Maryvonne Saison De la nostalgie à l'art: voir de tout son corps «... Regarder, s ' en fonce r dans les choses sans en r ien a t tendre que la vér i té» 1 : telle serai t l ' i n t en t ion de Cézanne , et ce p r o p o s décelé dissuade Mer l eau -Pon ty de che rche r le sens de l 'œuvre dans la vie du peint re ou dans sa «const i tu t ion nerveuse» . La réf lexion du phi losophe appel le de multiples c o m m e n t a i r e s : je p r o p o s e tout d ' a b o r d de souligner la constance des thèmes déve loppés pa r Mer l eau -Pon ty ; s'il est certes possible de chercher le dernier état de la ré f lex ion du ph i lo sophe dans les textes inachevés et de dresser à pa r t i r de l eur s i lence les u l t imes voies d ' u n e pensée en évolut ion, il est souha i t ab l e é g a l e m e n t de dégager dans les p remières œuvres les germes u l t é r i e u r e m e n t déve loppés . O r la phi losophie de la percep t ion élaborée par Mer leau-Ponty dès 1945 p e r m e t de déceler l ' importance de l 'expérience vécue avan t m ê m e la cons t i tu t ion du sujet c o m m e tel. Si l ' on est capab le de r ega rde r c o m m e l 'a fait Cézanne , c'est parce que l 'on a d ' e m b l é e été un corps en foncé dans les choses avant de s 'en différencier c o m m e sujet consc ien t et connaissant . C'est un originaire vécu par chacun dans son his toire individuel le , qui scelle à jamais l ' entente avec le m o n d e et la p rox imi t é avec autrui . J e le désignerai c o m m e le m o m e n t de l ' anonymat ; il es t v é c u p a r le c o r p s et d é c r i t p a r M e r l e a u - P o n t y sous des c o u l e u r s pa rad i s i aques ses t races pers is tantes t émoignent d 'une nostalgie p rofonde . O r la nostalgie , f igure de la mélancol ie , ne cesse que par le re tour au pays na ta l 2 . Seul l 'ar t peu t r é p o n d r e à un tel désir, après l 'avoir réélaboré, et, en re tour , il s ' en t rouve ra p r o f o n d é m e n t et du rab lemen t t ransformé dans son p ropos . L 'ar t is te ne se soucie plus de p romouvo i r une représenta t ion ni de viser u n e r e s semblance : «pe indre le monde» selon Cézanne , c'est «faire voir c o m m e n t il n o u s touche.» U n tel «voir» renvoie à une expér ience pr imordia le qui ne conce rne pas l 'opéra t ion de l 'organe des sens dans son usage coutumier: 1 Maurice Merleau-Ponty, «Le doute de Cézanne», in Sens et Non-sens, Nagel, Paris 1948, p. 28. 2 Cf. le travail de doctorat, à ce jour inédit, soutenu par le metteur en scène Olivier Besson en décembre 1993: «Histoires d'instants passés: le travail théâtral». Filozofski vestnik, XVII (2/1996), pp. 141-157. Maryvonne Saison il appar t ient à un corps défini par la motr ic i té et la mul t isensor ia l i té ; un corps cosmique en quelque sorte, par t i c ipan t f u s i o n n e l l e m e n t d ' u n m o n d e dans lequel aucune conscience n ' a in t rodui t de d i f fé renc ia t ion . La tâche ass ignée à cet art issu de la nostalgie est on to logique . Mer l eau -Pon ty ind ique la voie p o u r toute la réflexion p h é n o m é n o l o g i q u e u l té r ieure sur l 'art . Le pays natal Dès 1945, dans la Phénoménologie de la perception*, M e r l e a u - P o n t y m o n t r e que la p roduc t ion individualisée de pensées et d ' œ u v r e s réal isée pa r un sujet au faîte de ses moyens , repose sur u n e re la t ion au m o n d e don t la descr ip t ion reste à faire. Il évoque alors un é t range sujet n o n car tés ien qui pa r son corps individué et concret s ' accorde au m u r m u r e du m o n d e . Le premier anonymat L'analyse et la descript ion de la p e r c e p t i o n p e r m e t t e n t à Mer l eau -Pon ty de rectifier la doxa cartésienne sur laquel le nous reposons , de me t t r e à j o u r un niveau primitif et p r imord ia l d ' e x p é r i e n c e dans lequel on d é c o u v r e u n e «subjectivité finie», la subjectivité vouée à la «sensoriali té» (278). U n «autre moi» appara î t (250), le «sujet sentant» de la sensat ion (249), qui const i tue avec le sensible deux faces d ' une opéra t ion u n i q u e (248); la sensat ion n 'es t pas le p ropre d 'un sujet qui naît et m e u r t avec elle, «elle re lève d ' u n e sensibilité qui l 'a p r écédée et qui lui survivra» (250). Avec la sensibil i té surgissent d o n c des «horizons prépersonnels» (250); («toute sensat ion, dit enco re Mer leau - Ponty, p. 249, compor te un ge rme de rêve ou de dépersonna l i sa t ion» , ou encore , p. 251, «la vision est p répe r sonne l l e .» ) . La sensor ia l i té i m m e r g e l ' individu dans la général i té et l ' anonymat : «toute pe r cep t i on a lieu dans u n e a tmosphère de général i té et se d o n n e à nous c o m m e a n o n y m e » , c o m m e n t e Merleau-Ponty, p. 249. Un peu plus loin, il écrit encore: «la sensat ion s 'appara î t nécessa i rement à e l le-même dans un mil ieu de généra l i té , elle v ien t d ' en- deçà de moi -même, elle relève d ' une sensibilité qui l 'a p r é c é d é e et qui lui survivra, c o m m e m a naissance et m a m o r t a p p a r t i e n n e n t à u n e natal i té et à une mortal i té anonymes» (250). Loin que la percept ion installe un sujet car tés ien dans le m o n d e , elle est 3 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris 1945. La pagination indiquée entre parenthèses dans les pages qui suivent renvoie au même texte. 142 De la nostalgie à l'art: voir de tout son corps le lieu où disparaît le sujet dans l 'anonymat: «toute perception a quelque chose d 'anonyme» (275). Il faudrait même que la grammaire prenne acte de cette évidence peu à peu oblitérée en substituant au «je» du sujet le «on» de l ' anonymat : «si je voulais traduire exactement l 'expérience perceptive, je devrais dire qu'on perçoit en moi et non pas que je perçois» (249). Parce que le sujet n'est pas constituant, la sensation le renvoie à l 'anonymat et à une existence qui n'est plus individuée: «j'éprouve la sensation comme modalité d 'une existence générale, déjà vouée à un monde physique et qui fuse à travers moi sans que j 'en sois l 'auteur.» (250). Par rapport à la généralité de l'existence et à la profondeur du monde, le sujet sentant est spécialisé et la sensation partielle et limitée. L 'examen phénoménologique de la perception signe donc l'acte de décès du sujet autonome: «la perception est toujours dans le mode du «on». Ce n'est pas un acte personnel par lequel je donnerais moi-même un sens neuf à ma vie. Celui qui, dans l 'exploration sensorielle, donne un passé au présent et l 'oriente vers un avenir, ce n'est pas moi comme sujet autonome, c'est moi en tant que j 'ai un corps et que je sais «regarder». Plutôt qu'elle n'est une histoire véritable, la perception atteste et renouvelle en nous une 'préhistoire'» (277). Lorsqu'il perçoit sur le mode du on, le sujet sentant a élargi son exist- ence au-delà de ses limites corporelles propres, la synthèse qu'il effectue n'est pas intellectuelle, elle est «effectuée par le corps phénoménal» (269). On voit se préfigurer le concept de «chair» qui dissout le sujet: «mon corps, écrit Merleau-Ponty (272), est la texture commune de tous les objets.» Certes, cette expérience pré-réflexive sera transformée par l'attitude critique: «l'analyse parviendra à l 'objet de science, à la sensation comme phénomène privé, et au sujet pur qui pose l 'un et l 'autre . Ces trois termes sont à l 'horizon de l 'expérience primordiale» (279), mais le sujet autonome ne pourra plus jamais feindre de croire qu'il est constituant et premier. «L'autre moi», synchrone avec le monde constitue pour toujours la part obscure et anonyme de «l'être propre» que Merleau-Ponty définit, à l 'opposé, comme «celui dont je suis responsable et dont je décide» (250). Plus avant, dans la Phénoménologie de la perception, le philosophe retrouve les mêmes accents: il ne faut pas concevoir la conscience comme «conscience constituante», comme «un pur-être-pour-soi», «mais comme une conscience perceptive, comme le sujet d 'un comportement, comme être au monde ou existence» (404). L'individu est individu-dans-la nature avant de devenir sujet conscient séparé, autonome, responsable: la «vie anonyme première» pose ensemble nature et individu: «la conscience découvre en elle-même avec les champs sensoriels et avec le monde comme champ de tous les champs, l 'opacité d 'un passé originaire» (403). 143 Maryvonne Saison L'être-dans-le-monde ainsi découvert, sol préréflexif de mon existence subjective future, inscrit l 'individu et son corps dans la continuité d 'un monde avec lequel il ne fait qu'un et auquel il est adapté: dans la foulée, Merleau- Ponty poursuit «le sujet percevant apparaît pourvu d 'un montage primordial à l ' éga rd du monde»(404) . Ceci c o r r e s p o n d aux r e m a r q u e s é m i s e s préalablement: «je suis, comme sujet sentant, tout plein de pouvoirs naturels» (249). La foi originaire contemporaine de la perception témoigne pour une harmonie vécue par le corps (278). Lorsque, dans l 'expérience de la percep- tion rendue à sa vérité, on renonce à une conception de la subjectivité comme non être absolu de toute inhérence corporelle, on fait surgir un niveau de coexistence et de communion qui signe la remise en cause radicale de l'alternative du pour soi et de l'en soi (247): «ni l 'objet ni le sujet ne sont posés» (279). Subjectivité et temporalité Une fois mise en évidence la perception, et à ce seul niveau, Merleau- Ponty fait intervenir la subjectivité sans trop d'artifice par l ' intermédiaire du temps. La seule véritable caractéristique et prérogat ive du sujet, c'est la temporalité: «la subjectivité, au niveau de la perception n'est rien d 'autre que la temporalité» (276). L'histoire et le sujet ont la même naissance, l ' anonymat ne renvoie qu'à une préhistoire. Temporalité et subjectivité désignent le même événement: «le temps n'est que pour une subjectivité» et cette subjectivité est le temps lui-même» (278). Les trois figures du temps présent passé et avenir n'existent que pour un sujet ou sont les modalités d 'existence du sujet. Sur un fond adamique se profile une rupture et le sujet naît dans un désir de connaître et une attitude critique, qui font surgir sujet et objet, en soi et pour soi: «je pose une matière de la connaissance lorsque, rompant avec la foi originaire de la perception, j 'adopte à son égard une attitude critique et que je me demande 'ce que je vois vraiment'» (278). Le second anonymat Peut-on désormais ouvrir l 'examen de l 'existence subjective? Ce serait aller trop vite: non seulement le sujet est lesté d 'une conscience perceptive qui lui donne à tout jamais le poids d 'une existence phénoména le , non seulement donc, nous avons définitivement perdu le sujet cartésien, mais tout se passe comme si ce qui avait été établi au niveau du corps et de la chair se 144 De la nostalgie à l'art: voir de tout son corps devait aussi d 'être dit au niveau de ce qui n'est pas matériel: au niveau de la pensée. J e ne suis pas un sujet autonome et libre de la liberté absolue et radicale exigée par Sartre, ma liberté est inscrite dans un contexte et je l 'infléchis de mes parcours antérieurs; mais ma pensée elle-même n'indique pas une direct ion dans laquelle il faudrait inscrire la subjectivité; deux anonymats se superposent dans la Phénoménologie qui contestent l 'hégémonie du sujet; le premier subordonne le «je» à un «on», dans le contexte d'un monde «matériel» dont font partie les corps; à ce niveau le corps d'autrui rentre dans le même anonymat que mon corps, les corps et les choses font en quelque sorte le tissu du monde: «le corps d'autrui et le mien sont un seul tout, l 'envers et l 'endroit d 'un seul phénomène et l'existence anonyme dont mon corps est à chaque moment la trace habite désormais ces deux corps à la fois» (406). Mais Merleau-Ponty ne met pas vraiment sur le même plan les choses et les corps ni les choses et les objets nés d 'une volonté humaine. Un monde humain se profile qui prolonge et complète le monde naturel tout en s'en distinguant. Tout se passe comme si un second anonymat subordonnait le «je» à un monde «social», formant avec le monde naturel un «champ perma- nent», «une dimension d'existence» (406). Le «je» est subordonné dans cette dimension sociale à un «je en général». Le pronom indéfini «on» peut encore désigner l 'anonymat, mais il ne recouvre que des caractéristiques humaines et sociales: «dans l 'objet culturel, écrit Merleau-Ponty, j 'éprouve la présence prochaine d'autrui sous un voile d 'anonymat. On se sert de la pipe. Comment une action ou une pensée humaine peut-elle être saisie dans le mode du «on», puisque, par principe, elle est une opération en première personne, inséparable d 'un Je? Le p ronom indéfini n'est ici qu'une formule vague pour désigner une multiplicité de J e ou encore un J e en général» (400). L'harmonie primordiale Une harmonie fondamentale caractérise le monde social, comme elle caractérisait le monde naturel: le corps absorbe le culturel «à travers un compor tement adéquat adopté par mimétisme et manipulandum» (407). Si l 'on fait intervenir la césure que représente «l'irruption du langage» (407), r i e n ne s e m b l e v r a i m e n t t r a n s f o r m é en ce qui c o n c e r n e les d e u x caractéristiques qui nous intéressent: une existence anonyme préexiste à une conscience subjective et cette existence anonyme semble harmonieuse. Les pages dans lesquelles Merleau-Ponty décrit le dialogue font écho à celles qui décrivent le corps sentant: «dans l 'expérience du dialogue, il se 145 Maryvonne Saison constitue ent re autrui et moi un terrain c o m m u n , m a p e n s é e et la s i enne ne font qu 'un seul tissu, mes p ropos et ceux de l ' in te r locu teur sont appe lés pa r l 'état de la discussion, ils s ' insèrent dans u n e opé ra t ion c o m m u n e d o n t aucun de nous n 'es t le créateur» (407). De m ê m e que m o n corps est fait de l 'é toffe des choses, mes p ropos sont faits de l 'é toffe de la pensée . La symbiose et l 'harmonie sont égales à celles qui scellent m o n accord avec le m o n d e matér ie l ou nature l : «il y a là un être à d e u x (...) n o u s s o m m e s l ' un p o u r l ' au t r e col laborateurs dans une réciprocité parfa i te , nos perspec t ives glissent l ' une dans l 'autre, nous coexistons à t ravers un m ê m e m o n d e » (407). Alors que le corps limite le po in t de vue, la pensée ouvre m ê m e un monde plus large qui ne pâtit plus de telles astreintes: «dans le dialogue présent , je suis l ibéré de moi-même, les pensées d ' au t ru i sont b ien des pensées s iennes, ce n 'est pas moi qui les fo rme, bien que j e les saisisse aussitôt nées ou que j e les devance, et même , l 'object ion que m e fait l ' in te r locu teur m ' a r r a c h e des pensées que je ne savais pas posséder , de sorte que si j e lui p rê t e des pensées , il me fait penser en retour» (407). Le «je en généra l» fo rmule d o n c de la pensée et construi t un m o n d e h u m a i n sans q u ' a u c u n e ass ignat ion ne r o m p e l ' a n o n y m a t . De fait, nous s o m m e s tou jou r s , p o u r e m p r u n t e r des t e r m e s auxquels Michel Foucault d o n n e r a de l 'éclat , dans un m o n d e sans au teur 4 . Merleau-Ponty décrit ce m o n d e c o m m e un m o n d e h a r m o n i e u x au fonc t ionne- m e n t adéquat . L'exil A ce double a n o n y m a t co r r e spond u n e d o u b l e cassure , vécue à c h a q u e fois c o m m e un drame aussi bref qu ' in tense . Le sujet ind iv iduel consc ien t naî t de ces ruptures . L'inhumanité du réel Considérons d ' abo rd la cassure qui sépare le co rps et les choses. Elle intervient après des pages lyriques dans lesquelles Mer l eau -Pon ty a cé lébré les épousail les du sujet-sentant et du m o n d e , r e t rouvan t des accents p roches de ceux de Camus 5 . C'est p. 372, lorsque la «pensée object ive» et ses p ré jugés 4 Michel Foucault, conférence du 22-XI-1969: «Qu'est-ce qu'un auteur?» in Dits et Ecrits, Gallimard, Paris 1994, t. 1, p. 811. 5 Albert Camus, Noces, Gallimard, Paris 1950, pp. 19, 23, 25, 35, 78, 80, 90. 146 De la nostalgie à l'art: voir de tout son corps rompent l 'harmonie : «elle a pour fonction constante de réduire tous les phénomènes qui attestent l 'union du sujet et du monde et de leur substituer l ' idée claire de l 'objet comme en soi et du sujet comme pure conscience. Elle coupe donc les liens qui réunissent la chose et le sujet incarné « (370). A feindre de n 'ê tre plus corps, la conscience crée les conditions du malheur et la possibilité de l'altérité: «on ne peut, disions-nous, concevoir de chose perçue sans quelqu 'un qui la perçoive. Mais encore est-il que la chose se présente à celui-là même qui la perçoit comme chose en soi et qu'elle pose le problème d 'un véritable en-soi-pour-nous. Nous ne nous en avisons pas d'ordinaire parce que notre perception, dans le contexte de nos occupations, se pose sur les choses juste assez pour retrouver leur présence familière et pas assez pour redécouvrir ce qui s'y cache d' inhumain. Mais la chose nous ignore, elle re- pose en soi. Nous le verrons si nous mettons en suspens nos occupations et portons sur elle une attention métaphysique et désintéressée. Elle est alors hostile et étrangère, elle n'est plus pour nous un interlocuteur, mais un Autre résolument silencieux, un soi qui nous échappe autant que l'intimité d'une conscience étrangère» (372). Alors que la perception quotidienne finalisée et superficielle nous préserve de sentir l'altérité du réel (375), la perception objectivante et réflexive constitue le réel en son altérité et en son inhumanité, et celle-ci, rétrospectivement, se donne comme hostilité. Le travail de la rup- ture produi t la per te d ' une harmonie ; l 'autonomie se découvre dans la séparation et se paie de la constitution de l'en soi comme altérité. La dichotomie sujet/objet fait lever le spectre de l'inimitié des choses et de leur résistance. L'hostilité d'autrui Si le corps, devenu conscient a perdu son entente avec le monde et trouvé l 'absence de statut qui le caractérise dans la philosophie classique, une mésaventure parallèle advient à la pensée. Après l 'harmonie et le bonheur du dialogue producteur de pensée anonyme, la subjectivité dans sa dimen- sion temporelle est capable de réflexion; le scénario de la rupture donnant naissance à l'altérité et à l'hostilité se renouvelle; «c'est seulement après coup, quand je me suis retiré du dialogue et m'en ressouviens, que je puis le réintégrer à ma vie, en faire l 'épisode de mon histoire privée et qu'autrui rentre dans son absence, ou, dans la mesure où il reste présent, est senti comme une menace pour moi» (407). Le cogito sous la forme d'un «je me souviens» n'est pas originaire; il génère une appropriat ion de la pensée solidaire de la représentation d'un autrui hostile et menaçant . Autrui devient hostile en premier lieu en son ab- 147 Maryvonne Saison sence, alors que, dans l 'anonymat des présences, on connaissait une coexist- ence paisible. La conscience comme conscience pr ivée, dés incarnée et revendiquant la propriété de la pensée est à l 'origine des luttes et des rivalités. On peut sans doute se demander si une telle appropriat ion de la pensée par un sujet qui se veut progressivement indépendant du monde et d 'autrui est inévitable. La rupture du second anonymat n'est pas le prix à payer de la pensée mais du désir de s 'approprier la pensée. Merleau-Ponty, à sa manière , prépare la possibilité, pour Foucault, Barthes et Lacan d'affirmer qu'une pensée libre de toute assignation peut circuler sans auteur et que délivrée de la subjectivité une telle pensée ne saurait que proliférer. La résistance La subjectivation désignerait-elle alors un processus qui mène au malheur et contre lequel il serait judicieux de faire acte de résistance? Les réflexions précédentes nous fondent à coup sûr à faire l 'hypothèse d 'un rousseauisme de Merleau-Ponty. C o m m e n t n 'y pas penser en évoquant après l 'harmonie et le bonheur de l 'existence originaire dénuée des notions de subjectivité et de propriété (même au regard de la pensée), la solitude, le malheur et les effets nocifs de l 'appropriation? Ce qui est part iculièrement intéressant chez Merleau-Ponty, c 'est la place faite à une appropr ia t ion fondamentale qui est celle du nom. L 'anonymat prépersonnel est plus riche que l'existence nominale, plus heureux aussi. L'assignation et la revendica- tion d'un nom «propre» signent l 'apparition d 'une personne séparée, soumise avec la conscience du temps qui la caractérise, à la réflexivité, tout à la fois menacée et menaçante dans son isolement artificiel. L 'autonomie du sujet, établie au terme d 'un long processus de subjectivation, passe par la rupture de l 'anonymat et la perte du bonheur dans l 'expérience de la solitude. Le langage est au centre de la chaîne des ruptures successives et dans le cadre du monde social, on passe du «je en général», d 'une «conscience silencieuse», à une conscience explicite (463): c'est la distinction introduite par Merleau- Ponty entre un cogito tacite et un cogito parlé (462). Tout laisse pourtant à penser que Merleau-Ponty ne renonce pas à trouver une forme de pensée qui échappe aux errances du cogito parlé, qui résiste à l 'appropriat ion et à la rupture de l 'anonymat. Ce reste d'utopie est possible grâce aux effets de l 'entente originaire: le bonheur laisse des traces silencieuses qui r enden t sensible son absence ultérieure, lorsque la rupture est consommée. La marque négative prend alors la tonalité du remords: «l'objectivation de chacun par le regard de l 'autre, 148 De la nostalgie à l'art: voir de tout son corps écrit Merleau-Ponty, n 'est ressentie comme pénible que parce qu'elle prend la place d 'une communicat ion possible» (414). La dimension nostalgique C'est sous le signe de la nostalgie que se profile la résistance aux méfaits de la subjectivation. L'art y a sa place comme manifestation nostalgique. La nostalgie marque sans doute l ' impulsion même qui donne naissance à la Phénoménologie: dégager le moment perceptif et substituer le sujet sentant au sujet «propre», c'est faire retour aux origines du sujet et au fond dont elles surgissent. Alors que notre naissance et notre mort nous échappent («ni ma naissance ni ma mor t ne peuvent m'appara î t re comme des expériences miennes» (249)), la question du commencement garde son acuité: «pour faire apparaître la réflexion comme une possibilité de mon être», il faut partir de «l 'expérience irréfléchie du monde» et placer le processus de subjectivation en regard de la généralité et de l 'anonymat premiers: «Qu'avons-nous donc au commencement?» demande le philosophe (279). Si la réponse oriente le sujet vers ses origines prépersonnelles et vers sa préhistoire, comme nous l 'avons vu, elle met à jour un passé qualifié d'»originel» (280) ou d'»originaire» (403). La curiosité et la quête des origines ne peut néanmoins générer qu'un échec: ce fond qui se profile lors du retour réflexif n ' a jamais été présent au sens où il n 'a jamais fait l 'objet d 'une conscience réflexive. Ce qui se découvre n 'a jamais été pleinement vécu puisque la réflexivité et le langage faisaient défaut. L 'expérience primitive est ainsi en tant que telle inaccessible à jamais. Cela redouble la nostalgie, puisque retrouver le passé permettrait cette fois de le vivre pleinement. Le paradis perdu Un autre passé semble pourtant plus proche et plus accessible, c'est mon propre passé individuel, tel qu'il est évoqué dans la deuxième partie de la Phénoménologie. Les mondes naturels (381) et sociaux (407) sont effectivement vécus comme tels par l 'enfant avant qu'il n 'occupe de plein droit sa position de sujet. La perception originaire est sans doute proche de celle de l'enfant: du moins de celle effectivement vécue par l 'enfant avant qu'il ne se découvre comme conscience sensible et conscience intellectuelle, dans le drame d'une rupture qui se présente alors comme un sevrage (408). Jusque là, «l'enfant vit dans un monde qu'il croit d 'emblée accessible à tous ceux qui l 'entourent, il 149 Maryvonne Saison n ' a a u c u n e c o n s c i e n c e de l u i - m ê m e n i d ' a i l l e u r s d e s a u t r e s , c o m m e subjectivités privées, il ne soupçonne pas que nous soyons tous et qu ' i l soit lui-même limité à un certain poin t de v u e sur le m o n d e » (407). Si Mer leau-Ponty est un psycho logue t rop c o m p é t e n t p o u r p r é t e n d r e que la percep t ion primit ive renvoie à la pe rcep t ion de l ' enfan t , il la ré fère néanmoins sans doute à une enfance de la pe rcep t ion qui n 'es t pas sans l ien avec m o n enfance réelle. L ' in térê t du r e t o u r à l ' e n f a n c e est d o u b l e : n o n seulement on y re t rouve un cl imat p ro tégé et cha leu reux , mais on y décè le une m o i n d r e inf luence des s chèmes cu l tu re l s qui a v e u g l e n t l ' a d u l t e . La proximité de l ' enfance par r appor t à l 'or ig inai re (et n o n au pr imit i f , c o m m e le précise Mer leau-Ponty dans ses cours 6 ), est telle que « l ' enfant laisse m i e u x voir un certain fond c o m m u n à toute l ' humani té» . C e qui caractér ise le sujet- sentant qui a remplacé le sujet désincarné, c 'est que ce «sujet se sent coextensif à l 'être» et que cette c royance très forte chez l ' en fan t «subsiste chez l 'adul te» (202). Ainsi un acquis res te ra à l ' adu l t e d ' avo i r é té e n f a n t : «la ce r t i t ude pr imordia le de toucher l 'être même», de par t i c iper à un m o n d e intersubject i f de coexistence paisible (408). C'est parce que Mer leau-Ponty r e t rouve la t race de l 'o r ig ina i re dans notre histoire personnelle , dans notre en fance réelle, qu'i l peu t faire appara î t re sa persistance affective et son inscription dans no t re corps : c 'est ce qui génè re et autorise la d imension nostalgique. Il ne s 'agit pas d ' u n m y t h e des or igines mais d 'une enfance perdue que le ph i losophe revêt de couleurs paradis iaques . 7 La structure un ique de la p résence est r e n v o y é e au passé (492). Seule la n o s t a l g i e la g a r d e v i v a n t e en m o i . Le p h i l o s o p h e , p r i s d ' u n e v e i n e au tobiographique laisse m ê m e para î t re l ' ind iv idu dans un «je» qui ne vau t plus que p o u r lui: «c'est à présent que je c o m p r e n d s mes vingt-cinq p r emiè re s années c o m m e une enfance p ro longée qui devai t ê t re suivie d ' u n sevrage difficile p o u r aboutir enfin à l ' au tonomie» (398). Cer ta ines analyses in terprè tent la posi t ion de Mer l eau -Pon ty à par t i r d 'é léments b iographiques livrés par le ph i l o sophe lu i -même; dans un article des Temps Modernefi, Sartre brosse le por t ra i t d ' u n « jeune Œ d i p e r e t o u r n é sur ses origines»: «la Nature qui l ' enve loppa tout d ' a b o r d , ce fut la Déesse Mère , sa mère, don t les yeux lui donna ien t à voi r ce qu' i l voyai t ; elle fu t Yalter ego.». J e ne crois pas que l 'on puisse rédui re la p e n s é e de Mer l eau -Pon ty à cet 6 M. Merleau-Ponty, Bulletin de psychologie, novembre 1964, p. 173. 7 On pourrait ici ouvrir une parenthèse et montrer comment la Phénoménologie de l'expérience esthétique de Mikel Dufrenne réfère ces bonheurs premiers non à un paradis perdu, mais à un âge d'or (p. 426-427). 8 Jean-Paul Sartre, «Merleau-Ponty vivant» in Les Temps Modernes, n° 184/185, 1961, p. 309/310. 150 De la nostalgie à l'art: voir de tout son corps a t t achemen t : l 'on to logie était présente dès La Phénoménologie de la Perception, au n iveau du p r e m i e r a n o n y m a t . Le re tour nostalgique don t nous avons parlé eng lobe la m è r e , mais ne s 'y résout pas. Par ailleurs, l 'ar t r é p o n d à la nostalgie en i n f i rman t l ' idée na ïve selon laquelle un simple re tour à l 'enfance aurait été souha i té pa r Mer l eau -Pon ty . J ' e s p è r e avoi r fait appara î t r e la mot ivat ion qui d o n n e impulsion à la r e c h e r c h e du pa rad i s p e r d u et des valeurs qui lui é ta ient attachées: la non personna l i sa t ion , la n o n rivalité, l ' absence de proprié té , le bonheur fusionnel dans un m o n d e et dans u n e cul ture encore intacts de toute subjectivation. P o u r ce t te q u ê t e là, le c o n c e p t ne sera d ' a u c u n r e c o u r s (408); la p lace s t ructurel le de l ' i n te rven t ion du langage dans le processus de matura t ion et de subjec t iva t ion est telle que seuls des recours très particuliers au langage p o u r r o n t r é p o n d r e à la mot iva t ion nostalgique du phi losophe: re t rouver un état qui n ' a j a m a i s été vécu c o m m e tel et le réinscrire dans m o n histoire, faire acte de rés is tance cont re la subject ivat ion dans l ' impossible désir de vivre en sujet ce cont re quoi le sujet s 'est défini. O n se rend compte ici que la proximité avec le p ro je t p rous t i en est e x t r ê m e m e n t impor tan te et que les nombreuses r é fé rences à Prous t dans la Phénoménologie n ' on t rien d 'arbi t ra i re L'art comme ressourcement Le langage par t icul ier qui r épond à ce désir irréalisable, c 'est celui de l 'art . L 'ar t ne r ecour t pas au concept et p r end d ' emblée la voix (terme que l ' on pour ra i t i n d i f f é r e m m e n t écrire avec x ou avec e) de la poésie. Dans «Le langage indi rec t et les voix du silence»9, Mer leau-Ponty oppose au parler quo t id ien le «langage au then t ique» ou la «parole vraie» qui cor respond à «l 'usage créa teur» du langage (LS 56). Il invoque Mal la rmé et ajoute: «la pa ro le vraie, celle qui signifie, qui rend enfin présente l '»absente de tous bou- quets» et dél ivre le sens captif de la chose, elle n'est, au regard de l 'usage empi r ique , que silence, puisqu 'e l le ne va pas jusqu 'au n o m commun.» C'est e n c o r e u n e fois au t an t que le concept , le n o m qui est responsable de la déch i ru re dans le tissu du m o n d e . Et l 'écrivain qui sait t rouver au-delà du « langage e m p i r i q u e » «un l angage à la s econde puissance» re t rouve u n e opéra t ion ana logue à celle du peintre : «les signes m è n e n t la vie vague des couleurs , et (...) les significat ions ne se l ibèrent pas tout à fait du commerce des signes» (LS 56-57). 9 M. Merleau-Ponty, «Le langage indirect et les voix du silence» in Signes, Gallimard, Paris 1960. Dans le texte, les références à cet article seront précédées de LS. 151 Maryvonne Saison La modestie L'art capable de répondre au besoin de régénérat ion que nous avons fait apparaître a dû opérer certains renoncements et se priver de recours installés par la tradition. Il a été amené, en particulier, à refuser toute figura- tion d'une perception factice liée à la représentation d 'une perspective unique: «en précipitant sur le papier l'étroit secteur d 'une perspective, je cesse aussi de voir comme un homme, qui est ouvert au monde parce qu'il y est situé.(...) Tout le tableau est dans le mode du révolu ou de l 'éternité; tout prend un air de décence et de discrétion; les choses ne m'interpellent plus et je ne suis plus compromis par elles» (LS 62-63). L'artiste qui peint «d'un certain point de station», «l'œil immobile fixé sur un certain 'point de fuite' d 'une certaine 'ligne d'horizon', perd, en sacrifiant à la convenance, l 'ubiquité qui lui est naturelle: le regard non entravé ar t i f ic ie l lement pa rcour t ' l i b rement la profondeur, la hauteur et la largeur' sans être 'assujetti à un point de vue' parce qu'il les adopte et les rejette tour à tour. La perspective classique apparaît ainsi comme «l'invention d 'un monde dominé». Par bonheur, l'histoire de la peinture montre que le grand artiste échappe à la logique unitaire qu'il croit instaurer: «les visages du portrait classique, toujours au service d 'un caractère, d 'une passion ou d 'une humeur , - toujours signifiants, - les bébés et les animaux de la peinture classique, si désireux d 'entrer dans le monde humain , si peu soucieux de le récuser, manifestent le même rapport «adulte» de l 'homme au monde, si ce n'est quand, cédant à son bienheureux démon, le grand peintre ajoute une nouvelle di- mension à ce monde trop sûr de soi en y faisant vibrer la contingence. . .» (LS 63). Le peintre d'aujourd'hui, conscient de la véritable tâche de l'art, vise à provoquer grâce au tableau une expérience perceptive pure, dégagée de la doxa et des concepts qui dénaturent la perception; il ne cherche plus «la présentation objective et convaincante pour les sens», «parce que l 'expression désormais va de l 'homme à l 'homme à travers le monde commun qu'ils vivent, sans passer par le domaine anonyme des sens ou de la Nature» (LS 64). Ainsi l 'œuvre, qui n'existe pas en soi comme une chose, invite-t-elle le spectateur «à reprendre le geste qui l'a créée» «sans autre guide qu 'un mouvement de la ligne inventée» (LS 64): «Pourquoi, poursuit Merleau-Ponty un peu plus loin, l 'expression du monde serait-elle assujettie à la prose des sens ou du concept? Il faut qu'elle soit poésie, c'est-à-dire qu'elle réveille et reconvoque en entier notre pur pouvoir d 'exprimer, au-delà des choses déjà dites ou vues» (LS 65). Nous devons donc faire disparaître, pour penser l'art, tout rapport à un individu (contrairement à la théorie de l 'expression développée par Malraux): «la 152 De la nostalgie à l'art: voir de tout son corps peinture moderne pose un tout autre problème que celui du retour à l'individu: le problème de savoir comment on peut communiquer sans le secours d 'une Nature préétablie et sur laquelle nos sens à tous ouvriraient, comment nous sommes entés sur l 'universel par ce que nous avons de plus propre.» Le témoin instituant Ce que l'artiste possède en propre, «ce n'est pas le soi immédiat, la nu- ance même du sentir» (LS 65), c'est ce que Merleau-Ponty nomme son «style», et qu'il lui faut conquérir; le style ramène au sujet concret, puisqu'il corre- spond à un schéma intérieur» (LS 66) et que, comme le suggère une remarque de Malraux, que cette fois Merleau-Ponty reprend à son compte, tel tableau, par exemple La Chaise pour Van Gogh, devient «un brutal idéogramme du nom même de Van Gogh». Le style nous ramène à une existence originaire qui chercherait à se saisir et se communiquer par le langage artistique: le schéma intérieur, précise encore Merleau-Ponty, «est cette vie même en tant qu'elle sort de son inhérence, cesse de jouir d'elle-même, et devient moyen universel de comprendre et de faire comprendre, de voir et de donner à voir, - n o n pas donc renfermé aux tréfonds de l'individu muet, mais diffus dans tout ce qu'il voit» (LS 66). Le style, et là Merleau-Ponty se sépare de nouveau de Malraux, n'est pas recherché par l'artiste, il est découvert par l'analyste: «le peintre au tra- vail» «est bien trop occupé d 'exprimer son commerce avec le monde pour s'enorgueillir d 'un style qui naît comme à son insu.» Et un peu plus loin, du style: «il faut le voir apparaître au creux de la perception du peintre comme peintre: c'est une exigence issue d'elle» (LS 67). Le style s'ébauche donc pour l'artiste dès qu'il perçoit, il est ensuite «le système d'équivalences que (le peintre) se constitue pour cette œuvre de manifestation, l 'indice universel de la «déformation cohérente» par laquelle il concentre le sens encore épars dans sa perception et le fait exister expressément» (LS 68). L'artiste est donc toujours ramené à ce commerce initial qui le fascine et le retient: «comment le peintre, demande Merleau-Ponty, ou le poète diraient- ils autre chose que leur rencontre avec le monde?» (LS 70). De fait, pas plus que le peintre classique ne se contente de représenter le monde, le peintre moderne ne cherche à s 'exprimer à travers les choses: «quand une zébrure du pinceau remplace la reconstitution en principe complète des apparences pour nous introduire à la laine ou à la chair, ce qui remplace l'objet, ce n'est pas le sujet, c'est la logique allusive du monde perçu» (LS 71). C'est le rapport du sujet au monde qui est l 'enjeu du tableau: «la rencontre du regard avec les 153 Maryvonne Saison choses qui le sollicitent, de celui qui a à être avec ce qui est» (LS 71). Le peint re ne se dit pas: il faut le remet t re «au contac t de son m o n d e » (LS 72). Il poursui t un travail jamais clos, sans que lu i -même «puisse j amai s dire , pa r ce que la distinction n ' a pas de sens, ce qui est de lui et ce qui est des choses, ce que le nouvel ouvrage a joute aux anciens, ce qu' i l a pr is aux autres et ce qui est sien» (LS 73). Le peintre n 'est pas d e v e n u le sujet que d 'aut res sont devenus , il reste tou jours soumis à cette «triple repr ise»; son a t t a c h e m e n t aux or ig ines l ' incite à opére r u n e t ransmuta t ion telle que l ' expé r i ence en soit d o n n é e : «c'est ainsi que le m o n d e dès qu'il l 'a vu , ses p r emiè re s tentat ives de pe in t re et tout le passé de la pe in ture l ivrent au pe in t re u n e tradition, c'est-à-dire c o m m e n t e Husserl , le pouvoir d'oublier les origines et de d o n n e r au passé , n o n pas une survie qui est la fo rme hypocr i t e de l 'oubl i , mais u n e nouve l le vie, qui est la f o r m e noble de la mémoi re» (LS 74). L ' a r t o c c u p e u n e p lace t rès p a r t i c u l i è r e p u i s q u ' i l es t u n e r é p o n s e nostalgique au bonheur des origines alors qu' i l ne t o m b e j amai s dans le p r o p o s naïf de simple retour aux origines. Il ne s 'agit pas de r e t rouve r ce qui a été v ra iment présent (280), mais de vivre avec consc ience , après avoir r e c o n n u l 'illusion qui nous a amenés à méconna î t r e le sujet concre t que nous s o m m e s , ce qui nous rat tache à un m o n d e nature l et cul turel , à u n ê t re et à u n e tradi- tion. L'artiste fait donc f o n d a m e n t a l e m e n t œ u v r e de m é m o i r e en t héma t i s an t un passé qui, sans lui, n ' appar t i endra i t pas au sujet qu ' i l est d e v e n u . Le n o y a u fondamen ta l d 'une subjectivité n o n cons t i tuante est b ien le t emps . L 'ar t is te reste toujours le témoin des origines p e r d u e s et oubl iées (232). Ce t émoin est insti tuant: «si le sujet était instituant, n o n const i tuant , on c o m p r e n d r a i t (...) qu'il ne soit pas instantané, et qu 'au t ru i ne soit pas seu lemen t le négatif de moi -même. Ce que j ' a i c o m m e n c é à cer ta ins m o m e n t s décisifs ne serai t ni au loin, ni dans le passé, c o m m e souvenir object if , ni actuel c o m m e souven i r assumé, mais v ra iment dans l ' en t re -deux , c o m m e c h a m p de m o n deven i r p e n d a n t ce t t e p é r i o d e . (...) O n e n t e n d a i t d o n c ici p a r i n s t i t u t i o n ces événements d ' une expér ience qui la do ten t de d imens ions durables , pa r rap- por t auxquel les toute u n e série d 'au t res expé r i ences a u r o n t sens, f o r m e r o n t une suite pensable ou une histoire, - ou e n c o r e les é v é n e m e n t s qui déposen t en moi un sens, non pas à titre de survivance et de rés idu , mais c o m m e appe l à une suite, exigence d 'un avenir .» 1 0 10 M. Merleau-Ponty, Résumés de cours, Gallimard, Paris 1968, p. 60/61. 154 De la nostalgie à l'art: voir de tout son corps Le style L' ind iv idua l i t é de l 'ar t is te ne peu t donc pas ê t re pensée à travers la subjec t iva t ion mais con t re elle, et telle est la finalité du concept de style: «c'est que le n o m de V e r m e e r et celui de chaque g rand peint re en vient à dés igner que lque chose c o m m e une insti tution (...) U n e vraie histoire de la pe in tu re devra i t r eche rche r , à travers l 'aspect immédia t des toiles dites de V e r m e e r , u n e s t ructure , u n style, un sens contre lesquels ne peuvent prévaloir , s'il en est, les détai ls d iscordants arrachés à son p inceau par la fatigue, la c i rcons tance ou l ' imi ta t ion de soi-même» (LS 76-77). Certes, il faut s ' insurger con t re toute idée de p e i n t u r e objective: ne pas fe indre de croire, c o m m e Descar tes 1 1 , que n o u s p o u r r i o n s produi re «mé thod iquemen t de parfai tes im- ages du m o n d e , u n e pe in tu re universel le dél ivrée de l 'ar t personnel , c o m m e la l angue universe l le n o u s dél ivrerai t de tous les r appor t s confus qui t ra înent dans les langues exis tantes « Mais il faut également éviter de réduire l 'œuvre à u n e in t e rp ré t a t ion en t e rmes de personne . Le style vit en chaque peintre c o m m e «la pulsa t ion de son cœur» (LS 78), les œuvres «sont nées de la chaleur d ' u n e vie», elles cons t i tuent u n e réponse à des données très singulières (LS 80), mais si l 'art iste me t «sa marque» sur les choses, ce n 'es t pas en tant que sujet, c 'est en tant qu 'ê t re de percept ion et de langage. O n vit dans «le langage», «le p r e m i e r dessin aux m u r s des cavernes ne fondai t une tradit ion que parce qu' i l en recuei l la i t u n e autre : celle de la percept ion» (LS 87). Un peu plus loin, on lit: «les mots , m ê m e dans l 'art de la prose, t ranspor tent celui qui pa r le et celui qui les e n t e n d dans un univers c o m m u n . (...) Cette spontanéi té du langage qui nous un i t (...) est nous -mêmes avec nos racines, notre poussée et, c o m m e on dit, les frui ts de no t re travail» (LS 94). Le style pe rmet de passer de l ' ind iv iduel à l 'universel en faisant l ' économie du sujet: «l 'intimité de toute express ion à tou te express ion , leur appa r t enance c o m m u n e à un seul ordre que le p r e m i e r acte d ' express ion a institué, réalisent par le fait la jonct ion de l ' individuel et de l 'universel , et l 'expression, le langage, pa r exemple , est b ien ce que nous avons de plus individuel , en m ê m e temps que s 'adressant aux autres, il le fait valoir c o m m e universel .»1 2 Nous œ u v r o n s sur un doub le fond unitaire, celui de la nature et celui de la cul ture: Mer l eau -Pon ty décè le une «unité du style h u m a i n qui rassemble les gestes de tous les pe in t res en une seule tentative, leurs product ions en une seule his toire cumula t ive , en un seul art. L 'uni té de la culture é tend au-delà 11 M. Merleau-Ponty, L'œuil et l'Esprit, Gallimard, Paris 1994, p. 44. Les références à cet ouvrage seront précédées de OE. 12 M. Merleau-Ponty, La prose du monde, Gallimard, Paris 1969, p. 120. 155 Maryvonne Saison des limites d ' une vie individuelle le m ê m e gen re d ' e n v e l o p p e m e n t qui réuni t par avance tous les m o m e n t s de celle-ci à l ' ins tant de son inst i tut ion ou de sa naissance» (LS 86). Il faut aff i rmer que l 'artiste r end sensible «l 'é toffe c o m m u n e » d o n t sont faits «les choses et m o n corps» (OE 21), qu' i l fait r e tour sur ce qui scelle no t re entente c o m m u n e : ainsi Cézanne s ' intéresse-t-i l à «la ma t i è re en t rain de se d o n n e r f o r m e , l ' o r d r e na i s san t p a r u n e o r g a n i s a t i o n s p o n t a n é e » ; «nous percevons des choses, nous nous e n t e n d o n s sur elles, n o u s s o m m e s ancrés en elles et c 'est sur ce socle de 'na ture ' que nous cons t ru isons des sciences. C 'es t ce m o n d e pr imord ia l que Cézanne a voulu p e i n d r e , et voi là p o u r q u o i ses tab leaux d o n n e n t l ' impress ion de la n a t u r e à son or ig ine» 1 3 . Il n ' e s t pas contradictoire de penser qu 'alors , réal isant u n e epoche qui m e t en suspens nos habi tudes, l 'artiste «révèle le fond de na tu re i n h u m a i n e sur lequel l ' h o m m e s'installe», ce que Mer leau-Ponty dés igne e n c o r e c o m m e u n « m o n d e sans familiarité» (DC 28). Le pa radoxe a p p a r e n t ne t ient q u ' à des po in t s de vue différents: la familiarité est donnée lorsque l 'ar t is te r e n o n c e à la pe r spec t ive cartésienne pour re t rouver une «pro fondeur» on to log ique , lorsqu ' i l r e m e t le sujet en son corps et ce dernier au m o n d e : « l ' in ter rogat ion de la pe in tu re vise en tout cas cette genèse secrète et f iévreuse des choses dans no t r e corps» (OE 30), «la vision du pe in t re est une naissance con t inuée» (OE 32). L ' i n h u m a n i t é , elle, apparaît au sujet parlant qui fait la dist inction entre l ' huma in et l ' i nhumain et découvre dans l 'affinité qui le lie au «on» h u m a i n , l ' é t range té radica le du m o n d e inan imé . La pe in ture a donc au sein des arts u n e pos i t ion pr ivi légiée pu isqu 'e l le nous situe au croisement de l ' humain et de l ' i nan imé , en t re les d e u x m o n d e s naturel et social, entre les choses et les h o m m e s . C ' e s t sur ce te r ra in qu 'éc lô t peu à peu l ' idée de la réversibilité: le paysage , disait C é z a n n e «se pense en moi et je suis sa conscience» (DC 30), ou encore : « l ' én igme t ient en ceci que m o n corps est à la fois voyant et visible» (OE 18). T o u t e au t re p r é o c c u p a t i o n pour la pe in tu re lui apparaî t ra i t c o m m e anecdo t ique : «la pe in tu re n e cé lèbre jamais d 'au t re énigme que celle de la visibilité» (OE 26). Vo i r n ' es t d o n c pas un pouvoir à por ter à l'actif d ' un sujet: «la vision n 'es t pas un cer ta in m o d e de la pensée ou présence à soi: c'est le m o y e n qui m 'e s t d o n n é d ' ê t re absen t de moi -même, d'assister du dedans à la fission de l 'Etre , au t e rme de laquel le seulement je m e fe rme sur moi» (OE 81). 13 M. Merleau-Ponty, «Le doute de Cézanne», in Sens et non-sens, Gallimard, Paris 1963, p. 23. Les références à ce texte seront précédées de (DC). 156 De la nostalgie à l'art: voir de tout son corps L'art et la philosophie D e la ph i losoph ie à l 'art , les appor ts dev iennent indissociables: dans u n e circular i té in f rang ib le , le r enouve l l ement de la théor ie de la percept ion pa r le ph i l o sophe a p o u r effet de «réinstaller le peint re dans le m o n d e visible et r e t rouve r le co rps c o m m e express ion spontanée» (LS 81) et la peinture t émoigne p o u r u n e «p ro fondeu r» définie c o m m e «ma part icipat ion à un Etre sans restr ict ion» (OE 46); elle cherche la «déflagration de l 'Etre» (OE 65). La seule dif férence entre le phi losophe et l 'artiste reste la spontanéité de ce dernier, laquel le , à c o u p sûr, est é t r angère au ph i losophe : «l 'art et n o t a m m e n t la pe in tu re pu i sen t à cette n a p p e de sens b ru t don t l 'act ivisme ne veut rien savoir . Ils sont m ê m e seuls à le faire en toute innocence» (OE 13). Ph i l o sophe et art iste pa r cont re se re t rouvent à s 'adresser au m ê m e in te r locuteur : le sujet inca rné que chacun recèle en soi. Ce qu'ils visent, c'est l 'évei l chez l ' in te r locu teur d ' u n e mémoi re des origines: «un peintre comme C é z a n n e , un artiste, un ph i losophe , doivent n o n seulement créer et expr imer u n e idée, mais enco re révei l ler les expér iences qui l ' enrac ineront dans les aut res consciences» (DC 33). Nostalgique en son impuls ion, l 'œuvre ne l'est pas dans sa réal isat ion et ne l 'est plus dans son effet, lorsqu'el le opère comme m é d i u m d 'accès à la mémoi r e : «alors l 'œuvre d 'art aura jo in t ces vies séparées, elle n ' ex i s te ra plus seu lemen t en l 'une d 'el les c o m m e un rêve tenace ou un dél i re pers is tant , ou dans l ' espace c o m m e une toile coloriée, elle habi te ra indivise dans p lus ieurs esprits, p ré sompt ivemen t dans tout esprit possible, c o m m e u n e acquis i t ion p o u r toujours» (DC 34). L'unité de la peinture repose sur l 'unici té de la «tâche du peintre» à travers l 'espace et le temps (LS 75) et r envo ie à u n e or ig ine c o m m u n e : c'est à p ropos du romanc ie r cette fois que Mer l eau -Pon ty écrit : «le romanc ie r tient à son lecteur, et tout h o m m e à tout h o m m e , un langage d ' ini t iés: initiés au monde , à l 'univers de possibles que dé t ien t un corps h u m a i n , u n e vie humaine» (LS 95). Le poè te p e u t écr i re en son n o m et au n o m du phi losophe «le je qui p a r l e d a n s m e s réc i t s n ' e s t pas u n e vo ix pe r sonne l l e . » 1 4 Les diff icul tés ép rouvées pa r Mer l eau -Pon ty à échapper à une phi losophie de la conscience, à pense r un sujet ins t i tuant et une subject ivi té rédui te à un processus de subject ivat ion, on t été telles que sa plus g rande lucidité se manifesta dans sa p e n s é e de l 'ar t c o m m e espace alternatif de réponse à la nostalgie. 14 Louis-René des Forêts, Voies et détours de la fiction, Fata Morgana, Paris 1985, p. 31-32. 157