Filozofski vestnik Volume/Letnik XXVII • Number/Številka 2 • 2006 • 31-43 sur le nom du pere Antonio Di Ciaccia Voici la these que je voudrais faire passer dans mon texte : le Nom-du-Pere comme le trou ou convergent le nom, le singulier, le sinthome. Evidemment je prends le Nom-du-Pere dans l'acception qui lui a ete donnee par Jacques Lacan. Dans ce travail je ne developperai pas le parcours complet sur le Nom-du-Pere, mais je me contenterai uniquement de pointer quelques moments de l'elaboration de Lacan. Premier point. Lacan reprend le terme Nom-du-Pere de la religion. Je n'aborderai pas ce point. Je le donne pour acquis et connu. Deuxieme point. Lacan opere un renversement de perspective par rapport au Nom-du-Pere et le signifiant. Dans un premier temps, il considere que la va-leur et l'operativite du Nom-du-Pere sont dues au fait qu'il s'agit d'un signifiant lie a la fonction paternelle. Je vous renvoie aux passages de l'Athalie de Racine dont Lacan parle dans Le Seminaire III, Les psychoses : le Grand Pretre affirme n'avoir aucune crainte, a cause de la crainte de Dieu qui l'habite. Successivement, Lacan renverse sa perspective : le Nom-du-Pere a sa valeur et son operativite du fait qu'il est signifiant. C'est le signifiant qui barre, en tant que signifiant, le desir de la mere, en tant que le signifiant « Desir de la mere » vehicule la jouis-sance interdite. C'est la version lacanienne de l'ffidipe freudien. Ce renversement se resume dans la formule : le signifiant paternel n'est pas signifiant parce que paternel, mais il est paternel parce qu'il est signifiant. D'ou l'on peut deduire avec Lacan - et quelqu'un d'autre - que l'homme est le fils du logos. Le veritable pere de l'homme n'est pas le geniteur, mais le logos. Du particulier a I'universel et retour Cette operation du signifiant paternel qui barre le signifiant maternel convoque Hegel et Jakobson. Chez Hegel, soulignons deux versants. Primo, l'operation du signifiant paternel sur le signifiant maternel a la structure de V Aufhebung hegelien : le symbole est le meurtre de la Chose. En termes lacaniens : a la place de la Chose vient l'ordre symbolique. Dans le terme Aufhebung, « il y a a la fois le sens de nier et celui de conserver »': Symbolique Chose Lacan l'utilise a toutes les sauces : de l'ffidipe, du phallus, de la triade besoin/demande/desir etc. Il ecrit le mouvement qui va du signifiable au signi-fiant pour retourner enfin au signifie, selon ce schema en deux temps : 1° temps Signifiant signifiable 2° temps Signifiant signife Secundo, l'analyse procede, dans la pratique, du particulier vers l'univer-sel. En d'autres termes, du particulier de son propre symptome, en tant qu'il est englue dans la jouissance interdite, le sujet, a cause du fait que l'inconscient est structure comme un langage, se trouve happe par l'ordre du langage, par le symbolique, qui constitue, dans ce schema, l'universel. Par le travail analyti-que, que Lacan designe a l'epoque comme « dialectique », grace a la position de dialecticien, que Lacan assigne a l'analyste, le sujet « doit realiser dans une serie de crises la synthese de sa particularite et de son universalite, allant a uni-versaliser cette particularite meme »2. Cet universel, a son tour, se particularise pour le sujet dans un desir humanise : « C'est bien d'un langage qu'il s'agit dans le symbolique mis au jour dans l'analyse. Ce langage a le caractere universel d'une langue qui pour etre le langage qui saisit le desir au point meme ou il s'humanise en se faisant reconnaitre, il est absolument particulier au sujet »3. 1 Georg Friedrich Wilhelm Hegel, La phenomenologie de I'Esprit, t. I, traduction de J. Hyppolite, Aubier/Montaigne, Paris, 1991, p. 94. 2 Jacques Lacan, « Propos sur la causalite psychique » [1946], Ecrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 181-182. 3 Jacques [1953], Ecrits, op. cit., p. 293-294. 3 Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » Bref : I'homme doit liberer sa parole, la liberer des scories symptomati-ques, pour s'inscrire dans l'universel du langage. Par contre, c'est dans son desir humanise que l'universel se particularise. Venons-en a Jakobson. Lacan maintient comme operatoire le schema hege-lien meme quand la reference a la linguistique jakobsonienne prevaut sur celle hegelienne, par exemple, dans la metaphore paternelle. Ä travers la metaphore, donc a travers les instruments linguistiques et, par consequent, symboliques, le sujet se trouve passer de l'empire de la jouissance au royaume du symbolique, selon le schema bien connu qui permet a Jacques-Alain Miller de reprendre tout l'enseignement de Lacan, notamment dans son texte « Les six paradigmes de la jouissance »4: "J. On pourrait dire que par ce schema Lacan relie I'Aufhebung de Hegel a la metaphore de Jakobson. Or, toute cette structure, Lacan va la mettre en question. Ou mieux, il va mettre en question l'unilateralite de cette construction. L'Introduction auxKoms-du-Pere Passons a un texte qui est la veritable bascule de toute cette affaire. Elle ne nous est pas apparue plus tot, a cause du refus de Lacan de publier ce texte, que Jacques-Alain Miller a publie seulement l'an passe, bien qu'il l'ait commente dans son cours de 1991-1992 sur « La nature des semblants » il s'agit de l'uni-que legon du seminaire sur les Noms-du-Pere, que Jacques-Alain Miller avait appele « Le seminaire inexistant » et de son unique legon, par Jacques-Alain Miller egalement designee comme « Introduction aux Noms-du-Pere ». De la, nous ferons un saut au dernier enseignement de Lacan. En fait, probablement a cause des circonstances dans lesquelles il tient ce seminaire - la veille au soir on annonce a Lacan qu'il est dechu de son statut de didacticien par l'lPA, en vertu des auditeurs memes de son seminaire - Lacan est plus que d'habitude enigmatique. Pensez seulement au titre : les Noms-du-Pere, au pluriel, alors que tout le monde ne connaissait ce Nom qu'au singulier. « Il ne me sera pas possible, 4 Jacques-Alain Miller, « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, 43, octobre 1999, pp. 7-29. Ce texte reprend les legons des 24, 31 mars et 7 avril 1999 du cours de J.-A. Miller, [1998-1999], L'Orientation lacanienne III, 1'enseignement pro-nonce dans le cadre du Departement de Psychanalyse de Paris VIII. Texte etabli par Catherine Bonningue. dit-il, de vous faire entendre au cours de ce premier expose pourquoi ce plu-riel. »5 Il presente cette seance du seminaire en deux volets. Le premier concer-ne l'objet a, decouverte qui s'est articulee petit a petit a partir du Seminaire VII, L'ethique de la psychanalyse, en partant du fameux terme freudien das Ding, et en allant jusqu'au seminaire de l'annee academique precedente, le Seminaire X, L'angoisse. Tout le seminaire sur L'angoisse est centre sur cet objet qui n'est pas un objet comme les autres, c'est-a-dire qui n'est pas signifiantisable. C'est pourquoi Lacan peut dire que l'angoisse est sans objet, comme pourrait l'etre la phobie du cheval pour le petit Hans, parce que l'objet cheval est en fait un signifiant. Mais il peut dire aussi que l'angoisse n'est pas sans objet parce que son objet propre, non signifiantisable, est l'objet a6. Le deuxieme volet de la seance est entierement centre sur le Dieu de la Bible et sur le sacrifice d'Isaac par son pere Abraham. Dans cette unique legon de son Seminaire sur les Noms-du-Pere, secrete-ment - mais pas trop - Lacan joue ses cartes. Voila ce qu'on peut en deduire : la lecture hegelienne est tout a fait insatisfaisante, mais, bien qu'il ne le dise pas, la lecture jakobsonienne l'est tout autant. En ce qui concerne Hegel, Lacan rappelle d'abord que les premiers pas de son enseignement ont chemine dans les voies de la dialectique hegelienne. Cette dialectique a des racines logiques, dit Lacan, car Hegel a essaye de re-soudre le probleme du rapport entre l'universel et le particulier. Or, seul le particulier a une existence, mais elle est contingente. « Toute la dialectique he-gelienne est faite pour combler cette faille, [c'est-a-dire que seul le particulier a une existence] et montrer, dans une prestigieuse transmutation, comment l'universel peut arriver a se particulariser par la voie de la scansion de VAufhebung »7. D'une part, le particulier doit etre repris dans l'universel, mais, d'autre part, etant donne que seul le particulier a une existence, l'universel doit se particulariser. Le Christ, pour Hegel, est la realisation concrete de l'homme universel. Je souligne ce double passage : du particulier a l'universel et de l'universel a son incarnation dans un particulier. En termes lacaniens on pourrait dire : du particulier du symptome a l'universel du langage ; et de l'universel du langage au particulier du desir. « Neanmoins, dit ensuite Lacan, quels que soient les prestiges de la dialectique hegelienne, quels que soient ses effets, quelle que soit ici sa reussite, quelle que soit la valeur de ce qu'elle soutient dans les incidences politiques 5 Jacques Lacan, Des Noms-du-Pere [1963], Paris, Seuil, 2005, p. 68. 6 Cf. a ce propos le commentaire de Jacques-Alain Miller, « Introduction a la lecture du Seminaire de L'angoisse de Jacques Lacan », la Causefreudienne, 58, octobre 2004, pp. 61100 et la Causefreudienne, 59, fevrier 2005, pp. 67-103. 7 Jacques Lacan, op. cit., p. 74. de sa realisation, la dialectique hegelienne est fausse » et il continue : « l'angoisse est ici le signe ou le temoin d'une beance existentielle »8, en d'autres termes : l'harmonie du passage du particulier a l'universel et de l'universel au particulier est contredite par l'angoisse, « comme l'a vu, chante, marque Kierkegaard »9. Et il conclut : « J'apporte le temoignage que la doctrine freu-dienne est celle qui en donne l'eclaircissement »10. En ce qui concerne l'application de la metaphore de Jakobson a la psychanalyse, est-ce si sur que dans la substitution d'un element a un autre - lisez : dans la substitution de ce qui est de l'ordre du langage a tout ce qui est du do-maine de la jouissance -, tout est metaphorique ? L'enseignement de la clinique Voyons donc quelle route Lacan emprunte. Il nous dit qu'il faut repartir de Freud. Or, « Freud met au centre de sa doctrine le mythe du pere »11. Freud presente deux faces du pere : d'une part, le pere ideal, le pere de la loi, le pere des structures de l'alliance et de la parente. Et, d'autre part, a travers un mythe tout a fait tarabiscote - le seul mythe moderne, dit Lacan dans Le SeminaireXVII^'2 -, il nous presente un pere de la horde, un pere animal, un pere totem. On pourrait dire ici que Freud vient confirmer Hegel, parce que le pere animal, le pere de la horde - appelons-le par son nom : le pere de la jouissance -se transforme, par l'operation de VAufhebung, en pere ideal, en pere de la loi et du desir. Ou encore, on pourrait dire que Freud vient confirmer Jakobson, parce que le pere de la jouissance animale est metaphorise en pere du desir humanise. Tout irait bien, nous dit Lacan, si la clinique ne nous disait pas autre chose. En effet, s'il en etait ainsi, si toute la jouissance se resorbait dans le desir, pourquoi y aurait-il nevrose ? Pourquoi y aurait-il symptome, malaise dans la civilisation ? Pourquoi y aurait-il fuite devant le desir du pere ? Or, l'objet de l'angoisse nous prouve que pas tout de la jouissance est signification, pas tout de la jouissance est metaphorise en desir. C'est ainsi que la clinique, la clinique freudienne, nous reveille des reves idealistes et ideologiques. Hegel avec son Aufhebung est insatisfaisant, Jakobson avec sa metaphorisa-tion est insatisfaisant. 8 Ibidem, p. 75. 9 Idem. 10 Idem. 11 Ibidem, p. 85. 12 Jacques Lacan, Le Seminaire, LivreXVII, L'envers de la psychanalyse [1969-1970], texte etabli par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1991. Pourtant, « si toute la theorie et la praxis de la psychanalyse nous ap-paraissent aujourd'hui comme en panne, c'est pour n'avoir pas ose sur cette question aller plus loin que Freud »13. Il faut donc aller au-dela de la solution freudienne. Le fil rouge de la religion Mais ou Lacan trouve-t-il le fil rouge pour aller au-dela de Freud ? Il le trouve dans la religion. Il fait donc retour a la religion, a cette meme tradition religieuse d'ou, en son temps, il avait sorti comme du chapeau, pour definir la fonction du symbolique, le Nom-du-Pere : « C'est au fondement meme de la tradition ecclesiale qu'il [Freud] nous permet de tracer le clivage d'un chemin qui aille au-dela, infiniment plus profond, plus structural, que la borne qu'il a posee sous la forme du mythe du meurtre du pere »14. Entre parentheses, ce qui est comique, a mon sens, c'est que Lacan, d'une part, considere, avec Freud, que dans la tradition ecclesiale on peut aller plus loin, mais, d'autre part, il trouve, au contraire, que les Peres de l'Eglise ont une doctrine insuffisante en ce qui concerne Dieu le Pere. Bref. C'est donc par le biais de la Bible que Lacan va trouver a aller plus loin. Qu'est-ce que cela veut dire, pour lui, aller plus loin ? Cela veut dire que le desir ne va pas eponger le tout de la jouissance, qu'entre les deux il y a une faille centrale qui les separe a jamais, mais aussi que, dans cette operation, il y a un reste. C'est ce reste qui constitue « la disjonction qui joint le desir a la jouissance ».15 C'est donc dans la tradition religieuse, juive d'abord, dans sa suite chre-tienne ensuite, que Lacan trouve la coupure entre le Dieu de la jouissance et le Dieu du desir. Alors que dans d'autres traditions une plongee vers la jouissance de Dieu est presente, « en revanche, ce qui fait trace dans le mysticisme juif, jusque dans l'amour chretien, et plus encore dans la nevrose, c'est l'incidence du desir de Dieu, qui fait ici pivot »16. Des lors, ne nous contentons-nous pas des fables freudiennes sur le pere ideal et sur le pere Orang Outang17. 13 Jacques Lacan, DesNoms-du-Pere, op. cit., p. 85. 14 Ibidem, p. 76. 15 Jacques Lacan, Le Seminaire, livreX, L'angoisse [1962-1963], texte etabli par JacquesAlain Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 342. 16 Jacques Lacan, Des Noms-du-Pere, op. cit., p. 90. 17 Jacques Lacan, « L'etourdit » [1972], Autres ecrits, Paris, Seuil, 2001, p. 457. Mais comment ce Dieu de la jouissance et ce Dieu du desir, que nous pre-sente la Bible, s'articulent-ils ? Est-ce qu'ils se recouvrent ? Comment se situent-ils par rapport a l'universel et au particulier ? C'est ici que Lacan nous parle du sacrifice d'Isaac par son pere Abraham. Ce passage de la Bible est tres riche. Lacan en souligne les fils structuraux qui le parcourent, tout en procedant, dans son commentaire, d'une fagon enigma-tique. Quelques mois plus tard, dans Les Quatre conceptsfondamentaux de la psychanalyse, il reprend la question, tout en avangant selon un autre axe : non pas celui des noms, mais celui des concepts - l'inconscient, la pulsion, la repetition et le transfert sont en effet les Noms-du-Pere freudiens de la psychanalyse - ; non pas l'axe de la tradition religieuse, mais celui de la logique, des mathematiques et de la topologie. Lacan regrette lui-meme ne pas pouvoir continuer a elaborer a travers la Bible toutes ces questions concernant la structure. En effet, c'est dommage. Partons donc de ce point d'arret, sans suivre Lacan dans le nouveau scenario qu'il met en jeu dans Le Seminaire XI, pour ensuite articuler ces questions avec la suite de son enseignement. La pluralite des Noms Du point de vue biblique la question est claire : il y a une pluralite de Noms pour designer la divinite, plus exactement, le Dieu meme d'Israel. Utilisons ce schema pour l'illustrer : Shem Elohi^ YHVH \ El Shaddai YHVH, le tetragramme ; Shem, le Nom ; Elohim, au pluriel, est aussi un nom generique de la divinite aupres des peuples semites ; El Shaddai, traduit par les Septante par le terme de Theos, en latin Deus, auquel s'ajoutera, en grec, l'autre terme, Kyrios, traduit par Dominus en latin et, a notre epoque, par Seigneur. Au centre se situe un nom impronongable, tout autour, les Noms avec les-quels on l'appelle : autant de Noms qu'il y a de supports a la fonction qu'il a ; ou, plus precisement, autant de Noms qu'il y a de supports a la fonction qu'il est. Car, comme l'ecrit Jacques-Alain Miller, « le Pere n'a pas de nom propre. Ce n'est pas une figure, c'est une fonction »18. La pluralite des Noms-du-Pere et le rapport entre le Nom impronongable et les autres Noms doivent etre mis en parallele avec un passage du Seminaire, L'angoisse, notamment avec celui qui date de quelques mois seulement avant l'unique seance du seminaire inexistant. Il s'agit de l'objet, de l'objet a. Lacan propose, de l'objet, une constitution circulaire. « Ä tous les niveaux de cette constitution, l'objet tient a lui-meme en tant qu'objet a. Sous les diverses formes ou il se manifeste, il s'agit toujours d'une meme fonction »19. Et il presente l'objet dans le schema suivant : phalique ax\a\ \scopique orau a i surmoi C'est selon un meme schema, qui comporte une fonction qui est en soi impronongable, mais qui a autant de noms qu'elle a de supports, que nous voyons un parallelisme entre l'impronongable dont parle la Bible et l'objet qui a comme indice une lettre, a exactement, parce qu'il ne peut pas etre nomme. Nous pouvons en deduire deux consequences : premierement, les deux sont de l'ordre d'un trou par rapport a la parole. Ce trou, meme s'il est hors signifiant, est circonscrit par le langage. Deuxiemement, l'objet a, l'objet cause du desir, est, certes, de l'ordre de l'objet, mais qu'en est-il du Dieu de Moise ? C'est a ce point qu'il faut noter la precision avec laquelle Lacan traduit la definition que le Dieu du buisson ardent donne de lui-meme. « Ce Dieu parlant a Moise lui dit : Quand tu iras vers eux, tu leur diras que je m'appelle Ehyeh acher ehyeh, Je suis ce que je suis »20. Par consequent, non pas, comme l'a traduit saint Augustin, « Je suis celui qui suis », ni meme « Je suis celui qui est », selon la traduction des Septante, mais : « Je suis ce que je suis », comme d'ailleurs l'ont traduit les mystiques de la tradition hebraique. 18 Jacques-Alain Miller, 4e de couverture in Jacques Lacan, Des Noms-du-Pere, op. cit. 19 Jacques Lacan, Le Seminaire, livreX, op. cit., p. 341. 20 Jacques Lacan, Des Noms-du-Pere, op. cit., p. 92. Dieu universel et Dieu d'un Nom Reprenons la question du cote hegelien. Ä la lumiere de ce passage bibli-que, on peut dire qu'il n'y a pas de resorption du Dieu de la jouissance dans un Dieu universel. Il est vrai que, quelque part, quelque chose, qui releve de l'etre parlant, donne lieu a un Dieu universel. Il s'agit de ce Dieu que Pascal appelle le Dieu des philosophes. C'est le Dieu horloger du monde, le Dieu qui ne joue pas aux des, comme le dit Einstein. Ce Dieu, Dieu universel, n'est en fait rien d'autre que le sujet suppose savoir, il est un pur semblant. Selon Lacan, ce Dieu, non seulement n'existe pas mais il n'a pas d'etre non plus. C'est un Dieu, en somme, qui nait au moment meme ou l'on parle. Il suffit de parler, et voila Dieu qui surgit. « Pour un rien, le dire ga fait Dieu. Et aussi longtemps que se dira quelque chose, l'hypothese Dieu sera la »21. Pour Lacan, le Dieu universel est celui-la : le Dieu des philosophes, a savoir le sujet suppose savoir. Et le vrai athee, selon Lacan, est celui qui arrive a se passer du sujet suppose savoir. Il defie tout le monde sur ce terrain. Seule une analyse, peut-etre, peut amener a cet atheisme, un atheisme qui est structurellement different de l'atheisme phi-losophique et de l'atheisme pragmatique. Ce que l'on appelle Dieu se situe sur deux niveaux de la structure. Ä un premier niveau, nous avons cette fonction qui consiste dans le sujet suppose savoir et qui peut etre definie comme le Dieu universel. Ä un deuxieme niveau, il s'agit d'une fonction, appelee egalement Dieu, qui consiste dans l'objet qui constitue « la disjonction qui joint le desir a la jouissance »22, et peut etre defini comme le Dieu d'un nom particulier, le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob23. Toute la tradition judeo-chretienne porte en elle une incidence specifique quant au rapport de l'homme a la divinite, dans la mesure ou il ne s'agit pas en elle d'un Dieu de jouissance, mais d'un Dieu par rapport auquel la jouissance ne peut etre atteinte que par la voie du desir. Cette tradition « en effet, n'est pas celle de la jouissance, mais du desir d'un Dieu, qui est le Dieu de Moise »24. 21 Jacques Lacan, Le Seminaire, Livre XX, Encore [1972-1973], texte etabli par JacquesAlain Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 44. 22 Jacques Lacan, Le Seminaire, livreX, op. cit., p. 342. 23 Cf. Jacques Lacan, « La meprise du sujet suppose savoir » [1967], Autres ecrits, Paris, Seuil, 2001, p. 337. 24 Jacques Lacan, DesNoms-du-Pere, op. cit., p. 91. Du Nom-du-Pere au Pere-du-Nom La fonction radicale du Nom-du-Pere, de Dieu donc, est celle de donner le Nom. La Bible nous dit que Dieu nomme, et qu'il apprend a l'homme a nommer. Le Nom-du-Pere est en realite le Pere-du-Nom. Voici comment je vois l'articulation entre le Nom-du-Pere et le Pere-du-Nom : Nom Nom-du-Pere ^ Pere \ Pere du nom Je reprends donc ici le meme schema que Lacan a utilise pour le Nom im-pronongable et pour l'objet a. Qu'est-ce que nommer ? Certes, nommer consiste a donner leur nom aux choses. Mais nommer ce n'est pas communiquer. Communiquer est le l'ordre du symbolique, alors que nommer, bien sur, est l'epissure du symbolique, mais avec le reel. En fait, comme le dit Lacan dans RSI, c'est par la nomination que la parlote se lie au reel.25 Sur ce point, evoquons une notation clinique. Dans le Seminaire XXIII26, Lacan dit que le travail de l'analyste consiste a faire epissure entre le symbo-lique et l'imaginaire et que, en meme temps, il se produit une epissure entre l'imaginaire et le reel, celle qui rend la jouissance « possible » au sujet. Notez l'importance clinique, je dirais therapeutique, de cette notation. Nommer, en analyse, c'est donner le nom qu'il faut au reel en jeu. La nomination est donc l'operation specifique de l'analyste, elle vient ici a la place de l'interpretation. Mais, selon Lacan, cela ne se fait pas directement, mais par le biais d'une epis-sure entre l'imaginaire et le savoir inconscient. Les Universaux Il faudrait ici ouvrir le grand chapitre du probleme philosophique qu'a ete la question des universaux. Pour ne faire qu'un bref rappel, ce probleme des 25 Jacques Lacan, Le Seminaire, LivreXXII, R. S. I. [1974-1975], texte etabli par JacquesAlain Miller, 11 mars 1975, Ornicar?, bulletin periodique du Champ freudien, 5, decembre-jan-vier 1975-1976, p. 19. 26 Jacques Lacan, Le Seminaire, Livre XXIII, Le sinthome [1975-1976], texte etabli par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2005, pp. 72-73. Universaux a ete pose, mais non resolu, selon le dessein explicite de l'auteur, dans l'Introduction a la logique d'Aristote de Porphyre (IIIe siecle). Les Universaux (les genres et les especes) existent-ils ou non ? Cette problematique est d'une grande importance au Moyen Äge (IXe siecle), quand le platonisme et l'aristotelisme s'opposent a propos de l'existence ou de l'inexistence des formes ou des idees. Les scolastiques se sont divises en deux courants : les tenants du realisme (les universaux existent reellement) et les tenants du nominalisme, comme Abelard (les universaux ne sont que des mots). Saint Thomas d'Aquin va resoudre la question, selon une solution que Lacan apprecie, dans le sens suivant : comme Aristote, saint Thomas refuse l'existence reelle des universaux hors des choses, d'ou l'esprit les extrait « par abstraction ». C'est ce qu'on a appele le realisme modere. Mais chez Hegel il y a un passage en plus : outre le passage du particulier a l'universel, il y a egalement le passage qui comporte l'incarnation de cet univer-sel. On voit la difference entre Aristote et Hegel sur ce point : une chose est de dire, avec Aristote, que tous les chevaux vivants ont l'essence de la « chevalini-te », autre chose est de considerer qu'une personne, soit le Christ, realise dans l'existence l'homme universel. Pour Hegel, l'idee coincide avec la realite, la realite fait passer a l'existence l'idee. Ni a Aristote ni a saint Thomas, il ne serait jamais venu a l'esprit de penser qu'un universel s'incarne d'une fagon tout a fait particuliere dans un existant, fut-il, pour saint Thomas, le Christ. L'humanite du Christ n'est pas plus humaine que l'humanite de n'importe quel homme, alors que, pour Hegel, l'humanite du Christ realise en elle-meme l'humanite comme telle ainsi que tel personnage historique, par exemple Napoleon, realise l'Histoire comme telle. Cependant, Lacan ne se satisfait pas de la solution de Hegel au probleme de l'universel et du particulier. Selon Hegel, la particularite est reprise et re-sorbee dans l'universel, lequel se realise a son tour dans un particulier. Si la premiere partie est maintenue par Lacan, en ce qui concerne la psychanalyse, a savoir que le symptome, en tant que particularite du sujet, est repris dans l'uni-versel du langage, la deuxieme partie reste encore a preciser. Par rapport a Aristote, Lacan opere un double mouvement : d'une part, il conteste a Aristote la solution qui consiste a faire equivaloir le particulier au singulier, mais, d'autre part, il considere qu'Aristote a ouvert des portes, portes qu'il n'a pourtant pas franchies lui-meme. La porte ouverte par Aristote, mais non franchie, est celle-ci : Aristote parle de deux « particulieres », qui ne sont pas equivalentes entre elles. A cote d'une particuliere positive, a savoir « quelques-uns », il existe aussi une particuliere negative, ou le particulier se formule comme « pas tous ». Il s'agit du fameux nävieg, dont Aristote ne fait rien et que la tradition philosophique n'aborde pratiquement pas. Lacan, par contre, le met a la base de la theorisation de la sexuation feminine. Sur ce point, je vous prie de vous referer au paragraphe 4, « Aristote et le pas-tout », de la « Notice de fil en aiguille » de Jacques-Alain Miller, qui figure comme annexe du Seminaire XXIII de Lacan. Lacan conteste donc a Aristote le fait de ne pas porter sur l'universel cette negation qui s'impose pour les femmes, « soit de n'etre pas-toutes, navieq », comme il le declare dans Television^''. Il va donner une tres grande importance a cette particuliere negative, exclue par Aristote de son carre logique. En outre, il s'appuie sur la formalisation de Peirce pour disjoindre l'universel de l'exis-tence. De plus, Lacan conteste a Aristote la pure et simple identification du sin-gulier et du particulier. Ä plusieurs reprises, par exemple dans son intervention a la suite de l'expose d'Andre Albert28 sur la regle fondamentale tenu aux Journees de Ecole freudienne de Paris du 14 juin 1975, il declare : « Je pense qu'il y a assez de gens ici qui ont lu Aristote pour savoir que le singulier, c'est tout autre chose que le particulier. Mais, continue-t-il, pour Aristote n'existe en fin de compte que le particulier. » Voila pourquoi Lacan met l'accent sur le nom. Le nom, le nom propre, en logique, correspond a une proposition singu-liere, non pas particuliere, mais singuliere. Les places du Nom-du-Pere Lacan situe le Nom-du-Pere a quatre endroits. Primo, il le situe au niveau de l'universel, car, au niveau du symbolique, le Nom-du-Pere fonctionne comme le point de capiton. Autrement dit, il fonc-tionne comme le garant du fait qu'il y a une certaine relation entre les signi-fiants et les signifies. Secundo, il situe le Nom-du-Pere dans la case vide de l'universel negatif. Ä Freud qui disait : « Tout pere est Dieu », Lacan repond : « Certes, mais existe-t-il un pere pareil ? ». Tertio, il situe le Nom-du-Pere, au niveau des formules de la sexuation, au niveau du particulier : c'est le moins-un qui echappe a la castration. Quarto, Lacan situe le Nom-du-Pere au niveau du singulier : la, il s'agit de ce quelque chose qui a la fonction de soutenir le sujet, mais non pas dans l'ordre du « tout », mais dans ce que Lacan appelle le « pas-tout ». C'est pour- 27 Jacques Lacan, « Television » [1973], Autres ecrits, Paris, Seuil, 2001, p. 539. 28 Jacques Lacan, « Intervention a la suite de l'expose d'Andre Albert », le 14 juin 1975, Lettres de l'Ecole freudienne de Paris, 24, 1978. quoi Lacan peut dire en meme temps qu'un singulier qui supporte le sujet fait fonction de Nom-du-Pere et que le Nom-du-Pere est un trou. Du « tout» au « pas-tout» Lacan nous pousse a sortir de la logique du « tout » et a entrer dans la lo-gique du « pas-tout », parce que c'est la que nous rencontrons le reel, le reel en tant qu'il n'est pas universel. Ce « pas-tout » n'est pas seulement le champ de la sexualite feminine, mais aussi celui de la poesie, de l'art et de la psychanalyse. Je pense que c'est aussi le versant ou peuvent se developper les democraties authentiques. La structure meme converge vers le centre de cette logique nouvelle, un centre qui est un trou. C'est le chemin qui, du particulier, passe a l'universel pour aboutir au singulier. Lacan fait equivaloir le particulier au symptome, alors qu'il nomme ce singulier « le sinthome ».