Original scientific paper Izvirni znanstveni članek DOI: 10.32022/PHI32.2023.124-125.4 UDC: 165.62:159.964.2 La primauté de la constitution de l'objet transitionnel chez Marc Richir Ming-Hon Chu Department of Philosophy, The Chinese University of Hong Kong, 4/F., Fung King Hey Building, Shatin, N.T., Hong Kong minghonc@gmail.com The Primacy of Constitution of the Transitional Object in Marc Richir Abstract Among the psychoanalysts, it was primarily Donald Winnicott who helped Marc Richir to clarify and develop genetic phenomenology, which had already been outlined by Edmund Husserl. The paper attempts to demonstrate the use Richir makes of Winnicott's works for his own research devoted to the elaboration of Husserl's project. Phainomena 32 | 124-125 | 2023 According to Richir's reading, Winnicott insisted on the "primacy of constitution of the transitional object" for the access to the real. By referring to Winnicott's own words, we seek to show in what sense he privileges the constitutional role of the transitional object, and how Richir adopts and reinterprets his teachings. We explicate that the transitional object reveals its complexity through the function that at once enables and disturbs the process of "hominization." Keywords: Winnicott, psychoanalysis, genetic phenomenology, play, breakdown. Primarnost konstitucije tranzicijskega objekta pri Marcu Richirju Povzetek Med psihoanalitiki je zlasti Donald Winnicott pomagal Marcu Richirju razjasniti in razviti genetično fenomenologijo, kakor jo je bil pred njim zasnoval Edmund Husserl. Prispevek skuša pokazati, na kakšen način Winnicottova dela služijo Richirju pri njegovem raziskovanju glede Husserlovega projekta. V skladu z Richirjevim branjem 92 je Winnicott vztrajal pri »primarnosti konstitucije tranzicijskega objekta« za pristop k realnemu. S sklicevanjem na Winnicottove lastne besede želimo osvetliti, v kakšnem smislu privilegira konstitutivno vlogo tranzicijskega objekta ter kako Richir privzame in reinterpretira njegov nauk. Razgrnemo, da tranzicijski objekt svojo kompleksnost razkriva s funkcijo, ki hkrati omogoča in moti proces »hominizacije«. Ključne besede: Winnicott, psihoanaliza, genetična fenomenologija, igra, zlom. MiNG-HoN Chu Parmi les psychanalystes, c'est principalement Donald Winnicott qui a aidé Marc Richir à éclaircir et à approfondir la phénoménologie génétique déjà amorcée par Edmund Husserl.1 Ce travail a pour but de montrer les usages que Richir fait de Winnicott dans ses recherches visant à prolonger le projet husserlien. Si, d'une part, selon la lecture de Richir, Winnicott insiste sur « la primauté de la constitution de l'objet transitionnel » (Richir 2004, 508) en termes d'accès au réel, et, d'autre part, il trouve chez Winnicott les descriptions des premiers âges de la vie particulièrement intéressantes, qui « se prêtent aussitôt aux descriptions phénoménologiques engagées par Husserl dans ses analyses du 'primordial' et de l'institution intersubjective » (Richir 2004, 325), nous nous demanderons alors si la primauté de la constitution de l'objet transitionnel s'applique également à la phénoménologie de Richir. Et si oui, en quel sens ? Cet ouvrage est structuré en cinq parties. La première partie présente la problématique husserlienne de l'intersubjectivité et celle du corps primordial, qui servent de fil conducteur aux prolongements phénoménologiques de Richir. Dans la deuxième partie, à travers une lecture attentive de Jeu et réalité, 93 nous voyons comment les analyses de Winnicott sur l'objet transitionnel permettent de mieux comprendre les problématiques qui préoccupent Husserl et puis Richir. La troisième partie aborde au préalable deux phénomènes tributaires de l'objet transitionnel, à savoir l'expérience culturelle et la folie, qui élaborent davantage la complexité intrinsèque de l'objet transitionnel. Dans la quatrième partie, nous examinons l'article de Winnicott intitulé « La crainte de l'effondrement », qui approfondit ses études antérieures et dans lequel Richir a trouvé des implications riches et profondes. Dans la dernière partie, nous concluons dans quelle mesure l'objet transitionnel mérite une primauté phénoménologique. 1 Ce projet est présenté lors du premier Congrès International de Marc Richir à la Bergische Universität Wuppertal du 26 au 29 mars 2019. Nous remercions les organisateurs et les modulateurs d'avoir facilité une telle occasion d'échanger. Nous remercions tout particulièrement notre ami Léo Antoine pour les corrections de langue et les discussions préliminaires. Phainomena 32 | 124-125 | 2023 I. Le paradoxe de l'intersubjectivité Il s'agit d'abord d'une tâche d'éclaircir la phénoménologie de Husserl, car la problématique husserlienne de l'intersubjectivité - en tant qu'une couche constitutive de l'objectivité - souffrait du destin d'être mal comprise, comme Richir l'a rappelé : Il est à peine besoin de souligner que la problématique husserlienne de l'intersubjectivité a été le plus souvent fort mal comprise, ne serait-ce que parce qu'on a voulu y voir une version de la problématique proprement métaphysique du Même et de l'Autre, et non pas la tentative de description phénoménologique, sans cesse remise sur le métier pendant plus de trente ans, des paradoxes constitutifs de l'intersubjectivité. (Richir 2004, 271.) Richir a remarqué un clivage entre deux façons de concevoir la 94 problématique husserlienne de l'intersubjectivité : soit métaphysiquement soit phénoménologiquement. Concernant la version métaphysique, de nombreux lecteurs l'ont accusé de solipsisme, autrement dit d'avoir privilégié l'ipséité en tant que fondement de l'altérité, principalement en raison d'une lecture unilatérale de la « Cinquième méditation cartésienne ». Ce paradoxe est déjà bien remarqué et articulé sous la plume de Husserl. Par exemple, il a déjà affirmé dans le texte crucial des Méditations cartésiennes que les autres sont à la fois perçus comme objets du monde et comme sujets qui perçoivent le même monde (Husserl 1966, 76). Dans la mesure où chaque sujet est le centre de son propre monde primordial « dans le mode d'un hic absolu » (Husserl 1966, 99), n'est-il pas énigmatique de considérer quelqu'un d'autre comme étant simultanément hic et illic (Husserl 1966, 103) ? Pour illustrer avec l'image préférée de Richir depuis ses premiers travaux, l'intersubjectivité compose un univers dont « le centre est partout et la périphérie nulle part » (Richir 1976, 10). Si l'ego primordial est le point zéro de l'orientation, la présence d'un autre ego va soit voler « ma » position centrale, soit doubler MiNG-HoN Chu le centre dans la même coordonnée, ce qui est apparemment absurde.2 Il est inimaginable pour une sphère d'avoir deux centres. Lémergence d'autres sujets en marge du monde primordial fait donc apparaître un paradoxe, à savoir « la » coexistence transcendantale « d'une pluralité originaire d'absolus en tant qu'ici absolus » (Richir 2006, 36). Ce qui est remarquable, c'est que ce soi-disant paradoxe sur lequel Husserl est tombé au cours de la réduction radicale n'est pas un signe d'échec doctrinal. Comme Richir l'a fait remarquer à juste titre, ce paradoxe demeure constitutif de l'intersubjectivité. Du coup, la tâche phénoménologique, à la suite de l'exigence descriptive, consiste précisément à rendre compte de cette problématique en termes rationnels. Suivant la démarche de Husserl pour aborder le problème de l'intersubjectivité en se référant à l'appréhension d'autres corps, Richir prend le Leib ou le corps vécu comme fil conducteur pour reformuler le paradoxe de l'intersubjectivité (Richir 2004, 271 ; Richir 2006, 35). En ce qui concerne le corps, d'après le diagnostic de Richir, il y a une fausse lecture répandue de la phénoménologie de Husserl qui l'accuse d'hypostasier « mon » Leib primordial 95 en un principe métaphysique, à partir duquel les autres Leiber sont dérivés. Ce qui préoccupait Richir, c'était ainsi de sauver la phénoménologie husserlienne de la fausse lecture métaphysique du Leib primordial. En d'autres termes, il vise à rendre compte de la coexistence transcendantale des Leiber ou de ce qu'il appelle alternativement « interfacticité transcendantale » (Richir 2006, 37), sans retomber dans une « ontologisation » prématurée du primordial phénoménologique (Richir 2006, 36). Or, le problème richirien de l'interfacticité n'est pas une simple répétition du problème husserlien de l'intersubjectivité. Tant que les différents ici absolus se rencontrent, la pluralité des Leiber - en tant que base phénoménologique de la pluralité des ego primordiaux - induit naturellement un paradoxe reflétant 2 De manière dramatique, Jean-Paul Sartre décrit l'apparition d'autrui comme un vol et un décentrement du monde : « Ainsi tout à coup un objet est apparu qui m'a volé le monde. Tout est en place, tout existe toujours pour moi, mais tout est parcouru par une fuite invisible et figée vers un objet nouveau. L'apparition d'autrui dans le monde correspond donc à un glissement figé de tout l'univers, à une décentration du monde qui mine par en dessous la centralisation que j'opère dans le même temps. » (Sartre 1943, 313.) Phainomena 32 | 124-125 | 2023 celui de l'intersubjectivité. Or, comme le souligne Richir, le paradoxe du Leib primordial est d'abord vécu plutôt qu'une abstraction (Richir 2004, 272). Ce paradoxe vécu concerne la spatialité spécifique du Leib primordial. Malgré la métaphore géométrique du point zéro, le Leib primordial n'est pas vraiment un point dans l'espace, mais plutôt un « lieu » formateur d'espace ou ce qu'il appelle une « matrice transcendantale » de spatialisation (Richir 2004, 272 ; Richir 2006, 36). Paradoxalement, l'ici absolu ne se situe pas dans un espace qui le précède. Comment ce primordial phénoménologique, qui apparaît toujours comme transcendantalement antérieur à l'apparition des autres corps, peut-il finalement subir les modifications des autres corps et devenir un parmi d'autres ? Richir caractérise d'abord le Leib primordial comme un « proto-espace », qui constitue génétiquement notre espace commun (Richir 2004, 273). Ce proto-espace est en lui-même indéfini et infini et précède toute localisation. Un tel « lieu » kinesthésique, où la frontière entre un dedans et un dehors reste manquante, est à nouveau décrit par Richir comme une sphère dont la 96 périphérie est partout et le centre nulle part (Richir 2004, 274). Un tel proto-espace sert alors « de base phénoménologique à la rencontre intersubjective explicitement reconnue » (Richir 2004, 275). Or, on peut se demander si un tel « tout sans dehors » (Richir 2004, 273) est prêt pour une rencontre explicite. Est-il possible pour un espace radicalement clos de se différencier ou d'incorporer l'altérité ? Pour assurer « l'expérience bouleversante d'autrui » en tant qu'un « second moment » sur la base phénoménologique du primordial, il faut que l'intersubjectivité - ou l'interfacticité en termes proprement richiriens - soit déjà mise en fonction avant toute figuration (Richir 2004, 274-275). Selon Richir, l'ici absolu primordial ne peut avoir de sens que par rapport à d'autres ici absolus, dont le modèle est la mère, même si ce proto-rapport ne se figure pas encore. Richir précise que le proto-espace est essentiellement marqué par un « discord originaire », qui ouvre en même temps la possibilité de l'accord entre l'un et l'autre (Richir 2004, 275-276). Autrement dit, la rencontre concrète avec d'autres sujets ne peut s'effectuer que si le proto-espace est déjà structuré tacitement par l'intersubjectivité. Par conséquent, avant que le « second moment » approche du Leib primordial, Ming-Hon Chu Richir introduit le « premier moment » de la base phénoménologique qui implique déjà l'échange entre plusieurs ici absolus, surtout entre le nourrisson et la mère. Les ici absolus appartenant au premier moment se distinguent architectoniquement pour ainsi dire des ici absolus relativisés : Ce premier « moment » est donc, en d'autres termes : IL Y A plusieurs (concrètement, à l'origine, deux : le nourrisson et la mère) ici absolus, sans que, d'aucune manière, la pluralité de ces absolus ne les relativise (c'est le sens de l'interfacticité transcendantale comme base phénoménologique demeurant transpassible à la transposition), donc sans qu'il n'y ait, phénoménologiquement, à chercher plus haut un absolu encore plus absolu qui subsumerait (ou sursumerait) dans un idéal transcendantal ou existential (ou les deux) les absolus soi-disant relativisés mutuellement de la pluralité : celle-ci est donc originaire, au même titre que le primordial. (Richir 2004, 276.) Paradoxalement, le Leib primordial demeure pour une part « indifférent au 97 'dedans' et au 'dehors' », et recueille, d'autre part, « tout à la fois une dimension externe et une dimension interne » (Richir 2004, 277). Afin d'illuminer davantage cette énigme phénoménologique déjà élaborée par Husserl, Richir voit dans les descriptions de Winnicott des premiers âges de la vie une ressource particulièrement utile, qui correspond bien aux études husserliennes du primordial et de l'institution de l'intersubjectivité. II. Le paradoxe de l'utilisation de l'objet transitionnel Comparable à la manière dont le paradoxe constitutif de l'intersubjectivité a motivé des réflexions phénoménologiques en profondeur, les études psychanalytiques de Winnicott sont également orientées par un paradoxe fondamental. Il s'agit d'un paradoxe impliqué dans l'utilisation par le nourrisson de ce qu'il appelle « l'objet transitionnel ». Winnicott a souligné à plusieurs reprises que le paradoxe de l'utilisation de l'objet transitionnel a une valeur positive s'il est accepté, toléré et respecté au lieu d'être résolu sur le plan intellectuel. La psychanalyse, d'après lui, est donc obligée d'éclairer Phainomena 32 | 124-125 | 2023 précisément le caractère paradoxal de l'objet transitionnel, avec la conviction qu'une telle étude va démêler de nombreux vieux problèmes (Winnicott 1975, 25). Alors, qu'entend-il par « objet transitionnel » ? Tout d'abord, nous pouvons en esquisser deux traits généraux comme points de départ d'analyses plus compliquées. Littéralement, quelque chose appelé « transitionnel » implique une médiation entre deux autres choses. Ensuite, en étant transitionnel, la chose indiquée demeure de nature ambiguë, de sorte qu'elle peut faire la jonction entre deux choses hétérogènes. Dans ce qui suit, nous préciserons les deux autres choses médiées par l'objet transitionnel et en clarifierons la nature ambiguë, en nous appuyant sur les textes de Winnicott et les commentaires de Richir. Quelles sont exactement les deux choses médiées par l'objet transitionnel ? En effet, ce n'est pas l'objet en tant que tel qui est transitionnel, comme l'a précisé Winnicott. L'objet dit transitionnel représente la transition d'un état primordial où le nourrisson et la mère sont fusionnés à un état où ils sont séparés (Winnicott 1975, 50). À cet égard, l'objet transitionnel est un symbole 98 de l'état transitionnel - ou de ce que Winnicott préfère nommer le « phénomène transitionnel » -, un état qui se trouve génétiquement à l'arrière-plan de nos expériences perceptives qui sont orientées vers des objets. Bref, trois états de la vie infantile sont en jeu dans ces analyses, y compris l'état transitionnel qui sert de médiateur entre l'état primordial et l'état de séparation. Reprenons le résumé que Richir en donne, la problématique de l'objet transitionnel concerne pour lui le « passage du primordial sans extériorité à la distinction d'une intériorité et d'une extériorité » (Richir 2004, 508). Ainsi, la lecture de Richir fait remarquer que Winnicott insiste sur « la primauté de la constitution de l'objet transitionnel », car l'expérience de l'objet transitionnel, au sein de laquelle se déroule la première expérience du jeu, précède et donne lieu au réel. Le mérite de Winnicott est qu'il permet à Richir de creuser vers ce qui est premier génétiquement, vers le registre plus archaïque que la figuration interfacticielle (Richir 2004, 513). Winnicott fait du sein de la mère le prototype de l'objet transitionnel. D'après lui, le sein de la mère est « un symbole de l'union du bébé et de la mère (ou d'une partie de la mère) » (Richir 2004, 513). Au cours de leur interaction, le sein se trouve « en transition entre deux états : être confondue avec l'enfant Ming-Hon Chu (dans l'esprit du bébé) et être éprouvée comme un objet perçu » (Richir 2004, 508), d'où la nature ambiguë de l'objet transitionnel. Autrement dit, il oscille entre faire partie du bébé et faire partie de la mère. Cette ambiguïté est bien saisie par ce que Winnicott nomme par ailleurs « objet subjectif » (Winnicott 1975, 152). Lobjet subjectif est le « premier objet » qui n'est pas encore répudié en tant que non-moi. Or, il demeure tout de même quasiment objectif dans la mesure où il s'agit de la relation originaire avec le non-moi. Grâce à ce proto-objet, qui se confond avec le moi tout en se rapportant au non-moi, « l'idée de soi » et « le sentiment du réel » peuvent émerger. En plus de désigner l'ambiguïté foncière d'une relation originaire, Winnicott recourt au terme d'objet subjectif pour décrire la divergence entre ce qui est observé de l'extérieur et ce que le bébé éprouve de l'intérieur (Winnicott 1975, 234). Ainsi, un objet faisant partie de la réalité externe a été à l'origine un objet subjectif en tant qu'« extension du moi ». En outre, l'ambiguïté de l'objet subjectif ouvre un espace potentiel, selon Winnicott, qui permet au bébé de quitter son état primordial - ce qui est sous son contrôle omnipotent - puis d'avancer vers la réalité partagée - ce qui est 99 hors du contrôle omnipotent (Winnicott 1975, 186). Et le paradoxe impliqué par l'utilisation de l'objet transitionnel réside dans le conflit entre le contrôle omnipotent et sa perte, entre l'illusion et la désillusion, entre la magie et la réalité. Le paradoxe réside dans les expériences conflictuelles qui suivent le modèle de celle où le sein de la mère apparaît à la fois sous et au-delà du contrôle omnipotent. D'une part, il semble avoir été créé par le bébé, d'autre part, il semble être déjà là avant toute création (Winnicott 1975, 138, 167). Ce paradoxe demeure une caractéristique essentielle de l'objet transitionnel, de sorte que toutes les analyses de Winnicott en présupposent l'acceptation.3 Si le paradoxe concernant la phénoménologie génétique se situe entre l'ici absolu et la relativisation de ce même ici absolu, il en va de même grosso modo 3 Richir élabore ce conflit entre la « création » et la « découverte » à la lumière de la phantasia perceptive : « Et en ce sens, Winnicott a raison de dire de l'objet transitionnel (et du sein lui-même devenu transitionnel dans l'amorce de l'hominisation) qu'il est à la fois 'créé' et 'trouvé'. La 'création' renvoie en effet au jeu de la phantasia et de ses aperceptions dans les phénomènes de langage, et la 'découverte' à ce qu'il y a de 'perceptif' dans ces mêmes aperceptions. » (Richir 2004, 518.) Phainomena 32 | 124-125 | 2023 pour celui qui concerne Winnicott. Primordialement, le bébé vit pour ainsi dire dans une illusion où le sein de la mère est sous son contrôle magique, dans la mesure où l'apparition du sein correspond parfaitement à ses besoins. Dans ce cas, le sein est vécu comme s'il avait été créé suivant le désir du bébé. Néanmoins, cette illusion d'omnipotence est d'emblée sous la menace de désillusions, ce qui aboutira à une relativisation de l'état primordial de l'omnipotence illusoire. Le sein qui résiste au contrôle magique relativise l'ici absolu dans un être humain. En conséquence, l'apparition de l'objet transitionnel déclenche le passage à l'état de séparation. Faisant écho à l'énigme du proto-espace qui est un « tout sans dehors », toutefois susceptible de connaître le bouleversement d'autrui, il est également énigmatique de parler de perte de l'omnipotence, car cela implique que cette soi-disant omnipotence ne soit en fait qu'illusoire. Tout comme Winnicott qualifie ailleurs l'état primordial de « dépendance quasi-absolue » (Winnicott 2005, 69), la soi-disant omnipotence du bébé est essentiellement conditionnée par un « environnement suffisamment bon et facilitant » (Winnicott 1975, 100 248). Pour dévoiler le mystère du passage de la fusion originaire à la séparation, il faut que se creuse l'écart entre le bébé et la mère, phénomène que Winnicott nomme l'« espace potentiel », afin de comprendre pourquoi l'« expérience de l'omnipotence » relève essentiellement de la dépendance (Winnicott 1975, 71). Si « l'omnipotence est presque un fait d'expérience » (Winnicott 1975, 44), elle est destinée à devenir un paradis perdu, car le contrôle magique est effectivement facilité par la technique du maternage. Autrement dit, l'autosuffisance n'est qu'une illusion menacée de destruction à cause de la divergence - soit progressive soit abrupte - entre les besoins du nouveau-né et l'apparition du sein. Grâce à son statut ambigu, la mère en tant que premier objet est d'une importance capitale pour le processus de maturation. Si la mère n'est pas à l'origine éprouvée comme fusionnée, elle n'a aucune chance de casser l'enceinte de la cellule narcissique. Si elle ne contient pas en même temps le potentiel de s'en séparer, l'accès au réel reste bloqué. L'union primordiale n'est ni une ni plusieurs. Elle est les deux à la fois. En étant à la fois intérieur et extérieur, à la fois subjectif et objectif, à la fois une partie du moi et l'autre du moi, la mère manœuvre le discord originaire de l'état primordial et réalise ainsi l'état de séparation. C'est pourquoi, comme Winnicott n'a pas manqué MiNG-HoN Chu d'y insister, « on ne saurait écrire l'histoire d'un bébé en tant qu'individu en se référant uniquement au bébé » (Winnicott 1975, 137). Si, depuis le tout début de l'histoire, la vie infantile est d'ores et déjà structurée par la dépendance, on peut alors se demander comment l'état primordial et l'état transitionnel se distinguent génétiquement. Selon la lecture de Richir, les deux états qui précèdent l'accès au réel entrent conjointement en jeu, d'où le paradoxe de la primordialité (Richir 2004, 513). Ce qui mérite une remarque, c'est que les deux états qui précèdent celui de séparation ne s'excluent pas l'un l'autre. En principe, l'état primordial, où le bébé et la mère sont fusionnés, et l'état transitionnel, où l'apparition de la mère oscille entre le côté subjectif et le côté objectif, ne se déroulent pas successivement. En écho aux descriptions richiriennes du proto-espace, un discord originaire est d'ores et déjà en fonction à l'état primordial. Lobjet transitionnel réside tacitement dans l'unité primordiale et la déchire de l'intérieur, débouchant ainsi sur « le voyage qu'accomplit le petit enfant et qui le mène de la subjectivité pure à l'objectivité » (Winnicott 1975, 36). III. La diffusion du transitionnel Du coup, l'expression de « transitionnel » nous tromperait, puisque ce qu'elle indique est plus qu'une phase secondaire de la vie. Outre le croisement intrinsèque entre le primordial et le transitionnel, Winnicott a par ailleurs une pensée révolutionnaire concernant la diffusion de l'état transitionnel dans l'état de séparation, dont les implications phénoménologiques sont bel et bien intégrées par Richir. Si l'on suit Winnicott, on trouve grossièrement deux catégories d'expériences qui servent à en révéler la diffusion, à savoir l'expérience culturelle et la folie. Le processus de maturation ne s'achève jamais, non pas au sens où il n'aurait pas de point final, mais au sens où l'état final ne se réalise pas une fois pour toutes. Comme le souligne Winnicott, il s'agit d'une tâche humaine interminable qui consiste à maintenir la distinction entre l'intérieur et l'extérieur, parce qu'il y a encore une « troisième partie » de la vie de tout être humain (Winnicott 1975, 30). Cet « aire intermédiaire d'expérience » n'est pas simplement dépassé dans la vie adulte. Il se transforme en art et en religion, voire en folie. Phainomena 32 | 124-125 | 2023 Si l'on suit Winnicott en qualifiant d'illusoires les états d'avant l'acceptation de la réalité, on peut alors mieux distinguer le mode sain d'illusion, par exemple l'art et la religion, du mode pathologique qu'est alors la folie. Dans le mode sain, comme l'explique Winnicott, le phénomène transitionnel n'est pas refoulé, il se diffuse plutôt dans la « zone intermédiaire », c'est-à-dire dans le « domaine culturel » tout entier (Winnicott 1975, 35). Alors que le phénomène transitionnel se répand dans le domaine culturel, ce qu'il appelle le domaine culturel n'est pas une nouvelle instance, mais en effet l'espace potentiel lui-même qui est initialement ouvert par l'objet transitionnel. En d'autres termes, l'espace potentiel supporte l'état de maturité et réapparaît sous forme d'expérience culturelle (Winnicott 1975, 108). Dans l'appendice de Phantasia, imagination, affectivité, Richir juxtapose ses réflexions sur le jeu théâtral - en suivant les analyses de Husserl - à celles sur l'objet transitionnel de Winnicott. Ce rapprochement est légitime car les deux phénomènes traités sont également révélateurs de l'opération de ce que Husserl appelle la « phantasia perceptive » (perzeptive Phantasie). Si l'on suit 102 Winnicott, l'expérience esthétique du jeu théâtral est tributaire du phénomène transitionnel du jeu enfantin (Winnicott 1975, 105). Inexpérience culturelle, en continuité directe avec le jeu enfantin, atteste du fait que la tâche de l'acceptation de la réalité ne se termine jamais (Winnicott 1975, 47). Les jeux, soit culturels soit enfantins, révèlent les médiations de la phantasia perceptive à la perception de la réalité, dont le passage ne s'achève jamais complètement (Richir 2004, 527). D'ailleurs, en ce qui concerne la folie, les jeux sont également un indicateur d'un traumatisme archaïque, c'est-à-dire le « choc immense que représente la perte de l'omnipotence » que chacun subit au tout début de sa vie. Si la folie demeure un effet inévitable après le choc, une mère suffisamment bonne permet au bébé d'éprouver la folie à un degré modéré, de telle sorte que le choc n'entraîne aucune « véritable folie » par la suite (Winnicott 1975, 137-138). En résumé, le rôle de la mère en tant que premier objet est double. D'une part, elle met fin à l'état de dépendance quasi-absolue, provoquant ainsi l'immense choc de la désillusion. D'autre part, elle est responsable du soulagement de la tension liée à la séparation et détermine donc à quel point le bébé sera traumatisé. D'où la remarque de Richir selon laquelle « les Ming-Hon Chu relations intersubjectives sont soit fiables, soit traumatiques » (Richir 2004, 326). Et grâce aux études psychopathologiques sur les traumatisés, nous pouvons comprendre plus en profondeur les obstacles que la constitution de la vie humaine a surmontés ou ne peut pas surmonter. Comme l'a bien dit Winnicott, « il est rare que nous allions jusqu'à ce point où nous pourrions commencer à décrire ce qu'est la vie en dehors de la maladie ou de l'absence de maladie » (Winnicott 1975, 183). Alors que l'expérience culturelle représente la diffusion du phénomène transitionnel au cours de la vie, la folie expose plutôt la rupture, voire le renversement de la maturation de la vie, à laquelle Richir trouve que Winnicott a apporté une contribution originale (Richir 2004, 326). En lieu et place qu'un malheur, la rupture de la vie est ici comprise comme un mal nécessaire. Néanmoins, le traumatisme archaïque duquel découle tout le processus d'humanisation demeure impensable. De plus, cette rupture impensable dans la continuité de la vie nécessite l'organisation de défenses, d'après les remarques de Winnicott : Le traumatisme implique que le bébé a éprouvé une coupure dans la continuité de son existence, de sorte que les défenses primitives vont dès lors s'organiser de manière à opérer une protection contre la répétition d'une « angoisse impensable » (unthinkable anxiety) ou contre le retour de l'état confusionnel aigu qui accompagne la désintégration d'une structure naissante du moi. (Winnicott 1975, 181.) Sans entrer dans les détails, les défenses sont donc organisées pour se prémunir contre la répétition d'une « angoisse impensable », ce qui signifie un retour à l'état fusionnel. Ce retour au fusionnel entraîne la désintégration de la structure de l'ego. Autrement dit, les organisations de défense servent à empêcher le renversement de la maturation humaine, même si elles peuvent tomber en panne et conduire ainsi à leur renversement. Ce renversement n'est possible que parce que le moi et le non-moi, le bébé et la mère, ou le sujet et l'objet sont fondamentalement indissociables, ce que Winnicott exprime par l'« impossibilité de séparation » : Phainomena 32 | 124-125 | 2023 On pourrait dire qu'avec les êtres humains, il ne peut y avoir séparation, mais seulement menace de séparation, la menace étant extrêmement ou peu traumatique, selon l'expérience faite des premiers modes de séparation. Mais, dira-t-on, comment se fait-il que la séparation du sujet et de l'objet, du bébé et de la mère advienne et que chacun en bénéficie, dans la majorité des cas ? Et ceci, bien qu'il y ait impossibilité de séparation ? (Il faut accepter le paradoxe.) (Winnicott 1975, 198-199.) Mais pourquoi parler de menace de séparation ? Pour les adultes, la première séparation a déjà eu lieu. Si la séparation décrit la phase postérieure à la constitution de la réalité partagée, il s'agit alors d'un fait acquis plutôt qu'une menace. Alors, comment pouvons-nous comprendre qu'une telle menace, qui a déjà surgi dans les premiers âges, puisse resurgir dans la vie humaine établie ? Pourquoi sommes-nous toujours menacés de séparation alors que nous en avons déjà subi des désillusions ? 104 Il faut en chercher les éclaircissements dans le texte court mais très fécond « La crainte de l'effondrement ». IV. La crainte du transitionnel L'expression de « transitionnel » nous tromperait à un deuxième égard, car ce qui se passe entre l'état primordial et l'état de séparation est en effet plus une rupture qu'une médiation. Si jamais il y a une transition de l'enfance à la maturité, cette transition reste traumatique.4 4 Si l'on suit l'interprétation de Roussillon, on peut distinguer deux formes de paradoxe impliquées dans les travaux cliniques de Winnicott. D'une part, il y a les « paradoxes logiques » qui fonctionnent comme un pont entre la réalité interne et la réalité externe et qui facilitent ainsi le processus de maturation. D'autre part, il y a les « défenses paradoxales » qui interviennent dans le processus de maturation en bloquant la transition entre les deux réalités. C'est pourquoi il caractérise les défenses paradoxales comme d'« anti-phénomènes transitionnels » (Roussillon 1981, 507). Bien que cette distinction ne soit pas formulée par Winnicott lui-même (Roussillon 1981, 504), l'interprétation de Roussillon permet de saisir la complexité intrinsèque de l'« espace psychique » où le paradoxe puisse être mis (Roussillon 1981, 506). MiNG-HoN Chu Comme le laisse entendre le titre, l'article « La crainte de l'effondrement » introduit les concepts clés de la « crainte » et de « l'effondrement », sur lesquels Richir a beaucoup travaillé. Or, le sens de l'effondrement dans ce contexte est délibérément vague, comme l'explique Winnicott : C'est à dessein que j'ai employé le mot « breakdown », parce que ce mot est vague et qu'il pourrait vouloir dire diverses choses. Grosso modo, dans ce contexte, le mot peut signifier : échec de l'organisation d'une défense. Mais, aussitôt, nous demandons : une défense contre quoi ? Ce qui nous conduit à une signification plus profonde du mot, puisque nous avons besoin d'employer le mot « effondrement » pour décrire l'état de choses impensable qui est sous-jacent à l'organisation d'une défense. (Winnicott 2000, 206-207.) Alors, l'effondrement, dans ce contexte, peut soit signifier un échec de l'organisation d'une défense, soit décrire l'état de choses impensable qui est sous-jacent à l'organisation d'une défense. Du coup, la réponse à la question 105 « une défense contre quoi ? » est double, c'est-à-dire qu'il s'agit à la fois d'une défense contre sa propre défaillance et, en premier lieu, contre le retour d'un traumatisme impensable. Et les défenses sont menacées car elles sont vulnérables à l'« échec de l'environnement » dans la mesure où « la dépendance fait partie de la vie » (Winnicott 1974, 103-104). L'organisation de l'ego est précaire en ce sens que son établissement dépend fondamentalement d'un environnement facilitant. Une fois que la provision environnementale n'est plus suffisante, le processus de maturation s'inverse. Donc, si la vie humaine est pavée par un état transitionnel, la transition fonctionne de deux manières : elle peut nous faire avancer ou reculer (Winnicott 2000, 207-208). Si l'effondrement signifie d'abord la désintégration de la structure de l'ego établie, puis la répétition du traumatisme archaïque, le problème suivant est alors de caractériser cette rupture originaire de la vie. Cependant, comme nous l'avons déjà souligné, une telle séparation, soit primitive soit traumatique, demeure impensable (Winnicott 2000, 209). Phainomena 32 | 124-125 | 2023 Nous arrivons maintenant aux descriptions intéressantes de la relation entre la crainte et l'effondrement. Comme le souligne Winnicott, ce que nous voyons cliniquement, c'est toujours une organisation défensive, à savoir une maladie psychotique comme l'autisme. Et cette maladie observable se dirige vers l'agonie sous-jacente - en corrélation avec ce qu'il nomme l'« angoisse » dans Jeu et réalité.5 Pourtant, c'est bien la crainte de l'agonie archaïque qui cause la maladie psychotique. En d'autres termes, bien que l'agonie archaïque soit en elle-même impensable, elle produit l'effet pathologique manifeste chez le patient, d'abord par crainte, puis par maladie psychotique (Winnicott 1974, 104). Curieusement, Winnicott affirme que l'effondrement en tant que répétition de l'agonie archaïque a déjà été éprouvée, même s'il reste impensable. En d'autres termes, la cause de la maladie psychotique est en réalité la crainte de quelque chose qui s'est déjà passé et a été éprouvé dans le passé, mais qui pourtant reste impensable. Ainsi Richir félicite Winnicott d'avoir découvert un inconscient « bien plus archaïque que celui mis en évidence par Freud » (Richir 106 2004, 329). Si l'on suit la caractérisation par Richir de cette inconscience plus archaïque, le traumatisme se situe hors du temps, de sorte qu'il a été et n'a pas été vécu (Richir 2004, 330). Il explique davantage ce caractère paradoxal du traumatisme au moyen de la paire conceptuelle du « transpossible » et du « transpassible » d'Henri Maldiney : Paradoxe, en effet, d'une Stiftung qui peut demeurer transpossible par rapport aux possibilités globales de la conscience, mais à laquelle, d'une certaine manière, la conscience demeure transpassible, « en général » dans le cas de la santé, de manière en quelque sorte « affaiblie » ou « sélective » dans les cas des pathologies dans la mesure où, 5 Winnicott pense que le mot « angoisse » (anxiety) n'est pas assez fort ici et emploie donc « agonie » (agony) à la place (Winnicott 2000, 208). Jeannine Kalmanovitch et Michel Gribinski ont choisi le syntagme d'« angoisse disséquante » pour traduire l'anglais « agony ». Par ailleurs, Roussillon suggère la comparabilité entre le concept d'« agonie primitive » de Winnicott et l'« angoisse sans nom » (nameless dread) de Wilfred Bion (Roussillon 1991, 76). MiNG-HoN Chu dans ces derniers, ne subsistent dans la conscience que « la crainte de l'effondrement », ou plutôt les « effets défensifs » contre elle - les psychoses [...]. (Richir 2004, 331.) Ici, Richir résume la relation complexe entre le traumatisme, la crainte de l'effondrement et la psychose. Étant donné que le traumatisme repose en dehors des « possibilités globales de la conscience », il ne se rapporte à la conscience que négativement - dans le cas pathologique - au travers de la crainte de son retour et de la psychose en tant que défense contre son retour. En d'autres termes, le traumatisme devient phénoménologiquement vérifiable grâce à la crainte de l'effondrement, qui réside dans l'horizon expérientiel (Richir 2004, 332). Si l'on rappelle que l'expérience culturel et la folie sont toutes deux des résidus de l'état transitionnel, une différence capitale entre elles réside dans le fait paradoxal que la folie est donnée en dehors du temps, donc de la conscience. À vrai dire, selon Richir, la folie représente une rupture radicale de la conscience temporelle : 107 À travers cette nouvelle contradiction apparente, que Winnicott a le courage de maintenir parce que c'est sa manière à lui d'énoncer le paradoxe, on voit que ce n'est pas la folie elle-même qui a été éprouvée, c'est-à-dire dans nos termes, temporalisée en présence [...] mais la menace (ou l'imminence) de la folie, et ce, non pas à son tour dans une temporalisation en présence qui en ferait un ou des sens, mais « en un instant très bref ». (Richir 2004, 332.) En conclusion de son commentaire sur « La crainte de l'effondrement », Richir pense que la découverte de Winnicott ouvre une voie royale pour renouveler notre compréhension des psychoses. Cette compréhension renouvelée ne concerne pas seulement la psychopathologie, mais aussi la phénoménologie, car elle contribue à clarifier le « lieu » transcendantal de la rupture inconsciente. D'une part, le traumatisme archaïque est génétiquement antérieur dans la constitution de la réalité partagée. Néanmoins, il est d'autre part en dehors de la genèse, car il représente par nature une rupture de la Phainomena 32 | 124-125 | 2023 continuité temporelle.6 Richir établit ainsi une distinction terminologique entre les psychoses réelles en tant que maladies observables et la « psychose transcendantale » ou la « folie originaire » qui demeure hors du temps, mais qui rend aussi nos souffrances réelles possibles (Richir 2004, 335). V. Conclusion Si nous sommes autorisés à croiser les terminologies des deux auteurs, à savoir le « proto-espace » de Richir et l'« espace potentiel » de Winnicott, c'est parce qu'ils dévoilent effectivement la même étoffe de la vie humaine. Le proto-espace, qui désigne la base phénoménologique avant toute rencontre explicite avec autrui, contient en lui-même une proto-fissure entre le proto-soi et le proto-autre, dont l'interaction rend possible la spatialisation et la temporalisation. Si l'« expérience bouleversante d'autrui » est possible, cet événement est préparé par la transition archaïque. À cet égard, le premier objet qui initie une telle transition mérite la primauté phénoménologique. Par ailleurs, un autre aspect de ce rapprochement témoigne de la primauté phénoménologique de l'objet transitionnel, à savoir que la vie humaine établie est fondamentalement hantée par la récurrence de l'état transitionnel. L'expérience culturelle et la maladie psychotique se situent toutes les deux dans l'espace potentiel, signe qu'elles se superposent tacitement à l'état de la vie adulte. Alors que l'espace potentiel réapparaît plus tard sous les formes délicates de l'art et de la religion, sa récurrence est la plus dénudée et la plus intense lorsqu'elle prend la forme de la folie. Nous ne nous débarrassons jamais de la menace fondamentale de l'effondrement. La possibilité - ou la transpossibilité - incessante de l'effondrement atteste du fait vivant que la distinction établie entre le soi et l'autre n'est qu'une structure flottante sur des mouvements océaniques. Nous en apprenons davantage sur la complexité de la vie en prenant en compte le phénomène transitionnel qu'étudie Winnicott. La transition vers l'humanité est à la fois joyeuse et traumatisante, à la fois une médiation et une rupture. Et elle ne s'achève jamais complètement. 6 Richir mis à part, Jean-Bertrand Pontalis décrit le « paradoxe central » de l'effondrement winnicottien comme quelque chose qui a eu « lieu » sans avoir trouvé son lieu psychique, donc quelque chose qui n'est déposé nulle part (Pontalis 1975, 12). MiNG-HoN Chu Nous sommes maintenant mieux placés pour juger à quel point le travail de Winnicott permet à Richir de sauver la phénoménologie husserlienne de la lecture métaphysique. Si la phénoménologie husserlienne se méfie de la dissolution de l'altérité au profit de l'ipséité, Richir éclaire cette relation d'un jour nouveau en proposant une lecture non métaphysique. Ainsi, ce qui caractérise la primordialité pour le phénoménologue belge consiste en la dynamique paradoxale entre la fusion du proto-soi et du proto-autre et la fissure qui les sépare. Le moi avec une identité fixe n'advient que postérieurement. En outre, la constitution de toute structure fixe du moi dépend fondamentalement d'un environnement facilitant, qui nous nourrit en dissimulant derrière nous l'abîme impensable.7 Bibliography | Bibliografija Husserl, E. 1966. Méditations cartésiennes. Trad. par E. Lévinas et G. Peiffer. Paris : Vrin. Mesnil, J. 2016. « Réflexion sur la notion de monade psychique. Une difficulté de lecture d'un texte de Marc Richir. » Annales de Phénoménologie 15 : 163-198. ---. 2018. « Marc Richir et Winnicott : La 'réalité' de l'illusion. » Dans J. Mesnil, Hêtre sauvage et le signifiant : Marc Richir et la psychanalyse, 197-237. Paris : MJW Fédition. Pontalis, J.-B. 1975. « Trouver, accueillir, reconnaître l'absent. » Dans D. W. Winnicott, Jeu et réalité : L'espace potentiel, trad. par C. Monod et J.-B. Pontalis. Paris : Gallimard. Sartre, J.-P. 1943. L'être et le néant : Essai d'ontologie phénoménologique. Paris : Gallimard. 7 Joëlle Mesnil soupçonne que, d'une part, Richir a mal interprété Winnicott et que, d'autre part, il semble y avoir une « étrange contradiction » entre le récit de Richir et celui de Winnicott sur la genèse du moi. En outre, elle soupçonne que la lecture sympathique que Richir fait de Winnicott dans Phantasia, imagination, affectivité détourne les vues habituelles qu'il défend dans ses autres ouvrages antérieurs et postérieurs. Nous gardons à l'esprit ses questions stimulantes qui, bien sûr, appartiennent à une autre histoire à raconter (Mesnil 2016 ; Mesnil 2018). Phainomena 32 | 124-125 | 2023 Richir, M. 1986. Au-delà du renversement copernicien : La question de la phénoménologie et de son fondement. La Haye : Martinus Nijhoff. ---. 2004. Phantasia, imagination, affectivité. Grenoble : Millon. ---. 2006. « Leiblichkeit et phantasia. » Dans Psychothérapie phénoménologique, dir. par M. Wolf-Fédida, 35-45. Paris : MJW Fédition. Roussillon, R. 1981. « Paradoxe et continuité chez Winnicott : les défenses paradoxales. » Bulletin de psychologie 34 (350) : 503-509. ---. 1991. Paradoxe et situations limites de la psychanalyse. Paris : PUF. Winnicott, D. W. 1975. Jeu et réalité : Lespacepotentiel. Trad. par G. Monod et J.-B. Pontalis. Paris : Gallimard. ---. 2000. « La crainte de l'effondrement. » Dans D. W. Winnicott, La crainte de l'effondrement et autres situations cliniques, trad. par M. Gribinski et J. Kalmanovitch, 205-216. Paris : Gallimard. 110 phainomena REVIJA ZA FENOMENOLOGIJO IN HERMENEVTIKO JOURNAL OF PHENOMENOLOGY AND HERMENEUTICS Phainomena 31 | 122-123 | November 2022 Cathrin Nielsen - Hans Rainer Sepp - Dean Komel (Hrsg. | Eds. I Dirs.) Eugen Fink Annäherungen | Approaches | Rapprochements Cathrin Nielsen | Hans Rainer Sepp | Alexander Schnell | Giovanni Jan Giubilato | Lutz Niemann | Karel Novotny | Artur R. Boelderl | Jakub Capek | Marcia Sa Cavalcante Schuback | Dominique F. Epple | Anna Luiza Coli | Annika Schlitte | Istvan Fazakas Phainomena | 31 | 120-121 | June 2022 Andrzej Wiercinski & Andrej Božič (Eds.) "Hermeneutics and Literature" Andrzej Wiercinski | John T. Hamilton | Holger Zaborowski | Alfred Denker | Jafe Arnold | Mateja Kurir Borovčic | Kanchana Mahadevan | Alenka Koželj | William Franke | Monika Brzostowicz-Klajn | Julio Jensen | Malgorzata Holda | Ramsey Eric Ramsey | Beata Przymuszala | Michele Olzi | Simeon Theojaya | Sazan Kryeziu | Nysret Krasniqi | Patryk Szaj | Monika Jaworska-Witkowska | Constantinos V. Proimos | Kamila Drapalo | Andrej Božič | Aleš Košar | Babette Babich Phainomena | 30 | 118-119 | November 2021 "Approachments | Pristopanja« Sebastjan Vórós | Aleš Oblak | Hanna Randall | David J. Schwartzmann | Lech Witkowski | Martin Uranič | Matija Jan | Wei Zhang | Dragan Jakovljevic | Martín Prestía | Alfredo Rocha de la Torre | Dean Komel | Christophe Perrin | Mario Kopic INSTITUTE NOVA REVIJA FOR THE HUMANITIES INR 0 phainomena PHENOMENOLOGICAL SOCIETY OF LJUBLJANA 977131833620412425