Bernard Vincent L’INQUISITION ET L’ISLAM Resume: Analyse de la situation socio-religieuse sur la Peninsule iberique au XVIe siede concernant I es musulmans et leurs descendents convertis, ceux-la souvent soupQonnes de crypto-islam. L'auteur attire I'attention sur le nuances des notions et des caracterisations en usage sur le territoire en question. Aussi, I’articlepourrait etre considere comme une percee dans la litterature sur le sujet aborde. Mots cles : inquisition, islam, Morisques, renegats, conversion, exil Povzetek: Analiza razmer na Iberskem polotoku v 16. stoletju, zlasti obravnavanj in usod nuslimanov ter njihovih spreobrnjenih potomcev, velikokrat osumljenih kriptoislama. Avtor opozarja na niansiranost pojmov in karakterizacij na obravnavanem ozemlju. Članek imamo lahko tudi za pogled v literaturo o obravnavani temi. Ključne besede: inkvizicija, islam, Moriski, odpadniki, spreobrnitev, izgon II a ete beaucoup ecrit sur la maniere dont l’inquisition a envisage et resolu ses relations avec 1’islam. Dans les annees 1970 et 1980 de nombreux chercheurs ont tente d’aborder la question morisque ä partir des sources inquisitoriales. On a ainsi sollicite les relations de cause - ce beau document seriel, homogene et pratique -pour etudier les morisques relevant du tribunal de Cuenca, ceux soumis au tribunal de Llerena, au tribunal de Murcie, etc.1. Un travail de synthese des lors envisageable fut publie en 1990 sous la direction de Louis Cardaillac2. Des travaux posterieurs ont affine le tableau alors presente mais sans l’alterer sensiblement. En revanche, la derniere decennie a ete marquee par l’emergence d’enquetes portant sur la categorie distincte des renegats. Coup sur coup, trois livres ont vu le jour, un en Italie et deux en France3. 1 Mercedes Garcia-Arenal, Inquisition y moriscos. Losprocesos del Tribunal de Cuenca, Madrid, 1978; Julio Fernandez Nieva, La Inquisitiony los Moriscos Extremenos (1585-1610), Badajos, 1979; Rafael Carrasco, «La inquisiciön de Murciay los moriscos (1560-1615)», Areas, no. 14, Moros, Mudejaresy Moriscos, 1992, pp. 109-114. 2 Les morisques et I’inquisition (dir. Louis Cardaillac), Paris, 1990. 3 Bartolome et Lucile Bennassar, Les Chretiens d'Allah, I 'histoire extraordinaire des renegats (XVIe-XVIIe siecle), Paris, 1989; Anita Gonzalez Raymond, La Croix et le Croissant, les Inquisitions du Sud face ä l’islam, 1500-1700, Paris, 1992; Lucetta Scaraffia, Rinnegati, Roma-Bari, 1993. Ce rappel historiographique a evidemment pour but de signaler les acquis les plus importants en la matiere mais tout autant leurs limites. Et tout d’abord la principale d’entre elles, ä savoir le fractionnement des approches. Longtemps le probleme des relations entre chretiente et islam dans l’espace iberique a ete pense uniquement dans sa dimension morisque, complexe, haletante et douloureuse, n’a cesse de tenir en alerte tous les acteurs du monde mediterraneen d’un large XVIe siecle. En effet, entre 1502, date de l’edit enjoignant les musulmans (ou mudejares) de la Couronne de Castille de choisir entre la conversion au christianisme ou l’exil, et 1609, date de l’edit d’expulsion de tous les habitants d’Espagne descendants de mudejares et soupijonnes d’etre des crypto-musulmans, s’est ecoule un long temps de tensions, de negociations et de conflits oü, ä de nombreuses reprises, l’histoire interieure espagnole et histoire internationale. D’oü l’impression souvent partagee que le phenomene morisque rendait compte ä lui seul de toutes les relations empire espagnol-islam. Le vocabulaire utilise par les documents du XVIe siecle contribuait ä renforcer ce sentiment somme toute rassurant. Le mot morisco est polysemique. Si dans les terres de la Couronne de Castille et de la Couronne d’Aragon, y compris les Baleares, il designe bien les Espagnols d’origine musulmane, il n’a pas meme sens aux Canaries et au Portugal. Les moriscos canariens qui constituaient une part importante de la population etaient des nord-africains pour la plupart captures lors d’operations de razzias realisees sur le continent par des habitants des lies. Une minorite s’etait installee volontairement dans l’archipel pour echapper aux conditions difficiles de leur zone d’origine4. De meme les moriscos portugais tels qu’ils apparaissent dans les registres inquisitoriaux de Lisbonne, de Coimbra et d’Evora representaient, comme le rappelait Ahmed Bouchard «un element etranger venu du Magreb, de l’Inde, du Soudan occidental, de la Turquie et enfin d’Espagne»5. Dans ces conditions 1 ’interet recemment prete aux renegats traduit un approfondissement decisif des relations chretiente-islam. Et il n’est pas denue de signification que l’un des chercheurs s’etant engage dans cette voie, Anita Gonzalez, ait d’abord voulu etudier le milieu morisque dans les lies de la Mediterranee (Baleares, Sicile, Sardaigne). Mais les relations de cause inquisitoriales, base de son travail, se sont revelees pauvres en mentions de morisques alors que les renegats y pullulaient. Et ceux-ci apparaissent nombreux dans le ressort de bien d’autres tribunaux inquisitoriaux. II est desormais impossible de les oublier. Cependant on s’est pour le moment contente de juxtaposer morisques et renegats. Un exemple tres illustratif est foumi par 1’article que Rafael Carrasco a consacre aux morisques face ä l’inquisition de Murcie6. Dans un tableau fouille, l’auteur presente les differents 4 Luis Alberto Anaya Hemändez, «La religion y la eultura de los moriscos de Lanzarote y Fuerteventura a traves de los procesos inquisitoriales», in: Metiers, vie reiigieuse et problematique d’histoire morisque (dir. Abdeljelil Temimi), Zaghouan, 1990. 5 Ahmed Boucharb, «Convictions religieuses et vision de Dieu chez les morisques du Portugal», in: Religion, ldentite et Sources Documentaires sur les Morisques Andalous (dir. Abdeljelil Temimi), Tunis, 1984, tome I, p. 67. groupes de morisques du district, les naturales ou originaires du royaume de Murcie, les valenciens et les grenadins. II y adjoint la categorie des esclaves qui, nous est-il dit en note, sont des «moros de allende». Et puis rejetes en bout de tableau, comme en marge, les renegats sont enfin mentionnes. II est temps me semble-t-il de combiner 1’approche qui a prevalu depuis trente ans et qui a consiste ä fragmenter les categories ayant trait ä 1’islam et ä les isoler, avec une autre inexploree qui voudrait toutes les prendre en compte et par lä tenter d’evaluer ce qu’a represente 1’islam pour la societe chretienne des XVIe et XVIIe siecles et, plus particulierement, dans Pactivite et l’imaginaire du monde inquisitorial. La demarche est d’autant plus necessaire que l’on a d’ordinaire tendance ä relativiser fortement la place de Pislam en la matiere. A parcourir la bibliographie, une conclusion s’impose assez vite: l’inquisition a moins traque les manifestations d’adhesion ä l’islam que celles relevant du judai'sme ou les ecarts du peuple vieux-chretien. Au vu des chiffres produits, cela ne fait pas de doute mais quel contenu les chercheurs ont-ils donne ä la categorie mahometisme et, si tel est le cas, comment interpreter 1’engagement mesure du Saint-Office en cette matiere? Revenons un moment sur Pactivite de l’inquisition dans le long terme. L’ouvrage collectif dirige par Bartholome Bennassar a eu, entre autres merites, celui de degager quatre temps. Le premier de 1480 ä 1525 a ete indeniablement celui de la chasse aux judai'sants7. Le deuxieme, aux contours chronologiques plus flous (la periode 1525-1560 est mal cemee) a vu l’institution adopter deux modeles, Tun ayant pour axe le delit du mahometisme, l’autre celui des propositions heretiques, blasphemes et sacrileges. II prend fin au debut du XVIIe siecle. Pendant le troisieme temps (1615-1700), les tribunaux poursuivent principalement les propositions et le judai'sme. Le dernier, le XVIIIe siecle, est tout entier domine par les propositions. Ainsi l’islam n’aurait vraiment preoccupe l’inquisition qu’entre 1560 et 1615 (des 1540 pour l’Aragon stricto sensu) et cette periode serait celle de la crise aigue du phenomene morisque. En 1990 la conclusion des auteurs du livre, les morisques et I'inquisition allait dans le meme sens8; Le (Saint-Office) «parant au plus presse, respecte la hierarchie des phobies espagnoles, la peur de l’lslam passe apres celle du protestant et du juif» ou bien «l’importance de Pactivite antimorisque est relativement limitee». Des travaux encore plus recents ont eu tendance ä renforcer ces convictions. Rafael Carrasco etablit le nombre d’affaires instruites par le tribunal de Murcie entre 1560 et 1615 et concernant des morisques ä 28 % de Pensemble. Son commentaire est 6 Rafael Carrasco, op. cit., p. 110. 7 Bartolome Bennassar, L’inquisition espagnole, XVe-XIXe siecle, Paris, 1979. 8 Les morisques et I 'inquisition, op. cit., p. 329. sans appel «le tribunal doit etre inelus parmi ceux peu impliques dans la repression de l’islam peninsulaire». Si nous nous interessons aux renegats, le constat est encore plus clair; bien que leur histoire ait ete faite ä partir des sources inquisitoriales, ils y figurent en petit nombre. Bartolome et Lucile Bennassar en ont identifie 1550 repartis entre pres de vingt tribunaux de district. Moins d’une centaine en moyenne par tribunal pour une periode d’un siecle et demi (1550-1700)! De son cote, apres avoir etudie minutieusement le cas des renegats des Baleares, de Sardaigne et de Sicile juges par 1’inquisition (232,106 et 630 respectivement, soit toujours moins de 20 % des causes enregistrees), Anita Gonzalez s’etonne ä juste titre des miettes que representent les proces de renegats dans le ressort du tribunal de Valence. 11s sont au nombre de 69 instruits entre 1566 et 1700. Et l’auteur de conclure «il est sutout vrai que le tribunal a fort ä faire ailleurs, fort ä faire ä essayer de regier son compte ä son veritable ennemi interieur»9. Les morisques sont de la sorte une fois de plus designes. Malgre les apparences, le dernier mot n’a pas ete dit. II faut d’abord reviser les chiffres en prenant en consideration toutes les causes de mahometisme. L’exemple du tribunal de Grenade nous servira de guide. Dans le livre Les morisques et I'inquisition, j’avais montre qu’entre 1572 et 1590 les nouveaux-chretiens avaient constitue 42,4 % de Pensemble des condamnes de ce district10. Or si Ton prend en compte toutes les personnes ayant eu une relation etroite ä 1’islam, le pourcentage atteint 60,1 %. Des lors mon commentaire de 1990 indiquant que les Morisques poursuivis et condamnes devenus quantite negligeable apres 1580 est insuffisant et induit en erreur. Une fois les morisques absents, les inquisiteurs grenadins ne cessent de porter leurs regards vers l’islam incarne par des individus relevant d’autres categories. II y a parmi eux des renegats mais aussi des berberiscos, la plupart esclaves, mais pas toujours, et sans doute assimilables ä ces moros de allende dont il est question dans les etats du tribunal voisin de Murcie. Dans ce dernier la situation est peu differente de celle du district de Grenade. Si entre 1560 et 1615 les morisques representent un peu plus de 23 %, tous les coupables de mahometanisme constituent 38 % des victimes du tribunal. Mais, au vu des lacunes documentaires, Rafael Carrasco considere que la part de l’islamisme a ete sous-evaluee11. Dans ces conditions, eile pourrait etre proche de 45 %. On peut des lors affirmer, en renversant la phrase citee plus haut, que le tribunal murcien a ete tres implique dans la repression de l’islam. Les considerations precedentes m’amenent ä dessiner un nouveau bilan de l’activite inquisitoriale face ä l’islam. II faut s’en tenir ä la periode 1550-1700 car 9 Anita Gonzalez Raymond, Inquisition et societe en Espagne. Les relations de cause du tribunal de Valence (1566-1700), Besan?on, 1996, p. 110. Iu Bernard Vincent, «Le tribunal de Grenade», in: Les morisques et I'Inquisition, op. cit., p. 200-201. " Rafael Carrasco, op. cit., p. 109. les crypto-musulmans de tous types sont rarissimes tant avant qu’apres. Ä l’interieur du siecle et demi qui nous occupe, deux temps doivent etre distingues de part et d’autre des annees 1610-1615, dates de l’expulsiondes morisques. Entre 1550-1610 les principales cibles sont bien les descendants des musulmans espagnols convertis au debut du siecle pour ceux relevant de la Couronne de Castille, dans les annees 1520 pour leurs coreligionnaires de la Couronne d’Aragon. Les documents les appellent moriscos, originairos, mudejares, tagarinos (pour les aragonais), granadions, valencianos. Ils apparaissent evidemment nombreux dans les registres des districts ä forte population morisque: Saragosse, Valence, Grenade. La ils represented en moyenne les trois quarts des victimes des tribunaux12. Mais ils cötoient dans les geöles d’autres personnes soup9onnees de mahometanisme, renegats qui sont soit des chretiens qui ont embrasse 1’islam et sont revenus volontairement ou involontairement en terre chretienne, soit des musulmans originaires d’Afrique du Nord ou de Turquie, qui ont ete convertis de gre ou de force. Parmi ces demiers beaucoup sont esclaves, mais pas tous. Inquisiteurs de Saragosse, de Valence et de Grenade (ceux-ci jusqu’en 1570) se sont alors peu interesses aux renegats sans jamais tout ä fait les oublier. En revanche leurs collegues de Lisbonne, d’Evora, de Seville, de Murcie, de Sicile, de Sardaigne, de Majorque les ont davantage surveilles. Des le milieu du XVIe siecle se degage une zone inquisitoriale de frontiere avec Pislam qui va de Lisbonne ä Saragosse, comprend les ties de la Mediterranee occidentale et sans doute aussi le royaume de Naples. Les tribunaux situes au nord-ouest de cette ligne connaissent peu ou meconnaissent l’islam. Bien sür les morisques des districts de Cuenca ou de Tolede ont eu ä souffrir enormement des poursuites inquisitoriales mais en chiffres absolus ils comptent assez peu: 300 proces ä Cuenca, 350 ä Tolede encore environ entre 1570 et 1610. Les problemes de frontiere ne disparaissent pas en 1610 ou en 1615. La course chretienne ou barbaresque continue ä amener sur toutes les rives des cohortes de captifs que Ton tente ou de convertir ou de faire revenir ä leur foi d’origine chretienne recenses par leurs soins representent ä peine 0,5 % des renegats de la periode 1550-1700. Et qu’en est-il dans l’autre sens? Combien de musulmans reduits en esclavage et pour beaucoup baptises? Ils auraient ete 10 000 ä Naples vers 1600, des milliers ä Valence ou Malaga13. D’autres moins nombreux bien sür etaient tentes par la vie de 1’Autre, convaincus de trouver des conditions meilleures ou tentes par une existence plus aventuriere. Au total des centaines de milliers de personnes sürement plus d’un demi-million ont franchi la limite incertaine et fluctuante qui separait chretiente et islam. 12 Les morisques el I'inquisition, op. cit., p. 339. 13 Alessandro Stella et Bernard Vincent, «L’Europe, marche aux esclaves», L’Histoire, no. 202, 1996, pp. 64-70. A en croire les relations de cause, Pinquisition n’a cesse d’etre attentive ä ces mouvements. II est curieux de noter que les proces pour mahometanisme apres 1610 represented de 15 ä 30 % de l’ensemble des affaires jugees par les tribunaux frontaliers, comme s’il existait un seuil de vigilance; les 188 proces valenciens constituent 16,7% du total entre 1616 et 1700; les 145 proces sardes 18,9 % entre 1570 et 1679; les 716 proces majorquains 28,8 % entre 1580 et 1700; les 373 proces grenadins 19,8 % entre 1600 et 1700, mais dans ce dernier cas la vague d’arrestations morisques de la premiere decennie vient sensiblement gonfler les effectifs14. Nous n’avons pas de statistiques pour Murcie mais nous savons qu’au XVIIe siecle berberiscos, franfais, italiens, portugais et anglais, tous renegats, ont constitue un contingent de plusiers centaines de personnes incarcerees. II semble que l’activite des divers tribunaux ait ete soutenue dans ce domaine jusque vers 1640 en general et meme 1660 aux Baleares. Au delä des ces dates le repli est certain et peut-etre plus prononce que celui de la moyenne generale des tribunaux. II n’empeche, on ne peut limiter le face ä face inquisition-islam au seul phenomene mo risque et ä la seule epoque 1540-1610 et on doit davantage s’interroger sur les raisons de Pintensite ou de la faiblesse de la repression inquisitoriale anti-islamique. Anita Gonzalez a en effet raison de s’etonner de Petroitesse du milieu renegat condamne par le tribunal de Valence. 69 pauvres individus en un siecle et demi, c’est bien peu au regard de la masse des individus ayant franchi la frontiere religieuse & un moment ou ä un autre. Souvenons-nous que Bartolome et Lucile Bennassar ont fait une remarque identique. Les 1550 personnes de leur dossier ne sont que la toute petite pointe d’un iceberg renfermant 300 000 personnes. Quelle signification donner ä ce mince echantillon? Le zele inquisitorial etait-il modere? Ou bien Pinstitution manquait-elle de moyens necessaires aux poursuites. Ou bien encore avait-elle d’autres priorites? On serait tente de repondre par Paffirmative ä toutes ces questions sans etre pour autant certain de cemer les vraies raisons d’une Strategie ou d’une absence de stategies. L’essentiel tient ä ce que represente Pislam pour la monarchic catholique au XVIe et encore au XVIIe siecle. La peur des musulmans n’est pas inferieure ä celle du juif ou du protestant, eile est autre. Le juif ou le protestant menace de debiliter la chretiente de l’interieur. Le danger musulman est politique et religieux ä la fois. Les attraits de Pislam sont ceux d’une civilisation seduisante mais aussi d’une puissance ottomane et barbaresque ö combien redoutee. De surcroit Pislam est un vieil adversaire que d’une certaine maniere l’on connait bien alors que le protestantisme est un nouveau-ne qui a surgi brutalement. Au judai'sme et au protestantisme ont ete administres des moyens chirurgicaux que l’isolement ou l’urgence paraissaient imposer. A Pislam ont ete reserves le plus souvent des therapies douces comptant sur des remissions ou 14 J’ai retenu les chiffres donnes par Anita Gonzalez-Raymond dans La Croix et le Croissant, op. cit., pp. 283-285. Voir aussi pour Majorque, Llorenc, Perez, Lleonard Muntaner, Mateu Colom, El tribunal de la inquisiciön en Mallorca, relacion de causas de fe, 1578-1606, Palma de Mallorca, 1986. des guerisons ä long terme. Les communautes raorisques etaient dans l’entre deux; internes sans nul doute ä l’empire espagnol mais soupfonnes de pouvoir passer ä l’ennemi. Heretiques et traitres d’un meme mouvement. Aux plus faibles d’entre elles a ete applique le traitement brutal que connurent d’ordinaire judai'sants et coupables de «lutheranisme». Les plus solides, Grenade avant 1570, furent approchees avec circonscription, Valence durant toute la periode, selon des procedures ä 1’usage dans les relations globales entre chretiente et islam. Des que Ton est sur la frontiere, la prudence est de mise. Le rival est puissant et s’il est un jour affaibli, il peut rapidement recouvrer ses forces. Ses seductions et ses pressions sont incommensurables et les clercs, ä commencer par les trinitaires et les mercenaires qui participent quotidiennement aux tentatives de rachat de captifs le savent bien. De la grande armee des chretiens renegats, peu sont rentres au bercail. La plupart ont disparu des memoires. Aussi mieux vaut ne pas trop s’attarder sur les deficiences de ceux qui ont fait 1’experience de 1’islam et qui, revenus en terre chretienne, se sont presentes spontanement devant l’inquisition ou y ont ete deferes. Les renegats de retour, peu nombreux, sont accueillis avec soulagement, legerement condamnes et vite oublies. Les moros ou berberiscos subissent un sort plus rude car leur attitude, la tentative de fuite surtout, est signe d’une resistance resolue. La perte de ces ämes durement gagnees ne peut etre consentie. Mais quel sort est-il reserve en terre d’islam aux captifs chretiens les plus recalcitrants? L’existence de ces hommes et de ces femmes, meme en nombre limite, illustre deux traits de la plus grande importance. La frontiere est incroyablement poreuse. Les renegats la traversent sans arret dans les deux sens volontairement ou involontairement. Les inquisiteurs ont conscience qu’ils pourraient se trouver eux-memes un jour ä la place de ceux qu’ils interrogent. Ensuite dans le cadre des relations chretiente-islam l’inquisition a beaucoup moins les coudees franches que face au judai'sme ou au protestantisme. Elle n’est qu’un element dans une politique complexe. Et les cas traites par les tribunaux du Saint-Office, meme quantitativement limites en dehors du fait morisque, sont pergus comme des relevateurs infiniment varies de la puissance d’un adversaire determine et menagant et inversement de sa propre impuissance. Probablement jusqu’au milieu du XVIIe siecle. L’inquietude ne disparait vraiment qu’apres les victoires remportees par les chretiens sur 1’empire ottoman en Europe centrale dans les annees 1680. 10 000 personnes environ, soupgonnees de mahometisme, ont fait l’objet d’un proces dans l’un des tribunaux inquisitoriaux de l’empire espagnol en deux cents ans: 9000 ä 10 000 grosso modo au XVIe siecle, 1500 ä 2000 au XVIIe siecle, soit 5 ä 6 % de l’ensemble des victimes de l’institution15. Une petite partie, des renegats surtout, a beneficie de l’absolution, une autre egalement limitee a echappe ä la sentence pour avoir reussi ä echapper aux recherches. Dans ce demier cas, il s’agissait ls Jean-Picrre Dedieu, L’inquisition, Paris, 1987, p.85. d’individus ayant reussi ä s’embarquer pour l’Afrique du Nord, delit pour lequel ils etaient condamnes ä mort par contumace. De meme les executions ont ete relativement limitees: Jeanne Vidal a recense 252 morisques qui ont ete livrees aux flammes du bücher16. Quelques autres mahometans ont subi le meme sort mais au total ils furent moins de 300, soit 3 % environ de ceux qui ont ete poursuivis. Et 3 % egalement des 10 000 condamnes ä mort par le Saint-Office, toutes epoques confondues. Le «musulman» juge par l’inquisition est d’ordinaire «reconcilie». Ainsi plus de la moitie des morisques valenciens entre 1565 et 1610 et 70% des «mahometans» grenadins ont connu l’humuliation de Pautodafe et se sont vus infliger de lourdes peines, bannissement, prison, galeres, et de plus pour les grenadins, la confiscation de biens. Ces chiffres ne disent pas tout et ce n’est pas pour rien que le monde musulman et crypto-musulman a vu dans le Saint-Office 1’instrument-type d’une repression feroce et aveugle. Les donnees etablies par les chercheurs font fi de toute la pression incessante exercee par les inquisiteurs, les familiers et avec eux toute la societe chretienne; l’ami du jour pouvait devenir le delateur du lendemain. Des milliers et milliers de mahometans ont ete interroges, inquietes, traumatises, voire condamnes ä des amendes lors de visites inquisitoriales. Et combien ont ete voues ä mener une vie clandestine? L’inquisition s’est revelee incapable «d’extirper» l’islam des terres espagnoles mais elle a participe activement et inlassablement, ä sa maniere, ä la guerre menee par la Monarchie catholique sur la frontiere mediterraneenne. Elle a eu pour täche premiere de susciter au quotidien une crainte qui repondait exactement ä celle qu’eprouvaient les chretiens au contact d’un adversaire si redoute. Bernard Vincent EHESS - Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales Bd. Raspail, 54, 75006 Paris, France e-mail: vincent@ehess.fr 16 Jeane Vidal, Quand on brülait les morisques, 1544-1621, Nimes, 1986, p. 145.