensurable, une mesure infinie, qui s'appelle le désir«, il y faut entendre la résonance de cette incommensurabilité qui est le mot-clé du sublime. 17. Critique de la faculté de juger, p. 91. 18. Ibid., p. 96. 19. L'éthique de la psychanalyse, p. 256. Num propter vitam vivendi perdere causas 229 la faculté de juger, ne distingue pas entre la notion du beau et la notion du sublime. Quand il parle de la beauté d'Antigone, il emploie le terme »beauté« plutôt dans le sens du sublime (kantien) que dans le sens du beau. Le fait que ni dans L'éthique de la psychanalyse, ni dans Kant avec Sade, il ne parle jamais du concept kantien du sublime, peut être considéré comme signe confirmant la thèse que nous esseyons de développer ici: à savoir, que les objections qu'il adresse à la philosophie pratique kantienne ne sont valables entièrement que si on fait abstraction du fait que Kant lui même ait déjà circonscrit l'éthique par un phénomène esthétique. Le sublime est le territoire du défi et de la transgression. Le langage du sublime est le langage du tour de force, le langage du franchissement des obstacles et de la capacité de résistance. C'est un langage de la »dialectique«, ce qui n'est pas une caractéristique du langage moral. Le désir, le défi et la jouissance augmentent en proportion de la grandeur des obstacles, parce que »la supériorité sur l'obstacle ne peut être appréciée qu'en raison de la grandeur de la résistance«20. Kant parle même du courage. Le fait que l'horizon de la philosophie pratique de Kant ouvre sur le sublime (sur le respect, l'admiration, l'enthousiasme) ne doit pas être vu comme le recul devant le vide d'un Tu dois incontidionnel. Il le faut comprendre selon l'interprétation lacanienne (et kantienne) du phénomène du sublime: c'est à dire comme l'effet de ce vide, comme l'effet de la rigueur ¡conditionnée de la loi morale. En d'autres termes, la théorie du sublime étant la conséquence de la Critique de la raison pratique, est justement la preuve que Kant a réusi à articuler la dimension de l'acte éthique proprement dit. Examinons maintenat un autre motif de la critique que Lacan adresse à Kant, un motif qui est lié à l'argument qu'on a discuté jusqu'ici, mais qui prend une voie différente. Nous pouvons résumer ce motif par le vers suivant: Num propter vitam vivendi perdere causas - est que vous allez perdre la vie, pour ne pas perdre la cause de la vie? Lacan »traduit« ce vers en terme du désir: Le désir, ce qui s'apelle le désir suffit à faire que la vie n'ait pas de sens à faire un lâche.21 Cependant, et c'est là que commence la critique de Kant, le désir opérant dans la maxime Et non propter vitam vivendi perdere causas passe chez un être moral au rang d'impératif catégorique, c'est-à-dire au rang de loi. Et quand la loi est vraiment là, poursuit Lacan, le désir ne tient pas, et c'est pour la raison que la loi et le désir refoulé sont une seul et même chose. Lacan écrit la loi avec un »1« minuscule, ce qui est important parce que quelque lignes plus haut il dit, en évocant l'apologue kantien du gibet, que »le gibet n'est pas la Loi, ni ne peut être ici par elle voituré. Il n'y a de fourgon que de la police, laquelle peut bien être l'Etat, comme on le dit, du côté de Hegel. 2 0 . Critique de ta faculté de juger, p. 98-99. 2 1 . Cf. »Kant avec Sade«, op. cit., p. 782. 230 Alenka Zupančič Mais la Loi est autre chose, comme on le sait depuis Antigone.«22 Bernard Baas a montré dans son interprétation que cette distinction entre la Loi et la loi est d'une importance décisive. Il a montré qu'on ne peut pas mettre au même rang l'impératif catégorique et la loi (de gibet), voir la loi de Surmoi auquel s'applique la constatation que »la loi et le désir refoulé sont une seul et même chose«. Au lieu de résumer l'argument de B. Baas, nous allons proposer un argumet »additionnel« qui vise à montrer la même chose à partir d'un aspect différent, voir l'aspect d'image. On trouve le vers que Lacan prend pour le point de départ d'objection qu'on vient de présenter dans la Critique de la raison pratique où il fait partie d'une citation plus longue de Juvénal. Le contexte, c'est à dire le passage entier précédant le vers en question, est tout à fait signifiant: Esto bonus miles, tutor bonus, arbiter idem Integer; ambiguae si quando citabere testis Incertaeque rei, Phalaris licet imperet, ut sis Falsus, et admoto dictet periuria tauro: Summum crede nefas animam praeferre pudori, Et propter vitam vivendiperdere causas. /Sois bon soldat, tuteur fidèle, arbitre intègre. Si l'on t'appelle en témoignage sur un fait incertain ou douteux, quand Phalaris t'ordonnerait un parjure, en présence de son taureau brûlant, regarde comme un grand crime de préférer l'existence à l'honneur, et de renoncer, pour la vie, aux vertus, qui nous rendent dignes de vivre/(trad. de Jules Pierrot, 1826) La traduction française, surtout le dernier vers, est un peu trop »poétique« pour pouvoir présenter cet apologue dans toute sa rigueur. Dans le texte latin, on ne parle pas de »vertus, qui nous rendent dignes de vivre«. L'enjeu de ce »choix« est tout simplement la cause de la vie ou, on pourrait le dire, la Chose. On nous demande de choisir entre la vie et la Chose. Si nous étions connaisseurs de l'histoire et de la mythologie romaine, le frisson d'horreur devrait nous envahir en lisant les vers de cet »apologue«. Phalaris a été tyran romain du 6e siècle avant J .-C. qui avait l'habitude de cuire, ou plutôt de »rôtir«, les condamnés à mort dans un taureau (brûlant) de cuivre. A première vue, la situation ressemble à celle de l'apologue kantien du gibet. On demande au sujet, sous la peine de mort, de porter un faux témoignage. Mais l'analogie s'arrête à ce point. Cette fois-ci, la punition n'est pas la pendaison, mais quelque chose de beaucoup plus infernal et au même temps très proche du supplice auquel Antigone a été condamnée: celui d'être enfermée vivante en un tombeau. L'horizon qui s'ouvre à ce point est bien l'horison de ce que Lacan appelle »l'entre deux morts«: la position d'une vie qui va se confondre avec la mort certaine, mort vécue de façon anticipée, mort empiétant sur le domaine de la vie, vie empiétant sur la mort. Il s'agit précisément du champ que Lacan désigne comme »le champ de la destruction absolue, de la 22. Ibid, p. 782. Num propter vitam vivendi perdere causas 231 destruction au-delà de la putréfaction«. Cela nous est indiqué par le rayonnement éclatant qui accompaigne l'image de ce supplice. Etre enfermé vivant en le taureau incandescent veut dire franchir une limite et se trouver dans le voisinage de la Chose. Cette image par laquelle Kant conclut la »Méthodologie« de la Critique de la raison pratique, situe l'impératif catégorique dans un lieu beaucoup plus proche du régime de la Loi que du régime du surmoi.