143 Pregledni znanstveni članek (1.02) Bogoslovni vestnik 76 (2016) 1, 101—127 UDK: 271/279(5-15) Besedilo prejeto: 11/2015; sprejeto: 01/2016 Marie-Thérèse Urvoy Aperçu sur les communautés chrétiennes au Moyen-Orient Résumé: Lorsque les Arabes conquirent d'anciens territoires chrétiens, enlevés aux empires byzantin et sassanide aux limites de la Péninsule arabique, les Chrétiens autochtones restaient là. Dans cette présentation on découvre les communautés chrétiennes orientales, leur histoire, marquée par Nestorianisme, l'expansion de l'Islam et l'arabisation et leur situation avant le »printemps arabe«. Mots clef. Communautés chrétiennes, terre d'islam, arabisation, croisade, protestantisme Pov%etek: Pogled na krščanske skupnosti na Bližnjem vzhodu Ko so Arabci zavzeli stara krščanska ozemlja od bizantinskega in sasanidskega cesarstva do meja Arabskega polotoka, so avtohtoni kristjani ostali tam. V tej predstavitvi odkrivamo vzhodne krščanske skupnosti, njihovo zgodovino, ki je zaznamovana z nestorijanstvom, s širjenje islama in z arabizacijo in z njihovo situacijo pred »arabsko pomladjo«. Ključne besede: krščanske skupnosti, dežela islama, arabizacija, križarske vojne, pro-testantizem Abstract A Look at the Christian Communities in the Middle East When the Arabs conquered the old Christian territories from the Byzantine and Sassanide empires to the limites of the Arabian Peninsula, the Christian natives stayed put. This presentation discusses the oriental Christian communities through their history marked by Nestorianism, the expansion of Islam and Ara-bization, and their situation before the »Arab Spring«. Key words: Christian communities, Islamic land, Arabization, crusade, Protestantism 1. Aperçu général Lorsque Saint Paul arrive à Rome, vers l'an 60, et malgré son action, le christianisme reste essentiellement attaché au monde juif. Mais dix ans plus tard la ruine de Jérusalem contraint les disciples de Jésus restés sur place à diffuser leur mis- 144 Bogoslovni vestnik 76 (2016) • 1 sion dans la direction de l'Orient, vers les grands centres juifs de Babylone et de Parthe, et parmi les populations de Mésopotamie parlant araméen. Malgré cela le christianisme s'exprimera le plus souvent en grec. Se libérant de l'héritage juif, centré sur l'attente de la fin des temps, que l'on retrouve chez Matthieu et Marc et dans certains apocryphes, il est confronté au besoin d'interpréter la Révélation au moyen de la pensée philosophique grecque. Les deux plus anciennes communautés s'enracinent dans cette dualité. Les Chal-déens de Haute-Mésopotamie, ou Assyriens, font remonter leur origine à la prédication de l'apôtre Thomas. Toute leur littérature est en langue syriaque, et le monde grec a joué envers eux un rôle de repoussoir, notamment à partir du Ve siècle. Quant à l'Eglise copte, elle est grecque à l'origine, autour de la ville d'Alexandrie, mais sa diffusion parmi les populations paysannes, après l'échec des dernières grandes persécutions par l'Empire Romain, lui donne un caractère spécifiquement égyptien. Celui-ci est particulièrement net dans le mouvement monastique autour de Saint Antoine (vers 270) dont l'ascétisme extrême marque les débuts du monachisme. Il est à remarquer que les trois grands pôles du christianisme, à la fin du IIIe siècle, symbolisent cette diversité. Rome a recueilli l'héritage grec, en défendant la double nature divine et humaine du Christ; et si la langue grecque va encore durant un siècle fournir les plus grands auteurs ecclésiastiques, depuis la fin du IIe siècle déjà le latin s'est imposé. Antioche est le lieu de confrontation entre les principales tendances dogmatiques, mais elle est aussi à l'origine de l'école qui aboutira au Nes-torianisme, lequel n'attribue au Christ le caractère divin que par une sorte d'»adoption«, par le Père, du personnage humain de Jésus. Par suite Marie est la mère de Jésus , mais non pas »Mère de Dieu« (Théotokos); aussi la population de la ville s'insurge-t-elle pour défendre un culte qui y était enraciné et chasse-t-elle les adeptes de cette école, pourtant issue d'elle, qui se réfugieront dans les Eglises de Mésopotamie et de Perse et abandonneront le grec pour le syriaque. Enfin Alexandrie, principal centre culturel grec de la fin de l'Antiquité et premier rival d'Antioche, défend au contraire le caractère avant tout divin du Christ, au point d'affirmer qu'il n'y a en lui qu'une seule nature (monophysisme), qui est divine. Les grandes divisions se consomment du Ve au VIIe siècle. Le Monophysisme affirme qu'il n'y a dans le Christ qu'une seule nature, une seule personne, une seule volonté et une seule opération, chacune divine. Il est la doctrine des Coptes d'Egypte, des Ethiopiens qui ont été formés par les premiers, des Jacobites de Syrie-Mésopotamie et des Arméniens. A l'opposé, les Nestoriens affirment que si le Christ a une seule volonté et une seule opération, divines, il a non seulement deux natures, humaine et divine, mais deux personnes. Les Nestoriens sont répandus surtout dans la région orientale, avec une forte diffusion en Inde du Sud, jusqu'à nos jours, et en Asie centrale, jusqu'au XIIIe siècle. Entre les deux la christologie catholique est défendue par ceux qu'on appellera les Melkites. Ils usent de la langue grecque et suivent la doctrine de l'empereur byzantin (en arabe: malik). Pour eux, le Christ a deux natures mais une seule Marie-Thérèse Urvoy - Aperçu sur les communautés chrétiennes 103 personne, qui est divine. Il a deux volontés et deux opérations, correspondant à ses deux natures. C'est la doctrine du concile de Chalcédoine, de 451, que le pouvoir byzantin s'est efforcé d'imposer dans tout le Moyen-Orient. Enfin une nuance est introduite par le petit groupe des Maronites qui défendent le »monothélisme«, doctrine condamnée au concile de Constantinople de 680. Pour eux, le Christ a deux natures et une seule personne, comme le pensent les Melkites, mais une seule volonté et une seule opération, qui sont divines, comme l'affirment Nestoriens et Monophysites. Ce qui nous apparaît comme subtilités théologiques a passionné les anciens et a eu de fortes conséquences politiques. Plus rationaliste, l'école d'Antioche affirmait une certaine séparation entre la divinité et l'humanité en Jésus. Aussi sa doctrine devait-elle jouir d'un grand crédit auprès des populations les plus diverses d'Asie, peu tentées par la multiplication des mystères: Indiens du Malabar, Bouddhistes et Chamanistes d'Asie centrale, Chinois enfin. Même les Musulmans trouveront que la christologie nestorienne est la plus admissible à leurs yeux. Au contraire l'école d'Alexandrie, de peur de porter atteinte au mystère de la Rédemption, soutenait l'union étroite des deux natures du Christ. De leur propre aveu ceux qui l'ont suivie par la suite ont obéi plutôt à un réflexe »ultra conservateur« par peur d'altérer la foi primitive. L'histoire des communautés orientales est marquée par trois grandes étapes. D'abord la formation de tendances particulières selon les régions, qui peuvent aboutir à la constitution d'Eglises nationales. La première est le Nestorianisme, qui profite de l'opposition entre la Perse et Byzance. Les populations ne distinguent pas l'effort de l'empereur pour imposer le dogme catholique de ses exactions fiscales, ce qui lui aliène nombre de ses sujets même: l'Eglise copte s'appuie sur le mona-chisme des déserts; les Maronites et les Jacobites se réfugient dans leurs montagnes. Au milieu du VIIe siècle, l'expansion de l'Islam est accueillie comme libératrice par certain, les Coptes notamment. Sous le pouvoir musulman les Chrétiens, qui ont le statut de »protégés«, peuvent cultiver leurs diversités. En même temps qu'ils s'arabisent, gardant le grec, le syriaque ou le copte seulement pour une partie de leur liturgie, mais de moins en moins comme langue de culture. Les Croisades, du XIe au XIIIe siècle, sont plutôt défavorables aux Chrétiens d'Orient. Mal vus par les Latins, ils font pour leur part preuve de patriotisme face à l'envahisseur occidental. Mais ils n'en sont pas moins suspectés comme une possible »cinquième colonne« par leurs compatriotes musulmans. C'est l'époque à la fois de la résurgence du fondamentalisme islamique et de la décadence des Eglises d'Orient. Seuls les Nestoriens peuvent, à la fin du XIIIe siècle, envoyer un légat en Europe, répondant à l'action missionnaire des Dominicains et des Franciscains, commencée dès Saint François d'Assise. Ces missions, qui vont aller en se développant de plus en plus, ont des résultats contradictoires. Elles diffuseront une très bonne formation auprès d'une élite. Nombre de nationalistes arabes des XIXe et XXe siècles sont issus de leurs écoles. Mais elles ne savent pas s'articuler sur les Chrétiens autochtones; tout en leur 144 Bogoslovni vestnik 76 (2016) • 1 faisant sentir un certain mépris, elles se contentent d'essayer d'obtenir pour eux une reconnaissance de rattachement juridique au siège pontifical de Rome. Ces rattachements (une partie des Chaldéens et des Arméniens dès le XIIe siècle, plus tard les Maronites, etc.) sont en fait de pure forme. Les communautés orientales, fortes de leur antiquité, ont eu plutôt tendance à voir dans ce processus un retour de Rome à ses sources. 2. Les Assyro-Chaldéens Le trait le plus caractéristique de cette communauté est manifesté par l'histoire de son nom. Du VIe au XIXe siècle, ces Chrétiens se sont appelés eux-mêmes »Nes-toriens«, du nom de Nestorius (v. 380-451) qui, bien que patriarche de Byzance, avait été condamné par l'orthodoxie. Plus que sa doctrine, accentuant la distinction entre le »Fils de Dieu« et la personne humaine de Jésus, ce qu'ils ont retenu de lui c'est le refus des méthodes théologiques élaborées en Occident à partir du IVe siècle (doctrine des hypostases, etc.). Restés très fidèles aux méthodes scolaires héritées de la basse Antiquité, et notamment à la logique aristotélicienne, ils devaient marquer l'histoire intellectuelle de tout l'Orient où ils se sont largement diffusés1, mais surtout du monde islamique qui allait en englober la plus grande partie. Mais ce nom de »Nestorianisme«, qui marquait leur volonté d'indépendance, et qui devait être utilisé par tous ceux qui, de l'extérieur, parlaient d'eux, a été rejeté depuis environ cent trente ans. Il faisait craindre aux intéressés qu'on attribuât l'origine de leur Eglise au seul Nestorius, alors qu'ils revendiquent hautement le titre de la plus ancienne Eglise chrétienne, et se rattachent à la prédication de l'apôtre Thomas en personne. Aussi se sont-ils appelés »Assyriens«, se présentant comme les héritiers d'un des plus anciens peuples du Moyen-Orient. Mais comme ce nom est ambigu, puisqu'il peut être revendiqué par d'autres Eglises de langue syriaque, le titre officiel de leur Eglise est »L'Ancienne Eglise de l'Orient«. Elle marque ainsi son enracinement dans des territoires qui n'ont jamais appartenu à l'Empire Romain ni à l'Empire Byzantin son successeur. Même ceux qui ont renoncé (sans grande difficulté) aux traits dogmatiques caractéristiques du Nestorianisme pour se rattacher à Rome (certains dès le XVe siècle) ou aux Eglises protestantes, revendiquent avec fierté leur ancienneté. Après une période de féconde activité théologique aux VIe et VIIe siècles, puis une autre de grand rayonnement scientifique au sein du jeune Empire Abbasside, du VIIe au Xe siècle, l'Eglise Nestorienne subit les contrecoups de la montée du fondamentalisme islamique, à partir du XIIe siècle, puis ceux des révolutions du Moyen-Orient du XIIe au XVe siècle. Réduite à de petites communautés, notam- On ne parle pas ici des Nestoriens du Malabar, au Sud de l'Inde, qui ont connu une évolution propre et dont les rapports avec le Catholicos sont, encore actuellement, difficiles. Marie-Thérèse Urvoy - Aperçu sur les communautés chrétiennes 105 ment en Mésopotamie du Nord, elle vivote jusqu'à la fin du XIXe siècle. Celles des plaines sont progressivement absorbées par les autres grandes Eglises, romaine, byzantine. Quant à celles des montagnes, les missionnaires protestants nous en ont fait, au XIXe siècle, de surprenantes descriptions ethnographiques, notamment autour du problème du mariage quasi général des prêtres et même des évêques, et de la succession de ces derniers d'oncle à neveu. Par la suite les gouvernements respectifs de l'Empire Ottoman, puis de la Turquie (laïque) et de l'Irak, lanceront contre elles les Kurdes, qui partageaient avec ces communautés le territoire. Une longue série de massacres, suivis d'exodes, entraînent la disparition presque totale des anciennes communautés de montagne, à l'exception de quelques-unes, et le regroupement des survivants d'abord en Syrie sous mandat français, puis dans une diaspora à travers le monde (Bagdad, Téhéran, Liban, Caucase, U.S.A., où réside le Catholicos). Une communauté notable se trouve ainsi à Saint-Jory, près de Toulouse. Le nom de »Chaldéens« est donné aux Assyriens rattachés à Rome, descendant soit des communautés dispersées depuis Chypre jusqu'aux plaines mésopota-miennes et devenues très tôt pour beaucoup »uniates«, soit des montagnards réfugiés des années 1920 et qui ont tiré les conclusions de leur installation en Occident. Ils pratiquent la liturgie en langue syriaque (dont la musique a un parfum d'archaïsme très prononcé)2 en y ayant introduit seulement la reconnaissance de Marie comme »Mère de Dieu«, et en se référant de façon privilégiée à la littérature syriaque du IVe siècle (Saint Ephrem). Ils ont également repris du Catholicisme l'idée de la communion relativement fréquente. Celle-ci est au contraire étrangère aux Assyriens traditionnels chez qui l'Eucharistie, appelée qurbâna (indiquant l'idée de »rapprochement«) n'était célébrée qu'aux fêtes les plus importantes. Ils ne pratiquaient guère non plus la confession privée, l'absolution étant donnée par le prêtre, collectivement ou pour une même personne, pour les péchés en général. L'action protestante a pris des visages différents suivant qu'elle émanait de l'American Board of Missions ou de l'Eglise Anglicane. La première a favorisé l'apparition d'une Eglise Protestante locale, même si elle ne le visait pas explicitement au début. La seconde a surtout accompli une œuvre d'aide, sans intervenir dans la vie intérieure de l'Eglise Assyrienne. Bien que partageant la Christolo-gie catholique, elle a évité les polémiques sur ce sujet, et certains de ses membres ont développé une activité scientifique à partir de la tradition assyrienne afin de donner de Nestorius une image plus sereine. L'effondrement de l'Empire Ottoman n'a pas permis la cristallisation de ces actions sur place. Une tentative d'union avec l'Eglise orthodoxe Russe, à la fin du XIXe siècle, n'a pas eu non plus de suite . »L'Eglise de saint Thomas est restée fidèle à la tradition biblique sur le plan culturel aussi bien que linguistique et symbolique.« (Mgr Alichoran) Formée à la La Mission Chaldéenne (4, rue Greuze, Paris 16e) a publié un disque: Rite de l'Eglise Assyro-Chaldéenne. 144 Bogoslovni vestnik 76 (2016) • 1 faveur de la grande extension de la langue araméenne, de la Méditerranée à la Perse, cette Eglise a d'abord plus que toute autre développé une activité missionnaire considérable au Nord de l'Iran, en Asie centrale et en Chine. Pour comprendre l'effort d'adaptation linguistique dans ces régions, comme aussi en Inde du Sud qui aurait été évangélisée par Thomas lui-même, elle a fait de la surenchère sur l'attachement au syriaque qui est une forme de l'araméen. L'arabisation des mésopotamiens, si importante pour le reste de leur culture, n'a pourtant jamais débordé sur la liturgie. Bien plus, nombre d'entre eux, actuellement encore, ont l'araméen comme langue maternelle. Ce dialecte, appelé »sou-ret« ou »souriaya« (de Syrie, en araméen) a certes évolué depuis que le Christ le parlait, mais il véhicule la même affectivité, à laquelle les Eglises d'Orient sont beaucoup plus sensibles que les Occidentaux. Mais aussi, par-delà l'araméen, les Assyro-Chaldéens soulignent les liens très étroits de leurs rites et de leur liturgie avec le judaïsme. Cette continuité leur paraît particulièrement favorable pour »appréhender le sacré«. Il est, du moins, certain que si elle n'avait pas été décimée par les persécutions, depuis les Mazdéens de l'Antiquité jusqu'aux Kurdes au XXe siècle, et affaiblie par la séparation, consommée en 1953, entre traditionnels et uniates, cette communauté aurait eu tous les atouts pour servir de lien entre les trois grandes religions monothéistes. 3. Les Coptes De même que l'Eglise Chaldéenne se réclame de l'apôtre Thomas, l'Eglise Copte d'Egypte aurait été fondée par l'apôtre Marc, martyrisé en Alexandrie. Le Patriarche de cette ville, qui a autorité sur tous les Coptes, et également sur les Chrétiens d'Ethiopie et du Soudan, avec une représentation à Jérusalem, est considéré comme le successeur de saint Marc. Mais les Coptes attachent également une signification symbolique à deux passages du Nouveau Testament: la fuite en Egypte de la Sainte Famille, et le premier jour de Pentecôte où, parmi les »nations« qui reçurent le Saint Esprit, figuraient des Egyptiens. En fait, des communautés juives se sont établies très tôt autour du Nil, notamment en Alexandrie, diffusant auprès des gens cultivés, mais parfois aussi auprès du peuple, des thèmes de l'Ancien Testament. »Les Apologistes chrétiens y verront le dessein de la providence qui préparait le terrain à la diffusion du Nouveau Testament.« (M. Roncaglia) Néanmoins les Juifs adoptèrent en même temps une attitude de fermeture envers ceux qui ne possédaient pas la Révélation, ce qui suscita de la part des Grecs d'Alexandrie et des Egyptiens un véritable antisémitisme. Née en milieu juif, l'Eglise d'Egypte reprit à son compte cette hostilité antijuive et la renforça même en se proclamant »le vrai Israël«. La grande floraison intellectuelle de l'Eglise d'Alexandrie est certes due en grande partie à l'héritage de la vie culturelle grecque, dans cette »ville lumière de Marie-Thérèse Urvoy - Aperçu sur les communautés chrétiennes 107 l'hellénisme«, mais aussi à celui de la vie culturelle juive s'exprimant en grec (les Septantes, Philon d'Alexandrie, dont on retrouve des thèmes chez Clément d'Alexandrie et Origène, le rédacteur de l'Epître aux Hébreux, qui pourrait être l'Alexandrin Appolos). l'Egypte joue aussi un rôle considérable dans l'élaboration de la littérature apocryphe (évangiles, »révélations« non reconnues comme canoniques), ou dans la diffusion de celle-ci quand elle n'est pas autochtone. Si l'Eglise Chaldéenne se réclame de sa fidélité à la tradition la plus ancienne, l'Eglise Copte peut s'affirmer comme celle qui a connu la plus grande activité de confrontation et de transformation des cultures, où interviennent survivances pharaoniques, judéo-hellénisme, pensée grecque, gnose asiatique propagée par l'intelligentsia hellénistique, tradition hermétique, etc. Aussi est-ce en Alexandrie que s'est manifestée pour la première fois ce que l'on peut qualifier légitimement de »théologie«. A une époque où il n'y a pas de terminologie technique qui s'impose, Clément d'Alexandrie (v. 150-215) doit défricher un terrain presque vierge; mais dès Origène (v. 183-245) est clairement posée la question de la fonction révélatrice du Verbe Incarné et celle de la nécessité d'une interprétation du message du Christ. La théologie orientale est restée jusqu'à nos jours très proche, dans son inspiration comme dans son héritage, de la tradition alexandrine. De leur côté saint Antoine (v. 250-356) et saint Pachôme (292-346) fondent le monachisme, individuel ou communautaire, et transforment l'Egypte en un vaste monastère. Il nous en reste une littérature populaire très spécifique, marquée par une grande austérité presque masochiste. Forts de ce double rôle de précurseur joué par leur Eglise, les Egyptiens abordent derrière saint Cyrille la querelle sur les natures du Christ avec une intransigeance telle que, après la condamnation du Monophysisme (affirmation de l'existence d'une seule nature, divine, dans le Christ) par le concile de Chalcédoine (451), tout le pays adhère à l'hérésie. Lui qui était sorti victorieux même de la sévère persécution sous Dioclétien (303-310), il va connaître, de la part de l'empereur orthodoxe de Byzance, des brimades telles qu'au milieu du VIIe siècle il croit pouvoir accueillir les Arabes musulmans en libérateurs. Au lieu de cela, devenue minoritaire (un dixième, voire un douzième de la population), parfois brimée, voire même persécutée au XIe siècle, malgré le statut officiel de »protégés« accordé à ses membres, l'Eglise Copte souffre également d'abord des Croisades durant lesquelles, accusée - à tort - d'être complice des Francs, elle est la cible de quelques émeutes populaires, et ensuite de l'invasion mongole de 1258-1260, où son soutien réel à l'ennemi la discrédite et la met en butte à une pression qui culminera dans une grande persécution en 1321. La langue copte reléguée pour la seule liturgie, l'arabe sert alors à rédiger quelques œuvres remarquables mais isolées. En même temps, les fidèles se ressaisissent, en s'opposant notamment à des chefs religieux indignes. Enfin des contacts sont noués avec les autres Eglises orientales, et les Coptes profitent alors 144 Bogoslovni vestnik 76 (2016) • 1 de toute la littérature théologique, nestorienne, melkite et jacobite, dont l'apogée est antérieur à la leur. A partir du XIVe siècle, un long sommeil frappe cette communauté, comme l'Egypte toute entière. La conquête ottomane de 1517 fixe le statut des minorités, sans empêcher de fréquentes applications de mesures oppressives. L'arrivée de Bonaparte en 1798 commence par compromettre les Coptes, bien que celui-là se proclamât »musulman«, mais par la suite ils savent mieux profiter des méthodes d'organisation introduites par les Français. Aussi supporteront-ils mal la dureté de la reprise du pouvoir par les Turcs. Sous le règne de Muhammad Alî, beaucoup de Chrétiens, Grecs, Arméniens et Coptes sont choisis pour leurs qualités et atteignent une position élevée, recevant parfois les titres de Bey ou Pacha. En même temps, le siège de Saint Marc connaît un des plus longs règnes de son histoire, celui de Pierre VII, qui dure de 1809 à 1852. A la fois sous l'autorité politique restaurée et sous celle du Patriarche, les monastères se réorganisent. C'est de cette époque que date la prise de conscience d'identité des Coptes, et leur sentiment d'être une élite avancée tant sur le plan de l'éducation que sur celui de la production. Au milieu du siècle, ils obtiennent le droit d'être militaires mais, à l'intérieur de l'armée, ils sont forcés d'adhérer à l'islam et le Patriarche doit demander leur exemption. Par contre les écoles se multiplient, tant pour les garçons que pour les filles où, en plus des sciences et de la géographie, on insiste sur l'étude des langues. C'est le Patriarcat qui fonde la première imprimerie privée en arabe d'Egypte. La contrepartie de cette rapide ouverture est l'apparition d'une Eglise Copte Protestante et la scission de la communauté en deux. Les Coptes ont adopté le système islamique du waqf, bien »de main-morte« dont les revenus sont destinés à financer monastères et églises. Aussi les laïcs commencent-ils, à la fin du XIXe siècle, à participer à la gestion des affaires civiles et légales de l'Eglise. Le »Mouvement des laïcs« prétend confiner le clergé dans les questions spirituelles. Certains demandent en outre une éducation plus libérale pour les religieux et la convocation d'un concile pour établir un séminaire théologique. On va même jusqu'à proposer la participation de laïcs dans l'administration du »Droit personnel« (qui est dévolu, en pays islamique héritier de l'Empire Ottoman, aux compétences religieuses) pour les questions de mariage, divorce et héritage. Ces réformes connaissent un début d'élaboration en 1874-5 puis, après une forte opposition du clergé, une réalisation effective en 1883, avec la formation d'al-Majlis al-millî (l'assemblée de la communauté). Mais ce n'est qu'en 1927 que les laïcs obtiendront d'exercer la totalité des charges qui leur ont été dévolues. Encore les conflits d'autorité, entre laïcs et Patriarches, évêques ou Supérieurs de couvents ne cessent-ils pas pour autant, pouvant aller jusqu'à la demande de déposition du Patriarche comme en 1954. A cette époque, le gouvernement prend à sa charge les affaires du statut personnel, rompant avec la tradition ottomane. Six ans plus tard la main-mise gouvernementale s'accentue et al-Majlis al-millî est réduit au rôle d'instance consultative auprès du Patriarche. Marie-Thérèse Urvoy - Aperçu sur les communautés chrétiennes 109 Cet épisode affecte la vie de la communauté par ses nombreux conflits, mais permet de mettre en avant quelques remarquables personnalités qui se sont distinguées tant à l'échelon d'al-Majlis al-millîqu'à celui du pays tout entier. D'abord bien disposés envers l'occupation anglaise, les Coptes constatent vite qu'ils sont loin d'être privilégiés par cette nouvelle administration, qui préfère céder à la majorité musulmane, et surtout favoriser l'installation d'antennes des Eglises anglaises. Après plusieurs protestations, un Congrès Copte est tenu en Asyut en 1911. Plus encore, la lutte contre l'occupant rapproche pour la première fois Chrétiens et Musulmans. Beaucoup de Coptes se distinguent au sein du »Parti Wafd«, d'abord dans la résistance puis, après l'indépendance de 1922, dans l'exercice du pouvoir. Le phénomène déborde la politique dans les années 20; les Coptes sont à la pointe de l'activité intellectuelle dans les genres nouveaux comme le théâtre et le cinéma. Mais la chute de la monarchie en 1952 stoppe le processus d'émancipation. Le régime dictatorial de Nasser chasse les Chrétiens de leurs emplois et les contraint au silence. Après lui Sadate applique une politique de bascule, replaçant certains Chrétiens à des postes importants, mais surveillant étroitement une hiérarchie, parfois turbulente il est vrai. Le Patriarche Cyrille VI, élu avec beaucoup de difficultés en 1959, a lancé un vaste mouvement de rénovation et de purification de l'Eglise, entraînant la séparation d'un petit groupe ultraconservateur. Le mouvement monastique connaît une renaissance spectaculaire. L'attrait de la »vie angélique« a conduit au désert de nombreux diplômés d'université. Certains étaient mus par la protestation contre le laxisme des chefs religieux. Inversement les laïcs sont souvent déçus par l'action des patriarches qui, élevés dans le seul univers monastique, ne savent pas prendre en considération toute l'étendue des problèmes de la communauté, notamment ses aspects administratifs. 4. Les Orthodoxes Par opposition aux Eglises Chaldéenne et Copte, liées essentiellement à un territoire passé sous la domination arabo-musulmane, l'Eglise Grecque (orthodoxe et catholique) porte dans son nom même un tiraillement tragique: elle se veut l'héritière de l'ancienne Eglise autochtone, mais elle a été désignée après le concile de Chalcédoine (451) comme Eglise Melkite, soit »de l'empereur« (malik), sous-entendant de l'Empereur »étranger« puisqu'il résidait à Byzance (Constantinople). Ses liturgies prolongent ce tiraillement puisqu'elles juxtaposent la langue originelle grecque, et donc indo-européenne, à l'arabe, langue sémitique d'une structure tout à fait différente, tandis que les Eglises syriaque ou copte n'ont connu, par l'arabisation, qu'un glissement à l'intérieur d'un même domaine linguistique, ou entre deux domaines assez proches. Nous parlerons dans ce paragraphe des Melkites Orthodoxes, c'est à dire des Eglises Grecques qui sont restées »autocéphales« (se dirigeant elles-mêmes). Elles 144 Bogoslovni vestnik 76 (2016) • 1 consistent en quatre patriarcat: Constantinople (Istanbul), Alexandrie (presque démunie de fidèles actuellement), Antioche (dont le siège a été transféré au XIXe siècle à Damas), et Jérusalem. Ces Eglises ont leur autonomie administrative totale, le Patriarcat de Constantinople n'ayant de prééminence que morale. Elles revendiquent l'authenticité du message chrétien, car la langue grecque s'est très vite imposée comme la principale langue de culture du christianisme, et elles considèrent que ce sont les Eglises attachées aux langues régionales (copte, syriaque, araméen) qui se sont séparées de ce tronc. D'ailleurs n'ont-elles pas toutes été condamnées par les conciles successifs pour leurs doctrines erronées sur le Christ (monophysisme des Coptes, Jacobites et Arméniens3; duophysisme exagéré des Chaldéens; etc.)? Car tout en gardant jalousement leur autonomie administrative, les Eglises Grecques se réclament d'une même foi, issue des Pères grecs de l'Eglise et des sept premiers conciles œcuméniques, et d'une même liturgie, celle de saint Basile le Grand et de saint Jean Chrysostome. La croyance des Melkites est donc plus proche de celle des Catholiques que de celles des Eglises régionales du Moyen-Orient. C'est peut-être pour cela qu'ils devaient ressentir encore plus la séparation d'avec Rome en 1054. A la fin du XVIIe siècle encore, alors que nombre d'Eglises orientales avaient reconnu la suprématie du Pape, les Melkites lui restaient les plus opposés. Il fallut des circonstances particulières pour qu'une partie se séparât afin de constituer une Eglise uniate, qui d'ailleurs a gardé pour elle seule le nom de Melkite, si bien que ce nom désigne jusqu'au XVIIe siècle les Grecs Orthodoxes des pays arabes, et depuis cette date les Grecs Catholiques. En contrepartie les Orthodoxes se sont rapprochés des Eglises restées indépendantes, dans l'affirmation d'un commun caractère »oriental«, malgré les très importantes divergences doctrinales. La seule différence d'avec les Grecs réside en effet dans l'arabisation. Celle-ci est un phénomène très complexe. Lors de l'invasion du Moyen Orient par les tribus issues de l'Arabie, au VIIe siècle, les réactions des Chrétiens furent diverses. Beaucoup résistèrent, mais certaines Eglises schismatiques, qui étaient persécutées par Byzance, reçurent les Arabes en libérateurs. A l'intérieur des Eglises, il y eut aussi des divergences: les campagnards, qui furent soumis à des impôts plus durs, ne tardèrent pas à juger sévèrement les nouveaux maîtres. Par contre les habitants des villes, qui étaient en majorité melkites, furent favorisés par le nouveau pouvoir qui avait besoin d'eux pour son administration. Durant plus de trente-cinq ans, le grec fut utilisé au même titre que l'arabe comme langue de chancellerie par le Califat Umayyade de Damas (660-750). L'arabisation complète de l'administration, en 696, entraîna celle des secrétaires, le plus souvent melkites. De même l'art islamique à ses débuts utilisa les services d'artistes grecs, comme on peut le voir par les mosaïques de la grande Les Coptes et Arméniens autocéphales (par opposition aux Arméniens »uniates«) se qualifient eux-mêmes d'»orthodoxes«, le mot désignant »ceux qui possèdent la doctrine droite«, mais cet adjectif est généralement utilisé sans précision supplémentaire pour désigner les Eglises grecques et leurs héritiers slaves. Marie-Thérèse Urvoy - Aperçu sur les communautés chrétiennes 111 mosquée de Damas. Le château de Qusayr Amra, dans l'actuel désert de Jordanie, qui servait de relai de chasse au Calife, est encore plus remarquable puisqu'il contient des fresques représentant des figures humaines et animales. On sait en effet que très vite l'islam répudiera les représentations figurées qui seront reléguées dans les arts mineurs (miniatures, orfèvrerie,...). L'arabisation de l'Eglise se fit plus lentement mais non moins sûrement. Le dernier grand docteur de l'Eglise Grecque, saint Jean Damascène (v. 675 - av. 742), occupa un poste dans les finances du pouvoir islamique même après l'arabisation de l'administration, jusqu'à ce qu'un édit officiel réservât la haute administration aux Musulmans (vers 717-720). Les Melkites ne jouent pas un rôle aussi considérable qu'on pourrait le croire dans la transmission de la culture, de la philosophie et de la science grecques au monde arabo-islamique. Ce sont surtout les Chrétiens syriaques (Jacobites et plus encore Nestoriens) qui marquent ce mouvement de traduction à l'arabe à partir de leur langue de culture et de liturgie, les textes grecs ayant depuis longtemps été traduits en syriaque. La vie intellectuelle melkite semble en effet s'essouffler assez vite. Le grec n'est plus écrit à partir du IXe siècle, alors que le syriaque sera encore longtemps utilisé par les auteurs des Eglises nationales et le copte par les Egyptiens jusqu'au XIe siècle. L'univers des Melkites tend alors à se replier sur la piété. La remise à Dieu seul, l'attente du jugement dernier et de la venue du Royaume, une dévotion particulière pour la Mère du Christ, enfin, en constituent les axes principaux. Cette religiosité s'exprime, comme chez tous les Orthodoxes, par l'icône. Les Melkites ont formé une école très remarquable de peinture, mais dont l'originalité n'a été reconnue que très récemment, si bien que beaucoup d'icônes ont vu leurs inscriptions en arabe effacées et refaites en grec pour être mieux vendues sur le marché international. Leur liturgie enfin est particulièrement splendide, encore qu'elle soit marquée par un certain désordre: lors de grandes cérémonies, on peut voir simultanément l'évêque officier, tandis qu'un prêtre donne la communion et qu'un autre bénit des cierges présentés par les fidèles, le tout sous le bruit des cloches qui peuvent sonner des heures entières. Sous l'Empire Ottoman, les Melkites sont classés en millet (religion) comme les autres Chrétiens, et soumis au système de la »protection« (dhimma) qui leur reconnaît des droits, mais soigneusement limités. C'est seulement en 1856, à la fin de la guerre de Crimée, que le Sultan reconnaît tous ses sujets comme égaux, quelle que soit leur religion, pour éviter que le sort des minorités chrétiennes ne soit un motif d'intervention de l'étranger. Cette proclamation reste d'abord seulement »de façade«, dans un Moyen-Orient déchiré par les luttes d'Egyptiens contre Turcs, d'Arabes contre Ottomans, de Chrétiens contre Musulmans, de minorités entre elles, d'intérêts européens divergents, où tout le monde était client de quelqu'un. Elle fut renforcée par la proclamation du régime laïc de 1908, et les Chrétiens purent ainsi notamment entrer dans l'armée. Les revers des Turcs durant la guerre de 1914 devaient cependant les conduire à se venger contre les Chré- 144 Bogoslovni vestnik 76 (2016) • 1 tiens, les Arméniens surtout, mais aussi ceux de Syrie et du Liban. Seules les bonnes relations du Patriarche Œcuménique avec le Sultan protégèrent relativement les Orthodoxes par rapport aux Maronites et aux Catholiques. Après la chute du Sultan et de l'Empire, ce même Patriarche cultiva particulièrement les rapports avec les nouvelles autorités des pays arabes devenus indépendants. Bien ancrée ainsi dans le nationalisme arabe, l'Eglise Orthodoxe devait être douloureusement marquée par plusieurs crises politiques: - le déplacement de dizaines de milliers de Palestiniens après la guerre israélo-arabe de 1947-1948; - l'expulsion d'Egypte des Orthodoxes d'origine libanaise ou syrienne, jusqu'en 1955; - l'émigration, enfin, d'une centaine de milliers d'Orthodoxes de Syrie au Liban dans les années 60. Le rôle très actif des Orthodoxes dans les revendications arabes a été sanctionné par la profanation de leur église et de leur cimetière dans la ville de Qunaytra par l'armée israélienne lors de la guerre d'octobre 1973. Enfin les orthodoxes ont joué un rôle déterminant dans le renouveau culturel arabe au XIXe et au XXe siècle, notamment dans la communauté syro-libanaise installée en Egypte, et qui devait - cruelle ironie - être éliminée par le régime de Nasser. 5. Les Melkites Quels sont les motifs qui ont poussé une partie des Patriarches et des évêques de confession grecque orthodoxe à se rattacher au Catholicisme, à la fin du XVIIe siècle, entraînant à leur suite leurs fidèles? On ne peut que formuler des hypothèses car, bien sûr, cette démarche fut présentée comme en continuité avec la tradition, qui a toujours reconnu la primauté morale du siège de saint Pierre. Et pourtant il s'est agi là d'un véritable déchirement car la fraction restée indépendante durcissait encore plus son opposition à Rome. La présence de missions catholiques, notamment des Jésuites, en Alep et dans les grands centres urbains d'où ils rayonnaient, a certainement joué un grand rôle. Ils donnaient l'image de la vitalité du Catholicisme, de son unification hiérarchique, de sa discipline enfin, face à l'étiolement et à la dispersion des Eglises locales. Mais il y eut également des démarches personnelles, comme celles du pape Clément XI, qui sut s'adresser directement à des personnages importants, tel le Patriarche de Damas, Cyrille, dont il obtint la soumission en 1717. Il fallait pourtant beaucoup de courage à certains membres de la hiérarchie locale pour affirmer ce rattachement à Rome. Aux yeux des Orthodoxes, il s'agissait d'une trahison, et chaque acte d'obédience entraînait un petit schisme entre la majorité qui suivait son évêque et ceux qui préféraient rester en communion avec le reste de la hiérarchie, restée autocéphale, et qui devaient remplacer l'évêque ayant fait défection. Le prélat était ainsi conforté d'un côté par la fidélité de la plupart de ses ouailles, mais affaibli de l'autre par son isolement dans la hiérarchie et l'éloignement de Rome. Marie-Thérèse Urvoy - Aperçu sur les communautés chrétiennes 113 Aux yeux de l'autorité politique de l'Empire Ottoman, il pouvait aussi y avoir suspicion de collusion avec des étrangers, Louis XIV s'étant hautement présenté comme le protecteur des missionnaires. De fait, il y eut beaucoup de fluctuations en fonction de l'état des rapports diplomatiques avec l'Occident, et plus encore de l'état d'esprit plus ou moins xénophobe des divers Pachas (gouverneurs). Les lettres des responsables jésuites rendent hommage notamment au patriarche Ignace Pierre et à l'archevêque d'Alep, Denis Rezkallah, qui furent bastonnés et emprisonnés jusqu'à ce qu'ils succombent aux mauvais traitements, »pour le seul crime dont ils furent accusés, qui était de faire une profession publique de la Religion Catholique« (Nouveaux Mémoires 1724, 48). Il fallait d'autant plus de courage que les sollicitations de Rome étaient parfois hautaines et peu délicates, brandissant par exemple la formule du Christ »de quoi sert à l'homme de gagner tout le monde s'il perd son âme«, et laissant ainsi entendre que le refus de soumission ne pourrait être dû qu'à un calcul intéressé. Plus encore, quand ils parlent des religieux indigènes qui ne sont pas placés à des postes déterminants, les missionnaires adoptent un ton souvent condescendant, attitude qui s'est maintenue jusqu'à nos jours et qui explique bien des frictions entre clergé latin et clergé local. La situation n'a évolué que progressivement. Sur le plan social en premier lieu: c'est seulement en 1828 que le statut des Catholiques a été reconnu officiellement, d'abord sous l'autorité du Nonce Apostolique, tandis qu'un administrateur musulman réglait leurs problèmes temporels. Encore cette communauté religieuse (millet) officielle était-elle un peu hybride et subordonnait-elle au début les Melkites et les Maronites à l'Evêque Arménien Catholique, dont le premier est nommé officiellement en 1831 pour servir de »cour d'appel« tant pour les affaires spirituelles que pour certaines affaires temporelles pour lesquelles il est habilité à servir d'intermédiaire avec la Sublime Porte (c'est à dire le gouvernement de l'Empire Ottoman). Sur le plan spirituel, les Melkites ont gardé plusieurs traits de la liturgie orthodoxe, par exemple la lecture de trois Evangiles, la distribution du pain à la communauté (coutume que l'on trouve dans certaines campagnes de France) lors des grandes cérémonies. Mais cette liturgie se déroule d'une façon beaucoup plus disciplinée et surtout plus courte, aussi la pratique est-elle plus fréquente chez eux. L'effort principal du clergé latin, au début de l'union, visa à obtenir l'usage fréquent de la communion et de la confession, avec accusation des péchés particuliers, et non plus seulement demande d'une absolution globale. Il obtint aussi que l'on renonçât à la coutume de ne faire baptiser l'enfant que quarante jours après la naissance. Le fidèle melkite a la même psychologie que celui de toute autre confession chrétienne orientale, et son appartenance à la même Eglise que les Catholiques, le rend plus apte à faire ressortir aux yeux de ceux-ci, par contraste, cette spécificité orientale pas toujours respectée par les Latins. Il conçoit sa vie religieuse comme une obligation morale, un devoir de conscience, et il est très difficilement 144 Bogoslovni vestnik 76 (2016) • 1 porté à la contestation; il appartient à une Eglise par sa famille et suit son pasteur, se réservant par contre toute liberté d'appréciation et d'action sur les affaires concrètes de gestion. C'est au niveau de la vie de la communauté, plus encore que celle de la hiérarchie, que l'on trouve l'aspect le plus attachant. Dans les grandes villes, où se juxtaposent les différentes Eglises, elle est plus diffuse et se manifeste surtout autour du sanctuaire et des activités du clergé (le plus souvent célibataire), activités assez comparables formellement à celles de l'Occident: groupements, actions charitables, chorales, ... Un œil observateur y perçoit pourtant un aspect spécifique: le profil du »pasteur«. Cet aspect s'épanouit pleinement dans les communautés rurales, où les villages sont généralement constitués autour d'une confession, sinon toujours unique, du moins très majoritaire. Les rapports avec le clergé sont plus familiers et plus affectueux, tout en étant toujours très respectueux. Le prêtre de village est le plus souvent marié, car il a accédé tard à la prêtrise, et ce n'est qu'après l'ordination que le mariage est interdit. Il a généralement de nombreux enfants. Parfois il cultive une terre. Il occupe un logement de fonction fourni par la communauté et proche de l'église. Ces deux derniers points sont nécessaires pour compléter un très maigre appointement du patriarcat. Il apparaît comme un notable, mais surtout comme un symbole. Il enseigne, et pas seulement le catéchisme. Ses enfants, s'ils veulent porter dignement le sobriquet de ibn al-khûrî (fils du prêtre), se doivent d'être les plus instruits. Les missionnaires latins n'ont pas manqué de noter ce qui leur apparaissait comme un handicap: ils soulignent par contraste leur propre disponibilité de célibataires, notamment pour les malades et les pauvres. Leur point de vue s'est imposé dans les villes, où ce dernier aspect est primordial. Dans les campagnes, où la solidarité du village sert d'»assurance« aux démunis, leur rôle de symbole reste prédominant. L'Eglise Melkite est ainsi tiraillée entre d'une part un clergé citadin, apparemment très semblable à son homologue catholique occidental, mais qui affirme sa spécificité par l'attachement aux traditions spirituelles de l'Orient et, sur le plan pratique, par le nationalisme arabe, et d'autre part un clergé rural, qui vit au niveau de ses ouailles, avec les mêmes préoccupations quotidiennes, et qui tire son influence précisément de cette fusion du rythme de vie. Encore cette symbiose risque-t-elle, à moyen terme, d'être très affectée par la diminution des vocations, qui contraint le prêtre rural à faire de longues tournées pour joindre des villages démunis, et qui établit ainsi par force une certaine distance morale entre pasteur et fidèles géographiquement éloignés. 6. Les Jacobites Le nom de Jacobites serait dû à un hérésiarque du début du VIe siècle, le prêtre Jacob Baradeus. Celui-ci reprit l'affirmation, déjà ancienne, selon laquelle Jésus Marie-Thérèse Urvoy - Aperçu sur les communautés chrétiennes 115 n'a qu'une nature, qui est divine. Par ailleurs il renforça la cohésion de l'Eglise Syrienne à la fois contre le pouvoir byzantin qui la persécutait, et contre les Nes-toriens qui s'étaient séparés d'elle et qui se lançaient dans une grande activité missionnaire vers l'Orient. On emploie parfois ce nom de Jacobites pour désigner tous les Monophysites du Moyen-Orient, y compris les Coptes et les Arméniens, qui ne se rattachent pourtant pas de façon privilégiée à Baradeus. Aussi les Jacobites proprement dits sont-ils les Monophysites vivant d'abord en Syrie et Irak, puis réfugiés à partir du XVe siècle en Turquie du Sud-Est (région kurde de Tûr 'Abdîn). Appelés aussi Syriens Orthodoxes, ils usent des langues et des modes de vie des Arabes, des Kurdes ou des Turcs parmi lesquels ils vivent. Ils ont constitué au Moyen Age une communauté très importante, sinon par le nombre, du moins par ce qu'elle représentait. Bien avant le réveil copte, et alors que les Arméniens étaient totalement marginalisés, ils ont maintenu le prestige de la tradition spirituelle monophysite. Ils ont activement participé à la transmission de la culture grecque au monde arabe par des traductions, des adaptations, des commentaires; mais en même temps ils ont maintenu une riche activité dans leur langue de culture. Le syriaque a certes perdu un peu de sa prédominance au Xe siècle, au profit de l'arabe, langue dans laquelle les Jacobites n'ont pourtant pas donné une production aussi variée que les autres communautés orientales. Mais le syriaque revient à l'honneur à partir du milieu du XIIe siècle et est utilisé par de nombreux écrivains et compilateurs. C'est dans ce contexte de grande activité intellectuelle que se distinguent certains des plus grands noms de toute la pensée chrétienne orientale, notamment Yahyâ ibn Adî au Xe siècle, le plus grand philosophe chrétien de langue arabe, et le polygraphe Bar Hebraeus au XIIIe siècle, qui utilisait l'arabe mais surtout le syriaque. S'ils faisaient preuve de méfiance vis-à-vis des grecs, les Jacobites entretenaient de bonnes relations avec les autres formes de christianisme: avec les Coptes, bien sûr, dont ils ne différaient que par quelques points de rite; avec les Arméniens; avec les Nestoriens, à l'occasion, malgré une farouche opposition dogmatique; et même avec les croisés latins. Les rapports avec les Musulmans furent plus complexes. Ils accueillirent les conquérants arabes en libérateurs, mais ceux-ci traitèrent assez durement les Jacobites qui étaient surtout des agriculteurs. Les Jacobites des villes furent par contre bien admis par les Musulmans et certains, comme Yahyâ ibn Adî, jouirent d'une autorité morale considérable. Mais après l'échec des Croisades et la reconquête musulmane sur les Occidentaux, la communauté toute entière subit des brimades systématiques (fin XIIes.). Un temps soulagée par l'occupation mongole, elle pâtit à nouveau lorsque ceux-ci se convertirent à l'islam (XIVe s.). Aussi la communauté jacobite a-t-elle par la suite fortement dépéri. Dès la fin du XVIIe siècle, elle n'aurait guère compris que de quarante à quarante-cinq mille familles. De plus elle était divisée: deux Patriarches, résidant dans deux villes de 144 Bogoslovni vestnik 76 (2016) • 1 haute-Mésopotamie, se disputaient l'autorité suprême. Il y eut même, un temps, un Patriarche de la région occidentale qui devint maronite et exerça ses charges épiscopales en même temps pour les deux Eglises. Un autre Patriarche, d'Alep, avait accepté en 1656 de se soumettre à Rome; mais comme cette Eglise uniate eut à se plaindre des Missionnaires et notamment du rôle trouble joué par les Capucins en Alep, elle se mit à décroître dès le début du XVIIIe siècle. Bien qu'elle ait produit dans une époque récente des personnalités de premier plan, elle compte actuellement moins de 50000 membres. Le rattachement à Rome fut favorisé par le fait que les jacobites éclairés pensaient que leur position sur la nature uniquement divine de Jésus était surtout dirigée contre les Nestoriens, et qu'elle ne différait de celle des Catholiques que dans la manière de s'expliquer. En fait, les Jacobites restés indépendants étaient beaucoup plus soucieux d'affirmer la sainteté de leurs grands docteurs (notamment Dioscore, successeur de saint Cyrille d'Alexandrie en 444 et déposé par le concile de Chalcédoine en 451) que de comprendre ce qu'ils avaient vraiment dit. Les Jésuites racontaient que leurs prêtres, qui étaient pourtant les premiers à engager la polémique sur les questions dogmatiques, ne répondaient à leurs arguments tirés de l'Evangile »que par des invectives, en faisant le signe de la Croix avec le seul doigt du milieu de la main, et tenant en même temps les autres doigts pliés, pour /.../ faire entendre qu'ils ne reconnaissent qu'une nature en Jésus Christ et qu'on ne leur fera jamais croire le contraire« (Nouveaux Mémoires 1724, 62). Ce serait pourtant une erreur de ne juger les Jacobites que d'après ces tardives attitudes de repli. Au Moyen Age, ils surent très bien exposer leur spiritualité. Pour eux, l'union de la divinité et de l'humanité en Jésus était comme l'union de l'âme et du corps dans laquelle »l'âme ne se transforme pas et le corps ne varie pas de nature, mais /.../ il se constitue à partir d'eux une hypostase unique venant de deux hypostases, et une nature unique venant de deux natures, avec une opération unique et une volonté unique« (vAlî ibn Dâwûd al-Arfâdî; Troupeau 1969, 208). Si on leur alléguait les actions et les attitudes humaines de jésus, ils répondaient: »Nous savons qu'il n'a fait aucune de ces choses à cause d'un besoin qu'il en aurait eu, ni d'une nécessité, à Dieu ne plaise! Mais il a fait ces choses pour nous ressembler et pour se cacher de Satan, afin de ne pas lui faire connaître qu'il était Dieu, de sorte que Satan s'en serait méfié et n'aurait pas osé le tuer, rendant vaine sa venue; parce que, s'il n'était pas mort, il ne nous aurait pas sauvés, et sa venue aurait été vaine, car il est venu pour nous sauver.« (Sévère Ibn al-Muqaffa1; Troupeau 1985, 375) Le XIXe siècle devait leur donner le coup de grâce de deux façons: d'une part les missions protestantes, notamment de l'Eglise Episcopalienne d'Amérique, détachèrent à nouveau un rameau de la communauté. Les Jacobites protestants furent même parfois regardés par les autorités ottomanes comme une confession (millet) à part. En même temps ils s'imprégnaient d'occidentalisme et l'on a pu dire que les Episcopaliens diffusaient »aussi bien les pilules américaines que l'Evangile américain«. Marie-Thérèse Urvoy - Aperçu sur les communautés chrétiennes 117 D'autre part, ces minorités étaient des victimes désignées pour subir les contrecoups des crises politiques. De 1843 à 1925 au moins quatre grandes vagues de massacres furent perpétrées par les Kurdes contre les Jacobites qui, vivant au milieu d'eux, les dominaient par leur expérience économique et leur avantage culturel. De là des migrations jusqu'en Amérique. Le passage de la Syrie et du Liban sous domination française favorisa l'action catholique et un nouvel attrait se manifesta pour une Eglise mieux structurée et plus disciplinée. Le symbole le plus déchirant de l'effondrement d'une des plus prestigieuses Chrétientés orientales est l'état actuel du monachisme. Cette discipline qui a marqué toute l'Eglise d'Asie, et même tout le christianisme à ses débuts, et qui a donné parmi les plus beaux monuments du Moyen-Orient, ne conserve plus que quelques établissements regroupant un petit nombre de moines, suivant la règle de saint Antoine, et souvent vivant en solitaires. 7. Les Maronites Longtemps considérés comme une simple curiosité, dans leur refuge des montagnes libanaises, les Maronites sont devenus, depuis le XVIIIe siècle, le groupe peut-être le plus diversifié et l'un des plus marquants du Moyen-Orient. Leurs liens avec l'Occident, qui remontent au moins à Louis XIV, et qui ont été renforcés à l'époque des »mandats« de la Société des nations, y sont pour beaucoup. Mais ils n'ont pas supprimé le caractère spécifique de cette communauté. Le spectateur européen du conflit récent au Liban est souvent tenté de prêter ses propres réactions et analyses à ces farouches défenseurs du dernier »bastion« chrétien contre l'Islam (ou du moins du dernier groupement à peu près homogène et localisé), et il est surpris de les voir, par moments, réagir selon ce qu'ils sont réellement, c'est à dire en orientaux. Le nom de »Maronite« dériverait de l'abbé Maroun, qui vivait au début du Ve siècle, et qui aurait joui d'une grande autorité spirituelle dans la Syrie du Nord, autour du fleuve Oronte. Certains ont soutenu que cette communauté ne se serait jamais séparée de Rome. Les missionnaires jésuites du XVIIe siècle distinguaient soigneusement l'abbé Maroun, correspondant épistolaire du pape Hormisdas (514-523), d'un hérésiarque plus récent du même nom; d'autres auteurs, à la même époque, soutenaient que les Maronites n'ont passé pour hérétiques que du fait de leur proximité avec d'autres Eglises schismatiques. En réalité, il est certain qu'ils ont adhéré au »Monothélisme«, qui ne reconnaît qu'une volonté et qu'une opération en Jésus-Christ, bien qu'il ait deux natures. Cette doctrine est plus qu'une subtilité théologique. A la fin de la domination byzantine sur le Moyen Orient, le Monophysisme a dominé la région, et le Monothélisme apparaît comme une solution intermédiaire entre christologie jacobite et christologie catholique et orthodoxe. Elle est, à la fois, une marque d'indépendance par rapport aux deux grandes communautés, et un trait d'union entre elles. 144 Bogoslovni vestnik 76 (2016) • 1 Le Pape Honorius 1er (625-638) l'a même soutenue durant quelques temps. La conquête musulmane, qui sépara les orientaux du reste de la Chrétienté, accentua au contraire les oppositions. Elles furent consommées par le Concile de Constantinople III (680) qui condamna expressément le Monothélisme. La communauté maronite resta schismatique durant un demi-millénaire et se renferma dans les montagnes du Liban sous le nom de Mardaïtes, c'est à dire »rebelles« (par rapport à Byzance, bien sûr). Puis ses chefs abjurèrent l'hérésie entre les mains de l'évêque latin d'Antioche, au temps des Croisades, ce qui en fait la plus ancienne Eglise uniate. La liturgie s'est maintenue en syriaque, avec ajout de chants en arabe. La contribution des membres de cette Eglise à cette dernière culture fut la moins importante, parmi toutes les chrétientés orientales au Moyen Age. Mais paradoxalement l'emprise de Rome favorisa l'arabisme. Les Latins s'efforcèrent d'imposer leur propre discipline (notamment l'interdiction de l'usure et la lutte contre une violence endémique); ils supprimèrent ce qui, dans la liturgie locale, était trop en contraste avec la perspective romaine (pour la consécration, la confession, ...) et favorisèrent des coutumes spécifiquement occidentales, comme le célibat des prêtres. Mais en même temps ils aidèrent à l'instruction du clergé qui, jusqu'à ce qu'on crée, en 1584, un collège maronite à Rome, était très peu formé (certains écrivains de l'époque attribuent ce dernier trait à la proximité des Druzes qui proclament »qu'il ne faut discourir des points capitaux de leur religion [et] persuadent aux autres d'en faire autant dans la pratique de la Religion Catholique«). Les intéressés surent répondre positivement à cette invitation, sans pour autant renoncer au goût des transactions, ni à celui de la force. Ils ne manifestèrent pas l'opiniâtreté de certaines autres Eglises uniates dans le maintien de leur coutumes, et assimilèrent remarquablement les perspectives nouvelles qui leur étaient offertes. Il n'y eut que de rares heurts, comme par exemple en 1581, où il fallut imposer les décisions du Concile de Trente et résorber les effets d'un »conciliabule schismatique«. La stabilité et la cohésion de la société montagnarde entretenait, par ailleurs, une grande sérénité et les missionnaires soulignent à l'envi »que l'on trouve dans cette aimable nation des âmes pures, innocentes et capables des plus grandes vertus« (A. Nacchi s.j., 1727). Ce processus culmine dans l'œuvre de Germanos Farhat (1670-1732), qui marqua une étape capitale dans l'histoire culturelle arabe moderne. Originaire d'Alep, après un séjour au Liban et un voyage en Europe occidentale, il devint patriarche de sa ville natale et joua un rôle de premier plan dans l'organisation de l'Eglise Maronite. Il rédigea une œuvre religieuse intéressante, mais doit surtout être mentionné comme précurseur de la Renaissance culturelle (Nahda) arabe du XIXe siècle par ses poésies et ses travaux de linguistique. Maniant non seulement le syriaque et l'arabe, mais aussi le latin et l'italien, il étudia dans sa ville avec des maîtres chrétiens, dont certains formés au Collège Maronite de Rome, et également des maîtres musulmans. Il réunit autour de lui un groupe de poètes et de savants dont l'influence fut durable, ce qui explique la part prise par les Chrétiens libano-syriens dans l'essor ultérieur de l'arabisme. Marie-Thérèse Urvoy - Aperçu sur les communautés chrétiennes 119 Les Maronites ont clairement conscience que, par leur arabisation, ils ont apporté un élément très spécifique à la culture arabe. Germanos Farhat possèdait tous les raffinements de la poésie classique en cette langue, mais la consacra à des sujets chrétiens. Arabisation n'a jamais signifié, pour les Maronites, compromission avec l'islam. A la fin du XVIIIe siècle, Volney notait que »chaque village a sa chapelle, son desservant, et chaque chapelle a sa cloche: chose inouïe dans le reste de la Turquie.4 Les Maronites en tirent vanité, et pour s'assurer la durée de ces franchises, ils ne permettent à aucun Musulman d'habiter parmi eux.« (Volney 1787, 2:20-21) Longtemps le pouvoir musulman est resté lointain et nominal. Ce sont les Ottomans qui, au XIXe siècle seulement, le rendent effectif en utilisant deux armes: - l'excitation des Druzes contre les Chrétiens, qui conduit à de nombreux massacres, notamment en 1860; - le safarbarlek, ou razzia par l'armée de tous les hommes valides, déportés en travaux forcés pratiquement à perpétuité en Ana-tolie. Il y a quelques décennies, nombre de vieillards se souvenaient encore de cette pratique, disparue seulement en 1914. La communauté maronite a été fortement éprouvée, à notre époque, par une guerre civile de quinze années, prolongée par la main mise étrangère (Syrie, Iran) sur le Liban. Aussi, pour comprendre l'attachement jaloux des Maronites à leur statut, il ne faut pas invoquer de prétendus privilèges, bien illusoires dans un pays où les actes officiels n'ont que peu de portée, mais bien tenir compte des trois points que nous venons de voir: - conscience d'avoir joué dans l'arabisme un rôle à la fois capital et spécifique; - souvenir de l'autonomie longtemps conservée du fait de la cohésion géographique; - sentiment, enfin, d'avoir été une des cibles favorites des persécutions antichrétiennes par l'Islam à l'époque moderne. Encore faut-il déplorer que la traditionnelle cohésion de la communauté soit en train d'éclater: tendance beaucoup plus grande à l'émigration chez les Chrétiens que chez les Musulmans, dans le sens d'un certain individualisme que dénonçait déjà, il y a un siècle et demi, le Comte de Paris: »imprévoyants et légers, ils ignorent les devoirs que dans une nation chacun doit s'imposer pour assurer le bien de tous« (Comte De Paris 1861, 68) ; opposition traditionnelle entre Maronites du Mont Liban et du Chouf d'une part, et ceux de la région de Tripoli de l'autre; rivalités de personnes, enfin - que Volney constatait déjà il y a plus de deux siècles - dans la hiérarchie ecclésiastique, et qui se sont de nos jours généralisées, attisées par tous les intérêts en jeu. 8. Les Arméniens A la différence des précédentes communautés, qui appartiennent toutes au monde sémitique (ou chamito-sémitique), les Arméniens sont des Indo-européens et n'ont pas du tout été touchés, sur le plan religieux, par l'arabisation. Certes, les En principe, en pays islamique, les Chrétiens ne devaient pas sonner les cloches. 4 120 Bogoslovni vestnik 76 (2016) • 1 Arméniens vivant en pays arabes pratiquent la langue de leur entourage et, surtout pour les personnes âgées qui n'ont pas connu de scolarisation »normalisée« dans leur langue maternelle5, des réponses de l'office peuvent être dites en arabe, mais toute leur littérature et leur patrimoine est formulé dans leur langue et avec leur écriture spécifique. Ils n'en jouent pas moins un rôle important dans la vie du Moyen Orient. Les ressortissants de pays arabes surenchérissent volontiers sur le nationalisme arabe, et leur poids politique s'est fait sentir à plusieurs reprises dans la guerre du Liban. Or ceci est le résultat d'un long processus. Durant le haut Moyen Age, les Arméniens, fixés dans les montagnes du Nord-Est de l'Anatolie, ont fait office de bastion avancé de la Chrétienté en territoire conquis par l'Islam. Par la suite, ils ont été contournés par les Turcs Seldjoucides qui conquirent définitivement l'Anatolie sur l'Empire Byzantin, à partir du XIe siècle; mais en même temps ils réussirent à s'étendre vers le Sud-Ouest, en Cilicie (autour d'Adana), où ils parvinrent à se maintenir indépendants avec l'aide des Croisés d'abord, des Mongols qui envahissaient le Moyen Orient ensuite. L'échec des premiers et l'islamisation des seconds entraîna, outre la perte de l'autonomie, une première série de représailles et une dispersion qui nous intéresse particulièrement par l'implantation d'une forte communauté en Alep, où elle a joué un rôle notable dans l'activité commerciale de cette ville, en particulier autour du XVIIe siècle. Dans l'Empire Ottoman, la communauté est reconnue officiellement avec le statut de millet, ce qui lui assure une relative stabilité, et certains de ses membres occupent des postes éminents dans la sphère du pouvoir. Mais la crise de l'Empire, au début du XXe siècle, et l'effort des »Jeunes Turcs« pour forger un nouveau nationalisme, spécifiquement turc, entraîne le célèbre génocide. L'implantation des Français en Syrie-Liban permet aux réfugiés qui ont passé la frontière de se regrouper et de se fixer, renforçant la communauté d'Alep, mais créant aussi une nouvelle communauté au Liban. C'est dans ce pays, à Antélias, que se fixe le »Ca-tholicossat Arménien de Cilicie«. Adeptes du Monophysisme, comme les Jacobites (avec qui ils ont eu de bons rapports au Moyen Age) et les Coptes, les Arméniens n'ont cependant pas développé une véritable théologie comme ceux-ci. Ils ont une littérature importante et diversifiée, comprenant en particulier un remarquable travail de traduction des Pères grecs et des philosophes de l'Antiquité, avec un très fort noyau religieux, mais d'ordre surtout spirituel. Leurs seule textes notables qui puissent passer pour spéculatifs constituent le Livre des Lettres, compilation de documents, du Ve au VIIe siècle, qui montrent la séparation des Arméniens d'avec les Géorgiens, et à travers eux de Byzance, et leur rapprochement des Eglises de langue syriaque. C'est seulement à une époque relativement récente que les communautés de la diaspora ont établi une coordination de leurs écoles autour d'une langue unifiée. Si bien que, il y a seulement quelques décennies, on pouvait encore voir des personnes âgées, ayant fui des régions différentes de la Turquie devant le génocide, ne pouvoir se comprendre entre elles dans leurs dialectes respectifs et être obligées, paradoxalement, de recourir à la langue turque. 5 Marie-Thérèse Urvoy - Aperçu sur les communautés chrétiennes 121 L'attachement aux textes canoniques »anciens« (c'est à dire allant jusqu'au Concile d'Ephèse de 431) leur tient lieu de théologie. L'Eglise Arménienne soutient que les dogmes doivent rester intangibles parce qu'ils rattachent le présent au point de départ, mais elle se désintéresse de la doctrine qui n'est que l'expression du moment, et par conséquent sujette à variation. Un de ses grands représentants, le Patriarche M. Ormanian (1841-1918) revendiquait explicitement cette »attitude ultra conservatrice«. Pourtant celle-ci, surtout dans l'Arménie orientale, a pris des formes de fanatisme exacerbé dans le bas-clergé et le peuple. En fait, cette attitude s'explique par la volonté d'indépendance des Arméniens. Pour imposer leur domination sur eux, comme ils l'avaient fait pour leurs voisins Géorgiens, les Byzantins s'efforcèrent de leur faire adopter les conclusions du Concile de Chalcédoine (451). Les Perses et les Arabes ont fait pression en sens inverse pour les éloigner des Grecs. Leur spiritualité »est liturgique avant tout, centrée autour de la Sainte Messe et de l'Office. [Chez plusieurs commentateurs du Xe au XIIIe siècle] on rencontre des allusions brèves, mais nettes sur les Voies spirituelles, sur le Corps mystique, sur la Communion en esprit de foi que les Occidentaux ont l'habitude d'appeler communion spirituelle /.../. Dans cette piété liturgique, une grande place est tenue par la dévotion à la Vierge mère de Dieu et à la Sainte Croix/.../. Les pèlerinages tiennent une grande place dans la dévotion du peuple.« (Mécérian 1965, 148-149) Les Arméniens n'ont jamais cessé de penser qu'ils avaient eu raison de ne pas souscrire aux conclusions du Concile de Chalcédoine, bien qu'il corresponde à leur point de vue, car elles ne constituent pas une proclamation dogmatique, mais une explication du dogme. »Or à aucun moment l'explication d'un fait dogmatique ne peut faire l'objet d'une définition ou la matière d'un dogme. Les explications ne servent qu'à fournir la matière des études /.../. L'autorité de l'Eglise universelle ne peut exercer le rôle d'une faculté scolastique.« (Ormanian 1954, 81) Dans les débuts, les Arméniens étaient, de tous les Chrétiens orientaux, les plus hostiles à l'islam. Ayant été les moins soumis aux Arabes à l'époque de la conquête, ils ont été aussi les plus acerbes à leur égard, par ignorance de leur adversaire, et ont repris les insultes les plus stéréotypées à leur égard, tout en composant avec eux dans la vie courante, à l'occasion. Aussi n'ont-ils pas été d'abord persécutés, si ce n'est pour des questions d'impôt ou de lutte contre le culte des images. C'est au XIe siècle que se font jour les persécutions, suivies d'un certain nombre de conversions à l'islam. L'installation des Turcs durcit encore les oppositions. La participation actuelle au nationalisme arabe ne signifie pas un rapprochement de l'islam (le nationalisme arabe est en grande partie l'œuvre des Arabes chrétiens). Par contre il est vraisemblable que les Arméniens exploitent ainsi l'opposition traditionnelle entre Arabes et Turcs. Si bien que l'Eglise Arménienne se caractérise par une absence quasi totale (à l'exception des tout premiers siècles de son adhésion au christianisme, soit les IVe et Ve siècles) d'effort d'évangélisation. C'est précisément sur cette carence qu'a insisté l'effort missionnaire protestant qui s'est fait sentir depuis le XIXe siècle. 144 Bogoslovni vestnik 76 (2016) • 1 Malgré celui-ci, l'ouverture de l'Eglise Arménienne reste encore actuellement une question théorique pour spécialistes et universitaires. L'éclatement de la communauté arménienne dans le monde entier a, paradoxalement, incité davantage ses membres à renforcer leurs liens qu'à transmettre à autrui leur message. La seule réussite en ce sens est la formation, très tôt, d'une Eglise unie à Rome. Le premier rapprochement des Arméniens avec l'Eglise de Rome est le résultat de l'émigration, au XIe siècle, d'une partie de la population vers le bord Sud du plateau anatolien. Fuyant l'occupation des Turcs Seldjoucides, elle s'installe dans cette région appelée Cilicie, que Byzance conserve encore. Elle va jouer un jeu de bascule pour obtenir son indépendance, mais ce jeu se retournera finalement contre elle. En effet, les Arméniens de Cilicie s'allient, dès la première Croisade, aux Occidentaux, oubliant leurs divergences doctrinales avec eux au profit de leur commune opposition non seulement à l'Islam, mais surtout aux Grecs. Car ce n'est que grâce à l'alliance momentanée avec les Musulmans que la Cilicie obtient son indépendance par rapport à Byzance. Cette alliance toute politique a d'ailleurs choqué la population qui s'est révoltée contre le souverain qui l'avait décidée et l'a massacré en 1174. Aussi, par la suite, le seul appui possible réside-t-il dans les Croisés, puis dans les Mongols, mais seulement jusqu'à l'éviction des uns et des autres de la scène du Moyen-Orient, et la ruine de la Cilicie par les Mamelouks d'Egypte en 1375. Cette brève période est pourtant très riche en conséquences spirituelles et intellectuelles. L'historien N. Iorga a pu appeler la Cilicie »la France d'Arménie«, sans parler de la présence dans ses ports de représentants de toutes les villes actives de Méditerranée occidentale. Alors que l'Arménie orientale se replie sur elle-même, la Cilicie profite à fond de ces contacts. Elle bénéficie aussi du déplacement du centre actif du pays. Le Catholicossat, qui était auparavant itinérant, se rapproche, favorisant de sérieuses tentatives d'union. Au milieu du XIIe siècle, le Concile de Hromkla proclame la doctrine christologique des Grecs (et des Latins) et le Catholicos son attachement à Rome. Si les Grecs n'y prêtent pas d'attention, les Latins savent profiter de l'occasion pour s'implanter. Ils créent même un ordre spécial, les »Frères uniteurs«, branche arménienne des Dominicains; mais ceux-ci vont, en Arménie orientale, jusqu'à des excès qui durcissent l'opposition locale à leur égard, et qui contrecarrent l'action remarquable de leur confrère Barthélémy de Bologne, capable de discuter de théologie en persan, et susciteur de nombreuses traductions. Les Franciscains, par contre, ont beaucoup plus de succès en Cilicie (le roi Hethum II lui-même se fait Franciscain), succès un peu ambigu cependant puisque certains de ces religieux sont des »Spirituels«, adeptes extrêmes de la pauvreté évangélique et condamnés par Rome. Toujours est-il que la prise du siège du Patriarcat par les Musulmans en 1292 entraîne la réunion régulière de synodes qui formulent des professions de foi de plus en plus explicitement catholiques. Il se fait, par ailleurs, un regroupement spontané en Cilicie de lettrés, savants et artistes. Aussi se forme-t-il une scission entre la mentalité traditionnelle et un Marie-Thérèse Urvoy - Aperçu sur les communautés chrétiennes 123 nouvel état d'esprit, qui se juxtapose à la première plutôt qu'il ne cherche à la supprimer. L'élite nouvelle semble penser que le refus d'une véritable théologie n'a été qu'un durcissement a posteriori causé par la pression des puissances environnantes, et elle témoigne d'une véritable soif de renouveau et d'ouverture. Cela se manifeste dans plusieurs domaines. Ainsi en art, dès la seconde moitié du XIIIe siècle, se fait jour une grande attention à l'homme, préfigurant en cela la Renaissance. On voit apparaître, par exemple, le thème religieux de la Vierge allaitant, symbole de tendresse qui tranche sur l'image traditionnelle de la Vierge de majesté. Cela avait d'ailleurs été préparé au siècle précédent par l'œuvre de saint Nersès de Lambron, principal auteur spirituel de la Cilicie. Dans son Panégyrique de l'Assomption de Marie, il insiste sur la tendresse de celle-ci pour Jésus: »Moi qui t'ai porté neuf mois, qui t'ai allaité durant trois années«. En philosophie on doit noter la traduction, vers 1321, de l'œuvre de saint Tomas d'Aquin. En littérature enfin, on constate la formation d'un »moyen Arménien«, différent tant de la langue classique que de la langue moderne (postérieure au XVe siècle), et fortement pénétré d'influences à la fois latines et turques. »Contrai-rement aux classiques qui appartenaient presque tous au clergé, la majorité des auteurs usant du moyen-arménien sont des laïcs. Ils traitent tous des sujets pratiques en rapport avec la vie quotidienne du peuple: médecine, agriculture, législation, commerce, administration de l'Etat, etc.«. Même en Grande Arménie, les ouvrages sont marqués par la langue et la syntaxe latine, les plus farouches adversaires de l'union, eux-mêmes, étudiant les livres occidentaux, peut-être pour mieux les combattre. De sorte que »ce que l'Arménien perdait en pureté et en élégance, il le gagnait en abondance d'idées et en richesse d'exposition« (Thoro-sian 1951, 193; 200-201). Pour comprendre l'échec de cette première tentative d'union, il faut se rappeler qu'elle fut l'œuvre du haut-clergé, des monastères (qui devaient disparaître par la suite) et de la noblesse. Le bas-clergé et le peuple, notamment en Arménie orientale, furent toujours farouchement attachés à l'indépendance. Ce tiraillement aboutit à de véritables imbroglios, comme par exemple lorsque Hetum 1er (12261269) devient souverain de Cilicie à la faveur d'une réaction nationale contre l'influence occidentale, et qu'il marque son règne paradoxalement en concluant définitivement l'alliance avec les Croisés. L'apport intellectuel et spirituel devait néanmoins laisser des traces, malgré l'assoupissement sur ce point des Arméniens sous l'Empire Ottoman. A l'intérieur de celui-ci, l'intelligentsia arménienne a été certainement la plus active, mais son ouverture aux idées modernes a également été contrecarrée de l'intérieur par l'alliance des seigneurs, en perpétuelle rivalité, et des patriarches. Sous l'influence durable de Mekhitar de Sivas (1676-1749) se reforme progressivement une communauté arménienne catholique. Mais l'action de la congrégation qu'il fonde est centrée sur Vienne, et elle est plutôt de l'ordre de l'érudition que celui de la création. Cette tendance nouvelle va toutefois en se renforçant, si bien qu'en 1828 le Sultan abroge toute autorité du Patriarche Œcuménique (Grec) sur les Arméniens 144 Bogoslovni vestnik 76 (2016) • 1 Catholiques, et en 1831 il reconnaît, par édit impérial, comme la tête du millet ainsi constitué un évêque qui en est issu, en même temps qu'il autorise tous les Catholiques, Arméniens, Maronites et Grecs à le considérer comme leur ultime »cour d'appel«, tant dans les affaires spirituelles que dans les affaires temporelles pour lesquelles il est habilité à servir d'intermédiaire avec le Pouvoir. Le résultat actuel de ce nouveau processus est une communauté active mais discrète. Si le poète Byron, chantre passionné des minorités en révolte contre l'Empire Ottoman, a donné quelque publicité au monastère mékhitariste de Venise par le séjour qu'il y fit, on fait peu d'attention aux Arméniens Catholiques d'Orient, malgré leur riche héritage. Rome même a semblé, un temps, privilégier le rapprochement avec les Arméniens traditionnels. 9. Le Protestantisme et la diversité des perspectives Déjà juste après les grands massacres de Chrétiens de 1860, constatant la désintégration de l'Empire Ottoman jusque dans le cœur du Moyen-Orient, le Comte de Paris remarquait: »La désorganisation /.../ est moins étonnante à mon avis que la ténacité avec laquelle certaines institutions subsistent au milieu du plus profond désordre, et puisent de ce désordre même une nouvelle force.« Au premier rang de ces institutions, il plaçait »ce lien puissant qui unit chaque communauté religieuse et en fait presque un Etat dans l'Etat; et cette autorité morale du clergé qui consolide l'autorité administrative et judiciaire«. Prophétiquement, il déclarait qu'»il serait aussi impossible aujourd'hui de les prendre pour bases d'une nouvelle organisation politique, qu'imprudent de les en exclure« (Comte De Paris 1861, 122-124). L'échec du Pacte National libanais, répartissant les fonctions gouvernementales d'après l'importance des communautés religieuses, et en même temps le renforcement de chacune de celles-ci au milieu des troubles face à l'anéantissement du Pouvoir central, confirment cette intuition. Il est en effet très difficile, pour quelqu'un qui n'a pas vécu sur place, de comprendre la nature du lien confessionnel chez les orientaux. Jusqu'au début du XXe siècle les rivalités mesquines entre communautés dominaient en temps ordinaire, mais l'union des Chrétiens se faisaient spontanément en temps de crise parce que c'était le christianisme comme tel qui risquait d'être mis en question. Ce siècle a introduit, sous l'influence européenne, des idéologies nouvelles qui accentuent les divisions entre Chrétiens, voire même en introduit à l'intérieur de chaque communauté. Mais il serait illusoire d'attribuer cette érosion au seul phénomène politique. Elle se faisait déjà jour auparavant sur le plan religieux. L'auteur que nous avons cité constatait, par exemple, que les Catholiques n'étaient pas unanimes: si les Maronites étaient spontanément tournés vers l'Occident, les Melkites, disait-il, »ne sont catholiques qu'à la condition de ne devenir jamais latins«. Le Protestantisme, qui a commencé à œuvrer vers 1830, est un bon révélateur de ces disparités, malgré sa faible implantation. En effet, n'étant pas lui-même unifié, il Marie-Thérèse Urvoy - Aperçu sur les communautés chrétiennes 125 a respecté les diversités des Eglises locales, se modelant en fonction de la nature de chacune. Le Protestantisme introduit donc au Moyen-Orient un paradoxe très instructif: d'une part il est considéré par la grande majorité des autochtones comme un phénomène de secte, ce qui est parfois justifié par le sentiment affiché par ses adeptes orientaux d'être les »vrais Chrétiens«, sentiment propagé par les premiers missionnaires, alors qu'actuellement plusieurs de ceux-ci jouent au contraire la carte de l'œcuménisme; d'autre part le Protestantisme accentue la division, déjà introduite par le Catholicisme, à l'intérieur de chacune des Eglises, dont certaines ont ainsi à la fois une branche originelle, une branche catholique et une branche protestante. Les missions protestantes ont d'abord considéré les anciennes Eglises du Moyen-Orient avec beaucoup de condescendance; selon une revue protestante de l'époque, »ces anciennes Eglises /.../ n'ont presque plus de chrétien que le nom. /.../ Dans ces Eglises l'antique foi [est] étouffée sous le poids des superstitions et des ordonnances humaines. /.../ On s'accorde à reconnaître qu'il y a plus d'avilissement, d'ignorance, d'immoralité chez les Chrétiens que chez les Turcs.« Seuls les Arméniens échappent un peu à cette condamnation. Ils sont considérés comme ayant plus de >moralité<, et les missionnaires notent, de ceux parmi eux qui adoptent le Protestantisme, qu'ils paraissent »sentir vivement la culpabilité du péché, chose très rare dans ces Eglises.« (Feuille religieuse du Canton de Vaud, 26 avril 1840, 258-259; 264) Après les Arméniens, ce sont les Nestoriens qui jouissent du meilleur jugement. Non pour les mêmes raisons: »Les mœurs de ce peuple ont quelque chose de patriarcal qui plait; mais elles offrent aussi des traits d'une rudesse toute païenne«. Il est vrai que c'est la seule communauté que les missionnaires considèrent comme ayant plus de moralité que leurs dominateurs musulmans (»La chasteté, surtout, est parmi les Nestoriens en grande estime«). Mais ce sont surtout des motifs doctrinaux qui jouent ici: »L'Eglise Nestorienne se distingue par sa simplicité et sa pureté de toutes les nombreuses Eglises d'Orient. Elle repousse l'adoration des images; une simple croix suspendue dans chaque maison est fréquemment baisée, mais rien de plus. Du reste, point de confession auriculaire, point de purgatoire, point de sacrifice de la messe, point de célibat des prêtres. Elle met au-dessus de tout la Bible, qu'elle ne possède, il est vrai, que dans l'ancienne langue syriaque, inintelligible au peuple. Aussi les Nestoriens ont-ils pu, à bon droit, être appelés les Protestants de l'Orient.« (24 avril 1842, 227; 228; 233) Par suite, l'opposition aux Chaldéens (Nestoriens ralliés à Rome) a-t-elle été très forte, les événements favorisant très vite ces derniers au détriment des Nestoriens indépendants qui commencent à être décimés par les Kurdes et les Turcs dès 1842. Les Maronites sont restés imperméables au Protestantisme, qui les a d'autant plus sévèrement jugés qu'il avait par contre une certaine audience auprès de la secte islamique marginale des Druzes, lesquels étaient leurs principaux ennemis. Il est intéressant de noter que, de ce fait, les aspects sociopolitiques commencent à faire leur apparition dès la première moitié du XIXe siècle, puisque les Protestants ont envisagé de se répartir la tâche en fonction de leurs structures ecclésiastiques: les Américains presbytériens œuvraient auprès des Druzes à cause des 144 Bogoslovni vestnik 76 (2016) • 1 »circonstances civiles de ceux-ci, l'absence de cérémonies dans leurs habitudes ou leurs rites religieux, la coutume de traiter toutes leurs affaires dans l'assemblée des chefs«, alors que les Eglises Episcopaliennes »conviennent mieux à la plupart des Eglises d'Orient« (17 juillet 1842, 329). Il est très vraisemblable que ce préjugé de »démocratisme« soit à l'origine de la nette faveur des Druzes auprès de l'intelligentsia progressiste européenne, au détriment des Chrétiens dans le récent conflit du Liban. Les Eglises Grecques se sont opposées aussi fermement au Protestantisme que les Eglises Uniates, tandis que l'Eglise Copte restait, de l'aveu de celui-ci, »dans une indifférence complète« (17 juillet 1842, 329). Aussi certains missionnaires anglais ont-ils transporté en Orient la querelle entre haute et basse Eglise. Ils reprochaient à leurs propres évêques de se compromettre en reconnaissant le clergé corrompu des Eglises d'Orient, et vantaient, par opposition, la docilité du peuple quand il n'est pas perverti par celui-ci; ce qui ramène aux considérations sociopolitiques indiquées plus haut. 10. Conclusion Extraordinaire creuset où se sont confrontées, dans les débuts du christianisme, presque toutes les formes de spiritualité que celui-ci amenait avec lui, la Chrétienté du Moyen-Orient n'a pas vu son rôle disparaître entièrement après l'élaboration de la »théologie«. On a cru qu'elle s'était enlisée dans des positions marginales, voire sectaires. En fait, réduite dans ses possibilités par la domination musulmane, mais stimulée par les apports catholiques, voire protestants, elle a gardé cette puissance de découverte qui fut sienne dès le début. Les conflits armés contemporains sont le contexte douloureux de toute gestation. Il serait certes excessif d'attendre l'apparition d'un nouveau IVe siècle, où, après les grandes persécutions de la fin de l'Empire Romain, le Moyen-Orient fournissait la plupart de ses plus grands docteurs à l'Eglise Universelle. Mais il serait juste de voir dans ce qui émerge péniblement le rappel d'une diversité inhérente au message chrétien et la nécessité d'une vision pluraliste. Marie-Thérèse Urvoy - Aperçu sur les communautés chrétiennes 127 Références Bélédian, Krikor. 1994. Les Arméniens. Turnhout: Brepols. Cannuyer, Christian. 1996. Les Coptes. Turnhout: Brepols. Comte De Paris [Louis Philippe D'Orleans]. 1861. Damas et le Liban: extraits du journal d'un voyage en Syrie au printemps de 1860. 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