Dany Amiot, Walter de Mulder, Estelle Moline et Dejan stosic (éds.). Ars Grammatica. Hommages à Nelly Flaux. Bern: Peter Lang. 2011. 430 pp. isBN: 978-3-0343-0691-1 Le titre de ce recueil, publié en hommage à Nelly Flaux, est doublement évocateur : il rappelle, d'un côté, le domaine auquel Nelly Flaux a consacré plus de quarante ans de travail scientifique et universitaire et, de l'autre, le centre de recherche, Grammatica (EA 4521), qu'elle a créé à l'Université d'Arras en 1996. Grammatica est devenu l'un des centres les plus dynamiques de France dont les grands axes de recherche restent la syntaxe, la sémantique et l'analyse du discours. Le nombre de journées d'études ou de colloques organisés et d'ouvrages publiés ou dirigés par les membres du centre n'est que le signe le plus visible de ce dynamisme. Les 24 articles qui composent l'ouvrage reflètent bien la diversité et la richesse thématique et théorique des recherches de N. Flaux. Il ne faut pas oublier que la syntaxe et la sémantique du nom (nom propre, différents types de noms communs) et du groupe nominal (détermination, quantification, pronoms), bien qu'occupant la position « centrale », ne constituaient pas ses seuls domaines de recherche, mais qu'elle s'intéressait également à la pragmatique, à la syntaxique, aux questions de l'aspect, des temps verbaux et à la pertinence de la notion de « manière » en linguistique. Il n'est donc pas surprenant que l'ouvrage soit organisé en trois parties : « Autour du nom et du groupe nominal », « De la syntaxe à la pragmatique » et « Autour du temps, de l'aspect et de la manière ». L'article de Marie-Noël Gary-Prieur, qui ouvre ce recueil, propose une étude du « mot » zéro. Il s'inscrit dans le prolongement des recherches que l'auteur a amorcées déjà en 2004. Zéro, traditionnellement considéré comme un nom, est par certains aspects proche des numéraux, sans en faire partie, ce qui explique qu'il ait pu développer l'emploi en position de déterminant (zéro faute, zéro stress). Si son fonctionnement « originel » semble être bien celui d'un nom propre (emploi sans article, emploi en apposition, emploi en constructions « locatives »), il a développé des emplois propres au nom commun, essentiellement grâce aux mécanismes sémantiques, qui sont à l'origine de nombreux effets de discours. Catherine Schnedecker s'intéresse à une catégorie « paradoxale » qu'elle appelle noms propres « indéfinis » (Monsieur Tout-le-monde, Denise Trucmuche, Monsieur Durand etc.). Tout en ayant, au niveau de la syntaxe et de l'orthographe, l'apparence de noms propres, ces noms se comportent, au niveau sémantique, comme des pronoms indéfinis (quelqu 'un, certain). L'article de Maria Jenchea est la première des quatre contributions du volume rédigées par des collègues roumaines de N. Flaux. L'auteur se penche, dans une perspective contrastive, sur des aspects morphosyntaxiques et sémantiques de quelques adjectifs éva-luatifs roumains (bun, râu, frimos, urât) en emploi nominal et leurs équivalents français. La catégorie des adjectifs intéresse également Louis de Saussure. Il essaie d'établir des contraintes pesant sur la productivité dérivationnelle des adjectifs de couleurs. Si les adjectifs désignant les couleurs focales admettent les dérivés d'approximation (rouge > rougeâtre) ou les dérivés verbaux (rouge > rougir), il n'en est pas de même pour les adjectifs désignant les couleurs non-focales ( ?citronâtre, ?mauvir). L. de Saussure observe que les contraintes qui bloquent ces procédés dérivationnels ne sont pas de nature morphologique, mais plutôt d'ordre cognitif et pragmatique. Dans l'article intitulé « Nommer Dieu, nommer les dieux à Rome», Françoise Toulze-Morisset montre que la différence entre la « nomination » des dieux dans la culture antique (Pline l'Ancien) et la nomination de Dieu dans la culture chrétienne ne peut pas être imputée à la différence entre la pluralité ou l'unicité du divin, mais à une conception radicalement différente de la nature même du divin. Walter de Mulder et Anne Carlier engagent une discussion avec l'analyse de Michel Achard, d'inspiration cognitiviste et langackerienne, qui met en cause la distinction syntaxique entre les structures il est/il arrive et c 'est/ça arrive et, par conséquent, la différence sémantique entre il et ce/ça. Les auteurs montrent qu'il convient de rétablir la distinction entre il impersonnel, référentiellement vide, et ce ou ça dotés d'un sens référentiel. En s'appuyant sur la distinction entre le centre et la périphérie du système linguistique, concepts élaborés par l'École de Prague, et en transposant cette distinction des catégories elles-mêmes aux tendances de l'évolution diachronique, Bernard Combettes étudie la grammaticalisation et le problème de l'homogénéité des indéfinis en français. Les deux derniers articles reviennent à la thématique de l'adjectif. Martine Coene et Liliane Tasmanowski traitent du double marquage de la définitude dans certaines langues balkaniques, notamment en roumain. L'explication qu'elles proposent pour l'emploi de cel en roumain, en distribution complémentaire avec l'accent tonique sur l'adjectif, procédé nettement plus fréquent en langue parlée, n'est pas d'ordre sémantique, mais s'appuie sur la notion de focus. Michele Prandi et Adriana Orlandi dressent un bilan des emplois figurés des adjectifs, insistant sur le rôle que jouent les propriétés grammaticales dans le déclenchement de l'interprétation figurée. La deuxième partie, « De la syntaxe à la pragmatique », regroupe 10 articles. Les deux premiers proposent des études contrastives français-roumain. Eugenia Arjoca-Ieremia analyse quatre cas de figure où l'équivalent roumain du pronom adverbial quantitatif en n'est pas exprimé (par exemple : fr. on en trouve une quarantaine à Marseille ; roum. : La Marsilia 0 gasim vreo patruzeci). Adina Tihu se penche sur les constructions de type adj de N dans lesquelles l'adjectif désigne une couleur (brun de visage, vert de peur, vert de verdure) et les constructions correspondantes en roumain. Andrée Borillo examine les étapes et les conditions syntaxiques et sémantiques de l'évolution du nom côté qui peut en français actuel fonctionner comme une préposition (côté jardin, côté confort, côté finances). Elle avance l'hypothèse d'un processus de grammaticalisation passant par le figement de certaines structures prépositionnelles (du côté de). Cette hypothèse, comme le dit l'auteur, devrait être testée également sur d'autres « noms prépositionnels » (genre, niveau, façon, question etc.) Marleen Van Peteghem se penche sur les conditions de l'interchangeabilité entre tel (que), d'origine adjectivale, et comme, considéré comme un adverbe ou une conjonction, qu'elle analyse comme des proformes indéfinies. L'examen du fonctionnement des prédicats verbaux causatifs de changement psychologique et la comparaison avec le fonctionnement des prédicats physiques ont permis à Danièle Van de Velde d'étendre la notion d'agentivité à tous les types de changements et de mettre en question la notion de « cause ». Injoo Choi-Jonin s'interroge sur la pertinence du concept d'objet interne en français (par exemple, le groupe nominal sa vie dans vivre sa vie). Bien que certains linguistes jugent qu'il n'est pas justifié de distinguer l'objet interne de l'objet du verbe transitif pour les langues accusatives qui ne marquent pas, au niveau morphologique, la différence entre les deux types d'objets, l'auteur attire l'attention sur certaines propriétés syntaxiques que manifestent uniquement les objets internes et qui sont susceptibles d'asssurer la « viabilité » de la distinction. Les articles de Véronique Lagae et de Corina Cilianu-Lascu examinent deux « mots du discours », à propos de et justement. L'analyse des propriétés syntaxiques, sémantiques et discursives du marqueur à propos de en détachement frontal, effectuée par V. Lagae, montre qu'il faut distinguer deux emplois de ce marqueur : si à propos de est suivi d'un groupe nominal (par exemple, à propos de son dernier roman), il fonctionne comme un marqueur discursif, par contre, si à propos de ne s'accompagne pas d'un groupe nominal « plein », mais d'un nom ou d'un infinitif (par exemple, à propos de sport), il est plutôt un marqueur d'enchaînement discursif qui sert à reprendre un élément du contexte gauche et, ensuite, à réorienter le discours. S'appuyant sur un corpus bilingue, parallèle et comparable, d'une centaine d'exemples, C. Cilianu-Lascu étudie, dans une perspective contrastive, l'emploi pragmatique de justement et de ses équivalents roumains en position détachée. L'article de Danielle Leeman et Céline Vaguer se penche sur la différence lexicale et sémantique entre instant et moment qu'on saisit intuitivement, mais qu'il est difficile d'expliciter. Elles défendent l'hypothèse, basée en partie sur l'étymologie, selon laquelle les deux mots s'opposent par la façon dont ils conceptualisent le temps. Georges Kleiber et Marcel Vuillaume relancent le débat sur le paradoxe du répondeur (« the answering machine paradox ») qui a été lancée en 1991 par Alan Sidelle. Après avoir passé en revue les interprétations les plus importantes du problème soulevé par la petite phrase « I am not here now » (Predelli, Corazza, Fish et Gorvett, Voltolini, Stevens), ils concluent provisoirement (?) que l'essentiel du paradoxe réside dans la confusion entre le point de vue interne (de ceux qui participent à la communication) et le point de vue externe (du linguiste omniscient). La dernière partie réunit les contributions qui s'intéressent à la problématique aspectuo-temporelle. Dans un article relativement court, mais très clair et riche, Carl Vetters s'est proposé de répondre à trois questions : Quelle est la fonction des temps verbaux ? Quelle est la nature de leur sens ? et Quels sont les pièges à éviter dans leur étude ? Il insiste sur la complexité des temps verbaux, tant au niveau de leur fonction- nement (citons, entre autres, l'interaction avec le contexte, la présence de valeurs modales et aspectuelles qui se greffent ou s'ajoutent à la valeur temporelle de base) qu'en ce qui concerne leur sens (à la fois conceptuel et procédural). Il plaide pour une analyse « immanente » qui prend en compte tous les aspects de la langue, y compris sa dimension diachronique. Les articles de Co Vet et de Laurent Gosselin traitent de la problématique de l'aspect. L'étude de Co Vet dresse des parallèles intéressants entre le sens des adverbes dits « aspectuels » déjà et (pas) encore et les aspects prospectif et résultatif et analyse les contraintes pesant sur la compatibilité de déjà avec un verbe au passé simple ou au futur simple. L. Gosselin propose un examen critique des deux approches de l'itération, approche dite nominale, qui a recours à la notion de quantification, et approche dite verbale, qui traite l'itération comme une catégorie aspectuelle, et des tentatives de rapprochement entre les deux auxquelles on assiste aujourd'hui. Dans sa conclusion, il met en garde contre un certain nombre de pièges qu'il convient d'éviter. L'article d'Estelle Moline développe une piste suggérée par Nelly Flaux dans l'introduction au numéro thématique de Langages (no175) consacré à l'expression de la manière. E. Moline s'intéresse aux « noms métalinguistiques » (une façon de, une espèce de, un genre de) et notamment à une manière de. Bien que ces constructions, en règle générale, n'imposent pas de contraintes sur le nom ou l'infinitif qui les complètent, elles manifestent clairement certaines préférences quant au choix du complément : par exemple, une manière de et une façon de se construisent essentiellement avec un infinitif, tandis que une sorte de, une espèce de, un genre de choisissent presque exclusivement les noms ; si une manière de et une façon de servent à établir uniquement des catégorisations de nature subjective, une sorte de, une espèce de, un genre de contribuent à établir en outre des catégorisations objectives et même scientifiques. Avec le dernier article du recueil, on « renoue » avec la partie thématique du présent numéro de Linguistica. Dejan Stosic et Dany Amiot proposent d'étudier les verbes déverbaux évaluatifs formés par la suffixation (bavardocher, gratouiller, trembloter) au moyen de la notion de manière qui a été jusqu'alors réservée aux adverbes (en -ment), aux locutions adverbiales (avec attention) ou au sens codé lexicalement (boiter). Ajoutons que l'ouvrage comporte une notice bibliographique et scientifique ainsi que la bibliographie complète de Nelly Flaux. Gregor Perko Université de Ljubljana