Filozofski vestnik | Volume XXXII | Number 2 | 2011 | 115-134 Rodrigo de la Fabian* « De la fonction politico-clinique du temoignage » 1. Introduction Dans le livre d'Axel Honneth de 1992 La Lutte pour la Reconnaissance^, l'auteur situe la theorie sociale de la lutte pour la reconnaissance, d'inspiration hege-lienne, par opposition a la tradition liberale hobbesienne. Hobbes pensait que la reaction « naturelle » d'un homme lorsqu'il rencontre un autre homme, etait la distance, la mefiance et la lutte pour la survivance. La raison de ceci, c'est qu'il concevait la nature humaine comme eminemment individuelle, egoiste et autonome, en supposant le pacte social comme un calcul economique qui aidait a preserver, de fagon paradoxale, cette autonomie mise en danger par la lutte entre les individus. Selon Honneth, Hegel va retenir l'idee que la societe et la loi humaines sont construites a partir d'une certaine forme de lutte, sauf qu'il va redefinir cette lutte d'une toute autre maniere. En effet, Hegel va identifier la presence d'un pacte « precontractuel » (Honneth, 1995, p. 42) operant deja dans la lutte decrite par Hobbes. C'est-a-dire que Hegel pense que si l'on ne presuppose pas ce minimum de reconnaissance mutuelle operant deja dans l'etat de nature hobbesien, on ne pourrait pas simplement penser la coexistence des sujets, pas meme pour se disputer. Pour Hegel, le crime, comme par exemple le vol, ne s'ex-plique pas comme une consequence de la passion egoiste. Le voleur n'accomplit pas le crime par convoitise, mais en tant que sujet exclu du droit a la propriete ; par le vol, il cherche a etre reconnu, a montrer a l'autre qu'il existe et qu'il a les memes droits. De la meme fagon, pour l'agresse, la violence issue du vol qu'il experimente, tiendrait surtout au sentiment du manque de reconnaissance en tant que sujet de droit, manque qui est vecu comme une injure, comme un Missachtung, un dis-respect selon Honneth. Donc, ce que le crime et l'injure mettent en evidence, c'est justement l'existence de ce proto-pacte anterieur a la violence. Pour le voleur, le fait de commettre le vol, implique qu'il veut etre reconnu par le 1 Axel Honneth, The Struggle for Recognition. The moral Grammar of Social Conflict, Polity Polity Press, Cambridge 1995. (Honneth, 1995) * Facultad de Psicologia, Universidad Diego Portales, Santiago, Chile 115 116 proprietaire, pour l'agresse, le desir de vengeance montre a quel point sa subjec-tivite depend de la reconnaissance du voleur. Ä ce sujet, Honneth ecrit : Au contraire, dans leur propre orientation-action, les deux sujets ont deja favorable-ment pris l'autre en compte, avant de s'engager dans les hostilites. En fait, les deux doivent deja avoir accepte l'autre d'avance comme un partenaire pour l'interaction et dont ils acceptent que leur propre activite soit dependante. Dans le cas du sujet sans propriete, cette affirmation prealable est mise en evidence dans la deception avec laquelle il reagit face a la saisie inconsideree de sa propriete par l'autre. Dans le cas du sujet avec propriete, par contraste, la meme affirmation prealable est demontree par l'empressement avec lequel il reprend l'objet a l'autre ; la definition de la situation comme si elle etait sa propre interpretation-action. En vertu du contenu proposi-tionnel de leurs orientations-actions, les deux parties ont simplement deja reconnu l'autre, meme si cette entente sociale n'est pas thematiquement presente. (Honneth, 1995, pp. 45-46. La traduction est mienne.) La lutte presuppose donc une affirmation premiere, une reconnaissance. Dans ce contexte, Honneth nous propose differents modes de reconnaissance qui vont de l'amour, en tant que reconnaissance de la condition individuelle de l'etre hu-main, en passant par la loi, qui reconnait la dimension universelle de l'individu, pour arriver a une forme plus achevee de reconnaissance, celle de la solidarite - estime sociale -, c'est-a-dire, la reconnaissance de la condition particuliere du sujet dans un contexte universel. Ainsi, la lutte pour la reconnaissance est teleo-logiquement mue par la quete ultime de reconnaissance biographique - particuliere - l dans un contexte collectif ou social. Vu de l'autre cote, cela veut dire que l'injure, qui est a la base des mouvements sociaux et des querelles individuelles, est une consequence de la sensation de n'etre pas reconnu par l'autre : soit en tant que sujet d'amour, de loi ou digne d'estime sociale. Or, le but de cet article est d'interroger justement la naturalisation du champ intersubjectif ou une certaine circularite entre l'injure et le crime tend a monopoliser le vise du politique, en laissant en dehors la question historico-contin-gente de la production du proto-pacte, de l'affirmation premiere. Autrement dit, ce que Honneth laisse en dehors de la lutte politique, c'est la question capitale de la creation des conditions minimales de reconnaissance ou, eventuellement, une injure et un crime peuvent se perpetrer. Ou encore : il me semble qu'il y a une forme de violence qui, si l'on veut, est anterieure ou laterale a la question du crime et de l'injure ; violence qu'implique l'exclusion de certains sujets hors du proto-pacte, et par consequent, hors de la possibility du crime et de la lutte pour la reconnaissance. Le but de cet article est d'explorer dans un premier temps les conditions de cette forme d'exclusion puis, dans un deuxieme temps, d'essayer de trouver, tant du cote du politique que du cote de la clinique psychanalytique, des strategies pour se rapprocher de l'exclu avec qui il n'y a plus un cadre d'intelligibilite pour ga-rantir le proto-pacte dont nous parle Honneth. 2. Reconnaissance, reconnaissabilite, apprehension. Dans son dernier livre dont le titre en frangais est Ce qui fait une vie: Essai sur la violence, la guerre et le deuil2 a propos de l'invasion de l'Irak par les Etats-Unis et, en general, de la guerre menee par cette nation contre le terrorisme, Judith Butler se demande quelles sont les conditions d'intelligibilite qui font que cer-taines vies sont reconnues comme precieuses, qu'il faut proteger et dont la perte fait pleurer une nation, tandis que d'autres vies, infrahumaines, facilement tua-bles, ne sont pas dignes d'etre pleurees. Ä ce sujet, elle ecrit : « Une vie qui ne peut pas etre pleuree, en est une dont on ne peut pas porter le deuil parce qu'elle n'a jamais ete vecue, c'est-a-dire, elle n'a jamais compte comme une vie. » (Butler, 2009, p. 38. La traduction est mienne.) Ä partir de cette evidence historique, c'est-a-dire, a partir d'une certaine forme d'exclusion qui situe l'exclu en dehors du champ d'intelligibilite, Butler va preciser les conditions historiques implici-tes dans le phenomene de la reconnaissance : Si la reconnaissance est un acte ou une pratique entrepris par au moins deux sujets, et qui, comme le cadre hegelien le suggere, constitue une action reciproque, alors la reconnaissabilite decrit les conditions generales sur lesquelles la reconnaissance peut avoir lieu et a lieu. [_] une vie doit etre intelligible comme une vie, elle doit se conformer a certaines conceptions de ce qu'est une vie, de fagon a devenir reconnais-sable. (Butler, 2009, pp. 6-7. La traduction est mienne). Butler va donc distinguer entre reconnaissance, reconnaissabilite et intelligibi-lite. La reconnaissance est l'acte entrepris par deux sujets ; ce qui suppose a 117 2 Judith Butler, Frames of War. When is life Grivable? Verso, London 2010. (Butler, 2009) 118 la base un champ commun entre eux dans lequel la rencontre a lieu. Tel que Honneth le dit, la reconnaissance suppose une sorte de proto-pacte, elle suppose une acceptation d'une communalite intersubjective qui cree les conditions minimales, meme pour se disputer a mort. Ce proto-pacte qui instaure la possi-bilite d'aimer ou de hair est une donnee premiere, exterieure a l'histoire et non discutee par Honneth. Au contraire, Butler va montrer que cette communalite est un fait historique, qui n'est garanti par aucune forme substantive susceptible de determiner avant la lettre les traits qui produisent la difference entre l'humain et l'inhumain. En ce sens, dit Butler, l'intelligibilite serait le cadre historique qui etablirait le domaine de ce qu'on peut connaitre. Or, si tout acte de connaissance n'est pas un acte de reconnaissance, inversement, on ne peut pas faire la meme affirmation, puisque tout acte de reconnaissance est un acte de connaissance. Donc, Butler va distinguer, a l'interieur du champ d'intelligibilite, la dimension de la reconnaissabilite. Avec ce neologisme, elle identifie les particularites so-cio-historiques qui creent les conditions singulieres dans le champ de l'intelligi-bilite pour la reconnaissance. Mais le texte de Butler ne va pas dans le sens de la creation d'une nouvelle conception de la reconnaissance. En revanche, en mettant en lumiere les conditions historiques de la reconnaissance, elle cherche surtout a montrer ses limites. Si la reconnaissance n'est pas garantie par une communalite a-historique, c'est-a-dire, si la reconnaissance est un acte contingent, il peut alors y avoir des rapports entre etre humains qui ne peuvent pas s'expliquer dans un contexte de lutte pour la reconnaissance, parce qu'ils ont lieu en dehors de tout pacte social, en dehors de ce champ intersubjectif minimal qui garantit la possibilite de se situer dans un plan d'interaction en commun. Entre les vies qui peuvent etre pleurees et celles qui n'ont pas cette dignite, il y a un abime qui brise sinon le champ d'intelligibilite, surement les conditions de reconnaissabilite. Selon Butler, les vies qui n'ont pas la possibilite d'etre pleurees, ne sont pas des vies degradees, injuriees, parce qu'elles sont simplement en dehors de ce qu'on peut qualifier comme etant une vie humaine. Donc pas de lutte possible : les pierres des Palestiniens ne touchent pas les Occidentaux et pas seulement parce que ces derniers sont plus puissants. Si, selon les termes de Hegel, le crime est une fagon de revendiquer la sensation de ne pas etre reconnu par l'autre, pour qu'il soit possible, pour que la pierre puisse faire mal, il est alors necessaire que le besoin de reconnaissance de l'agresse depende en quelque sorte de celui qui commet le crime. Or, justement, l'absence de reconnaissabilite brise ce circuit intersubjectif. Pour utiliser une expression levinassienne, les Occidentaux ne sont pas seulement plus puissants que les Palestiniens, parce qu'ils sont au-de-la du champ du pouvoir, ils sont la ou les Palestiniens ne peuvent plus pouvoir3. Les pierres des Palestiniens peuvent faire mal aux corps qu'eventuellement elles frappent, mais elles ne font pas mal a la subjectivite du frappe, justement parce qu'elles sont absolument muettes. Voila le type de non-rapport entre ceux qui ont la dignite pour etre pleures et ceux qui ne l'ont pas. Donc la reconnaissance ne peut pas etablir un lien avec ceux qui sont radi-calement exclus du champ de reconnaissabilite. La consequence politique de cette denaturalisation des conditions historico-contingentes qui permettent la reconnaissance, c'est que le denuement des radicalement exclus ne peut pas etre directement reconnu. Autrement dit, la politique de la reconnaissance est encore prise dans un registre aristocratique tant qu'elle naturalise le terrain egalitaire ou la reconnaissance a lieu. En effet, seul un aristocrate, qui veut re-produire ses propres conditions de vie, peut « naivement » croire en ce champ de communalite a-historique. Si on etait tous des Atheniens, alors la lutte pour la reconnaissance aurait suffi pour comprendre les luttes sociales. Mais, parce que les Barbares existent encore, la question politique posee par Butler a du sens. La theorie morale de Honneth est construite sur un presuppose : la condition d'etre humain est quelque chose d'evident en soi, tandis que Butler nous montre les conditions historico-contingentes des categories qui definissent la dimension de l'humain. Dans ce contexte, la question est : comment peut-on reconnaitre l'interpellation de ceux qui sont en dehors du proto-pacte ? Quelles sont les conditions pour que quelqu'un pris dans l'a priori historique4, pour re-prendre le concept de Foucault, forme par l'intelligibilite, la reconnaissabilite et la reconnaissance, puisse se sentir responsable de la souffrance de ceux qui ont ete radicalement exclus ? Or, Judith Butler va proposer une autre forme de rapport avec eux, un rapport qui n'est pas purement negatif ou exclusif. Il s'agit de « l'apprehension » : [_] on pourrait distinguer entre « apprehender » et « reconnaitre » une vie. « Reconnaissance » est un terme plus fort, qui decoule des textes de Hegel [_]. « Apprehension » est un terme moins precis, car il peut impliquer le « marquer », le « registrer », le « 119 3 E. Levinas, Le temps et l'autre, Presses Universitaires de France, Paris 1983, p. 62. (Levinas, 1983) 4 Michel Foucault, L'archeologie du savoir, Gallimard, Paris 1969. (Foucault, 1969) 120 prendre acte » - ackowledging - sans une cognition pleine. Si elle -l'apprehension -est une forme de savoir, elle est liee a la sensation et a la perception, mais pas tou-jours - ou pas encore - sous une forme conceptuelle de savoir. Ce que nous sommes en mesure d'apprehender est certainement facilite par des normes de reconnaissance mais ce serait une erreur de dire que nous sommes entierement limites par les normes existantes de reconnaissance lorsqu'on apprehende une vie. Nous pouvons appre-hender, par exemple, que quelque chose n'est pas reconnu par la reconnaissance. En effet, cette apprehension peut devenir la base d'une critique des normes de reconnaissance. (Butler, 2009, pp. 4-5. La traduction est mienne.) Butler essaye de trouver une fagon de penser un rapport possible entre ces deux formes de vie, sans invoquer la capacite humaine de s'affranchir de ces conditions socio-historiques. Si Foucault a cree ce concept un peu etrange, presque oxymoronique appele « l'a priori historique », je voudrais evoquer cette pos-sibilite d'un rapport a la fois historiquement determine mais pas totalement, comme une « transcendance historique». Apprehender une vie n'est pas reconnaitre, dit Butler. L'acte d'apprehender garde dans son creur une certaine opacite constitutive, opacite qui, comme on va le voir, ne limite pas l'apprehension mais qui est plutot la condition de son existence. En effet, Butler considere la reconnaissance comme un acte trop pris dans la lumiere5, c'est-a-dire, que le trait qui etablit la condition de communalite est une positivite qui s'offre donc a la coherence et a l'unite. Pour utiliser un concept de Lacan, on peut dire qu'il s'agit de l'Un unifiant6. En d'autres termes, la reconnaissance est etablie a partir de ce que deux personnes, ou plus, ont en commun et non pas a partir de ce qui les distingue et les separe. Donc, un rapport etabli a partir de ce qui nous separe radicalement est la question en jeu dans la distinction entre reconnaissance et apprehension et dans ce que j'ai appele « transcendance historique». Dans l'ffiuvre de Butler, ce trait qui permet de penser l'apprehension, qui etablit un champ commun non pas a partir de l'Un unifiant, mais de la difference, de 5 Judith Butler, Giving and Account of Oneself, Fordham University Press, New York 2005, p. 41. (Butler 2005) 6 Jacques Lacan, L'envers de la psychanalyse. Le seminaire, livre XVII, Editions du Seuil, Paris 1991, p. 180. (Lacan, 1991) l'intervalle, c'est la precarite7 ; la vulnerabilite de la vie humaine ; ou pour eviter la notion d'« humain », encore trop metaphysique, je dirais la vulnerabilite de la vie en tant que sociale. La precarite, dit Butler, implique le fait de vivre socialement, c'est-a-dire le fait que notre vie soit toujours, en quelque sorte, entre les mains des autres. La vulnerabilite implique le fait d'etre expose a la fois a ceux que l'on connait et a ceux que l'on ne connait pas pour la plupart (Butler, 2009, p. 14). L'apprehension est donc la fagon dans laquelle la precarite de l'exclu peut etre partialement entendue. Mais la precarite, en tant que trait opaque, n'est pas, pour Butler, quelque chose que l'apprehension peut capturer, mettre en lumiere. Il est un peu paradoxal, dit Butler, de penser que d'une part, il faut produire des normes suffisamment plurielles permettant la democratisation des normes de reconnaissance de la precarite - de fagon a ce que plus de gens acquierent le droit d'etre pleure - et d'autre part, de penser que la precarite ne peut pas etre reconnue complete-ment, qu'elle reste toujours opaque. La precarite ne peut pas etre correctement reconnue. Elle peut etre apprehendee, prise, rencontree et presupposee par certaines normes de reconnaissance tout comme elle peut etre refusee par ces normes. [_] nous ne devons pas penser que la reconnaissance de la precarite maitrise ou capture voire connait pleinement ce qu'elle re-connait. (Butler, 2009, p. 13. La traduction est mienne.) L'objet de l'apprehension, la precarite, a partir de laquelle est etabli un champ de communication entre des sujets qui se trouvent dans un rapport d'exclusion, implique de mettre en relief la double question de l'opacite qui nous habite. Opacite par rapport a nous-memes et opacite pour les autres. Si la lutte pour la reconnaissance hegelienne est mobilisee par le desir d'effacer la distance entre qui je suis pour moi et pour les autres, l'apprehension, par contre, est mobilisee par le desir de cette limite. L'apprehension ne cherche pas a effacer la limite opaque, mais a la soulever en tant que condition d'exclusion commune. La question de l'apprehension implique la possibilite de penser comment l'element differen- 121 7 Judith Butler, Precarious life. The power of mourning and violence, Verso, London 2004. (Butler, 2004.) Cf. Butler, 2009. 122 tiel, l'abime qui separe les vies dignes d'etre pleurees de celles qui ne le sont pas, et devient directement un point de communion. En outre, l'acte d'apprehension implique la production d'une communalite qui n'est pas garantie par un champ de reconnaissabilite prealable. La precarite est le point dans lequel notre constitution subjective est assujettie aux autres, l'impossibilite d'etablir une identite coherente, une identite unifiee. La lutte pour la reconnaissance est une quete qui cherche a effacer ce point d'opacite. Elle a surement une valeur politique. Comme le montre Butler, il faut avancer dans la production de normes de reconnaissance plus democratiques, mais on ne peut pas oublier que cette lutte peut redoubler l'exclusion de ceux qui se situent en dehors du champ de reconnaissabilite. Il ne faut pas oublier que nous ne sommes pas tous des Atheniens. La responsabilite politico-sociale de democratiser, de pluraliser les normes de reconnaissances, est un effet de l'apprehension de l'alterite de l'exclu. Butler se demande ce qu'il faut faire pour provoquer un sentiment d'indignation vis-a-vis des inegalites et des formes d'exclusion, comment creer les conditions politiques qui rendent possibles que les vies qui ont le droit d'etre pleurees commencent a pleurer pour les vies qui ne l'ont pas. En particulier, elle se demande comment representer la vulnerabilite des oppresses de fagon a creer l'indignation et la responsabilite chez les Americains. 3. De la fonction politique du temoignage Je voudrais introduire un autre concept, que l'on ne trouve pas chez Butler, mais chez Agamben8, pour essayer de repondre a cette question. Il s'agit de la fonction politique du temoignage. Que ce soit a travers une photo ou un discours, etc., ce rapport sans rapport que l'apprehension habilite, aurait pour fonction de temoigner des exclus, de fagon a remettre en question la methode habituelle de construction des normes de reconnaissance. Je voudrais seulement retenir le creur de la question du temoignage chez Agamben, en particulier le mouvement qu'il fait pour se debarrasser du paradoxe de 8 Agamben, Giorgio: Remnants of Auschwitz. The witness and the Archive, Zone Books, New York 2002. (Agamben, 2002) Primo Levi, selon lequel, la Shoah est un evenement sans temoin. Le survivant, dit Levi, par le seul fait d'avoir survecu, n'est pas le vrai temoin de l'horreur. Le vrai temoin, le temoin integral, c'est l'effondre, celui qui n'a plus de voix. Or, selon Agamben, cette limite du temoignage decelee par Levi est en fait la condition de sa possibilite. L'impossibilite pour le survivant de representer l'effondre met en acte, de fagon performative, l'impossibilite pour l'effondre de prendre la parole. Deux impossibilites, celle de l'exclu et celle du survivant qui s'entretis-sent. La seule fagon de rendre hommage a l'exclu est de ne pas pouvoir le faire, en creant une certaine communalite dans l'impossibilite. Si le survivant nomme l'effondre, alors le fait que ce mot soit prisonnier de l'a priori historique rend invisible la violence de l'exclusion. On compte les morts des exclus, on compte les morts palestiniens ou irakiens, mais ces nombres, pris dans le dispositif dis-cursif de la guerre, ne font que confirmer la matrice d'exclusion. Le seul nom possible pour l'exclu cotoie l'impossibilite pour le survivant de le nommer. Se sentir interpele par l'exclu, etre perturbe par sa souffrance sans pouvoir evi-ter d'en temoigner, depend de la possibilite de produire un champ minimal d'in-telligibilite. Je voudrais mettre l'accent sur la question de la production, en tant que vraie demarche politico-reflexive qui implique de questionner les normes de reconnaissance acceptees. La possibilite ouverte a quelqu'un de se decaler du dispositif discursif, la possibilite donc, de devenir la proie des sans-voix, im-plique une activite critique. Si on ne veut pas reintroduire une metaphysique de la raison, c'est-a-dire, si on essaye de rester tout pres des determinations histo-rico-discursives, alors il faut aussi penser aux conditions de production de ce decalage. Il faut y penser de fagon historico-strategique, justement parce qu'il n'y a pas de garanties transcendantales - telle que la raison - d'ou soutenir une critique. En fait, la critique fait partie de son objet, de sorte que la production du decalage depende du dispositif discursif que l'on critique. Ceci a deux consequences avec lesquelles nous allons critiquer Agamben et nous rapprocher de la clinique psychanalytique. Agamben identifie l'exclu, le temoin integral, avec une figure propre des Lagers : der Muselmann. On ne sait pas vraiment pourquoi dans les Camps de Concentration, on a ainsi nomme les gens qui etaient des morts-vivants, des prisonniers qui deambulaient sans espoir, ayant perdu toute forme de resistance, dociles et incoherents. L'hypothese la plus plausible, selon Agamben, c'est qu'ils ont ete nommes ainsi a cause du prejuge qui caricature le rapport entre les musulmans 123 124 et leur dieu particulierement devot et meme soumis. Or, par rapport a cette cate-gorie, Agamben est explicite : der Muselmann est la derniere forme d'exclusion possible, au-dela il n'y a que la chambre a gaz. Le Lager, dit Agamben, etait un dispositif de biopouvoir qui cherchait a separer le bios - la vie parlant, le survi-vant - du zoe - la vie purement organique (Agamben 2002, pp. 155-156). Et der Muselmann est son produit le plus sophistique : un homme reduit a n'etre que zoe. Voila l'impossibilite du cote de la victime. De l'autre cote, c'est-a-dire, du point de vue du survivant, pour Agamben l'impos-sibilite a laquelle il se heurte est la consequence de la limite du langage humain a signifier. Donc, si le survivant en parle, il va alors necessairement rencontrer cette limite, impossibilite qui, dans le temoignage, doit s'effondrer sur celle de der Muselmann. Donc, ce qui representait pour Levi l'impossibilite de porter te-moignage, devient chez Agamaben une possibilite dans une impossibilite. Selon lui, c'est justement l'impossibilite du survivant d'en parler qui lui donne la possibilite de temoigner du radicalement exclu. Pour etre plus precis, la possibilite du temoignage dependrait d'une double impossibilite : celle de l'exclu qui est en dehors de tout cadre de reconnaissabilite et qui par consequent, n'a plus acces a la parole, et celle du temoin, qui, meme en ayant acces a la parole, ne trouve jamais les « bons mots » pour en parler. Par rapport a ceci Agamben ecrit : Cela signifie que le temoignage est la disjonction entre deux impossibilites de porter temoignage ; ceci signifie que le langage, afin de porter temoignage, doit donner la place au non-langage afin de demontrer l'impossibilite de porter temoignage. Le langage du temoignage est un langage qui ne signifie plus et alors, il avance vers ce qui est sans langage, au point de prendre sur lui une autre insignifiance - celle du temoin integral, celle qui, par definition, ne peut pas porter temoignage. Pour porter temoignage, il n'est donc pas suffisant de ramener le langage a son propre non-sens [...]. Il est necessaire que ce son insense - le son emis par le Muselmann - devienne, a son tour, la voix de quelque chose ou de quelqu'un qui, pour des raisons toute autres, ne peut pas porter temoignage. Il est donc necessaire que l'impossibilite de porter te-moignage, la « lacune » qui constitue le langage humain, s'effondre, laissant la place a une impossibilite de temoigner differente - celle qui n'a pas de langage. (Agamben, 2002, p. 39. La traduction est mienne.) L'impossibilite generale du langage d'arriver a une signification - la « lacune du langage », selon Agamben - contre laquelle se heurte celui qui veut porter temoi- gnage, devrait donc collapser sur une toute autre impossibilite, celle de l'exclu. C'est alors a partir de l'articulation disjonctive entre ces deux impossibilites de natures diverses que le temoignage devient possible selon Agamben. Il s'agirait d'une forme de reconnaissance dans le temoignage de ce que l'on ne peut pas re-connaitre dans l'autre. Reconnaissance dans laquelle le survivant offre sa propre opacite pour que l'opacite de l'exclu puisse trouver une certaine place parmi les vivants. On est donc tres pres de la notion d'apprehension chez Butler. Alors, il me semble que dans cette conception de temoignage chez Agamben, il y a une certaine a-historicite qu'il faut doublement questionner. D'un cote, der Muselmann est une cristallisation de la victime, en devenant une sorte de mesure universelle de la souffrance humaine par exclusion. L'utilisation faite par Agamben de der Muselmann, lui permet de resoudre d'une fagon a-histo-rique la question tres subtile de l'apprehension. En effet, Butler critique la position conservatrice qu'implique la defense des droits a la vie, comme si la vie pouvait exister en tant que telle, en dehors des conditions contingentes de sa reconnaissabilite. Dans le meme sens, la victime n'existe pas avant de creer les conditions historico-politiques qui lui permettent d'etre interpellee par sa souf-france. C'est-a-dire que la figure de der Muselmann, le sens de sa souffrance, ne peut pas etre directement extrapole en dehors des camps de concentration sans l'idealiser et le faire sortir des conditions historiques de sa production. L'appre-hension, donc, implique un rapport avec cette singularite historiquement situee dans sa particularite avant d'etre positionnee dans un champ de reconnaissa-bilite commune ou, en passant par les lois generales de la reconnaissance, elle deviendrait plus abstraite et, par consequent, comparable a d'autres formes de souffrance. En deuxieme lieu et dans le meme sens, je me demande si du cote du survivant, l'impossibilite generale, non historique, inscrite dans le langage, est la limite la plus appropriee pour faire resonner la voix des sans-voix. Pour etre plus precis, je me demande quelles sont les consequences politiques de croire que la limite universelle et a-historique du langage est le ressort qui permet au temoin de se decaler des normes de reconnaissance dominantes. Ou bien, la meme question mais posee autrement : quelles peuvent etre les consequences de penser qu'une partie inherente de la critique politique des formes de reconnaissance habituelles devrait chercher a creer les conditions de production, toujours historiquement situees, d'une telle limite ? Si cette limite est la condition necessaire pour l'ouverture vers des formes de vies qui sont en de-hors du champ de reconnaissabilite, alors il me semble tres important d'essayer 125 126 de repondre a ces questions. Et je vais tenter une reponse du point de vue de la clinique psychanalytique. 4. De la reconnaissance au temoignage dans la clinique psycha-nalytique Dans les premiers seminaires et textes de Lacan, nous trouvons une forte influence de la theorie hegelienne de la reconnaissance. En fait, pour lui, le but de la cure psychanalytique etait intimement lie a la reconnaissance intersub-jective. Pour comprendre la place centrale de ce concept dans le premier Lacan, il faut se souvenir de sa definition du desir : « le desir est le desir de l'Autre ». « De l'Autre » dans le double sens du genitif ; l'Autre etant a la fois la cause du desir et son destinataire. « Le desir humain est, chez le sujet humain - dit Lacan en 1954 - realise dans l'autre, par l'autre, - chez l'autre comme vous dites. »9 Le desir humain est donc un desir de reconnaissance, un desir de desir. Dans ce sens, Lacan va identifier le refoulement non pas comme un acte prive, mais comme un acte intersubjectif. Ä ce sujet, il dit : « C'est a ce niveau que le sujet a a reconnaitre et a faire reconnaitre ses desirs. Et s'ils ne sont pas reconnus, ils sont comme tels interdits, et c'est la que commence en effet le refoulement. » (Lacan, 1975, p. 287). Le refoulement est donc un manque de reconnaissance que la cure psychanalytique devrait transformer. Or, pour preciser le type de reconnaissance intersubjective qui devrait operer dans le processus de la cure, Lacan va introduire une distinction capitale entre la dimension imaginaire et symbolique de la reconnaissance (Lacan, 1975, p. 276). La reconnaissance imaginaire se dirige vers un semblable, quete qui s'avere tou-jours decevante, toujours frustrante. La raison en est que le semblable ne peut nous reconnaitre qu'en tant que moi, c'est-a-dire, comme une forme d'objectiva-tion du sujet. Or, du point de vue de Lacan, toute forme d'objectivation rate la reconnaissance du sujet. Par rapport a ceci, Lacan dit : 9 Jacques Lacan, Les ecrits techniques de Freud. Le seminaire - livre I, Editions du Seuil, Poche, Paris 1975, p. 277. (Lacan, 1975) Nous avons toujours discerne deux plans sur lesquels s'exerce l'echange de la parole humaine - le plan de la reconnaissance en tant que la parole lie entre les sujets ce pacte qui les transforme, et les etablit comme sujets humains communicant - le plan du communique, oü on peut distinguer toutes sortes de paliers, l'appel, la discussion, la connaissance, l'information, mais qui en dernier lieu, tend a se realiser l'accord sur l'objet. Le terme d'accord y est encore, mais l'accent est mis ici sur l'objet considere comme exterieur a l'action de la parole, et que la parole exprime. (Lacan 1975, p. 175) Donc, selon Lacan, l'echange de la parole aurait lieu sur deux plans : le plan de la reconnaissance symbolique du dire et le plan imaginaire du dit, de l'ob-jet exterieur a l'action de la parole. Le plan symbolique implique la reconnaissance du sujet en tant que tel, du sujet non objective dans le dit, mais dans la fluidite du dire. Or, ce qui permettrait la reconnaissance symbolique, c'est un pacte different de l'accord au niveau imaginaire. L'accord, au niveau imaginaire, porte toujours sur l'objet, sur une exteriorite par rapport a l'acte de parole. Pour Lacan, toute reconnaissance a ce niveau est fondamentalement instable et est fondee sur un pacte prealable. Le seul fait de s'adresser et d'etre l'objet d'une adresse, implique de donner a l'Autre une position de privilege. En 1960, Lacan ecrit : « le pacte est partout prealable a la violence avant de la perpetuer, et ce que nous appelons le symbolique domine l'imaginaire »10. En d'autres termes, si le pacte est prealable a la violence, il se derobe donc a l'histoire. C'est-a-dire, les sujets historiques pris dans un plan intersubjectif ne peuvent sinon confirmer le pacte symbolique. Lacan va identifier le plan du dire comme parole pleine et le plan du dit comme parole vide : « La parole pleine - ecrit Lacan - est celle qui vise, qui forme la verite telle qu'elle s'etablit dans la reconnaissance de l'un par l'autre. La parole pleine est la parole qui fait acte. Un des sujets se trouve, apres, autre qu'il n'etait 127 avant. » (Lacan 1975, p. 174) En ce sens, l'analyste, selon Lacan, devrait contribuer a la production d'une parole pleine et pour ceci, il faudrait qu'il se situe non pas du cote du petit autre mais dans le grand Autre comme un vrai sujet 11. L'analyse du transfert irait dans 10 Lacan, Jacques, « Subversion du sujet et dialectique du desir » (1960). In Ecrits II, Editions du Seuil, Poche, Paris 1971, p. 290. (Lacan, 1971) 11 Jacques Lacan, « Introduction du grand Autre » in Le moi dans la theorie de Freud et dans la technique psychanalytique. Le seminaire, livre II, Editions du Seuil, Poche, Paris 1980. (Lacan, 128 le sens de la reduction des figures imaginaires par lesquelles l'analyste va etre recouvert par le transfert, de fagon que l'analyste puisse se situer, finalement, comme le veritable interlocuteur, la vraie cause du desir, c'est-a-dire, dans le grand Autre en tant que sujet capable de produire la levee du refoulement a travers la reconnaissance symbolique. Mais ce modele de cure, ou la reconnaissance occupait une place centrale, ne va pas durer longtemps chez Lacan. L'importance du reel et l'invention de l'objet petit « a » vont vite bouleverser cette vision de la cure analytique. En premier lieu, la critique de Lacan quant a la completude du symbolique va limiter la possibilite de la reconnaissance. En d'autres termes, le fait que le grand Autre soit castre, implique qu'il va toujours rester une marge, un residu, un differend du sujet que l'Autre ne peut pas reconnaitre. C'est-a-dire que le vrai sujet n'existe ni du cote des individus, ni du cote du grand Autre. En deuxieme lieu, les pro-gres dans la theorie du surmoi et, en particulier, l'appropriation par Lacan de la geniale intuition freudienne de la loi insensee et non satisfaisable du surmoi, lui font decouvrir la dimension surmoi'que de la reconnaissance. Dans Malaise dans la Civilisation, Freud affirme que les renoncements faits au nom du surmoi, au lieu de l'apaiser, le rendent encore plus puissant et sadique. Avec cette intuition, Freud venait de demasquer la fantaisie nevrotique du renoncement au desir, pour attendre qu'il soit un jour rendu comme signal de reconnaissance du surmoi. Freud se convainc que demander une reconnaissance du surmoi pour recuperer le desir est un chemin voue a l'echec. En des termes lacaniens, ceci implique que si le grand Autre est castre et en plus habite par une loi insen-see, demander sa reconnaissance constitue un acte profondement alienant qui conduirait a donner existence et consistance a une subjectivite fantasmatique qui nous tyrannise. En troisieme lieu, le fait d'avoir etabli une distinction nette entre demande d'amour et desir, va contribuer a la redefinition de ce dernier. Pour Patrick Guyomard12, chez Lacan, il ne faut pas demander le desir - le de-mander serait un piege surmoique - mais il faut l'affirmer. De cette fagon, en 1960, Lacan definira le desir avec une citation de Paul Eluard : le dur desir de 1980) et Jacques Lacan, Intervention sur le transfert (1951). In Ecrits II. Editions du Seuil, Poche, Paris 1999. 12 Patrick Guyomard, La jouissance du tragique. Antigone, Lacan et le desir de l'analyste, Aubier, Paris 1992, p. 25. durer13. Le desir, a la difference de la demande, plutot que de chercher la reconnaissance de l'Autre, cherche a se perpetuer ; desir de desirer plutot que desir de l'Autre. Ceci va transformer la conception du traitement chez Lacan. En comparant les citations suivantes, la difference devient evidente, particulierement en ce qui concerne le rapport entre traitement et fonction de la reconnaissance : En 1955, Lacan dit : L'analyse doit viser au passage d'une vraie parole, qui joigne le sujet a un autre sujet, de l'autre cöte du mur du langage. C'est la relation derniere du sujet a un Autre veritable [_]. (Lacan, 1980, p. 338) Tandis qu'en 1960, Lacan dit : Que nous dit Freud ? - sinon qu'en fin de compte, ce que trouvera au terme celui qui suit ce chemin, n'est pas essentiellement autre chose qu'un manque.14 Donc, pour Lacan, a la fin de l'analyse, l'analysant devrait trouver non pas un sujet, mais un manque, c'est-a-dire qu'au lieu d'incarner un sujet, l'analyste de-vrait presentifier l'objet petit a15. Lacan va meme tellement distancier le but de la cure de la reconnaissance intersubjective qu'il va montrer qu'il existe un rapport d'exclusion entre le sujet et sa representation au niveau de l'Autre (Lacan 1973, « Le sujet et l'Autre : l'alienation » ; « Le sujet et l'Autre : la aphanisis »). C'est-a-dire que si l'Autre se subjectivise, l'individu s'objectivise, de sorte que l'analyste doit s'objectiver pour que l'analysant puisse se subjectiver. La notion de sujet lacanien va etre radicalement bouleversee par ces change-ments. Au debut de son reuvre, le sujet etait l'effet intersubjectif de la reconnaissance symbolique, tandis que des les annees soixante, le sujet va se situer la ou toute norme de reconnaissance echoue. Par consequent, l'analyste, au lieu d'in- 13 Jacques Lacan, L'ethique de la psychanalyse. Le seminaire - livre VII, Editions du Seuil, Paris 1986, p. 357. 14 Jacques Lacan, Le transfert. Le seminaire - livre VIII. Paris : Editions du Seuil, 2001. (Lacan, 2001, p. 52). 15 Jacques Lacan, « En toi plus que toi » in Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Le seminaire, le livre XI. Editions du Seuil, Poche, Paris 1973. (Lacan, 1973). 129 130 carner le sujet du grand Autre, devrait rendre presente la castration de l'Autre, l'objet petit a. Ä ce sujet, Lacan ecrit : Cet a se presente justement, dans le champ du mirage de la fonction narcissique du desir, comme l'objet inavalable, si l'on peut dire, qui reste en travers de la gorge du signifiant. C'est en ce point de manque que le sujet a a se reconnaitre. (Lacan, 1973, p. 301) On peut donc dire que le sujet lacanien n'est pas l'effet d'une reconnaissance, mais plutot de ce que le grand Autre ne peut pas reconnaitre en lui. Le sujet peut se reconnaitre non pas dans le champ intersubjectif, mais en etant confronte au fait que le grand Autre echoue a le reconnaitre. C'est pour cela qu'on peut affir-mer que le sujet lacanien est la consequence d'un echec, de l'echec a devenir sujet au sens de la reconnaissance intersubjective.16 Il me semble qu'avec cette conception, Lacan s'insere fortement dans la tradition clinique psychanalytique du travail avec l'exclusion. Au debut de son reuvre, Lacan avait defini le refoulement comme ce que les normes de reconnaissance excluaient et par consequent, il cherche une forme de reconnaissance qui peut donner consistance au sujet. Comme Honneth, Lacan avait trop confiance en une certaine dimension du pacte qui pourrait garantir la pacification de la lutte pour la reconnaissance. Or, apres les avancees theoriques que nous avons de-crites brievement, Lacan va se heurter a l'evidence que cet horizon de neutralite universelle de la loi qui permettrait de creer les conditions de la reconnaissance au-dela des contenus historiquement objectives, etait brise. Alors, Lacan va faire un mouvement genial : a la difference de Honneth, il ne cherche pas a trouver de nouvelles formes de reconnaissance, plus democratiques, plus inclusives. Pour Lacan, toute forme de reconnaissance est fondamentalement alienante. Le bouleversement theorique consiste donc a installer le sujet de l'inconscient juste dans l'intervalle, dans le point aveugle des normes de reconnaissance. 16 Mladen Dolar, Beyond Interpellation. Qui Parle, Vol. 6 Spring/Summer 1993 et Vladimir Sa-fatle, La passion du negatif: Lacan et la dialectique, Georg Olms Verlag AG, Hildesheim 2010. La clinique psychanalytique, et plus particulierement la repetition transferen-tielle, met en evidence la limite de tout pacte symbolique a contenir et a definir le champ intersubjectif. L'exclusion a laquelle la psychanalyse est confrontee n'est pas de l'ordre de l'imaginaire, de la lutte pour la reconnaissance ; il s'agit de l'exclusion du reel par rapport au symbolique. La repetition transferentielle met en jeu une dimension traumatique de la subjectivite qui n'est pas simple-ment affectee par un manque de reconnaissance, mais qui est hors du champ de reconnaissabilite. On comprend bien alors la logique profondement analytique de l'avance theorique lacanienne. Or, il me semble que cette fagon de penser la clinique a des consequences qu'il faut repenser. Si la premiere notion de sujet chez Lacan etait une conception sociale, je pense que sa deuxieme conception devient plus « liberale». Effective-ment, la reconnaissance comme mecanisme fondamental de la subjectivation, va etre remplacee par une sorte d'acceptation tragique du manque de l'Autre et de la solitude proprement antigonienne dans laquelle le sujet advient au monde. Litteralement, il n'y a pas de temoins possibles pour l'acte constitutif de la subjectivite. Mon hypothese est que selon Lacan, l'analyste conduit un processus de cure premuni avec l'a priori du manque au niveau symbolique17. En ceci, Lacan et Agamben sont tres proches. Tous deux pensent a la fagon de rapprocher le manque de l'Autre au manque particulier de l'analysant ou bien de l'exclu dont on porte temoignage. Mon hypothese est que c'est justement ce rapprochement qui empeche Agamben de porter temoignage et Lacan d'apprendre - dans le sens de Butler - l'alterite de l'analysant. 5. Du moment politico-social de la critique des normes de reconnaissance : contingence est reconnaissance. Plus haut, j'ai pose quelques questions que je voudrais reprendre : politique-ment et cliniquement parlant, quelles sont les consequences du fait de croire que la limite universelle et a-historique du langage est le ressort qui permet au temoin de se decaler des normes de reconnaissance dominantes ? Ou autrement 131 17 Rodrigo De La Fabian, Une critique du paradigme tragique en psychanalyse a partir de la conception ethique de la subjectivite chez Emmanuel Levinas. De l'assomption tragique au soup-gon comique de la castration, L'evolution psychiatrique 75 (2010) 565-581. 132 dit : quelles peuvent etre les consequences de penser qu'une partie inherente de la critique politique et de la position clinique par rapport aux formes de reconnaissance habituelles devrait chercher a creer les conditions de production, toujours historiquement situees, d'une telle limite ? Pour Butler, le point qui permet de creer un champ de communalite dans la difference, c'est est la precarite, la vulnerabilite des individus. Or, il me semble que la seule fagon de porter temoignage et de pouvoir faire sortir la clinique psychanalytique du solipsisme tragique passe par la possibilite de mettre en acte cette vulnerabilite. Et justement, la certitude du manque symbolique est a mon avis chez Agamben comme chez Lacan, une derniere defense face a la peur de la perte de maitrise que cela implique, une derniere barriere face a la perfor-mativite de l'acte de mettre en jeu leur propre vulnerabilite. La precarite est un concept a la fois socialement et historiquement situe. Sociale parce qu'elle implique le fait d'etre intimement construit et toujours dependant des autres. De plus, la precarite implique que les formes de dependance sont historiques. Cette derniere dimension determine justement le fait qu'on ne puis-se pas reconnaitre directement les exclus. Si la precarite etait seulement une question propre a la nature sociale humaine, elle deviendrait alors un domaine de reconnaissabilite a-historique. Le manque qui pourrait faire vibrer la voix des sans-voix - sans les objectiver - doit etre un manque aussi historique que celui de la victime. Je suis donc d'accord avec Judith Butler lorsqu'elle affirme que chez Lacan, il y a une sacralisation de la fonction de manque (« religious idealization of failure » Butler, 1999, p. 7618). C'est-a-dire que le manque est mis hors l'histoire par La-can. Au contraire, plutot que de reposer sur la certitude de l'existence d'une limite a-historique, il me semble que la position analytique ainsi que la question politique du temoignage des exclus, impliquent la production critique de limites historiquement situees, des normes dominantes de reconnaissance dans un certain domaine discursif. Critique qui cree les conditions pour etre eventuel-lement perturbee par une autre impossibilite, c'est-a-dire pour devenir temoin de la vulnerabilite de l'autre. Et le savoir analytique et la lutte politique pour la 18 Butler, Judith: Gender Trouble. Feminism and the subversion of identity. New York, London: Routledge, 1999. reconnaissance, au lieu de resoudre a priori la question du manque, devraient etre une critique qu'ouvre la possibilite d'apprendre la vulnerabilite de l'autre qui se situe hors du champ de reconnaissabilite a travers sa propre vulnerabilite, mise en acte de fagon historiquement contingente. Mais, qu'est-ce que « mettre en acte la vulnerabilite de fagon contingente et historique », pourrait signifier ? La certitude de l'existence du manque dans le langage, chez Lacan et Agamben, evite de poser la question de la fonction capi-tale qu'aurait la production historico-contingente des critiques des normes de reconnaissance. En effet, pour pouvoir entendre la voix des sans-voix - dans le domaine politique - ainsi que celle du trauma qui se repete dans le transfert -dans le domaine analytique - ; il me semble qu'il ne suffit pas de s'appuyer sur cette certitude transcendantale. En revanche, la fonction de l'apprehension chez Butler nous conduit vers une autre voie. Elle ecrit : « apprehension peut devenir la base d'une critique des normes de reconnaissance. » (Butler, 2009, p. 5. La traduction est mienne). L'ap-prehension de la vulnerabilite des autres serait donc une fagon de prendre acte -acknowledge - de ma propre vulnerabilite. C'est-a-dire aux antipodes de Lacan et d'Agamben ; ce n'est pas parce que je confie que ga manque que je peux donner la possibilite a l'exclu d'etre en quelque sorte reconnu. Au contraire, c'est parce que l'exclu m'expose au manque que je peux en meme temps critiquer les normes de reconnaissance dominantes, en lui offrant de fagon non revendica-tive cette revelation opaque et le reconnaitre dans son alterite. La vulnerabilite n'est pas un manque stable d'ou l'on peut extraire une certitude ; etre vulnerable implique plutot etre d'expose a l'autre de sorte que je ne puisse meme pas choisir ma propre mort. Dans la torture, par exemple, Butler montre qu'il s'agit d'exploi-ter le lien qui nous raccroche aux autres au point d'etre depossede de la possibi-lite de couper ce lien par la mort (Butler, 2009). Un etre vulnerable ne peut pas se confier a la negativite de la mort comme derniere garantie de la liberte. Mais il est vrai que, si l'on est toujours pris dans des normes de reconnaissance et si, en plus, nous ne pouvons plus nous confier au manque universel du lan-gage pour en sortir, alors il n'y a aucune garantie d'entendre la voix des sans-voix. Il nous faut donc repenser la maniere d'articuler la double impossibilite dont nous parle Agamben : au lieu de la confiance au manque universel du lan-gage, je propose la critique, dirais-je etique, des normes de reconnaissance - 133 du champ de reconnaissabilite - et puis, eventuellement, la question politique de la rencontre - toujours contingente - avec la voix des sans-voix. Lorsque Butler dit que l'apprehension peut devenir la base de la critique des normes de reconnaissance, elle montre que la dialectique critique suppose un instant social et contingent indepassable : c'est en passant par l'exclu qu'un cadre nor-matif peut etre critique. Mais cette rencontre contingente presuppose le moment de la critique interne au cadre normatif, critique qui peut me rendre sensible a la contingence de la rencontre avec l'exclu. Le moment etique de la critique est un mouvement solipsiste en soi, du moins jusqu'a ce qu'il rencontre l'autre manque, le manque de l'exclu. Pas pour le reconnaitre - au sens de Honneth -mais pour offrir l'ouverture du cadre normatif, issue de la rencontre contingente avec lui, comme s'il s'agissait d'une caisse de resonance ou sa voix sourde pour-rait trouver une surface d'inscription sonore. Il ne s'agit donc pas, comme chez Agamben et Lacan, d'offrir la certitude d'un manque universel et impassible. Il s'agit plutot de lui offrir, de mettre a sa disposition, le ravissement de la maitrise du Moi, effet de la contingence de la rencontre avec l'autre dont je depends. 134