Filozofski vestnik | Letnik XXXI | Številka 2 | 2010 | 95-119 Jelica Šumič Riha* L'ecriture mystique ou la « jouissance d'etre » Mystique, I'obscure auto-perception du royaume exterieur au moi, du ga.1 Il y a une jouissance [_] au-dela du phallus. [_] Il y a une jouissance a elle, a cette elle qui n'existe pas et ne signifie rien. Il y a une jouissance qu'elle eprouve - ga, elle le sait. Elle le sait, bien sür, quand ga arrive. [_] Il est clair que le temoignage des mystiques, c'est justement de dire qu'ils l'eprouvent, mais qu'ils n'en savent rien. [_] Cette jouissance qu'on eprouve et dont on ne sait rien, n'est-ce pas ce qui nous met sur la voie de l'ex-sistence ?2 La psychanalyse vise a ce que le sujet se realise, au-dela de ses identifications, comme une reponse a l'impossibilite de rapport sexuel, a ce que le sujet advienne comme reponse du reel. « Chacun est un poeme » dit Lacan pour signaler que la psychanalyse ne vise pas l'universel dans le sujet, mais plutot ce qu'il y a de plus singulier chez l'etre parlant : l'emergence du mode de jouir comme suppleance a cette inexistence du rapport sexuel. Mais en quel sens le nouage de l'ecriture et de la jouissance, que nous avons choisi comme point de depart, pourrait nous servir de fil conducteur dans notre interrogation sur les modes singuliers de cette suppleance ? Il s'agit notamment de savoir si la jouissance reste coupee de la parole, indicible comme l'est cense etre le Dieu des mystiques. Y'a-t-il une suppleance qui se supporte du langage ou faut-il plutot soutenir que chacun, dans son mode de jouir, semble reduit a etre « le partenaire de sa propre solitude »? 95 Si, pour reperer les lieux ou la psychanalyse rencontre l'experience mystique, nous partirons de l'enseignement de Lacan et non de celui de Freud qui, comme on le sait bien, n'etait pas porte sur la mystique, c'est parce que Lacan n'a pas he-site a coupler Dieu avec une jouissance qui, tout en etant indicible, s'ouvre vers l'Autre, vers le symbolique. Ce n'est nullement un hasard si, juste a la suite de son 1 S. Freud, Resultats, idees, problemes II, Paris, PUF, 1987, p. 288. 2 J. Lacan, Le Seminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, pp. 69-71. * Institute of Philosophy SRC SASA evocation de cette jouissance que les femmes et les mystiques eprouvent, mais dont ils ne peuvent rien dire, Lacan enchaine brutalement : « Et pourquoi ne pas interpreter une face de l'Autre, la face Dieu, comme supportee par la jouissance feminine ? »3 « Etre-Un avec Tout » Il faut souligner qu'a la difference de Lacan, les rapports de Freud a la mystique ne sont pas tres engageants. Dans une lettre ecrite a Romain Rolland a propos de ce que celui-ci avait decrit comme une « sensation oceanique », sentiment im-mediat d'etre attache au monde par des liens directs, Freud avoue une « fer-mete », voire une repulsion, face a cette union avec le grand Tout : « Combien me sont etrangers les mondes dans lesquels vous evoluez ! La mystique m'est aussi fermee que la musique ».4 La position de Freud dans cette lettre anticipe en quelque sorte la critique qu'il adresse dans Malaise dans la culture au « sentiment oceanique », plus precisement, a l'idee que « tout se dirige vers l'Unite oceanique, vers la symphonie des mondes en mouvement ou s'harmonisent les milliards d'etres »5. En effet, dans le premier chapitre de sa Malaise, Freud attri-bue l'idee d'un « lien indissoluble, d'une appartenance a la totalite du monde exterieur »,6 en un mot, l'idee d'« etre-un avec le Tout » que le « sentiment oceanique » est cense exprimer, a la « restauration du narcissisme illimite »7 propre au Lust-Ich primitif, puisque, a ce stade, du fait qu'il n'y a pas d'opposition entre le dedans et le dehors, « le moi contient tout ». Ce sentiment oceanique, ou « les contenus de representations qui conviennent [a ce moi-plaisir primordial] seraient precisement ceux d'une absence de frontieres et ceux d'un lien avec le Tout »,8 n'est, dit-il, qu'« un seul etat exceptionnel ». Or la psychanalyse 96 nous apprend a connaitre un grand nombre d'etats dans lesquels la delimitation du moi d'avec le monde exterieur devient incertaine, ou dans lesquels les frontieres sont tracees d'une maniere vraiment inexacte ; des cas oU des parties du corps propre, voire des elements de la vie d'ame propre, perceptions, pensees, sentiments, apparaissent comme 3 Ibid., p. 71. 4 S. Freud, Correspondance 1873-1939, Paris, Gallimard, 1966, lettre du 20 juillet 1929. 5 R. Rolland, Inde, Journal 1915-1943, Paris, Albin Michel, 1960, p. 428. 6 S. Freud, La malaise dans la culture, Paris, Quadrige/PUF, 1995, p. 6. 7 Ibid., p. 14. 8 Ibid., p. 9. Strangers et n'appartenant pas au moi, d'autres cas oü I'on impute au monde exterieur ce qui manifestement a pris naissance dans moi et devrait etre reconnu par lui.9 Si on se propose, comme nous le faisons, de reperer ce qui, sur la mystique, peut se trouver dans les ecrits de Freud, il faut bien constater qu'il a une position plus equivoque qu'on le croit face a cette experience enigmatique. D'une part, Freud attribue le fameux « sentiment oceanique » a la « creation de fantasmes ». En effet, « avec l'introduction du principe de realite, dit-il, une forme d'activite de pensee se trouve separee par clivage ; elle reste independante de l'epreuve de realite et soumise uniquement au principe de plaisir. C'est cela qu'on nomme la creation de fantasmes^ ».1° On peut, pour poursuivre dans cette direction, dire que l'experience mystique refleterait en quelque sorte le pourvoir de l'incons-cient lui-meme. D'autre part, il laisse la possibilite que l'experience mystique offre un cadre pour penser le bouleversement des frontieres entre les regions du psychisme : nous nous representons aisement, dit-il, que certains pratiques mystiques arrivent a bouleverser les relations normales entre les divers fiefs psychiques, que la perception devient ainsi capable de saisir des rapports dans le moi profond et dans le ga qui lui seraient sans cela restees impenetrables11. La singularite de la mystique, telle que nous presente Freud, consisterait a ef-fectuer, pour reprendre l'expression de Paul-Laurent Assoun, « une curieuse transgression topique, sous forme d'une sorte de translation des frontieres »12. Si l'experience mystique, cette « auto-perception obscure du regne, au-dela du moi, du ga », pour reprendre la definition freudienne du mysticisme, met en chantier une relation a l'inconscient que la psychanalyse a a ecarter pour rester fidele aux Lumieres et a l'esprit scientifique, le fait que le sujet mystique ferait l'experience 97 de ce que, quelque part en lui, regne le ga, permet a Freud de designer le parcours propre a la psychanalyse. L'experience mystique designerait ainsi un etatlimite « indicible », suspect, dans la mesure oü l'idee de l'auto-perception oü 9 Ibid., pp. 7-8. 10 S. Freud, « Formulations sur les deux principes du cours des evenements psychiques », Resultats, idees, problemes I, Paris, PUF, 1984, pp. 138-139. 11 S. Freud, Nouvelles conferences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, p. 111. 12 P.-L. Assoun, « Freud et la mystique », Nouvelle Revue de Psychanalyse, no. 22, automne 1980, p. 60. sujet et objet coincideraient attribue le role du sujet au ga lui-meme. En d'autres termes, Freud se revele hostile a la mystique parce que I'experience mystique, selon lui, renvoie a un « langage emanant immediatement de la 'representation de chose' », pire, dans la mystique, « la Chose parlerait toute seule »13. En fin de compte, l'erreur mystique, dans la conception freudienne, consiste a vouloir se passer du passage de la representation de chose a la representation de mot. Freud ne peut donc que refuser la mystique puisque celle-ci occulte la breche du psychique et du somatique, ce point meme auquel « les efforts therapeutiques de la psychanalyse s'appliquent »14. A premiere vue, la mystique et la psychanalyse ont le but commun : elargir le champ de perception et transformer son organisation de sorte que le sujet puisse s'approprier « de nouveaux fragments de ga », comme le dit Freud. Or, comme le souligne Assoun dans son etude sur « Freud et la mystique », le double inte-ret de la reflexion freudienne sur la mystique consiste non seulement a concevoir d'ou provient l'aptitude de certains sujets a acceder immediatement aux relations dans les profondeurs du moi et du ga, « normalement inaccessibles », ce qui permet a ces sujets d'acceder a leur propre verite mais aussi a rendre visibles les limites de la mystique qui « erige en ideal son impasse meme »15. C'est la, en cet indicible, point d'attaque commun de la psychanalyse et de la mystique, que Freud propose la voie obligee pour la psychanalyse : faire passer l'indicible jouis-sance immediate du ga par les representations verbales, c'est a ce point aussi qu'est enonce le fameux imperatif Wo Es war, soll Ich werden. L'Autrejouissance Sur la question de la mystique, Lacan n'est decidement pas freudien. S'il refuse 98 de « pathologiser » la mystique ou de la ramener a « des affaires de foutre »16, c'est parce que la mystique, comme il l'affirme expressement dans le Seminaire Encore,« c'est quelque chose de serieux, sur quoi nous renseignent quelques per-sonnes, et le plus souvent des femmes, ou bien des gens doues comme saint Jean de la Croix » (p. 70). Contrairement a Freud qui, nous avons vu, ramene la visee de l'Etre-Un avec le Tout de la mystique au fantasme, Lacan, quant a lui, cherche 13 Ibid., p. 63. 14 S. Freud, Nouvelles conferences sur la psychanalyse, p. 111. 15 P.-L. Assoun, « Freud et la mystique », p. 63. 16 J. Lacan, Encore, p. 71. dans les ecrits des mystiques une elaboration de la jouissance qui se situerait au-dela du fantasme. A suivre Lacan, le premier statut de la jouissance est d'etre interdite « a qui parle comme tel »17. Partant de la these lacanienne selon laquelle le signifiant a des effets de mortification de la jouissance, on pourrait dire que le sujet lui-meme, c'est-a-dire le sujet tel qu'il emerge de la determination signifiante, est castration de jouissance. Si, d'une maniere generale, « rien ne force personne a jouir sauf le surmoi »18, comme l'enonce d'ailleurs la phrase conclusive de « Subversion du sujet et dialectique du desir » : « La castration veut dire qu'il faut que la jouis-sance soit refusee, pour qu'elle puisse etre atteinte sur l'echelle renversee de la loi du desir »19, il faut distinguer deux figures du surmoi : le surmoi freudien s'ap-puie sur l'existence d'un x qui dit non a la castration. C'est l'exception du pere qui fonde la regle pour que tout x est soumis a la fonction phallique. En revanche, le surmoi lacanien, soutenu par un enonce paradoxale: « Jouis ! », est une fonction limite, liee, non pas a la castration, mais a la non-castration, de-montrant par la que la castration originelle de jouissance ne tient pas a l'Autre comme tel mais au signifiant, puisque c'est de structure que nulle reconciliation de l'Autre et de la jouissance n'est envisageable. C'est le signifiant qui barre la jouissance et la cause en meme temps. Cette jouissance que le signifiant rend possible en la localisant dans certaines limites imposees par la castration, Lacan nomme la jouissance phallique, la seule permise par l'operation signifiante, la seule commune a tout parletre : la jouissance, dit Lacan, est « marquee par ce trou qui ne lui laisse pas d'autre voie que celle de la jouissance phallique »2°. Il en decoule que pour tout sujet le phallus est le passage oblige pour subjecti-ver son sexe et permet une jouissance pour tous - la jouissance phallique - fon-dee dans la castration et bornee par la formule de l'exception paternelle qui cree 99 la regle : il y en a un qui dit non a la castration. Alors que, pour Freud et pour Lacan, quelque soit la voie prise par un parletre, elle est entierement reglee par la position a l'egard du phallus, pour Lacan, il y aurait un « au-dela » du phallus. Il demande, en effet, « comment ce qui jusqu'ici n'est que faille, beance dans 17 J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du desir », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 821. 18 J. Lacan, Encore, p. 10. 19 J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du desir », p. 827. 20 J. Lacan, Encore, p. 14. la jouissance, serait realise ? »21 C'est du cote des parletres qui s'inscrivent en position feminine par rapport a la fonction phallique, c'est-a-dire a la castration, que Lacan cherche la reponse a sa question. En effet, il s'avere qu'une part des etres parlants n'est pas toute prise dans cette fonction. La Femme n'est pas toute, une part y echappe, qui l'exclut de la logique ordonnee par le signifiant phallique. Cette absence de limitation par le phallus se fonde de l'absence d'exception qui construirait un ensemble incomplet, comme du cote homme. Si la Femme n'y est pas toute, il n'y en a pas une qui n'y est pas du tout. C'est de la que la Femme peut etre situee du cote de la folie, hors de l'ordonnancement phallique. On pourrait dire que la particularite de la position feminine est le redoublement du manque du cote des femmes : manque a avoir et manque a etre. En effet, il y a deux solutions possibles pour manier ce double manque : une fausse solution, « psychotique », et une vrai solution qu'on pourrait, a la limite, designer comme « mystique ». Une femme peut se mettre dans la position d'etre tout pour un homme - au nom de l'amour. Ce « etre tout pour l'homme » vise a transformer tout son avoir en etre : « tout donner pour etre tout ». Pour Lacan, ce n'est que la fausse solution du masochisme feminin dans la mesure ou le sujet se retrouve vide des qu'il s'apergoit qu'il n'est plus rien pour l'autre. La position d'« etre tout pour un homme » n'est qu'une fausse solution parce qu'elle implique un recouvrement entre le tout et le rien, un recouvrement qui s'inscrit dans une logique du tout. Posee ainsi en termes de la logique du tout, cette solution est une solution psychotique puisqu'elle se presente sous la forme : « etre la femme qui manque a tous les hommes » ou encore : etre l'Autre de l'Autre. La vraie solution, celle qui se situe hors de la psychose, n'est pas d'etre tout ou rien, mais d'etre Autre pour un homme. Sur la vraie solution de la positon feminine, Lacan nous donne quelques indications lorsqu'il signale la difficulte de l'acces a l'Au-100 tre du phallus chez l'etre parlant. Une fois admis que « l'alternance du sexe se denature », il n'y a d'autre solution pour y acceder que celle-ci : « L'homme sert ici de relais pour que la femme devienne cet Autre pour elle-meme, comme elle l'est pour lui. »22 Que la femme devienne Autre, en revanche, signale qu'elle se divise par sa propre jouissance entre une partie qui releve de la jouissance phallique et une autre dimension « mystique » extatique. C'est pourquoi dans son seminaire Encore, Lacan s'oppose a la reduction de la jouissance mystique a un substitut de 21 Ibid., p. 14. 22 J. Lacan, « Propos directifs pour un congres sur la sexualite feminine », Ecrits, p. 732. la relation phallique. Ce qui est vise n'est pas la reduction de I'Autre a I'Un, il s'agit, au contraire, de rapporter l'Un a un Autre de telle sorte que l'Autre lui-meme se trouve barre, divise. Pour Lacan, on voit bien, toute difficulte inherente a la position feminine est de savoir operer avec le rien pour se faire l'Autre. Ainsi, Lacan fait valoir la dupli-cite propre a la position feminine et sa difficulte propre. Pour que le report reel de la « receptivite d'etreinte » a la « sensibilite de gaine »23 puisse se faire, comme il l'ecrit dans « Propos directifs pour un Congres sur la sexualite feminine », il faut qu'il n'y ait pas d'obstacle a ce que le sujet supporte d'etre le lieu d'une jouissance au-dela de « l'etalon phallique ». C'est ce « a quoi fait obstacle toute identification imaginaire de la femme a l'etalon phallique qui supporte le fan-tasme ».24 Lacan situe la radicale difficulte de la position feminine sous la forme de l'alternative : etre pris « entre une pure absence et une pure sensibilite »25. Pure absence, lorsque le sujet s'adresse a l'amour du pere mort, pure sensibilite, lorsqu'il y a jouissance. Ce qui constitue la particularite de la position feminine, c'est l'acces a une jouissance supplementaire, une Autre jouissance, pour utiliser son nom lacanien, qui echappe a la determination signifiante et qui n'est pas coordonnee a la fonction phallique. A vrai dire, cette Autre jouissance n'est at-teinte que dans un effort d'une « dephallisication » de la jouissance. En un sens, l'extase de Sainte Therese, evoquee par Lacan dans son seminaire Encore, te-moigne d'une jouissance singuliere puisqu'elle tient a la relation a un pere mort, ou, plus precisement, a un pere qui serait au-dela du vivant. Sainte Therese te-moigne qu'au-dela du pere mort, il y a la joie de l'Autre, qui n'a pas de nom mais dont la presence est certitude. L'alternative entre la pure absence et la pure sen-sibilite est ici repensee a partir de la certitude d'une jouissance de l'Autre, au-dela du pere ideal dont la menace ne concerne pas directement le sujet feminin. Cette jouissance au-dela, dite supplementaire, constitue une epreuve reelle puisqu'elle vient au corps : « il y a une jouissance a elle, a cette elle qui n'existe pas et ne signifie rien. Il y a une jouissance a elle dont peut-etre elle-meme ne sait rien, sinon qu'elle l'eprouve - ga, elle le sait. Elle le sait, bien sur, quand ga arrive. Qa ne leur arrive pas a toutes. »26 Cette jouissance en plus, les mystiques, 23 Ibid., p. 733. Ibid. 25 Ibid. 26 J. Lacan, Encore, p. 69. 101 102 hommes et femmes, l'eprouvent. La reference aux mystiques ne peut done trou-ver sa place que dans un seminaire ou il est question d'« une jouissance au-dela du phallus »27. Essayant d'eclairer les ecrits des mystiques, il ne faut pas tomber dans le piege que Lacan denonce dans le Seminaire Encore, et confondre l'aspiration mystique vers Dieu avec l'idee d'un rapport sexuel. Il s'agit plutot d'une experience ca-racterisee par un double geste de traversee : le geste de depassement du desir, et celui de la cloture de la jouissance masturbatoire de l'organe. On dira donc que, dans la perspective mystique, l'amour exclut le desir et la jouissance phal-lique pour se retrouver avec une autre jouissance, une jouissance particuliere, sans doute, dans la mesure ou elle pointe vers l'Autre. L'ex-sistence divine Selon Lacan, on pourrait voir dans les ecrits mystique qui decrivent les etats d'extase, une experience subjective tout a fait singuliere puisque le sujet se pre-sente « comme en un desert / que ne decrivent, que n'atteignent / ni paroles ni pensees »28, la trace d'un savoir « en plus de l'etre », pour emprunter l'expression lacanienne, un savoir qui s'inscrirait comme « effet de langage qui est retour de l'Autre », du fait « qu'on suppose l'etre a certains mots », Dieu, par exemple. Car ce qui fait le sans-fond de la jouissance qu'eprouve le sujet mystique, c'est que l'Autre, Dieu, trouve en lui sa jouissance, et meme que l'Autre ne soit rien d'au-tre que sa jouissance, celle qu'il eprouve. Precisons : c'est l'insondable de sa jouis-sance qui postule Dieu. C'est bien a cette pointe de l'extraction de l'etre de Dieu du reel du corps que Lacan ne cesse de souligner l'antinomie radicale de la jouis-sance et du savoir, le nouage paradoxal de la certitude et de l'ignorance : Vous n'avez qu'a aller regarder a Rome la statue du Bernin pour comprendre tout de suite qu'elle jouit, ga ne fait pas de doute. Et de quoi jouit-elle. Il est clair que le te-moignage essentiel des mystiques, c'est justement de dire qu'ils l'eprouvent, mais qu'ils n'en savent rien.29 Ibid. 28 Hadewijch d'Anvers, Visions, Paris, O.E.I.L., 1987, p. 152. 29 J. Lacan, Encore, pp. 70-71. Nous pouvons se demander avec Lacan, a quel sorte de reel permet l'acces ce rapport a l'etre qui ne peut se savoir, si de cette experience il n'y a ni paroles ni pensees mais effets sur le corps d'une part, et ecriture d'autre part ? Confronter l'impossible a dire, c'est une tache qui incombe a la psychanalyse justement. Partant de l'hypothese que « sur ce qui ne peut etre demontre quelque chose pourtant peut etre dit de vrai », la psychanalyse doit s'affronter a ce qui ne peut se dire et cela precisement dans la mesure ou c'est dans le silence, la ou ga ne peut se dire, qu'operent pulsion et jouissance. Pour Lacan, les ecrits mystiques sont la pour marquer que le corps a vraiment joui de quelque chose qui serait au-dela des mots. Ce que les ecrits mystiques nous montrent (plutot qu'ils nous le demontrent), c'est qu'au-dela de tout ce qui est, il y a une ex-sistence, sans nom et sans attributs, et qu'ils l'eprouvent - sans pouvoir la prouver. C'est cette ex-sistence, face a laquelle tout ce qui est se trouve devalorise, voire efface, que les mystiques nomment Dieu. Dans le fameux sermon « Paul se leva de terre et les yeux ouverts il ne voyait rien », Maitre Eckhart poursuit, avec une rigueur qui est assez exceptionnelle, le rapport a Dieu dans une sorte de radicalite qui le conduit jusqu'au point ou Dieu lui-meme se confond avec ce qu'il appelle l'Ungrund, le sans-fond, l'abime : Je ne saurais voir ce qui est Un. Il [Paul] ne vit rien, c'etait Dieu. Dieu est un neant et Dieu est un quelque chose. Ce qui est quelque chose, cela est aussi neant. Ce qu'est Dieu, il l'est totalement. C'est pourquoi Denys le lumineux [_] ne lui attribue ni ceci ni cela, [mais] ce ne l'est pour la raison qu'il n'est ni ceci ni cela. [_] celui qui parle de Dieu par rien, celui-la parle de lui de fagon appropriee. Lorsque l'ame parvient dans l'Un et qu'elle entre la dans un limpide rejet d'elle-meme, alors elle trouve Dieu comme dans un neant. Il parut a un homme, comme dans un reve [_] qu'il etait gros de neant comme une femme avec un enfant, et dans le neant Dieu naquit, il etait le 103 fruit du neant. Dieu naquit dans le neant. [_] Il vit Dieu, oU toutes les creatures sont neant. Il vit toutes les creatures comme un neant, car il a en lui l'etre de toutes les creatures. Il est un etre qui tous les etres a en lui.30 Pour Maitre Eckhart, l'acte de ne rien voir et de voir le neant coincident parce que, pour Dieu et pour le sujet, il y a un seul et meme neant. C'est pourquoi, saint 30 Maitre Eckhart, Du Detachement et autres textes, traduit et presente par G. Jarczyk et P.-J. La-barriere, Paris, Payot, Rivages, 1995, pp. 96-101. Paul, « les yeux ouvert, » ne voyant rien, a tout de meme vu quelque chose : « Ce vide etait Dieu », a entendre au sens ou absence de vision tourne en vision de I'absent - c'est-a-dire de celui qui est tout en cela qu'il n'est rien, rien que le vide de toute determination. En effet, pourquoi le lier a telle ou telle « chose », de-mande Eckhart, puisqu'il est en lui-meme, comme rien, toutes choses ? Dans la perspective de la conversion d'une negativite en positivite, dire que Paul « ne vit rien », c'est dire qu'en toutes choses il ne vit que le « rien » qu'elles sont ; et, comme ce rien est identique au tout qu'est Dieu, cela signifie qu'en toutes choses « il ne vit rien que Dieu ». Rien en elles-memes, « toutes choses » sont identique au tout de Dieu, parce que le propre de la creature, si l'on peut dire, est de ne pas s'ajouter au tout qu'est Dieu : « En Dieu il n'est rien que Dieu. Pour autant que je connais toutes les creatures en Dieu, je ne connais rien. Il [Paul] vit Dieu, ou toutes les creatures ne sont rien. » Ne rien voir des choses, c'est voir que Dieu est le rien de toutes choses, et que toutes choses ne sont que le rien qu'il est. Suivant les indication fournies par Maitre Eckhart, ce que visent les mystiques, c'est de se joindre a l'Autre et meme de disparaitre en lui, en essayant de saisir quelque chose, qu'on ne peut designer autrement qu'un « rien sans nom » (sein namenloses Nichts), par l'enumeration des noms de Dieu. Autrement dit, ce que cherchent les mystiques lorsqu'ils ecrivent tous les noms possibles de Dieu, c'est un signifiant qui designerait quelque chose du reel non accessible au symbo-lique. Au coeur de l'operation mystique de l'enumeration, il y a donc le probleme de l'incommensurable. Il s'agit d'un effort presque heroi'que pour manier la notion de l'incommensurable, du disparate, avec la castration symbolique, dans la mesure ou la logique de la progression enumerative implique une rencontre inevitable avec le manque au coeur du symbolique lui-meme. 104 Essayons de demontrer de quelle maniere la strategie du mystique qui veut at-teindre Dieu par l'enumeration interminable de ses noms differe de celle d'Achille dans sa quete de la tortue. A premiere vue, il s'agit de la meme demarche, celle qu'on met en oeuvre pour arriver a un point qui n'est accessible qu'a l'infini. Il y a pourtant une difference essentielle entre les deux logiques de progression, qui fait que la logique mystique est en quelque sorte l'envers de celle utilisee par Achille. Alors que, dans la demarche d'Achille, l'Autre se dresse comme une instance insaisissable, intouchable meme, car ce n'est que la positivation du rien de la cause qui anime cette metonymie incessante, le Dieu mystique se retrouve, a l'issue de cette operation, barre, inconsistant. En fait, ce resultat est inscrit dans la logique meme du « un par un » sur laquelle repose l'enumeration mystique puisque, des qu'on se met a enumerer tous les noms de Dieu, on se rend compte qu'il y a toujours un « plus-un » qui empeche de fermer la serie de ces noms. Comment fermer la suite des noms de Dieu malgre son incompletude structurelle, comment s'arreter la ou l'Autre semble defaillir, ou le savoir fait defaut non seu-lement au sujet, mais aussi a Dieu ? C'est bien le probleme qui hante les mystiques, probleme qui n'est resolu que par un virage paradoxal. On voit bien que rien dans sa demarche ne permet a Maitre Eckhart de sortir du symbolique pour atteindre le reel divin. Cependant, en changeant de perspective, Maitre Eckhart trouve la voie pour designer, non pas le Nom de Dieu, le « vrai » nom de Dieu, mais l'impossibilite de le trouver. Face a l'incompletude de la suite des noms, (l'Un, l'Absolu, la Bonte, la Sagesse, etc.,), Maitre Eckhart ne dit pas simplement : on n'y arrive pas, l'intelligence humaine est trop faible pour acceder a Dieu par l'enumeration de tous ses noms, Dieu restera a jamais un « sans-nom » pour l'homme. Au contraire, sa solution consiste en une veritable operation de « transfinitisation », pour utiliser le terme cantorien. Ce qu'avance Maitre Eckhart se resume ainsi : Pour nommer Dieu, il suffit simplement de dire « Dieu ».31 Si tout nom attribuable a Dieu le rate, tout ce qu'on peut faire est de marquer ce trou dans le symbolique. S'il suffit de dire « Dieu », c'est precisement dans la mesure ou ce signifiant joue le meme role par rapport a la suite des noms divins que l'aleph zero par rapport a la suite des nombres entiers.32 Dans les deux cas, nous avons affaire a un signifiant « nouveau » qui represente a la fois une limite inaccessible a la suite en question, et son cadre a l'interieur duquel la serie des noms de Dieu, de meme que celle des nombres entiers, peut croitre au-dela de toute limite. Comment s'effectue donc ce saut hors de la suite des noms, de ce « trou sans fond » que represente cette chaine des noms impermeable a toute addition ou soustrac- 105 tion, puisque le fait que l'on ajoute ou preleve un nom n'y change rien ? Quel est le statut de ce « Dieu » comme nom du « sans nom » ? Bien evidemment, ce n'est pas le « vrai » nom de Dieu. Il faut plutot le prendre comme un nom nouveau, uti- 31 Meister Eckhart: die deutschen und lateinischen Werke, hrsh. im Auftrage der deutschen Forschungsgemeinschaft (Stuttgart et Berlin, Kohlhammer Verlag, 1936.) Il faut lire sur ce point l'in-terpretation proposee par E. Laclau dans son article « On the Names of God », The eight technologies of otherness (Sue Golding, ed.), Londres et New York, Routledge, 1997, pp. 253-264. 32 Sur ce point, voir Nathalie Charraud, Infini et Inconscient. Essai sur Georg Cantor, Paris, An-thropos, 1994. lise pour marquer I'impasse propre a toute suite, a toute chaine signifiante. En effet, le nom « Dieu » est l'index de l'indetermination de tout nom assignable a Dieu : tous les noms sont indifferents, interchangeables, aucun ne peut s'etablir comme le nom privilegie, le point d'exception qui permettrait la totalisation de tous les noms. Le nom « Dieu » est un signifiant foncierement detotalisateur. Il y a donc chez Maitre Eckhart comme une tentative d'ecrire le mateme : S(A), le signifiant du manque dans le symbolique. Ce qui est designe par le signifiant « Dieu », c'est l'incompletude du symbolique lui-meme, l'impossibilite de mettre un point d'arret a la chaine des signifiants construite sur le modele du « plus un ». Si la position subjective d'Eckhart est marquee par les chicanes de l'infini, c'est parce que le point de depart de sa demarche n'est rien d'autre que la forclusion, et plus precisement la forclusion du Nom-de-Pere. C'est parce que Dieu a ete ori-ginairement refoule que les mystiques cherchent son nom. Si le Dieu des mystiques est ineffable, c'est precisement parce qu'il est scinde a jamais entre son Nom barre et son reel de la jouissance. L'operation de l'enumeration pourrait bien etre comprise comme une tentative pour suppleer la forclusion du Nom-de-Dieu. A la place du Dieu reel dont la jouissance est impossible a dire, S(A), s'erige des lors un semblant, un « Nom sans nom ». La suppleance a laquelle le sujet mystique peut avoir acces implique donc cette absence du Dieu sans nom qu'il re-joint. Mais approcher ce trou, ce vide dans le symbolique auquel se heurte le sujet mystique, ne renvoie pas seulement a la « nuit obscure » dont parle saint Jean de la Croix,33 mais aussi a une tentative pour combler ce manque par un signifiant. Or, cette solution symbolique n'est pas sans prix : en croyant atteindre Dieu par l'enumeration de ses noms, le sujet mystique finit par le « pas-toutiser ». En outre, en etant confinee au symbolique, la solution eckarthienne n'offre aucune reponse convenable quant a la jouissance : la seule jouissance admissible dans cette pers-106 pective est la jouissance reduite a la metonymie du desir. Ecriture de jouissance Deduire l'etre d'une position subjective a partir d'un manque est une operation qui s'impose du discours mystique. Les ecrits mystiques offrent un large eventail de temoignage de ce moment d'extraction du signifiant pris dans le reel, consti-tutif de leur demarche. Pour illustrer ce moment inaugural de la demarche mys- 3 Saint Jean de la Croix, La nuit obscure, Paris, Seuil, 1984. tique : saisissement de I'etre par un dessaissisement subjectif ou, pour utiliser le terme introduit par Lacan, la destitution subjective, prenons I'exemple de Marguerite Porete dont l'ambition ultime etait non seulement de « voir sans inter-mediaire ce que Dieu est » mais de devenir ce que Dieu est. Pour retrouver en Dieu son etre veritable, non separe, incree, il faut etre « sans nous-memes », selon sa propre expression, c'est-a-dire il faut se separer de tout ce qui nous se-pare de Dieu. Le prix a payer pour acceder a ce que Dieu est, c'est donc l'aban-don de soi ou l'effacement du moi : Je suis ce que je suis par la grace de Dieu. Je suis donc seulement ce que Dieu est en moi et rien d'autre ; et Dieu aussi est cela meme qu'il est en moi. En effet, rien n'est rien, et ce qui est, est ; et donc, je ne sus, si je suis, que ce que Dieu est, et personne n'est, sinon Dieu ; et c'est pourquoi je ne trouve que Dieu, oü que je penetre, car rien n'est, sinon lui, a dire vrai.34 Mais une fois l'aneantissement accompli, il ne reste que la jouissance de l'etre, une jouissance qui vise le recouvrement du tout et du rien. Il faut souligner qu'il y a deux voies pour acceder a cette Autre jouissance au-dela du phallus : la voie des mystiques et celle des psychotiques. C'est par le biais de la libido et de ses deplacements que Freud, comme on le sait, aborde le grand psychotique : Schreber. Pour Freud, la particularite psychotique tient au fait que l'investissement libidinal se retire tout entier du monde et des objets pour se concentrer sur le moi. Dans la paranoia, le monde est aneanti, seul le moi, lieu de l'investissement, survit. De fait, une fois que la libido se fixe sur le moi, les humais ne sont plus alors pour Schreber que des « ombres d'hommes bacles a la six-quatre-deux »35. On voit bien que ce qui distingue la position subjective de la mystique du rapport de Schreber a Dieu, c'est qu'elle doit « s'affranchir d'elle-meme ». Pour n'avoir plus qu'un seul attachement : a Dieu, il faut que la libido s'evacue non seulement du monde mais 107 aussi du moi. Il y a, chez la mystique, un desinvestissement de la libido radi-cale puisque elle se retire des objets du monde et du moi. Cette divergence entre la psychose et la mystique concernant les deplacements de la libido se repercute au niveau de la jouissance au-dela du phallus. S'il importe de 34 M. Porete, Le miroir des simples ames aneanties et qui seulement demeurent en vouloir et desir d'amour, Paris, Albin Michel, 1984, p. 137. 35 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur l'autobiographie d'un cas de paranoia », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1966, p. 314. distinguer la jouissance dans la paranoia et celle des mystiques, c'est parce que, comme l'ecrit Lacan, « Schreber donne support a ce que Dieu ou l'Autre jouisse de son etre passive », a la difference de la mystique qui, tout en s'offrant a l'Autre, n'im-pute pas la jouissance a l'Autre. De fait, « la paranoia identifie la jouissance dans le lieu de l'Autre comme tel »36. Schreber ne devient croyant qu'apres avoir adopte a l'egard de Dieu une attitude feminine : il se sent la femme de Dieu. La feminisa-tion ainsi que la contrainte de jouissance ininterrompue constituent l'amorce de la reconstruction du monde, une suppleance a la signification phallique mise a mal. Ou encore : du fait du retour dans le reel de la castration forclose du symbolique, Schreber est menace dans sa virilite, ce qui prend chez lui la forme d'une effraction corporelle venant de l'Autre divin. Autrement dit, des lors que la barriere de la jouissance est franchie et celle-ci a cesse pour lui d'etre hors-corps, son corps, loin d'etre le desert qu'il est pour chacun, se trouve assiege, traverse par une jouissance indicible. Celle-ci est imputee a l'Autre divin qui veut jouir de lui. C'est cette identification de la jouissance au lieu de l'Autre, dit Lacan, qui fait de Schreber l'objet ou rebut. Or de cette jouissance de l'Autre, dont Schreber n'est que le jouet, il faut distinguer une autre, l'Autre jouissance justement, une jouissance propre a la position subjective de Schreber : etre la femme de Dieu. Il s'agit de la jouissance d'etre a l'Autre, une jouissance qui ne peut se dire sauf a l'exalter comme in-dicible, sans limite tout comme la jouissance feminine. C'est par tout autre que l'experience enigmatique s'atteste chez les femmes et les mystiques. De fagon generale, la jouissance feminine supplementaire n'est pas saisissable par la mesure phallique, elle l'excede. Sur ce point, nous trouvons des indications precieuses dans le Seminaire D'un Autre a I'autre de Lacan qui portent sur « le sens du phallus comme signifiant manquant » : 108 Le phallus est le signifiant hors systeme, et, pour tout dire, le signifiant convention- nel a designer ce qui est, de la jouissance sexuelle, radicalement forclos. Si j'ai parle a juste titre de forclusion pour designer certains effets de la relation symbolique, c'est ici qu'il faut designer le point oü elle n'est pas revisable. J'ai ajoute que tout ce qui est refoule dans le symbolique reparait dans le reel, et c'est bien en quoi la jouissance est tout a fait reelle, car, dans le systeme du sujet, elle n'est nulle part symbolisee, ni, non plus, symbolisable.37 36 J. Lacan, « Presentation des Memoires d'un nevropathe, » Autres ecrits, Paris, Seuil, 2001, pp. 214-215. 37 J. Lacan, Le Seminaire, Livre XVI, D'un Autre a l'autre, Paris, Seuil, 2006, p. 321. Vue dans cette perspective, ce qui distingue la position du sujet mystique, c'est d'etre tout(e) dans ce qu fait la femme n'etre pas toute. Elle ne peut rien dire de cette jouissance qu'elle eprouve, puisque cette jouissance est hors discours, dans le reel justement. Nous touchons la la singularite de l'experience de l'Autre jouis-sance qu'on pourrait definir comme nouage de l'hysterie et de la psychose, puisque, dans les deux cas, il s'agit d'un signifiant en tant qu'il est forclos. Dans la psychose, c'est le signifiant du pere qui manque, d'ou sa ressurgie dans le reel sous la forme d'etre la femme. Dans l'hysterie, c'est le signifiant de la femme qui n'existe pas : il faudrait qu'il existe au moins un qui rangerait enfin la femme, comme l'homme, tout entiere, dans la fonction phallique, parce qu'il serait, lui, ce mai-tre, l'exception dont se fonde la regle. Mais puisqu'il n'en existe pas au moins un qui fasse l'affaire, alors la femme n'est pas toute dans la fonction phallique. Elle est donc aussi autre part : dans le reel justement, ou reparait ce qui n'est pas symbo-lisable, a savoir la jouissance. La position subjective de la mystique apporte ici un eclairage : c'est tout entiere qu'elle est dans cette autre part qui fait que la femme n'est pas toute dans la jouissance phallique, mais aussi dans une autre jouissance qui est aussi une jouissance folle.38 La formule de J.-N. Vuarnet, « les saintes, deux fois femmes », exprime bien l'idee selon laquelle la posture mystique serait le privilege des femmes. En effet, si « aucun role viril n'est possible a l'egard de Dieu, de-vant Dieu », c'est parce que « Dieu n'est jamais femme. Les mystiques hommes ne peuvent que devenir femmes [ou] devenir enfants »39. Nous devons donc nous poser la question du statut de la jouissance du psycho-tique au regard de cette jouissance de la femme. Dans les deux cas, elles se spe-cifient de l'absence d'exception, de l'absence d'un point d'enonciation qui fonderait un ensemble dans lequel se ranger. Cette absence pousse le sujet vers une jouissance hors limites, en tout cas, hors des limites permises de la jouis-sance phallique. Alors, si les femmes sont folles en ce que leur jouissance ex-cede la jouissance phallique, cependant elles ne sont pas folles du tout, pas sans le phallus. Elles sont simplement divisees entre la jouissance phallique, celle commune a tous, ce qui les range du cote homme, et une jouissance au-dela du phallus, qui les depasse et dont elles ne peuvent rien dire. C'est a cela qu'echoue le psychotique : a defaut d'etre appareillee par le signifiant, cette jouissance fait retour dans l'Autre comme tel et envahit le sujet. Il s'agit pour Schreber, non de consentir a la castration ; ce qui est le choix du nevrose, mais de parvenir a 109 38 J. Lacan, Encore, pp. 69-70. 39 J.-N. Vuarnet, Extases mystiques, Paris, Arthaud, 1980, p. 14. consentir a la volonte de jouissance sans limites de l'Autre. C'est parce que le psychotique n'est pas pris dans cette division : desarrime du signifiant, il te-moigne du caractere dechaine, illimite d'une jouissance qui ne l'inscrit en aucun point dans l'ensemble universel de « tout-homme ». Or, Schreber a acces a cette jouissance qui est interdite aux humains. Il doit en supporter la charge et s'em-ploie a sustenter un Autre, son Dieu, qui ne peut jamais en etre prive. Sur ce point, le Seminaire des Psychoses anticipe en quelque sorte ce que Lacan avancera dans le Seminaire Encore sur l'Autre jouissance, qui est une jouissance-Autre, une jouissance du corps, donnant son support a l'existence de Dieu - a entendre au sens de l'autre face de l'Autre, celle du symbolique -, quand il opposait, a la « dimension nouvelle de l'experience » qu'ils soutiennent, la ste-rilite de l'ecriture psychotique, celle de Schreber40. Ce qui permet a Lacan de si-tuer les mystiques (saint Jean de la Croix, Angelus Silesius, Hadewijch d'Anvers, sainte Therese d'Avila^) a cote des poetes, c'est donc l'engendrement d'un dire, cause par l'absolu d'un vide, d'un rien. C'est precisement dans cette perspective que l'experience mystique, pour Lacan, concerne l'avenement d'un ordre signi-fiant, « un nouvel ordre de la relation symbolique au monde » : S'il [Schreber] est assurement ecrivain, il n'est pas poete. Schreber ne nous introduit pas a une dimension nouvelle de l'experience. Il y a poesie chaque fois qu'un ecrit nous introduit a un monde autre que le nötre, et, nous donnant la presence d'un etre, d'un rapport fondamental, le fait devenir aussi bien le notre. La poesie fait que nous ne pouvons pas douter de l'authenticite de l'experience de saint Jean de la Croix, ni celle de Proust ou de Gerard Nerval. La poesie est creation d'un sujet assumant un nouvel ordre de relation symbolique au monde.41 110 Lacan distingue le rapport de Schreber a Dieu de celui des mystiques pour mon-trer que Schreber reste a mi-chemin - « plutot melange qu'union de l'etre a l'etre », dit Lacan, empreint de « voracite et de degout ». Mais le trait le plus important que Lacan souligne chez Schreber, c'est que « la relation de Schreber a Dieu ne montre rien de la Presence et de la Joie qui illuminent l'experience mystique »42. Car ce que la mystique eprouve, exige que Dieu en reponde - hors d'elle- 40 J. Lacan, Le Seminaire, livre III, Les Psychoses, Paris, Seuil, 1980, p. 91. 41 J. Lacan, Les psychoses, p. 140. 42 S. Lacan, « D'une question preliminaire a tout traitement possible de la psychose », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 575. meme. C'est pourquoi on pourrait dire que c'est d'extase que Dieu ex-siste. Or, pour acceder a l'etat ou l'amour reuvre en elle, mais « sans elle », donc pour ac-ceder a une Autre jouissance, la mystique doit ecrire. Elle doit ecrire et se faisant elle montre qu'« a cause de ce qu'elle parle, ladite jouissance, le rapport sexuel n'est pas »43. En meme temps, ce dont elle fait tout de meme trace ecrite, poesie, c'est de la femme en tant qu'elle n'existe pas, en tant que sa jouissance est le reel meme. De fait, lorsque les mystiques insistent qu'il y a dans l'au-dela ou ils se trouvent ravis un point du reel qui se tient hors du sens, hors du symbolique, hors de la pensee, ils ne signalent rien d'autre que le corps comme substance jouissante. Or, ce reel, n'est-il pas « la solitude qui decoule du rapport qui ne peut s'ecrire ? », demande Lacan, car, il enchaine, « la solitude s'ecrit, elle est meme ce qui s'ecrit par excellence, elle est ce qui d'une rupture de l'etre laisse trace ». « L'ecrit, c'est la jouissance »44: la mystique est celle qui fait du cri d'amour dont Il ex-siste ecrit de jouissance. L'experience mystique offrirait ainsi un cadre pour penser ce qu'il en est de la jouissance autre que phallique a travers un « voyage aide par la deraison »45, un periple a la fois erotique, poetique, voire logique, un periple qui, bien qu'il soit folie, n'est pas psychose au sens clinique du terme. Car l'impossible de cette jouissance fait la substance meme d'ou un sujet qui en est comme le vide, dans son etre de vivant assujetti au langage, doit advenir. Or c'est precisement sur ce point que Schreber, selon Lacan, avait echoue : « S'il est assurement ecrivain, il n'est pas poete^ »46. Le dire et le dit La distinction que Lacan fait entre le dire et le dit, notamment dans la celebre phrase inaugurale de « L'etourdit » : « Qu'on dise reste oublie derriere ce qui se dit dans ce qui s'entend »47, apporte ici un eclairage irremplagable. Si le propre du dire est d'etre oublie (« qu'on dise reste oublie^ »), alors dans les phenomenes 111 du langage auxquels est confronte le sujet psychotique, la signification manque, non pas parce qu'elle est oubliee mais parce qu'elle ne peut se produire. Autre-ment dit, bien que les voix de Schreber soient faits de materiel signifiant, elles ne 43 J. Lacan, Encore, p. 57. 44 J. Lacan, Le Seminaire, Livre XVIII, D'un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, p. 129. 45 J.-N. Vuarnet, Extases mystiques, p. 19. 46 J. Lacan, Les Psychoses, p. 91. 47 J. Lacan, « L'Etourdit, » Autres ecrits, p. 449. procedent pas d'un dire. La distinction lacanienne du dire et du dit nous permet de concevoir la distinction de deux modes de relation a Dieu. En effet, a suivre Lacan, Dieu est le nom de ce qui echappe a I'apprehension par le signifiant, c'est pourquoi nous n'avons aucune raison de refuser au fou « le maniement d'un vocable dont nous savons l'importance universelle »48. Pourtant, le Dieu du fou ne peut se confondre avec celui du fou de Dieu. La raison en est simple: si le Dieu de Schreber qui se manifeste par les voix est bien leur cause, il n'en est pas l'« au-teur » et cela precisement dans la mesure ou il ne peut y avoir d'auteur a ce qui n'est pas un dire. Quant au Dieu des mystiques, il emerge dans la parole poe-tique que les mystiques ecrivent comme sous la « dictee » ou c'est l'Autre et non le Je personnel qui parle, ainsi dans les poemes de saint Jean de la Croix. Il ne dit « je » qu'en disant « je ne sais » : « L'amour est un je ne sais quoi / Qui vient je ne sais d'ou / Qui entre je ne sais par ou / Et donne la mort je ne sais comment. » Encore une fois, le reel de la psychose tient au dire du psychotique plutot qu'au contenu de son delire. C'est le temoignage de Schreber. Il s'y engage comme sujet qui parle de son Dieu, de l'Autre. C'est de la jouissance de l'Autre dans le reel qu'il s'agit. Dieu fait jouir Schreber de « son etre passive », comme le dit Lacan et Schreber ne peut que se livrer comme « support de la jouissance de Dieu ». Il en decoule qu'au regard de son ecriture, il n'y a aucune connexion entre le sujet psychotique et son ecrit. On pourrait aller jusqu'a dire qu l'enigme de la positon subjective du psychotique, c'est d'etre le signifiant qui le represente. En revanche, affranchir le risque de l'aneantissement de son etre par rapport a la jouissance de l'Autre, comme nous enseignent les mystiques lorsqu'ils evoquent le vide, le rien, le neant pour qualifier la position du sujet face a l'Autre, requiert du sujet a trouver appui dans le defaut de tout appui, ce que Lacan appelle l'avene-112 ment du sujet. De fait, l'ecriture mystique, issue du neant comme le Dieu de Mai-tre Eckhart, confronte le sujet a une angoisse particuliere, celle de s'avancer sans garantie. C'est precisement ce trait qui situe les ecrits mystiques au-dela du fan-tasme. Si c'est au fantasme qu'on s'accroche quand on rencontre l'absence de garantie dans l'Autre, d'inconsistance de l'Autre, la question qui reste a elucider est celle qui porte sur la positon du sujet mystique par rapport a ce vide de toute garantie. Or si l'effondrement de l'Autre ne se subjective pas plus que la mort ou la castration, ce que les mystiques montrent comme solution, c'est un temoignage en 48 J. Lacan, Les psychoses, p. 140. acte. La solution qu'ils proposent, ce sont finalement leurs ecrits, quelque chose qui est issue, qui est produit de cette confrontation avec le vide de l'Autre. Combler le trou dans I'Autre Sur ce point, il faut souligner que combler le trou, le manque dans l'Autre qu'af-fronte le sujet dans son rapprochement a Dieu par un signifiant « nouveau », un si-gnifiant « en plus », ne constitue pas la seule solution que les divers courants du mysticisme proposent a l'egard de la jouissance. On peut aussi tenter de boucher ce gouffre que represente l'Autre symbolique par quelque chose qui n'est pas de l'ordre du symbolique, mais plutot de l'ordre du reel. Au sein du mysticisme lui-meme, s'opere donc un passage de la suppleance supportee par le symbolique et dont le paradigme pourrait bien etre le mysticisme masculin, Maitre Eckhart, par exemple, a une suppleance reelle ou c'est l'objet reel qui sert de bouchon. Dans le Seminaire L Ethique de la psychanalyse, Lacan met en valeur, a propos, justement, des mystiques-femmes, quelques exemples de surgissement du reel de l'objet au point meme ou l'Autre symbolique, Dieu en tant que Nom, defaille. Quand il nous raconte qu'Angele de Folignio « buvait avec delice l'eau dans la-quelle elle venait de laver les pieds des lepreux, » ou que « Marie Allacoque man-geait, avec non moins de recompense d'effusions spirituelles, les excrements d'un malade, » c'est pour indiquer cette tentative propre au mysticisme d'attein-dre Dieu, non pas au niveau du signifiant (des noms, des attributs, des predicats qu'on pourrait assigner a Dieu), mais plutot au niveau du reel, jouant pour cela avec les objets pulsionnels. Il s'agit d'une experience qui vise l'Autre dans sa sin-gularite, dans sa materialite meme - d'ou le privilege de l'objet. En mettant l'ac-cent sur l'erotisme voile de cette tentative, c'est-a-dire sur la fagon dont la jouissance y est impliquee, Lacan ne manque pas de signaler une difference ca- 113 pitale entre la position perverse et celle des mystiques, meme si, dans les deux cas, il s'agit de loger l'objet a l'endroit ou l'Autre n'existe pas, ou l'Autre defaille. D'ou toute l'importance du rappel de Lacan : « La portee convaincante de ces faits assurement edifiants vacillerait sans doute quelque peut si les excrements dont il s'agit etait par exemple ceux d'une belle jeune fille, ou encore s'il s'agis-sait de manger le foutre d'un avant de votre equipe de rugby. »49 9 J. Lacan, Le Seminaire. Livre VII, L'Ethique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 221. jelicašumič riha Il y a donc, comme le souligne Lacan, un voisinage ambigue, et en meme temps une opposition, entre le mysticisme et la perversion. Si cette proximite troublante est voilee, c'est parce que les objets de la pulsion - l'objet oral et l'objet anal -evoques dans ces histoires edifiantes, comme le dit Lacan ironiquement, se pre-sentent au niveau de l'universel : ce sont les feces et les pieds de n'importe qui. Et c'est precisement cet effort pour mettre en valeur dans le singulier le quel-conque, voire l'indifferent, cette tentative pour, si l'on peut dire, universaliser le singulier, qui permet au sujet mystique de ne pas tomber dans le piege de la perversion. Ou encore : la ou le pervers vise un Autre bien particulier, c'est-a-dire dote d'un certain nombre d'attributs, le mystique cherche l'Autre sous la forme de n'importe qui. Cela ne signifie pas que, dans la perspective mystique, le sin-gulier soit efface, annule. Le singulier y est au contraire admis, il est apprecie tel qu'il est, mais, tel qu'il est, il est quelconque.50 Cet amour de l'autre dont temoi-gnent ces histoires de mystiques, cet abandon qui va jusqu'a gouter l'autre dans son dechet, nous questionne quant a la maniere dont la jouissance y est impli-quee : Alors que le mode de jouir propre au pervers vise a provoquer la division de l'Autre, celui du mystique cherche au contraire a le faire exister. Ce double geste du « pas-toutiser » Dieu, soit a travers une enumeration de ses noms - c'est-a-dire par une operation du « plus un » - soit a travers l'universali-sation du singulier au niveau de l'objet reel qui rend l'objet quelconque, qui le « desetrifie », ce double geste, donc, permet aux mystiques (hommes et femmes) de briser le cercle de la jouissance de l'organe, de l'Un, une jouissance fonciere-ment coupe de l'Autre. Quel est le statut de l'Autre dans les deux procedes ? Dans le mysticisme masculin, que l'on pourrait designer, a la limite, comme mysti-cisme de l'Un, le Dieu qui se dessine a l'horizon de l'enumeration interminable, est scinde entre l'Autre pas-tout, produit par l'operation enumerative elle-meme, 114 l'Autre comme gouffre insatiable, et l'Autre comme point d'arret, cet Absolu ineffable, inaccessible, qui n'est rien d'autre que la positivation-imaginarisation du « rien » de la cause du desir, de son insatisfaction structurelle. Dans le mysti-cisme de l'Autre, ou mysticisme feminin, lie non pas au desir mais a l'amour in-fini, le role de Dieu n'est pas celui de l'Absolu inaccessible, il s'agit plutot d'une operation qui, en sacrifiant l'inaccessible de Dieu, le reduit en quelque sorte au « rien », a un rien qu'on ne peut rejoindre qu'au prix d'une annulation du sujet 50 Sur la quodlibetalite de l'etre du singulier, voir G. Agamben, La communaute qui vient. Theorie de la singularite quelconque, Paris, Seuil, 1990, notamment pp. 22-27. lui-meme. Car pour que l'acces a l'Autre divin puisse se faire, il faut qu'il n'y ait pas d'obstacle a ce que le sujet soit le lieu d'une autre jouissance, une jouissance au-dela du phallus. L'experience mystique temoigne donc d'une double strategie, d'un savoir faire quant a la distinction entre le vide et le rien. Le point de depart de l'operation de la transfinitisation a la Maitre Eckhart est un vide du a la « forclusion » d'un si-gnifiant, d'un Nom justement, suppose devoir se trouver a une place oü il manque. Il s'agit de faire voir a sa place la presence d'un « rien », du signifiant « Dieu » en tant que matheme de l'incompletude divine. L'operation mystique, consideree du cote femme, consiste a faire passer du « vide » au « rien » d'une maniere un peu differente, dans la mesure oü le sujet mystique, que caracterise un vide qu'il eprouve lui-meme comme une desetrification, ne peut etre « comble » que par le « rien » de l'etre divin. Neanmoins, ce savoir faire permet au mystique-homme qui assume la tache d'etre le « scribe » de Dieu - une tache qui, a la limite, dure toute une vie puisqu'il s'agit d'ecrire tous les noms possibles de Dieu - d'eviter le danger de devenir le jouet de la jouissance de l'Autre, meme s'il se met en quelque sorte au service de l'Autre comme instrument, comme objet de l'Autre. De l'autre cote, ce savoir faire permet au sujet mystique agissant comme, par exemple, Angele de Folignio, d'assumer comme sienne la position occupee par l'objet petit a, c'est-a-dire, pour utiliser la formule proposee par Lacan, de savoir etre un « rebut de la jouissance »51. Ici, le point crucial est que le « mariage spirituel » entre Dieu et l'ame ne permet pas au sujet mystique de devenir « tout ». Au contraire, l'experience mystique pointe vers un rapport avec l'Autre qui ne revient pas a suturer l'Autre (son in-completude) avec l'etre du sujet. La description par saint Jean de la Croix, par exemple,52 d'une progression dans la Nuit obscure donne l'impression d'un dou- 115 ble depouillement : depouillement de Dieu dont il elimine successivement toutes les representations imaginaires, et depouillement correlatif du cote du sujet, un 51 Jacques Lacan, « Television », Autres ecrits, p. 520. 52 Si saint Jean de la Croix s'inscrit dans le mysticisme « feminin », c'est parce que, comme le rappelle Lacan, on n'est pas force quand on est male, de se mettre du cote du tout. On peut aussi se mettre du cote du pas-tout : « Il y a des hommes qui sont aussi bien que les femmes. Qa arrive. Et qui du m^me coup s'en trouvent aussi bien. Malgre, je ne dis pas leur phallus, malgre ce qui les encombre a ce titre, ils entrevoient, ils eprouvent l'idee qu'il doit y avoir une jouissance qui soit au-dela. » Encore, p. 70. renoncement du sujet a ses identifications, a tout l'imaginaire. C'est ce geste re-petitif de rature qui, separant le sujet de tout objet, le confronte dans son for interieur a un vide sans bornes. Ä la limite on pourrait dire que le Dieu des mystiques n'est rien d'autre que ce vide du sujet : ce vide, c'est Dieu identifie a sa propre place dans le sujet. On trouve chez Marguerite Porete une belle definition de cette position subjective quand elle dit : « Et je comprends que je suis aimee par Lui comme il est Celui qui est, et que je suis nue comme j'etait lorsque j'etait ce que je ne suis pas. »53 Comme il s'agit d'une experience qui permet au sujet de devenir ce qu'il est, une inexistence qui pourtant ex-siste quelque part, un pas-tout donc, on ne peut dire non plus que le sujet lui-meme se reduit a etre le jouet de Dieu. Si le sujet devient en quelque sorte « inseparable de Dieu », sans pour autant devenir son objet, si son inexistence coincide avec ce qui dans l'Autre ne lui repond pas, c'est parce qu'il n'y a plus de sujet. Le sujet n'accede donc a l'exis-tence qu'au prix de sa destitution subjective. Comment expliquer cet effet de desetrification qui caracterise l'experience mystique dans la mesure ou, pour le sujet mystique, l'avenement d'etre se traduit par une destitution? Il faut souligner que ce desert qu'est devenu le sujet n'est pas un desert issu de l'evacuation de la jouissance, d'un processus ou le renonce-ment a la jouissance produirait un « plus-de-jouir ». Au contraire, s'il n'y a rien d'ascetique dans l'experience mystique, c'est precisement parce que ce vide qu'est devenu le sujet mystique, cet ame aneantie, depouillee, se presente comme place ou peut se loger cet Autre jouissance qui, tout en etant omnipresente, reste indeterminable, non-localisable. Et c'est seulement en ce sens qu'on peut dire que l'amour extatique ouvre une voie d'acces a Dieu, parce que c'est la voie qui le fait exister : « Si de ce S(A) je ne designe rien d'autre que la jouissance de la femme, c'est assurement parce que c'est la que je pointe que Dieu n'a pas encore 116 fait son exit. »54 Ce qu'eprouvent les mystiques-femmes, c'est une jouissance de l'Autre qui n'a pas de nom mais dont la presence est certitude. Cette jouissance de l'Autre, meme si elle submerge le sujet, ne presente pas pour lui ou pour elle une menace mor-telle pour autant. Elle n'est pas menagante, non pas parce que le sujet serait capable de la maitriser, de la domestiquer - puisque, dans ce cas-la, l'Autre 53 Marguerite Porete, Le Miroir des ames simples et aneanties, p. 122. 54 J. Lacan, Encore, p. 78. lui-meme se reduirait a etre l'objet du sujet et qu'on tomberait dans le piege de la jouissance phallique, une option inimaginable pour le sujet mystique - mais plutot parce que l'Autre lui-meme est assimile a un « rien ». Le Dieu dont il s'agit ici n'est pas l'Etre, ni l'Absolu infini, inaccessible. C'est le Dieu dont Lacan parle dans « Subversion du sujet » : « Je puis a la rigueur prouver a l'autre qu'il existe, non bien sur pas avec les preuves de l'existence de Dieu dont les siecles le tuent, mais en l'aimant, solution apportee par le kerygme chretien. »55 Il y a lieu de se demander ce qui nous reste de l'experience mystique. Ce qui nous reste, ce sont leurs ecrits. Mais, quelle est la valeur de ces ecrits ? Le merite principal en est de temoigner, dans la parole, d'une jouissance indicible. Il y a pour-tant une difference essentielle entre les mystiques agissants et les mystiques ecrivains : dans le cas des mystiques oeuvrants on ne peut pas ne pas supposer une jouissance inherente a leur agir. S'il n'y avait pas la de jouissance, leur agir deviendrait completement incomprehensible. Or, la position des mystiques ecri-vains est un peu differente puisqu'ils ne peuvent temoigner de leur jouissance, de leur experience de Dieu, qu'en parlant, en ecrivant sur cette jouissance, meme si ce qu'ils disent revient a admettre qu'on ne peut rien en dire. Voila ce que saint Jean de la Croix dit de cette jouissance qu'il eprouve : « quant aux faveurs et aux richesses divines dont l'ame jouit en cet etat, il est impossible de les decrire. On aurait beau composer sur ce point des volumes et des volumes que l'on serait bien loin d'en avoir epuise le sujet. C'est pour ce motif que nous n'en disons rien maintenant ».56 Cela se rapproche de ce qu'avance Lacan : ll est clair que le temoignage essentiel des mystiques, c'est justement de dire qu'ils l'eprouvent [cette Autre jouissance], mais qu'ils n'en savent rien [_]. Cette jouissance qu'on eprouve et dont on ne sait rien, n'est-ce pas ce qui nous met sur la voie de l'ex-sistence ? Et pourquoi ne pas interpreter une face de l'Autre, la face Dieu, comme sup- 117 portee par la jouissance feminine ?57 Quel est le statut des dires des mystiques quant a la jouissance ? De quoi temoi-gnent-ils au fond ? La these que nous avangons est la suivante : Si les mystiques, de meme que les femmes, ne disent rien de cette jouissance qu'ils eprouvent 55 J. Lacan, « Subversion du sujet et la dialectique du desir », p. 819. 56 Saint Jean de la Croix, La nuit obscure, p. 192. 57 J. Lacan Encore, p. 71. jelicašumič riha pourtant, comme Lacan ne cesse de le repeter, il n'empeche qu'il s'agit d'une jouissance qui se supporte du langage. D'une part, les dires et les ecrits mystiques ne temoignent de rien d'autre que d'une tentative toujours manquee pour inscrire la jouissance dans le signifiant. Dans cette perspective, les dires mystiques constituent une verification de l'impossibilite : exprimer l' « inexprimable », dire ce qui ne peut pas se dire : la maniere dont ils eprouvent cette Autre jouissance. Mais d'autre part, meme si les mystiques n'arrivent pas a inscrire la jouissance dans le signifiant, plus encore, meme s'il n'y a, a proprement parler, rien a en dire, puisqu'aucun temoignage ne nous apprend quoi que ce soit sur la nature de cette jouissance, il n'en est pas moins vrai que le principe meme de cette experience est de ne pas cesser d'en parler. De cela decoule cet imperatif radicalement anti-wittgensteinien qui est a la base des ecrits mystiques et qu'on pourrait formuler de la maniere suivante : ce dont on ne peut rien dire, il faut quand meme essayer d'en dire quelque chose, d'en parler. Ce dont il s'agit de rendre compte, c'est precisement cette insistance de parler de ce dont on n'a pas grand chose a dire. « Ne pas cesser d'en parler » signale d'abord que cette jouissance se supporte non pas du langage mais de son in-completude. C'est pourquoi il n'y a pas de bien-dire de la jouissance mystique et feminine. Il n'y a que du me-dire. Une me-disance qui, en elle-meme, signale que la jouissance mystique, de meme que la jouissance feminine, sont de l'ordre du reel. Ne cessant pas de ne pas s'ecrire, il ne leur reste que la parole comme seule place ou loger leur ex-istance indeterminee et inlocalisable. C'est en ce sens que l'on peut dire de cette jouissance qu'elle est infinie. Pour cette raison, et contrairement a ce qu'on pense d'habitude, a savoir qu'il y a un mur, un obstacle infranchissable qui separe la jouissance et le signifiant, nous avangons que cette jouissance, cette Autre jouissance, qu'elle se presente sous la forme de la 118 jouissance feminine ou sous celle de l'experience mystique, loin d'etre exclue, bannie du symbolique, du dire, temoigne d'une contamination fonciere du si-gnifiant par la jouissance. Cependant, l'Autre jouissance n'est pas la seule qui se noue avec la parole. Il y en a une autre, a savoir celle que Lacan appelle la jouissance du bla-bla : parler pour ne rien dire, un mode de dire couple a la jouissance de l'organe justement. Il s'agit d'un mode de jouir dans la parole destine a empecher la reconciliation du sujet avec son mode de jouissance. Si l'Autre jouissance n'est pas a confon-dre avec celle du bla-bla, c'est precisement dans la mesure ou il s'agit d'un mode de parole qui permet au sujet de se confronter et de se reconcilier avec la jouis-sance qui lui est propre. L'obsession de parler de ce qui echappe a la parole, dont temoignent « les volumes et les volumes » des ecrits mystiques, constitue deja une maniere singuliere, invente par le sujet mystique, pour se reconcilier avec le disparate, avec ce qui constitue sa singularite meme : le mode de jouir comme instauration d'un rapport avec ce qui vient a la place du partenaire manquant. 119