Galia Valtchinova INTERROGER L’EVENEMENT Legons bulgares en marge de la guerre du Kosovo* Resume: En interrogeant les reactions bulgares face ä la guerre du Kosovo (1999), I 'auteur montre comment l’evenement vecu ä travers les medias interßre avec des representations identitaires, avec des stereotypes culturels et politiques profondement ancres dans les mentalites, pour donner lieu a des lectures alternatives. Faisant recours ä des notions forgeespar des anthropologues (‘intimite culturelle'), le travail ethnographique ä l ‘appui, onpeut mieux rendre compte des aspects peu visibles qui determinent d’amples reactions publiques dans les pays du Sud-Est europeen. Mots des: Balkans, Bulgarie, Kosovo/a, guerre/s/, medias, socialisme Povzetek: Avtorica ob pregledovanju bolgarskih reakcij na vojno na Kosovu (1999) pokaže, kako je dogodek, ki so ga doživljali skozi medije, interferiralz identitetnimi reprezentacijami, s kulturnimi in političnimi stereotipi, ki so globoko zasidrani v mentalitetah, in omogočil alternativna branja. Ob uporabi pojmov, ki so jih skovali antropologi (‘kulturna intimnost ’) in opiraje se na etnografsko delo, lahko bolje upoštevamo malo vidne aspekte, ki determinirajo razsežne javne reakcije v deželah evropskega jugovzhoda. Ključne besede: Balkan, Bolgarija, Kosovo, vojna/-e, mediji, socializem Un evenement prend sens grace ä un travail complexe de construction du sens. II fait fusionner ou juxtaposer present et passe, savoir positif et sediments de representations, vecu et projet, valeurs ‘etemelles’ et enjeux politiques du moment, dans un alliage entre le fait et les interpretations qu’en donnent les acteurs sociaux. Le vrai poids de cet axiome apparatt lorsqu’il est applique ä un evenement historique: on est alors confronte ä des [rejnegociations du sens dans la mesure oü l’evenement« vit» dans les traces qu’il a laissees sur des milliers de destins particuliers, tout en affectant les vies des acteurs du temps present. Elle rejaillit avec la multiplication, recente, des evenements de media dont la construction frise la manipulation1. Le present article s’appuie sur une recherche produite grace ä une bourse du Mecenat Seita/Altadis sur le theme general: La violence: realites, obsession, fantasmes (1999-2000). L’article etant redige, pour l’essentiel, au printemps de 2001, certaines informations peuvent etre datees. Les avis exprimes n’engagent ni l’organisme dispensateur de la bourse, ni la revue Monitor ISH. 1 Je m’inspire ici d’une litterature anglophone dejä bien riche sur les media events, entre autres de D. Dayan, E. Katz, Media Events : The Live Broadcasting of History. Cambridge, MA : Harvard Suspendu entre actualite et histoire immediate, le conflit du Kosovo du 24 mars au 10 juin 1999 represente Pevenement exemplaire de ce point de vue. Des son premier jour, et avant meme le debut de cette guerre annoncee, plusieurs strategies de construction de son sens se sont confrontees, la plupart obeissant ä la logique du positionnement pour ou contre chacun de ses protagonistes2. Les ‘faits bruts’ - ä supposer que le fait brut existe tel quel3 - ont ete immediatement captes et disposes dans des schemes interpretatifs ayant des orientations fort differentes qui ont mobilise ad hoc, dans et pour la production du sens, le passe proche et l’histoire reculee, le vu ou l’entendu vehicules par voie mediatique et la voix analytique4, la memoire vivante et celle rituellement institutionnalisee. L’intervention militaire de l’OTAN se presente, dans cette optique, comme une scene oil la production de sens s’est jouee devant tous dans la confrontation entre precedes de justification varies, allant du choix pour la democratie, en passant par le “devoir de memoire”, jusqu’ä la “guerre humanitaire”5. Cette fievre des interpretations releve, entre autres, d’une difficulty fondamentale de donner du sens ä un evenement oü se melent intimement histoire, memoire du vecu, politique. Autrement dit, et en reprenant une suggestion du dernier livre de Tzvetan Todorov, 1’interpretation et la justification donnees ä la guerre du Kosovo interferent de fagon complexe avec le vecu individuel, des choix culturels profondement ancres et les adhesions politiques declarees6 pour produire des reactions imprevisibles meme dans l’atmosphere d’un controle mediatique de l’evenement. En France, le travail sur le sens de cet evenement a inaintes fois pris failure d’une interrogation sur la verite des faits rapportes, du vu et de Veer it, produisant le debat sur le role des media University Press; Tim Allen, Jean Seaton, The Media of Conflict: War Reporting and Representations of Ethnic Violence. London and New York: Zed Books, 1999, et Mark Thompson, Forging War: The Media in Serbia, Croatia, Bosnia and Hercegovina. Luton: University of Luton Press, 1999. 2 Concevoir l’evenement comme ‘le conflit du Kosovo’ ou comme ‘des operations militaires en Yougoslavie’ implique un contenu different ä donner au terme de protagoniste ; dans le deuxieme cas, il est applique aux forces internationales. Ici, cette designation est limitee aux deux parties balkaniques du conflit (cf. FatosLubonja, “Neocolonialismeetresponsabilite”, Transeuropeennes 17 (hiver 1999- 2000), pp. 53-57 (specialement 54-55). 3 Le point est fait par Tim Allen, Jean Seaton, Introduction, in : The Media ofConflic, pp. 1-5. 4 A noter qu’avec l’importance que prend le travail des journalistes « couvrant» cette guerre, le temoignage direct (l’image, le recit/interview) et I’analyse - generalement projetee sur une toile de fond historique rapidement brossee, sortent le plus souvent sous la meme plume. Ainsi le travail de l’historien se trouve entame dejä ä la « phase d’autopsie »- au sens herodoteen du terme autopsia (cf. Fr. Hartog, “Le temoin et Phistorien”, Divinatio 13 (Spring-Summer 2001), pp. 35-54. Pour un autre usage du terme dans cette perspective v. Timothy Garton Ash, “Le Kosovo en valait-il la peine?”, Le Debat 114 (mars-avril 2001), p. 55. 5 Les analyses des justifications differentes donnees ä 1’intervention militaire, et plus generalement sur le besoin d’une justification ä donner, appartiennent aux opposants de l’intervention : v. entre autres Noam Chomsky, Le nouvel humanisme militaire. Lemons du Kosovo. Paris, Cahiers libres/ Editions Page deux, 2000 ; Tz. Todorov, Memoire du mal. Tentation du bien. Enquete sur le siede. R. Laffont, 2000 (v. en particulier chapitres 5 et 6). 6 Tz. Todorov, Op. cit., p. 258. que Ton connait7. Des tensions analogues ont alimente des debats dans les autres pays de 1’Europe, faisant ou non partie de la Communaute Europeenne8 et ä plus forte raison dans ceux qui partagent la geographie politique et les caracteristiques socioculturelles des protagonistes du drame: les pays des Balkans. Mis ä part l’Albanie qui fut concemee d’une fa?on particuliere par la crise du Kosovo, les societes balkaniques se sont trouvees fort divisees dans leur attitude vis-ä-vis de l’intervention militaire. D’une fa?on generale, les elites politiques ont adhere ä Faction de la communaute internationale, se demarquant plus ou moins energiquement des larges couches de la population qui manifesterent leur disapprobation de ce qui etait per9u comme une guerre menee par l’OTAN pour les Kosovars9. Dans l’ensemble, les reactions des pays les plus proches du foyer du conflit n’ont re