Jacques Rancière Onze thèses sur la politique Thèse 1. La politique n'est pas l'exercice du pouvoir. La politique doit être définie par elle-même, comme un mode d'agir spécifique mis en acte par un sujet propre et relevant d'une rationalité propre. C'est la relation politique qui permet de penser le sujet politique et non l'inverse. On fait d 'emblée l 'économie de la politique si on l'identifie avec la pra t ique du pouvoir et la lutte pour sa possession. Mais on fait aussi l 'économie de sa pensée, si on la conçoit comme une théorie du pouvoir ou une recherche du fondement de sa légitimité. Si la politique est quelque chose de spéc i f iqu et pas s implement un mode d ' agrégat ion plus considérable ou u n e fo rme de pouvoir distinguée par son mode de légitimation, c'est qu'elle concerne un sujet qui lui est propre et qu'elle le concerne sous la forme d 'un mode de relation qui lui est propre et qu'elle le concerne sous la forme d 'une mode de relation qui lui est propre. C'est bien ce que dit Aristote lorsque, au livre I de la Politique, il distingue le commandement politique de tous les autres, comme commandement sur des égaux ou bien lorsqu'il définit au livre 111 le citoyen comme celui qui "a par t au fait de commander et à celui d 'être commandé". Le tout de la politique est dans cette relation spécifique, cet avoir-part qu'il faut interroger sur son sens et sur ses conditions de possibilité. Seulement, cette relation s'offre à deux interprétations radicalement opposées qui définissent deux points de vue antagoniques sur le "propre" du politique. La première interprétation est celle qui s'exprime dans les propositions aujourd 'hui répandues sur le "retour" de la politique. On a vu fleurir, ces dernières années, dans le cadre du consensus étatique, des affirmations proclamant la fin de l'illusion du social et le retour à une politique pure. Ces affirmations s'appuient généralement sur une lecture des mêmes textes aristotéliciens, vus à travers les interprétations de Léo Strauss et de Hannah Arendt. Ces lectures identifient généralement l'ordre politique "propre" à celui du "eu zen" opposé au zen, conçu comme ordre de la simple vie. A partir de là, la frontière du domestique et du politique devient celle du social et du politique. Et à l'idéal de la cité définie par son bien propre on oppose la triste réalité de la démocratie moderne comme Filozofski vestnik, XVIII (2/1997), pp. 91-106. 91 Jacques Rancière règne des masses et des besoins. Dans la pratique, cette célébration de la politique pure remet aux oligarchies gouvernementales, éclairées par leurs experts, la vertu du bien politique. C'est à dire que la prétendue purification du politique, libéré de la nécessité domestique et sociale, revient à la pure et simple réduction du politique à l'étatique. Derrière la bouffonnerie présente des "retours" de la politique ou de la philosophie politique, il faut reconnaître le cercle vicieux fondamental qui caractérise la philosophie politique. Ce cercle vicieux réside dans l'interprétation du rapport entre la relation politique et le sujet politique. Il consiste à poser un mode de vie propre à l'existence politique. La relation politique se déduit alors des propriétés de ce monde vécu spécifique. On l'explique par l'existence d 'un personnage qui a le bien ou l'universalité comme comme élément spécifique, opposé au monde privé ou domestique des besoins ou des intérêts. On explique, en bref, la poli t ique comme l'accomplissement d 'un mode de vie propre à ceux qui lui sont destinés. On pose comme fondement de la politique ce partage qui est en fait son objet. Le propre de la politique est ainsi perdu d ' emblée si on la pense comme un monde vécu spécifique. La politique ne peut se définir par aucun sujet qui lui préexisterait. C'est dans la forme de sa relation que doit être cherchée la "différence" politique qui permet de penser son sujet. Si l 'on reprend la définition aristotélicienne du citoyen, il y a un nom de sujet (polîtes) qui se définit par un avoir-part (metexis) à un mode d'agir (celui de Yarkheïn) et au pâtir qui correspond à cet agir (Y arkhesthai). S'il y a un propre de la politique, il se tient tout entier dans cette relation qui n 'est pas une relation entre des sujets, mais une relation entre deux termes contradictoires par laquelle se définit un sujet. La politique s'évanouit dès que l 'on défait ce noeud d 'un sujet et d 'une relation. C'est ce qui se passe dans toutes les fictions, spéculatives ou empiristes, qui cherchent l 'origine de la relation poli t ique dans les propr ié tés de ses sujets et les cond i t ions de leur rassemblement. La question traditionnelle "Pour quelle raison les hommes s'assemblent-ils en communautés politiques?" est toujours déjà une réponse, et une réponse qui fait disparaître l 'objet qu'elle prétend expliquer ou fonder, soit la forme de l'avoir-part politique, laquelle disparaît alors dans le jeu des éléments ou des atomes de sociabilité. 92 Onze thèses sur la politique Thèse 2. Le propre de la politique est l'existence d'un sujet défini par sa participation à des contraires. La politique est un type d'action paradoxal. Les formules selon laquelle la politique est le commandement sur des égaux et le citoyen celui qui a part au fait de commander et à celui d'être commandé énoncent un paradoxe qui doit être pensé dans sa rigueur. Il faut donc écarter les représentations banales sur la réciprocité des devoirs et des droits, appar tenan t à la doxa des systèmes parlementaires, pour entendre ce que la formule aristotélicienne dit d'inouï. Elle nous parle d 'un être qui, en même temps, est l 'agent d 'une action et la matière sur laquelle s'exerce cette action. Elle contredit la logique normale de l'agir qui veut qu 'un agent doué d 'une capacité spécifique produise un effet sur une matière ou un objet, possédant l 'aptitude spécifique à recevoir cet effet et à rien d'autre. C'est un prob lème q u ' o n ne résout aucunement par la classique opposition de deux modes de l'agir, la poiesis, régie par le modèle de la fabrication qui donne forme à une matière et la praxis, soustrayant à ce rappor t l ' inter-être des hommes voués à la politique. On sait que cette opposition, relayant celle du zen et de 1' eu zen, soutient une certaine idée de la pureté politique. Ainsi, chez Hannah Arendt, l 'ordre de la praxis est celui des égaux dans la puissance de Y arkheïn, conçue comme puissance de commencer. "Le mot arkheïn, écrit-elle dans Qu'est-ce que la politique'?, veut dire commencer et commander, donc être libre". Un vertigineux raccourci permet ainsi, une fois seulement définis un mode et un monde propre de l'agir, de poser une série d'équations entre commencer, commander, être libre et vivre dans une cité ("Etre libre et vivre dans une polis est la même chose", dit encore ce texte). La série d'équations trouve son équivalent dans le mouvement qui engendre l'égalité citoyenne à partir de la communauté des héros homériques, égaux dans leur participation à la puissance de 1 ' arkhè. Contre cette idylle homérique, le premier témoin est Homère lui- m ê m e . C o n t r e Thers i t e , le bavard, celui qui est habi le à la paro le d'assemblée, alors même qu'il n 'a aucun titre parler, Ulysse rappelle que l 'armée des Achéens a un chef et un seul, Agamemnon. Il nous rappelle ainsi ce que veut dire arkheïn: marcher en tête. Et s'il y en a un qui marche en tête, nécessairement les autres marchent derrière. Entre la puissance de Y arkheïn, la liberté et la polis, la ligne n'est pas droite mais brisée. Il suffit, pour s'en convaincre, de voir la manière dont Aristote compose sa cité avec trois classes, détentrices chacune d 'un "titre" particulier: la vertu pour les aristoï, la richesse pour les oligoï et la liberté pour le démos. Dans ce partage, 93 Jacques Rancière la "liberté" apparaît corne la part paradoxale de ce démos dont le héros homérique nous disait précisément qu'il n'avait qu 'une chose à faire: se taire et courber l'échiné. En bref, l'opposition de la praxis et de la poiesis ne résout en rien le paradoxe de la définition du politès. En matière d'arkhè, plus qu ' en toute autre, la logique normale veut qu'il y ait une disposition particulière à agir qui s'exerce sur une disposition spécifique à pâtir. La logique de Yarkhè suppose ainsi une supériorité déterminée qui s'exerce sur une infériorité déterminée. Pour qu'il y ait un sujet de la politique, et donc de la politique, il faut qu'il y ait rupture de cette logique. Thèse 3. La politique est une rupture spécifique de la logique de l'arkhè. Elle ne suppose pas en effet simplement la rupture de la distribution "normale " des positions entre celui qui exerce une puissance et celui qui la subit, mais une rupture dans l'idée des dispositions qui rendent "propre" à ces positions. Au 111° livre des Lois (690 e) , Platon se livre à un r ecensemen t systématique des titres (axiomata) à gouverner et de titres corrélatifs à être gouverné. Sur les sept qu'il retient, quatre sont des titres traditionnels d'autorité, fondés sur une différence de nature qui est une différence dans la naissance. Ont titre à commander ceux qui sont nés avant ou autrement. Ainsi se fonde le pouvoir des parents sur les enfants, des vieux sur les jeunes, des maîtres sur les esclaves et des nobles sur les vilains. Le cinquième titre se présente lui comme le principe des principes, résumant toutes les différences de nature. C'est le pouvoir de la nature supérieure, des plus forts sur les plus faibles, pouvoir qui a malheureusement l ' inconvénient, longuement argumenté par le Gorgias, d 'être strictement indéterminable. Le sixième titre donne la seule différence qui vaille aux yeux de Platon, le pouvoir de ceux qui savent sur ceux qui ne savent pas. Il y a ainsi quatre couples de titres traditionnels, et deux couples théoriques qui prétendent à leur relève: la supériorité de nature et le commandement de la science. La liste devrait s'arrêter là. Il y a pourtant un septième titre. C'est le "choix du dieu", autrement dit l'usage du tirage au sort pour désigner celui à qui revient l'exercice de l'arkhè. Platon ne s'étend pas. Mais, clairement, ce choix, ironiquement dit du dieu, désigne le régime dont il nous dit ailleurs qu 'un dieu seul peut le sauver, la démocratie. Ce qui caractérise la démocratie, c'est le tirage au sort, l'absence de titre à gouverner. C'est l 'état d'exception dans lequel ne fonctionne aucun couple d'opposés, aucun principe de répartition des rôles. "Avoir part au fait de comander et d 'être commandé" est alors toute autre chose qu'une affaire de réciprocité. C'est au contraire 94 Onze thèses sur la politique l 'absence de réciprocité qui constitue l'essence exceptionnelle de cette relation. Et cette absence de réciprocité repose sur le paradoxe d 'un titre qui est absence de titre. La démocratie est la situation spécifique où c'est l ' absence de t i tre qui d o n n e titre à l 'exercice de Yarkhè. Elle est le commencement sans commencement , le commandement de ce qui ne commande pas. Ce qui est ruiné par là c'est le propre de Y arkhè, son redoublement, qui fait qu'elle se précède toujours elle-même, dans un cercle de la disposition et de son exercice. Mais cette situation d'exception est identique à la condition même d 'une spécificité de la politique en général. Thèse 4. La démocratie n'est pas un régime politique. Elle est, en tant que rupture de la logique de l'arkhè, c'est-à-dire de l'anticipation du commandement dans sa disposition, le régime même de la politique comme forme de relation définissant un sujet spécifique. Ce qui rend possible la metexis propre à la politique, c'est la rupture de toutes les logiques de la distribution des parts dans l'exercice de Y arkhè. La "liberté" du peuple qui constitue Y axiome de la démocratie a pour contenu réel la rupture de l'axiomatique de la domination, c'est-à-dire de la corrélat ion ent re une capacité à commander et une capacité à être commandé. Le citoyen qui a part "au fait de commander et à celui d'être commandé" n'est pensable qu 'à partir du démos comme figure de rupture de la correspondance entre des capacités corrélées. La démocratie n'est donc aucunement un régime politique, au sens de constitution particulière parmi les d i f fé ren tes maniè res d 'assembler des hommes sous une autori té commune. La démocratie est l'institution même de la politique, l'institution de son sujet et de sa forme de relation. Démocratie, on le sait, est un terme inventé par les adversaires de la chose: tous ceux qui ont un "titre" à gouverner: ancienneté, naissance, r ichesse , ver tu , savoir. Sous ce te rme de dér is ion, ils é n o n c e n t ce renversement inouï de l 'ordre des choses: le "pouvoir du démos", c'est le fait que commandent spécifiquement ceux qui ont pour seule spécificité commune le fait de n'avoir aucun titre à gouverner. Avant d'être le nom de la communauté , démos est le nom d 'une partie de la communauté: les pauvres . Mais p r é c i s é m e n t "les pauvres" ne désigne pas la par t ie économiquement défavorisée de la population. Cela désigne simplement les gens qui ne comptent pas, ceux qui n'ont pas de titre à exercer la puissance de Y arkhè, pas de titre à être comptés. C'est très précisément ce que nous dit Homère dans l 'épisode de Thersite déjà évoqué. Ulysse donne des coups de sceptre sur le dos de ceux 95 Jacques Rancière qui veulent parler, alors qu'ils sont du démos-, alors qu'ils appart iennent à la collection indifférence de ceux qui sont hors-compte (enariqmioi). Ceci n'est pas une déduction mais une définition. Est du démos, celui qui est hors compte, celui qui n ' a pas de parole à faire en tendre . Un passage re- marquable du chant XII illustre ce point. Polydamas s'y plaint de ce que son avis ait été tenu pour nul par Hector. Avec toi, dit-il, "on n 'a pas le droit du parler quand on est du démos'. Or Polydamas n'est pas un vilain comme Thersite, c'est un frère d'Hector. Démos ne désigne pas une catégorie sociale inférieure. Est du démos celui qui parle alors qu'il n ' a pas à parler, celui qui prend part à ce à quoi il n 'a pas de part. Thèse 5. Le peuple qui est le sujet de la démocratie, donc le sujet matriciel de la politique, n 'est pas la collection des membres de la communauté ou la classe laborieuse de la population. Il est la partie supplémentaire par rapport à tout compte des parties de la population qui permet d'identifier au tout de la communauté le compte des incomptés. Le peuple (démos) existe seulement comme rupture de la logique de l'arkhè, rupture de la logique du commencement /commandement . Il ne saurait s'identifier ni à la race de ceux qui se reconnaissent au fait qu'ils ont même commencement, même naissance, ni à une partie ou à la somme des parties de la population. Peuple est le supplément qui disjoint la population d'elle-même, en suspendant les logiques de la domination légitime. Cette disjonction s'illustre particulièrement dans la réforme essentielle qui donne à la démocratie athénienne son lieu, celle qu 'opère Clisthéne en recom- posant la distribution des dèmes sur le territoire de la cité. En constituant chaque tribu par adjonction de trois circonscriptions séparées - une de la ville, une de la côte et une de l'arrière-pays -, Clisthéne cassait le principe archique qui tenai t les tribus sous le pouvoir de chef fe r i e s locales d'aristocrates dont le pouvoir, légitimé par la naissance légendaire, avait de plus en plus pour contenu réel la puissance économique des propriétaires fonciers. Le peuple est, en somme, un artifice qui vient se mettre en travers de la logique qui donne le principe de la richesse pour héritier du principe de la naissance. Il est un supplément abstrait par rapport à tout compte effectif des parties de la population, de leurs titres à prendre part à la communauté et des parts de commun qui leur reviennent en fonction de ces titres. Le "peuple" est l'existence supplémentaire qui inscrit le compte des incomptés ou la part des sans-part. On ne prendra pas ces expressions en un sens populiste mais en un sens structural. Ce n'est pas la populace laborieuse et souffrante qui vient occuper le terrain de l'agir politique et 96 Onze thèses sur la politique identifier son nom à celui de la communauté. Ce qui est identifié par la démocratie avec le tout de la communauté, c'est une partie vide, supplé- mentaire, qui sépare la communauté de la somme des parties du corps social. Identifier ce vide au trop-plein de la populace, des masses, etc...est le tour constant de la critique disqualifiante de la démocratie. Mais avec la disquali- fication de la démocratie, c'est la spécificité de la politique elle-même qui s'évanouit. Thèse 6. L'essence de la politique est l'action de sujets supplémentaires qui s'inscrivent en surplus par rapport à tout compte des parties d'une société. La duplicité du peuple et le rapport de cette duplicité à un vide et à un trop-plein sont des constantes de l'interprétation moderne de la démocratie. Ainsi la tradition républicaine moderne insiste-t-elle volontiers sur la distance entre la figure principielle du peuple comme sujet de la souveraineté et la triste réalité du peuple comme monde des intérêts et des besoins, de la faim et de l 'ignorance. Plus récemment les bilans des catastrophes du XXè siècle ont mis en cause le trouble originaire qui lie l'inscription du sujet "peuple" à l ' e f f o n d r e m e n t de la f igure symbolique du "double corps du roi". L'interprétation de Claude Lefort lie le vide central de la démocratie à la désincorporat ion de ce double corps - humain et divin. La démocratie commencerait avec le meurtre du roi, c'est-à-dire avec un effondrement du symbolique, producteur d ' un social désincorporé. Et ce lien originaire équivaudrait à une tentation originaire de reconstitution imaginaire d 'un corps glorieux du peuple, héritier de la transcendance du corps immortel du roi et principe de tous les totalitarismes. A ces analyses, on opposera que le double corps du peuple n'est pas une conséquence moderne d 'un sacrifice du corps souverain mais une donnnée constitutive de la politique. C'est d 'abord le peuple, et non le roi, qui a un double corps. Et cette dualité n'est rien d 'autre que le supplément vide par lequel la politique existe, en supplément à tout compte social et en exception à toutes les logiques de la domination. Le septième titre est, dit Platon, la "part du dieu". On tiendra que cette part du dieu - ce titre de ce qui est sans titre - contient en elle tout ce que la politique a de "théologique". L'insistance contemporaine sur le thème du "théologico-politique" dissout la question de la politique dans celle du pouvoir et de la situation originaire qui le fonde. Elle double la fiction libérale du contrat par la représentation d 'un sacrifice originaire. Ce qui veut dire aussi qu'elle à supplémente les logiques vulgaires du consensus par une grande dramaturgie du meurtre fondateur et de l'abîme originaire 97 Jacques Rancière de la démocratie. Mais la division de Yarkhè qui fonde la politique avec la démocratie n'est pas un sacrifice fondateur. Elle est une neutralisation de tout corps sacrificiel. Cette neutralisation pourrait trouver sa fable exacte dans la fin à'Oedipe à Colonne: c'est au prix de la disparition du corps sacrificiel, au prix de ne pas chercher le corps d 'Oedipe, que la démocratie athénienne reçoit le bienfait de sa sépulture. Vouloir déterrer le cadavre, ce n'est pas seulement associer la forme démocratique à un scénario de péché ou de malédiction originels. C'est, plus radicalement ramener la logique de la politique à la question de la scène originaire du pouvoir, c'est- à-dire ramener le politique à l'étatique. La dramaturgie de la catastrophe symbolique originaire, en interprétant la partie vide dans les termes de la psychose, transforme l'exception politique en symptôme sacrificiel de la démocratie. Elle subsume sous un des innombrables succédanés de la faute ou du meurtre originaire le litige propre à la politique. Thèse 7. Si la politique est le tracé d'une différence évanouissante avec la distribution des parties et des parts sociales, il en résulte que son existence n 'est en rien nécessaire mais qu'elle advient comme un accident toujours provisoire dans l'histoire des formes de la domination. Il en résulte aussi que le litige politique a pour objet essentiel l'existence même de la politique. La politique n 'est aucunement une réalité qui se dédui ra i t des nécessités su rassemblement des hommes en communauté. Elle est une exception aux principes selon lesquels s'opère ce rassemblement. L'ordre "normal" des choses est que les communautés humaines se rassemblent sous le commandement de ceux qui ont des titres à commander, titres prouvés par le fait même qu'ils commandent. Les différents titres à gouverner se ramènent en définitive à deux grands titres. Le premier renvoie la société à l'ordre de la filiation, humaine et divine. C'est le pouvoir de la naissance. Le second renvoie la société au principe vital de ses activités. C'est le pouvoir de la richesse. L'évolution "normale" des sociétés, c'est le passage du gouvernement de la naissance au gouvernement de la richesse. La politique existe comme déviation par rapport à cette évolution normale des choses. C'est cette anomalie qui s'exprime dans la nature des sujets politiques qui ne sont pas des groupes sociaux mais des formes d'inscription du compte des incomptés. Il y a de la politique pour autant que le peuple n'est pas la race ou la popula t ion, que les pauvres ne sont pas la par t ie défavorisée de la population, les prolétaires pas le groupe des travailleurs d'industrie, etc... mais qu'ils sont des sujets inscrivant, en supplément de tout compte des 98 Onze thèses sur la politique parties de la société, une figure spécifique du compte des incomptés ou de la pa r t des sans part . Que cette part existe, c'est l ' enjeu même de la politique. Et c'est l 'objet du litige politique. Le conflit politique n'oppose pas des groupes ayant des intérêts différents. Il oppose des logiques qui comptent différemment les parties et les parts de la communauté. Le combat des "riches" et des "pauvres" est le combat sur la possibilité même que ces mots se dédoublent, qu'ils instituent les catégories d 'un autre compte de la communauté. Le litige politique porte sur l'existence litigieuse du propre de la pol i t ique avec son découpage des parties et des espaces de la communauté. Il y a deux manières de compter les parties de la communauté. La première ne compte que des parties réelles, des groupes effectifs définis par les différences dans la naissance, les fonctions, les places et les intérêts qui constituent le corps social, à l'exclusion de tout supplément. La seconde compte "en plus" une part des sans-part. On appellera la première police, la seconde politique. Thèse 8. La politique s'oppose spécifiquement à la police. La police est un partage du sensible dont le principe est l'absence de vide et de supplément. La police n ' e s t pas u n e fonct ion sociale mais une const i tut ion symbolique du social. L'essence de la police n'est pas la répression, pas même le contrôle sur le vivant. Son essence est un certain partage du sensible. On appellera partage du sensible la loi généralement implicite qui définit les formes de l'avoir-part en définissant d 'abod les modes perceptifs dans lesquels ils s'inscrivent. Le partage du sensible est la découpe du monde et de monde, le nemeïn sur laquelle se fondent les nomoï de la communauté. Ce partage est à entendre au double sens du mot: ce qui sépare et exclut d 'un côté, ce qui fait participer, de l'autre. Un partage du sensible, c'est la manière dont se détermine dans le sensible le rapport entre un commun partagé et la répartition de parts exclusives. Cette répartition qui anticipe, de son évidence sensible, la répartitition des parts et des parties présuppose elle-même un partage de ce qui est visible et de ce qui ne l'est pas, de ce qui s 'entend et de ce qui ne s 'entend pas. L'essence de la police est d'être un partage du sensible caractérisé par l 'absence de vide et de supplément: la société y consiste en groupes voués à des modes de faire spécifiques, en places où ces occupations s'exercent, en modes d 'être correspondant à ces occupations et à ces places. Dans cette adéquation des fonctions, des places et des manières d'être, il n'y a pas de place pour aucun vide. C'est cette exclusion de ce qu"'il n'y a pas" qui est le principe policier au coeur de la pratique étatique. L'essence de la politique 99 Jacques Rancière est de perturber cet arrangement en le supplémentant d 'une part des sans- part identifiée au tout même de la communauté. Le litige politique est celui qui fait exister la politique en la séparant de la police qui constamment la fait disparaître, soit en la niant purement et simplement soit en identifiant sa logique à la sienne propre. La politique est d 'abord une intervention sur le visible et l 'énonçable. Thèse 9. Le travail essentiel de la politique est la configuration de son propre espace. Il est de faire voir le monde de ses sujets et de ses opérations. L'essence de la politique est la manifestation du dissensus, comme présence de deux mondes en un seul. Partons d 'une donnée empir ique: l ' in tervent ion policière dans l'espace public ne consiste pas d 'abord à interpeller les manifestants mais à disperser les manifestations. La police n'est pas la loi qui interpelle l'individu (le " hé! vous, là-bas" d'Althusser), sauf à la confondre avec la sujétion religieuse. Elle est d'abord le rappel à l'évidence de ce qu'il y a, ou plutôt qu'il n'y a pas: "Circulez! il n'y a rien à voir ". La police dit qu'il n'y a rien à voir sur une chaussée, rien à faire qu 'à y circuler. Elle dit que l'espace de la circulation n'est que l'espace de la circulation. La politique consiste à transformer cet espace de circulation en espace de manifestation d 'un sujet: le peuple, les travailleurs, les citoyens,etc.., sujet dont la consistance n'est rien d'autre que sa capacité de se manifester et de manifester par là-même une autre configuration du commun. Elle consiste à refigurer l'espace, ce qu'il y à y faire, à y voir, à y nommer. Elle est le litige institué sur le partage du sensible, sur ce nemeïn qui fonde tout nomos communautaire. Ce partage qui constitue la politique n 'est jamais donné sous la forme du lot, de la propriété qui destine ou oblige à la politique. Ces propriétés sont précisément litigieuses, dans leur compréhension comme dans leur extension. Il en va exemplairement ainsi pour ces propriétés qui définissent chez Aristote la capacité politique ou la destination à une "vie selon le bien" séparée de la simple vie. Rien de plus clair, en apparence, que la déduction tirée au livre I de la Politique du semeïon que constitue le privilège humain du logos, propre à manifester une communauté dans Y aisthesis du juste et de l'injuste, et la phone, seulement propre à exprimer les sensations du plaisir et du déplaisir subis. Qui est en présence d 'un animal possédant le langage articulé et son pouvoir de manifestation sait qu'il a affaire avec un animal humain, donc politique. La seule difficulté pratique est de savoir à quel signe on reconnaît le signe, comment on s'assure que l'animal humain qui fait du bruit devant vous avec sa bouche articule bien un discours, au lieu d'exprimer seulement un état. Celui que l 'on ne veut pas connaître comme 100 Onze thèses sur la politique être politique, on commence par ne pas le voir comme porteur des signes de la politicité, par ne pas comprendre ce qu'il dit, par ne pas entendre que c'est un discours qui sort de sa bouche. Et il en va de même pour l 'opposition, si aisément invoquée, de l'obscure vie domestique et privée et de la lumineuse vie publique des égaux. Pour refuser à une catégorie, par exemple les travailleurs ou les femmes, la qualité de sujets politiques, il a suffi tradit ionnellement de constater qu'ils appartenaient à un espace "domestique", à un espace séparé de la vie publique et d 'où ne pouvaient sortir que des gémissements ou des cris exprimant souffrance, faim ou colère, mais pas de discours manifestant une aisthesis commune. Et la politique de ces catégories a toujours consisté à requalifier ces espaces, à y faire voir le lieu d 'une communauté, fût-ce celle du simple litige, à se faire voir et entendre comme êtres parlants, participants à une aisthesis commune. Elle a consisté faire voir ce qui ne se voyait pas, entendre comme de la parole ce qui n'était audible que comme du bruit, manifester comme sentiment d ' u n bien et d ' u n mal communs ce qui ne se présentait que comme expression de plaisir ou de douleur particuliers. L'essence de la poli t ique est le dissensus. Le dissensus n 'est pas la confrontation des intérêts ou des opinions. Il est la manifestation d 'un écart du sensible à lui-même. La manifestation politique fait voir ce qui n'avait pas de raisons d 'être vu, elle loge un monde dans un autre, par exemple le monde où l'usine est un lieu public dans celui où elle est un lieu privé, le monde où les travailleurs parlent et parlent de la communauté dans celui où ils crient pour exprimer leur seule douleur. C'est la raison pour laquelle la politique ne peut s'identifier au modèle de l'action communicationnelle. Ce modèle présuppose les partenaires déjà constitués comme tels et les formes discursives de l 'échange comme impliquant une communauté du discours, don t la contrainte est toujours explicitable. Or le propre du dissensus politique, c'est que les partenaires ne sont pas constitués non plus que l 'objet et la scène même de la discussion. Celui qui fait voir qu'il appartient à un monde commun que l'autre ne voit pas ne peut se prévaloir de la logique implicite d ' a u c u n e pragmatique de la communicat ion. L'ouvrier qui argumente le caractère public d 'une affaire "domestique" de salaire doit manifester le monde dans lequel son argument est un argument et le manifester pour celui qui n 'a pas de cadre où le voir. L'argumentation politique est en même temps la manifestation du monde où elle est un argument, adressé par un sujet qualifié pour cela, sur un objet identifé, à un destinataire qui est requis de voir 1' objet et d 'entendre 1' argument qu'il n ' a " n o r m a l e m e n t " pas de raison de voir ni d ' e n t e n d r e . Elle est la construction d 'un monde paradoxal qui met ensemble des mondes séparés. 101 Jacques Rancière La politique n 'a pas ainsi de lieu propre ni de sujets naturels. Une manifestation est politique non parce qu'elle a tel lieu et porte sur tel objet mais parce que sa forme est celle d 'un affrontement entre deux partages du sensible. Un sujet politique n'est pas un groupe d'intérêts ou d'idées. C'est l 'opérateur d 'un dispositif particulier de subjectivation du litige par lequel il y a de la politique. La manifestation politique est ainsi toujours ponctuelle et ses sujets toujours précaires. La différence politique est toujours en bord de disparition: le peuple près de s'abîmer dans la population ou dans la race, les prolétaires près de se con fondre avec les travailleurs défendant leurs intérêts, l'espace de manifestation publique du peuple avec Y agora des, marchands, etc... La déduction de la politique à partir d 'un monde spécifique des égaux ou des hommes libres, opposé à un autre monde vécu de la nécessité prend donc pour fondement de la politique, ce qui est précisément l 'objet de son litige. Elle s'oblige ainsi elle-même à la cécité de ceux qui "ne voient pas" ce qui n 'a pas lieu d'être vu. En témoigne exemplairement le passage de l'Essai sur la révolution où Hannah Arendt commente le texte de John Adams, identifiant le malheur du pauvre au fait de "ne pas être vu". Une telle identification, commente-t-elle, ne pouvait elle-même émaner que d ' un homme appartenant à la communauté privilégiée des égaux. Elle pouvait, en revanche, "à peine être comprise" par les hommes des catégories concernées. On pourrait s 'étonner de l 'extraordinaire surdité que cette affirmation oppose à la multiplicité des discours et manifestations des "pauvres", concernant précisément le mode de leur visibilité. Mais cette surdité n 'a rien d'accidentel. Elle fait cercle avec l'admission comme partage originel, fondant la politique, de ce qui est précisément l 'objet permanent du litige, constituant la politique. Elle fait cercle avec la définition de Yhomo laborans dans un partage des "modes de vie". Ce cercle n'est pas celui d 'une théoricienne particulière. Il est le cercle même de la "philosophie politique". Thèse 10. Pour autant que lepropre de la philosophie politique est de fonder l'agir politique dans un mode d'être propre, lepropre de la philosophie politique est d'effacer le litige constitutif de la politique. C'est dans la description même du monde de la politique que la philosophie effectue cet effacement. Aussi son efficace se perpétue-t- il jusque dans les descriptions non-philosophiques ou anti-philosophiques de ce monde. Que le p rop re de la pol i t ique soit d ' ê t r e le fait d ' u n su je t qui "commande" par le fait même de n'avoir pas de titre à commander; que le principe du commencement/commandement soit par là irrémédiablement 102 Onze thèses sur la politique divisé et que la communauté politique soit proprement une communauté du litige, tel est le secret de la politique initialement rencontré par la philosophie. S'il y a un privilège des "Anciens" sur les "Modernes", c'est dans la percept ion de ce secret qu'il se situe et non dans l 'opposition de la communauté du bien à celle de l'utile. Sous le terme anodin de "philosophie politique", se cache la rencontre violente de la philosophie avec l'exception philosophique à la loi de Yarkhè et l 'effort de la philosophie pour replacer la polit ique sous cette loi. Le Gorgias, la République, le Politique, les Lois témoignent d 'un même effort pour effacer le paradoxe ou le scandale du "sept ième ti tre", p o u r faire de la démocrat ie une simple espèce de l ' indéterminable principe du "gouvernement du plus fort" auquel s'oppose seul dès lors le seul gouvernement des savants. Ils témoignent d 'un même effort pour mettre la communauté sous une loi unique de partage et pour expulser la partie vide du démos du corps communautaire. Mais cette expulsion ne se fait pas dans la simple forme de l'opposition ent re le bon régime de la communauté une et hiérarchisée selon son principe d 'unité et le mauvais régimes de la division et du désordre. Elle se fait dans la présupposition même qui identifie une forme politique à un mode de vie. Et cette présupposition opère déjà dans les procédures de la description des "mauvais" régimes, et de la démocratie en particulier. Le tout de la politique, on l'a dit, se joue dans l'interprétation de "l'anarchie" démocra t ique . En l ' ident i f iant à la dispersion des désirs de l ' homme démocra t i que , Pla ton t ransforme la forme de la poli t ique en mode d'existence, et le vide en trop-plein. Avant d'être le théoricien de la "cité idéale" ou de la cité "close", Platon est le fondateur de la conception anthropologique du politique, celle qui identifie la politique au déploiement des propriétés d 'un type d 'homme ou d 'un mode de vie. Tel "homme", tel "mode de vie", telle cité, c'est là, avant tout discours sur les lois ou les les modes d'éducation de la cité idéale, avant même le partage des classes de la communauté, le partage du sensible qui annule la singularité politique. Le geste initial de la "philosophie politique" est ainsi à double portée. D'un côté, Platon fonde une communauté qui estl'effectuation d'un principe non divisé, une communauté strictement définie comme corps commun avec ses places et fonctions et avec ses formes d'intériorisation du commun. Il fonde une archi-politique comme loi d'unité entre les "occupations" de la cité, son "ethos", c'est-à-dire sa manière d'habiter un séjour et son "nomos", comme loi mais aussi comme ton spécifique selon lequel cet éthos se manifeste. Cette étho-logie de la communauté rend à nouveau indis- cernables politique et police. Et la philosophie politique, pour autant qu'elle veut d o n n e r à la c o m m m u n a u t é un fondement un, est condamnée à 103 Jacques Rancière réidentifier politique et police, à annuler la politique dans le geste qui la fonde. Mais Platon invente aussi un mode de description "concret" de la production des formes politiques. Il invente en somme les formes même de la récusation de la "cité idéale", les formes d'opposition réglées entre l'aphorisme" philosophique et l'analyse sociologique ou science-politicienne concrète des formes de la politique comme expression de modes de vie. Ce seconds legs est plus profond et plus durable que le premier. La socio- logie du politique est la seconde ressource, le deuteronplous de la philosophie pol i t ique, qui accompli t , éven tue l l emen t "cont re" elle, son p r o j e t fondamental: fonder la communauté sur un partage univoque du sensible. En part icul ier l 'analyse tocquevi l l ienne de la démocra t i e , d o n t les innombrables variantes et succédanés nourr i ssent les discours sur la démocratie moderne, l'âge des masses, l'individu de masse, etc. s'inscrit dans la continuité du geste théorique qui annule la singularité structurelle du titre sans titre et de la part des sans part, en redécrivant la démocratie comme phénomène social, effectuation collective des propriétés d 'un type d 'homme. Inversement, les revendications de la pureté du bios politikos, de la constitution républicaine de la communauté contre l'individu ou la masse démocratique, et l 'opposition du politique et du social part icipent de l'efficace du même noeud entre Yapriorisme de la refondation "républicaine" et la description sociologique de la démocratie. L'opposition du "politique" et du "social", par quelque bout qu'on la prenne, est une affaire entièrement définie dans le cadre de la "philosophie politique", c'est-à-dire au sein du refoulement philosophique de la politique. Le "retour de la politique" et de la "philosophie politique" aujourd'hui proclamé mime, sans en saisir le principe ni l 'enjeu, le geste initial de la "philosophie politique". Il est en ce sens l'oubli radical de la politique et du rapport tendu de la philosophie à la politique. Le thème sociologique de la fin de la politique dans la société post-moderne et le thème "politiste" du retour de la politique s 'originent l'un et l 'autre dans le double geste initial de la "philosophie politique" et concourent au même oubli de la politiquê. Thèse 11 .La "fin de la politique" et le "retour de la politique" sont deux manières complémentaires d'annuler la politique dans la relation simple entre un état du social et un état du dispositif étatique. Le consensus est le nom vulgaire de cette annulation. L'essence de la politique réside dans les modes de subjectivation dissensuels qui manifestent la différence de la société à elle-même. L'essence 104 Onze thèses sur la politique du consensus n 'est pas la discussion pacifique et l 'accord raisonnable opposés au conflit et à la violence. L'essence du consensus est l 'annulation du dissensus comme écart du sensible à lui- même, l 'annulation des sujets excédentaires, la réduction du peuple à la somme des parties du corps social et de la communauté politique aux rapports d'intérêts et d'aspirations de ces différentes parties. Le consensus est la réduction de la politique à la police. Il est la "fin de la politique", c'est-à-dire non pas l'accomplissement de ses fins mais simplement le retour de l'état "normal" des choses qui est celui de sa non-existence. La "fin de la politique" est le bord toujours présent de la politique, laquelle est une activité toujours ponctuelle et provisoire. "Re tour de la po l i t ique" et "Fin de la pol i t ique" sont alors deux interprétations symétriques qui ont le même effet: effacer le concept même de l 'except ionnal i té politique, et la précarité qui est inhérente à son principe. Le thème du "retour de la politique", en proclamant la fin des usurpations du "social" et le retour à la politique " pure", occulte simplement le fait que le "social" n'est aucunement une sphère d'existence propre mais un objet litigieux de la politique. L'objet du "mouvement social", c'est en effet le partage des mondes. Aussi la "fin du social" est-elle simplement la fin du litige politique sur le partage des mondes. Le "retour de la politique" est alors l 'affirmation qu'il y a un lieu propre de la politique. Mais le lieu p ropre de la poli t ique ainsi isolé ne peut être autre chose que le lieu étatique. Les théoriciens du retour de la politique affirment en fait sa péremption. Ils l 'identifient à la pratique étatique, laquelle a pour principe la suppression de la politique. La thèse sociologique de la fin de la politique pose symétriquement l'existence d 'un état du social tel que la politique n'y ait plus de raison d'être, soit qu'elle ait accompli ses fins en amenant précisément cet état (version exotérique américaine, hegelo-fukuyamesque), soit que ses formes ne soient plus adaptées à la fluidité et à l'artificialité des relations économiques et sociales actuelles (version ésotérique européenne, heideggero-situationniste). La thèse se résume alors à déclarer que le capitalisme, poursuivi jusqu'au bout de sa logique, entraîne la péremption de la politique. Elle conclut alors soit au deuil de la politique devant le triomphe du Léviathan capitaliste devenu règne immatériel du simulacre, soit à sa transformation en formes éclatées, segmentaires, ludiques, cybernétiques, etc..; adaptées à ces formes du social qui c o r r e s p o n d e n t au stade suprême du capitalisme. Elle méconnaît ainsi que, précisément, la politique n'a de raison d'être dans aucun état du social, et que la contradiction des deux logiques est une donnée constante qui définit la contingence et la précarité propres à la politique. C'est-à-dire que, par un détour marxiste, elle valide à sa manière la thèse 105 Jacques Rancière de la "philosophie politique" qui fonde la politique dans un mode de vie propre et la thèse consensuelle qui identifie la communauté politique au corps social et en conséquence la pratique politique à la pratique étatique. Le débat entre les "philosophes" du retour de la politique et les "sociologues" de sa fin est ainsi un simple débat sur l 'ordre dans lequel il convient de prendre les présuppositions de la "philosophie politique" pour interpréter la pratique consensuelle d'annulation de la politique. 106