LE FRFRE [+K| ^053 Alk LE FRERE GABRIEL GIRAUD 1836 — 1899 Le Frere Gabriel Giraud. CE QUE FONT LES MOINES EN EXIL LE ERERE GABRIEL GIRAUD ET SON CEUVRE A REICHENBURG (AUTRICHE) 1836-1899 PAR UN RELIGIEUX DE SON MONASTERE «Non recedet raemoria ejus. Son souvenir ne s’effacera point.» Eccli. XXXIX. 13. APPROBATION. Rome, 12 Aotit 1908. Mon bien cher Pere, Nous avons pris connaissance de votre manuscrit Le Frere Gabriel Giraud et son ceuvre d Reichenburg, et Nous vous autorisons volontiers a publier cette notice, qui contribuera a conserver une memoire qui nous est si chere. Tout votre en N.-S. f F. Augustin Marre Eveque titulaire de Constance et Abbe General. IMPRIMATUR. Marburgi, die 11 Novembris 1908. f Michael, Nr. 5363. Princeps-Episcopus. DŽCLARATION En donnant, dans le cours de cette histoire, les noms de saint ou de bienheureux a des personnages qui ne sont pas encore eleves sur les autels, nous n'entendons le faire que dans le £ens admis par les de- crets d’Urbain Vlil, et nullement pour prčvenir lesi jugements de la sainte Žglise, notre mere, a laquelle nous restons humblement soumis d’esprit et de coeur. Au Tres Reverend Pere Dom Jean-Baptiste Epalle Conseiller Consistorial duPrince-Eveque de Marburg Abbe de N.-D. de la Delivrance a Reichenburg. Autriche. Hommage de piete filiale a 1’occasion du 10 e Anniversaire de la mort du Fr. Gabriel Giraud. PREFACE Tout ouvrage, quelque infime que puisse etre sa destinee, doit, d son apparition sur la scene du monde, justifier et son caractere distinctif et son but particulier. Le caractere distinctif de la presente Notice, biographique et historique tout d la fois, reside entierement dans les sentiments de gratitude et de veneration qui fluent de l’une d l’autre page, et forment comme la trame des liens intimes qul unlront toujours nos cceurs d celul de notre saint Fondateur, le Fr. M ie Gabriel Giraud. Cet humble religieux, d qul le monde pouvait offrir tant de charmes, s’est sanctifie par une vle toute de prlere, de sacriflces, d’abnegatlon et de charite. II a passe au mllieu de nous en faisant le bien, mais avec une dlscretion et une modestie qul doublaient la valeur de ses actions. Aussi almait-on d lui appliquer le vieil adage: «Si le bruit ne falt pas de bien, le bien ne fait pas de bruit .» Nous nous rappellerons longtemps sa sympa- thique figure, son inepuisable charite, son devou- ment sans bornes, son intelligence pratique des affaires, sa finesse d’observateur, profonde comme son regard et dissimulee sous le masque d’une 8 PREFACE apparente bonhomie; mais, de ses vertus cister- ciennes, celle qui restera d jamais gravee dans la memoire et le cceur de ses contemporains, et qui Veleva au plus haut point dans leur estime et leur veneration, ce fut sans contredit son extreme humilite. Et c’est precisemeni le soin constant qu’il prit de s’abaisser et de compter pour rien qui rend quelque peu ardue notre tache d’historien; car, d glaner dans l’existence de ceux qui menent la «vie cachee», le butln est mince. Les lecteurs sont difficiles aujourd’hui; il leur faut de l’attrayant, du neuf, et, volontiers, Us permettraient au reporter qui n’a rien, d’inventer; de broder, s’il a peu. — Or nous n’avons voulu faire ici ni Vun ni Vautre. — Que le public ne s’attende done point d rencontrer dans la vie du Fr. M. Gabriel Giraud de ces faits ou evenements qui mettent un homme en relief et commandent Vattention. D’ailleurs le but principal que nous nous sommes propose ici est moins de faire la biographie proprement dite de notre venere Fondateur et de rendre par la un sterile hommage d sa memoire, que d’instruire et d’edifier d son occasion. II n’y a rien de remarquable, il est vrai, dans le cercle restreint ou se circonscrit la vie penitente et laborieuse des fils de Saint Bernard. Et pourtant, cette fidelite constante d une Regle qui saisit en quelque sorte V etre tout entier, cet enchainement de pelits sacrifices, connus souvent de Dieu seul PREFACE 9 et qui constituent 1’immolation que les ss. Peres appellent le martyre de la vle religieu.se ; en un mot, ces efforts journaliers que fait une time pour parvenir a la perfection, ne meritent-ils pas notre admiration et nos louanges autant et plus que les hauts faits des heros ? Or, depuis le jour oii il s’est donne a Dieu jusqu’a celui de son bienheureux trepas, le Fr. Gabriel Giraud fut, sans se dementir jamais, un vivant modele de toutes les vertus et un com : mentaite eloquent de la sainte Regle dans ses plus minutieux details. — No us en appelons ici au sentiment unanime de nos plus anciens confreres. — Aussi a la mort du «bon fr ere Gabriel », on nous demanda de fixer ici-bas le souvenir de ses vertus, plus soupfonnees que connues, et c’est pour repondre a ces desirs bien legitimes que nous avons entrepris ce travail. Ajoutons qu’une autre consideration nous y a vivement encourage. La province de Styrie, oii le vent de la persecution nous jeta en 1881 et oii le Frere Gabriel Giraud a laisse un pieux mo- nument de sa foi et de sa charite, ignore en grande partie le genre de vie que menent les Cisterciens Reformes et les importants Services qu’ils rendent ti Veglise et a la societe. Voila pourquoi, frequemment dans le cours du recit, nous faisons connaitre, dans leur veritable esprit, les lois qui regissent le saint Ordre de Citeaux et la mission que ses membres remplissent dans 10 PREFACE le monde par le double apostolat de la Priere et de la Penitence. Puisse l’exemple da modeste heros de cette hlstoire, en desesperant moins notre faiblesse, nous incllner plus facllement d iimitation de ses vertus. Cest avec ce doux espoir au coeur que nous demandons d Dieu de benir notre travail et de le rendre utile d s a glolre ainsi qu’d la sancti- ficatlon d’un grand nombre d’ames. N.-D. de la Delivrance, le 21 marš 1908, en la Fete de notre Pere Saint Benoit. LE FRERE GABRIEL GIRAUD CHAPITRE PREMIER ENFANCE ET ADOLESCENCE. NAISSANCE DE CAMILLE GIRAUD. TRADITIONS DE FOI ET D’HONNEUR QU’IL trouve au sein de sa famille. ltnstitution DES MINIMES. CAMILLE Y FAIT SA PREMIERE COMMUNION. SON RETOUR DANS SA FAMILLE ET EMPLOI DE SON TEMPS. L’humble religieux, a la memoire duquel nous ecrivons ces pages, naquit a Lyon, le 7 juin 1836, cTAntoine Alexandre Giraud et de Jeanne Pauline Gerbes de Tours. Des le lendemain, le nouveau-ne fut consacre a Dieu dans 1’eglise de Saint Poly- carpe, et re$ut au saint bapteme les doux noms de Joseph-Marie Camille. Nous ignorons completement quelle secrete inspi- ration determina le choix de ce dernier protecteur, avec qui le futur frere Gabriel aura plus d’un trait de ressemblance. Au foyer, le petit Camille avait ete precede par deux freres et une soeur, qui furent tout heureux de se partager, avec leurs pieux parents, le soin de soutenir ses premiers pas dans le chemin de la vie. Paul-Fleuri, 1’aine, etait age de huit ans; 1 12 LE FRERE GABRIEL GIRAUD Marie Noemi, la soeur, en avait sept, et le cadet, Laurent-Leon, achevait sa cinquieme annee. Tous, par un merveilleux ensemble de qualites precoces, faisaient la joie de la famille et 1’admiration de ceux qui les approchaient. Des lors aussi se formerent, entre ces jeunes coeurs, les liens d’une etroite et solide amitie que la mort seule a pu briser. L’exemple, on l’a dit avant nous, est le premier maitre de 1’enfance. De toutes les instructions, il est, en effet, la plus eloquente et la plus efficace. Sous ce rapport, comme sous tant d’autres, Ca- mille Giraud n’eut rien a envier aux plus privilegies. Pour devenir pieux et bon, il lui suffit de regarder autour de lui et d’etre attentif a des le?ons que l’exemple accompagnait toujours. Car, disons-le a leur louange, Monsieur et Madame Giraud etaient des modeles accomplis de toutes les vertus qui font les saints et les heros. M. Antoine-Alexandre Giraud appartenait a une nombreuse et honorable famille de Saint-Etienne, dans la Loire. Son pere et sa mere avaient su, par leur rare intelligence, leur esprit d’ordre et d’economie, reussir parfaitement dans leurs affaires. Aussi ne reculerent-ils devant aucun sacrifice pour elever leurs enfants et les former au bien. A l’age de dix-huit ans, Antoine-Alexandre vint a Lyon et y crea un commerce de soieries, dans lequel il s’associa d’abord Antonin Giraud, son frere, et un certain Monsieur Michel. Reste seul au bout de quelques annees, Antoine-Alexandre n’en continua pas moins le negoce qui, entre ses ENFANCE ET ADOLESCENCE 13 mains habiles et competentes, prit de prodigieux developpements. Plus tard, il trouva de precieux auxiliaires dans la personne de ses quatre fils, qu’il avait lui-meme formes et qui furent tous d’un merite tres distingue. Achevons le portrait de Monsieur Giraud pere, e n disant qu’il fut toujourset avant toutun chretien d’une foi vive, d’une piete sincere et solide. Du cote maternel, Camille Giraud ne fut pas moins bien partage. La encore il put a son aise recueillir une ample moisson de nobles exemples et de sublimes vertus. Jeanne-Pauline Gerbes de Tours descendait d’une tres ancienne famille de robe, originaire de Roche- fort en Forez. 1 Au moment ou eclata la grande Revolution, son grand’pere, Claude-Antoine Gerbes de Tours etait juge a Saint-Etienne. En 1792, il fut arrete, apres avoir vu son cabinet pille par une bande de perquisitionneurs aux doigts crochus et aux poches profondes. Jete dans la prison de la ville, il y vit passer de nombreuses et honorables victimes; citons seulement le general Mallet et M. Ocquet, cure de Saint-Paul-en-Jarez. Plus heureux que M. de Tours, quelques uns de ses compagnons de captivite ne tarderent pas a etre elargis. Lui, confiant dans sa vie entiere d’honneur et de probite, refusa de s’evader, bien que le geolier lui en facilitat maintes fois 1’occasion. L Les de Tours portaient: d’azur a la tour d’argent, accom- pagnee en clief d’une etoile de meme. (Armoiries entrees dans celles de l’abbaye de Reichenburg.) 14 LE FRERE GABRIEL GIRAUD Apres une longue detention dans la prison de Saint-Etienne, le noble captif fut transfere a Feurs, chef-lieu du Forez, ou siegeait le tribunal revo- lutionnaire qui le condamna a mort. Toutefois la sentence ne fut pas ratifiee de suite. De Feurs, il fut traduit a Lyon, apres la reddition de la ville. Son fils afne avait figure avec eclat parmi les courageux defenseurs de cette ville assiegee. Cetait plus qu’il n’en fallait pour hater la mort du pere. Condamne de nouveau, pour la forme, Monsieur de Tours monta courageusement sur 1’echafaud et fut decapite sur la plače des Terreaux. Ses biens ayant ete confisques et vendus nationa- lement, il ne resta plus aux enfants, tres nombreux, que 1’avoir de leur mere, Laurence de Flou, morte depuis quelques annees. L’un d’eux, du nom de Jean-Baptiste, se maria, le 30 janvier 1808, avec Catherine Marie Claudine Savoye, a Saint-Paul-en-Jarez, et ce fut ce meme Monsieur Ocquet, deja incidemment nomme dans ce recit, qui leur donna la benediction nuptiale. Entre de bonne heure dans le commerce des soie- ries, Monsieur Jean-Baptiste de Tours fut d’abord courtier a Saint-Paul, au lieu et plače de son beau- pere, puis a Lyon, ou sa rčussite fut rapide et durable. 1 Courtier de longues annees, ses collegues le nommerent Syndic de la Compagnie, sous le noble L C est lui qui paya la cession de la premiere charge qui se vendit a Lyon ; le decret d’investiture fut signe en 1809 par Napoleon I er , au chSteau de Schčnbrunn, en Autriche. ENFANCE ET ADOLESCENCE 15 couvert de son pere, et il fut tres bien accueilli par les premieres maisons faisant ou employant de la soie. Monsieur Jean-Baptiste Gerbes de Tours mourut en 1875, a l’age de 89 ans. De son mariage avec Mademoiselle Savoye, il avait eu deux filles: Jeanne- Pauline et Marie. L’ainee, qui devait etre la mere de notre heros, naquit le l er novembre 1808, a Saint-Paul-en-Jarez. Elevee au couvent de la Visitation de Lyon, elle eut volontiers passe sa viedans ce parfum d’encens, de prieres et de vertus. La divine Providence en avait decide autrement. Tels etaient d’ailleurs les eharmes de cette belle et gracieuse jeune fille de dix-huit ans, que deja de nombreux pretendants la demandaient en mariage. Celui qui obtint sa main fut Monsieur Antoine-Alexandre Giraud, vrai- ment digne de posseder cette perle rare. De leur Union naquirent les quatre enfants que nous con- naissons, plus un cinquieme, Jean-Baptiste-Marie- Alexandre, qui vint au monde en 1841 et que la mort devait ravir si prematurement a la tendre affection des siens. Voila, rapidement esquisse, le milieu beni dans lequel Dieu pla^a 1’enfant privilegie qui nous occupe. Des sa naissance, on le voit, il fut a 1’ecole du devoir et de lapiete; et ce fut dans cette fortifiante atmospbere, ou 1’action divine s’epanouissait a 1’aise, que grandirent et se developpčrent les pre- cieuses qualites et les males vertus qui feront de lui un homme d’honneur et un saint religieux. 1 . 16 LE FRERE GABRIEL GIRAUD « O foyer domestique des peuples chretiens! s’ecriait avec enthousiasme l’eloquent P. Lacordaire; maison paternelle, oii, des nos premiers ans, nous avons respire, avec la lumiere, 1’amour de toutes les saintes choses; nous avons beau vieillir, nous revenons a vous avec un coeur toujours jeune, et n’etait 1’eternite qui nous appelle en nous eloignant de vous, nous ne nous consolerions pas de voir chaque jour votre ombre s’allonger et votre soleil palir. 1 » Lespalais commeleschaumieres ont leurs soucis! L’un de ceux qui, de bonne heure, hanterent les epoux Giraud, fut assurement 1’education de leurs enfants. Toutefois les heureuses dispositions de ces derniers allegerent singulierement la tache des pieux parents. Aupres du berceau de presque tous les grands hommes et de presque tous les saints, Dieu se plait a placer une mere qui, outre la vie naturelle qu’elle leur communique, developpe encore le germe de leur grandeur ou de leur saintete future. Cette remarque trouve ici sa juste application. La formation premiere de Camille, comme celle de ses autres freres, fut surtout 1’oeuvre de sa pieuse mere. Jeune, noble, riche, possedant a un haut degre tous les dons de 1’esprit et du coeur, Mada- me Giraud aurait pu etre fetee et adulee dans les reunions mondaines ; nrais cette femme forte et energique, comprenant adtnirablement ses devoirs 1. Cotif. de N.-D. 34 e Conf. ENFANCE ET ADOLESCENCE 17 d’epouse et de mere, prefera se devouertout entiere aux soins multiples de sa maison et a 1’education de ses enfants. Le succes repondit pleinement aux esperances desatendre etactive sollicitude. Avec les principes de la foi et de la piete, Camille puisa a cette douce ecole les nobles sentiments et les genereuses aspirations qui le distinguerent des ses plus tendres annees, et qui formerent comme un magnifique accroissement au patrimoine d’honneuret de vertu qu’il possedait deja. Bientot pourtant, les jeux et les amusements du jeune age durent etre relegues au second rang. Le moment etait venu pour 1’enfant de recevoir une formation plus virile et d’acquerir une instruc- tion en rapport avec sa condition. Cest la ordi- nairement une heure critique et pleine de terribles responsabilites pour 1’arne des parents soucieux du salut eternel de leurs descendants. Dans cette circonstance, Monsieur et Madame Giraud ne consulterent que leurs sentiments chre- tiens etles interetsspirituelsde leurfils. llsvoulaient avanttout que les maitres investis de leur confiance fussent a la fois dignes et capables de continuer l’education litteraire, morale et religieuse que l’en- fant avait regue au sein de la famille. Cest dans ce but qu’ils firent choix de 1’Insti- tution de N.-D. des Minimes, a Lyon. Ainsi nomme du couvent qui lui servit de ber- ceau, 1 ce celebre etablissement fut fonde en 1826, 1. Fixes a Lyon, sur la colline de S. Just, en 1550, les 18 LE FRERE GABRIEL GIRAUD par un saint pretre du diocese, le bon pbre Detard. « Sous la restauration, Lyon ne comptait pas encore une ecole secondaire destinee specialement a donner aux enfants des classes elevees une education profondement chretienne et en meime temps un enseignement tres solide. » Le P. Detard, puissamment seconde par des ecclesiastiques aussi recommandables par leur savoir queparleurs vertus sacerdotales, resolut de combler cette lacune. A cet effet, il acquit 1’ancien couvent des Minimes qui, sauf 1’eglise, a peu a peu disparu, pour faire plače a de nouvelles et plus vastes constructions. Ldnstitution de N.-D. des Minimes, qui a eu ses temps hero'iques, se peuple chaque annee de nombreux elčves, et, de son sein sont sortis de saints et courageux prelats, de dignes pretres et de vaillants chretiens. Tout restaurer dans le Christ, selon l’expression de Pie X, le Pontife glorieuse- ment regnant; 1 former des hommes d’honneur et de devoir, et, par-dessus tout, des chretiens con- vaincus, actifs et devoues : telle fut toujours la glorieuse ambition de 1’Institution des Minimes. Cest dans cette maison benie, ou Messieurs Paul et Leon Giraud venaient de terminer leurs etudes, que Camille fut lui-meme plače au mois d’Octobre 1847. Monsieur 1’abbe Peyre, successeur Minimes quitterent leur couvent a l’epoque de la grande Rdvolution et se retirerent en Suisse. 1. Instaurare omnia in Christo. (Ephes. 1. 10.) Pii PP. X Epistola Encyclica prima : « E supremi Apostolatus cathe- dra. » 4. oct. 1903. ENFANCE ET ADOLESCENCE 19 immediat du fondateur, etait alors a la tete de 1’etablissement. «Ce nouveau Superieur avait une reputation de severite que ne dementait point son austere figure. Malgre cela, ou plutot a cause de cela, il possedait la respectueuse affection d’un grand nombre de ses eleves. » Parmi ceux qui frequentaient a cette epoque 1’Institution des Minimes, qu’il noussuffise de nommer Monseigneur Gouthe-Soulard, mort archevčque d’Aix, Arles et Embrun, et Monseigneur Belmont, actuellement eveque de Clermont. Juge de force suffisante pour suivre aussitot le cours de cinquieme, Camille Giraud se mit au travail avec ardeur, et, quoi qu’il put dire dans la suite, grands furent les succes qu’il remporta dans ses etudes. Son intelligence ouverte et reflechie, son application soutenue, sa remarquable facilite d’assimilation lui valurent bien vite les premieres places. Ses rares qualites commerciales le distin- guerent tout particulierement aux yeux de ses maitres et de ses condisciples, qui pressentaient en lui un negociant de premier ordre. L’avenir demontra qu’ils avaient devine juste. D’une nature delicate et d’une exquise bonte; plein de respect pour ses superieurs et d’une cordialite franche et aisee pour ses compagnons, Camille Giraud gagnait tous les coeurs. Aujourd’hui encore, les anciens ne tarissent point en eloges sur l’ecolier-modele d’autrefois. Temoin Monsieur le chanoine Molin, Superieur actuel de 1’Institution de N.-D. des Minimes, qui, en quelques mots, nous peint fidelement 1’impression qui lui en est 20 LE FRERE GABRIEL GIRAUD restee. « Bon eleve, nous ecrit-il, regulier, pieux, Camille avait de la distinction dans les manieres, etait tres enjoue et excellent camarade. Comme tout bon eleve des Minimes, il avait un culte tres tendre et tres filial envers la sainte Vierge. 1 » Cette derniere revelation nous amene a parler de la piete de cet aimable enfant; elle etait du reste en harmonie parfaite avec sa conduite et son assiduite au travail. Douce et sans affectation, elle ne se trahissait aux regards que par un recueille- ment plus complet aux heures de la priere, une grande vigilance sur toutes ses actions et un souci constant de plaire a Dieu. Tant de precieuses qualites chez un enfant de douze ans, determinerent ses maitres a 1’admettre, sans plus tarder, a la premiere Communion. Cette nouvelle remplit Camille d’un bonheur extreme, et le porta a redoubler de ferveur pour se rendre moins indigne de la visite de son Dieu. Ce fut en 1848, le jour de la fete du Sacre-Coeur de Jesus, — c’etait de tradition aux Minimes — qu’il s’approcha pour la premiere fois de la sainte Table. Prepare par une retraite fervente, durant laquelle les exhortations du Directeur, ses entre- tiens intimes, et surtout la grace du bon Dieu acheverent d’eclairer sa piete et de perfectionner ses saintes dispositions, Tenfant accomplit cet acte important avec un esprit de foi peu commun. Aussi les fleurs de la premiere Communion, qui presagent ordinairement les fruits de l’age mur, 1. Lettre du 16 dec. 1903. ENFANCE ET ADOLESCENCE 21 embaumerent d’un parfum tout celeste le sanctu- aire de cette ame innocente, ou la visite de Thote divin laissa une empreinte ineffagable. Desormais la sainte Communion fut un besoin de toute sa vie. En pension, dans le monde, pendant la guerre, mais surtout dans le cloitre, jamais il ne laissait echapper une occasion de recevoir Jesus dans son coeur. Deja nous avons fait allusion a la tendre de- votion de Camille envers la Reine du Ciel. Vers ce temps, il crut ne pouvoir mieux lui temoigner son amour qu’en s’enrolant dans sa Congregation. Aux Minimes, comme ailleurs, seuls les enfants les plus vertueux etaient admis a en faire partie. Consacres a Marie, ils promettaient, d’une volonte libre et d’un comraun accord, de se devouer a son culte, de 1’honorer et de la faire honorer d’une maniere toute speciale. En retour, la sainte Vierge les comblait de faveurs et veillait avec un soin vraiment maternel sur ces jeunes ames avides de lui plaire. Camille Giraud comprit tout le parti qu’il pouvait retirer de ces precieux avantages pour sa perfection et son avancement dans la saintete, et nul ne les fit servir a ce double but avec plus de generosite, de perseverance et de succes. Le titre de Prefet de la Congregation, qui lui fut decerne, le montre mi ux que nous ne saurions le faire. Loin de se prevaloir de cette honorable distinc- tion, le pieux congreganiste n’y r^pondit que par plus de ferveur dans sa devotion envers sa bonne 22 LE FRERE GABRIEL GIRAUD mere du ciel et dans son application a ses devoirs d’etat. Cependant les annees s’ecoulaient breves et rapides pour Camille. Arrive au terme de ses etudes, il dut se resigner, non sans un serrement de coeur bien legitime, a quitter les maitres veneres qui s’etaient devoues a son education. S’il est vrai qu’il laissa un excellent souvenir aux Minimes, non moins sincere et durable fut la reconnaissance qu’il garda lui-meme a cette maison benie qui avait abrite sa jeunesse. L’eloignement ni les annees n’ont jamais reussi a 1’alterer. Au sortir du college, et sur le seuil meme qu’il va franchir pour rentrer dans le sein de la societe, le jeune homme a un grave et difficile probleme a resoudre : celui de determiner, entre toutes les voies qui s’offrent a lui, celle qu’il doit suivre pour atteindre le but qu’il se propose. 11 se trouve soudain a la bifurcation de mille routes; comment recon- naitre la bonne? Et une fois engage, qui sera le secours de sa faiblesse et la lumiere de son in- experience? Penible anxiete! Comme pressant est le besoin qu’il a d’une grace d’en haut, et comme il peut bien, a cette heure, adresser a Dieu la priere du Breton qui quitte le port et se livre au premier flot : « Mon Dieu, gardez-moi, car ma barque est petite et la mer est grande! » Toujours privilegie, Camille Giraud ne connut point cette lutte perilleuse ni ces cruelles incertitudes par rapport a 1’avenir. ENFANCE ET ADOLESCENCE 23 Ses aptitudes pour le commerce lui interdisaient, pour ainsi parler, d’envier une autre situation. A l’exemple de ses aines, dont il partageait les gouts et les esperances, il lui tardait de reprendre sa plače au foyer et de se ranger, comme eux, sous la direction de son digne pere. Ainsi done, sans subir les funestes influences du monde, 1’ancien eleve des Minimes se retrouvait dans un milieu bien propre pour achever son edu- cation et faire fructifier les sages conseils et les pieux enseignements regus dans son enfance. Cest dire que Camille mena, a cette epoque, une vie essentiellement calme et laborieuse : chose rare chez les jeunes gens de condition. D’ailleurs, pouvait-il en etre autrement, vu l’edi- fiant spectacle qu’il avait journellement sous les yeux? Dans cette famille parfaitement reglee, malgre 1’aisance que donne la fortune, tous se soumettaient joyeusementa la grande et communeloidu travail. Madame Giraud, tout en vaquant a de multiples bonnes oeuvres, presidait activement a 1’adminis- tration intime de son domestique. Un admirable savoir-faire, une sage economie, un grand sens pratique en faisaient une maitresse de maisoin de tout premier rang. Le trait suivant nous revelera a la fois sa prevoyance et sa charite. Cetait pendant les expulsions de 1880. Plusieurs Religieux de la Trappe des Dombes avaient dte regus provisoirement au superbe chateau de la Bachasse, propriete de la famille a Sainte-Foy-les- Lyon. Un jour, le Pere Irenee Durieux, de pieuse 24 LE FRERE GABRIEL GIRAUD memoire, 1 s’entretenait avec Mme Giraud, quand le concierge apporta le courrier. Depouillant alors un paquet, la bonne Dame se mit aussitot a re- cueillir les ficelles ainsi que le papier d’emballage et a serrer soigneusement le tout dans une armoire. Au Pere, qui paraissait fort edifie d’un tel procede chez une personne de sa qualite, Madame Giraud se borna a observer avec beaucoup de modestie : « II arrive toujours un moment ou nous sommes bien aises d’avoir sous la main ces ficelles et ce papier pour envelopper ce que nous destinons aux pauvres. » Sa tendre sollicitude pour ses enfants semblait croitre a mesure qu’ils avangaient en age. Eux, de leur cote, loin de se soustraire a son influence, professaient pour elle une filiale veneration. Parmi les avis que la bonne mere se plaisait a leur donner, il en est un qui revenait frequemment sur ses levres et qu’elle eut la consolation de voir fidelement suivi. « Mes enfants, aimait-elle ž repeter, soyez toujours des hommes ordinaires. » Elle voulait leur faire entendre par la qu’ils ne devaient en rien se distinguer du commun, mais, au contraire, garder comme regle unique et constante de leur conduite 1’amour du devoir et la pratique du bien. Ainsi que nous l’avons dit, Monsieur Alexandre Giraud s’adonnait tout entier a son commerce de 1. Ancien cure dans le diocese de Lyon, il entra a la Trappe de N.-D. des Dombes en 1877, prit part a la fondation de Reichenburg ou il exerfa la charge de Sous-Prieur, et ou il mourut le 24 janvier 1895, a l’žge de 73 ans. ENFANCE ET ADOLESCENCE 25 soieries, et il gera ses affaires, jusqu’a son dernier jour, avec une competance qui n’eut d’egale que sa probite legendaire. Heureux des dispositions qu’ils rencontra chez ses quatre fils, il sut admirablement les developper et les faire servir a ses desseins. Camille, en par- ticulier, s’interessa vivement aux idees de son pere, et ce fut de tout son pouvoir qu’il s’employa a les seconder. Actif, d’une intelligence superieure, constamment preoccupe des progres et des per- fectionnements a introduire dans la manufacture et dans 1’industrie, il donna en maintes circonstances la mesure de ses capacites et contribua, pour une large part, a elever leur maison a l’un des premiers rangs dans la fabrique lyonnaise. Ce fut surtout apres son depart pour le cloitre que l’on apprecia, a leur -juste valeur, ses remarquables qualites commerciales. « En recevant Camille au monastere, disaient agreablement ses freres au Rev. Pere Abbe de N.-D. des Dombes, vous nous avez enleve des millions. » A cette heure, toutefois, notre interessant jeune homme ne songeait guere a sacrifier tant de belles esperances qui miroitaient a ses yeux, pour aller s’ensevelir a la Trappe. Disons meme, qu’a 1’occa- sion, il faisait fort bonne mine aux innocents plaisirs qui se pressaient sous ses pas. Son divertissement favori etait la chasse. Quel jour de suave contentement pour lui et pour ses frčres, lorsque, en guise de recompense, le papa leur permettait d’aller, par-delžl les riants coteaux 26 LE FRERE GABRIEL GIRAUD du Rhone et jusque sur les lisieres des Dombes, organiser une battue avec des parents et des amis! Comme nos braves jeunes gens etaient heureux de laisser, pour un peu, l’atmosphere maussade du bureau, et, en echange, de humer librement l’air embaumedes campagnes et les fortifiantes senteurs des grands bois! Puis venait la chasse proprement dite avec ses chances et ses mecomptes, ses fatigues et ses dangers. Cetait un moment solennel pour Camille. Deja on 1’apercevait, la fievre au coeur et 1’oeil au guet, errant le long des haies ou franchissant les ruisseaux. Soudain son regard s’illuminait, et tout son etre prenait une contenance expressive. Cest que, reveille dans son gite, un lievre, le corps tendu, ses longues oreilles collees sur les epaules, venait de detaler, en bonds fantastiques, aquelques pas devant lui. Mais, aussitot, un coup de feu retentissait dans la vallee, et le doux animal etait aux mains de son vainqueur. II arriva, un jour, a 1’ardent chasseur devenu moi- ne, d’evoquer le souvenir poetique de ces lointains episodes. « J’etais tellement epris de la chasse, disait-il, que, si l’on m’etit dit, le soir, qu’il y avait un lievre a plusieurs lieues de la, je serais parti de suite a 1’endroit indique, quoique brise et rendu par les courses de la journee. » Tout portrait a ses couleurs vives et ses couleurs sombres, ses lignes gracieuses et ses lignes con- fuses; et c’est 1’agencement bien ordonne des unes et des autres qui lui donne du charme et de ENFANCE ET ADOLESCENCE 27 la vie. Dans celili que nous esquissons actuelle- ment de notre heros, la note claire et gaie domine sans contredit, mais laisse toutefois les ombres y trouver leur plače et y jouer leur role. Aussi est-ce par une legere nuance de cette nature que nous voulons achever de peindre la physionomie attrayante de Camille Giraud, en disant qu’il faisait ses delices de la bonne chere. « Camille etait un gourmand, nous avouait, avec un franc sourire, quel- qu’un desa parente; jamais il ne trouvait la cuisine faite selon ses gouts. » Quelle revelation pour ceux qui ont connu le Trappiste austere et mortifie! Hatons-nous pourtant de remarquer que, dans ses petits ecarts, notre adolescent ne faillit jamais au respect qu’il se devait a lui-meme ainsi qu’a sa famille. Ses nobles qualites ne connurent pasledeclin; toujours elles commanderent 1’admiration generale. Le moment etait venu, pensait-on, ou il allait, a l’exemple de ses freres, contracter une alliance digne de lui et capable d’accroitre son bonheur, en fixant son sort. Plus d’une mere, dans 1’intime de son coeur, revait d’unir les destinees de sa fille a celles de ce jeune homme si merveilleusement doue. Camille, cependant, avait trente-deux ans, et il temporisait toujours. Une voix interieure, qui lui interdisait toute precipitation, lui laissait entendre qu’il etait ne pour de plus grandes choses. Et cette voix etait celle du divin Maitre, qui operait la conquete de son ame. Enfin un double evenement, imprevu et terrible 2 28 LE FRERE GABRIEL GIRAUD comme un coup de foudre dans un ciel serein, le tint, un instant, terrasse sur le chemin de la vie, et hata la rupture des derniers liens qui l’at- tachaient au monde. Nous voulons dire : la mort de son pere et la memorable guerre de 1870. CHAPITRE II LA VOIX D’EN HAUT. UN GRAND DEUIL DANS LA FAMILLE GIRAUD. PREMIERES LUEURS DE VOCATION RELIGIEUSE CHEZ CAMILLE : FRERE DE St. JEAN-DE-DIEU OU TRAPPISTE. LA GUERRE; CAMILLE S’ENROLE DANS LA le LEGION DU RHONE. ECHAUFFOUREE DE CHATEAU- NEUF. UN TRAVERSIN POUR TROIS. CAMILLE RENTRE DANS SA FAMILLE. LUTTE AU SUJET DE SA VOCATION. A l’epoque ou nous le presentons a nos lecteurs, Camille Giraud avait trente-deux ans. Cest l’age ou le serieux de la vie saisit notre etre tout entier et nous montre les hommes et les choses sous leur veritable aspect. 11 ne reste rien des joies insouciantes de 1’enfance; les derniers reves de la jeunesse viennent de s’evanouir; c’est l’heure des grandes entreprises, parfois aussi celle des grandes luttes. L’ame noble et genereuse de notre futur Trappiste, a qui Dieu voulait donner une trempe speciale, fut, de bonne heure, sevree des jouissances d’ici- bas, et c’est brusquement, presque avec violence, qu’elle se vit plongee dans un ocean d’amertume et d’epreuves. Un deuil immense forma le premier anneau de cette chaine douloureuse, au moyen de laquelle la main divine va desormais etreindre ce coeur ai- mant et le retenir en sa possession. Depuis quelques annees deja, le pere de Camille etait tres souffrant des suites d’une attaque de 30 LE FRERE GABRIEL GIRAUD paralysie, qui le surprit un jour dans la rue, comme il se rendait au magasin. Reconduit en hate a son domicile, le malade requt les soins empresses que reclamait son etat. Peu a peu, la paralysie tomba, et M. Giraud put reprendre sa vie active et laborieuse d’autrefois. Frappe de nouveau quelque temps apres, il suc- comba chretiennement, le 31 aout 1868, a l’age de 79 ans, emportant dans la tombe, avec les regrets de ses proches, 1’estime de toutes les per- sonnes qui le connaissaient. Peu avant d’expirer, le moribond embrassa une fois encore sa vertueuse epouse et ses fils eplores; puis, s’adressant a ces derniers, il leur laissa, entre autres conseils, cette sage et supreme recomman- dation : « Mes enfants, ne vous engagez jamais dans n’importe quel proces; je n’en ai fait aucun durant ma vie, et je m’en suis toujours tort bien trouve. » Cette mort fut un coup terrible pour la famille Giraud; Camille surtout le ressentit tres vivement. La perte de son pere fut pour lui, on peut le dire, le point de depart d’une vie nouvelle. Tout cet appareil funebre qui se deploie autour d’un cercueil et absorbe generalement les pensees des hommes, n’arreta point celles de Camille; elles plongerent jusque dans 1’eternite. Eclairees par les lumieres delafoi, cesfortifiantesvisionsdel’au-dela ranimerent son courage et lui inspirerent de serieu- ses reflexions. Il decouvrit alors dans son ame un vide immense, inconnu jusque-la, et que rien de LA VOK D’EN HAUT. 31 terrestre ne semblait de nature a combler; le Com¬ merce, avec ses tracas et ses responsabilites, lui devint a charge; il n’y eut pas jusqu’a cette douce vie de famille qui ne lui parlat un dou- loureux langage. D’un autre cote, le monde, avec ses folles joies, ses maximes trompeuses, ses mauvais livres et ses exemples pervers, lui apparaissait comme un ennemi redoutable et resolu a le perdre; il n’eprouva pour lui que crainte et degout. En outre, notre pauvre jeune homme entendait au fond de son coeur la voix fremissante des passions; il assistait en spectateur humilie a ces luttes incessantes de la chair contre 1’esprit, dont S. Paul entretenait les Romains, et deja il en etait reduit it s’appliquer le mot du poete commentant 1’Apotre : .Video meliora, proboque; Deteriora sequor_ « Je vois le bien et je 1’approuve, je fais le mal. » Tant de motifs reunis et secondes par une vertu d’en haut dicterent a Camille l’energique resolution de quitter le monde. Mais, il ne se le dissimulait pas, avant d’en venir a l’execution de son projet, que de resistances a vaincre ! que d’obstacles a surmonter ! que de larmes h essuyer! En homme sage et reflechi, Camille Giraud ne voulut rien precipiter dans cette grave affaire; il se tint sur la reserve la plus absolue vis-a-vis des membres de sa famille. Cest surtout aux parents, dit S. Alphonse de 2 . 32 LE FRERE GABRIEL GIRAUD Liguori, que les enfants doivent cacher leur vocation a la vie religieuse. La raison qu’il en donne, avec les maitres de la vie spirituelle, les Peres et les Docteurs, est que, en ce point, 1’interčt change souvent, pour nous, nos parents en ennemis, selon la parole du Seigneur, que rapporte S. Thomas : « L’homme aura pour ennemis ceux de sa propre maison, Inimici hominis domestici eius. » A cette louable discretion, Camille joignit l’orai- son et le recueillement. II est impossible, en effet, d’obtenir les lumieres desirees, d’entendre la vok du Seigneur et d’etre fidele a ses divines inspirations, sans se rapprocher de lui, apres avoir eloigne toutes les causes de distraction, meme celles qui naissent a 1’interieur; car, remarque S. Gregoire : l « Quid prodest solitudo corporis, si solitudo defuerit cordis; a quoi bon la solitude du corps, si celle du coeur fait defaut. » Enfin, pour eviter toute illusion et se pourvoir des conseils et des secours dont son coeur eprouvait le besoin, Camille Giraud fitpart de ses dispositions intimes a son directeur et s’en remit pleinement a sa conduite et a sa determination. Cetait un saint religieux du couvent des Capucins de Lyon, le bon Pere Vincent, bien connu des personnes pieuses et des communautes de la contree. Habitue a suivre les operations de la grace dans les arnes, le prudent directeur n’ignorait pas que, parmi les vocations, les unes viennent de Dieu, 1. Mor. 1. 30. c. 23. LA VOIX D’EN HAUT 33 les autres ne sont bien souvent que le fait d’une imagination ardente, d’un coeur froisse ou degoute du monde. 11 s’etudia done tout d’abord k discerner 1’idee exacte que son penitent se formait de la vie reli- gieuse et quelles etaient les raisons qui leportaient a vouloir 1’embrasser. Apres de longues prieres et de mures reflexions, le saint religieux reconnut que le Seigneur avait des desseins particuliers de misericorde sur cette ame. L’appel de Dieu etait evident; un attrait special, joint a des motifs surnaturels, la poussait irresistiblement vers le cloitre. II n’hesita done plus, quoique sans 1’influencer, & encourager les efforts de son jeune neophyte et a soutenir son elan vers le but sublime auquel il aspirait. Des lors aussi, le venerable religieux se crut en droit d’exiger de lui une fidelite plus grande a ses devoirs et surtout une generosite capable de tous les sacrifices. Camille Giraud ne se laissa rebuter par aucune difficulte; durant ce premier temps d’epreuves, il s’affermit de plus en plus danslasainte resolution d’etre tout a Dieu, sans partage comme sans reserve. Ce que prenant en consideration, son Pere spi- rituel, eelaire d’en haut, jugea opportun de lui laisser entrevoir la noble destinee qui allait etre la sienne : « Vous devez etre, lui avoua-t-il avec un accent convaincu, Frere de S. Jean-de-Dieu ou Trappiste. » — C’dtait lui dire que 1’avenir lui r€- servait une vie d’immolation et de charite, qui 34 LE FRERE GABRIEL GIRAUD rentrait dans les desseins de Dieu a son sujet. Toutefois cette sublime declaration ne surprit nullement Camille Giraud; cet idčal repondait trop bien aux secretes aspirations de son coeur genereux. L’oracle profond du Pere Vincent ne nous etonne pas nous-memes, attendu qu’il s’est realise sous nos yeux durant preš de trente annees, et, pour- rions-nous ajouter, au-dela de toute prevision, car le long ministere du Frere Gabriel aupres des malades lui fournit 1’occasion de pratiquer a un haut degre les heroi'ques vertus qui distinguent le frere de S. Jean-de-Dieu. Le choix que Camille fit de la Trappe, dont la vie obscure et mortifiee le captivait, tientdureste a une circonstance providentielle que nous ne saurions taire ici. Un jour, notre jeune homme fit, chez son di- recteur, la rencontre d’un religieux trappiste de N.-D. des Dombes : le R. P. Benott Margerand, enfant de Lyon lui aussi et ami intime du P. Vincent. Au cours de l’entretien, le moine a la robe blanche, qui se savait en presence de l’un des fondateurs de son monastčre, 1 parla avec un vif interet de la prosperite toujours croissante dela jeune abbaye des Dombes, decrivit a grands traits le genre de vie des Trappistes, fit ressortir enfin le bonheur que Pon goute au Service de Dieu et les avantages que Parne fidele trouve dans la religion. 1. Le nom des Fondateurs et Bienfaiteurs de N.-D. des Dombes est religieusement conserve, dans les clottres, sur des plaques de marbre qui le transmettent š la posterite. LA VOK D’EN HAUT 35 Camille ecoutait ravi hors de lui-meme. La vue de ce religieux, dont l’existence lui paraissait plus etrange encore que son costume; ces details edi- fiants qu’il venait d’entendre et qui contrastaient si extraordinairement avec les fables que le monde debite sur la Trappe et les Trappistes; en un mot toutes ces choses austeres et nouvelles pour lui, dont Dieu lui donnait une merveilleuse intelligence, tirent une profonde impression sur son esprit. A le voir, on eut dit qu’il etait absorbe dans le reve delicieux, parfume, enivrant d’un paysage adorable, au-dela duquel son regard decouvrait des horizons mysterieux, sereins comme la voute du firmament, immenses comme elle, tant la douce atmosphere de lumiere et de paix qui envahissait son ame se refletait sur toute sa personne. Revenu a lui, Camille confia au religieux le secret de sa vocation naissante, lui exposa les motifs qui le poussaient a consacrer a Dieu le reste de sa vie, et finit en sollicitant humblement son admis- sion a Notre-Dame des Dombes. Ne pouvant, de son autorite privee, le satisfaire completement sur ce dernier point, le R. P. Benoit lui conseilla d’en conferer directement avec le R. Pere Abbe, auquel il se ferait lui-meme un plaisir de le recommander, a sa rentree au mo- nastere. Camille golita cette proposition et promit une visite a Notre-Dame des Dombes. Elle eut lieu effectivement quelques jours plus tard. Que se passa-t-il dans cette entrevue du jeune 36 LE FRERE GABRIEL GIRAUD aspirant avec le R. P. Dom Augustin ? Nous l’igno- rons en grande partie. Ce que nous pouvons affir- mer de source certaine, c’est que le R. P. Abbe ne s’empressa nullement d’ajouter foi a cette vo- cation qui lui semblait dictee par un mouvement de ferveur passagere, dont les rigueurs et les humiliations de la Trappe auraient bien vite raison. Tout au plus lui laissa-t-il au coeur 1’espoir et la consolation de 1’admettre a un essai. « Le jeune homme que vous m’avez propose, observait ensuite Dom Augustin au Pere Benoit, ne me parait pas doue d’une energie suffisante pour triompher des epreuves de la vie religieuse. D’ail- leurs, vu les habitudes delicates dans lesquelles il a ete eleve, je doute tort qu’il puisse se faire a notre genre de vie. » II n’etait pas reserve a Dom Augustin d’enrichir sa communaute de ce tresor dont Dieu lui cachait la valeur inappreciable; ce digne Superieur allait, peu apres, recevoir au ciel la recompense due a ses nombreux merites. 1 De plus, et Lest la surtout que nous admirons la conduite de la Providence, le moment n’etait pas venu pour Camille de con- sommer son sacrifice. Cetait par une excursion de traverse que Dieu voulait le mener au but, tout en lui menageant les occasions de se preparer au definitif. Cependant, la guerre franco-allemande venait d’eclater. ( 15 juillet 1870. ) 1. Cf. Menologe Cistercien 26. decembre. LA VOIX D’EN HAUT 37 Nous ne voulons pas retracer ici tous les evene- ments qui marquerent cette periode sinistre, ni enumerer une fois de plus, apres tant d’autres historiens, les causes materielles de nos desastres. Un terrain plus individuel doit restreindre notre recit; et ce terrain est celui-la meme ou nous conduit le heros de cette histoire, qui vit soudain son existence coupee en deux par cette crise na- tionale. II ne tenait qu’a lui, il estvrai, de rester etranger au deuil de son pays, en se retranchant derriere les jouissances que procurent le calme et le repos de la vie privee. II ne l’a pas fait, et une gloire immense lui en revient aujourd’hui. Le sentiment du devoir, on l’a remarque deja, etait inne chez Camille Giraud, et nelaissaitaucune plače a l’ego'isme, cette marque ignoble de ceux qui ont le front bas et l’ame peu haute. La France ensanglantee reclamait de lui la mesure de son patriotisme et de son amour : elle le trouva pret a la defendre et resolu a faire le sacrifice de sa vie pour la sauver. Et, repetons-le, cet heroisme estd’autantplusadmirableen Camille, qu’il procede d’une determination libre et volontaire. « Quoi qu’en disent les reveurs et les poetes, a ecrit quelque part le brave general Ducrot, la guerre est et sera toujours un mal necessaire; elle seule permet aux ames vraiment fortes de se ma- nifester avec eclat, et quel qu’en soit le mobile, 1’idee du sacrifice supreme, qui est toujours la consequence immediate de la lutte, suffira pour 38 LE FRERE GABRIEL GIRAUD 1’ennoblir aux yeux des societes qui comprennent autre chose que la satisfaction des appetits ma- teriels et des jouissances physiques. Nous sommes perdus, disait la meme grande ame peu avant la guerre de 1870, si une crise violente ne vient reveiller dans les cceurs des generations presentes les sentiments de devouement, de gene- reuse abnegation, de patriotisme, prets a disparaitre, ainsi qu’il arrive toujours dans la vie des peuples, aux epoques de veritable decadence. » 11 est difficile de trouver a ces sublimes paroles un commentaire plus eloquent et plus fidele que la noble conduite de Camille Giraud durant no- tre funeste guerre. Commencee d’abord avec enthousiasme et non sans quelque illusion, la campagne se poursuivit bientot au milieu d’une serie d’implacables revers pour notre pays. Enfin, l’on sait comment, apres deux mois de lutte, la France, meurtrie et epuisee, s’affaissait dans la boue de Sedan, ecrasant, dans sa chute, Pinepte gouvernement qui 1’avait livrde, pieds et poings lies, a la Prusse. C’etait le 3 septembre 1870 : jour d’inoubliable deuil, qui a provoque des protestations heroiques que 1’histoire a enregistrdes a Phonneur de tant de braves soldats trahis par la fortune. Apres la capitulation de Sedan, la reprise de la guerre etant decidee, plusieurs villes envoyerent des legions contre 1’ennemi. Lyon eut les siennes, et dans leurs rangs se pressaient de nombreux volontaires. LA VOIX D’EN HAUT 39 Quoique n’ayant pas l’age voulu pour faire partie de la l re legion de marche, Camille n’hesita pas a quitter famille et magasin, et s’y enrola. Imme- diatement incorpore a l’artillerie de la l re legion du Rhone, il fit to ute la campagne en qualite de canonnier-servant. Outre que cet Office etait b pe- rilleux, il etait encore rude et penible pour ce jeune homme delicat, dont les doigts ne s’etaient fatigues jusque la qu’a tenir une plume ou a faire agir la detente d’un fusil de chasse. Nos lecteurs peuvent done aisement s’imaginer ce qu’il dut avoir a souffrir durant ces longs mois de luttes, de privations, de peines physiques et morales. Camille prit part k plus de douze batailles, notam- ment a 1’echauffouree de Chateauneuf (30 nov. 1870), au combat sanglant de Nuits (18 decembre), et a la bataille perdue d’Hericourt (15-17 janv. 1871). Partout il fit admirer sa bravoure et ses viriles qualites d’endurance et d’energie. Voici un episode, choisi entre plusieurs autres, qui montre sa valeur, son courage et son audace en face de la inort qui paraissait ne pas vouloir de lui. 1 Pendant une froide nuit de novembre, la Legion partait a deux heures et arrivait, quatre heures apres, en vue de Chateauneuf. Tout-a-coup, a 1800 metres environ, elle apergoit 1’ennemi qui se dirigeait vers Dijon ; il fallait done 1’empecher d’avancer ou retarder sa marche. 1. Nous tenons ce fait de Lun de ses camarades de la legion, M. Moritz. 40 LE FRERE GABRIEL GIRAUD Vite les pieces sont mises en batterie, et la canonnade commence. Les Allemands, surpris, s’arretent, mettent leurs pieces a decouvert et ripostent. Les obus tombaient drus et serres sur cette legion de braves; la mort les fauchait d’ici de la et leur courage paraissait faiblir. Camille Giraud, plače dans un jardin et servi par un seul gendarme, montra, au milieu de cette grele meurtriere, un sang-froid et un courage eton- nants : il chargea sa piece et tira sans discontinuer jusqu’a la fin de l’attaque, encourageant ses ca- marades par ses paroles et par ses actes. Ce seul fait d’armes, qui excita l’admiration, lui eut certainement valu la medaille militaire ; mais Camille, alliantason courage une grande modestie, ne l’a jamais demandee. Un autre jour, il s’agissait d’occuper un poste a la fois difficile et perilleux; le commandant fait appel a la bonne volonte de ses hommes. Le premier, Camille Giraud s’offre a defendre cette position, s’y installe en effet, et, tant que dura 1’action, manceuvra sa piece a la satisfaction ge¬ nerale. La mort, qui semblait respecter sa personne, vint, plus d’une fois, chercher ses victimes a ses pieds. Il garda, toute savie, ledouloureux souvenir de la fin tragique de Lun de ses camarades, qui tomba comme foudroye a ses cotes. Parmi ces derniers, il s’en trouvait un dont 1’humeur enjouee pergait jusque dans les circonstances les plus LA VOIX D’EN HAUT 41 critiques. En pleine lutte, il laissait parfois echapper cette petite plaisanterie : « Voyez done Giraud comme il palit au bruit de la mitraille! » Un jour il ajouta : « pour moi, je n’ai pas peur, et puisque je n’ai plus rien a faire, je me couche. » Il le fit effectivement, mais ne se releva pas: car au moment oii il achevait sa phrase, un obus eclata a deux pas de lui et le mit en pieces. Les dernieres paroles de ce malheureux sont neanmoins, dans leur ton railleur, un eloquent temoignage de la noble conduite de Camille Giraud. Il y eut encore, durant cette terrible campagne, beaucoup d’autres faits tout a l’honneur de Camille qui, selon 1’opinion de tous, se montrait toujours et avant tout 1’homme de la discipline et du devoir. Aussi etait-il estime de ses chefs et aime de ses camarades. Les survivants se souviennent encore de son affabilite constante et de son empressement a leur rendre Service en toute occasion. On l’a vu, sur ce point, pousser la charite et la condescendance au supreme degre. Temoin 1’anecdote suivante. Un jour, Camille etait etendu a terre pour prendre un peu de repos, lorsque trois de ses camarades, sans doute en quete d’un lieu propice pour en faire autant, aviserent son corps comme pouvant fort bien leur servir de traversin. Aussitot fait que dit. Nos trois gaillards dormaient d’un bon somme, quand tout-a-coup apparait la silhouette bien con- nue du capitaine. Frappe d’un spectacle aussi etrange : « mais, mon Camille, fait-il au pauvre patient qui assurement ne pouvait fermer 1’oeil, 42 LE FRERE GABRIEL GIRAUD tu n’y songes pas; veux-tu secouer bien vite ces indiscrets. » — «11 n’y a pas de danger, reprend Camille, a voixbasse; ce serait vraiment dommage, ils dorment trop bien. » On reconnait la le devouement sans bornes et l’abnegation du futur frere Gabriel, qui jamais ne sut calculer avec lui-meme, lorsqu’il s’agissait de faire plaisir a autrui. Apres la funeste journee d’Hericourt, Camille Giraud fut rejete en Suisse, ou il arriva extdnue et malade, avec les debris de 1’armee de l’Est. Rentre dans safamille apres l’armistice(7 janvier 1871), afin de refaire sesforces epuisees, il ne son- gea plus qu’aux moyens de repondre a 1’appel du divin Maitre. Ce sejour force au milieu des siens pouvait etre, il ne 1’ignorait pas, fatal a sa vocation ; il tenait par consequent a le rendre aussi court que possible. D’autre part, il se bergait de 1’espoir que, peut-etre, son depart pour la guerre avait prepare les esprits et les cceurs a la douloureuse separation qu’il meditait. L’heure etait done on ne peut mieux choisie, pensait-il, pour informer sa mere et ses freres de sa resolution longuement reflechie et bien arretee d’entrer en religion. Helas! La chair et le sang ont-ils jamais laisse quelqu’un servir Jesus selon ses desirs? Il serait vain de 1’esperer, repond le Pere Faber. 1 La mere arrache ses enfants aux bras du Sauveur. 1. Le pied de la Croix, p. 118. LA VOK D’EN HAUT 43 Le p£re regarde d’un oeil soup?onneux les droits de Dieu, et, jaloux du Createur, il traite avec durete un fils qui, d’ailleurs, ne lui a jamais donne une heure de peines dans sa vie, et envers qui il n’avait jamais ete severe jusque la. Le frere laisse s’affaiblir en lui la force de 1’affection fra- ternelle, et apporte 1’aprete des jugements du monde dans le cercle sacre de la famille, si Jesus ose mettre le doigt sur sa soeur. O miserable, mise- rable monde! Et ce sont toujours les bons qui sont les plus apres en pareil cas! — Cest la un tableau vivant, donnons-lui un cadre. La premiere ouverture de Camille au sujet de sa vocation jeta toute sa famille dans une deso- lation difficile a peindre. Non, il ne fallait plus parler d‘une chose semblable ; jamais l’on ne consentirait a une separation de ce genre. Dieu ne demande pas de tels sacrifices, il les propose a la seule bonne volonte. Ne peut-on pas, du reste, faire son salut dans le monde comme dans la religion! Et puis, surtout, pourquoi vouloir s’en- sevelir a la Trappe et se condamner, pour la vie, a des rigueurs sans nom, alors que 1’avenir s’an- nonce tout rayonnant de si douces esperances?.. Non, encore une fois non, il ne fallait plus songer a une pareille entreprise_Et forts de ces rai- sonnements et d’autres encore, la mere et les freres de Camille unirent leurs efforts pour le dissuader de donner suite a son projet. La lutte fut longue, douloureuse, sanglante pour les deux partis. Mais les forces etaient inegales; 3 44 LE FRERE GABRIEL GIRAUD Dieu combattait pour Camille, et, inevitablement, la victoire devait gtre de son cote. Desesperant d’obtenir jamais 1’assentiment des siens, il rompit genereusement les derniers liens qui l’attachaient a sa famille, et, le 17 juillet 1871, l’abbaye de Notre-Dame des Dombes le comptait au nombre de ses pieux habitants. Nous avons entendu plus haut S. Alphonse de Liguori recommander avec justice la discretion aux enfants, pour ce qui a trait ^ leur vocation religieuse. Comment, dit pareillement le saint Docteur, ne pas blamer ouvertement les parents qui, par un attachement trop naturel oudes prejuges mal fondes, contrarient la vocation de leurs enfants, et s’imaginent accomplir un devoir en luttant contre la volonte de Dieu ? Ah! combien de malheureux parents nous verrons condamnes dans la vallee de Josaphat, pour avoir fait perdre la vocation a leurs enfants! et que de malheureux enfants egalement reprouves, pour avoir voulu, au detri- ment de leur vocation, contenter leurs parents et demeurer aupres d’eux! De la ce terrible avertisse- ment du divin Maitre : « Si quelqu’un vient a moi, et ne hait pas son pere et sa mere,... il ne peut etre mon disciple. 1 » Ajoutons, afin d’ecarter tout scrupule, que, dans le choix d’un etat, on n’estnullement oblige d’obeir a ses parents. Cest le sentiment commun des theo- logiens, d’accord avec S. Thomas, qui recommande, 1. Si quis venit ad me, et non odit patrem suum et ma- trem,... non potest meus esse discipulus. Luc. 14, 26. LA VOIX D’EN HAUT 45 d’une maniere absolue, 1 a quiconque se sent appele a Letat religieux, de ne point consulter ses proches sur sa vocation; car, pour 1’ordinaire, ils n’usent de leur influence que pour y mettre obstacle. Camille Giraud experimenta pour lui-meme com- bien le monde comprend peu 1’importance de la vocation. Heureusement, il sut obeir a Dieu plutot qu’aux hommes. Nous connaissons les motifs qui porterent Camille a choisir 1’ordre austere et cache de la Trappe, de preference a tout autre. Comme on le pense bien, ce choix et ces motifs etaient peu faits pour flechir la resistance des membres de sa famille. Le nom seul de la Trappe a quelque chose de si terrifiant, surtout pour le coeur d’une mere ! La vie que l’on y mene a ete decrite sous des couleurs si sombres! Tout le monde a entendu ou lu ces recits fan- tastiques : « Le trappiste ne parle jamais, ou s’il rompt parfois son eternel silence, ce n’est que pour laisser echapper ce lugubre salut : Memento mori! Frere, il faut mourir! — Jamais il ne mange de viande, si ce n’estlorsque Noel tombe un Vendredi. Le trappiste couche dans un cercueil, et, chaque matin, il enleve une pelletee de terre h sa propre fosse. Tombe-t-il malade, on 1’abandonne, čtendu sur la paille et la cendre, avec un verre d’eau a cote de lui.. » Quelle existence plus dure que la mort! s’ecrient les uns, dmus de pitie. Comment, 1. Contra retrah. a relig. c. q. 46 LE FRERE GABRIEL GIRAUD ajoutent les autres, les lois actuelles de la societe civile peuvent-elles tolerer un pareil suicide? Com- ment 1’Eglise, la sage gardienne du decalogue, approuver une violation si manifeste du cinquieme commandement? N’est-ce pas au desespoir, a la folie, a des remords impitoyables, qu’il faut attri- buer cet amour anticipe du tombeau ? ! » Telles sont pourle grand nombre, dit un histo- rien de la Trappe, les idees faites, admises sur la foi du temps, et qui semblent consacrees par l’antiquite. Camille Giraud savait ce qu’il devait penser de ces contes puerils et de ces jugements convenus. Son court sejour a Notre-Dame des Dombes lui avaitsuffi pourformer saconviction etsedeterminer avec une parfaite connaissance de cause. II avait trouve la, et la seulement, un ideal longtemps reve: celui du « devouement pousse jusqu’a rheroisme et de 1’abnegation ennoblie par les plus sublimes vertus, » et il lui tardait d’essayer ses forces a le realiser. II reussit a merveille dans ce travail, comme nous allons le voir; aussi le nom du frere Gabriel devait-il rester, parmi ses freres, le synonyme de charite et de renoncement. Toutefois, avant de suivre notre heros dans sa nouvelle carriere, le lecteur voudra bien nous per- mettre, sur la vie religieuse en general et sur 1’ordre de Citeaux en particulier, quelques reflexions qui, tout en facilitant 1’intelligence de certains details subsequents, nous epargneront de frequentes inter- ruptions dans le corps du recit. CHAPITRE III MOINES ET MONASTERES. QU’EST-CE QU'UN MOINE? COMMENT SA VIE INTIME, TOUTE DE PRIERE ET D'EXPIATION, EXERCE UNE ACTION BIENFAISANTE AU DEHORS. LA JOURNEE DU MOINE CISTERCIEN. UNE PAGE DE VICTOR HUGO SUR LES RELIGIEUX. II suffit d’enoncer le titre de ce chapitre pour que Pon sente aussitot Parne comme transportee dans une region sublime, habitee par des hommes infiniment superieurs aux heros que le monde ad- mire, et oii s’accomplissent des faits merveilleux, ignores souvent, parfois meme tournes en ridicule, mais neanmoins tout palpitants du plus hautinteret. Au souvenir des moines et des monasteres, la pensee chretienne se transporte avec respect dans les solitudes brulantes de la Thebaide, au sein des innombrables phalanges de pieux cenobites et d’austeres anachoretes, dont le desert, aujourd’hui encore, semble deplorer la disparition. Puis, franchissant 1’espace, la meme pensee s’ar- rete aveccomplaisance devantles arceaux poetiques du clottre d’Occident, penetre en tremblant sous ces voutes severes et grandioses pour y admirer la vie sainte et mortifiee des moines, leur parfait detachement de tout ce qui est cree, et, malgre cela, chose plus apparente que chez leurs aines d’Orient, 1’influence etonnante qu’ils exercent sur la societe. 3 . 48 LE FRERE GABRIEL GIRAUD A cette heure ou les impies declarent une guerre ouverte a la religion, et s’attaquent specialement aux moines et aux monasteres, nous sommes heu- reux de tracer ces lignes et de les lancer comme un noble deti a la face de nos ennemis. Notre unique regret est de ne pouvoir traiter a fond un sujet aussi interessant qu’utile; le cadre etroit de cette biographie s’y oppose. On nous par- donnera done d’etre incomplet. Ce sont des vo- lumes qu’il faudrait ecrire pour raconter l’histoire des institutions monastiques : histoire d’une telle etendue, qu’elle comprend celle de tous les ages et de tous les lieux. Pas une contree, en effet, qui n’ait ses monasteres ou qui n’en conserve religi- eusement les ruines. Pas une famille, pour ainsi dire, qui ne compte un ou plusieurs membres dans ces milices saintes vouees a la priere et a 1’immolation. Et puis, que de merveilles accomplies dans ces murs et par ces hommes! que de Services rendus a 1’Eglise et a la societe! Ce sont les moines, quoi qu’en dise le scepti- cisme contemporain, qui ont triomphe de la cor- ruption paienne, converti les nations barbares, refaitle sol de notre vieille Europe, sauveleslettres, les Sciences et les arts. Ce sont eux encore, ministres volontaires de la priere et de l’expiation, qui, du fond de leurs pieux asiles, desarment la colere divine prete a eclater sur les societes coupables, et qui acquittent la dette sociale envers la justice de Dieu. MOINES ET MONASTERES 49 Tout autant de bienfaits dont le monde ne sait pas apprecier la valeur. Et, soit dit en passant, nous distinguons ici entre les moines et les religieux; cette distinction est reelle, mais peu connue de la generation actuelle. Elle comprend tout au plus le moine savant et le moine agriculteur; quant au moine faisant profes- sion de « chatier son corps et de le reduire en servitude, 1 » il sera longtemps encore une enigme pour elle. Son ignorance toutefois ne change rien a la nature de la chose. Mais revenons sur nos pas, et procedons par ordre. Comme l’indique son nom, le moine est done ce chretien genereux qui, prenant 1’Evangile au serieux, se separe autant que possible de la societe humaine et de sa vie mouvementee, pour chercher uniquement le regne de Dieu et sa justice. A cet effet, il se retire dans la solitude, parce qu’elle 1’aide a trouver Dieu et a vivre seul avec Dieu seul. Combien fondee est cette remarque d’un paien : « Pluribus intentus minor est ad singula sensus. » Le coeur de 1’homme est ainsi fait; plus il se de- prendra des mille objets qui 1’occupent et 1’assie- gent, plus il s’attachera avec force a celui qu’il choisit pour le terme unique de ses affections. Done, necessite de se ddgager de tout, de s’iso- ler, pour trouver Dieu : in pace locus eius. Car, rdpetons-le, Dieu seul, Dieu cherche par la voie 1. I. Cor. IX, 27. 50 LE FRERE GABRIEL GIRAUD la plus directe, voila la tache du moine dans la solitude, la raison et la fin de son existence. Entrons maintenant dans le sanctuaire intime de sa vie. Pour etre court, nous n’etudierons que le double caractere que semble revetir plus specialement chacune des actions du moine, et qui en fait comme le ministre particulier de la priere et de l’expiation, en identifiant sa vie a celle de la grande et adorable Victime. D’abord la priere, le plus imperieux de tous les devoirs, et celui qui ne cesse d’etre obligatoire a aucun moment de la vie. II etait reserve a 1’Evangile de nous en reveler pleinement 1’efficacite individuelle et sociale et de la constituer a 1’etat de ministšre public. Aussi voyons ce que fait 1’Eglise. Non contente de re- commander a tous les fideles de prendre partacette fonction sublime et salutaire, elle choisit encore des ministres a qui elle confie le soin d’offrir a Dieu, jour et nuit, en tous lieux, au nom de tous, 1’encens de la priere par excellence, si admirable- ment et si justement appelee par saint Benoit : opus Dei, 1’oeuvre de Dieu, 1’office divin. Et ces ministres particuliers de la fonction so¬ ciale de la priere, ce sont les moines. « Etrangers au monde et aux inquietudes de la vie, affranchis de ses besoins par la pauvrete et 1’obeissance et de ses mordantes passions par la chastete, ils se refugient dans la solitude. La con- templation des choses divines y devient leur MOINES ET MONASTERES 51 element; leur esprit, leur coeur, leurs sens memes, tout y est profondement recueilli. La mortification, le silence, 1’austere travail de 1’intelligence et du corps gardent les avenues de leur ame. Du sein de ce recueillement, la priere se degage, et quelle priere l 1 » C’est en nous humiliant que nous citons ce passage, car s’il nous montre ce que nous devrions etre, il nous rappelle aussi ce que nous ne som- mes point. Si l’on songe maintenant au nombre immense de monasteres d’ou s’echappe sans interruption le merae eri de misericorde, la meme supplication, comment ne pas croire que la priere d’intercession est une puissante protectrice de la societe et que le moine en est 1’organe le plus parfait. De la cette parole de S. Augustin : « Moins un religieux s’applique a autre chose qu’a ha priere, plus il est secourable aux hommes. » Et cette plainte douloureuse de Notre-Seigneur a Magde- leine de Pazzi:« Vois, raa fille, comme les chretiens sont entre les mains du demon; si mes elus ne les delivraient par leurs prieres, ils deviendraient la proie de ce monstre. » Ah ! si le monde comprenait ce qu’il doit a cette priere d’intercession, quels biens elle appelle sur lui, quels maux elle en ecarte! Ecoutons Donoso Cortes, un des plus beaux ge- nies de la catholique Espagne, exalter 1’importance L F. Martin. Le s moines, p. 357. 52 LE FRERE GABRIEL GIRAUD de cette fonction sociale de la priere : « Le tourbil- lon politique ou je me suis vu enveloppe malgre moi ne m’a laisse jusqu’ici ni un jour de paix ni un moment de repos. II est juste, qu’avant de mourir, je me recueille pour m’entretenir seul a seul avec Dieu et avec ma conscience. Pour moi, 1’ideal de la vie, c’est la vie monas- tique. Je crois que ceux qui prient font plus pour le monde que ceux qui combattent, et que si le monde va de mal en pis, c’est qu’il y a plus de batailles que de prieres. Si nous pouvions penetrer les secrets de Dieu et de 1’bistoire, je tiens pour moi que nous serions saisis d’admiration devant les prodigieux effets de la priere, meme dans les choses humaines. Pour que la societe soit en repos, il faut un certain equilibre, connu de Dieu seul, entre les prieres et les actions, entre la vie con- templative et la vie active. Je crois, tant ma con- viction est torte sur ce point, que, s’il y avait une seule heure d’un seul jour ou la terre n’envoyat aucune priere au ciel, ce jour et cette heure seraient le dernier jour et la derniere heure de 1’univers. 1 » Assurement, voila des choses qui renversent la raison humaine et nous donnent 1’idee la plus eton- nante de la puissance de la pričre d’intercession. Mais ce n’est pas seulement par la priere que les moines contribuent au salut de la societe, c’est encore par l’expiation. Durus est hic sermo! Cest vrai, la nature n’aime 1. Donoso Cortes, vol. II. p. 124. MOINES ET MONASTERES 53 point la penitence; elle la fuit. Et cependant il y a dans ce mot tout un mystere et l’un des plus graves des destinees de 1’homme et de 1’humanite. Aussi le christianisme a sur cet important sujet des doctrines d’une profondeur effrayante. II nous enseigne que toute faute merite un cha- timent, et que 1’homme coupable est dans 1’impuis- sance de satisfaire, pour lui-meme aussi bien que pour la societe, a la justice divine. Or, au point de vue qui nous occupe, l’expiation est precisement cette peine salutaire qui, volontaire- ment embrassee ou acceptee, a le double pouvoir de rehabiliter le coupable et de satisfaire aux droits outrages de 1’ordre supreme. Profondement imbue de cette haute philosophie religieuse, 1’Eglise catholique voulut avoir son ministere de l’expiation comme elle avait son mi- nistere de la priere. Et c’est encore aux moines qu’elle l’a confie. A tous les fideles, il est vrai, elle impose des abstinences, des jeunes, cent autres pratiques aus- teres et penibles a la nature; mais a ses ministres de choix, aux religieux qui, par la seule consequence de leurs vceux, portent deja en eux-memes un caractere d’expiation, elle demande bien davantage. Elle exige que ce caractere d’immo!ation se repro- duise continuellement dans tout leur etre et dans toutes leurs oeuvres. La croix, 1’humiliation, la souffrance, la mort raeme, tel est leur partage, le lot de leurs jouissances ici-bas. Apres avoir tout quitte : parents, amis, patrie, esperances du monde 54 LE FRERE GABRIEL GIRAUD et commerce des hommes, ils se placent sur 1’autel des holocaustes du Seigneur, et, victimes d’amour et de reparation, ils unissent leurs immolations au sacrifice de la grande et adorable Victime. Pre- nant les sentiments de Jesus, expiateur universel, le moine ne se borne pas a expier ses propres fautes, afin de s’assurer a lui seul les misericordes du Seigneur; mais il fait penitence encore pour ses freres qu’il a laisses dans le monde, et acquitte envers la justice divine la dette de la societe coupable. Semblable a 1’Agneau de Dieu dont il tient la plače et continue la mission, le religieux efface les peches du monde, reconcilie la terre avec le ciel, rhomme avec son Createur. Et Dieu agree l’expiation de ces victimes libres, qui passent leur vie entre le vestibule et Pautel ; sa colere est apaisee, et son bras, leve parfois pour frapper et exterminer les coupables, s’abaisse pour les benir et leur pardonner. Telles sont les relations secretes et profondes du moine avec la societe; tel est le double Office de sa vie intime : il intercede pour les pecheurs et il expie leurs crimes. Le religieux, et surtout le contemplatif, est un sauveur, remarque le Pere Faber. 1 Et, ajoute-t-il, ce sont toujours les saints contemplatifs qui ont aime le plus les pecheurs, plus meme que les saints actifs qui ont employe leur vie a les con- vertir. N’est-ce pas la la raison de la necessite 1. P. Faber. Le pied de la croix, p. 164. Abbaye de Notre Dame de la Delivrance. MOINES ET MONASTERES 55 de Pelement contemplatif pour former un apotre complet. Le grand Pape Leon XIII, au soir de sa vie, exprimait la meme pensee dans son admirable Lettre du 22 janvier 1899 au Cardinal Gibbons : « II n’y a pas lieu, observait le saint vieillard, de louer diversement ceux qui embrassent la vie active ou ceux qui, amis de la solitude, s’adonnent a la contemplation et aux penitences corporelles. Combien ceux-ci ont merite et meritent encore excellemment de la societe humaine, on ne peut certes pas Pignorer, si Pon sait la puissance, pour apaiser la colere de Dieu et se concilier ses faveurs, de la priere perpetuelle du juste, surtout si elle est jointe aux macerations de la chair. 1 » Necessaire en tous les temps, ce ministere de la priere et de la penitence devient en quelque sorte indispensable et universel aux epoques de grande culpabilite sociale. Dies mali sunt , 2 Nous traversons des jours mau- vais! entendons-nous repeter a chaque instant. Cest vrai; nous avons le droit d’etre mecontents du present et d’etre inquiets pour Pavenir. Mais nous, de notre cote, songeons-nous it faire violence au ciel? Nos efforts sont-ils plus grands que si tout allait bien ? N’oublions-nous pas que tous nous sommes tenus de reparer et que tout atten- tat aggrave ce devoir? 1. Encycl. ad Americanos : Testeni benevolentice Nostrce. 2. Ephes. V. 16. 56 LE FRERE GABRIEL GIRAUD Les avertissements, certes, ne nous ont point manque. La parole de Notre-Seigneur est la qui pese sur nous comme une menace salutaire et mille fois benie : « Si vous ne faites penitence, vous perirez tous. » Et dans ces derniers temps, c’est par quatre fois, de 1846 a 1876, que la Mere de Dieu daigne choisir la terre de France pour faire entendre sa vok a tous ses enfants et les arreter sur la pente qui conduit a 1’abime. Quel est le secret de la Salette ? (1846) « Si mon peuple ne veut pas se soumettre, je serai forcee de laisser aller le bras de mon Fils : il est si lourd que je ne puis le retenir. » Et l’enseignement de Lourdes? (1858) « Peni¬ tence, penitence, penitence ! priez, faites penitence pour la conversion des pecheurs. » Et la pressante exhortation de Pontmain? (1871) « Mais priez, mes enfants; Dieu vous exaucera en peu de temps; mon Fils se laisse toucher! » Et finalement le materne! reproche de Pellevoi- sin? (1876) « .... Qu’ils prient, qu’ils aient con- fiance en moi. Et la France! Que n’ai-je pas fait pour elle! Que d’avertissements! Et pourtant en- core elle refuse d’entendre! Je ne peux plus retenir mon Fils_Courage et confiance ! » Ainsi done, aucune illusion. La penitence qui expie, — et la priere doit elle-meme prendre ce caractčre, — est la question decisive, le grand point du debat, le noeud de la situation. Autorite, raison, present, passe, bien social et bien indivi- duel, toutes ces vok s’unissent par un lien commun MOINES ET MONASTERES 57 et convergent vers un metne but : rappeler le monde a la priere et a la penitence. Repondons enfin aux soins de notre toute mi- sericordieuse Mere du ciel et nous serons sauves; car son dernier mot a Pellevoisin a ete: Confiance! Et maintenant, au lieu de simples reflexions, nous voulons apprendre a nos lecteurs quelques details de la vie monastique. Pour cela, nous de- crirons a grands traits « la journee du moine cistercien, » tableau fidelement dessine sur plače, dans le double but d’instruire et d’edifier. Notre Pere S. Bernard definit ainsi 1’Ordre de Clteaux : « Notre Ordre est abjection, humilite, pauvrete volontaire, obeissance, paix, joie dans le Saint-Esprit. Dans notre Ordre, on vit sous un maltre ou abbe, sous une regle qui est la gardienne de la discipline. Dans notre Ordre, on apprend a garder le silence, on s’exerce aux jeunes, aux veilles, a la priere, au travail des mains, et surtout on s’applique a marcher dans la voie si excellente de la charite; enfin on s’efforce de progresser chaque jour dans la pratique de toutes ces choses et d’y perseverer jusqma son dernier soupir. 1 » Cette definition meriterait d’etre gravee en lettres 1. Ordo noster abiectio est, humilitas est, voluntaria pau- pertas est, obcedientia est, pax, gaudium in Špiritu Sancto. Ordo noster est esse sub magistro, sub abbate, sub regula, sub disciplina. Ordo noster est studere silentio, exerceri ie- iuniis, vigiliis, orationibus, opere manuum, et, super omnia, exce11entiorem viam tenere, quae est caritas; porro in his omnibus proficere de die in diem, et in ipsis perseverare usque ad uitimum diem. (S. Bern. Ep. 142.) 58 LE FRERE GABRIEL GIRAUD d’or sur la porte d’entree de chacun des monasteres de 1’Ordre et dans le coeur de tous ses membres, parce qu’elle marque clairement et notre rang et notre role dans la sainte Eglise de Dieu. Nos premiers Peres, on le sait, avaient quitte Molesmes pour vivre plus conformement a la regle de saint Benoit. Or, notre saint Legislateur impose a ses dis- ciples une vie de separation du monde, d’union avec Dieu par la priere, la mortification, 1’etude et le travail. Cest la vie contemplative, conside- ree de tous comme la plus parfaite ; et, dans notre Ordre, cette contemplation se trouve alliee a une certaine part d’action qui resulte du travail manuel, de la variete des exercices et de Padministration des divers emplois du monastere. Voyons en- semble. Le Cistercien Reforme, generalement plus connu sous le nom de Trappiste, ne commence jamais sa journee plus tard qu’a deux heures du matin, car parfois c’est a une heure et demie ou meme a une heure, selon le degre des fetes. « Pourquoi si tot ? demandait un jour un officier superieur de 1’armee autrichienne au Pere qui lui faisait visiter le monastere. L’empereur qui doit veiller aux interets de tout un peuple, ajoutait-il naivement, ne se leve bien qu’a quatre heures, et vous autres, qui n’avez rien a faire, vous vous levez au milieu de la nuit! » Les Religieux ne font rien et n’ont rien k faire! Tel est, en effet, le raisonnement de quelques gens MOINES ET MONASTERES 59 du monde qui ne comprennent rien aux choses de Dieu ni a la destinee de 1’homme ici-bas. Ils ignorent, sans doute, ceux qui pensent ou qui parlent ainsi, que le moine de Citeaux ne con- sacre pas moins de six heures par jour au minis- tere de la priere publique, et que tout le temps laisse libre par les offices du choeur, se partage entre les travaux du corps et ceux de 1’esprit prescrits par la regle. « Et que de choses, dit un auteur deja cite, contribuent a allonger les journees des moines : la brievete du sommeil, 1’absence de toute recrea- tion, les occupations continues, le silence et le jeune qui retranchent, l’un les conversations inuti- les, l’autre, les repas multiplies! Aussi ont-ils, par ces moyens, resolu le probleme insoluble pour les hommes du monde, de doubler, de tripler leur existence. » A deux heures du matin done, les moines cis- terciens sont sur pied. Aussitot, vous les voyez defiler, conrme des ombres mysterieuses, sous les voutes froides et obscures du cloitre et aller oc- cuper leurs places dans le choeur. Au dehors, c’est la nuit : tout dort dans le monde, sauf le crime; ici, 1’innocence veille et prie cette sublinre priere qui, depuis des siecles, tous les jours et toutes les nuits, s’eleve toujours la meme. « La mort a beau frapper, s’ecrie Louis Veuillot, elle n’a pu vider ces stalles ou semble s’asseoir toujours le meme corps. 1 » 1. Louis Veuillot. Les Pelerinages de Suisse. p. 96. 4 60 LE FRERE GABRIEL GIRAUD Bientot la cloche envoie vers le ciel quelques sons harmonieux et doux; les moines se proster- nent et 1’office commence. On psalmodie d’abord, d’une voix grave et dans les tenebres, les matines de la sainte Vierge, Office qui dure preš d’une demi-heure et durant lequel on est debout. Les fils de S. Bernard ont herite de sa devotion envers la bienheureuse Vierge Marie; elle est la patronne speciale de leur Ordre, la souveraine de chacune de leurs maisons. Tous les jours, sans exception, on recite au choeur son Office, avant les heures canoniales correspondantes, excepte le soir, ou les Complies de la sainte Vierge suivent celles du grand office; de sorte que la journde se termine comme elle avait commence : par un tribut de louanges offertes a la Mere de Dieu. De plus chaque matin, on dit en son honneur la messe appelee pour cette raison de Beata, et des que Fon entend prononcer le nom venerable de Marie, on incline la tete par un sentiment de respect filial; ce qui se pratique aussi pour le nom sacrč de Jčsus. De deux heures et demie a trois heures, le temps est consacre a 1’oraison mentale que tous, Peres et Frčres, font dans leurs stalles, suivant leur devotion et le mouvement de FEsprit-Saint. Cest la un des plus doux moments de la journee. Ainsi seul avec Jesus, dans le silence et les ombres de la nuit, alors que le monde oublie Dieu et que plusieurs Foffensent, le moine medite sur la misericorde divine a son egard et se plait a MOINES ET MONASTERES 61 savourer la joie cTaimer le Seigneur dans le temps et 1’esperance de le posseder dans 1’eternite. Apres 1’oraison, le Superieur donne le signal, et tous se levent. Alors de graves et solennelles voix se font entendre : c’est 1’office canonial de Matines, psalmodie ou chante selon la solennite des jours. 1 1. Nos Peres chantaient chaque jour 1’office canonial de Matines; on croit qu’ils ont cesse de le faire aux simples feries, quand fut introduit 1’usage de reciter 1’office de la sainte Vierge, d’autant plus qu’ils avaient deja 1’office des inorts qu’ils tenaient de Cluny. Nous avons conserve ce triple Office : canonicum, marianum et defunctorum. Des leur arrivee a Clteaux, nos premiers Peres resolurent d’avoir un chant irreprochable et autant que possible conforme a la tradition gregorienne. Apres quelques essais infructueux, ils chargerent S. Bernard de le leur procurer. L’ceuvre du Saint et de ses collaborateurs eut 1’honneur d’etre consacree par Fautorite du chapitre general et imposee a toutes les maisons de 1’Ordre. « Volumus teneri, et mutari omnino... prohibemus. » Ii faut croire que bientot la ferveur de nos Peres pourla bonne execution des melodies gregoriennes degenera en un žele deplace, car, vers la fin du XII e siecle, le bienheureux Gui, abbe de Citeaux, apprit de la bouche cFune sainte ame, que, dans son Ordre, la recherche des vains agrements dans le chant sacre deplaisait a la Majeste divine. Plus tard, 1’introduction de la musique et les gohts relž- ches porterent un rude coup au plain-chant. Les chapitres generaux de 1667 et 1683 rappellent les notres au chant traditionnel : « ... officium persolvatur cutn cantu grego- riano; ... ut antiqua forma cantandi a B. Bernardo tradita nostrisque Breviariis inserta firmiter teneatur... ut cantus vel psalmodia gravitatem redoleat, et devotio excitetur. » Au XVII e siecle, Claude Vaussin, abbe de C!teaux, cedant a Fentramement general, fit reformer le chant ainsi que le Breviaire et le Missel Cisterciens respectes par saint Pie V. Enfin Fon comprit qu’il fallait reprendre « les institutions d’un passe avec lequel, dans le domaine des arts comme dans celui de la science, on avait plus ou moins rompu, au detriment du vrai progres. » (Dom Pothier : Les melodies 62 LE FRERE GABRIEL GIRAUD « II y a dans toutes ces vok ou plutot dans cette seule et grande vok qui module des psaumes et des hymnes, avec une vigoureuse sonorite, s’echappant moins de la poitrine que de 1’ardent foyer du coeur, des accents et des expressions indefinissables. 1 » « Venite, exultemas Domino, _ et in psalmis iubilemus ei. » Les Religieux se rappellent qu’a cette heure le doux Sauveur Jesus, livre aux mains de ses ennemis, se vit meprise, outrage, aban- donne de ses disciples et de ses amis. Ils viennent done, avec amour, se jeter a ses pieds, prendre la plače que les autres ont laissee et s’associer a ses douleurs pour avoir part a ses divines mi- sericordes. A Matines succede ordinairement 1’office de Laudes, 2 oii Fon n’entend que benedictions, lou- anges et actions de graces. Lorsque tout est termine, on recite VAngelus et chacun se retire ou reste a 1’eglise selon sa devotion. Les pretres disent alors leurs messes jusqu’a cinq heures et demie. A ce moment, la cloche appelle de nouveau les moines au choeur pour 1’office de Prime : c’est gregoriennes. Pref. p. I. 1881.) Repondant aux voeux de Pie IX, de Leon XIII, qui sont egalement ceux de Pie X, sur 1’uniformite du chant liturgique, nos constitutions ont retabli les melodies gregoriennes dans 1’Ordre (1894). L F. Martin. Les moines. p. 360. 2. Depuis la Toussaint jusqu’a Paques, aux jours de feries, les Laudes canoniales se disent immediatement avant Prime, les Matines etant alors suivies d’un Nocturne et des Laudes des Morts. MOINES ET MONASTERES 63 la priere du matin. « lam lucis orto sidere, Deum precemur supplices. » L’astre du jour monte a l’horizon ; 1’orient est enflamme ; tout tressaille dans la nature, chante, adore et benit le Createur. L’homme, le roi de la creation, a, lui aussi, des hommages a rendre au Dieu dont il tient Petre, et des graces particulieres a obtenir pour la journee qui commence avec ses peines multiples et ses combats divers : l’homme done tombe a genoux et prie. Apres Prime, les Religieux se rendent au chapitre, salle ainsi nommee parce que, chaque jour, on y chante, apres le martyrologe, un chapitre de la sainte Regle que le Superieur explique ensuite. Cest la aussi que l’on s’accuse publiquement ou que l’on est repris des fautes exterieures commises contre la Regle et que l’on regoit la penitence, heureux que nous sommes de satisfaire, par une legere humiliation, pour les moindres negligences qui nous empechent de marcher avec perfection dans la voie de la saintete. Cest encore dans la salle capitulaire qu’ont lieu les prises d’habit et les professions simples, que Pon fait les sermons, les absoutes, les lectures regulieres du Careme, que Pon ouvre et cloture la visite reguliere annuelle et qu’on lit la carte de cette visite au samedi des Quatre-Temps. Cest done un lieu sacre et comme un sanctu- aire de famille; aussi n’est-il jamais permis d’y rompre le silence. Le chapitre termine, les Religieux montent au 4. 64 LE FRERE GABRIEL GIRAUD dortoir, afin d’y ranger convenablement leur cou- che; ce qui est bientot fait. II y a ensuite un intervalle d’une heure environ. Ce temps est libre, en ce sens que chacun peut, corame apres 1’office de la nuit, vaquer a 1’etude, aux saintes lectures ou autres pratiques de devotion tolerees par la Regle. On a quelquefois reproche aux Cisterciens de ne pas aimer 1’etude, de ne pas s’y adonner. Cest une grave erreur. Leur sainte Regle, leurs consti- tutions, leur passe temoignent du contraire. Les manuscrits de nos Peres, leurs riches bibliotheques, les colleges qu’ils avaient etablis, leurs ouvrages attestent 1’importance que l’on attachait, dans notre Ordre, a la culture intellectuelle. Aujourd’hui encore, le moine peut employer a 1’etude environ cinq heures par jour pendant les exercices d’hiver, un peu moins durant Pete. Com- bien d’ecclesiastiques, dans le monde, qui n’y consacrent pas un temps aussi considerable? Cest done bien suffisant pour des religieux clottres qui n’ont pas de ministere exterieur, et qui, d’apres leur Regle, ne doivent et ne peuvent pas en avoir. Inutile d’ajouter que seules les etudes serieuses trouvent acces et faveur dans nos monasteres, et nous sommes heureux de constater que ce sont precisement celles que, dans ces derniers temps, les Souverains Pontifes ont recommandees a plu- sieurs reprises dans leurs encycliques. 1 1. v. g. Leo XIII, 18 nov. 1893. « Providentissimus Deus »; id. 30 oct. 1902 « Vigilantice studiigue memores; » Pius X, MOINES ET MONASTERES 65 Chez nous done, des legons de philosophie scolastique et de theologie dogmatique et morale sont donnees avec soin a ceux qui se preparent aux ordres sacres; et, ajoutent nos constitutions, ces eleres « ne devront extrcer aucun emploi qai les empeche de s’adonner d l'etude} » En outre, il existe dans nos maisons des Conferences de theologie et d’Ecriture Sainte qui ont lieu au moins tous les mois et auxquelles tous ceux qui sont dans les ordres doivent assister. 2 Non content de ce programme, le Chapitre ge¬ neral de 1895 a preserit 3 que, outre la philosophie et la theologie, les etudiants suivraient un cours d’histoire ecclesiastique, un d’Ecriture Sainte et un de Droit canon, avec examens au moins deux fois par an, independamment de ceux que les constitutions preserivent pour les Ordinands. Apres cette longue mais utile digression, repre- nons 1’ordre des exercices de la journee. Jusqu’a l’intervalle qui suit le chapitre, il est invariablement le meme durant toute 1’annee. Pour le reste du jour, 1’horaire subit quelques legeres modifications suivant la saison. Nos Peres, en effet, ont juge bon d’etablir les deux grandes distinctions des exercices d’ete, qui commencent le jour de Paques pourfinir le treize septembre inclusivement, 23 januar. 1904 « In prcecipuis laudibus; » id. 23 febr. 1904 « Scripturce Sacrce. » 1. Const. cap. IX. § C1V. 2. ibid. , . § CVIII. 3. Defin. 8. 1895. 66 LE FRERE GABRIEL GIRAUD et des exercices d’hiver qui commencent le quator- ze septembre et continuent jusqu’a Paques. En hiver done, c’est a sept heures trois quarts que les Religieux chantent Tierce et la grand’messe suivie de 1’office de Sexte; puis ils se rendent au travail. En ete, le travail precede la grand’messe qui est a dix heures. Nous venons de parler du travail; il est en effet de rigueur dans notre Ordre, et la sainte Regle le preserit sous toutes ses formes, soit dans l’in- terieur du monastere, soit dans les champs. A 1’heure actuelle, le travail est, pour les religieux de Citeaux, plus qu’un point de regle, il est d’une necessite materielle absolue : ils ne peuvent vivre sans travailler. Ora et tabora : telle est la devise chere aux Cisterciens; voila toute leur vie; c’est une alter¬ native de priere et de travail, oii 1’oisivete ne saurait trouver sa plače. Rien de touchant comme le spectacle de ces hommes que, tout a 1’heure, vous avez vus au choeur et a 1’autel, ministres du Tres-Haut, et qui se livrent maintenant aux travaux les plus penibles et les plus humiliants. Les moines de notre Ordre sont essentiellement agriculteurs, et ils doivent, disent nos constitutions, « tirer leur subsistance du travail des mains, de la culture des terres et de 1’eleve du betail. 1 » L’industrie, conformement encore k notre sainte 1. Monachis nostri Ordinis debet provenire victus e labore MOINES MONASTERES 67 Regle, ne vient en aide a 1’agriculture que la oii le terrain n’est pas assez fertile. Ainsi done, sans exclure l’exercice de 1’intelligen- ce par l’etude, les Cisterciens Reformes accordent une certaine preference aux travaux du corps, ces rudes labeurs contribuant plus puissamment a les maintenir dans le recueillement et la mortification, vertus caracteristiques de leur etat. De cette sorte aussi, loin d’etre a charge a personne, ils trouvent encore moyen d’assister largement les pauvres et les malheureux, et donnent au monde l’exemple du travail, en lui apprenant a sanctifier les peines et les fatigues de la vie. 1 Mais, il est juste de le reconnaitre, si les moines de Cfteaux executerent des travaux remarquables de defrichement et d’amelioration agricole, s’ils le firent avec succes et sur une bchelle plus vaste que les Benedictins, c’est qu’ils avaient les auxi- liaires les plus precieux dans la personne des Freres Convers. Adressons ici un mot de sympathique veneration a ces bons Freres, a Fattitude tout a la fois la- borieuse et meditative, qui passent la majeure partie de la journee dans les champs et dans leurs ateliers. Avec quelle edification ils suspendent 1’office de Marie pour voler a celui de Marthe, retournent de celui-ci au premier, avec le meme empressement manuum, de cultu terrarum, de nutrimento pecorum. (Insti¬ tuta B. Raynardi IV Abb. Cist. c. 5 1. Peut-etre est-ce quelqu’une de ces dernieres considera- tions qui nous a recommandes a la tolerante indulgence de Combes & C ie en 1904. 68 LE FRERE GABRIEL GIRAUD et la meme sereine tranquillite, sachant a merveille quitter Dieu pour Dieu, assures qu’ils sont de le trouver partout et de pouvoir a toute heure du jour converser avec Lui. Toutefois le meilleur eloge de ces chers Freres, ce sont leurs propres oeuvres. Suivez done ce chemin tortueux ou les boeufs ont marque leurs pas, et les pesants chariots leurs ornieres. Regardez cet horizon lointain ou vont se perdre les moissons dorees. Contemplez, un instant, ces prairies verdoyantes, ces vergers in- genieusement alignes, ces jardins bien tenus ou croissent en abondance les legumes necessaires a la communaute; n’etes-vous point frappe du gout exquis et de l’art merveilleux que ces bons Freres deploient dans leurs travaux? Entrez maintenant, si vous le desirez, dans ces ecuries admirablement pourvues; ce betail frais et bien portant ne fait-il pas honneur aux soins in- telligents dont il est 1’objet? Visitez, en passant, ce moulin, ces ateliers de forge, de menuiserie et autres, ou Pon n’entend que le roulement des machines et le choc des outils; vous jugerez de 1’activite qui regne partout, et vous serez a me¬ me, nous n’en doutons pas, d’apprecier la valeur des accusations de paresse et d’ignorance dont quelques personnes accablent les Religieux. Cependant la cloche annonce la fin du travail. Chacun quitte ses outils et rentre au monastere. II y a alors un intervalle d’une demi-heure. Apres Poffice de Sexte, en ete, ou apres celui MOINES ET MONASTERES 69 de None, en hiver, tous se rendent au refectoire pour le diner. La comme ailleurs, pas de dis- tinction, 1’ordinaire du repas est le metne pour tous. II consiste en une soupe, un plat de legumes ou de farineux et un dessert, excepte le mercredi et le vendredi en hiver et tous les jours en careme; pour boisson, du vin ou de la biere, suivant les localites. A entendre notre Pere saint Bernard, le vin ne figurait pas dans le menu des premiers Cisterciens: « Olus, faba, pultus, aqua panisque cibarius, cibus et potus ordinarius Cisterciensium .» Dans le couvert, tout se reduit egalement au plus strict necessaire : la vaisselle est d’etain, la tasse de terre, la cuillere et la fourchette de bois. Cest, du reste, suffisant pour des hommes qui ne font que deux repas par jour, en ete, et un seul en hiver, n’ayant en cette saison qu’une legere colla- tion, vers les six heures du soir. 1 Cette abstinence parait excessive de prime abord. II faut avouer pourtant que 1’habitude d’un tel regime se contracte assez facilement, grace surtout a un condiment souvent inconnu aux gens du nronde : 1’appetit, qui est communement trčs ouvert chez ces laborieux penitents. Le repas termine, la communaute dit les graces et se rend processionnellement a 1’eglise en chantant le Psaume Miserere suivi d’un De profundis pour les chers defunts. 1. Les dimanches, jours de fšte et tous les jours, de Pž- ques au 14 septembre, nous prenons le matin, vers les six heures, une petite refection appelee le mixte. 70 LE FRERE GABRIEL GIRAUD En ete, Pintervalle d’une heure qui accompagne le diner est consacre au repos, que tous vont prendre au dortoir; c’est ce que Pon nomme la meridienne, qui precede toujours Poffice de None. En hiver, les Religieux emploient ce meme in- tervalle a la lecture, a 1’etude ou aux exercices de piete. Ils se retrempent ainsi dans la ferveur, et se premunissent contre les distractions que pourrait leur occasionner le nouveau travail manuel auquel ils vont bientot s’adonner. Ici, on le voit, pas un moment n’est perdu; aussi le moine fervent ne trouve pas le temps de s’ennuyer. Apres le second travail, Pintervalle est plus ou moins long, suivant le degre des fetes; mais cha- cun aime a le passer dans le calme et le recueil- lement. Les occupations exterieures ont cesse; le jour touche a son declin; c’est Pheure de la contemplation. Cest aussi celle de Vepres, Poffice de la louange et de Padoration. Les moines le chantent avec une solennite toute particuliere. Tous font ensuite oraison pendant un quart-d’heure, apres quoi ils vont au refectoire prendre leur souper ou leur modeste collation. Apres une demi-heure environ, une lecture edi- fiante, telle que les vies des Peres, les conferences de Cassien ou autres, rassemble la communaute sous les cloitres. Cet exercice a ete etabli par notre Pere S. Benoit lui-meme, afin de donner aux employes le loisir de se trouver a Poffice de Complies qui va suivre immediatement, et qui est comme la priere du soir faite en famille. MOINES ET MONASTERES 71 Bientot, en effet, les Religieux sont au choeur faiblement eclaire par la lampe du sanctuaire, et ils psalmodient avec piete la septieme et derniere heure de la journee, heureux de pouvoir s’ecrier avec le Prophete-Roi : « Sept fois le jour^Seigneur, j’ai chante vos louanges. » S’inspirant du spectacle de la nuit dont lesombres descendent, enveloppant la terre, ils demandent a Dieu, dans les termes les plus touchants, pardon des offenses commises durant le jour qui s’en va, une nuit tranquille, la grace de finir la vie de maniere a aboutir au repos eternel, ce terme de notre vie, si sensiblement rappele par la fin de chacun de nos jours — Puis le dernier souffle de la priere s’eteint en quelques phrases articulees a voix basse, un myste- rieux silence regne dans le lieu saint, il semble que tout est acheve. Cependant les bons Frčres convers sont venus se ranger au milieu du choeur des moines, tandis qu’au fonddu sanctuaire deux flambeaux s’allument et laissent apercevoir la statue veneree de Marie qui domine 1’autel. Soudain Peres et Freres se tournent vers 1’image benie, et de toutes les poi- trines s’echappe un eri inattendu, un immense eri: c’est le chant du Salve Regina. Qui n’a oui parler de ce cantique sublime des enfants de S. Bernard ? Qui, l’ayant entendu, pour- rait jamais 1’oublier? Ecoutez. Quelle puissance ont ces voix consacrees au silence! Quelle melodie austere et suave tout a la fois! Aux salutations et aux louanges succedent les gemissements et les 72 LE FRERE GABRIEL GIRAUD pleurs. Les elans d’amour et de confiance font plače aux expressions touchantes de la crainte et de la douleur. « Vers vous, Mere de misericorde, chantent ces voix, nous crions, exiles, fils d’Eve; vers vous, nous soupirons, gemissant et pleurant dans cette vallee de larmes. Sus done, 6 notre avocate, tournez vers nous vos regards pleins de misericorde, et par dela le terme de l’exil, mon- trez-nous Jesus, le fruit beni de vos entrailles; oui, montrez-le nous, 6 elemente, d pieuse, 6 douce Vierge Marie. » A ces derniers mots, tous inclinent respectueuse- ment la tete, puis se prosternent en silence. Le Superieur chante alors 1’oraison, apres quoi l’on recite VAngelus, et chacun fait l’examen de sa conscience. Quelques minutes avant sept heures, en hiver, ou huit heures en ete, on quitte le choeur au signal du Superieur. Ce dernier s’arrete au benitier plače a la porte de 1’eglise et asperge tous les membres de la communaute, a mesure qu’ils passent devant lui pour se rendre au dortoir. La, chacun a sa petite cellule, bien pauvre et bien modeste, dont tout le mobilier consiste en un crucifix, une image de Marie, un benitier et un semblant de porte-manteaux. Le lit, si toutefois on peut lui donner ce nom, est forme de trois planches reposant sur un fragment de magonnerie et sur lesquelles est placee une paillasse piquee, large de deux pieds et demi et epaisse de quatre pouces. Un oreiller et quelques couvertures en MOINES ET MONASTERES 73 forment le complement. Cest sur cette couche austere que le moine s’etend tout vetu, et corame enseveli par avance dans cet habit grossier qui, un jour, doit lui tenir lieu de cercueil. Et pourtant, que de personnes, dans le monde, se couchent moins heureuses que 1’humble cister- cien ! Combien dont 1’ennui et le remords viennent troubler le repos! Pour lui, il oublie dans un sommeil paisible la durete de son lit, et, au milieu de la nuit, il se levera anime d’une nouvelle ar- deur, pour mener encore et jusqu’a son dernier soupir cette vie de priere et d’immolation qui doit lui assurer une recompense eternelle. Pour achever ce tableau, nous echangerons notre plume contre celle d’un ecrivain distingue dont le langage nous a etrangement surpris. Par ce temps de persecution contre les Religieux, la lecture de cette page de Victor Hugo ne manquera pas de piquant. « Des hommes se reunissent et habitent en commun; en vertu de quel droit? En vertu du droit d’association. — lis s’enferment chez eux; en vertu de quel droit? En vertu du droit d’aller et de venir qui implique celui de rester chez soi. — La chez eux, que font-ils? Ils parlent bas, ils baissent les yeux, ils travaillent. Ils renoncent au monde, aux villes, aux sensualites, aux plaisirs, aux vanites, aux orgueils, aux interets. Ils sont v€tus de grosse laine ou de grosse toile. Pas un d’eux ne possede en propriete quoi que ce soit. En entrant la, celui qui etait riche se fait pauvre; 74 LE FRERE GABRIEL GIRAUD ce qu’il a, il le donne a tous. Celui qui etait ce qu’on appelle noble, gentilhomme ou seigneur, est Legal de celui qui etait paysan. La cellule est identique pour tous. Tous subissent la meme ton- sure, portent le mžme froc, mangent le meme pain noir, dorment sur la mžme paille, meurent sur la meme cendre. Ils ont le meme sac sur le dos, la meme corde autour des reins. Si le parti-pris est d’aller pieds-nus, tous vont pieds-nus. II peut y avoir un prince; ce prince est la meme ombre que les autres : plus de titres. Les noms de famille meme ont disparu. Ils ne portent que des prenoms. Tous sont courbes sous begalite des noms de baptžme. Ils ont dissout la famille charnelle et ont constitue dans leur communaute la famille spirituelle. Ils n’ont d’autres parents que tous les hommes. Ils secourent les pauvres; ils soignent les malades. Ils elisent ceux auxquels ils obeissent. Ils se disent l’un a 1’autre : « Mon frere. » Ils prient. — Qui? — Dieu. Les esprits irreflechis, rapides, disent: « A quoi bon ces figures immobiles du cote du mystere ? A quoi servent-elles ? Qu’est-ce qu’elles font? » II n’y a pas d’oeuvre plus sublime que celle que font ces ames. II n’y a peut-etre pas de travail plus utite. Ils font bien ceux qui prient toujours pour ceux qui ne prient jamais. » Ainsi parla Victor Hugo, peu suspect certes de clericalisme. II n’approuve pas tout k fait la poli- tique du sectaire Combes! Nos lecteurs connaissent, par cet expose detaille, MOINES ET MONASTERES 75 le genre de vie que Camille Giraud desirait em- brasser. Nous les conduirons maintenant a l’Abbaye de N.-D. des Dombes, ou il debuta dans la carriere religieuse. 5 CHAP1TRE IV LE NOVICIAT. L’ABBAYE DE N.-D. DES DOMBES. CAMILLE GIRAUD ENTRE AU NOVICIAT. CEREMONIAL DE LA PRISE D’HABIT. EPREUVES ET DIFFICULTES. TRIOMPHE DE LA GRACE. L’ancienne principaute des Dombes, Dumbensis pagus, forme une vaste plaine situee entre la Bresse au nord et a 1’est, le Lyonnais au sud, le Beaujolais et le Maconnais a 1’ouest. Longtemps fertile et couverte d’hommes et de villages, elle a ete 1’une des malheureuses victimes des guerres feodales du XV e et XVI e siecles. Les bras venant a manquer pour cultiver la terre, on songea a profiter de la configuration du sol pour y creer une multitude d’etangs artificiels, qui devinrent peu a peu comme autant de foyers de malsaines ema- nations. Aussi la fievre ne tarda pas a regner en souveraine dans ce malheureux pays, et a devorer, chaque annee, la majeure partie de ses habitants. Ajoutons que, pour comble d’infortune, 1’etat mo¬ ral et religieux de la Dombes n’etait guere plus satisfaisant que le cote physique. Tant de maux reunis etaient faits pour attirer les regards et provoquer des tentatives d’amelio- ration a la fois physique, morale et religieuse. Cette triple transformation, hatons-nous de le dire, a ete l’oeuvre des moines de Citeaux. LE NOVICIAT 77 Dans 1’automne de 1863, quarante religieux quit- taient l’antique et florissante abbaye d’Aiguebelle, sous la conduite de Dom Augustin, dans le monde marquis de Ladouze, et venaientprendrepossession d’un monastere que l’eveque de Belley, Mgr de Langalerie, leur avait fait construire au centre meme de la region des etangs. L’installation solennelle des moines dans leur nouvelle demeure eut lieu le 4 octobre 1863, dimanche du saint Rosaire. Encore aux prises avec les miseres inherentes aux debuts de toute fondation, les courageux en- fants de saint Bernard entreprirent immediatement leur oeuvre de regeneration. Les succes repondirent peu a peu a leurs efforts et surpasserent meme toutes les previsions. Aussi l’on put lire bientot sur les armoiries de la jeune abbaye ces paroles triomphantes de nos saints Livres : Sanabo aquas has, et non erit ultra in eis mors. J’assainirai ces eaux, et desormais la mort ne s’y rencontrera plus. Les survivants de la fondation pourraient seuls dire a quels rudes labeurs et a quel desinteresse- ment sans nom l’abbaye de N.-D. des Dombes doit sa prosperite spirituelle et materielle d’au- jourd’hui. Elle est en effet Lun des plus beaux et des plus fervents monasteres de 1’Ordre, et sa regularite exemplaire est la meilleure garantie de son avenir. A Linterieur du monastčre, un commencement d’aisance fit bientot oublier les privations des pre- miers jours, et, le 9 avril 1866, le R. P. Augustin 78 LE FRERE GABRIEL GIRAUD recevait la benediction abbatiale et devenait ainsi le pere de cette pieuse communaute, qu’il devait gouverner comme tel durant quatre ans. L’annee fatale qui creusa tant de tombes devait aussi creuser la sienne et 1’enlever prematurement a la religieuse affection des habitants de N.-D. des Dombes. Le venere Pere s’endormit doucement dans la paix Abbaye de N.-D. des Dombes. du Seigneur, le 26 decembre 1870, victime de sa charite pour ses enfants, dont plusieurs etaient alors sous les drapeaux. Le successeur de Dom Augustin fut le Reverend Pere Dom Benoit Margerand, religieux profes de N.-D. des Dombes, et auxiliaire devoue du Rev. Pere defunt. Nous avons raconte dans quelles circonstances LE NOVICIAT 79 providentielles le R. P. Dom Benoit fit la connais- sance de Camille Giraud. Nous avons dit aussi comment ce dernier, resolu a se donner tout a Dieu, sut triompher des nombreux obstacles qui s’opposaient a sa determination. Nous le retrouvons maintenant sur cette route austere du sacrifice, qui Tamene insensiblement jusqu’au seuil du sanctu- aire beni ou doit se consommer son holocauste. Mais, comme cette immolation de la vie religieuse consiste principalement dans la pratique fidele et constante des conseils evangeliques, et que, d’autre part, Dieu ne veut a son Service que des ames nobles et genereuses, hilarem datorem diligit Deus, la victime, ici, n’est point entrainee de force au lieu du sacrifice; elle s’y rend librement, gravit a pas mesures les degres de 1’autel, et s’y enchaine de plein gre par le triple lien des voeux sacres de la religion. De la, dans les corporations religieuses, le postulat avec ses epreuves variees et le long stage du no¬ viciat, qui s’ouvre par la ceremonie touchante de la prise d’habit, et que vient clore le jour heureux de la profession. De tout temps, dans notre Ordre, 1’admission et la formation des novices ont ete 1’objet des plus grandes sollicitudes. Notre Pere saint Benoit consacre un long chapitre de sa Regle a cet im- portant sujet. Mais, circonstance frappante, lui qui, dans son admirable prologue, trouve des paroles si tendies pour attirer dans les voies de la perfection et du salut celui qui veut etre son 5 . 80 LE FRERE GABRIEL GIRAUD disciple, ne lui montre rien moins qu’un visage sombre et presque defiant quand il s’agit de lui ouvrir la porte du monastere. Ecoutez ce debut du chapitre LVIII e de la Regle, qui traite de l’ad- mission des sujets. Noviter veniens quis ad con- versionem noti ei facilis tribuatur ingressus, sed sicut ait Apostolus : Probate spiritus si ex Deo sunt. Et dans les lignes qui suivent, les mots d’e- preuves, d’humiliations, d’injures meme a faire endurer au novice, reviennent frequemment sous la plume du saint Legislateur. Les constitutions de Citeaux se sont inspirees du meme esprit : In admittendis novitiis siimma diligentia adhibeatar, et nonnisi qai bonis moribus, vita, farna, conditione et educatione cedere pos- sint ad ordinis atilitatem et honorem, recipian- tur. (Pars III cap. I § CXLIV.) « Loin d’imposer sa regle a personne, a dit l’un des historiens de notre Ordre, la Trappe ne la propose meme pas; elle ne va pas au-devant des novices, elle les attend, et quand ils se presentent, elle les regoit froidement, je pourrais dire dure- ment, car tel est le precepte de saint Benolt. Et pourquoi? Parce qu’il faut preserver l’homme de sa ferveur, de ses illusions, de son enthousiasme, de sa confiance en ses forces ou en sa propre importance... II suffirait pour entretenir 1’illusion de son energie, de dissimuler au postulant, au moins dans les commencements, quelques unes des severites de la regle. On les lui montre au LE NOVICIAT 81 contraire, dčs le premier jour, toutes a la fois et on les lui explique pendant « deux annees entie- res; » le noviciat semble plutot institue pour le rebuter que pour le gagner. » Dans sa Lettre de prise de possession du Ge- neralat, du 21 novembre 1904, Notre Rev me Pere Dom Augustin Marre insiste lui aussi sur ce point Capital : « Avant tout, lisons-nous, il faut songer a fortifier nos communautes par le choix judicieux et la formation solide des novices. » Enfin le Souverain Pontife glorieusement regnant, dans sa Lettre du 31 mai 1905, qui commence par ces mots Inter plara et dont il daigna honorer notre Or- dre, dans la personne de Notre Reverendissime Pere General, revient lui aussi sur cette pensee : Norunt omnes, nihil ad relaxandam regularem disciplinam plus valere, quam nimiam in recipi- endis alumnis facilitatem. Quare Superiores, ad quos id spectabit, sedulo curent, ut in posterum nullus admittatur in Ordinem, quin eius utilitati et decori inservire posse aut velle videatur. Assurement, et 1’avenir l’a bien prouve, le ge- nereux postulant que nous avons laisse a la porte de N.-D. des Dombes etait bien dans ces saintes dispositions; notre Ordre tient aujourd’hui a grand honneur de 1’avoir garde vingt-huit ans dans son sein et de 1’avoir actuellement comme protecteur dans le ciel. Cest le 17 juillet 1871 que Camille Giraud franchit definitivement le seuil de 1’asile beni ou il voulait se consacrer a Dieu. Cette date fut toujours 82 LE FRERE GABRIEL GIRAUD chere a son cceur, a cause de la vie nouvelle dont elle lui rappelait le precieux souvenir. En effet, si le sacrifice qu’il venait de faire avait ete dur et penible pour la nature, deja Farne du pieux neophyte etait inondee de delices, et c’est dans toute la joie de son coeur qu’il s’ecriait: Seigneur, j’ai vu vos tabernacles, j’y demeurerai; votre mai- son sera a jamais le lieu de mon repos. Laisse pendant quelques jours aux soins du Pere hotelier, notre postulant s’exerga tour a tour a manier le balai ou le rateau, et a se familiariser avec les travaux manuels de tout genre, auxquels Fobeissance allait desormais l’employer. Puis, au son de la cloche qui appelle les reli- gieux au choeur, Camille, lui aussi, quitte Foffice de Marthe pour voler a celui de Marie. II se re- trouve alors plus seul avec Dieu et avec lui-meme. Cest la surtout qu’il prie, qu’il reflechit et s’aban- donne; car il n’ignore pas que le premier et le dernier precepte, celui qui les comprend tous, c’est Fentier renoncement de soi-meme. La encore, du haut de la tribune, Camille con- temple ravi les simples mais emouvantes cererno- nies du Rite cistercien. L’oreille attentive de son coeur cherche, trouve et s’applique les divins enseignements qui naissent du texte sacre. Le chant grave et pieux des saints offices, le maintien re- cueilli des moines revenant de la table eucharistique, la vue des Peres et des Freres reunis le soir pour chanter en famille le traditionnel et toujours at- tendrissant Salve Regina de Citeaux : tout, dans LE NOVICIAT 83 cette belle et gracieuse eglise de Notre-Dame des Dombes, parle au coeur du postulant, tout le remue jusqu’au fond de 1’ame. Et il soupire hum- blement apres le jour beni qui lui ouvrira les rangs de cette phalange sacree et lui permettra de vivre dans son sein. Cette heure si ardemment desiree n’btait pas eloignee. Temoin des genereuses dispositions du pieux candidat, et le trouvant toujours resolu a perseverer dans sa determination, le R. P. Abbe 1’admit a poursuivre son postulat a 1’interieur et lui annon- qa qu’il pouvait se preparer a revetir le saint habit de l’ordre le 15 aout suivant, fšte de 1’Assomption de la tres sainte Vierge. Cette nouvelle causa une bien vive allegresse a Camille, et, pour se rendre moins indigne d’une telle faveur, il crut devoir redoubler de ferveur et de generosite dans le Service du divin Maitre. Le ceremonial de la prise d’habit est a la fois solennel et touchant; aussi laisse-t-il dans l’ame de douces et inoubliables emotions. Comme il a plus d’un trait de ressemblance avec 1’auguste et sublime ceremonie de la profession, dont Camille Giraud ne nous fournira pas 1’occasion de parler, nous en dirons ici quelques mots. Le monde n’apprend jamais sans profit a connaitre les mys- teres du cloitre. Le grand jour arriva done enfin. Aprčs la messe matutinale ou il avait fait la sainte communion, le postulant se rendit au chapitre a la suite de la communaute. Arrive a la porte, qui se fermedevant 84 LE FRERE GABRIEL GIRAUD lui, il attend, dans 1’attitude d’un suppliant, qu’on lui permette d’en franchir le seuil. Dans cet intervalle, il peut, a loisir, faire une derniere et serieuse reflexion sur la demarche qu’il va entreprendre. 11 y est singulierement aide par la lecture de ces paroles qu’il voit gravees en groš caracthres au-dessus de la porte du chapitre et que saint Arsene s’est rendues familieres : Qui nescit humiliari, nescit monachus fieri; celui qui ne sait pas s’humilier ne saurait etre un vrai moine. Cependant, a 1’interieur de la salle capitulaire, la communaute vient de terminer les prieres de Prime. Apres le martyrologe, l’invitateur a chante un chapitre de la sainte Regle, que le R. P. Abbe a explique et commente pour la plus grande instruction de ses freres. Alors, au milieu d’un profond silence, le Superieur prononce ces paroles solennelles : Loquamur de ordine nostro : par- lons de notre Ordre. Le Pere-Maitre quitte aussi- tot sa plače, se presente devant le trone abbatial et revele a tous 1’affaire de famille dont il s’agit. Reverende Pater, dit-il d’une voix assez haute pour etre entendu de toute 1’assemblee, adest sub auditorio quidam scecularis postulans fieri novi- tium in Ordine. Sur 1’ordre du R. P. Abbe : Adducatur in capitulum; qu’il soit introduit, le Pere-Maitre va chercher le postulant, qui s’avance humblement jusqu’au milieu du chapitre et se prosterne de tout son corps. Quid petis? Que demandez-vous ? poursuit 1’Abbe. Misericordiam Dei et Ordinis; la LE NOVICIAT 85 misericorde de Dieu. et celle de VOrdre, repond le candidat, le front dans la poussiere. Alors, levez- vous au nom da Seigneur : Sur ge in nomine Domini, reprend l’Abbe. Et le postulant, apres ce dialogue bref et un peu froid, ecoute debout 1’allocution qui lui est adressee. II a sollicite son admlssion dans 1’ordre, etTordre lui repond que c’est dans l’humilite, la soumission, en un mot, dans 1’abnegation de tout soi-meme, que se trouve 1’abrege de la vie nouvelle qu’il veut embrasser. II a renonce, il est vrai, au monde, a ses honneurs, a ses richesses, aux douces joies de la famille; mais le renoncement a lui-meme est le sacrifice supreme que Dieu lui demande. Cest a cette condition seulement qu’il peut etre admis dans 1’ordre, que les epreuves lui seront douces et legeres, et qu’il obtiendra cette miseri¬ corde qu’il implore. Et 1’allocution se poursuit de la sorte pendant une demi-heure. Aussi ce n’est pas sans une visible emotion que le postulant ecoute cet expose bien capable d’e- branler et de renverser une determination qui ne vient pas de Dieu. Heureusement celui qui deman- dait, a la date du 15 aout 1871, & faire partie de la communaute de N.-D. des Dombes, etait en etat d’entendre ces revelations un peu dures a la nature. On le vit bien sur l’heure, car lorsque, apres un mot d’encouragement et de confiance, le Rev. Pere Abbe lui demanda, en terminant, s’il persistait 86 LE FRERE GABRIEL GIRAUD dans sa resolution et s’il croyait pouvoir garder jusqu’a son dernier soupir la regle, les constitu- tions et les usages de l’ordre, Camille Giraud repondit sans hesitation en manifestant les senti- ments de son coeur : Oui, mon Reverend Pere, moyennant la grace de Dieti et le secours de vos prieres. A quoi l’Abbe repond : Qai coeplt in te Deus perficiat, que Dieti acheve en votis c e qu’il a commence. Tous se levent alors, et le Pontife, revetu de 1’etole etla crosse en main, procede alabenediction et a 1’imposition des habits reguliers. Pendant ce temps, la communaute s’associe a la joie du novice et chante solennellement le Cantique de la recon- naissance : Benedictus Dominus Deus Israel. La ceremonie se termine par 1’oraison de 1’imposition du nom nouveau que doit porter le novice, et dans laquelle tous demandent a Dieu de benir son serviteur, de lui accorder perseverance a son saint Service, afin d’avoir, un jour, droit a la vie eternelle. Tout sombre, on le voit, dans le naufrage des vanites mondaines, rneme le nom qui nous dis- tinguait dans le siecle. Au sortir de la salle capitulaire, le frere Gabriel — c’est ainsi que nous nommerons desormais notre heros, — alla se prosterner devant 1’autel de Marie et mettre sa perseverance sous sa maternelle pro- tection. Son ame etait inondee d’une joie indicible; il etait enfin au comble de ses voeux, et, au dernier rang, sous son habit de bure, il goutait une paix et un bonheur inconnus jusque-la. LE NOVICIAT 87 Des lors la principale etude du fervent novice fut de s’appliquer a la pratique exacte des vertus de son saint etat. Frappe de 1’insistance avec la- quelle nos regles convient le religieux a l’exercice de rhumilite et de la charite, il comprit 1’impor- tance de s’adonner avec ardeur a l’acquisition de ces grandes vertus, dont il devait faire la base de son edifice spirituel. Or, c’est dans la douce et vivifiante atmosphere du Noviciat que 1’ame se familiarise avec les austeres vertus de la vie reli- gieuse et qu’elle apprend a en savourerles charmes. Le Frere Gabriel ne 1’ignorait pas, et nous dirons a son eloge qu’il apporta dans 1’ouvrage de sa formation deux qualites qui aiderent puissamment son venere Pere-Maitre et qui edifierent toujours beaucoup sesfreres : nousvoulons dire lasouplesse de son caractere et 1’energie de sa volonte. Le pieux Pere Bruno, alors prepose au noviciat de N.-D. des Dombes, n’est plus la pour attester que nous disons vrai : il est mort comme un saint le 30 marš 1877, au jour du Vendredi-Saint, comme il 1’avait ardemment demande a Notre-Dame des Sept-Douleurs. 1 Mais nous avons encore le precieux temoignage du R. P. Dom Jean-Baptiste Epalle qui, a cette epoque, remplissait 1’emploi de Sous- Maltre des Novices, et devait etre plus tard le premier Abbe de Reichenburg. Un exemple qui trouve logiquement sa plače ici achevera de nous instruire sur la vertu precoce 1. Menologe cistercien, 30 marš. 88 LE FRERE GABRIEL GIRAUD du frere Gabriel. Les premiers jours du noviciat sont, comme on se le figure aisement, parsemes de moments plus ou moins penibles pour la na¬ ture. Le nouveau-venu doit se familiariser avec de nombreux usages qu’il ignore completement et apprendre mille details qu’il ne connait pas da- vantage. De la des deceptions, des gaucheries, de petites fautes qui entrainent des reprimandes et exigent satisfaction. Pour le bon frere Gabriel il n’en fut pas autrement. Unedeschoses qui l’eprou- verent le plus des le debut fut le chant de 1’office divin au choeur. Chez lui, les notions de latin acquises aux Minimes etaient vieilles de plus de vingt ans; elles n’avaient pas tarde a se voir disputer le terrain par les soucis et les tracas des affaires commerciales, et finalement avaient ete enfouies dans un coin recule de sa memoire. En outre, sa voix, quoique tres juste et legerement argentee, etait, faute d’exercice, quelque peu re- belle a la note. Par ailleurs aussi, Camille Giraud n’ayant jamais eu la pretention de remporter la palme a 1’Orpheon, s’etait prčsente a N.-D. des Dombes avec un bagage de musicien des plus simples et des plus legers. Bref, quand le frere Gabriel devait exercer les fonctions absorbantes d’invitateur ou de sous-invitateur, il ne se passait presque pas de jour qu’il ne faillit a la note ou a la lettre. L’on entendait alois 1’implacable Pere Bruno, qui cumulait 1’emploi de chantre, redresser d’une voix forte les fautes de son disciple. Et celui-ci, LE NOVICIAT 89 humble et resigne, allait aussitot se prosterner au degre du presbytere, selon les prescriptions de la sainte Regle. Loin de se decourager, le fervent novice parvint, a force de patience et de bonne volonte, a remplir son role a la satisfaction du Pere Bruno lui-meme. Le frere Gabriel aima toujours beaucoup 1’office divin. Jusqu’a son dernier jour il chanta les lou- anges de Dieu avec un žele et une ardeur que bon dut, sur la fin de sa vie, plusieurs fois moderer, en consideration de ses forces epuisees. Mais, demandera-t-on peut-etre, comment un jeune homme, qui arrive du monde avec des ha- bitudes souvent bien opposees a celles de la vie religieuse, parvient-il, en si peu de temps, a la pratique de ces sublimes vertus? Nous repondrons que c’est principalement par 1’observation fidele et constante des saintes regles, dont 1’etude approfondie doit etre l’unique occu- pation du novice. La, en effet, dans la solitude du noviciat, sous les yeux eclaires et 1’habile direction du Pere-Maitre, 1’aspirant lit et medite ses regles, il demande a Dieu d’en concevoir le vrai sens, d’en posseder la parfaite intelligence, de voir la perfection qu’elles contiennent et les precieux avan- tages que leur observation peut lui procurer. Toujours avec le secours de la grace, le pieux novice ne demeure pas a l’exterieur et a 1’ecorce de la regle, mais il penetre a 1’interieur, jusqu’a 1’esprit et a la fin de la rčgle, ce qui est le prin¬ cipal. Dans la regle du silence, par exemple, une 90 LE FRERE GABRIEL GIRAUD des premieres legons que le jeune religieux doit apprendre chez nous, 1’ecorce est de ne rien dire; mais la moelle et l’ame de cette regle, c’est le retranchement de beaucoup de peches, la devotion, le recueillement, 1’esprit d’oraison, la disposition a 1’union avec Dieu, et plusieurs autres vertus qui decoulent du silence. Apres une etude ainsi com- prise de ses regles, le novice a la douce conso- lation de constater qu’elles sont vraiment pour lui les moyens de son salut, les instruments de sa perfection, les sources desapaix et de son bonheur. Cest ce que ne tarda pas a eprouver notre genereux frere Gabriel. Au milieu des privations et des austerites, il trouvait enfin ce bonheur et ce calme qu’il avait cherches en vain dans les delices et les joies passageres que procure la fortune. Rien ne lui coutait de tout ce que la Regle impose de plus dur et de plus mortifiant; il se portait aux rudes et vils travaux avec une aisance et un contentement d’autant plus admira- bles qu’il y etait moins habitue. Et avec tout cela sa sante jusque-la frele et delicate, au dire des contemporains, s’ameliora sensiblement et devint meme excellente. Assurement c’etait quelque chose du centuple que le bon Maitre a promis a celui qui renonce a tout et s’attache a son saint Service. Le bon frere Gabriel avait tout quitte pour suivre le Sauveur, et Lest en sa divine compagnie que nous le re- trouvons sur le Thabor. Mais, on le sait, la vertu ne saurait etre consommee si elle n’a passe par LE NOVICIAT 91 le creuset des epreuves et des • tribulations. En d’autres termes, une ame, qui tend au sommet de la perfection, ne peut y arriver si elle ne gravit la voie douloureuse apres Jesus et ne monte avec Lui jusqu’au Calvaire. Le frere Gabriel ne devait pas etre une exception a cette regle generale dans l’economie des voies spirituelles. Nous avons dit combien le pieux novice che- rissait sa famille et combien il en etait aime. Ces sentiments d’affection, loin de s’eteindre dans son cceur depuis qu’il s’etait consacre a Dieu, se per- fectionnaient au contraire a mesure que 1’amour divin epurait son ame. Toutefois une pensee importune venait de temps en temps troubler son bonheur. II a laisse la-bas une mere qu’il adore et des freres qu’il aime extremement. II sait que sa determination les a plonges dans la douleur, qu’il ne peuvent se con- soler de son depart et qu’ils le pleurent comme mort.Et c’est lui qui est la cause de leur chagrin et de leurs larmes ! Ces pensees 1’accablent jour et nuit, et le demon profite de la circonstance pour exploiter ce cote faible de son cceur aimant. Pousse a bout, notre pauvre novice n’a d’autre ressource que se jeter avec abandon et confiance dans les coeurs compatissants de Jesus et de Marie, et de se recommander a eux avec les etres chers dont il occasionne et partage la souffrance. Cependant le ciel reste sourd a sa voix. Le frere Gabriel voit assez, par les lettres qu’il re^oit 6 92 LE FRERE GABRIEL GIRAUD des siens et par les quelques visites qu’ils lui rendent, que sa vocation n’est pas comprise. Ne- anmoins il reste ferme et inebranlable, a l’exemple du Sauveur qui, lui non plus, n’est pas descendu de la croix pour consoler sa mere. Sur ces entrefaites, Mme Giraud, accompagnee de Monsieur Paul, son fils alne, se presente de- rechef a la porte de N.-D. des Dombes, afin de tenter une derniere fois de vaincre la resistance de son Camille. Abordant sans autre preambule le frere Bernard Tachon, pour lors second portier, qui nous a lui-meme conte le fait : « Bonjour, mon frere, lui dit-elle, je voudrais voir mon fils; auriez-vous 1’obligeance de lui dire que je desirerais lui parler. » « Votre fils, Madame, c’est sans doute le frere Gabriel? » « Oui, mon frere. » Et tandis que le portier s’eloigne, Mme Giraud acheve de dresser son plan d’attaque. Informe par le R. P. Abbe de ce qui se preparait contre lui, le frere Gabriel comprend que de cet assaut supreme depend un resultat decisif. D’autre part connaissant sa faiblesse, et sentant deja les armes lui choir des rnains a la pensee d’engager la lutte contre cet adversaire tant aime qu’il vou- drait bien pouvoir vaincre sans combat, il implore avec confiance le secours d’en haut et se presente a sa mere. Le Rev. Pere Abbe assiste d’abord en simple spectateur a cette lutte dechirante ou la nature impose des devoirs, mais ou la grace en exige d’autres. La pauvre mere, aveuglee par sa tendresse, ne parle de rien moins que d’emmener LE NOVICIAT 93 son fils, et elle supplie le Reverend Pere de le lui rendre. Dom Benolt fait alors comprendre a la bonne Dame que le frere Gabriel, n’ayant contracte aucun engagement dans l’ordre, est parfaitement libre de se retirer. Bien loin de le retenir, il va le lui rendre a 1’instant. A cette ouverture, le courageux novice, muet jusque la, comprend qu’une resistance ouverte ne peut rien sur le cceur maternel; il s’efforce done par quelques douces paroles de le gagner a sa cause, en l’exhortant a la resignation : « Allons, petite mere, laisse-moi repondre librement a 1’appel de Dieu; crois bien que je suis tres heureux a son saint Service, seulement accepte avec plus de generosite le sacrifice qu’il fimpose et considere comme un grand honneur pour toute la famille la faveur insigne qu’il daigne me faire. » Touchee par la grace non moins que par l’ac- cent convaincu des paroles qu’elle vient d’entendre, la vertueuse mere se soumet a la volonle de Dieu qui lui parait si manifeste, et resignee elle reprend seule avec son aine la route de Lyon. Heureux de ce succes, le frčre Gabriel rend mille actions de graces au Seigneur et se remet avec une nouvelle ardeur aux exercices du novi¬ ciat. A quelque temps de la, le divin Maltre, dont les desseins sont insondables, exigea de son ser- viteur un sacrifice bien douloureux. La mort vint marquer d’un deuil cruel cette derniere annee de probation du pieux novice, en lui enlevant son plus jeune frere, Monsieur Jean-Baptiste Giraud, 94 LE FRERE GABRIEL GIRAUD decede dans la fleur de l’age, le 22 mai 1873. Patient et resigne, le bon frere Gabriel se contenta de baiser la main qui se montrait si rude a son egard. Ce lui fut du reste chose assez facile; car, plus il avangait dans la voie royale de la croix, plus il sentait combien il est doux et consolant de se detacher des creatures pour suivre de bien preš le divin Crucifie. De son cote, Jesus se plaisait a faire eclater les magnificences de se grace dans ce coeur docile et genereux. Le frere Gabriel etait a peine arrive au terme de son noviciat, et deja il pouvait etre propose comme un modele acheve de toutes les vertus religieuses. Aussi ses freres de N.-D. des Dombes etaient-ils fiers et heureux de posseder un pareil tresor. Bien plus, ils se rejouissaient a la pensee que bientot les voeux sacres de la religion allaient resserrer encore les liens qui 1’unissaient a eux. Mais, on le sait, les vues de Dieu ne sont pas toujours celles des hommes; Gest ce que nous allons constater une fois de plus au chapitre suivant. CHAPITRE V AVANT ET PENDANT L’ORAGE. LE FRERE GABRIEL SOUS LE MANTEAU D'OBLAT. SES HUMBLES FONCTIONS AVANT D’£TRE CELLERIER, PUIS INFIRMIER DU MO¬ NASTERE. LES EXPULSIONS DE 1880. ROLE DU FRERE GABRIEL AUPRES I1E SES FRERES. Trois categories de personnes composent ordi- nairement un monastere cistercien : les profes, Peres de choeur et Freres convers, representent la premiere qui, h elle seule, forme ce que nous ap- pelons la communaute; la seconde est figuree par les novices, et la troisieme, par les Oblats ou Donnes. On appelle de ce nom des religieux qui, au sortir du noviciat ou meme des leur entree au monastere, ne voulant, pour une raison ou pour une autre, contracter aucun engagement, vivent dans la religion en se soumettant a la regle et aux Superieurs, afin de faire plus aisement leur salut. Ils ont pour cela 1’inappreciable consolation de participer aux faveurs spirituelles de 1’Ordre, et il leur est toujours loisible d’emettre les saints vceux a 1’article de la mort, alors meme qu’ils n’auraient pas fait leur noviciat. Pour humble et pcu frequentee que soit cette categorie, les membres qui la composent trouvent deja dans cette derni- ere satisfaction une large et precieuse compensation aux sacrifices qui resultent de leur sejour volontaire 6 . 96 LE FRERE GABRIEL GIRAUD dans le monastere, et leur merite ne laisse pas que d’etre tres grand aux yeux de Dieu. Le frere Gabriel, qui ne desirait rien tant que de passer inaper^u, n’avait pas tarde a remarquer cette portion privilegiee de la famille et a nourrir dans son coeur la secrete ambition d’entrer un jour dans ses rangs. Son grand desir, il est vrai, eut ete de se consacrer definitivement a Dieu par les saints voeux de religion : c’etait le reve de son ame; et cela, tant k cause des precieux avantages procures par la profession religieuse, que pour mieux prou- ver au divin Maitre sa reconnaissance et sa fidelite. Mais, d’une part, les voeux, et en particulier celui de pauvrete, obligeaient le frere Gabriel a renoncer pour toujours a la gestion de ses affaires et a se retirer completement de la societe commerciale fondee par son pere et representee alors par les fils: ce a quoi sa famille ne voulait pas consentir. D’autre part, des raisons plus intimes empechaient notre genereux novice de contracter ces sacres engagements. C’etait, on l’a devine, sa conscience timoree et sa profonde humilite, la crainte des emplois entrainant des responsabilites, mais, par- dessus tout, la perspective evidente du sacerdoce dont il se jugeait si indigne. Tels furent les motifs tres admirables et toujours respectes qui le deter- minerent a demander 1’habit d’oblat de choeur, qu’il revetit le 9 janvier 1874. 1. L’habit des oblats de choeur est tout blanc comme celui des novices et le metne quant a la forme, excepte que, au lieu de la chape, ils portent un manteau court mais ample, AVANT ET PENDANT L’ORAGE 97 De cette fagon, le bon frere continuait a servir Dieu en toute securite, ne blessant en rien les desirs de sa famille, et pouvant en outre donner libre cours aux elans de son inepuisable charite. Inutile d’ajouter que, sans etre lie a la Religion par les saints voeux, le frere Gabriel fut, pendant les longues annees qu’il passa dans 1’Ordre, un modele accompli de toutes les vertus monastiques et un scrupuleux observateur des regles dans leurs plus minutieux details. La suite de ce recit le montrera plus d’une fois. Ici commence une phase nouvelle dans la vie du bon frere Gabriel. Desormais, il va nous ap- paraitre sous cette aureole celeste qui rayonne ordinairement autour des ames humbles et se re- flete en une douce et bienfaisante clarte sur les personnes privilegiees qui vivent aupres d’elles. Tout adonne a sa sanctification personnelle durant son noviciat, le saint religieux va maintenant se sacrifier corps et ame pour ses freres. Nouveau Moise, Dieu le destine a etre, dans un avenir bien rapproche, le liberateur de son peuple, et il le prepare doucement, dans le silence et 1’hurnilite, a cette noble et sublime mission. Dorenavant le frere Gabriel ne doit plus vivre pour lui, mais uniquernent pour les autres. Et ce sacrifice absolu de sa personnalite revet a chaque instant le ca- ractere de 1’heroisme. et leur scapulaire n’a pas de capuce. Pour le temps du tra- vail, iis ont un chaperon qui descend en pointe par derriere et en forme arrondie par devant. 98 LE FRERE GABRIEL GIRAUD Nous avons fait ressortir plus haut 1’utilite des exemples que les moines donnent a la societe, notamment en parlant de 1’apostolat qu’ils exercent dans le monde par la priere et la penitence. Nous pourrions faire de meme ici, en attirant sur notre heros l’attention de ceux qui aspirent aux honneurs, aux richesses, aux commodites de la vie, sans reussir peut-etre a la satisfaction de leurs desirs. L’humble frere Gabriel, en effet, pos- sedait tout cela, et il y a renonce genereusement pour leur apprendre a supporter ces privations. Vous etes ne dans 1’indigence, un rude labeur vous fournit a peine le pain de chaque jour, peut-etre meme vos sueurs fertilisent-elles le champ d’autrui, et vous murmurez de cette inegale repartition des biens de la vie; jetez les yeux sur le frere Gabriel et ranimez votre courage. II etait riche dans le monde, il jouissait de tous les avantages d’une position heureuse et enviee; il a abandonne tout cela pour vous ressembler. Il est descendu volon- tairement des hauteurs de la consideration publique dans 1’abaissement et 1’oubli, et il s’est condamne a servir de ses mains des hommes qui, materiel- lement parlant, etaient bien moins que lui; tout cela, pour vous apprendre qu’il n’y a pas de con- dition vile, d’occupation degradante. Ce religieux qui balaie son monastere, qui passe plusieurs heures aux champs, occupe a un travail penible et fatigant, que nous verrons bientot em- ploye par 1’obeissance a 1’assainissement d’un poulailler, a panser des plaies rebutantes et a rendre AVANT ET PENDANT L’ORAGE 99 a ses freres malades toutes sortes de Services humiliants, c’est un des membres de 1’honorable famille Giraud de Lyon, dont toute la France a acclame le nom en 1886, a 1’occasion des evene- ments de Chateau-Vilain. 1 Etes-vous comme lui 1. Le recit de Chžteau-Vilain, que l’on peut lire au long dans plusieurs feuilles publiques de l’epoque, peut se resu- mer en quelques lignes. Voici ce dont il s’agit. La famille Giraud possede au lieu dit la Combe des Esparres, commune de Chateau-Vilain (Isere) une importante usine de devidage de soie et de tissage mecanique. Trois cent cinquante femmes et jeunesfilles ytravaillent 1’annee entiere. Quatre religieuses de la Congregation de Ste Philomene de S. Marcellin sont employees a la surveillance des ouvrieres. Huit hommes s’oc- cupent des groš travaux de l’etablissement. Une chapelle spacieuse et tres bien disposee y est annexee depuis quarante trois ans. Or, le 8 avril 1886, a quatre heures du soir, le sous-prefet de la Tour-du-Pin, le commissaire de police de Bourgoin, six gendarmes et un serrurier se presentaient a la porte de 1’usine pour apposer les scelles sur la chapelle illegalement ouverte au culte. Somme de laisser penetrer dans la propriete M. Fischer, le directeur, entoure de toutes ses ouvrieres, defend aux aggresseurs de violer le domicile dont il a la garde et qu’il n’est pas encore autorise a ouvrir. Il attendait en effet une reponse de Lyon, Sur 1’ordre du sous-prefet, le crocheteur attaque la serrure; vains efforts ! le portail de fer est inebranlable. Soudain, Balland, le sous-prefet, apprend qu’en haut de la propriete, il y a une porte en bois facile a enfoncer; il y court avec ses gendarmes. Les assaillants sont deja a 1’ceuvre quand le directeur y arrive suivi de quelques ouvrieres. Il tire alors trois coups de revolver en l’air et contre le mur; quand la porte cede, deux coups tires dans la terre partent encore. Deux gendarmes se precipitent : Lun saisit a bras le corps M. Fischer, pendant que 1’autre tire a bout portant sur le malheureux directeur qui s’affaisse la machoire fracassee. Henriette Bonnevie s’elance a son secours, un gendarme 1’arrete. « Je vais sauver mon maltre que vous assassinez, » s’ecrie-t-elle, et pendant qu’elle lance au gendarme pour le faire reculer, l’eau šale d’une casserole qu’elle tient a la main, elle refoit une balle dans le cceur ettombe foudroyee. 100 LE FRERE GABRIEL G1RAUD 1’heritier d’une fortune considerable ? Etes-vous plus eleve selon le monde, mieux doue en talents precoces et superieurs? Possedez-vous comme lui cinq grandes usines occupant un personnel presque innombrable? Et si vous etes 1’egal de son an- cienne position, croyez-vous que le changement qu’il s’est impose ne saurait vous convenir ? Ne craignez done plus des abaissements qui, au lieu de 1’humilier, ont exalte au plus haut point le merite de cet homme incomparable. « Oh! remar- que un historien deja cite, si les Legislateurs actuels, loin de poursuivre les religieux, savaient au contraire leur conserver le droit de cite, les defendre contre la malveillance qui voudrait leur refuser la plače de tout homme au soleil, encou- rager leurs efforts, sans faveur comme sans regret, en un mot, soutenir cette grande ecole de desin- teressement et de simplicite, comme ils verraient disparaitre ces troubles incessants et ces greves frequentes qui nous attristent et nous deshono- rent. 1 » Revenons maintenant au commentaire vivant de nos assertions. Peu aprčs son noviciat, le F. Ga¬ briel eut a cumuler deux emplois assez disparates: Toutes les ouvrieres epouvantees s’enfuient; 1'une d’elles, Marie Drevet, agee de 16 ans, est alors frappee d’une balle dans la cuisse par un gendarme qui la poursuit. Onze coups de revolver ont ete tires, trois victimes gisent dans leur sang. « Assez comme cela, » s’ecrie le sous-prefet Balland, qui se dirige vers la chapelle et consomme son sacrilege attentat en la mettant sous scelles. 1. Casim. Gaillardin. AVANT ET PENDANT L’ORAGE 101 celui de Sonneur et celui de Prepose aux poules. « Or, en ce temps-la, nous raconte un contempo- rain, 1 le palais habite par ces volatiles consistait en unevieille baraque en planches, veritable repaire d’araignees, nid a poussiere abondamment pourvu de certains parasites qui se plaisent a elire domi¬ cile dans le plumage des gallinaces. » On devine ce que le bon frere eut a souffrire. De plus, emporte par son ardeur pour 1’assai- nissement du poulailler, il prolongeait son travail bien au-dela du temps prescrit. On le voyait alors abandonner tout a coup le theatre de ses exploits et venir, en grande hate et tout baigne de sueur, sonner le premier coup de Vepres. Ces transitions subites et repetees du chaud au froid devaient amener fatalement une indisposition. Elle vint. Le pauvre frere Gabriel se mit a tousser, a perdre 1’appetit, a deperir; mais, a 1’entendre, ce n’etait rien et il n’avait besoin de rien. La charite des Superieurs trancha la question; 1’humble religieux, aussi docile que fervent, fit une courte apparition a 1’infirmerie et fut bientot retabli. Il n’en negligea pas pour autant sa nombreuse famille adoptive ni son emploi de sonneur. Que de belles legons de patience et d’autres vertus encore il donna a ses freres dans ces deux offices! Quand le soir, par exemple, le moment etait venu de reunir la gent gallinacee dans son logis, il arrivait que c’etait egalement Pheure d’annoncer 1. Le R. P. Timothee, Procureur de l’abbaye depuis plus de trente ans. 102 LE FRERE GABRIEL GIRAUD quelque exercice de communaute, et le bon frere, voulant gtre exact, pressait les retardataires de rentrer au poulailler. Mais, lorsque l’une etait sur le point de s’executer, deux ou trois sortaient qui lui fermaient le passage. Alors le frere Gabriel, etendant les deux pans de son manteau et' les agitant de cote et d’autre, cernait ainsi les recal- citrantes, qu’il forgait tant bien que mal & se sou- mettre au reglement. Les temoins de la scene, comme on le pense bien, souriaient de 1’embarras du cher frere. Que si parfois l’un d’eux s’offrait a lui preter renfort ou it lui procurer quelque regal pour ses poules, le frere Gabriel ne le souffrait jamais au detriment de la sainte regle, de l’obeis- sance ou de la charitč. Une fois, un bon frere convers, auxiliaire du frere Clement a la porcherie, crut pouvoir prelever quelque chose sur la ration de ses proteges et le porta discretement au poulailler. Malheureusement il avait compte sans le frere Clement, qui, temoin de 1’arret insolite de son confrere et se sentant lese dans ses plus chers interets, calculait deja le tort qui resulterait de cette prodigalite. L’accueil qu’il fit a son compagnon fut severe. « Comment, lui dit-il, vous allez donner ces bonnes choses-la aux poules, qui les gaspillent, et vous en privez les petits porcs qui en ont tant besoin! Sachez que si vous recommencez, j avertirai le Reverend Pere Abbe. » Or, precisement aux premiers mots de l’admo- nition, apparut la bonne et souriante figure du Interieur du monastere. AVANT ET PENDANT L’ORAGE 103 frere Gabriel, qui sortait triomphalement de son domaine, escomptant deja le plaisir qu’allaient eprouver ses eleves au retour des champs. Un coup d’oeil discret sur les deux interlocuteurs lui mon- tra tout a la fois les gestes et les regards du frere Clement, qu’il vit braques sur son poulailler, et 1’attitude decontenancee de son charitable visiteur de tout a l’heure. Tout cet ensemble lui en dit long. C’etait bien de la fameuse affaire qu’il s’a- gissait. S’approchant alors a pas comptes des deux freres, il prend genereusement en main la defense de 1’inculpe, l’excuse de son mieux, s’avoue lui- meme coupable et promet bien de ne plus intercep- ter a 1’avenir les vivres diriges sur le campement voisin. 11 fallait bien pourtant subvenir aux besoins de la troupe affamee et lui fournir au moins le necessaire; elle y avait droit et le frere Gabriel s’en faisait un devoir de conscience. Cest ce qui explique ses frequentes visites au moulin, qui etait pour lors en pleine prosperite. Arme d’un groš balai, un sac vide sur le bras, un petit crible a la main, il venait regulierement deux ou trois fois la semaine recueillir les amas de bales de grains, les menus debris de paille battue, les passait au tamis et en remplissait son sac, qu’il rapportait sur son dos, a la grande edification de ceux qui le rencontraient. Cependant, malgre tout le žele du bon frere, les affaires de la basse-cour etaient loin d’aller au gre de ses desirs. Les couvees ne reussissaient pas, 104 LE FRERE GABRIEL G1RAUD les poussins crevaient l’un apres 1’autre, et le pauvre frere Gabriel etait au desespoir. Dans son humilite, il avouait qu’il n’etait bon a rien, qu’il ne savait pas meme elever des poules, et qu’il occasionnait chaque jour des pertes considerables a la communaute. Le R. P. Abbe, conprenant que, pour le consoler, il devait lui retirer l’administra- tion du poulailler, le dechargea effectivement de cet emploi tout en letranquillisant de son mieux sur les soi-disant desastres dont il se croyait 1’auteur. Sur ces entrefaites, la charge de cellerier etant devenue vacante par la mort du religieux qui l’exergait, le R. P. Dom Benolt jeta les yeux sur le frere Gabriel pour remplir cet emploi si impor- tant dans nos monasteres. Comme, selon la Regle, le cellerier doit čtre profes de la maison, le Rev. Pere Abbe demanda au chapitre general 1’autori- sation de confier cet office a un oblat; ce qui fut accorde sur le rapport satisfaisant qui fut fait des grandes vertus et des rares capacites du frere Gabriel. Nombreuses, en effet, sont les qualites que notre Pere saint Benolt 1 reclame de la part du Cellerier, car multiples sont. aussi ses attributions, et, par le fait, bien lourde est la responsabilite qui pese sur sa personne. Cest a lui, sous la dependance immediate de l’Abbe, qu’incombe 1’administration de tout le temporel du monastere. Cest Joseph dans le palais de Pharaon, ou, mieux encore, 1. Regula cap. XXXI. AVANT ET PENDANT L’ORAGE 105 si l’on nous permet de traduire librement cette expression de notre saint Legislateur : omni con- gregationi sit sicat pater, nous dirons que le cel- lerier est la mere et la nourrice des religieux, en tant qu’il doit pourvoir a leur subsistance. Le frere Gabriel avait a un haut degre tous les dons de 1’esprit et du coeur pour reussir a nrerveille dans son nouvel emploi. Sa modestie toutefois s’alarma un instant de la grande confiance que lui temoignaient ses Superieurs. Poussant trop loin une vertu que Pon ne saurait pourtant jamais trop pratiquer, la defiance de soi-meme, redoutant ex- tremement les responsabilites, et se pretant au contraire admirablement a seconder 1’action d’un autre, il etait seul a considerer comrne une meprise le choix tres heureux que venait de faire le Rev. Pere Dom Benoit. Neanmoins trop amoureux de la sainte obeissance pour ne pas imposer silence a ses gouts et a ses convoitises en presence d’un ordre de ses Superieurs, le frere Gabriel se mit resolument a 1’oeuvre avec un accroissement de žele que stimula encore sa soif insatiable de de- vouement. Prenant a la lettre la recommandation de notre Pere saint Benoit: Infirmoram, hospitum, pauperum cum omni sollicitudine čaram gerat ; « que le cellerier prenne un soin tout particulier des infirmes, des etrangers, des pauvres, » le bon frere avait litteralement les sentiments d’un pere a 1’egard de tout le monde. Connaissant mieux par sa situation les necessites generales de la communaute et celles des particuliers, il savait 106 LE FRERE GABRIEL G1RAUD admirablement elargir son coeur et delier les cor- dons de sa bourse a la mesure de tous les besoins. 11 ne s’en tenait pas la. En toutes rencontres, il voulait payer de son temps, de ses forces, de sa personne. Son devouement, a vrai dire, ne connaissaitpas d’autres limites que celles prescrites par la sainte Regle. A l’epoque des grands travaux, par exemple, il ne calculait plus avec lui-meme. Toujours le premier a 1’ouvrage, il restait frequem- ment jusqu’a sept heures du soir sur le lieu du travail, en compagnie desfreres convers. Etlorsque, vers les quatre heures de l’apres-midi, on servait aux travailleurs un petit gouter sur 1’herbe, jamais il ne consentait a en prendre sa part; il se retirait alors a l’ecart, disait son office ou recitait pieuse- ment son chapelet. Il trouvait ainsi, dans la priere, repos, force et consolation. Si les ouvriers de nos campagnes et ceux de nos grandes villes savaient ainsi sanctifier leur travail, 1’accomplir en union avec Dieu et sous son divin regard, ils remarqueraient bientot que le travail ennoblit l’homme bien loin de le de- grader, et qu'il transforme en un sceptre d’hon- neur et de gloire le vil instrument quhls tiennent entre les mains. Ce qui donnait encore un prix inestimable aux actions du bon frere Gabriel, c’est qu’elles etaient toutes marquees au coin d’une profonde humilite. Ante omnia humilitatem habeat : avant tout, dit notre Pbre saint Benoit, qu’il pratique Thumilit^. Peu entendu en fait d’agriculture, il ne craignait AVANT ET PENDANT L’ORAGE 107 point de s’abaisser en consultant les chers freres convers qu’il savait competents dans cette matiere. Et, nous raconte l’un d’eux, jamais il ne nous parlait que la tete decouverte, ce qu’il observait medne a 1’endroit des simples ouvriers et des domestiques. Toujours affable au milieu de tant de soucis, toujours bon, mais de cette bonte qui procede plus de la vertu que du temperament, il laissait sous le charme et 1’admiration tous ceux avec qui il traitait. Bien souvent il les confondait. Au lieu d’aller prendre, le soir, un repos dont il avait si grand besoin, il attendit plusieurs fois jusqu’a onze heures de la nuit le retour du frere qui allait aux foires. Ce n’est qu’apres avoir prodigue a ce der- nier les soins les plus charitables, qu’il se jetait sur sa couche, d’ou il s’arrachait impitoyablement a deux heures, afin d’etre au chceur avec les autres. Un jour il poussa si loin 1’abnegation de sa per- sonne, qu’il s’offrit a son Superieur pour accom- pagner a la foire le frere qui remplissait cette fonction penible et peu agreable. Cependant, au bout de deux ans, le Reverend Pere Dom Benoit crut devoir decharger son ver- tueux cellerier d’un Office si absorbant, et il- l’eta- blit infirmier. Cest a ce poste de charite et de devouement que le bon frere Gabriel se revela tout entier; Cest la que ses nobles vertus s’epanouirent dans tout leur eclat; c’est la aussi qu’il devait demeurer jusqu’a son dernier jour, et que la plupart des 7 108 LE FRERE GABRIEL GIRAUD survivants ont appris a le connaitre et a l’aimer. Nous aurons plus tard 1’occasion de celebrer les exploits de notre heros sur ce nouveau champ de bataille, ou son žele eut beaujeu; nous nous bor- nerons a raconter brievement 1’installation du frere Gabriel dans son infirmerie. Cest au venerable Pere Timothee, le Procureur septuagenaire de l’abbaye, que nous laissons la parole. « A cette epoque, dit-il, je le rencontrai une apres-dinee, la minetoute deconfite, en compagnie du P. Prieur. Je 1’aborde: He bien, mon cher frere Gabriel, il me semble que vous etes triste; vous serait-il arrive quelque chose de facheux? — «11 parait que je monte en grade.... » Puis, frappant le dessus de ses mains d’une maniere a lui, il ajouta avec un ac- cent que je ne puis ni reproduire, ni oublier: « Ah! priez bien pour moi, mon Pere, je n’entendais rien a soigner les betes et voila qu’il me faudra soigner des hommes. Ne me nomme-t-on pas infirmier ; comment vais-je me tirer d’affaire ? » Un grand nombre de malades — inter quos ego — poursuit le narrateur, peuvent encore dire comment il s’est tire d’affaire, et temoigner en faveur de cet infir- mier-modele, qui s’oubliait totalement pour ne songer qu’a ses chers malades et leur prodiguer ses charitables soins le jour, la nuit, a toute heure et a tous indistinctement. » « Dans sa charge dinfirmier, continue le com- plaisant Pere Timothee, le frere Gabriel fut seconde etparfois, — pourquoi ne le dirions-nous pas, — ta- rabuste par un bon frere au caractere prime-sautier, AVANT ET PENDANT L’ORAGE 109 excellent coeur, j’en conviens, mais qui, maintes fois, mit sa patience a 1’epreuve. A diverses re- prises, temoin accidentel de ces algarades, je voulus une fois lui faire remarquer qu’il etait le president de l’emploi, et qu’il ne devait pas tolerer ces saillies parfois blessantes dans les termes et habituellement dans le ton : « Que voulez-vous, repondit-il, je suis maladroit et ne sais rien faire. II est vif, c’est vrai; mais il est bon, mon frere Pacome, et je l’aime bien. » Cela fait songer involontairement a sainte The- rese, de laquelle un de ses admirateurs disait : « Si vous voulez devenir son ami, vous n’avez qu’a dire du mal d’elle. » Une chose que le bon P. Procureur passe sous silence, sans doute par respect pour le secret pro- fessionnel, c’est la fagon ingenieuse dont le frere Gabriel s’y prit pour monter sa pharmacie bien pauvre jusque la. Chaque fois qu’il ecrivait a sa mere, qu’il avait informee de son changement d’emploi, il ne manquait pas de lui parler de ses chers malades, des soins que reclamait leur etat, et finalement des remedes qui lui faisaient defaut pour cela. « Vois-tu, petite mere, je n’ai pas de ceci, je n’ai pas de cela, telle autre chose ne se trouve pas dans notre pharmacie; tu serais bien bonne de me le procurer_ » Et Mme Giraud, qui ne savait rien refuser a son Camille d’autre- fois, lui faisait parvenir tout ce dont il avait besoin pour ses infirmes, qu’elle regardait comnre siens. 110 LE FRERE GABRIEL GIRAUD Et peu a peu les rayons de la pharmacie se gar- nissaient des choses indispensables. Mais tandis que le charitable infirmier se devou- ait corps et ame pour ses freres souffrants, une maladie implacable venait de terrasser son unique et bien-aimee soeur, Marie-Noemi, epouse de Mon- sieur Marius Granjon. II fut done envoye passer quelques jours au milieu des siens pour leur procurer les consolations dont ils avaient besoin dans cette douloureuse circonstance. « Parti la veille du funeste denoue- ment, lisons-nous dans les notes de M. Granjon, il revint de suite et ne me quitta plus jusqu’a mon depart pour Saint-Paul. Dieu lui rendra en con¬ solations religieuses tout ce qu’il a fait pour nous.» En effet, malgre des soins intelligents et devoues, sa pieuse soeur, encore dans la maturite de l’age, fut enlevee, le 28 juillet 1878, a 1’affection de son epoux et de ses quatre enfants, dont le plus jeune avait quinze ans. Le frere Gabriel, tout attriste de la perte cruelle qu’il venait de faire, trouva neanmoins un grand soulagement a son chagrin : ce fut de constater le merveilleux changement d’idees qui s’etait opere chez les siens relativement a sa vocation. Sa ver- tueuse mere, en particulier, remerciait chaque jour le bon Dieu de la grace insigne qu’il avait ac- cordee a son fils. Aussi se plaisait-elle a lui donner' certains avis capables de le rendre heureux et de lui assurer la perseverance dans sa sublime vo¬ cation. Un de ses conseils favoris etait celui-ci : AVANT ET PENDANT L’ORAGE 111 « Mon Camille, sois toujours du cote de tes Su- perieurs, et ne te mets jamais en opposition avec eux, si tu veux que le bon Dieu te benisse. » Ainsi reconforte, le frere Gabriel reprit joyeux le chemin du monastere, disant au monde et a ses faux plaisirs un adieu qu’il croyait bien devoir etre eternel. Mais 1’heure etait venue oii Dieu, pour le salut d’un grand nombre d’ames, allait produire sur un champ plus vaste les admirables vertus de 1’humble religieux. On etait a la fin de 1880. Des nuages epais s’amoncelaient a 1’horizon, et des jours sorribres comme 1’hiver promettaient de clore bien tristement cette annee deja feconde en douleurs et en in- quietudes. Tandis que, dans leur cloitre paisible, les moines remplissaient leur secrete et bierifaisante mission par la priere et le devouement, les chefs du gouvernement s’agitaient pour les perdre et les exterminer. Au lieu de s’employer a reparer les nombreux desastres causes a notre pays par la derniere guerre, ils aimaient mieux mettre 1’epee de la France au Service d ? une expedition ignoble que, seuls, ils ne trouvaient pas au-dessous de leur courage et de leur gloire. La tache qu’ils s’impo- saient, a l’exemple de leurs peres en 1793, con- sistait tout simplement a bannir la religion des institutions et de la societe. On sait comment, desesperant d’y reussir par la legalite, le gouver- nement eut recours a 1’arbitraire. Cest alors qu’il edicta les fameux decrets du 29 marš 1880, en 7 . 112 LE FRERE GABRIEL GIRAUD vertu desquels il etait defendu aux Religieux non- autorises de vivre en commun. Telle etait la loi; restait a Tappliquer. Le samedi done, 6 novembre, les glorieux sbires du gouvernement firent leur apparition a N.-D. des Dombes. Rappelons brievement les principaux faits qui marquerent cette memorable journee. Vers huit heures du matin, dix-huit gendarmes, escortes d’un peloton de deux cents soldats, bien honteux de la besogne a laquelle on les appliquait, se presentent a la porte de la cloture. Avertis quelques jours auparavant par un ami charitable, les religieux s’etaient prepares a cette visite. Toute- fois, le six novembre, rien ne fut change a l’ordre des exercices reguliers, si ce n’est que l’on chanta la messe conventuelle un peu plus tot que de coutume. Les deux cents soldats ayant done ete postes autour du mur d’enceinte, les gendarmes penetrerent seuls dans la cloture, dont ils avaient fait voler la porte en eclats. Voyant que les reli- gieux n’opposaient aucune resistance a la violation de leur domicile, les tonctionnaires s’avancerent jusqu’a 1’entree principale du cloltre. Arrives devant cette porte, solide et bien fermee, force leur fut de faire jouer la scie et le rossignol. La porte s’ouvrit bientot, et le brigadier, avec sa troupe, s’empressa depasser outre. Mais, obstacle imprevu, plusieurs hommes respectables etaient la, formant comme une haie infranchissable. L’un d’eux, quit- tant aussitot les rangs, lut a 1’adresse du gouverne¬ ment une noble et energique protestation contre AVANT ET PENDANT L’ORAGE 113 l’odieux attentat qui allait se commettre. Heureuse- ment pour les pauvres gendarmes, le Rev. Pere Abbe survint peu apres, et se presenta au brigadier. Celui-ci notifia alors son mandat et l’ordre qu’il avait requ de dissoudre la communaute. Sur quoi le Pere Abbe renouvela hautement, en son nom et en celui de ses freres, la protestation qui venait d’etre faite, puis demanda s’il ne lui serait pas permis de demeurer dans le monastere en qualite d’administrateur de la propriete. Ne pouvant, de son propre chef, resoudre la question, le brigadier envoya consulter Monsieur le Prefet de l’Ain qui, parait-il, etait aux alentours et surveillait toutes choses du fond de sa voiture. Rien toutefois ne l’obligeait de presider a ces violences, remarque judicieusement l’auteur de la Notice necrologique sur le FL P. Dom Louis de Gonzague, troisieme Abbe de N.-D. des Dombes. II se rendit neanmoins aux desirs du Reverend Pere, qui eut meme la liberte de garder avec lui quelques uns de ses religieux, a condition qu’ils quitteraient 1’habit mo- nastique. Le choix fut aussitot fait, et leur nombre s’eleva a dix-neuf. Apres cela, les gendarmes se mirent a la re- cherche des autres membres de la communaute et les conduisirent un a un jusqu’a la porte, en leur enjoignant de se disperser. Les perquisitions furent longues ; il etait deux heuies de 1’apres-midi lorsque tout fut termine. Naturellement, les soldats et M. le Prefet s’etaient retires, 1’heure du diner ayant ete sans doute plus eloquente que la loi du devoir. 114 LE FRERE GABRIEL G1RAUD Cependant nos chers expulses regurent une cor- diale hospitalite, qui au grand seminaire de Bron, qui chez les bonnes soeurs de Saint-Joseph, qui au chateau de la Bachasse, dans la famille du frere Gabriel. D’autres furent recueillis par quelques charitables voisins, et ceux-lik eurent du moins la consolation de passer une partie du jour au mo- nastere et d’yvaquer aleurs anciennes occupations. Le bon frere Gabriel fut du nombre. Renongant a la douce satisfaction de rentrer dans sa famille, il avait accepte la bienveillante hospitalite de Mon- sieur le cure du Plantay, et partageait son temps entre le soin de quelques infirmes restes au mo- nastere et la visite des expulses. Le souvenir de sa tendre sollicitude durant ces jours de calamites et d’angoisses embaume encore la memoire des anciens. Un jour, nous raconte le cher frere Bernardin, regu avec quelques autres au chateau de Mont- brian, le frere Gabriel vint nous faire sa visite accoutumee. En nous quittant, il s’apergut que nous n’avions pas de parapluies, et de suite il se fit un plaisir de nous en procurer. Comme toujours, le saint religieux etait surtout heureux lorsqu’il reussissait a passer inapergu; il redoutait moins les agents du gouvernement que les marques d’estime et de vtneration. La premiere fois qu’il se presenta chez les religieuses de Saint- Joseph de Bourg, ou la renommee de ses vertus l’avait precede, la Reverende Mere Superieure ge¬ nerale, qui n’avait point ete informee de sa visite, AVANT ET PENDANT L’ORAGE 115 ne put le recevoir avec les egards dus a ses merites. Toute desolee, elle en fit, le soir, la remarque au frere Clement, qui s’etait constitue leur jardinier, promettant bien de reparer son manquement a la prochaine occasion. « Gardez-vous en bien, ma Mere, lui dit le frere, c’est le meilleur moyen que vous puissiez prendre pour ne plus le revoir ici. » Cependant 1’orage paraissait s’apaiser; tous les religieux de N.-D. des Dombes s’empresserent de rentrer au monastere. Les exercices reguliers repri- rent leur cours; on s’abstint neanmoins de sonner les cloches. Mais les ennemis veillaient; les pieux cenobites furent de nouveau expulses. Gemissant sur le sort malheureux de ses enfants ainsi dissemines par le monde, le R. Pere Dom Benoit songea des lors a leur trouver un refuge a l’etranger, afin de leur rendre, avec le bienfait de la vie commune, la douce consolation de servir Dieu en toute liberte. Encourage sur 1’opportunite de 1’entreprise, le R. Pere se mit aussitot a 1’oeuvre. Tout d’abord, 11 fit part de son dessein au bon frere Gabriel, qui entra parfaitement dans ses vues et se chargea volontiers des frais qui en resulteraient. Le cote financier de 1’installation projetee etait assure; restait a trouver un local satisfaisant. A cet effet, Dom Benoit et le frere Gabriel par- tirent immediatement pour 1’Italie, ou ils furent sur le point de faire l’acquisition d’un beau domaine dans les environs de Piše. Malheureusement les dispositions peu loyales du proprietaire firent 116 LE FRERE GABRIEL G1RAUD echouer tous les plans. Le Reverend Pere allait poursuivre ses recherches, lorsqu’il apprit que la reine d’Espagne, pour lors a Pariš, avait 1’inten- tion d’appeler dans ses Etats les religieux que la France rejetait de son sein. Sans perdre un instant, il se rend aupres de Sa Majeste, qui l’accueille avec bienveillance et lui remet des lettres pour le roi, son auguste epoux, ainsi quepour Monseigneur l’Archeveque de Tolede. Quelques jours apres, le Reverend Pere Abbe etait a Madrid, sollicitant pour son oeuvre 1’appui et la protection d’Al- phonse XII. Sous des auspices aussi favorables, 1’affaire fut bientot en bonne voie d’execution, et Dom Benoit se disposait a en donner avis aux Dombes, lorsque le ministere espagnol croula, entrainant dans sa chute, comme on le pense bien, la fondation naissante. Decidement, la divine Providence avait d’autres vues sur les nobles proscrits. Sur ces entrefaites, un ami devoue de N.-D. des Dombes, Mgr Trouillet, fit part au Reverend Pere de quelques adresses de proprietes a vendre en Autriche, et 1’engagea fortement a se rendre sur les lieux. On etait au dimanche de la Quinquagesime, 27 fevrier 1881. Or 1’introit de la messe resumait admirablement les sentiments et les voeux des moines de Notre-Dame des Dombes. Depuis long- temps deja ils demandaient a Dieu de leur donner des marques de sa puissante protection, en leur faisant trouver un refuge assure pour leur salut : AVANT ET PENDANT L’ORAGE 117 Esto mihi in Deani protectorem et in locam re- fugii, at salvam me facias. Et le moment etait enfin venu, ou Dieu allait exaucer les longues supplications de ses serviteurs. Apres quelques hesitations, le Reverend Pere Dom Benoit, accompagne du R. P. Mazoyer, des Jesuites de Lyon, qui devait lui servir d’interprete pour la langue allemande, s’etait embarque pour Vienne, capitale de l’Autriche. Le but des deux Religieux etait d’obtenir une audience au minis- tere des cultes, afin d’en recevoir les instructions necessaires pour la bonne reussite de leur entre- prise. La reponse fut que, les monasteres etant deja tres nombreux dans la Haute-Autriche, il serait preferable d’etablir la fondation nouvelle dans la partie sud de 1’empire. Ce que prenant en con- sideration, les Reverends Peres se rendirent a Graz, capitale de la Styrie, ou ils furent assez heureux pour avoir une entrevue avec Son Excellence Monsieur le Gouverneur, le baron de Kiibeck. Ils furent plus heureux encore de voir leur requete favorablement agreee par ce haut dignitaire qui, tout en promettant de s’interesser a leur cause, les autorisa a chercher un asile dans la province. Cest ainsi que le Reverend Pere Dom Benoit fut amene a faire l’acquisition de l’antique chateau seigneurial de Reichenburg, dont nous ferons con- naitre 1’histoire au chapitre suivant. Monsieur le Baron Christian Philippe d’Esebeck en etait alors proprietaire, et il songeait precisement a le vendre ainsi que le domaine, des qu’il en trouverait un 118 LE FRERE GABRIEL GIRAUD prix satisfaisant. Ce fut dans la matinee du premier dimanche de careme, 6 marš, que nos Reverends Peres se presenterent au chateau. Ils furent agrea- blement surpris d’y entendre parler le framjais, et purent, un instant, oublier qu’ils etaient sur la terre etrangere. Apres divers pourparlers, le Rev. Pere Abbe, a qui le site pittoresque avait plu de prime abord, demanda et obtint de faire une ins- pection generale de 1’habitation etdesdependances. II put alors se convaincre qu’il lui serait difficile de trouver mieux, vu que, grace a quelques mo- difications ou reparations de peu d’importance, il transformerait aisement l’antique manoir en mo- nastere et y abriterait une assez grande partie de sa communaute. Car, disons-le une fois pour toutes, dans la pensee du Reverend Pere, ce ne devait etre qu’un asile provisoire, un refuge pendant Porage; des jours plus calmes, esperait-il, lui per- mettraient bientot de rappeler les chers exiles a la maison-mere. Mais Dieu avait d’autres desseins, comme nous le verrons dans la suite. Cependant le R. P. Dom Benoit avait hate de communiquer le resultat de ses demarches au frere Gabriel qui, outre le don de conseil qu’il posse- dait a un haut degre, s’etait reserve de fournir les fonds indispensables pour mener 1’affaire a bonne fin. Cest pourquoi, apres une entente definitive sur le prix et les conditions de vente de la propriete, Dom Benoit s’empressa de reprendre le chemin AVANT ET PENDANT L’ORAGE 119 de la France. Toutefois son sejour a N.-D. des Dombes fut de courte duree. II se borna a donner quelques ordres pour les preparatifs d’un depart qui pouvait etre prochain, et se remit lui-meme en route pour 1’Autriche, en compagnie du frere Gabriel. Comme toujours, ce dernier se trouva aussitot de 1’avis de son Superieur; il fut enchante dela decouverte faite a Reichenburg, et, sans plus tarder, il conclut heureusement le marche avec Monsieur le Baron d’Esebeck. Les deux Religieux consacrerent alors quelques jours a remplir, aupres des autorites ecclesiastiques et civiles, les nombreuses formalites exigees par le gouvernement, touchant leur installation a Rei¬ chenburg. Ils furent puissamment secondes dans 1’accomplissement de ce devoir par la haute et bienveillante intervention de Monseigneur Maxi- milien Stepischnegg, Prince-Eveque de Marburg, et de Son Excellence Monsieur le Baron Maximi- lien de Gagern. Trop heureux de posseder les Religieux Trap- pistes dans son diocese, le Prelat ne negligea rien de ce qui etait en son pouvoir pour les aider a s’y fixer. Comme, d’apres la Loi du 13 juin 1858, tout Ordre religieux voulant s’etablir en Autriche doit en faire la demande au gouvernement de la Pro¬ vince ou metne au ministere des cultes, lorsqu’il s’agit d’un Ordre non encore reconnu dans Tem- pire, et c’etait le cas des moines de Reichenburg, 120 LE FRERE GABRIEL GIRAUD Sa Grandeur daigna elle-meime faire parvenir au dit ministere toutes les pieces requises pour une sem- blable autorisation. D’autre part le frere Gabriel dut y joindre 1’acte par lequel il s’engageait a ceder sa propriete de Reichenburg aux Religieux, afin qu’ils en puissent jouir en toute liberte et sans aucune redevance, ce qui constituait une ve- ritable donation. On le voit, le bon frere Gabriel merite pleine- ment le titre de Fondateur de Notre-Dame de Reichenburg. Aussi le souvenir de ses immenses bienfaits, dont Dieu seul connait 1’etendue, vivra eternellement dans le coeur de ses Freres recon- naissants. Grace en effet a son genereux concours, les expulses de N.-D. des Dombes avaient cette fois un refuge assure; et, par une delicate attention de la Providence, ce refuge etait — un chateau! Le Reverend Pere Abbe put done sans crainte mander quelques uns de ses Religieux a Reichen¬ burg, afin de disposer toutes choses pour Parrivee prochaine de la colonie. Nous n’assisterons point au depart des quelques Peres et Freres qui furent designes pour former l’avant-garde, ni aux preparatifs douloureux de ceux qui regurent 1’ordre de les rejoindre. Nous aimons mieux laisser les uns et les autres aux secretes et penibles emotions du moment; et Gest en les attendant que, pour charmer nosloisirs, nous allons raconter a nos leeteurs 1’histoire du manoir se- culaire qui devait sous peu les accueillir dans ses murs. CHAPITRE VI REICHENBURG. UN MOT SUR LA STYRIE. DESCRIPTIONS TOPOGRAPHIQUES. ANTIQUITE DU CHATEAU-FORT DE REICHENBURG. SON GLORIEUX PASSE ET SES DIVERS POSSESSEURS. La verdoyante Styrie, « die griine Steiermark, » comme 1’appellent ses habitants, est bornee au nord par les deux Autriches; a 1’est par la Hon- grie; au sud par la Croatie et la Carniole; a 1’ouest enlin, par la Carinthie et le Salzburg. Sa capitale est Graz, siege du gouverneur de la province et residence du Prince-Eveque de Sekkau. Les premiers habitants de la Styrie actuelle dont les noms soient parvenus jusqu’a nous sont les Taurisques, tribu celtique qui s’etablit dans la Haute-Italie au temps de Tarquin 1’Ancien, c’est a dire vers 614 avant Jesus-Christ. Ils furent rem- places successivement par les Bolens, les Cimbres et les Getes, dont les Romains trouverent encore quelques vestiges dans le pays, lorsqu’ils y firent leur premiere apparition, Lan 15 de notre ere. Sous la domination romaine, la Styrie suivit les destinees de la Pannonie et du Norique; puis elle passa aux Avares et aux Slaves ou Wendes, fut eonquise par Charlemagne et eut beaucoup a souf- fnr des invasions des Bulgares et des Hongrois. La province fut ensuite gouvernee par des mar- graves et finalement par les puissants ducs de 122 LE FRERE GABRIEL GIRAUD Traungau, qui donnerent au pays sa denomination actuelle, derivee du mot Steyer, leur ville princi- pale. En 1192, la Styrie fut reunie a l'Autriche, d’abord sous la dynastie des Babenberg, puis, apres 1’interregne, en 1282, sous celle des Habsburg, qui, aujourd’hui encore, regit la monarchie au- trichienne. Au point de vue orographique, la Styrie est un pays montagneux, sillonne en tout sens par les ramifications des Alpes Noriques, dont la plupart fornrent ses frontieres naturelles. Les rivieres, les lacs et les fleuves y sont nombreux, et les sour- ces minerales sont un vrai tresor pour la contree. Les Slovenes 1 fornrent un tiers de la popula- tion, 2 et ils occupent principalenrent la partie meri- dionale de la Styrie qui, depuis le 5 avril 1852, est divisee en trois cercles: Graz, Bruck et Marburg. La religion catholique est celle de la grande majorite, et elle tend chaque jour a faire de nou- veaux progres. Telles sont, en quelques lignes, 1’histoire et la physionomie de 1’interessante et pittoresque pro¬ vince, oir les moines de Citeaux allaient bientot s’etablir. II y avait loin, on le voit, des riantes montagnes de la Styrie aux plaines marecageuses de la Dombes. Du reste, point ne fut besoin aux chers expulses d’etre arrives au lieu de leur exil pour s’apercevoir de ce merveilleux contraste. 1. Branche de la grande famille des Slaves. 2. La Styrie comptait 1.356.494 habitants au 31 dec. 1900. REICHENBURG 123 Le voyageur qui se rend, par voie ferree, de Steinbruck a Agram, jouit en realite du spectacle le plus grandiose et le plus saisissant que puissent offrir les beautes de la nature. A droite, c’est la Save, au cours sinueux et limpide, qui se hate Le chlteau-fort de Reichenburg d’apres un tableau du dix-huitieme siecle. dans la meme direction et semble vouloir le disputer a la vapeur par la rapidite de sa marche. De chaque cbte, une interminable chaine de montagnes, fron- tieres naturelles de la Styrie et de la Carniole depuis 1809, se dresse comme un puissant renr- Part, pour proteger la riviere dans sa fuite. Le spectateur est ravi hors de lui-meme par 1’imposante najeste de ces sommets abrupts, et tout son etre se repose et se coniplait dans un magnifique tapis 8 124 LE FRERE GABRIEL GIRAUD de verdure, d’ou s’echappe un air frais qu’il respire avec delices. Son ravissement dure depuis une heure, lorsqu’un coup de sifflet, repercute par tous les echos voisins, lui annonce qu’il approche de Reichenburg. Mais c’est en vain que notre voyageur cherche du regard le relais signale. Cependant, a gauche, au-dessus de sa tete, sur la pointe d’un roc escarpe qui domine la Save, un antique chateau-fort montre avec orgueil son front noirci par les ans, et lui apparait comme un phare qui eclaire et comme un souverain qui commande. Assurement Reichen¬ burg n’est pas eloigne. En effet, a 1’endroit ou s’eleve le manoir se- culaire, la chalne de montagnes s’ouvre comme par enchantement, decrit un angle et poursuit vers le nord-est sa marche capricieuse, enlagant dans ses bras tortueux un bassin etroit et profond qu’arrose, dans toute sa longueur, un bruyant ruisseau du norn de Brestanza. Cest la, dans ce ravin solitaire, que s’etend nonchalamment, sur l’une et 1’autre rive du ruisseau, le pittoresque village (Markt) de Reichenburg. Libre au voyageur de continuer sa route; quant a nos lecteurs, nous les prions de vouloir bien s’ar- reter un instant avec nous dans ces riants parages. Si done, laissant a droite le village avec sa modeste eglise du moyen- age, 1 Ton gravit la pente 1. Monsieur Joseph Cerjak, cure actuel de Reichenburg, s’occupe activement de remplacer cette eglise devenue trop petite par un teniple magnifique dedie a N.-D. de Lourdes. REICHENBURG 125 douce et ombragee qui conduit au chateau-fort, on ne tarde pas a eprouver un sentiment qui est, a la fois, une terreur secrete et un bien-etre au dessus de toute expression. L’ame, ce semble, res- pire comme 1’atmosphere d’un monde nouveau. Ce chemin qui serpente dans la montagne, entre deux murailles de roches tantot seches et nues, tantot et le plus souvent couvertes d’arbres cen- tenaires dont 1’epais feuillage entretient 1’ombre et la fratcheur; ces rochers a pic qui, a certains endroits, se resserrent comme pour interdire aux humains 1’entree de cette solitude; ce silence gra- ve et ces tenebres religieuses; tout cela parle au coeur un langage qui detacbe du monde et rap- proche de Dieu. Et Cest ainsi que, tout entier a 1’admiration en contemplant cette riche nature, on arrive, presque sans le savoir, a la porte du vieil edifice, qui se dresse la, inebranlable comme le rocher au sommet duquel il a choisi sa plače. En outre, 1’etonnement du visiteur redouble, lorsqu’il apergoit devant lui cet immense et fertile plateau, qui s’etend vers le nord, et d’ou le regard embrasse a la fois les trois provinces de Styrie, de Carniole et de Croatie. Le chateau que, tout a 1’heure, il croyait isole sur un roc inaccessible et sterile, se trouve maintenant au sein d’une La benedidion de la premiere pierre a eu lieu le 16 juillet 1908, et bientot nos pieux Slovenes pourront redter et chan- ter sous les vofites sacrees cette douce invocation qui leur est devenue familiere : Lurška Marija, prosi za nas, Notre Dame de Lourdes, priez pour nous. 126 LE FRERE GABRIEL GIRAUD nature riante et cultivee, ou regnent la vie et l’ac- tivite. Et il a peine a concevoir la somme enorme de travaux qu’il a fallu executer pour donner a ces hauteurs 1’aspect qu’elles ont aujourd’hui. Toutefois le manoir n’en reste pas moins le souverain de ce domaine et la merveille de ce petit coin de terre. La masse imposante de ses con- structions, la hauteur de ses combles a large sur- face, toutes ses baies de pierre qui, comme des yeux grands ouverts, paraissent s’etonner de l’in- stabilite des choses d’ici-bas; en un mot cet en- semble de grandeur et de ruines captive 1’attention du visiteur et le porte naturellement a evoquer le souvenir des siecles ecoules. C’est ce que nous allons faire nous-memes avec lui, a 1’ombre de ces murs plusieurs fois seculaires. Souvent un regard sur le passe console des maux du present et aide a prevenir les calamites futures. Nous pourrions, sans temerite aucune, attribuer aux Taurisques eux-memes la creation du domaine seigneurial de Reichenburg. Dans ce cas, il est vrai, nous risquons tort d’appeler de ce nom l’u- nique champ ou le maigre jardin potager du Taurisque notre devancier. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons nous resoudre a croire qu’un site aussi seduisant ait echappe a 1’attention des premiers habitants de la contree. Mais, sans pretendre a une genealogie aussi reculee, nous voulons du moins revendiquer nos droits a celle non moins glorieuse des fils de Romulus qui, durant plus de quatre siecles, furent REICHENBURG 127 les maitres de la Styrie. 1 Les Romains, du reste, ont laisse d’eloquents souvenirs de leur sejour aux alentours du chateau de Reichenburg. 2 Et si maintenant, sortant de cette demi-obscu- rite qui lasse certains esprits avides de lumiere, nous avangons de quelques pas a travers les ages, nous trouvons le mot Reichenburg uni au nom celebre d’Arnulf, d’abord duc de Carinthie, puis roi de Germanie apres la deposition de Charles le Gros. Le prince, d’apres un acte dresse a Ot- tingen, le 29 septembre 895, fait don a son fidele Waltun de ses deux domaines seigneuriaux de Riechenburch et de Gurckvelt, preš la Save : Mar- chia iuxta Sawum? 1. De l’an 15 av. J.-Ch. a l’an 400 de notre ere. 2. Temoin cette pierre tumulaire dont la main du temps a respecte Linscription suivante : SPERATVSSI LVANIANLET VERECVNDA SVRIETIVSTO FILANXXXX < 4 ue Knabel lit ainsi: Speratus Silvani annorum L et Verecun- da Suri et Justo filio anno XXXX. (Mitteilung des histor. Vereins far Steiermark 1851.) — Temoin encore le puits gigantesque que les generations successives n’appellent pas autrement que « le Puits Romain» et dont les eaux delicieuses sont pour les moines un ra- fratchissement tres estime durant les rudes Iabeurs de Tete. 1. Cf. Histor. statist. Archiv fiir Siiddeutschland, II. B. S. 213. — Josef Wartinger, Kurzgef. Geschichte v. Steier¬ mark, S. 28 etc. D’aucuns voient dans Riechenburch un de- rive du vieux mot wende ou ancien slave Ryha borg qui signifie : le chateau du ravin. Le ravin en question ici serait 1’emplacement du village qui se forma peu a peu aux pieds 8 . 128 LE FRERE GABRIEL GIRAUD Pourquoi faut-il que 1’histoire, dans sa brutale indifference devant les hommes et les evenements, soit obligee de reprocher a Arnulf ime faute enor- me qu’il commit vers le mžme temps? En 894, en effet, le roi Arnulf, se sentant trop faible pour reprimer une revolte de la Moravie, ne craignit pas d’appeler au ravage de cette provin¬ ce les Hongrois qui se trouvaient alors surlesbords de la Theiss : imprudence inqualifiable, il est vrai, puisqu’il fit disparaltre le royaume des Moraves qui pouvait servir de defense a la Germanie, et qu’il apprit a de nouveaux Barbares la route de 1’Occident. Aussi, durant plusieurs siecles, les Hon¬ grois seront-ils la terreur et le fleau du pays. Des lors nous voyons les seigneurs herisser le sol de forteresses et de chateaux, dans le but d’abriter et de defendre les populations des campagnes eon- tre les invasions desastreuses des Barbares. De plus, a l’exemple de Charlemagne, les princes conferent aux eveques le pouvoir temporel de leurs dioceses, afin de creer une feodalite ecclesiastique toute devouee a la royaute et capable de contre- balancer 1’autorite la'ique, autre fleau de l’epoque. De la les riches donations et les nombreux privi- leges dont les eveques sont l’objet. Cest ainsi que 1’histoire de la Styrie nous rnontre Louis le Germanique faisant don a 1’archeveche de la forteresse. Dans la suite le mot Riechenburch devint par corruption Richenburg puis finalement Reichenburg. — Toujours est-il que l’etymologie meme du mot primitif de- note l’existence du chSteau au temps d’Arnulf. REICHENBURG 129 de Salzburg de la ville de Rann et du domaine de Lichtenwald en 859, et le roi Arnulf y ajoutant la ville de Pettau en 890. On comprend par la que les metropolitains de Salzburg, premiers prin¬ ces ecclesiastiques de 1’empire et souverains d’un etat qui pouvait mettre jusqu’a 25.000 hommes sur pied de guerre, aient obtenu sans peine la propriete de Reichenburg, trait-d’union tout natu- rel entre celles de Lichtenwald et de Rann. Mais nous ignorons completement en quelle annee et par quelle voie ils en devinrent les possesseurs. Ce n’est qu’au commencement du XII e siecle que nous voyons nos illustres predecesseurs faire acte public de propriete a Reichenburg. Voici dans quelle circonstance. En 1117, sous leur roi Etienne II, surnomme 1’Eclair, les Ma- gyares firent une nouvelle irruption dans le pays. Saint Leopold, margrave d’Autriche, unissant ses troupes a celles du duc de Boheme, fit subir aux envahisseurs des pertes considerables et les pour- suivit a main armee jusque sur leur propre terri- toire. Une fois de plus on reconnut la necessite de se mettre en surete et de prendre des mesures energiques contre ces hordes devastatrices. 1 C’est dans cette double fin que le siege metro- politain de la Styrie songea a utiliser les precieux 1. Als Stephan in Russland war, und ein neuer Einfall der Magyaren stattgehabt, verbreitete sich der Ruf, der Erzbischof von Salzburg, Conrad, die Bischofe Kuno von Regensburg, Hildebold von Gorz und Eckbert von Miinster seien mit unzahlbaren Haufen entsctilossen, Ungarn zu vervvtisten bis gen Gran .... (Johann Graf Mailath : Gesch. der Magyciren, 1. Bd. S. 101, Anno 1119.) 130 LE FRERE GABRIEL GIRAUD moyens de defense que lui offrait sa propriete de Reichenburg. « En 1127, dit la Chronique, Con- rad, archeveque de Salzburg, fit construire une forteresse sur la montagne, contre les invasions des Hongrois. 1 » Nous aimerions a faire connaltre ici la vie edi- fiante du vaillant et pieux prelat que nous venons de nommer et que les auteurs ecclesiastiques ap- pellent « le saint archeveque de Salzburg, » « le nouvel Athanase. » En realite, c’est une des grandes et belles figures de l’epoque. 2 Le cadre restreint de cette notice ne nous permettant pas cette in- teressante digression, avec regret nous nous resi- gnons a passer outre. Cependant une ere de grandeur et de prosperite semblait se lever sur la Styrie, a qui Ottocar VI conferait le titre de duche en 1180. Mais, en con- sequence de cet etat de choses, le chateau-fort de 1. Chronik von Reichenburg. Anno 1127. — Une piece, malheureusement sans date ni signature et que sa seule vč- tuste rend quelque peu recommandable, porte que l’arche- veque Conrad fit reconstruire la forteresse : « 1127 Hess Erzbischof Conrad die Veste neu erbauen,» ce qui insinuerait que le chiteau etait deja fortifie avant cette date. Cf. Be- schreibung von Reichenburg, 9. Carl Schmutz, qui consacre a Reichenburg plusieurs pages de son beau Lexique histo- rique et topographique de ta Styrie (Graz 1822) cite cette piece, 3 vol. p. 297. Un ouvrage edite a Munich en 1868, sous ce titre : Inaugural-Dissertation des Dr. Christian Meyer iiber Erzbischof Konrad 1. v. Salzburg, insinue que la construction des forteresses de Leibnitz, Pettau et Rei¬ chenburg se rapporte a la periode de 1130 a 1147, et comme source il cite la Vita Chuonradi. (Mon. Germanice histor. SS. XI § 20) 2. Acta Sand. Boli. Iunii tom. VI, appendix ad diem 16, in Vita S. Gebehardi. — Canisius : Lect. antiq. tom. II & VI. REICHENBURG 131 Reichenburg, appele a suivre les destinees du pays, paraissait un hors-d’oeuvre au lendemain de sa reconstruction. Cest ce qui nous explique en partie pourquoi il fut d’abord donne en fief, puis vendu avec toute la propriete a divers seigneurs, parmi lesquels les plus puissants et les plus celebres furent sans contredit les chevaliers de Reichenburg. (1290 — 1570) Leur dynastie trois fois seculaire, qui s’appropria, on le voit, le nom meme du cha- teau, reunit dans ses divers rameaux tous les genres d’illustrations, et joua un assez grand role dans les evenements politiques et militaires du pays. Quatre causes principales contribuerent a ren- dre ce nom glorieux dans toute la contree. Ce sont premierement les nombreuses et riches proprietes des chevaliers. Outre les deux seigneu- ries du meme nom a Reichenburg, 1’une sur la montagne et 1’autre aux bords de la Save, ils possedaient encore en Styrie celles de Drachen- burg, de Reichenstein, de Rann, de Gleichenberg et de Riegersburg, non loin de Graz. Ensuite ce sont les charges importantes dont ils furent ho- nores, entre autres celles de Landesverweser ou administrateurs du pays pour les affaires de jus- tice et de generaux des troupes en Styrie, Obrist- marschalle. 1 Puis la part active que certains cheva¬ liers prirent aux frequentes guerres de l’epoque. 1. Bien que Schmutz ait avance dans son Lexique (3 vol. p. 299) qu’un Frederic de Reichenburg fut archevžque de Salzburg en 1322, plusieurs auteurs serieux dementent cette 132 LE FRERE GABRIEL GIRAUD Citons, entre autres, Jean de Reichenburg, qui se signala dans la celebre victoire remportee sur les Hongrois par le general Witowitz, en 1446; Rein- precht qui, en qualite de general des troupes, soutint heureusement plusieurs combats contre ces memes Barbares jusqu’a 1’armistice de 1487; c’est lui qui, apres avoir conquis onze places fortes en Hongrie, s’engagea par ecrit a solder la ranqon de 1’empereur Maximilien : ce dont 1’empereur Ferdinand indemnisa la famille en 1525Gaspard qui succomba a Wisell, preš de Rann, dans une bataille contre les Turcs, en 1469. Ce sont, en dernier lieu, les alliances illustres qu’ils contrac- terent avec des familles distinguees par leur opu- lence et leur credit. Qu’il nous suffise de nommer les seigneurs de Scharffenberg et les chevaliers de Graben. Une si haute noblesse neanmoins n’a pu effacer certaines taches qui terniront a jamais 1’eclat de ce nom porte avec tant d’orgueil et de fierte. Cest en 1434 qu’eut lieu la fin tragique des deux chevaliers en qui se personifiait alors la assertion et prouvent que Frederic III de Leibnitz occupa le siege metropolitain du 24 octobre 1315 au 30 mai 1338. Ce qui a pu contribuer a la confusion des noms, c’est que Frederic de Reichenburg est nomme parmi les chevaliers qui formaient la suite de l’archeveque Frederic III a la bataille d’Ampfingen 1322, et qui combattaient a ses cotes. (Zanners Chronik von Salzburg, I. Bd. S. 450.) Nous devons ces precieux details a la bienveillance de M. Augustin Hilber, archiviste de l’archeveche de Salzburg et conseiller consis- torial du prince-archeveque. Nous le prions ici d’agreerrtiumble hommage de notre profonde gratitude. 1. Schmutz, loco cit. S. 299. REICHENBURG 133 gloire de leurs ancetres : fait dont 1’histoire, la legende et la chanson se sont pareillement empa- rees. L’aine, Nicolas, occupait la forteresse de la mon- tagne; l’autre, dont la chronique tait le nom, habitait le chateau qu’il s’etait fait construire au village. 1 Or une noire jalousie et une continuelle inimitie n’avaient cesse de regner entre les deux seigneurs relativement a la delicate question des droits feodaux. Nicolas voyait de mauvais ceil les revenus de son frere augmenter de jour en jour et meme surpasser les siens. De plus, il se sentait hai de tout le monde, tandis que le seigneur du village jouissait de 1’estime universelle. Bref, c’en fut assez pour que Nicolas resolut la perte de son frere. De meme, des 1’origine du monde, Cain devint envieux de son frere, parce que son frere etait juste et que ses oeuvres etaient bonnes, tandis que les siennes etaient mauvaises ainsi que son coeur. L’ožil de l’envieux est mechant , 2 dit le Sage; il ne peut voir qu’avec peine la prosperite du prochain, semblable a 1'oeil atteint d’ophthalmie, qui est offense par la vue de la lumiere et des choses qui donnent de 1’eclat. Un jour done que Nicolas jetait au hasard un coup d’oeil dans la campagne, il aperput le sujet involontaire de son eternel ressentiment, son frere 1. Ce chateau, qui subsiste encore, se trouve au pied de la montagne que couronne la forteresse. 2. Nequam est oculus invidi. Eccl. 14. 8. 134 LE FRERE GABRIEL G1RAUD qui, a cet instant, se recreait lui-meme a 1’une des fenetres de son chateau. Pousse par la haine et encourage par les heureuses garanties du mo¬ ment, le vindicatif seigneur saisit une arme a feu, couche en joue et tue son malheureux frere, qui tombe raide moit aux pieds des siens eplores. Toutefois le fratricide ne jouit pas longtemps des fruits de son horrible attentat. Les vassaux de la victime se saisirent de Nicolas et lui firent ex- pier par la mort le crime dont il venait de se rendre coupable. 1 Des restes eloquents attestent encore aujourd’hui le triste drame de 1434. Les hotes de N.-D. de la Delivrance, apres avoir satisfait leur devotion dans la visite des lieux reguliers, ou tout respire priere et penitence, aiment a se faire conduire a l’an- tique chapelle seigneuriale, dediee a Saint-Nicolas. La, a droite de 1’autel, a plus de quatre metres au-dessus du sol, dans une niche etroite et fermee d’une grille, deux cranes d’un aspect hideux sem- blent s’unir dans un meme et douloureux langage, en vue d’apprendre au spectateur les funestes con- sequences de 1’envie. 2 1. Cf. Ballade du chevalier de Kalchberg. — Schmutz pre- tend que les deux seigneurs se seraient tues reciproquement. Loco cit. p. 299. 2. Au point de vue physiologique, ces deux cržnes, iden- tiques quant au nombre de leurs parties, sont d’une dispro- portion frappante dans leur structure et dans leurs dimensions. Le maxillaire inferieur manque a Lun et a 1’autre, et, par suite de son abstraction, barcade zygomatique a ete lčgerement brisee chez le seigneur du village. Le crane de ce dernier est enornie et la proeminence frontale tres prononcee; il re- REICHENBURG 135 Un siecle plus tard, 1 en 1527, Christophe de Reichenburg couvrait d’un nouvel opprobre le nom illustre de ses aieux. Cetait a l’epoque ou Ferdi¬ nand I er edictait de severes ordonnances contre le protestantisme, et ou 1’apotre de la Styrie, Martin Brenner, eveque de Seckau, deployait un žele in- fatigable pour combattre la nouvelle secte. Malgre cela, les seigneurs etaient les premiers a embrasser la Reforme et les plus ardents a la propager. Non contents de retirer leur patronage aux eglises, de les priver de la dime et d’autres biens-fonds, ils allaient jusqu’a interdire a leurs sujets la frequen- tation des ecclesiastiques ainsi que 1’assistance aux offices. Quelques uns, comme Christophe de Rei¬ chenburg, a Gleisdorf, attiraient les Predicants dans leurs chateaux, et obligeaient leurs gens a venir ecouter leurs pernicieuses instructions. Cependant tout porte a croire que notre enthousiaste disciple de Luther revint a de meilleurs sentiments avant sa mort arrivee en 1528, comme en temoigne son monument que l’on admire dans la cathe- drale de Marburg. 2 pose directement sur 1’occipital tres fort lui aussi. Le tout est d’une teinte jaunatre qui repugne, et ce qui ajoute encore a cette horreur instinctive, c’est le trou laisse par la balle au cote droit de l’os frontal. Le crane de Nicolas est d’un volume bien inferieur a celui de son frere; il n’a pas uneproe- minence frontale aussi accusee, et la base porte immediate- ment sur les condyles occipitaux. 1. Dr. Leop. Schuster : Fb. Martin Brenner , 5. 135. 2. « Hie ligt begraben der Edi und vest Christoff von Reychenburg der gestorben ist am Sambstag vor sand Maria Magdalenatag nach Christi gepurt MCCCCCXXVI1I. Jar dem 136 LE FRERE GABRIEL GIRAUD Mais retournons sur nos pas et revenons a Rei- chenburg; nous y serons sur le theatre meme de certains faits qu’il n’est pas sans interet d’etudier. Nous assistons tout d’abord a la fameuse defaite des Styriens par les Turcs, preš de Rann, en 1475. Puis, cinq ans plus tard, nous voyons les Hongrois envahir de nouveau la Styrie et s’emparer de plu- sieurs places fortes, telles que Landsberg, Rann, Reichenburg, Lichtenwald, Pettau et d’autres en- core. Cest en 1495 seulement que 1’empereur Maxi- milien parvint a conclure la paix avec Wladislas, le jeune roi des Magyares, et qu’il put recouvrer les places conquises, dont quelques unes furent restituees a leurs anciens possesseurs. Desormais ce n’est plus qu’a de rares intervalles que nous retrouvons le nom des chevaliers de Reichenburg. Le domaine seigneurial passa preš- que aussitot a leurs parents, les chevaliers de Grad- nek, puis aux barons Gali de Gallnstein. 1 Cest par les soins de ces derniers seigneurs que fut reconstruit en tout ou en partie le chateau-fort qui existe actuellement. 2 got genad. » = Ci-glt le noble et vaillant Christophe de Reichenburg, decede le samedi avant Ste Marie Madeleine, de l’an de N.-S. 1528 ; que Dieu lui soit misericordieux. Cf. Dr. Pajek, Marburg und seine Umgebung. 1. Les monuments des uns et des autres se voient, avec leurs armoiries, dans 1’eglise paroissiale. 2. II est consolant de voir que, malgre cette reconstruction, les armes des chevaliers de Reichenburg ornent encore au- jourd’hui la porte d’entree du chateau-monastere. La licorne seule occupe le champ uni de l’ecu que domine un casque couronne, d’ou s’echappe bondissant une licorne plus petite. REICHENBURG 137 Ainsi que nous 1’avons dit et comme l’on peut en juger, dans le nouveau style du chateau, style a la fois simple et solide, l’architecte apparalt seul avec ses magons; la sculpture y est inconnue. Neanmoins 1’ensemble de 1’edifice est imposant, et les moindres details revelent des maltres dans Part de construire. Noblement assis dans son nid de verdure, et sans flechir devant sa grandeur, il occupe fierement la plače qu’il a choisie dans ce tableau majestueux. A plusieurs endroits le roc iui-meme tient lieu de fondement aux murs qui ont de 1 m 80 a 4 metres d’epaisseur, et dont la hauteur atteint 20 metres au-dessus du sol. On comprend des lors que les desastreux souleve- ments des paysans, particulierement ceux de 1515, de 1573 et de 1585, de meme que les frequents assauts des Turcs au XVI e siecle, ou les violents tremblements de terre de 1691, 1695, 1878, 1880, 1895, 1905 et 1906, se soient en vain heurte a cette masse gigantesque. Seules les foitifications qui s’etendaient vers le nord-ouest, longeant le sommet de la montagne et en defendant 1’acces, ont totalement disparu. En 1630, le cornte Jean Jacques Attems succeda aux Gali de Gallnstein dans la possession du « En 1570, a la mort de Jean de Reichenburg, le de. nier de cette illustre race, 1’arctiiduc Charles conceda les armoiries du defunt aux seigneurs de Welz; ddo Graz 21 juin 1571. Plus tard 1’empereur Rodolphe II fit de meme en faveur des freres d’Egk, lorsqu’il leur accorda le titre de barons de l’em- pire, sous le nom de barons d’Egk et Hungerspach ; ddo Prague 15 janvier 1590. 138 LE FRERE GABRIEL GIRAUD domaine de Reichenburg. Nous nous bornerons a citer ici ce nom illustre, auquel nous aurons, un peu plus loin, 1’occasion de consacrer quelques lignes. 1 Un demi-siecle plus tard, en 1680, Reichenburg passa aux mains d’un nouveau maitre : le comte Annibal de Heister. Bien que la chronique ne mentionne rien de plus a son sujet, il nous est neanmoins permis de conjecturer qu’il appartenait a la famille du celebre general Sigismond de Hei¬ ster, le vainqueur des Kruzzes 2 a la bataille de Tyrnau en 1704. Mais, des 1721, nous retrouvons les comtes d’Attems a Reichenburg. Sous le comte Ferdinand, qui lui-meme se fit un nom dans 1'histoire, le chateau-fort actuel de Reichenburg atteignit veri- tablement 1’apogee de sa gloire et de son im- portance. 3 1. Deux documents precieux nous montrent ce qu’etait deja la seigneurie de Reichenburg en ces temps recules. Le premier est intitule : « Vrbarij der Pfarr S* Pettrij zu Vndter Raijchenburg des 1630 Jarš. » Le second n’est rien moins que le : « Protokholl dess Fiirstl. Marktes Vndterreichenburg in Steyer, so sich angefangen den 24. 7 b er 1668. 2. Insurges hongrois. 3. Une inscription', dont les termes nombrent 1’annee de sa composition, immortalise le souvenir du comte Ferdinand: LONGO /EVO VIVAT FERDINANDVS VIVAT ET ANNA Possessores in Reichenbvrg, Thvrn, Rann, Hartenstein, LanDsberg, Veistritz, Wvrnberg, et Pettav. REICHENBURG 139 II nous serait aise non moins qu’agreable d’e- carter une fois encore le linceul de poussiere sous lequel les ans ont enseveli ces liasses de pieces authentiques, et de reconstituer, avec leur concours, le domaine de Reichenburg au XVIII e siecle. Leur commune voix nous apprendrait de tort interes- sants details. Mais, d’autre part, un tel travail nous entratnerait forcement au dela des limites que nous nous sommes prescrites . 1 Neanmoins nous ne pouvons prendre conge des illustres comtes d’Attems et de leurs successeurs sans mentionner les droits et privileges dont jouis- sait la seigneurie de Reichenburg, ni sans taire connaitre succinctement les fiefs dont ils furent eux-memes les tenanciers. Auparavant, pour faciliter l’intelligence de ce qui va suivre, que l’on nous permette une remar- Voici, entre plusieurs autres, une piece qui nous renseigne mieux encore sur ses titres et possessions : « Ich Ferdinand Maria des Heil. Rom. Reichs Graf von Attems, Freyherr auf heiiigen Creuz, Lucenis, Podgora, Falkenstein, und Tanzen- berg, Herr deren Herrschaften Rann, Burgveistritz, Wurm- berg, Freyhof zu Pettau, Reichenburg, Landsberg und Har- tenstein, der Rom. Kaiserl. KOnigl. Apostol. Majestat wirkli- cher Kammerer, und I. Oe. Regierungsrath, Bekenne hiemit ftir mich, meine Erben und Nachkommen, dass.etc. Actum Herrschaft Reichenburg den 22. Janner des 1776 Jahrs. Ferdinand Graf von Attems m. p. L. S. 1. Nous avons reserve pour 1’edition allemande l’expose complet des titres, droits et propiietes des seigneurs de Rei¬ chenburg, ainsi que le texte des actes ou pieces emanant d’eux ou des souverains d’alors. La, du moins, on retrou- vera avec plus d’interet et de profit, ces documents trop longtemps muets. 9 140 LE FRERE GABRIEL GIRAUD que sur 1’organisation administrative de la province a cette epoque. Comme aujourd’hui, Graz etait le siege du gou- verneur de la Styrie; les noms seuls ont change, et la Statthalterei actuelle repond parfaitement au Gubernium de jadis. Les quatre cercles judiciaires (Kreisgerichte) de Graz, Leoben, Cilli et Marburg, comprenant vingt-deux Prefectures (Bezirkshaupt- mannschaften) et soixante-et-un tribunaux (Be- zirksgerichte) ont remplace les cinq cercles de canton (Kreisamter) et les nombreux chefs-lieux d’arrondissement (Bezirks-Obrigkeiten) qui regis- saient le pays en sous-ordre. Chacun de ces derniers centres d’administration, qui n’etaient autre chose que les importantes sei- gneuries d’alors, relevait directement de l’un des cinq cercles de canton et gerait, sous sa direction immediate, toutes les affaires politiques, juridiques, militaires et financieres de son territoire respectif. Le territoire de Reichenburg, de meme que ceux environnants de Rann, de Lichtenwald, de Lands- berg, etc., dependait de Cilli, la Claudia Celeia des Romains. 11 renfermait 22 communes dans sa cir- conscription et percevait la dime totale ou partielle dans chacune d^lles. 1 1. Ces 22 communes etaient, outre le viliage (Markt) de Reichenburg : Ansche, Armeško, Dobrova, Douško, Goritza, Haselbach, Kalischovetz, Kladje, Loque, Malikamen, Mortsch- nasella, Pressladou, Reichenstein, Roschno, Schedun, Sremič, Senovo, Stollonig, Velkikamen, Velkigradez, Videm et Wresje. Situees ent e le 45° 58’ et le 46° 3’ latitude nord et entre le 33° 5’ et le 33° 11’ longitude est du meridien de I’tle de REICHENBURG 141 Son tribunal connaissait de toutes les causes civiles et politiques non exceptees de sa juridiction par des lois expresses. Douze magistrats, ayant a leur tete un juge choisi par le seigneur haut- justicier, formaient le corps judiciaire. 1 Au criminel, trois sanctions principales confirmaient la sentence rendue, savoir : le baton, la potence et la peine capitale. Les oubliettes et les sombres cachots du chateau, ainsi que les divers instruments de sup- plice qui ont ete retrouves, achevent d’ailleurs de nous instruire sur les pouvoirs vraiment extraor- dinaires d’un tribunal seigneurial d’alors. 2 Au bureau des contributions presidait un per- cepteur, dont 1’office, aussi peu aimable que de nos jours, consistait a lever les impots dans tout le district, avec charge de presenter regulierement son rapport mensuel au cercle cantonal. Venaient enfin le commissariat de la police avec ses redoutables fonctionnaires ou gendarmes, et le commissariat militaire, compose d’officiers char- Fer, elles formaient un district de 12.097 Joch 5204 Klft. c. soit 6962 ha 3757 a. Le domaine seigneurial, a lui seul, me- surait 459 Joch 7801 Klft. carres. 1. Nous possedons encore la formule du serment que le juge etait tenu de preter avant d’entrer en charge. 24 sept. 1668. 2. Nous tenons tout cela d’une lettre d’investiture, datee du 13 marš 1731, par laquelle 1’empereur Charles VI ratifie, en faveur du comte Ignace Marie d’Attems, tous les droits et privileges du tribunal de Reichenburg, tels qu’ils etaient exprimes dans une investiture anterieure du 14 avril 1655. Marie-Therese confirma la metne investiture par ses Lettres du 22 juin 1779, & la demande du comte Ferdinand d’Attems, pour lui et pour ses successeurs. 142 LE FRERE GABRIEL GIRAUD ges du recrutement et de 1’incorporation des trou- pes. Nous conservons plusieurs actes officiels que les commissaires etaient egalement tenus de redi- ger et de communiquer a Cilli. 1 On le voit, le seigneur du chateau ne prenait une part active a aucun de ces emplois. Par contre, son substitut, le Commissaire general du District, avait la haute intendance sur les dilferentes sec- tions administratives et signait toutes les pieces adressees au cercle cantonal. Quant aux fiefs proprement dits annexes a la seigneurie de Reichenburg, les principaux furent la chasse dans tout le district, la peche dans la Save, sur un parcours determine (10 km), 2 et dans tous les autres cours d’eau de 1’arrondissement; enfin le privilege de tenir, au village et quatre fois 1’annee, 3 la foire au betail, moyennant redevances 1. Pour se faire une idee approximative de ce cumul de fonctions et du personnei nombreux qu’il exigeait, il faut avoir vecu dans un intime tete-a-tžte avec les poudreux et respectables dossiers de rapports, de proces, d’inventaires, de circulaires, de comptes, de quittances, de tableaux sy- noptiques, de lettres d’investitures, de titres, en un mot de pieces de tout format et de tout genre, qui ont echappe a la griffe du temps et aux sacrileges profanations des gene- rations posterieures. 2. D’abord fief imperial, le droit de pSche devint la pro- priete absolue des comtes d’Attems, a qui Marie-Therese le conceda par ses Lettres d’investiture du 22 juin 1779. 3. Ces quatre foires avaient lieu aux jours suivants : le Jeudi-Saint, le lundi apres le dimanche Exaudi, le lendemain de la fete des saints Apotres Pierre et Paul, et le neuvieme jour apres le 2. dimanche des Quatre-Temps d'automne. (Lettr. d’inv. de Marie-Therese au comte Ferd. d’Attems, 22 fevrier 1777). REICHENBURG 143 de la part des marchands pour droit de tonlieu ou d’etalage. Les seigneurs de ceans exercerent en outre, de to ut temps, le Patronage 1 (Patronat und Vogtei) sur les deux paroisses de Reichenburg et de Ko- preinitz. Cependant le XVIII e siecle disparaissait de la scene du monde, tandis que, sur ses ruines encore fumantes, le XIX e se levait sombre et groš d’orages a 1’horizon. La verdoyante Styrie, dont le pied de 1’ennemi n’avait point foule le sol depuis 89 ans, se vit tout a coup envahie et devastee par les terribles soldats de Napoleon. Cest le l er fevrier 1801 qu’ils firent leur premiere apparition a Rei¬ chenburg. 2 1. Non seulement les comtes d’Attems accepterent les de- voirs onereux qu’imposait le droit honorifique du Patronat, ils se firent encore une gloire d’entrer dans les rangs du clerge; temoins Joseph-Oswald comte d’Attems, prince-eve- que de Lavant del724 a 1744, et Ottokar-Marie de d’Attems, prince-eveque de Seckau de 1853 S 1867. — Une pieuse tradition, que nous nous garderons bien de contester, raconte que le Pape Pie VI, lors de son voyage a Vienne en 1782, fut quelques instants Thote des comtes d’Attems a Reichen¬ burg. Un grand et beau portrait de ce Pontife qui, de temps immčmorial, orne 1’une des salles du chateau, peut bien, croyons-nous, avoir contribue a accrediter cette opinion nulle- ment fondee. Pie VI est represente elevant la main droite comme pour benir, tandis que de 1’autr.e il tient un parche- min sur lequel 1’artiste a inscrit ces mots : A sua Santitd il N. S. Pio VI P. M. 2. Le protocole a garde une fžcheuse impression du se- jour des Franfais a Reichenbuig. Nous lui conservons, dans les fragments ci-apres, son langage expressif et sa pitoyable orthographe : « Im Jahre 1801 den 1. u. den 2. February Sindt in Markt Reichenburg ein Kommen den Brinz Conde Soldothen Von Frey Korbs genandt Recht Schlimme Leith 9. 144 LE FRERE GABRIEL GIRAUD L’annee suivante, les comtes d’Attems vendirent le chateau-fort et le domaine au noble seigneur Alois de Mandelstein qui, lui aussi, dut heberger les troupes frangaises en 1809. 2 Toutefois il regut, en 1814, 1’honorable et plus agreable visite de Son Altesse Imperiale 1’archiduc Jean, et, a cette occasion, il y eut, au village, force rejouissances et grande distribution de primes pour le betail. En 1820, la comtesse Anna de Petazzi acheta la propriete de Reichenburg pour son gendre, Jo¬ seph Etienne Delena. Le fils de ce dernier, Ignace, et son epouse Wilhelmine, de la famille des che- valiers de Zachonij, grace a leurs bonnes oeuvres, se concilierent bien vite 1’estime et 1’affection ge¬ nerale. Aussi, en 1848, alors que les manants de plusieurs seigneuries, interpretant dans la mesure etroite de leurs grossieres intelligences la Constitution de 1’empereur Ferdinand, se permettaient des procedes indignes, voire meme de honteuses represailles a 1’endroit de leurs maitres d’hier, ceux du district de Reichenburg userent raisonnablement de leur u. unruhige bei der Nacht u. bey den Tag die Officieren waren Beser u. gutte Herrn gewesen, u. sind auss dem Markt Reichenburg die Soldothen gezogen. Von 4. bis den 7. May 1801 Sindt alles aussgegangen. » 2. Im 1809 den 5. dezbr. Sind die Erste franzesische Er- schrekliche Soldothen Reithern mit Pferthen Koppen in Markt Reichenburg auf den Quarttier gekommen. Im 1809 den 7 dezbr. Sindt die Zweyte franzesische erschrekliche Soldothen Reit¬ hern mit Pferthen Koppen in Markt Reichenburg auf den Quarttier ein Kommen u. 4 \vochen drin waren u. den 5. wo- chen auss Marschieren liber Sau Iber Stadt Gurgfeldt. REICHENBURG 145 liberte recente et s’abstinrent de tout acte de nature a contrister leur bon chatelain. De meme en 1855, lorsque Monsieur Ignace Delena quitta Reichen- burg, il re^ut d’eloquents temoignages d’affection de la part des habitants, qui regrettaient vivement le depart de cet homme de bien. Les malheureux surtout etaient inconsolables, et, sur les chemins, on les entendait s’exclamer avec detresse : « Nous perdons notre pere. 1 » Ces dernieres paroles valent une apotheose. Ici commence une periode nouvelle pour le chateau-fort de Reichenburg. En octroyant a ses etats une Constitution ap- propriee aux idees et aux besoins de l’epoque, Ferdinand I er abolit du meme coup les droits feo- daux, et retira aux innombrables seigneuries de 1’empire toutes les charges et fonctions civiles qu’elles avaient cumulees jusque la. Ainsi depouil- les de leurs plus beaux titres de gloire, ces illustres veterans des luttes d’un autre age descendirent tout vivants dans le tenebreux tombeau du passe. Voila pourquoi le chateau-fort de Reichenburg, incertain du sort qui lui etait reserve, se prend a deperir dans le calme et 1’inertie de la vie privee. L’etranger ne passe plus qu’avec indifference au- pres des ruines grandioses du vieil edifice, ou si, par hasard, il sent lui monter au coeur l’envie d’y fixer sa tente pour faire revivre au contact du sien ce nom glorieux voue a 1’oubli, il ne tarde pas 1. Chron. v. Reichenburg, an. 1855, S. 81. 146 LE FRERE GABRIEL G1RAUD a succomber sous le poids de cette masse impo- sante et a s’eloigner de cette solitude trop vaste pour lui. D’ailleurs, a n’en pas douter, la divine Provi- dence agissait de la sorte, afin de rendre plus facile au peuple qu’elle s’etait choisi son entree prochaine dans cette nouvelle Terre premise. Voyons plutot. A Ignace Delena succeda une noble veuve, Sidonie de Brzozowska, dont le fils etait pour lors capitaine de cavalerie. Moins de deux ans plus tard, le l er fevrier 1857, tout le domaine de Reichenburg devenait la propriete du prince Eberhard Frangois-Marie de Waldburg-Zeil- Wurzach, 1 d’une illustre famille qui remontait au IV e siecle. Successivement Dapifers (Truchsesse) a la cour des empereurs de Souabe, Archidapifers du saint empire romain, en 1528, les Waldburg leguerent cette haute dignite a leur descendance qui en jouit jusqu’a la dissolution de 1’empire d’Allemagne. Des 1808, ils remplirent, a la cour de Wurtemberg, les importantes fonctions d’in- tendants du royaume, charge hereditaire qui revint de droit au prince senior de la famille. Le nom des Truchsesse von Waldburg jeta sur notre antique chateau seigneurial un lustre reel, mais bien passager. Au mois de mais 1874, en effet, le prince Eber¬ hard vendit toutes ses possessions a Monsieur le 1. II est mort le 5 Aoitt 1903, a Stuttgart, dans la 76 e an- nee de son age; il etait membre de la chambre des seigneurs et le senior de la maison de Waldburg. N.-W.-Bl. 5Aug. 1903. REICHENBURG 147 Baron Christian Philippe d’Esebeck, qui fut le dernier proprietaire la'ique de Reichenburg. Nous avons deja fait connaissance avec cette famille, dont les membres survivants entretiennent encore d’excellentes relations avec les Religieux leurs successeurs. Notre tache d’historiographe est terminee. Nous avons dit l’origine, la gloire et les derniers jours du chateau-fort de Reichenburg. 11 nous faut main- tenant, sur ses restes venerables, elever 1’edifice nouveau qui, sous les dehors majestueux de 1’ancien manoir feodal, doit abriter sa physionomie intime de « monastere cistercien. > CHAPITRE VII LE CHATEAU-MONASTERE. INSTALLATION DES CISTERCIENS RČFORMES A REICHENBURG. DEBUTS DE NOTRE-DAME DE LA DŽLIVRANCE. LE FRERE GABRIEL REJOINT LES EXILES. RANG ET EMPLOI QU’IL REVENDIQUE COMME FONDATEUR. Nous sommes au 21 avril 1881. Le train de 2 h 30 de l’apres-midi vient d’entrer en gare de Reichenburg. 11 s’arrete, etouffant dans son rale profond un supreme mugissement; les voyageurs, qui en descendent, se hatent de disparaitre, afin d’echapper aux surprises d’une temperature humi- de qui les transperce et les glace. Seuls quelques etrangers, a l’exterieur calme et recueilli, s’attar- dent un instant sur le quai pour reconnaltre leurs maigres bagages et s’en charger. Les uns portent le vetement ecclesiastique des pretres frangais, les autres sont en civil. Tous paraissent chercher du regard un visage ami qui leur sourie etles accueille. Mais deja un religieux, a la barbe grisonnante et aux traits ascetiques, accourt au-devant d’eux et leur tend les bras. Nous avons nomme le bon frere Gabriel. Et ce groupe, vous 1’avez devine vous-memes : Lest 1’avant-garde de la colonie des Dombes. Ce sont les ouvriers de la premiere heure, qui viennent planter et feconder de leurs sueurs cette vigne spirituelle dont nous savourons aujourd’hui LE CHATEAU-MONASTERE 149 les doux fruits; ce sont nos peres dans la reli- gion, et a ce titre saluons-les et embrassons-les. 1 A deux pas de la station, ils trouvent une mo- deste charrette trainee par les deux petits anes du chateau; nos exiles y deposent leurs sacs de voya- ge et, ainsi alleges, poursuivent leur marche, di- sons mieux, leur ascension vers cette montagne qui doit etre pour eux le Calvaire et le Thabor. Deja ils ont tressailli a la vue de leur nouvelle residence, dont la silhouette austere des sommets environnants et une ceinture d’arbres rabougris essayent en vain d’assombrir 1’originale physiono- mie. Et, dans 1’intime de leurs coeurs angoisses, les nobles proscrits sentent se raviver la flamme de leur confiance en Dieu, et reconfortes ils s’e- crient avec le Psalmiste : Lcetatus sum in his quce dieta sunt mihi; in domum Domini ibimus. « Je me suis rejoui aux paroles qui m’ont ete dites : nous irons dans la maison du Seigneur. » Puis tout s’efface a leurs yeux. Des rochers a pic, dans les anfractuositds desquels des arbres centenaires ont jete de puissantes racines, ne leur laissent plus que de rares echappees de vue sur quelque coin du ciel gris. Chemin faisant, les uns causent des peripeties douloureuses des mois derniers et devisent sur les necessites urgentes du present; d’autres jouis- sent en silence du charme grandiose de la sauvage 1. L’avant-garde etait composee du R. Pere Jean-Baptiste Epalle, President, du P. Gerard Berger, arehiteete, du Frere Henri Simon, oblat de chceur, secretaire, et des Freres Joa- chim, Maximin, Jean et Theodule, menuisiers et mafons. 150 LE FRERE GABRIEL G1RAUD et mysterieuse nature qui se deroule devant eux; deux ou trois freres, pris de compassion pour les petits anes, qu’absorbe seule la pente raide qu’ils gravissent, se detachent du groupe et entrainent gaiment les dociles animaux et leur trop lourd vehicule. Et par ainsi, sans presque s’en douter, la pieuse caravane arrive au terme de son exode. Les chers expulses ont touche du pied l’asile que la divine Providence leur a menage, et ou peut-etre va se consumer leur passagere existence. Dans l’ame de chacun au fiat de la resignation succede le Deo gratias de la reconnaissance. La porte massive s’ouvre avec effort et laisse apparaltre le Reverend Pere Dom Benolt qui benit aussitot ses enfants et les presse sur son coeur. Ils traversent ensuite la cour et admirent sa ma- gnifique couronne de portiques, auxquels s’accro- chent les pampres denudes d’une vigne sauvage qui leur souhaite la bienvenue. Les bons freres surtout y repondent gracieusement, tout en suivant le Reverend Pere et le frere Gabriel qui vont les presenter aux chatelains, et ils s’etudient a se donner un maintien correct. Apres 1’entrevue, quelques chambres, degarnies la veille, sont mises a la disposition des Religieux qui s’occupent immediatement de leur destination provisoire. Ils prennent ensuite une frugale refec- tion, suivie des obligations habituelles de la priere monastique, puis tous vont demander a leur me- chante paillasse un sommeil reparateur dont ils Les religieux se rendant au travail. LE CHATEAU-MONASTERE ' 151 avaient grand besoin. Pour quelques uns la nuit fut agitee. Le bon Pere Gerard, entre autres, crut entendre des coups formidables et redoubles au pied de son lit. Cetait sans doute le prelude des coups de marteau que son Office d’architecte allait lui dicter le lendemain. Le frere Theodule, lui, eut des visions. Un groš chien noir et blanc se tenait couche au travers de la porte, et mena^ait de devorer quiconque tenterait de s’en approcher. Mais, bien sur, son oeil le trompait cette fois. N’y avait-il pas plutot dans la nocturne apparition quelque chose des traits et formes de son fidele ami de N.-D. des Dombes, le bon groš chien du moulin, qui venait, a cette heure insolite, reprocher a son maitre les regrets inavoues que lui avait causes la separation? Quoi qu’il en soit, les premieres lueurs de l’au- rore dissiperent bientot les importunes chimeres et rendirent nos exiles a la pure et simple realite des choses d’ici-bas. Dans la nuit obscure, la neige etait tombee en flocons epais, sans un moment de repit. Tout disparaissait maintenant sous 1’immense et uni¬ forme suaire : les cimes vastes et arrondies du voisinage, les gorges profondes et les vallees etroi- tes qui s’enfuient au nord, a 1’est et au midi. Et la blanche neige du bon Dieu amena une ombre de tristesse sur le front des pauvres expulses. Au point du jour, les Pretres celebrerent le saint sacrifice dans la chapelle du chateau, et les freres y firent la sainte communion. Tous 152 LE FRERE GABRIEL GIRAUD demanderent a 1’Hote divin, qui venait d’elire domicile sous leur toit, une benediction, person- nelle pour eux-memes, generale pour leur entre- prise, puis ils se mirent resolument a l’oeuvre. L’on sait que, d’apres leurs Constitutions, les moines de Citeaux ne doivent prendre possession d’un nouveau monastere que completement fonde et livre habitable, afin de pouvoir y suivre imme- diatement leur Regle. 1 Dans 1’installation projetee a Reichenburg, il faut 1’avouer, le groš de la besogne etait accompli. Aussi, malgre un outillage restreint et la difficulte des Communications avec la maison-mere, l’ame- nagement monastique se fit sans trop d’obstacles et avec assez de rapidite. Cetait merveille de voir meubles precieux, fau- teuils, chaises rembourrees evacuer les salles du chateau, et celles-ci subir, comme par enchante- ment, une vdritable metamorphose. Le theatre, par exemple, fut transforme en chapelle provisoire; une autre salle, au magnifique plafond a moulures, devint le chapitre des Religieux; celle ou les cris et les chants battaient jadis leur plein et ou les joyeux convives de tantot venaient jouer au biribi, fut desormais la paisible salle de lecture et le chapitre des Freres convers; toute une aile de bžtiments fut convertie en un beau dortoir de 30 metres de longueur, et ainsi du reste. A brief dire, les travaux furent menes avec une 1. Const. Ord. Cist. Ref. cap. IX. § LXXI ...ut vivere et Regulam ibidem valeant observare. LE CHATEAU-MONASTERE 153 telle activite que, vers le milieu de mai, le Rev. Pere Dom Benolt et le frere Gabriel rentrerent a N.-D. des Dombes, afin d’aviser au depart de la colonie. Suivons les des yeux et du coeur; nous comprendrons des lors combien est solennelle, dans la vie du Cistercien reforme, 1’heure qui lui impose la douloureuse obligation de quitter son monastere. Enfants de S. Benolt par la regle qu’ils ont vouee, les Cisterciens joignent le voeu de stabilite a celui d’obeissance. Le monastere ou ils sont admis a faire profession devient pour eux comme la maison paternelle et le foyer domestique. La ils doivent vivre et mourir, sous la conduite d’un Pere qui ne cessera d’etre pere que par la mort; avec des freres, que le trepas seul pourra separer; mettant en commun, jusqu’a la derniere heure, leurs travaux et leurs resolutions, leurs douleurs et leurs joies. Voila pourquoi, malgre la perspective d’un re- tour peut-etre prochain ou tout au moins possible, il en cofitait aux moines de N.-D. des Dombes de s’eloigner de leur chere abbaye. Mais, on le sait, rien ne trempe une ame com¬ me la pratique du sacrifice. Le Pere Abbe n’eut qu’a designer les Peres et les Freres qui devaient faire partie de la colonne emigrante, sa voix fut entendue et, spectacle attendrissant, l’on vit des vieillards se disposer gaiment a prendre le chemin de l’exil, pourtant si dur aux cheveux blancs. Ce fut le mardi, 31 mai, qu’eut lieu le depart 154 LE FRERE GABRIEL GIRAUD du premier groupe compose de dix Religieux tant Peres que Freres. 1 La separation fut douloureuse comme toutes les separations de famille, et les adieux, vivement sentis de part et d’autre. Une fraternelle et silencieuse etreinte, supreme conso- lation accordee a ces coeurs virils et forts, resserra encore davantage les liens de leur commune affec- tion; puis la porte s’ouvrit pour les uns et se referma sur les autres. Saluant alors d’un dernier regard cette maison tendrement aimee, dans laquelle ils avaient espere finir leurs jours, les pieux voyageurs se dirigerent vers Marlieux et y prirent le train qui s’enfuit bientot a toute vapeur vers la frontiere ou finit la terre de France. Le 3 juin au matin, les exiles avaient franchi plus de trois cents lieues et debarquaient enfin a Reichenburg. La reception fut cordiale, comme on le pense bien. Cetait une vraie joie pour tous de se re- trouver en famille, apres avoir respire quelque chose de l’atmosphere malsaine et deprimante du monde. D’ailleurs tout se mettait en frais pour accueillir dignement les arrivants. Cette fois, le soleil du bon Dieu etincelait clair et gai dans le ciel bleu; l’air etait embaume de mille parfums divers; les 1. Voici leurs noms : P. Irenee Durieux, pretre; P. Albert Berut, pretre; P. Ho- norat Lequeux. — Fr. Jerome Liotard, Fr. Lucien Boulon, Fr. Ambroise Andre, Fr. Hilaire Copier, Fr. Benjamin Saint- Sulpice, Fr. Franfois-Xavier Dulac, Fr. Alexandre Dtiray. LE CHATEAU-MONASTERE 155 murs eux-memes du manoir seculaire, qui avait abrite tant de gloire humaine, exultaient a la pensee de proteger d’ores et deja les mysterieux sacrifices de la vertu, les privations et les saints retranchements de la penitence, et surtout de de- venir le temple du Dieu vivant, le parvis sacre ou, jour et nuit, allait retentir le Laus perennis des fils de S. Bernard. Dilatez done votre enceinte, murailles privilegiees, ouvrez vos portes, car voici venir la nation juste qui garde la verite, comme dit le Prophete. 1 Le second groupe 2 arriva a Reichenburg le 16 juin, tete du Tres-Saint Sacrement. Le surlendemain, 18 juin, les expulses eurent le bonheur de revoir et d’embrasser le R. P. Dom Benolt, qui venait presider a 1’organisation reguliere de la jeune com- munaute. 3 Cetait un samedi. Le jour etait tout designe pour mettre le nouveau monastere sous le patronage et la protection de la Vierge Marie, comme le veulent nos Constitutions. 4 Le chateau-fort de Reichenburg etait vraiment pour nos chers exiles le port apres la tempete, le refuge pendant 1’orage; dans les impenctrables 1. Aperite portas et ingrediatur gens iusta custodiens ve- ritatem. Isaias 26. 2. Ceux qui le composaient etaient : P. Marius Foray, P. Bruno Chappel, pretre; P. Anthelme Grandclement, pre- tre; P. Raymond Berlioz, pretre; Fr. M. Benolt Chayrigues, Fr. Bernardin Lacoste, Fr. Andre Chevallier, Fr. Nicolas Kientz- ler, Fr. Augustin Dubost et J.-Jos. Assie, postulant, le futur Fr. Cyrille, le cellerier actuel. 3. Le Rev. Pere amenait avec lui le P. Alberic Chatron pour 1’etablir cellerier et le P. Fulgence Degabriel, chantre. 4. Const. Ord. Cist. Ref. cap. IX § LXXII. 10 156 LE FRERE GABRIEL GIRAUD desseins de Dieu, il devait etre en outre une ecole de perfection et une arche de salut pour un grand nombre d’ames. Nos Peres furent done admirable- ment inspires en plagant leur pieux asile sous le vocable de Notre-Dame de la Delivrance. Car, par ce titre aussi glorieux que profond, ils proclamaient Marie non seulement leur Liberatrice, mais encore celle de toutes les ames religieuses qu’elle enfan- terait au Seigneur dans cette sainte maison. Cependant les heures coulaient breves et douces au chateau-monastere, parce qu’elles y etaient bien remplies. Et de cette solitude benie, sise entre le ciel et la terre, au milieu des privations de tout genre endurees par les fervents cenobites, s’exhalait deja un parfum suave : la bonne odeur de Je- sus-Christ... Les populations voisines ne tarderent pas a ve- nerer le froc monastique et a aimer les coeurs qui battaient sous cette bure. Le voile du mystere etait enfin tombe. Tous connaissaient et admiraient maintenant les prodiges de misericordieuse bonte que le Seigneur venait d’operer dans le pays. Seuls quelques esprits arrieres crurent, un instant, pouvoir reprocher a ces moines de n’exercer au- cun ministere exterieur, de s’ensevelir au lieu d’a- gir et de ne songer qu’a eux sans souci du bien commun. A ces accusations, frequemment adressees aux ordres contemplatifs, nous avons deja repondu plus haut. Que l’on nous permette de leur opposer ici une simple remarque personnelle. Nombreux sont, LE CHATEAU-MONASTERE 157 tout particulierement de nos jours, 1 les religieux qui suivent le Sauveur Jesus dans ses courses apostoliques, rares ceux qui 1’iinitent dans sa vie N.-D. de la Delivrance, statue des Cloitres de l’Abbaye. cachee, qui gagnent le desert a son exemple et s’immolent avec Lui sur le Calvaire, afin, comme dit S. Paul, d’accomplir dans leur chair ce qui reste a souffrir au Christ. 1. Confiant dans les profondes recherches dti docte Pere 158 LE FRERE GABRIEL GIRAUD Une autre chose qui parut tout d’abord une enigme pour plusieurs, ce fut de constater que ce grand Monsieur en redingote et en haut de forme, qu’ils respectaient a bon droit comme le nouveau proprietaire du domaine seigneurial de Reichen- burg, faisait lui-meme partie de la communaute et qu’il en occupait_le dernier rang. 1 Le venere Fondateur, que nos lecteurs ont sans doute perdu de vue, tant il se plart a s’effacer et a disparaitre, avait en effet termine ses laborieuses negociations relatives a 1’etablissement de ses freres en Styrie. II avait consacre a cette sainte entre- prise une grande partie de sa fortune, ses soins, son temps et ses forces; il y avait mis toute son ame. Ce n’etait point encore assez pour son noble cceur : malgre les representations de sa famille et sans que nul engagement put lui dicter cette determination, il n’hesita pas a s’expatrier, afin de se donner lui-meme a cette oeuvre qui etait sienne Janauschek (Orig. Cist. tom. I), nous avons compte preš de 60 monasteres cisterciens dissemines autrefois dans l’Autriche- Hongrie actuelle. Les noms des plus rapproches de nous se pressent sous notre plume : Rein 1130, Sittich 1136, Wiktring 1142, Landstrass 1248, S. M. de Zagrabia (preš Agrani) 1274, Neuberg 1327, etc.. Aujourd’hui 15 au plus sont occupes. — ALarrivee des Cisterciens Reformes a Reichenburg, leur ordre ne comptait qu’un monastere dans tout l’empire : la pieuse et florissante abbaye de Mariastern, preš Banjaluka (Bosnie) fondee en 1869, etqui, en 1895, a donne naissance au Prieure de N.-D. de 1’Immaculee-Conception a Zemonico (Dalmatie). Combien d’anciennes maisons, riches en precieux souvenirs, meriteraient d’6tre relevees de leurs ruines! 1. Les moines de France devaient alors se travestir en se- culier pour sortir de leurs clottres; 1’apparition d’un froc de laine etait consideree comme un delit contre la surete generale. LE CHATEAU-MONASTERE 159 et d’etre mieux en etat de lui continuer son ine- puisable devouement. Un petit fait qui ratifie ce que nous avangons. Cetait dans les premieres semaines qui suivirent 1’installation a Reichenburg. Le Reverend Pere Dom Benoit et le Pere Alberic, cellerier, parcouraient la maison tout en se communiquant leurs impressions. lis arriverent ainsi aupres de la cuisine de l’infir- merie. « Assurement, fait le P. Abbe en s’arretant, c’est un beau local, dans lequel on pourrait aise- ment loger une assez nombreuse communaute. Mais les ressources pour la faire vivre, ou les prendre ? » « Oh! pour cela, repond de 1’interieur une vok connue, je donne toute ma fortune, s 7 il le faut. » ! ? ? Interdits, nos deux interlocuteurs se regardent un instant. « Ah! le bon frere Gabriel, reprend le R. Pere en entrant, n’est-il pas effectivement notre seconde providence! Mais nous avons mieux que toute sa fortune, puisqu’il se donne lui-meme a nous. » Et que demandait le venere fondateur en retour d’une generosite si complete et d’une abnegation si absolue? Deux choses : le dernier rang dans la communaute et 1’emploi le plus vil de la maison. Sa qualite d’oblat lui octroyait des droits in- contestables a la plače qu’il ambitionnait et il s’en rejouissait doublement. D’abord parce que, de cette faijon, il lui serait plus aise de passer inaper^u; ensuite parce qu’il se trouvait ainsi soumis a tous ses freres et leur inferieur en tout, quelles qu’aient 10 . 160 LE FRERE GABRIEL GIRAUD ete les differences d’education et de position so¬ ciale. Le frere Gabriel voulut done rester oblat. II ne se croyait pas aussi rassure relativement au second de ses desirs. Son titre de fondateur n’allait-il pas 1’imposer a 1’attention de ses Supe- rieurs, a la veneration de ses freres et le designer pour quelque Office important? A ces considera- tions, sa modestie s’alarmait. Des le debut, il est vrai, le Reverend Pere Prieur 1 1’avait confirme dans sa charge d’infirmier; mais si sa charite et son devouement dtaient satisfaits, son humilite ne l’e- tait point encore. Ici le souci de la verite nous fait une obligation de dire que le frere Gabriel usa d’adresse pour obtenir un emploi selon ses gouts. Mu par cette conviction profonde de son insuffisance person- nelle, 1’humble religieux supplia son Superieur de lui confier le soin de balayer et de laver les ca- binets de la communaute. Nul autre que lui, pen- sait-il, n’etait plus apte a ce genre de travaux. La strategie du bon frere ne surprit personne et edifia grandement tout le monde. Et si Dieu permit que 1’autorite obtempera a la demande du frere Gabriel, ce fut, sans doute, afin d’imprimer le sceau glorieux de 1’obeissance a cette genereuse determination dont il avait tout le merite. Puis, remarquons-le, outre que cette occupation est basse, aux yeux de ceux qui ignorent jusqu’a quel point 1’humilite exalte l’ame initiee aux secrets 1. Le Reverend Pere Dom Bernard Sirvain, etabli Superieur a la fin de 1881. LE CHATEAU-MONASTERE 161 de la veritable grandeur, elle etait particulierement penible et laborieuse dans la circonstance presente. Dans ce temps-ia, en effet, des conduits habi- lement distribues n’amenaient point sous la main et en abondance, comme aujourd’hui, l’eau ne- cessaire aux exigences de cet emploi. II fallait la monter, a force de bras, jusqu’a 1’etage superieur et en renouveler frequemment la provision; ce qui etait, on le con^oit, un reel surcroit de peine et de fatigue. Seul le vertueux frere paraissait ne point s’en apercevoir. « Vous ne sauriez croire, disait-il un jour avec une fine pointe d’esprit, com- bien je dine de meilleur appetit les jours oii j’ai plus a faire dans mon emploi. » Et tandis que ses freres 1’admirent et mettent en contraste les splendeurs du passe et le volon- taire aneantissement du present, 1’humble frere Gabriel savoure en silence les delices spirituelles qui inondent son ame et rayonnent, a son insu, sur tout son etre. Parfois les visiteurs le rencontrent et sont frappes de cet air de distinction qui transpire sur sa per- sonne et jure avec ses modestes occupations. La plupart neanmoins savent lire sur ce front radieux un calme singulier, un calme profond... celui des sublimes renoncements et de 1’oubli de soi-meme; ils ont tout compris, et, edifies, ils passent. D’autres ne possedent pas ce don d’intelligence ou refusent d’en user pour des faits qui les condamnent; ils preferent les blamer. De la les reclamations de l’esprit d’independance et d’orgueil, qui a peine 162 LE FRERE GABRIEL GIRAUD a croire qu’un homme raisonnable abdique et sacri- fie ainsi sa dignite personnelle. Entendez un echo de ces voix:« Eh bien! que fait-il aujourd’hui votre frere Gabriel ? demandait quelqu’un avec une cer- taine ironie dans le ton. Faut-il etreinsense! Avoir une fortune qui lui permettrait d’etre si heureux dans le monde, et se condamner a une vie semblable! » A quelque temps de la, la personne qui tenait ce propos mourait presque subitement et sans avoir regu les secours de la Religion. Dieu s’etait re- serve de resoudre la question. II savait lui, le saint religieux, ce qu’il faisait. II n’ignorait pas que tout est grand au Service de Dieu et que plus rhomme s’abaisse devant lui, plus il monte, plus il grandit, plus il regne. Car, obeir a Dieu, ce n’est point etre esclave, Cest etre libre, disait Seneque : Parere Deo libertas est. Un auteur chretien a dit mieux encore : Servir Dieu, Cest etre roi : Servire Deo regnare est. Et Notre-Seigneur conclut: Quiconque s’humilie sera exalte : qui se humiliat exattabitur, orade de la Verite meme, qui s’est pleinement realise en faveur du venere frere Gabriel, comme l’ont atteste ses admirateurs les plus divers. (^ftafeau - j^onasfere. « Voici qu’autour de moi tout repose en silence, Que nul etre indiscret n’est plus en ma presence; Je puis done mediter sur 1’auteur de tout bien Qui fit ce que j’admire et le fit avec rien. Je sais que, lSchement lui prodiguant 1’outrage, D’autres a 1’insulter mettent tout leur courage, Exaltent la matiere, y cherchent quelque appui, Mais ne trouvent au fond que le doute et 1’ennui. Ah! d’un aete de foi dire le prix immense, Cest songer que Dieu meme en est la recompense! Touchez ces egares, Seigneur, qui, tant de fois, Ont ose dans leurs cceurs etouffer votre voix. 164 LE FRERE GABRIEL GIRAUD II en est parmi eux qui, d’une žme sincere, Cherchent la verite pour suivre sa lumiere Dessillez-leur les yeux, tendez-leur votre main; Et ne la retirez qu’au terme du chemin. » Ainsi ,s’entretenait avec son divin Mattre Un moine, jeune encor, pensif a sa fenetre. C’etait a 1’heure sainte ou les froids Angelus Font trembler 1’oiselet dans les bois chevelus. L’astre des nuits dardait ses rayons sur la terre Et dessinait dans 1’ombre un pan du monastere. Le moine, a cette vue, cessant de mediter, Saisit la harpe d’or et se mit a chanter: « Sur ton roc escarpe qui domine la Save, Qui t’a ainsi garde majestueux et grave ? Beni soit a jamais le prelat de Salzburg Qui, d’un present pareil, vint doter Reichenburg! Bien des ans sont passes sur 1’inculte campagne Depuis que ta tourelle orne cette montagne; Des sceptres sont brišeš, des trones ont croule, Et tu as survecu sur ton roc ebranle. Qui done t’a conserve aux bords qui font vu naitre, Sinon le Roi des rois, qui seul gouverne en maltre ? Si ce n’est le Seigneur qui batit la maison, En vain travaillera arehiteete ou mafon. Si le Seigneur encor ne veille sur la ville, Les plus braves soldats y font garde inutile. Dieu, sur toi, beau manoir, montrait bien ses desseins Quand pour hotes nouveaux il t’envoyait ses Saints! La plume et le pinceau, retrafant ton histoire, Nous ont souvent appris a benir ta memoire. Dis-nous, te souvient-il de 1’hospitalite Que refut dans tes murs Pie six persecute ? Cet aete genereux obtint pour recompense Que Jesus, sous ton toit, fixat sa residence; Car, vers tes bois epais, les fils de Saint Bernard, Portant leurs pas errants moins d’un siecle plus tard, Sont venus immoler 1’adorable Victime Ou peut-etre autrefois tu deploras le crime. LE CHATEAU-MONASTERE 165 Tu les vis accourir et le jour et la nuit, Au pied des saints autels se prosterner sans bruit, Puis faire tressaillir de douces melodies Ces lieux temoins jadis d’inf3mes comedies. Sous les rudes travaux des moines laboureurs, Tes arides sommets, veufs de fruits et de fleurs, S’ornaient de droits sillons dont la riche semence S’en allait en partie aux mains de 1’indigence. Les bienfaits de la crosse ont grandi tous les jours Et fait de ton clocher le port des alentours. Au son doux et plaintif de la cloche argentee Le pauvre est accouru du fond de la contree, Assure de trouver le reconfort divin D’une assiette de soupe et d’un verre de vin. Non, tu n’as rien perdu de ta splendeur antique En abritant le moine š la blanche tunique; Ton nom sacre vivra jusqu’a la fin des temps Beni par le vieillard aux supremes instants, Et Tenfant redira aux cotes de sa mere La gloire et les vertus du ChSteau-monastere. » CHAPITRE VIII LE SERVITEUR DE TOUS. LE ČAMP DE DIEU. POSTE D'HONNEUR DU FRERE GABRIEL DURANT DIX-HUIT ANS. UNE ACCUSATION QUI TOMBE D'ELLE- MfiME. LE PREMIER DČCES A N.-D. DE LA DEL1VRANCE ; LES PRE- MIERES PROFESSIONS ; I.A PREMIERE VISITE REGULIERE. LE FRERE GABRIEL AU SERVICE DES HOTES. L’HOSPITALITE LEGENDAIRE DES CISTERCIENS. Le chateau-fort est done devenu un monastere cistercien. Au cliquetis des armes et aux bruyantes rejouis- sances d’autrefois succede maintenant, a des heures reglees, la douce et vivifiante harmonie de la priere et du travail : deux elements principaux qui con- stituent la force intime et le principe vital de la jeune communaute de Reichenburg. Deja la cite monastique respire une atmosphere de paix et de bonheur, qui dissipe peu a peu jus- qu’au souvenir des premiers sacrifices vaillamment supportes. Cest une autre terre, une autre nature, oti s’epanouissent les grands exemples d’humilite, d’obeissance et d’abnegation. La, pouvons-nous dire avec notre Pere Saint Bernard, on voit l’un pleurer ses peches, 1’autre tressaillir dans le chant des louanges de Dieu, celui-ci servir les hommes, cet autre les instruire, l’un prier, Pautre lire, celui- ci eprouver de la compassion, celui-la se punir de ses manquements, l’un bruler de charite, Pautre LE SERVITEUR DE TOUS 167 exceller dans 1’humilite, celui-ci humble dans la prosperite, cet autre ferme dans 1’adversite, l’un se porter avec ardeur aux travaux exterieurs, 1'autre s’abimer dans la contemplation, et l’on s’ecrie avec le saint abbe de Clairvaux' : « Castra Del sunt hcec : Cest vraiment la le camp de Dieu. » Quel spectacle pour notre XX e siecle, ou la soif du pouvoir, des honneurs et de la sensualite de- vore les hommes! Quelle legon pour la politique moderne, qui reve, sans reussir a les realiser, de si belles theories de liberte, d’egalite, de fraternite! La, dans le royaume de la religion, les citoyens subissent librement la loi sous laquelle ils doivent vivre, et librement choisissent le souverain qui leur commandera; la encore, 1’humilite de chacun efface tout reste de grandeur ou de bassesse pour tout egaler; la enfin, tous les membres apportent au bien commun le genereux concours de leurs etforts. Conclusion : chacun est heureux a la plače qu’il occupe et content de la part qui lui est e- chue, vu que chacun jouit, en proportion de ses besoins, des avantages et des secours que lui procure la societe de ses freres. Encore une fois, quels enseignements pour notre epoque, qui, plus que nulle autre peut-etre, a un 1. Videas illum peccata flentem, alium in Dei laudibus exultantem, hunc hominibus ministrantem, alium alios eru- dientem, illum legentem, hunc miserantem illum, alium pec¬ cata punientem, hunc charitate flagrantem, alium humilitate pollentem, hunc in prosperis humilem, illum in adversis sublirnem, hunc in activa laborantem, illum in contemplativa quiescentem. Et poteris dicere : Castra Dei sunt hsec! S. Ber¬ nardi Homil. super : Simile est. 168 LE FRERE GABRIEL GIRAUD si grand besoin d’exemples propres a la porter au bien! Revenons done nous instruire aupres du vertueux frere Gabriel Giraud : Inspice, et fac secundum exemplar! Nous avons admire plus haut la profonde hu- milite dont le saint religieux fit preuve dans les modestes fonctions qu’il obtint en arrivant a Rei- chenburg; non moins admirable et non moins parfaite fut la charite qu’il deploya dans le delicat et astreignant Office d’infirmier. L’une des filles de 1’humilite, nul ne 1’ignore, est la divine charite, qui nous fait aimer Dieu par dessus tout et notre prochain autant et plus que nous-memes, par amour pour Dieu. Comme rhu¬ milite, la charite a ses transports, ses ivresses, ses saintes extravagances, que le monde traite de fa- natisme, mais qui preservent et guerissent mer- veilleusement les ames du fanatisme de la sagesse mondaine. Or, chez le frčre Gabriel, ces deux sublimes vertus se confondaient si etroitement qu’il etait impossible d’arriver jusqu’aux secrets aneantisse- ments de 1’une sans decouvrir les tendres mani- festations de 1’autre. Ne dans 1’opulence et habitue a etre servi, il avait une soif insatiable de se de- vouer et de servir ses freres. Le devouement etait son element et comme un besoin inne de sa nature, qui evoluait dans ce milieu avec une aisance par¬ faite. Que 1’action allat a son temperament, nous n’y contredirons pas; mais, quand les Services a LE SERVITEUR DE TOUS 169 rendre revetent toutes les formes, s’etendent a toutes les personnes indistinctement, absorbent tous les instants d’une existence, il faut necessairement que la vertu fournisse son appoint. D’ailleurs le soin des malades est, dans la sainte Regle, 1’objet de touchantes prescriptions, qui ne durent pas peu contribuer a stimuler le žele de notre charitable infirmier. « Infirmorum cura atite omnia et super omnia adhibenda est: on devra prendre soin des infirmes avant tout et par dessus tout; on les servira comme le Christ qui a dit : Infirmus fui et visitastis me: j’ai ete infirme et vous m’avez visite. L’abbe veil- lera attentivement a ce que les malades n’aient a souffrir d’aucune negligence; il les confiera a un serviteur craignant Dieu, diligent et soigneux, leur donnera un logement a part et leur permettra 1’usage de la viande, afin de reparer leurs forces. » On le voit, tout cede au soin des malades; pour accomplir a la lettre 1’ordre de Saint Benoit, l’in- firmier quitte meme 1’office divin pour se porter aupres de ceux qui souffrent. « Et, ajoute notre saint Legislateur, que les in¬ firmes ne contristent point ceux qui les servent. Toutefois que ces derniers supportent leurs fai- blesses avec beaucoup de patience, car il n’y a rien par ou Ton puisse meriter davantage. 1 » Quiconque a vu le frere Gabriel a 1’oeuvre, ac- cordera sans peine que sa conduite fut toujours 1. S. Reg. cap. XXXVI. passim. 170 LE FRERE GABRIEL GIRAUD en relation parfaite avec les sages recommandations de la sainte Regle. Mais penetrons plutot, a la suite du bon frere, dans la paisible infirmerie de Notre- Dame de la Delivrance, qui va devenir le theatre de sa charite et son poste d’honneur durant dix- huit ans. Tout le premier etage de la partie-est du vieux chateau a ete affecte au soin des malades. La, par consequent, se trouvent la cuisine et le refec- toire de Linfirmerie, 1 2 la pharmacie au centre et finalement les cellules, qui aboutissent a la tribune de 1’ancienne chapelle seigneuriale, ou un Pere celebre chaque jour la sainte messe. II nous semble voir encore le venere frere Ga¬ briel, ceint de son tablier souvent tache ou noirci au contact du fourneau, circuler d’un point a 1’autre de ce que nous appellerions volontiers son do- maine, se depensant, se multipliant pour ses chers malades. Le devouement et 1’affection lui donnaient des forces pour suffire a sa tache, et un remar- quable savoir-faire pour la remplir a la satisfaction generale. Que de sacrifices, que d’actes d’abne- gation dont le ciel fut seul le temoin avant d’en etre la recompense! Le vigilant infirmier remarquait-il, par exemple, qu’une stalle du choeur etait restee inoccupee a 1’office de la nuit, aussitot il volait a la cellule du religieux absent pour s’informer de son etat, ct, 1. Les Cisterciens Reformes ne servent jamais d’aliments gras au refectoire de la communaute; leurs Constitutions le defendent expressement. Const. Cist. Ref. cap. XV § 133. LE SERVITEUR DE TOUS 171 le cas echeant, lui prodiguer ses soins. Que de fois l’on rencontrait ce noble vieillard, deja courbe sous le poids des ans et des austerites, tenant, d’une main, sa petite lampe et, de l’autre, portant une tisane ou un bouillon a un frere souffrant. Parfois meme, bravant la pluie ou la neige, il s’en allait, egrenant son chapelet, procurer les memes soulagements a un frere ou a un domestique in- dispose et retenu aux travaux des ecuries. Frequemment derange dans son emploi, le bon frere Gabriel se rendait toujours avec affabilite et empressement la ou 1’obeissance et la charite re- clamaient sa presence. Un jour il avait resolu de faire une petite lessive de linges, de bandes et d’autres choses semblables. Plusieurs fois il s’etait mis a 1’ouvrage, mais toujours il avait du 1’inter- rompre. Enfin, dans l’apres-midi, se croyant plus maitre de son temps, le frere Gabriel etait revenu a sa lessive, qu’il frottait avec ardeur, lorsqu’un coup de sonnette lui annonce derechef 1’arrivee d’un solliciteur.... Involontairement le pauvre in- firmier sent ses bras lui tomber de desespoir; un leger mouvement d’impatience effleure son ame et s’exhale en une phrase a-demi articulee : « Mais je n’aurai done pas un moment de liberte!... » Ce fut tout; deja le vertueux frere Gabriel, honteux de sa faiblesse, s’etait elance vers la porte et ac- cueillait, avec son sourire habituel, un bon frere convers qui venait de se blesser assez grievement. Inutile d’ajouter que, n’eussent ete les quelques mots de plainte parvenus aux oreilles du frere 11 172 LE FRERE GABRIEL GIRAUD convers, jamais celui-ci ne se fut doute du combat livre ni de la victoire remportee par le saint re- ligieux. Le propre temoignage du frere Gabriel nous avertit du reste de ne pas le chercher parmi ces etres d’elite que l’on dirait a 1’abri des peines et des tribulations, qui surmontent tous les obstacles sans effort manifeste, triomphent pour ainsi dire sans lutter, et nous apparaissent comrae des natures privilegiees et confirmees en grace avant le temps. Lui-meme avouait avec franchise a son Superieur qu’il avait parfois a se faire une reelle violence avant d’entrer chez certains malades, dont le ca- ractere, aigri par la souffrance, lui donnait quel- que peu a supporter. Cest done bien sur le champ de bataille, avec le commun des mortels, que nous trouvons notre heros, reduit a 1’ineludable necessite de vainere ou de perir. Or, dans le combat spirituel, dont la duree est ordinairement celle de notre vie, 1’ennemi n’est veritablement vaincu que lorsqu’il est detruit. Chacun sait combien cette destruction est une oeuvre rare dans la saintete. Du moins, nous dit le pieux auteur de 1’Imita- tion, « dans les tentations et les traverses, on re- connait combien 1’homme a fait de progres. Le merite est plus grand, et la vertu paraitdavantage. » Nous en avons la preuve chez notre humble et charitable frere Gabriel. II arrivait souvent que les travaux et les fatigues de 1’infirmier ne cessaient point avec le jour. Sans LE SERVITEUR DE TOUS 173 calculer jamais avec la peine ni avec les malaises qui resultent du manque de sommeil; sans egard pour sa sante debile et ses propres infirmites, si dignes de soulagements, il consacrait, au besoin, une partie de la nuit a soigner ou a veiller un frere souffrant, et ne laissait pas, apres un repos forcement trop court, que de se trouver a 1’office de Matines avec la Communaute. La maladie prenait-elle un caractere alarmant, le tendre infirmier ne quittait plus le chevet du moribond, adoucissant ses douleurs, soutenant son courage, lui promettant le ciel en echange de la vie. Au cimetiere, c’etait encore le frere Gabriel qui, descendu dans la fosse et apres l’avoir encensee, recevait le corps du defunt et le disposait decem- ment sur sa couche funebre. Presque tous les Peres et les Freres decedes a Reichenburg, avant le saint religieux, eurent ainsi la consolation de ren- dre le dernier soupir entre ses bras et d’etre in- humes par lui. 1 La charite du bon frere Gabriel pour ses malades etait une sorte de culte qui le suivait partout. Absent, il avait toujours, dans ses lettres, un mot aimable a leur adresse, temoignant tour a tour de la joie qu’il eprouvait d’apprendre leur reta- blissement ou de la peine que lui causait la pro- longation de leurs souffrances. 1. Le necrologe de N.-D. de la Delivrance marque dix-neuf deces avant celui du frere Gabriel; c’est-a-dire dans 1’espace de dix-huit ans. 174 LE FRERE GABRIEL GIRAUD Un mois avant sa mort, 1 il ecrivait au Pere Infirmier, son digne successeur : « Mon bien cher Pere, merci de tous les souhaits que vous voulez bien m’exprimer d’une maniere sicordiale. Recevez, de votre cote, les miens les plus sinceres; que le bon Dieu continue a vous combler de ses benedic- tions et recompense un jour la charite que vous montrez a nos malades.Je vous felicite de n’avoir pas de grands malades dans ce moment, mais seulement des indispositions_ Veuillez toujours, mon bien cher Pere, ne pas oublier dans vos ferventes prieres mes defunts et votre affectionne en Notre Seigneur et sa sainte Mere, Frere Marie Gabriel. » Maintes personnes ont-elles done raison d’avan- cer en toute occasion ou d’admettre sans examen que la Regle de Saint Benoit est meurtriere, ho- micide merne; que dans nos monasteres on refuse les soins necessaires aux infirmes et « jusqu’a un lit pour mourir? » On conviendra que c’est la une pure et gratuite calomnie, et une accusation de tort mauvais aloi, qui tombera d’elle-meme, nous 1’esperons, apres les choses editiantes que nous venons de relater. Une mere entoure-t-elle son enfant malade de soins plus tendres que ceux prodigues par le bon frere Gabriel a ses infirmes? Quel prince a aupres de lui un serviteur aussi charitable, aussi compatissant, aussi sincerement 1. Lettre du 6 janvier 1899, Ste Foy-les-Lyon. LE SERVITEUR DE TOUS 175 devoue que 1’etait cet humble religieux a 1’endroit de tous ses freres ? D’ailleurs, autre consideration non moins plau- sible, la mortalite n’est pas plus effrayante chez nous que parmi le reste des humains. Rien n’en- tretient la sante comme une vie austere, reglee, libre de toute passion et de loute sollicitude. Les victimes des joies du monde sont incomparable- ment plus nombreuses que celles de la penitence. Combien toutefois la fin de ces dernieres est plus douce et leur sort plus digne d’envie! Le premier deces qui eut lieu a Notre-Dame de la Delivrance fut celui du frere Remjr, 1 jeune no¬ vice convers de 27 ans, tres estime de ses Supe- rieurs. II trepassa le 24 septembre 1882, d’une maladie de poitrine dont le germe se developpa apres son entree en religion. Toujours incertains de 1’avenir et occupes a satisfaire aux premieres exigences de 1’installation, les moines de Reichen- burg n’avaient point eu le temps de songer au champ des morts. Force leur fut done de faire transporter le defunt au cimetiere de la paroisse. Cependant ils pouvaient s’ecrier comme leurs aines de N.-D. des Dombes, au trepas du premier d’entre eux : « La fondation est faite, nous avons un mort a garder. » Cette depouille mortelle etait, en effet, comme une pierre precieuse que la main du Seigneur deposait dans les fondements memes de cette 1. Joseph-Marie Rodot, boulanger de profession, natif de Ratte, Canton de Louhans (Saone-et-Loiie). 11 . 176 LE FRERE GABRIEL G1RAUD nouvelle Cite de Dieu. Deja quelques postulants s’etaient presentes pour en assurer 1’avenir, et bien- tot la main du Reverend Pere Prieur allait s’etendre pour benir d’hero'iques consecrations. Le 8 decembre 1882, nous avons hate de le dire, fut un jour de pieuse allegresse et de douce consolation pour toute la communaute de Reichen- burg, et en particulier pour le venere fr. Gabriel. Six novices convers, prepares par les longues epreuves du noviciat et celles non moins meri- toires de l’exil, furent admis a emettre les voeux simples de notre saint Ordre. Deux anciens se joignirent a eux pour resserrer, par la profession solennelle, les liens sacres qui deja les unissaient a la famille cistercienne. Ce n’est point ici le lieu de decrire la touchante ceremonie de la profession monastique, qui laisse toujours une impression ineffapable a ceux qui en ont ete les temoins. On comprend d’ailleurs qu’elle empruntait cette fois, de la circonstance, une phy- sionomie a part. Disons seulement que Marie Im- maculee ne pouvait etre mieux fetee, en ce beau jour, que par 1’immolation de ces nobles coeurs qui sacrifiaient joyeusement toutes les esperances nrondaines et jusqu’aux affections les plus legi- times, pour 1’honneur d’etre ses enfants et 1’avantage de vivre desormais dans sa maison : Maria huius domus Regina /' 1. Marie est La Reine de cette maison. Inscription qui se deroule en exergue aux pieds d’une magnifique statue de la sainte Vierge qui surmonte la porte d’entree. LE SERVITEUR DE TOUS 177 Gloire done a ces braves freres convers d’avoir ete choisis par Dieu pour etre comme les pierres angulaires de son temple; disons mieux, pour etre son ornement et sa force. Cependant le Seigneur benissait visiblement la fidelite des fervents cenobites et leur generosite a son divin Service. Cest ce que constata, vers ce temps, le Reverendissime Pere Dom Etienne, Abbe de la Grande Trappe et Vicaire general de la Con- gregation. Qu’il nous soit permis de rapporter ici le temoignage qu’il en a laisse dans sa Carte de visite du 10 decembre 1882. « A vrai dire, Nos tres chers Freres, Nous avons eprouve, en fran- chissant le seuil de votre saint asile, le sentiment de bien-etre qui s’empare de 1’ame quand on arrive dans une maison bien reglee. Malgre toutes les vicissitudes qui ont rendu tristement celebre votre sortie de Notre-Dame des Dombes et de notre chere France, vous avez compris que le rnoine est partout a sa plače quand il possede Dieu, le recueil de ses regles et 1’obeissance a ses Supe- rieurs. La foi nous enseigne que nous n’avons pas ici de cite permanente et que les chemins qui conduisent aux tabernacles du Seigneur sont traces, selon la parole du Prophete-Roi, dans les eaux de la tribulation : semitce tuce in aquis mul- tis. Des benedictions speciales, n’en doutez pas, sont attachees aux sacrifices que vous avez ajoutes, par votre expatriation, a ceux que vous aviez deja offerts au Seigneur le jour de vos engagements dans la religion. Gardez-vous d’en amoindrir le 178 LE FRERE GABRIEL GIRAUD merite par des retours que la nature inspire. Encore un peu de temps, et le Ciel nous dedommagera amplement des peines de la vie presente...» A qui le langage du Reverendissime Pere Visi- teur pouvait-il causer une satisfaction plus sensible qu’au bon frere Gabriel ? Qui, en effet, avait pris une part plus active a 1’oeuvre commencee, et avait des droits plus legitimes a la reconnaissance ge¬ nerale pour le bien accompli? Qui done meritait d’etre a la recompense, si ce n’est lui que Fon avait toujours vu a la peine et au devouement ? 11 ne devait pas en etre autrement. Mais, la com- me ailleurs, son humilite et sa modestie le poussent a Fabnegation complete de sa personnalite. Sa qualite d’oblat Fexclut tout d’abord de Faudition de la carte de visite, 1 et si, par hasard, le Reve¬ rendissime Pere le distingue parmi les autres, ce n’est que sous le dehors des modestes fonctions qu’il remplit dans la maison. La maxime du saint Frere, on le voit, est in- variablement la metne : A Dieu la gloire, d moi la peine, aux autres le profit. En d’autres termes et en trois mots : que veut-il etre ? Le serviteur de tous; ou est-il? toujours au dernier rang; que fait-il ? incessamnrent des aetes d’humilite et de charite. Voila toute sa vie. A quelque temps de la, on retira au venere Fondateur le soin des cabinets, dont fut charge un venerable Pere, ex-Lieutenant de Farmee bavaroise; 1. Les profes seuls forment ce que Fon appelle le «chapitre»; seuls les profes in sacris ont voix active et voix passive. LE SERVITEUR DE TOUS 179 tant il est vrai que, dans la religion, l’on ne fait point acception des personnes. En echange, le frere Gabriel regut mission de servir a table les hotes de distinction : office qu’il cumula avec celui d’infirmier. Lors done que l’heure du repas etait venue, le bon frere se depouillait de son tablier bleu d’in- firmier, en ceignait un blanc, insigne de son nouvel emploi, puis se mettait litteralement au service et aux ordres des etrangers. La, toutefois, 1’humilite de 1’hotelier ne trouvait pas toujours 1’aliment dont elle etait si avide. Sa connaissance parfaite des gorits du grand monde, relevee par 1’amenite et la distinction de ses manieres, lui donnent un remarquable relief qu’il est seul a ne point soupgonner. Et les etran¬ gers. sont edifies de tant de qualites jointes a une si rare modestie. Les habitues du monastere, qui en savent plus long a son sujet, souffrent de le voir s’abaisser de la sorte, et, involontairement, affligent le ver- tueux frere Gabriel par leurs prevenances et leurs marques de respect. On regut un jour a 1’hotellerie 1’honorable vi¬ site de Madame la Baronne de Gagern, du chateau de Mokritz, preš Jessenitz, en Carniole. Elle etait accompagnee de sa noble mere, Mme la Comtesse d’Auersperg, et de ses fils, grands et beaux jeunes gens passionnes pour l’equitation, et qui avaient fait a cheval, le matin meme, le long trajet de Mokritz a Reichenburg. 180 LE FRERE GABRIEL GIRAUD lis se reposaient sous les ombrages, en attendant l’heure du repas, lorsque soudain apparatt le frere Gabriel, portant triomphalement une majestueuse soupiere, superbe, luisante, fumante et laissant apres elle des senteurs de fort bon aloi. Aussitot, mu comme par un ressort, l’un des jeunes barons se precipite au devant du bon frere, et enleve a- droitement sa precieuse soupiere qu’il court depo- ser sur la table, au milieu des joyeuses felicitations des temoins. On devine aisement l’etat d’ame du pauvre hotelier a son arrivee dans la salte, ou son complaisant auxiliaire, en vue, sans doute, d’excuser son usurpation, se prend a exalter la mortification du religieux, dont le contact brulant de la soupiere vient de lui donner de sensibles et inoubliables garanties. Souvent aussi des hotes de distinction, souffrant de voir ainsi dans 1’attitude d’un serviteur ce ve- nerable religieux dont ils connaissaient 1’origine et appreciaient le grand merite, le priaient de pren- dre plače aupres d’eux. A cette ainrable invitation, l’humble frere Gabriel reculait d’abord tout decon- tenance, remerciant gracieusement et conjurant les visiteurs de ne point faire attention a lui. II fallait un ordre du R. P. Abbe pour 1’amener a acceder a leurs desirs et a accepter quelque chose en leur compagnie. Aujourd’hui encore, la seule vue du portrait du frere Gabriel produit une singuliere edification. 11 est la, dans cette salle de reception, qu’il a embaumee du parfum de ses vertus. Comme tou- LE SERVITEUR DE TOUS 181 jours, le venere frere tient la derniere plače, sou- riant, aupres de la porte, a ceux qui entrent ou qui sortent, et semblant leur faire encore 1’offre de ses genereux Services. Ceux qui l’ont connu retrouvent ici la douceur, la serenite, la majeste de ses traits, que l’on dirait animes par la pro- fondeur de son regard; la finesse de 1’esprit, les tresors caches du coeur, qu’exprimait sa physio- nomie, jusqu’aux graces, qui n’avaient point quitte ce noble visage extenue par 1’austerite, l’age et les souffrances, tout est rendu avec une exactitude frappante. Toutes ses vertus, qui l’ont suivi dans 1’eternite, se sont comme reunies sur cette toile, pour nous porter a 1’imitation des sublimes exem- ples que le saint religieux nous a laisses. Apres ce qui precede, pouvons-nous mieux ter- miner ce chapitre qu’en disant un mot de l’hos- pitalite legendaire des Cisterciens. II y aurait la matiere a tout un volume. La pratique de l’hospitalite a toujours ete en usage chez les differents peuples, surtout chez les chretiens, et d’une faijon plus speciale et plus touchante chez les moines. La Regle de S. Benolt a un chapitre ravissant sur ce sujet. 1 Le grand Patriarche, qui voit le Christ dans les infirmes, le voit encore dans les hotes et les etran- gers : Omnes supervenientes hospites tanquam. Christus suscipiantur; que tous les hotes soient repus comme Celui qui dira un jour : Hospes fui 1. Reg. cap. XXXVII. 182 LE FRERE GABRIEL GIRAUD et suscepistis me 1 : J’ai ete hote, et vous m’avez accueilli. Que tous soient honores d’une faqon convenable : omnibus congmus honor exhibeatur, et que le Christ regu en eux soit adore en eux : Christus in eis adoretur qui et suscipitur. Que les pauvres et les pelerins soient accueillis avec tous les egards possibles, ajoute le saint Legislateur; et la raison qu’il en donne est emouvante : quia in ipsis magis Christus suscipitur, c’est que le Christ est plus regu en eux. Venez done, pauvres de Jesus-Christ, pour qui regoisme moderne n’a qu’indifference et mepris; vous n’avez pas sur la terre de meilleurs amis que les moines, qui se sont faits pauvres par amour pour Dieu et pour vous! Avec quel žele les Cisterciens, fideles disciples de Saint Benolt, ont-ils toujours exerce le pieux devoir de 1’hospitalite! Dans les premiers temps de 1’Ordre, alors que les edifices publies etaient moins nombreux et les hopitaux plus rares, les abbayes cisterciennes etaient a la fois tout cela. Des 1’annee 1101, les Statuts de notre Pere Saint Alberic portent que le quart des revenus etait em- ploye au Service des hotes et a 1’entretien des pauvres, des veuves et des orphelins. 2 En 1134, Saint Raynard, 4 e abbe de Citeaux, etablit que rhotellerie etait une partie essentielle et integrante de tout monastere cistercien, et qu’elle devait etre preš de la premiere entree, afin que la presence 1. Matth. XXV. 35. 2. Manrique, Annales Cist. I. pag. 23, anno 1101. Dependances du monastere. LE SERVITEUR DE TOUS 183 des etrangers ne nuisit en rien a la discipline monastique. Enfin le touchant ceremonial de la reception des hotes, que le Rituel Cistercien 1 nous a conserve, et les decisions des Chapitres generaux achevent de nous reveler tout le prix que nos Peres atta- chaient a cette pratique de charite. Une definition de 1621 est particulierement digne de renrarque. Les abbes qui obtenaient, pour un temps, dispense de Fhospitalite, ne devaient recevoir alors aucun novice ni entreprendre la moindre construction. 2 Conformement aux prescriptions de la Regle benedictine, 1’Abbe pouvait prendre ses repas avec les hotes, tant par deference pour leur personne que pour leur rappeler qu’ils etaient dans une maison de penitence. Malheureusement, dans la suite, on s’imagina trop aisement ne pouvoir plus concilier l’exercice de la charite avec la pratique de la penitence. II faut dire aussi, pour etre exact, que, la foi diminuant, les hotes forcerent en quelque sorte la main et la conscience des moines, en demandant qu’on leur servit des aliments gras. Afin de sauvegarder la sainte regle, plusieurs monasteres ont etabli deux refectoires a Fhotellerie: Lun ou Fon offre les mets autorises dans 1’ordre, et 1’autre ou Fon sert des aliments gras aux etran¬ gers qui le desirent et qui se soumettent au tarif des prix y relatifs. 1. Nova Edit. Lirinse, 1892; cap. Vlil et IX. 2. Defin. 1261, 2. 184 LE FRERE GABRIEL GIRAUD En ce temps-la done, on gardait le silence durant les repas; trois mets seulement devaient figurer sur la tablele jeune et 1’abstinence etaient stric- tement observes, si bien qu’un abbe qui se serait permis d’offrir aux etrangers du fromage ou des oeufs le vendredi, etait soumis a la legere coulpe durant trois jours, dont l’un au pain et a l’eau. 1 2 Les malades seuls, 3 et dans un lieu special, fai- saient usage d’aliments gras; nulle autre personne, quelque fut son rang, ne devait en user sur le territoire du monastere. 4 Saint Louis, roi de France, et Blanche de Castille, sa mere, durant leur sejour a Clteaux, a l’epoque du chapitre general, respec- taient cette sainte pratique. L’on sait que le Sou- verain Pontife Innocent II, lors de sa visite a Clairvaux, en 1130, voulut prendre tous ses repas avec la Communaute. L’annaliste de Citeaux nous a conserve, en son nai'f langage, le menu de la table pontificale : le pain etait de farine dont le son n’avait point ete tire; il y avait du petit vin au lieu de vin doux, des herbes et divers legumes, et si par hasard l’on reussissait a se procurer quel- que poisson, il etait servi au Seigneur Pape. 5 Cependant les desherites de la fortune, les infii mes et les malheureux eurent toujours les predilections 1. Defin. 1157, 33; indulgentiori cibo. 1609, 21. 2. Defin. 1191, 10; 1192, 8. 3. praeterquam in liospitium pauperum .... in infirmitorio. anno 1253, 18. 4. 3 Statut. 1232. 5. Ernaldi, cap. I n. 6, p. 1109. ..sapa pro careno,... et si forte piscis inventus est, Domino Papae appositus est. LE SERVITEUR DE TOUS 185 des Cisterciens. Cest ce qui a fait dire que « Ci- teaux, plus encore que Cluny, vint au secours des pauvres, non seulement par des aumones, mais en employant leurs bras; et ses dons, sortis de monasteres simples et austeres d’aspect, repartis par des moines se livrant chaque jour aux travaux les plus rudes, parurent plus precieux, en ce qu’ils ne semblaient point 1’abandon du superflu, mais le partage du necessaire. 1 » Et c’est surtout aux epoques calamiteuses que la charite des moines brillait d’un plus vif eclat. Cesaire d’Heisterbach, Pere-Maitre des novices de ce monastere, nous raconte que, dans une annee de disette, Gerard, son abbe, fit distribuer jusqu’a quinze cents aumones en un seul jour. 2 D’autres n’hesitaient pas a tuer tout le betail et a vendre les livres et les vases sacres pour subvenir aux besoins des indigents. Le saint Pere-Maitre d’Heisterbach va jusqu’a avancer qu’il n’y avait pas un monastere de 1’Ordre qui ne se fut endette par suite de ses aumones et de son hospitalite. 3 Mais, remarque-t-il spiritu- ellement, c’etait le meilleur moyen de s’enrichir ; car le frere Dabitur (il vous sera donne) ne con- sent a habiter que la ou il trouve deja son con- frere Date (donnez). 4 Cette maxime de 1’Evangile : Donnez, et il vous 1. Viollet-le-Duc. Dictionn. rais. de 1’archeoi. I 265. 2. Caes. Heist. Mirac. lib. IV 65, 222. 3. Lib. IV 57, 214. 4. Ibidem 69, 226. 186 LE FRERE GABRIEL GIRAUD sera donne, se realisait merveilleusement en fa- veur des Cisterciens. Au moyen-age principalement des personnes pieuses de tout rang aimaient a lenr venir en aide et a faire passer Faumone par leurs mains. Cest ainsi, par exemple, que les fondateurs d’un monastere lui assignaient des rentes pour Fentretien des pauvres : ad recreationem paupe- rum in porta alendorum; in usus pauperum sive ad porte utilitatem ... ou bien pour le soulagement des malades : ad recreandas infirmantium et de- bilium sanitates; pro refocillatione ibi egrotan- cium... Les dons tels que vetements, chaussures, devenaient egalement 1’objet d’une rente, et les actes que Fon en dressait entrent dans les plus minutieux details. Aujourd’hui, les moines de C!teaux ne disposent plus des moyens qu’avaient leurs Peres. Nean- moins,. le pauvre ne sonne jamais en vain a la porte de leurs monasteres, et Fetranger, qui leur demande Fhospitalite, se voit toujours accueilli avec la meme charite qu’autrefois. L’on comprend des lors que la suppression d'un monastere fait un grand mal a la societe, et qu’elle entrafne beaucoup de miseres apres elle. Elle sera tarie, peut-etre sans retour, « cette source de gra- ces et de bienfaits, ou tant d’ames necessiteuses aimaient a venir se desalterer; le voyageur ne s’y reposera plus; le pauvre n’y trouvera plus le pain quotidien. » Voila, a propos de « Fhospitalite legendaire » des Cisterciens, une trop longue digression, sans LE SERVITEUR DE TOUS 187 doute, mais qui n’est point sans nous apprendre des faits curieux et bien inconnus : ce sera notre excuse aupres du lecteur. 12 CHAPITRE IX LE COURONNEMENT DE ILCEUVRE. DEVELOPPEMENTS DE LA FONDATION DE REiCHENBURG. LES JEUNES OBLATS DE CHCEUR. ERECTION DU MONASTŽRE EN AB- BAYE. GRAVE MALADIE DU FRERE GABRIEL. SON MYSTERIEUX RETOUR A LA SANTE. CREATION DES INDUSTRIES. Dans les pages qui precedent, nous avons assiste a l’exode attendrissant des expulses de N.-D. des Dombes, a leur arrivee a Reichenburg et a l’or- ganisation intime du nouveau monastere. Peut-etre, en touchant ce dernier point, avons-nous quelque peu anticipe et prevenu l’ordre chronologique des faits. Et pourtant, avouons-le, notre plume n’allait point encore au gre de nos desirs pour publier les ineffables bienfaits du Seigneur a notre egard. Deja, en effet, il nous a ete donne, a l’occasion des premieres professions, d’admirer les merveil- leux resultats de 1’amour de Dieu dans les ames qui savent lui rester fideles au sein des epreuves et des afflictions. Invites par le divin Maitre a 1’accompagner.jusqu’au sommet du Calvaire, ces genereux athletes ne se contentent point de gravir la montagne sainte et d’y dresser leur croix au- pres de celle de Jesus; mais ils s’attachent encore volontairement au bois sacre par le triple lien des voeux de religion et par la promesse solennelle de leur stabilite en ce lieu. Le Calvaire devient ainsi pour ces ames eprises des vraies grandeurs LE COURONNEMENT DE L’GEUVRE 189 le Thabor et le vestibule du ciel, ou Dieu les inonde de delicieuses consolations. Cest a ces sublimes renoncements, nous n’en doutons pas, que le monastere de Notre-Dame de la Delivrance a du sa prosperite precoce et les faveurs signalees dont Dieu s’est plu a le combler jusqu’a ce jour. D’autre part, nous avons contemple avec edifi- cation les rares exemples d’abnegation etde charite dont le venere frere Gabriel a fait preuve a 1’endroit de ses freres. Maintes fois deja nous avons exalte ses sublimes vertus. Mais ce qui restera toujours au-dessus de tout eloge, c’est son desinteressement complet et le soin constant qu’il prend de s’effacer alors que tout proclame ses bienfaits. A vrai dire, nous pourrions maintenant clore en quelques lignes la vie de notre saint fondateur, tant il s’est efforce de passer dans le silence et 1’obscurite les dernieres annees de son sejour ici-bas. Neanmoins, en abordant ce nouveau chapitre, notre intention est de jeter un coup d’oeil rapide sur les developpements successifs de son oeuvre, tout en signalant de loin en loin 1’action bien- faisante du venere fondateur au milieu de ses freres. Les debuts de tout monastere, mais surtout d’un monastere cistercien, sont toujours plus ou moins penibles et parsemes d’epreuves d’autant plus sen- sibles qu’elles proviennent ordinairement de cir- constances critiques et facheuses, comme sont, par exemple, celles d’une expulsion. 190 LE FRERE GABRIEL GIRAUD Mais, on le sait, plus une oeuvre est marquee au coin de la souffrance et de 1’epreuve, plus aussi c’est une marque certaine qu’elle est agreable a Dieu et qu’elle sera benie de lui. La fondation de Reichenburg ne devait pas etre une exception a cette regle generale dans l’economie de la divine Providence. Malgre la sollicitude toujours en eveil de leur charitable fondateur et les delicates atten- tions de la misericordieuse bonte de notre Sauveur a leur egard, les premiers moines de Reichenburg ne furent pas completement a 1’abri d’epreuves parfois bien ameres et de privations souvent tort sensibles. Durant un certain temps, par exemple, l’unique et invariable menu de leurs maigres repas fut la soupe reguliere au sel et a l’eau, quelques pommes de terre oubliees dans le coin d’une cave, et finalement, comme mets extraordinaire, une sa- lade de dents de lions qu’un Pere s’en allait cueillir dans le voisinage. C’etait, on le voit, moins que le strict necessaire. Pour le reste, tout etait sur le meme pied, et l’on comprendra mieux encore ce que nos anciens eurent a souffrir, si l’on songe qu’une seule et meme salle leur tenait lieu a la fois de cuisine, de refectoire, de chapitre, de salle de lecture et de laboratoire. Une autre peine, vivement sentie par quelques uns des expulses, fut l’exil en lui-meme. Sevoir bru- talement banni a plus de trois cents lieues de son pays et chasse d’un monastere tendrement cheri, ou Ton avait espere vivre et mourir, est a la ve- rite une epreuve bien dure, meme pour des coeurs LE COURONNEMENT DE L'CEUVRE 191 fortement trempes et familiarises avec la pratique du sacrifice. Cette douleur se raviva encore lors- qu’on apprit a Reichenburg que les Peres et Freres restes en France avaient pu enfin regagner leur cloitre un instant abandonne et y reprendre la vie conventuelle. Cedant alors a un desir en soi le- gitime, quelques uns des exiles demanderent et obtinrent d’aller les rejoindre et de reintegrer leur plače a la maison-mere, au risque, il est vrai, de se voir expulser une seconde fois. Nouvelle epreu- ve pour ceux qui demeuraient, et non la moins meritoire; coup egalement bien dur pour le coeur si delicat du bon frere Gabriel, qui avait tant fait pour cette maison et qui voulait faire bien davan- tage encore. Trop desinteresse, il n’en laissa rien paraitre et remit completement le succes de son entreprise aux mains de la divine Providence; car il ttait manifeste que le demon, ennemi de tout bien, redoublait d’efforts pour ruiner cette oeuvre naissante et 1’ensevelir dans son berceau. Madame Giraud, de son cote, fut sensible a tant de tribulatians; elle portait un vif interet a la fondation de Reichenburg et s’informait assidu- ment si son Camille prenait bien soin de ses freres et s’il ne les laissait manquer de rien. Notre-Dame des Dombes souhaitait pareillement le developpement de sa maison-fille et ne reculait devant aucun sacrifice pour en assurerla prosperite. Toutefois elle ne fut pas longtemps sans ressentir le vide profond laisse dans ses murs par le depart de la colonie. Force fut bientot au Reverend Pere 12 . 192 LE FRERE GABRIEL GIRAUD Dom Benoit, doucement accuse d’une trop grande generosite en faveur de Reichenburg, de rappeler quelques uns des fondateurs et de les remplacer par d’autres dont la presence etait moins necessaire a la maison-mere. Le Reverend Pere lui-meme, rompu par tant d’epreuves, resigna sa charge et laissa a des epaules plus jeunes un fardeau toujours leger a son de- vouement, mais devenu trop lourd pour ses forces ebranlees. Nous sommes heureux d’ajouter qu’il ne perdit rien neanmoins de ses sentiments de paternelle affection envers ses petits-enfants de Reichenburg. Son successeur sur le siege abbatial de N.-D. des Dombes fut le Reverend Pere Dom Louis de Gonzague Moirant, dont la pieuse et sainte vie merite d’etre connue. Esperons qu’une plume, semblable a celle qui ecrivait naguere les delicieuses pages de sa notice necrologique, fera revivre bientot les traits de cette sympathique et inoubliable physionomie du vrai moine cistercien. Dom Louis de Gonzague eut, lui aussi, pour N.-D. de la Delivrance une affection qui n’avait d’egale que celle qu’il portait a son propre mo- nastere. Aussi contribua-t-il puissamment a son precoce developpement. Sa premiere visite regu- liere a Reichenburg (24 — 29 avril 1884) a laisse une impression ineffaqable dan s ja memoire des anciens. Son terjdre coeur, eclaire d’un coup d’oeil sur et experimente, lui dieta dans cette circonstance des paroles et des aetes qui, croyons-nous, fixerent pour jamais les destinees de N.-D. dela Delivrance. LE COURONNEMENT DE L’(EUVRE 193 En tout cas, le R. P. Visiteur reussit a affermir tous les membres de la jeune communaute dans la confiance en Dieu et dans la soumission a son adorable volonte qui les voulait en ce lieu : Confide autem in Deo et mane in loco tuo, leur disait-il en terminant sa Carte de visite. L’annee suivante, le Reverend Pere eut la satisfaction de constater que ses avis paternels et ses sages recommanda- tions avaient porte leurs fruits, et il en benit le bon Dieu dans 1’intime de son coeur. La fin de 1’annee 1885 fut marquee au monastere de Reichenburg par le changement du premier Superieur. Le Prieur claustral de Notre-Dame des Dombes etant mort sur ces entrefaites, le Reverend Pere Dom Bernard Sirvain fut designe pour lui succeder dans ce poste important qu’il occupa du- rant 1’espace de vingt ans, Lest a dire jusqu’a son elevation a la dignite abbatiale, en octobre 1905. Les religieux de Reichenburg elurent alors pour Prieur titulaire de Notre-Dame de la Delivrance le R. P. Dom Jean-Baptiste Epalle, que sa rare pru- dence et son merveilleux savoir-faire recomman- daient pour cette charge vraiment difficile. 1 1. Ne a Marlhes, Loire, le 20 mai 1848, d’une honorable famille qui a donne a 1’Eglise un eveque martyr etplusieurs missionnaires et religieux, le R. P. Dom Jean-Baptiste Epalle entra a Notre-Dame des Dombes le 13 octobre 1869, et y fut ordonne Pretre le 19 marš 1878. Expulse en novembre 1880, il fut designe pour conduire l’avant-garde qui arriva a Rei¬ chenburg le 21 avril 1881. Dom Jean-Baptiste est aujourd’hui le dernier survivant des Religieux de choeur qui ont pris part a la fondation, et, malgre le poids des ans et des infirmi- tes, il porte encore vaillamment le lourd fardeau de la su- periorite. 194 LE FRERE GABRIEL GIRAUD Des lors commenga une ere de vitalite nouvelle pour le jeune monastere de Styrie. On comprit enfin que 1’heure de 1’incertain et du provisoire etait passee et qu’une grande mission, ebauchee jusque la, restait a accomplir. A 1’interieur du monastere, des ameliorations et reparations reconnues indispensables furent entre- prises avec ardeur et menees a bonne fin. Plusieurs lieux reguliers, qui manquaient encore, trouverent bientot leur plače et acheverent de donner a la rite monastique ce cachet de cloitre antique que relevent si admirablement les lignes austeres du manoir feodal. Et la naissante communaute, deja fervente par le passe, regut un elan nouveau vers les sommets de la perfection. A l’exterieur, des acquisitions importantes furent faites au profit des religieux, qui se trouverent bientot seuls mattres du fertile plateau que couronne leur habitation; leurs efforts intelligents et labo- rieux ne tarderent pas a lui donner une fecondite plus grande encore. A cinq cents pas environ du monastere, au centre de riantes prairies emaillees d’arbres et de fleurs, un vaste etablissement agri- cole avec ecuries, hangards, greniers a foin et a grains, porcherie, moulin et divers metiers, s’eleva avec gout et sens pratique sur une superficie de 5830 metres carres. De nombreuses plantations d’arbres a fruits formerent peu a peu de riches vergers qui sont aujourd’hui une vraie ressource pour la communaute. La vigne elle-meme, cultivee deja avec succes par les chatelains sur les hauteurs LE COURONNEMENT DE L’CEUVRE 195 de Sremič, fut entierement renouvelee; elle couvre actuellement une etendue de 10 hectares, qui sont de la part des moines 1’objet de soins constants et devoues. En 1887 eut lieu la construction du cimetiere et du gracieux clocher qui couronne la partie-est de l’antique demeure seigneuriale. Monseigneur Stepischnegg, Prince-Eveque de Marburg, toujours si paternel pour les exiles, tint a benir lui-meme le nouveau champ des morts et les cloches qui allaient desormais appeler les religieux aux diffe- rents exercices du jour et de la nuit. Cette ceremonie, qui fut fixee au 15 juin 1888, revetit le caractere d’une touchante fete de famille. Des huit heures du matin, apres la messe ponti- ficale, Sa Grandeur proceda a la benediction et aux onctions des cloches; la plus grande fut de¬ diče a Marie-Immaculee et la seconde a S. Bernard. Puis on se rendit processionnellement au cimetiere situe a preš de trois cents pas du monastere. Ar- rive dans 1’enceinte, Monseigneur purifia et con- sacra 1’emplacement selon les prescriptions du Rituel et en fit la benediction solennelle. Les moines de Reichenburg eurent ainsi leur cimetiere prive qui devait etre bientot inaugure par un triple deces. Quelques jours apres cette ceremonie, le frere Gabriel, se faisant 1’interprete des sentiments de tous ses freres, offrait a Monseigneur Stepischnegg une magnifique crosse en vermeil, a 1’occasion de son Jubile sacerdotal et episcopal. Le digne Prelat 196 LE FRERE GABRIEL GIRAUD ne devait pas en user longtemps; le 30 juin de 1’annee suivante, il etait enleve a la religieuse af- fection de ses diocesains qui le veneraient comme un saint et le cherissaient comme un pere. Nean- moins, avant de mourir, il eut la consolation de pouvoir realiser un vceu qui lui tenait au cceur, celui de faire le double pelerinage de N.-D. de Fourviere et de N.-D. de Lourdes en compagnie du bon frere Gabriel. Le successeur de Monseigneur Stepischnegg sur le siege de Marburg fut Son Excellence Monsei¬ gneur Michel Napotnik, qui herita de sa profonde estime pour le frere Gabriel et de sa paternelle affection pour le monastere de Reichenburg. Cependant le R. P. Dom Jean-Baptiste Epalle travaillait avec ardeur a asseoir sur des bases so- lides et durables la jeune communaute confiee a sa sollicitude. Comprenant par l’experience des annees ecoulees que la penurie des vocations pour les religieux de choeur serait toujours un obstacle a la prosperite du monastere, le R. P. Prieur y remedia en developpant a 1’ombre du cloitre, selon les traditions benedictines, 1’aimable et sage insti- tution des Oblats. Des vocations serieuses ont germe et se sont epanouies dans cette pieuse at- mosphere de 1’alumnat, et, si minimes soient-ils, les resultats obtenus durant 1’espace de douze ans, de 1890 a 1902, permettent de dire qu’ils n’ont point completement trompe les esperances congues. Onze religieux profes, dont cinq pretres et cinq sous-diacres, benissent aujourd’hui le Seigneur de LE COURONNEMENT DE L’CEUVRE 197 les avoir admis a son saint service des leur plus tendre jeunesse. Jusqu’a leur dernier soupir, ils beniront aussi la memoire du R. P. Dom Jean- Baptiste qui leur a procure cette grace inestimable, et le bon frere Gabriel qui a, lui aussi, une part bien legitime a leur eternelle reconnaissance. Le saint vieillard eut toujours une tendre pre- dilection pour ces jeunes freres, en qui il saluait 1’espoir du monastere et les continuateurs de son ceuvre. Aussi comme il etait heureux, aux jours de grande tete ou bien a 1’issue d’un examen, de leur rendre visite en conrpagnie du Reverend Pere. Les enfants, de leur cote, etaient ravis lorsqu’ils voyaient apparaitre dans leur petite maison la fi¬ gure ascetique, mais toujours bonne et souriante du saint frere, qui ne venait jamais les mains vides. lis l’entouraient alors, le consideraient avec une complaisance melee de veneration, et attendaient. Le Reverend Pere rompait ordinairenrent le silence general. « Allons, frere Gabriel, n’avez-vous rien pour ces enfants ? Ils ont bien travaille, ils meri- tent une petite recompense. » Et le bon frere, soulevant les pans de son large manteau, laissait apparaitre les tresors caches de son tioble coeur. La joie du saint frere etait a son comble lors- qu’il pouvait causer quelque agreable surprise a ces chers enfants toujours faciles a contenter. Cha- que annee, les petits oblats ne nranquaient pas, a 1’approche du 25 janvier, jour de la Conversion de S., Paul, d’adresser a Madame Giraud et a Mon- sieur Paul une lettre collective, pour leur offrir 198 LE FRERE GABRIEL GIRAUD leurs vceux de fete; et ces souhaits, naifs dans leur sincerite, etaient agreables a la bonne Dame et a son fils aine. Sans doute aussi que le frere Gabriel apostillait la lettre. Toujours est-il qu’il recevait de Lyon de gracieux cadeaux pour les enfants. Un jour, il arrive a 1’alumnat en compagnie du Reverend Pere; mais cette fois le manteau ne reussit pas a dissimuler son tresor. Le bon frere porte d’un air triomphant une tour gigantesque en chocolat qu’il depose adroitement sur la table du petit refectoire. Ebahis, les enfants considerent le curieux monument et peuvent a peine en croire leurs yeux. Prenant alors un air serieux, qui laisse neanmoins apercevoir un fin sourire, le frere Ga¬ briel leur fait signe de se tenir a distance. Quelque chose de grave et de solennel va se passer. L’e- tonnement des petits oblats est a son comble, lorsqu’ils le voient tirer de sa poche une boite d’allumettes, et, avec le sang-froid et la dexterite de l’ex-canonnier de Chateauneuf, mettre le feu a une meche dissimulee a la partie inferieure de la tour. Soudain une explosion formidable se fait entendre, et la tour vole en eclats dans tous les coins de 1'appartement. Revenus de leur premiere emotion, les enfants se precipitent a la recherche des debris et font un butin immense, tandis que le bon frere Gabriel rit de tout son coeur. Mais ce qui rendait le saint Fondateur heureux au-dela de toute expression, c’etait de voir ces chers enfants, apres 1’epreuve canonique du noviciat, LE COURONNEMENT DE L’CEUVRE 199 consommer genereusement 1’holocauste de leurs jeunes annees au jour beni de la profession reli- gieuse, et prendre definitivement leur plače au sein de la famille. Cependant l’institution de 1’alumnat cloturait le Priorat deja fecond de Dom Jean-Baptiste Epalle. La communaute de Reichenburg comptait a peine dix annees d’existence, et deja elle etait reputee pour Lune des plus florissantes de 1’ordre. Sortie victorieuse des epreuves de la premiere heure, elle marchait vers des destinees chaque jour plus pros- peres. Pour tout dire en un mot, elle reunissait, dans son personnel accru et dans 1’esperance fon- dee d’un avenir assure, toutes les conditions requi- ses par les constitutions de 1’ordre pour Lerection d’un monastere en abbaye. Cest pourquoi le R. P. Dom Louis deGonzague, au cours de sa visite reguliere de 1891 (26-29 avril) proposa aux membres du chapitre de couronner leur oeuvre par 1’election canonique d’un abbe pour leur monastere. Lui-meme devait se charger d’ob- tenir 1’autorisation du chapitre general. Avec quels transports de bien legitime allegresse la communaute accueillit 1’heureuse nouvelle qui lui etait annoncee! A la seule perspective de cette immense faveur, qu’elle n’eut ose solliciter, elle se sentait renaitre a cette douce vie de famille dont elle avait joui a N.-D. des Dornbes et qu’elle ne goutait qu’a demi sur la terre etrangere. « II fait si bon vivre sous la crosse, » disaient nos anciens. 200 LE FRERE GABRIEL GIRAUD Les ennemis de la religion, il est vrai, ne par- viennent point a s'expliquer le mobile et le fon- dement de cet amour, disons mieux, de ce culte que le moine professe pour son monastere. Et lorsqu’ils tentent, comme de nos jours, par des lois iniques et de brutales violences, de l’arracher a son saint asile, ils experimentent, a leurs propres depens, combien faible est leur puissance aupres de la force et de la constance de cet amour in- explicable. Le moine, lui, a le secret de cette affection sacree qu’il a vouee a son cloitre et que rien ne saurait jamais lui faire trahir. Cest que dans cette demeure, toujours modeste et parfois bien pauvre, il est 1’objet incessant des misericordes du Seigneur. Chaque pas lui rappelle une grace regue, une victoire remportee, un merite acquis. Cest la, derriere ces murs benis, qui empechent les bruits du monde d’arriver jusqu’a lui et de troubler sa paix et son bonheur, que son ame s’est epanouie a la vie spirituelle, qu’elle a fixe le lieu de son repos, en attendant d’etre admise dans la gloire eternelle, ou Dieu lui-meme sera sa recorn- pense. Ce qui faisait dire a notre Pere S. Bernard: « De la cellule au Ciel, il n’y a qu’un pas. » Et lorsque ce moine a assiste a la naissance de son monastere, qu’il a travaille, peine, souffert pour en assurer l’existence, on congoit aisement que chez lui ces sentiments prennent une intensite toute particuliere. Or c’etait le cas pour la majeure partie des Peres et des Freres de Notre-Dame de la Delivrance. Combien grandes furent done la LE COURONNEMENT DE L’CEUVRE 201 joie et la reconnaissance de tous, lorsqu’ils appri- rent que le chapitre general avait agree favorable- ment la requete du R. P. Visiteur, et que la sacree Congregation des Eveques et Reguliers, en date du l er septembre 1891, avait ratifie, au nom du Souverain Pontife, 1’autorisation d’eriger le monas- tere de Reichenburg en abbaye. Chacun ne songea plus des lors qu’a implorer avec ferveurles lumieres de l’Esprit Saint, en ne cherchant, dans cette im- portante affaire, que la gloire de Dieu et le plus grand bien de la communaute. Des personnes pieuses unirent leurs prieres a celles des religieux dans cette intention. Monsieur le Baron Henri de Gagern, ami devoue du monastere, et le R. Pere Ubald Bergant, Gardien des PP. Capucins de Gurk- feld, voulurent bien accepter de remplir 1’office de temoins. L’election eut done lieu le 10 sep¬ tembre en seance capitulaire, sous la presidence du R. P. Dom Louis de Gonzague. Le resultat fut des plus prompts et des plus heureux. Le Rev. Pere Dom Jean-Baptiste Epalle, Prieur du monas¬ tere depuis cinq ans, ayant reuni 1’unanimite des suffrages, fut declare canoniquement elu Abbe de Notre-Dame de la Delivrance. Proces-verbal fut aussitot dresse, et 1’election proclamee hors du chapitre selon 1’usage. Apres quoi, toute la com¬ munaute se rend au choeur pour chanter le Te Deiim en actions de graces. Comme les fronts sont radieux, et combien fer- vents les elans de reconnaissance qui montent vers Dieu pour le benir et le remercier! Les destinees 202 LE FRERE GABRIEL GIRAUD du monastere, en effet, pouvaient-elles etre mieux placees qu’entre les mains de Dom Jean-Baptiste, qui avait tant fait deja pour cette maison et dont l’inepuisable devouement va se depenser desormais sans compter pour les ames qui viennent de lui etre confiees. Nous ne sommes point a l’aise, on le congoit, pour laisser parler notre coeur, ni meme pour repeter ce que l’on dit de toutes parts a la louange de l’elu du Seigneur. Neanmoins, il nous est bien permis d’associer ici, dans cet hommage de pieuse gratitude, le souvenir de notre digne R. P. Abbe a celui du bon frere Gabriel, qui, lui aussi, prenait une part bien vive a 1’allegresse generale, en ce jour memorable entre tous. Cest que le saint Fondateur venerait le R. P. Dom Jean- Baptiste et 1’aimait d’une tendre et solide affection, vieille de plus de vingt ans. Ajoutons seulement que les noms de Dom Jean-Baptiste et du frere Gabriel resteront indissolublement unis dans la memoire des religieux de Reichenburg; et lorsque les generations posterieures jetteront un regard sur les annees d’autrefois, ce seront toujours ces deux nobles figures qu’elles apercevront tout d’abord dans ces visions du passe. Mais n’anticipons point. Nous sommes encore au 10 septembre 1891. Informe sans delai de l’heu- reuse issue de 1’election, Monseigneur Napotnik, Prince-Eveque de Marburg, qui n’etait point etran- ger a cette grande affaire, comme on en peut juger par la teneur meme du Bref, dit combien il lui tardait de venir partager la joie des pieux habitants LE COURONNEMENT DE L’CEUVRE 203 de Notre-Dame de la Delivrance, et fixa la cere- monie de la Benediction du nouvel Abbe au di- nanche 27 septembre. En consequence, on se prepara activement a ces touchantes solennites. Le 26 septembre, a l’heure ordinaire du chapitre, preside par le R. P. Visiteur, eut lieu l’installation de 1’Abbe elu de N.-D. de la Delivrance, au cours de laquelle se fit la ceremonie si emouvante de la promesse d’obeissance des religieux entre les mains de Dom Jean-Baptiste. Puis le R. P. Dom Martin, Abbe de N.-D. des Neiges (Lozere), tint durant quelques instants la communaute sous le charme de sa parole agreable et facile, et rappela dans une instruction pleine d’enseignements pra- tiques, la soumission due a 1’Abbe et les devoirs de celui-ci envers ses freres. Le soir du meme jour, toute la communaute se rendit a la porte du monastere, paree de ver- dure et de fleurs, pour recevoir Sa Grandeur Mon- seigneur Napotnik, accompagne de Monseigneur Kosar, Grand-Vicaire du Diocese. La solennite de la Benediction abbatiale du R. P. Dom Jean-Baptiste Epalle etait arrivee. Elle fut ce que l’on pouvait prevoir : une agreable et douce tete de famille, a laquelle le clerge et la population des environs prirent une large part. Nous ne pouvons decrire ici cette majestueuse et imposante ceremonie, dontaucun desheureux te- moins ne perdra jamais la memoire. Mais comment passer sous silence la bienveillante et paternelle 13 204 LE FRERE GABRIEL GIRAUD affection que notre digne et saint Eveque nous temoigna en cette circonstance. Comment parler dignement de cette tendre piete, de cette profonde humilite et de cet esprit d’abnegation qui distin- guent Sa Grandeur et dont nos Annales ont re- cueilli plus d’une fois le precieux souvenir. Malgre son peu de sante et un reel surcroit de fatigue, Monseigneur voulut bien celebrer au milieu de nous la fete de S. Michel, son glorieux patron : heureuse comcidence qui permit a la communaute de lui offrir, avec ses meilleurs souhaits, les sen- timents de veneration, de reconnaissance et d’a- mour qui debordaient de tous les coeurs. Au cours de la Messe pontificale, le Prelat confera le dia- conat et la pretrise a deux de nos religieux, et, comme la veille, nous honora de sa presence aux offices du chceur et au dlner de la Communaute. Aujourd’hui encore, a preš de vingt ans de distance, Son Excellence le Prince-Eveque a garde un agreable souvenir de sa premiere visite a Rei- chenburg et de ses repas a la table des moines. Dernierement encore, dans 1’intimite d’une petite reunion, Monseigneur raviva cette douce flamme du passe et detailla avec une visible satisfaction le menu de ces jours de fete. « La soupe, disait le Prelat, le pain, le vin, les haricots, tout fut excellent; seule la salade, que chacun prepare soi- meme, me causa tout d’abord quelque embarras. Ne sachant comment m’y prendre, je jetai un coup d’oeil discret sur mon voisin, le R. P. Dom Louis de Gonzague, qui attaquait precisement la sienne LE COURONNEMENT DE L'(EUVRE 205 et la tordait vigoureusement entre ses mains; j’a- vais la clef du mystčre. Quant a Monseigneur Kosar, ajoutait Son Excellence avec un fin sourire, c’etait le pain qui captivait toute son attention; il trouva le pain de la Trappe delicieux et voulut en emporter pour son usage personnel. » Le 30 septembre, a 10 heures du matin, Mon¬ seigneur benit une derniere fois la Communaute reunie, puis nous quitta, non sans nous promettre de revenir chaque annee passer quelques instants au milieu de nous. Le jour suivant, les Reverends Peres Dom Louis de Gonzague et Dom Martin nous donnaient, eux aussi, leur paternelle bene- diction et reprenaient le chemin de la France. A- lors la jeune Abbaye de Reichenburg rentra dans le calme accoutume. Durant ces solennites, le bon frere Gabriel avait pris une part bien vive, quoique tres effacee, a 1’allegresse generale. Or cette fete de famille, dont le merite lui revenait en grande partie, devait etre la derniere joie de sa vie. Desormais commence pour le saint frere une longue serie de peines et de deuils intimes qui le trouveront toujours sou- mis et resigne, et jetteront un nouvel eclat sur 1’ensemble de ses vertus. Toujours plus preoccupe des autres que de lui-meme, il ne perdit point de vue, au sein de cet ocean d’amertumes, 1’oeuvre que le Seigneur lui avait confiee et qu’il voulait lui voir terminer avant de 1’appeler a la recom- pense et au repos. 206 LE FRERE GABRIEL GIRAUD Apres les creations de tout genre et les ameliora- tions nombreuses faites au monastere de Reichen- burg, d’autres entreprises s’imposaient d’urgence pour en assurer 1’avenir; elles se realiserent suc- cessivement. Parmi ces dernieres, 11 faut placer la conduite d’eau, dont les travaux importants furent commences dans les premiers mois de 1’annee 1892. Dans un monastere cistercien, l’eau est un element d’une necessite premiere et absolue; elle doit arri- ver partout, aisement et en quantite suffisante pour subvenir aux besoins multiples de 1’interieur et de l’exterieur. Jusque la, on n’avait a Reichenburg que l’eau du puits romain, preš de la terme, et celle bien moins bonne d’un autre puits situe dans la cour du chateau; souvent fallait-il encore avoir recours a la fontaine du village. Apres bien des recherches et bien des calculs, on fut assez heureux pour decouvrir au nord-ouest de la terme, sur une propriete voisine, un groupe de trois sources d’une eau delicieuse, que l’on resolut d’utiliser pour l’ap- provisionnement de la colonie monastique. La propriete fut done achetee, puis, apres des diffi- cultes sans nombre, l’eau fut amenee par le moyen d’un belier de tort calibre d’abord a la terme, ensuite au jardin potager, et finalement, apres un parcours d’environ trois kilometres, au monastere, ou deux pompes desservent la citerne pour 1’usage quotidien. La encore, on reconnait 1’action bienfaisante de la main charitable et du coeur genereux de notre venere fondateur. Mais c’est par une rude LE COURONNEMENT DE L’(EUVRE 207 epreuve que Dieu, dont les desseins sont impe- netrables, avait resolu de recompenser son devoue serviteur. Le 6 novembre 1893, le frere Gabriel regut la penible nouvelle que son frere Leon etait tres dangereusement malade et temoignait le desir de le voir et de 1’entretenir relativement a des affaires de famille. Le bon frere se rendit done immediatement aupres du cber malade et passa quelques semaines a ses cotes. Un mieux s’etant manifeste, le frere Gabriel crut pouvoir reprendre la route de Reichenburg, et il nous arriva effecti- vement dans les premiers jours de decembre. Ce long voyage, par la saison rigoureuse, devait avoir les suites les plus funestes; notre saint fondateur rapportait les germes d’une fluxion de poitrine qui devait le conduire aux portes du tombeau. Tout d’abord sa vertu et son energie firent face au mal; bientot pourtant un point de cote, qui le faisait cruellement souffrir et qui revetait les caracteres alarmants d’une pleuresie, le cloua sur la couche. Soudain, le mal gagna les poumons et les medecins constaterent les symptomes d’une fluxion de poitrine des plus graves. En quelques jours la maladie fit des progres effrayants. Le samedi, 23 decembre, le R. P. Abbe, qui voulait faire violence au ciel, preserivit a la com- munaute une neuvaine en 1’honneur de Notre-Dame de Lourdes, en vue d’obtenir la guerison de l’au- guste malade. Que ne nous fut-il donne a cette heure d’angoisses de penetrer les secrets des coeurs, d’y decouvrir les sentiments d’estime et d’affection 13. 208 LE FRERE GABRIEL GIRAUD en eveil et en detresse! Nous eussions mesure quelle plače grande et profonde le saint religieux occupait dans l’ame de tous ses freres. Plus d’un, nous ne saurions en douter, fit a ce moment le sacrifice de sa vie pour obtenir la prolongation de cette existence si precieuse. Cependant le bon frere ne se faisait pas illu- sion sur la gravite de son etat; habitue, en sa qualite d’infirmier, a voir la mort de bien preš, il la vit venir a lui avec le calme et la serenite qu’il apportait dans toutes ses actions. Aussi se prepara-t-il de son mieux a paraitre devant Dieu. Detail touchant, il demanda lui-meme a ce qu’on lui lavat les pieds, afin de recevoir plus conve- nablement le Sacrement de l’Extreme-Onction. Le jour de Noel, le cher patient fut en proie a des crises violentes et repetees; de loin en loin il tombait dans un profond assoupissement, tandis que les gestes nerveux des bras et des mains, signes avant-coureurs d’une fin qui n’est pas eloi- gnee, faisaient craindre qu’il ne passat point la nuit. Le lendemain, 26 decembre, fete de Saint Etienne, etait le quatrieme jour de la neuvaine; rien, dans 1’etat du pieux malade, n’etait de nature a ranimer notre confiance. Vers huit heures du matin de ce meme jour, un bruit etrange et insolite se produit dans le rao- nastere; on va, on vient avec precipitation; les uns, ayant a la main des seaux et des arrosoirs, courent a la pompe, les autres en reviennent avec des couvertures mouillees et se hatent dans la LE COURONNEMENT DE L’CEUVRE 209 direction du grenier. On sonne les cloches : c’est le tocsin, la panique est generale. Un feu de che- minee a eclate a la cuisine de la communaute et menace, vu la vetuste de la toiture, de causer un effroyable desastre. Un bon frere affole court chez le R. P. Abbe, qui ne se doute de rien. « Mon Reverend Pere, venez vite, le feu est a la maison. » « Mon Dieu, fait le Pere Abbe, et notre frere Ga¬ briel qui est mourant! » Sur ces entrefaites survient le frere portier qui informe le Reverend Pere de 1’arrivee d’un petit mendiant a peine vetu et transi par le froid piquant du matin. Terrifie par la nou- velle de 1’incendie, le R. P. Abbe ne prete qu’une vague attention aux paroles du portier et se rend en hate sur le lieu du sinistre. Deja, fort heureuse- ment, le feu avait perdu de son intensite, et au bout de quelques instants on se rendait maitre de ce commencement d’incendie, qui avait cause plus de frayeur que de reels dommages. Peu apres, toute la communaute se trouvait a 1’eglise pour 1’office de Tierce et la grand’messe du jour. Soudain, le Reverend Pere se rappelle le petit mendiant de tout a l’heure. II y a la, pense-t-il, une bonne oeuvre a faire pour remercier le bon Dieu de nous avoir preserves de 1’incendie et pour obtenir la guerison de notre cher malade. Sur ce, le Pere Abbe quitte sa stalle, descend chez le por¬ tier, ou 1’enfant se rechauffait aupres d’un bon feu, le fait revetir d’un habillement complet, tout en recommandant au frere portier de lui servir a de= jeuner et de 1’amener ensuite a la messe. Mais, 210 LE FRERE GABRIEL GIRAUD qu’arriva-t-il ? Profitant de 1’absence du portier, l’enfant, tout heureux de se voir bien vetu, s’enfuit a toutes jambes pour ne pas reparaitre. Assure- ment cet enfant comptait parmi ceux dont le divin Maitre a dit : « Ce que vous aurez fait a l’un de ces petits, c’est a moi que vous 1’avez fait. » Tou- jours est-il qu’a partir de ce jour une ameliora- tion tres notable se produisit dans l’etat de notre venere malade, qui fut bientot hors de tout danger et recouvra peu a peu une excellente sante. Ce retablissement, aussi merveilleux qu’il avait ete prompt, combla toute la communaute d’une joie indicible, et nul ne douta que cette grace insigne n’avait ete accordee aux ferventes prieres faites a cette intention, comme aussi en recompense de l’acte de charite que nous venons de narrer. La mort toutefois, honteuse de sa defaite, ne consentit a lacher sa victime que pour la frapper bien rudement dans ses plus cheres affections : cruelle vengeance qu’elle devait renouveler deux ans plus tard d’une fagon plus douloureuse encore. La proie qu’elle se choisit en echange fut M. Leon Giraud, qui s’endormit pieusement dans le Seigneur le 15 avril 1894, dans sa 62 e annee, apres de longues et penibles souffrances chretiennement supportees. Un Memento douloureux que nous a- vons sous les yeux resume admirablement 1’eloge de toute la vie du regrette defunt : II a passe en faisant le bien. II a ouvert sa main a Vindigent; il a etendu son bras vers le pauvre, et sa charite a ete inepuisable. LE COURONNEMENT DE L’(EUVRE 211 A 1’arrivee de la fatale nouvelle a Reichenburg, le bon frere Gabriel etait absent. Delegue par le R me Pere General pour presider la Benediction de Dom Dominique Assfalg, nouvel Abbe de Maria- stern, notre Reverend Pere 1’avait pris pour com- pagnon de route. C’etait du reste le deuxieme voyage que le frere Gabriel faisait en Bosnie de- puis son retour des portes du tombeau et des rives de 1’eternite. Loin de rester sourd a ces avertissements reite- res, le saint frere comprit qu’il devait profiter du delai que Dieu lui accordait, et se hater de mettre la derniere main a son oeuvre. Apres quinze ans de sejour a Reichenburg, on avait acquis la conviction que l’agriculture toute seule ne pouvait suffire a 1’entretien d’une com- munaute de quatre-vingts personnes. Force etait done de recourir a une petite industrie, laquelle toutefois ne devrait pas empieter sur le terrain de la partie agricole ni paralyser sa liberte d’action; 1’une et 1’autre, au contraire, auraient a se preter un mutuel concours en vue d’un bien commun. Le bon frere Gabriel, en qui vivait toujours Pha- bile industriel de jadis, saisit parfaitement le cote pratique et necessaire de la question, et il s’offrit genereusement a la resoudre au point de vue fi- nancier. Restait a determiner le genre d’industrie que Pon adopterait. Apres quelques hesitations bien legitimes en face d’une semblable entreprise, on opta pour la fabrication du chocolat. Le projet fut aussitot soumis a la Fabrique de nos Peres 212 LE FRERE GABRIEL G1RAUD d’Aiguebelle (Drome), la reine des chocolateries de notre Ordre, qui en compte une demi-douzaine a travers 1’Europe. Le R. P. Dom Jean-Baptiste Chautard, actuellement abbe de Sept-Fons, etait alors la roue-ma!tresse de cette chocolaterie pros- pere. Applaudissant a notre dessein, il mit gra- cieusement a notre disposition son temps et sa personne. Voulant s’assurer parlui-meme si lafabri- que en question etait un fait realisable, il vint une premiere fois a Reichenburg le 4 novembre 1894, etudia soigneusement la situation, et finalement tra?a le plan de la future chocolaterie. Le 27 marš 1895 eut lieu la pose de la premiere pierre de l’e- difice, qui fut solennellement beni le 19 janvier suivant par le R. P. Dom Jean-Baptiste Epalle en presence de toute la communaute. On demanda la force motrice et 1’eclairage a 1’electricite, a laquelle on adjoignit plus tard un puissant moteur a benzine, ce qui porte a plus de cinquante chevaux 1’energie totale des machi- nes de la fabrique. Situee a cinq cents pas environ du monastere sur un coteau magnifique, ou l’air est embaume des mille parfums s’exhalant des riantes prairies d’alentour, la chocolaterie offre, par sa construc- tion speciale et par sa position, toutes les garan- ties de nature a satisfaire d’une maniere absolue aux regles de l’hygiene. Ajoutons que des succes inesperes ont couronne les premiers efforts, et que la superiorite du Chocolat Imperial a desormais acquis a cette marque une clientele de choix. LE COURONNEMENT DE L’(EUVRE 213 Presque en meme temps s’elevait vis-a-vis la chocolaterie une Distillerie a vapeur, dont les pro- duits sont egalement tres apprecies du public . 1 Ora et labora : Priere et travail, telle est la devise qui figure en lettres d’or sur la fagade an- terieure de la chocolaterie de Reichenburg : tels furent aussi, nous allons le dire plus explicitement dans le chapitre suivant, les deux elements prin- cipaux qui se partagerent la vie feconde du frere Gabriel et alimenterent le foyer de son inepuisa- ble charite. 1. Tout recemment, le 26 novembre 1908, les PP. Trap- pistes de Reichenburg ont offert a 1’Empereur Franfois-Joseph, a 1’occasion de ses 60 ans de regne, une magnifique cassette contenant les differents produits du monastere. Sa Majeste accepta avec bienveillance cet humble present et fit remer- cier le monastere par une lettre elogieuse du 21 decembre suivant. Cest dans cette circonstance aussi que Sa Majeste decerna a notre R. P. Abbe la Croix d’officier de 1’ordre de Franfois-Joseph; honorable distinction dont nous avons le droit d’etre fiers pour notre Reverend Pere, pour notre mo¬ nastere et pour notre Ordre tout entier. CHAPITRE X LE PARFAIT RELIGIEUX. PORTRAIT DU FRERE GABRIEL. SA PIETE ; SON HUMILITE ET SON OBEISSANCE; SA CHARITE ET SON ESPRIT DE MORTIFICATION. Au titre de ce chapitre, nos lecteurs pourraient croire que nous voulons penetrer dans le sanctu- aire intime de la conscience de notre venere Fon- dateur, et les y introduire a notre suite; telle n’est pas precisement notre intention. Nous desirons seulement resumer en quelques pages ce qui a trait particulierement a sa vie religieuse, en etayant notre recit de certains faits edifiants qui n’ont pu trouver plače dans le cours de cette histoire. En d’autres termes, nous voulons donner le dernier coup de pinceau a cette douce et sympathique figure, que nous nous sommes efforce de peindre aussi fidelement que possible. Au physique, nous 1’avons dit deja, le frere Gabriel etait, dans toute la justesse du mot, un bel homme. D'une taille elancee et au-dessus de la moyenne, il portait le front haut et large, sur lequel on surprenait 1’elevation de la pensee et la noblesse du sentiment; son regard profond et clair- voyant accusait une rare intelligence jointe a une grande finesse d’observateur, tandis que sur ses le- vres nettement decoupees errait un gracieux sourire, Avenue du cimetiere LE PARFAIT RELIGIEUX 215 qui temperait 1’apparente austerite de cette figure ascetique et annongait un coeur genereux. Avec l’age, une aureole de cheveux blancs et la paleur naturelle du visage vinrent ajouter a cette noble physionomie une douce majeste, qui gagnait la confiance et commandait la veneration. Allant et venant, le bon frere avait une demarche des plus humbles, et tenait toujours les yeux mo- destement baisses. Quand, au contraire, le moment de 1’action etait passe, et qu’il etait assis ou a genoux, il inclinait profondement la tete, a tel point que le menton reposait sur la poitrine; l’dge et les infirmites accentuerent encore cette posture, qui avait certainement son cote penible et morti- fiant. D’un temperament vif et nerveux, mais ja- mais brusque ou cassant, et doue en outre d’une rare energie de caractere, qui triomphait au besoin de son humilite naturelle et doublait les forces de son corps, le frere Gabriel etait capable des plus grandes choses. Pour tout dire en deux mots, il y avait en lui 1’etoffe d’un vaillant capitaine double d’un intrepide apotre. Au moral et au spirituel, le saint religieux n’etait pas moins bien doue. L’amenite de son caractere toujours egal et toujours charitable, son devoue- ment sans bornes, la distinction de ses manieres, son esprit enjoue, sa conversation facile et agrea- ble faisaient rechercher sa societe et lui gagnaient tous les coeurs. Mais ce qui attirait surtout vers lui et exergait un irresistible ascendant sur ceux qui 1’approchaient, c’etait le parfum de ses vertus 216 LE FRERE GABRIEL GIRAUD monastiques et cet air de saintete qui, a son insu, rayonnait sur toute sa personne. Cest done sur ce cote intime de la vie de notre regrette Fondateur que nous voudrions appeler une derniere fois 1’attention de nos leeteurs, en leur montrant brievement ce qui fit du frere Gabriel un parfait religieux. La piete semblait etre la base de sa vie reli- gieuse, la mere et la gardienne de ses autres vertus. Mais nous n’entendons pas ici cette piete exterieure, faite de lambeaux de devotions particulieres ou d’un amas de prieres vocales recitees machinale- ment et sans but prečiš. La vraie et solide piete qui le distinguait, est celle dont parle 1’Apotre quand il dit : « La piete est utile a tout, dans la vie presente et pour la vie future. » Cette piete consiste dans une etroite union avec Dieu, dans la resignation a son adorable volonte, dans l’hu- milite et la fidelite a ses devoirs; elle est, autre- ment dit, le principe de la vie surnaturelle, qu’elle aide a obtenir par le secours de la grace. L’aliment necessaire et indispensable a cette vraie piete, le frere Gabriel le trouvait dans l’exercice quotidien de 1’oraison mentale, dans la recitation de 1’office divin, dans la communion frequente, dans les lectures spirituelles et surtout dans ce recueillement habituel qui le caracterisait. Bien que le saint frere, en sa qualite d’oblat, ne fut pas tenu a la recitation de 1’office divin hors du choeur, il etait d’une fidelite exemplaire a s’en acquitter; aussi les pages de son breviaire temoignent-elles LE PARFAIT RELIGIEUX 217 de 1’usage frequent qu’il en faisait. Cest qu’en effet, dans la recitation de 1’office, comrae dans 1’oraison et dans la sainte communion, le bon frere puisait la force et le secours dont il avait besoin pour acquerir et pratiquer les sublimes vertus dont il nous a laisse de si beaux exemples. D’autre part, son grand esprit de foi ne lui faisait negliger aucune des pieuses pratiques recomman- dees par nos saintes regles. Chaque fois qu’il entendait prononcer les doux noms de Jesus et de Marie, il inclinait devotement la tete, selon qu’il est prescrit. Des qu’il avait un moment de loisir ou qu’il se rendait quelque part, il recitait pieu- sement son chapelet. Durant le grand Tricenaire, du 17 septembre au 17 octobre, chaque religieux pretre celebre trois messes pour les defunts, et ceux qui ne sont pas pretres recitent dix fois le psautier. Malgre ses nombreuses occupations, le frere Gabriel ne voulut jamais faire commuer cette pieuse pratique en une autre moins penible, et tant que durait le Tricenaire, on le voyait reciter genereusement le psautier. Parmi les devotions autorisees, il en est peu de plus substantielles que la meditation des souffrances du Sauveur et de sa douloureuse Passion. De bonne heure, le fervent religieux 1’avait compris, et il eprouvait une douce consolation a faire le pieux exercice du chemin de la croix. Un jour, raconte l’un de ses freres, c’etait dans 1’apres-midi d’un vendredi-saint, sui- vant l’usage, le Saint Sacrement avait ete trans¬ porte dans la chapelle de Saint Nicolas, et je me 218 LE FRERE GABRIEL GIRAUD trouvais a la tribune pour reciter mon petit Office de la Sainte Vierge. Bientot je vis arriver le bon frere Gabriel qui s’agenouilla preš de l’autel, resta quelques instants en adoration, puis commenga devotement le chemin de la croix. La vue du saint religieux, agenouille sur le pave, baisant humble- ment la terre a chaque station, et s’abimant dans la meditation des souffrances du Sauveur Jesus, produisit sur moi plus d’effet qu’un long et beau sermon ; aussi je garderai toute ma vie le precieux souvenir de cet edifiant spectacle. Chez le frere Gabriel, la piete, comme du reste ses autres vertus, n’avait rien de guinde, rien d’af- fecte, rien qui sentlt 1’ostentation ou la recherche de soi : c’etait la franche et douce piete d’autant plus solide qu’elle prenait sa source dans une profonde et sincere humilite. Cette vertu, dit fort bien notre Pere Saint Bernard, fait que 1’homme, se connaissant bien lui-meme, devient vil a ses propres yeux : Humilitas est virtus qua komo verissima sui agnitione šibi ipsi vilescit. Par les connaissances qu’elle nous donne de la grandeur de Dieu et de notre neant, 1’humilite nous apprend a faire la juste part de Dieu et la notre dans l’in- ventaire de notre vie. Toutefois, 1’humilite est moins une vertu speciale que la source, la racine, le fondement commun et indispensable de toutes les vertus. Cest pourquoi une ame qui veut se rendre digne des dons de Dieu, les voir s’affermir et se developper en elle, doit au prealable se dega- ger et se vider d’elle-meme; et c’est la precisement LE PARFAIT RELIGIEUX 219 1’oeuvre de 1’humilite. Le saint frere Gabriel avait bien saisi 1’importance capitale de cette grande verite. Des son entree en religion, il s’adonna avec ardeur & l’acquisition et a la pratique de cette vertu fondamentale; pour cela, il oublia le monde, son rang, sa noblesse; il s’oublia lui-meme pour ne plus penser qu’a Dieu devenu 1’objet constant et l’unique bien de son ame. Aussi l’humilite brillait- elle en lui d’un vit eclat. Cest elle qui inspirait ses sentiments, dictait ses paroles, presidait a cha- cune de ses actions et reglait toute sa conduite. Que de choses admirables nous pourrions narrer a 1’eloge de cette ame foncierement humble, et que de merveilles ne sont connues que de Dieu seul! Pour se faire une juste idee du prix que le frere Gabriel attachait a 1’humilite, il faut savoir qu’il ne laissait echapper aucune occasion de s’hu- m.lier. Frequemment il s’accusait au chapitre des petits manquements contre la sainte Regle ou quelque point de discipline; de plus il etait heu- reux d’etre repris par ses freres et reprimande par ses superieurs : aussi ne savait-il comment temoi- gner aux uns et aux autres sa grande leconnais- sance. « Le frere Gabriel, a dit souvent le Reverend Pere Dom Jean-Baptiste, est le religieux que j’ai le plus humilie depuis que je suis superieur. » Interroge sur les motifs qui le faisaient agir ainsi et qui le portaient a infliger parfois au saint frere de rudes et severes remontrances pour des fautes tres legeres, le R. P. Abbe repondit: « Je savais le frere Gabriel capable de supporter ces humiliations, 14 220 LE FRERE GABRIEL GIRAUD dont il etait du reste tres avide, et je tenais a le proposer comme exemple aux ames faibles et pu- sillanimes; aussi etait-il un modele et un levier pour toute la communaute. » Lors de sa premiere visite a Reichenburg, Son Excellence Mgr Napot¬ nik, entretenant un religieux, s’informait de certains details relatifs a notre genre de vie et manifestait son etonnement sur quelques points d’une regle si austere et si crucifiante pour la nature : Cest vrai, repartit le Pere, nous avons nos petites epreuves et nos moments penibles; mais, pour mon compte, il me suffit de jeter les yeux sur notre saint frere Gabriel pour me sentir aussitot reconforte et ani- me d’une ardeur toute nouvelle pour la pratique des vertus. Non seulement le vertueux frere ne parlait jamais de lui, ni de sa fortune, ni de sa famille, mais encore il souffrait visiblement lorsqu’il etait l’objet de quelque deference ou de certains eloges. Se trouvant un jour dans une paroisse ou Monseigneur Napotnik donnait le sacrement de confirmation, le frere Gabriel dut assister au diner qui suivit la ceremonie, et auquel prenaient part plusieurs ecclesiastiques des environs. Aux compliments d’u- sage et aux paroles de bienvenue, le Prelat re- pondit par un de ces toasts gracieux dont il a le secret. Dans l’exorde et la peroraison, il eut meme quelques mots affectueux a 1’adresse du frere Ga¬ briel et le remercia avec effusion de ses nombreux et signales bienfaits en faveur du Diocese. Puis, se tournant vers les ecclesiastiques qui 1’entouraient, LE PARFAIT RELIGIEUX 221 Son Excellence ajouta : Bien que le frere Gabriel ne soit pas revetu du caractere sacerdotal, nous devons neanmoins, par reconnaissance, le venerer a 1’egal d’un pretre et lui donner le nom de Pere. Inutile de remarquer que 1’humble frere etait fort mal a son aise en entendant la recommandation de Monseigneur, et volontiers il eut dit avec une sainte ame se trouvant en pareille occurrence : Le toast de Son Excellence etait bien beau; mais, comme le poisson, il n’etait bon qu’entre queue et tete. Le bon frere Gabriel avait des manieres si ai- mables et si adroites de s’humilier, qu’il remportait presque toujours la victoire sur ceux qui voulaient engager la lutte avec lui. Se trouvait-il par exemple avec quelqu'un, fut-ce une personne d’un rang inferieur, jamais il ne consentait a tenir la droite. Se frappant du doigt 1’oreille gauche : « Je suis un peu dur de cette oreille, faisait-il finement, fentends beaucoup mieux de 1’autre. » Se rendait- il quelque part en voiture, la plače d’honneur qu’il se hatait d’occuper etait celle du siege, aupres du cocher, laissant aux autres le fond de la voiture, ou il ne pouvait, pretendait-il, jouir du grand air. Heureusement que tout le monde savait a quoi s’en tenir sur la valeur de ses arguments. Monseigneur Maximilien Stepischnegg, qui pro- fessait une si haute estime pour le digne religieux, fut vaincu dans plus d’une rencontre dans les duels qu’il eut avec lui sur ce terrain. La perspective du sacerdoce qu’on aurait voulu lui imposer etait, 222 LE FRERE GABRIEL GIRAUD on le sait, le plus grand epouvantail de 1’humilite du frere Gabriel. Un jour, aux debuts de la fon- dation de Reichenburg, le Prelat tenta de briser la resistance du saint frere sur ce point, et deja il escomptait un triomphe complet. Au cours du dlner, ou le frere Gabriel remplissaitson Office habi- tuel d’hotelier, Monseigneur, profitant d’une absen- ce momentanee de ce dernier, exprima le desir qu’il aurait de voir elever le frere Gabriel a la pretrise, vu qu’il en etait digne a tous egards. « Je suis parfaitement de cet avis, repartit le Re- verend Pere Prieur, et c’est bien de tout coeur que je delivrerai les lettres testimoniales; mais reste a obtenir le consentement du bon frere : plusieurs fois deja le R. P. Abbe des Dombes et moi avons echoue. » « Oh! quant a cela, reprend le Prelat, je m’en charge. » A l’instant, apparait le frere Gabriel, portant un plat qu’il depose sur la table. « Eh bien! mon cher frere, lui fait Monseigneur Stepischnegg sans autre preambule, je me suis concerte avec votre Reverend Pere; c’est convenu que vous devez venir a Marburg et que je vais vous ordonner pretre. » Foudroye a cette ouver- ture et comme aneanti, 1’humble frere ne trouve pas un mot de reponse; seule la paleur de ses traits revele le trouble qui envahit son ame. Pro¬ fitant de cette minute de desarroi, Sa Grandeur poursuit : « Voyez, mon frere, vous ne pouvez refuser; votre monastere est en ce moment dans une grande penurie de pretres, il attend cela de vous. » Accule dans ses derniers retranchements, LE PARFAIT RELIGIEUX 223 le saint frere ne laisse entendre que cette humble et sublime reponse : « Cest impossible, Monsei- gneur, je ne suis qu’un oblat, incapable de rem- plir les devoirs de 1’etat religieux; comment vou- drait-on m’imposer les obligations si redoutables de la vie sacerdotale ! » Extremement edifie, le Prelat 11 ’insista pas et s’avoua vaincu. A cette profonde humilite, que nous ne nous lasserions pas d’adinirer, le frere Gabriel joignait une obeissance non moins parfaite. II ne pouvait du reste en etre autrement, car ces deux vertus soeurs sont si etroitement unies, qu’elles ne peu- vent exister l’une sans 1’autre. En d’autres termes, 1’humilite produit 1’obeissance, et 1’obeissance est un sacrifice d’humilite. Par les temps troubles que nous traversons, ou une sorte de liberte mal entendue ose meconnaitre et violer les droits sacres de Dieu; ou le souffle deletere de 1’independance et de la revolte s’abat sur les societes pour les avilir et les ruiner; ou le satanique non serviam de Lucifer est devenu la devise d’un vil troupeau d’esclaves affames de liberte, il est consolant de voir dans les monasteres 1’autorite amoureusement respectee et 1’aimable vertu d’obeissance fidelement gardee. Cest qu’en effet, 1’essence de la vie religieuse repose sur l’o- beissance, c’est a dire sur 1’abnegation complete de soi-meme, sur le renoncement a ce que Fon a de plus cher: la volonte propre. Par la profession monastique, 1’obeissance saisit 1’etre tout entier, le penetre de part en part, ne laissant plus de plače 14 . 224 LE FRERE GABRIEL GIRAUD a 1’arbitraire, a 1’indecision, au caprice et surtout a 1’illusion. Vertu sublime, heroique parfois, tou- jours meritoire, elle eleve Lame du bon religieux jusqu’a Dieu, sanctifie chacune de ses actions, le rend heureux dans sa sainte vocation, et lui fait savourer toutes les delices qu’elle renferme. Le frere Gabriel, il est vrai, n’avait pas emis le voeu d’obeissance : des circonstances que nous connaissons ne lui avaient pas permis de contracter les sacres engagements de la religion. Mais dans le fond de son coeur comme dans 1’ensemble de de sa conduite, le saint religieux, entierement de- gage de lui-meme, resserrait chaque jour les liens intimes qui 1’unissaient a Dieu. Autant et plus peut-etre qu’un profes, il aimait sa regle, la gar- dait avec generosite, savait se plier a ses exigences et s’y conformer en tout point. Le merite etait done en quelque sorte plus grand pour lui, qui avait conserve sa liberte, et renouvelait ainsi un holocauste volontaire dans toutes ses actions. Nul plus que lui ne possedait ce que nous appellerions le double culte de la regle et du Superieur, et il savait au besoin l’inculquer a ses freres. « Ha- bituez-vous, mon Pere, disait-il parfois a son aide- infirmier, a faire passer les preseriptions de la sainte Regle avant tout le reste. » Un jour, le frere Gabriel se trouvait chez le R. P. Abbe en meme temps qu’un autre religieux. Ce dernier avait quelque peine a abandonner son sentiment sur un point, et entrait ouvertement sur le terrain de la contradiction, Quetant du regard 1’opinion du frere LE PARFAIT RELIGIEUX 225 Gabriel, il en regut cette modeste mais energique reponse : « Pour moi, mon Pere, je juge de la saintete d’un religieux d’apres sa soumission et son obeissance a ses superieurs. » Donnee avec un vif accent deconviction et venant d’untel maitre la legon porta ses fruits. Maitre en humilite et en obeissance, le frere Gabriel 1’etait aussi en charite et en mortification. Ces quatre vertus sceurs sont filles du renoncement et de 1’abnegation de soi-meme; bien pratiquees, elles sont le plus bel ornement d’une ame, et font d’une communaute religieuse 1'image du paradis sur la terre. De la ces belles paroles que Pon aime a rencontrer sur les murs d’un cloitre : Claustra ubi regnat charitas, sunt paradisus in tena. La charite, en outre, lorsqu’elle a le prochain pour objet, a cela de particulier qu’elle fait tout entre- prendre et tout bien faire : elle est humble, obe- issante, detachee d’elle-meme, et resunre ainsi parfaitement ses trois autres vertus soeurs. Chez le bon frere Gabriel, nous 1’avons vu deja, la charite jouait un role preponderant; aussi son nom est reste le synonyme de cette divine vertu. Loin d’etre, comme il arrive trop souvent chez ceux qui se croient charitables, une vertu purement speculative et sterile, elle se manifestait en toutes circonstances, presidait a chacun de ses mouve- ments, inspirait sans cesse ce sublime devouement qui le caracterisait, lui faisait supporter en toute patience et resignation les defauts de ses freres et excuser leurs intentions. Universelle aussi bien 226 LE FRERE GABRIEL GIRAUD que surnaturelle, elle s’etendait a tous sans excep- tion; aimable, genereuse, parfois meme hero'ique, elle revetait toutes les formes, sans quitter jamais ce voile de douce modestie qui la rendait double- ment precieuse et admirable. Que d’exemples edi- fiants nous pourrions citer pour confirmer ce que nous avangons. En voici quelques uns choisis entre plusieurs autres. Etant infirmier, le saint frere avait 1’habitude de ne prendre son repos que lorsqu’il etait assure que personne ne devait plus faire appel a son devouement. Savait-il que le R. P. Abbe, le cellerier ou quelque autre absent ne rentrerait que fort a- vant dans la nuit, il attendait leur retour en recitant son chapelet dans quelque coin de 1’infirmerie, et leur prodiguait gracieusement les bons offices de sa vigilante charite. Un jour, raconte le frere Cy- rille, cellerier du monastere depuis plus de vingt ans, j’etais parti a pied de grand matin pour la foire de Montpreis. Arrive vers midi, je reussis a vendre les boeufs que j’avais amenes, apres quoi je repris courageusement la route du monastere. C’etait onze heures du soir lorsque j’en franchis le seuil. Harasse de fatigue, je ne songeais qu’a gagner bien vite le dortoir pour me reposer. Cette fois du moins, me disais-je en moi-meme, j’ai de- joue les plans du bon frere Gabriel. J’allais attein- dre la porte du dortoir, lorsque j’entendis soudain des pas ouates qui venaient derriere moi : c’etait le saint frere qui sortait de son embuscade et m’invitait a le suivre au refectoire, ou il me servit LE PARFAIT RELIGIEUX 227 un souper bien chaud qui me reconforta admira- blement. Un tel desinteressement et une vertu si hero'ique augmenterent de beaucoup 1’opinion a- vantageuse que j’avais de la saintete du bon et charitable infirmier. Parmi les religieux de choeur qui approcherent de bien preš le saint Fondateur et purent apprecier la sublimite de ses vertus, il faut nommer le frere Antoine Witz, Oblat de choeur comme lui, et qui mourut dans la maturite de 1’age, le 15 novem¬ bre 1897. Secretaire et pharmacien du monastere durant plusieurs anndes, il eut a ce double titre de frequents rapports avec le charitable infirmier, qui le tira un jour d’un assez mauvais pas. Voici dans quelle circonstance. Oblige de sortir de fois h autres pour les affaires temporelles du monas¬ tere, le frere Antoine avait la facheuse habitude, a son retour, de rendre sa douillette au vestiaire sans en vider les poches. Devant la facilite qu’il en avait, le frere Jean-Baptiste, pour lors president de la couture, resolut de corriger le secretaire de cette negligence. L’occasion ne se fit pas attendre. Au retour d’un voyage, le frere Antoine rapporte sa douillette et la depose machinalement sur la table. L’inspection des poches met cette fois le frere Jean-Baptiste en presence d’une somme assez importante, accompagnee de quelques papiers de valeur; sans perdre un instant, il retire adroite- ment le tout et le porte au R. P. Abbe. Peu apres arrive le frere Antoine, qui va droit a la douillette et en scrute les poches d’une fa^on anxieuse. N’y 228 LE FRERE GABRIEL GIRAUD trouvant rien, il se tourne vers le frere tailleur et lui demande par signes si c’est bien la celle qu’il lui a remise. Sur la reponse affirmative du frere Jean-Baptiste, qui poursuit son travail avec un imperturbable sang-froid, le frere Antoine, un peu decontenance, se retire sans rien ajouter. II revient une seconde fois, et reitere ses perquisitions sans plus de succes. « Cen est fait, se dit-il en lui- meme, j’ai du perdre mon dossier. » Au sortir du vestiaire, il rencontre le bon frere Gabriel, qui re- marque son trouble et le questionne sur le motif de sa peine. Encourage par Pair charitable et com- patissant de son saint confrere, le pauvre frere Antoine lui fait la fatale confidence, et ajoute qu’il n’ose pas s’en ouvrir au Reverend Pere, mais qu’il va de suite ecrire a sa soeur et lui demander l’e- quivalent de la somme perdue. A cette ouverture, le frere Gabriel sourit et le rassure de son mieux, observant que le malheur n’est pas grand et que lui-meme se charge de regler cette affaire. De ce pas, notre bon frere se rend chez le R. P. Abbe, a qui il conte 1’aventure. « Tenez-vous tranquille, lui fait le Reverend Pere, la somme en question est entre bonnes mains; seulement je desire que le frere Antoine vienne me trouver. » Ce dernier se presenta en effet, requt la correction qu’il me- ritait, et, grace a la charitable intervention du frere Gabriel, se corrigea de sa negligence passee. La charite du saint frere, avons-nous dit, s’etendait a tous sans distinction; aussi ne pouvait-il rester insensible aux souffrances d’autrui. Sortant un jour LE PARFAIT RELIGIEUX 229 du monastere en compagnie du R. P. Abbe, il est aborde par une pauvre femme, dont l’exterieur porte les derniers vestiges d’une aisance passee. Elle exprime sa misere presente, son etat maladif, et demande finalement un petit subside pour se faire soigner dans un hopital. Tout d’abord, le Reverend Pere n’ajoute qu’une faible creance a son recit, et lui objecte que ses papiers ne font nulle mention de sa pretendue misere. Emu de com- passion, le bon frere Gabriel obtient du Pere Abbe la permission de lui venir en aide, et aussitot il lui remet discretement une genereuse aumone. Un des nobles desirs que caressait sa grande ame etait de faire construire a Reichenburg un hopital desservi par des religieuses, qui soigneraient gratuitement les pauvres malheureux de 1’endroit et visiteraient les malades a domicile. La mort l’a empeche de realiser ce voeu si cher a son coeur. Sachant en outre que 1’eglise paroissiale etait beau- coup trop petite pour la population et que Mon- sieur le cure eut vivement souhaite en batir une plus vaste, le saint frere mit de suite a sa dispo- sition, pour les premiers travaux, une forte sornme, bien resolu a renouveler ses dons a mesure que la construction se poursuivrait. Diverses circon- stances entraverent ce pieux projet; le bon Dieu neanmoins tint compte a son serviteur de cette genereuse intention et ne dut point la laisser sans recompense. Bon et charitable a l’exces, le cher frere s’oubliait completement pour les autres, et, qui plus est, se 230 LE FRERE GABRIEL GIRAUD traitait rudement lui-meme. Non content d’observer scrupuleusement la sainte Regle dans toute son austerite, il apportait dans 1’oeuvre de sa sanctifi- cation le surcrolt d’une mortification continuelle et genereuse. Persuade que l’on ne peut avancer un peu loin dans les sentiers de la perfection sans pratiquer des actes interieurs et exterieurs de mor¬ tification, d’humilite, de renoncement, il ne laissait echapper aucune occasion de se vaincre, afin de se rendre plus conforme a Jesus crucifie. Attentif aux moindres besoins de ses freres, et toujours pret a soulager leurs infirmites, il n’avait aucun egard pour les reclamations de la nature, ni pour les exigences de son propre corps. La charite des superieurs intervenait-elle pour lui faire accepter quelque soulagement, le saint religieux trouvait toujours que l’on s’occupait trop de lui, et que tel ou tel meritait bien mieux ce meme adoucissement. Que de fois nous 1’avons vu se rendant a la ferme, bravant la pluie et le froid, et ne songeant meme pas a se couvrir du capuce. A 1’entendre, il ne souffrait jamais de rien, et jouissait d’une sante a toute epreuve. Interroge dans une rencontre sur son etat physique : « Oh! je vous remercie, fit-il en souriant, je vais tres bien; c’est moi qui me porte le mieux de la communau- te. » Or, remarquait par apres 1’interlocuteur, le bon frere etait si pale et d’une telle maigreur, que l’on eut pu lire un journal au travers de ses joues. A le voir au refectoire, maniant allegrement la fourchette, on aurait cru que la portion qu’il avait Le Frere Gabriel apres la mort avec le R. P. Dom Jean-Baptiste Epalle a ses cotes. LE PARFAIT RELIGIEUX 231 devant lui etait tout a fait a 1’avenant de son ap- petit, et qu’il employait consciencieusement le temps du repas. Or, nous savons d’apres le rapport de ses voisins que le frere Gabriel etait la d’une sobriete, disons le mot, d’une mortification peu commune. 11 leur suffit, en effet, d’ouvrir un peu les yeux, pour avoir le coeur net au sujet de l’in- nocent stratageme dont il usait pour amuser son appetit et lui faire savourer sa portion. Prenant un peu de cette derniere dans son assiette, il lui imprimait un mouvement de rotation continue, que suivait habilement sa fourchette; mais comme celle- ci effleurait a peine le contenu, elle revenait a sa bouche presque aussi legere que lorsqu’elle s’en etait eloignee. Le tour de forces durait ordinaire- ment aussi longtemps que le repas, et nous laissons a penser si le bon frere, en se levant de table, pouvait dire en toute sincerite qu’il avait fait hon- neur a la cuisine. Si nous ne faisons pas mention de la soupe, c’est que le frere Gabriel n’y touchait jamais, objectant, a qui lui en faisait la remarque, qu’elle l’incommodait. La vraie raison etait bien plutot qu’il voulait laisser sa part integre aux pau- vres qui se presentent chaque jour a la porte du monastere. Un jour, la mortification bien connue du saint frere fut mise a une rude epreuve. Ainsi que nous 1’avons dit plus haut, Son Excellence Monseigneur Napotnik voulut, dans une occasion, partager le repas des moines au refectoire. Apres le dtner, le Prelat fit le tour de la salle, et s’arr£ta, sans.doute 232 LE FRERE GABRIEL GIRAUD a dessein, devant le couvert du frere Gabriel, qui se tenait tout confus a quelques pas de la. De- couvrant alors les gamelles, Monseigneur constata qu’elles etaient presque intactes, ce qu’il fit cha- ritablement observer au bon frere, dont la morti- fication etait, cette fois, mise en parfaite evidence. Ajoutons que le frere Gabriel etait arrive a mortifier si parfaitement ses gouts en fait de nour- riture, qu’il etait difficile de savoir ce qu’il aimait on ce qui lui repugnait. « J’ai toujours deteste l’oignon, fit-il un jour en presence du frere cuisi- nier; mais, je vous prie, ne faites pas attention a moi. » Les voisins du frere Gabriel au dortoir se sou- viennent avec quelle rigueur il usait de la disci¬ pline le vendredi; a 1’entendre se flageller de la sorte, on etait convaincu qu’il se croyait, dans 1’intime de son coeur, le plus grand pecheur qui fut au monde et qu’il etait digne de tous les chatiments. 1 Cet esprit de mortification s’etendait du reste, comme nous avons pu le remarquer, a toute sa personne et a toutes ses actions; nul mieux que lui ne sut reduire en servitude son corps avec tous 1. La discipline du venere frere fut remise par le R. P. Abbe a un ami intime du saint religieux, Mr. Augustin Rey-Mury, de Lyon, qui refut cette precieuse relique avec une inexpri- mable reconnaissance. Au cours de sa visite a Reichenburg en 1901, cet homme de grande foi se fit conduire au dortoir et, apres avoir baise avec devotion les murs de la cellule qu’avait occupee 1’humble religieux, il dit aux personnes qui 1’entouraient ces paroles que nous avons recueillies sur bien des levres : « Le frere Gabriel etait un saint. » LE PARFAIT RELIGIEUX 233 ses sens, et son coeur avec ses nobles facultes, pour en faire les souples instruments de sa sancti- fication et de son salut. Aussi la saintete du frere Ga¬ briel etait formee de toutes les vertus. A vouloir les enumerer toutes, il nous faudrait consacrer un chapitre entier a chacune d’elles; mais ce qui pre- cede suffira, nous 1’esperons, pour donner une juste idee de la perfection du saint religieux. Ce sont la, objectera-t-on peut-etre, des details insignifiants et de peu de valeur dans la vie d’une sainte ame. Sans doute, et nous sommes de cet avis. Mais, par contre, ce serait une grosse erreur de croire que la vie ordinaire des saints est tissue de faits marquants et d’actions d’eclat. Rares sont les saints destines a faire ici-bas de grandes choses; et, pour notre propre consolation, si Dieu exigeait de nous des oeuvres extraordinaires pour aller au ciel, a quel chiffre serait reduit le nornbre des elus! L’heroisme que Notre-Seigneur demande de nous, Cest la fidelite dans les petites choses, su¬ per pauca fidelis, et le salut de notre ame et sa perfection tiennent a ces petites choses, qui furent precisement le fond de la vie de notre heros. CHAPITRE XI DERNIERS JOURS DU FRERE GABRIEL. LA BACHASSE. MORT DE MADAME GIRAUD. LE FRERE GABRIEL AUPRES DE SON FRERE PAUL; MORT ET ELOGE DE CE DERNIER. RETOUR INOPINE DU FRERE GABRIEL A REICHENBURG. SA DOUCE MORT AU SOIR D’UN BEAU JOUR. L.ES FUNERAILLES A LYON. Au debut de 1’annee 10Q6, epoque qui corres- pond au point ou nous en sommes de notre recit, la famille Giraud sereduisait a trois membres : Madame Giraud et ses deux fils, Monsieur Paul et le frere Gabriel. Presque nonagenaire, et suc- combant sous le poids de graves infirmites plus encore que sous celui des ans, la vertueuse Dame vivait retiree dans sa propriete de la Bachasse, a Ste Foy-les-Lyon, partageant son temps entre les bonnes oeuvres et les exercices de piete. Monsieur Paul, tout en administrant 1’importante Industrie de soieries que nous connaissoris, entourait sa noble mere des soins assidus et devoues que reclamait son etat. Quant au bon frere Gabriel, quoique separe de corps de sa mere et de son frere aine, il vivait avec eux dans une etroite union de coeur et de sentiments. Tous ensemble formaient une image frappante du triple lien difficile a rompre, dont parle 1’Ecclesiaste. Or, spectacle douloureux, en moins de trois annees, la mere et les fils allaient etre ravis a la DERNIERS JOURS DU FRERE GABRIEL 235 terre pour se retrouver par dela les rives de l’e- ternite. Pour le reveur, historien ou poete, en quete d’un sujet palpitant d’interet, il y a la, dans le cercle intime de cette famille, matiere a un delicieux poeme ou a un ravissant tableau. S’eloignant pour cela du tumulte de la grande cite, notre reveur suit quelque temps une longue et belle route bordee d’arbres, et arrive comme par enchantement au sein d’une riante campagne pleine de soleil, de verdure et de fleurs. A sa droite, il remarque bientot un grand portail a jour surmonte de cette simple inscription en lettres d’or: La Bachasse; c’est le but de sa promenade. Muni de 1’autorisation du concierge, notre hom- me passe outre, s’engage dans des allees bien tenues, qui se deroulent sans fin comme un tapis moelleux au travers de mille nappes de verdure et de nombreux massifs decores avec gout. Plus loin, il contourne des touffes d’arbres a la cime elancee, rencontre ?a et la des bassins aux eaux limpides, comme qui dirait de petits lacs, dans lesquels des cygnes majestueux purifient sans re- lache leur parure immaculee; puis, sa curiosite satisfaite, il disparait sous des bosquets embaumes de doux parfums, ou se jouent des pleiades de petits oiseaux qui lui souhaitent gracieusement la bienvenue. Au babil des oiseaux s’ajoute peu apres le gentil murmure d’une fontaine qui s’echappe du flanc de la montagne, et se perd dans les anfrac- 15 236 LE FRERE GABRIEL GIRAUD tuosites pittoresques d’une grotte de toute beaute. Attire de ce cote, notre reveur s’avance a pas lents vers le point culminant du pare, et se trouve sou- dain a deux pas du superbe chateau de la Ba- chasse. Emerveille, il s’arrete et contemple. Pour nous, admis a 1’interieur, notre enthousias- me est mele d’une religieuse veneration; mais ce qui captive notre interet et notre admiration, c’est moins la splendeur de 1’edifice, chef-d’oeuvre dans son ensemble comme dans chacune de ses parties, que la vue et la societe de ses nobles habitants. Cette venerable Dame, la souveraine de ce petit royaume, est a nos yeux 1’image de la femme torte de 1’evangile, admirable dans sa foi toute virile, dans son intelligence pratique des affaires domestiques, et surtout dans 1’accomplissement parfait des oeuvres de misericorde envers le pro- chain. Parvenue au terme d’une longue existence, parsemee d’epreuves de tout genre, mais aussi feconde en merites et en vertus sublimes, elle est regardee comme la mere du pauvre, de la veuve et de 1’orphelin; comme 1’appui et le soutien de tout ce qui est faible et souffrant. Quant a ce digne Monsieur que vous voyez aupres de sa noble mere, et qui conserve a son egard, sous 1’aureole des cheveux blancs, les sentiments et la tendre affection d’un enfant, il personnifie lui aussi le devouement qui s’oublie, la charite qui seprodigue, la vie qui se consume au soulagement de 1’huma- nite souffrante. Enfin, de loin en loin, apparait dans ce milieu beni la douce et aimable figure du DERNIERS JOURS DU FRERE GABRIEL 237 saint religieux qui nous occupe, et dont nous connaissons la pieuse affection pour les siens. Tel etait, il y a un peu plus d’une douzaine d’annees, 1’etat de la famille Giraud, ou nous al- lons voir la mort frapper bientot de si rudes coups. Si nous avons conduit nos lecteurs au chateau de la Bachasse et leur en avons esquisse a grands traits et au hasard de souvenirs vieux de plus de dix annees la physionomie intime et les remar- quables beautes, c’est avant tout pour leur faire mesurer de plus preš la grandeur des sacrifices que le frere Gabriel s’imposa pour Dieu, et nous rappeler a nous-memes les droits immenses qu’il acquit a notre reconnaissance et a notre admiration. Et maintenant, au soir de sa vie, alors qu’un ocean d’amertumes inonde son ame, et que de cru- elles epreuves meurtrissent son cceur aimant, notre venere Fondateur nous apparait admirable de cou- rage et de resignation. Voyons plutot. Cest le 28 octobre 1896 que retentit le signal de 1’epreuve. Dans 1’apres-midi, le R. P. Abbe re$ut de Lyon un telegramme annomjant que Madame Giraud venait d’etre frappee d’une attaque qui lui laissait une grande faiblesse et mettait ses jours en danger. Bien que le bon frere Gabriel fut en etat de recevoir ce penible message, le Reverend Pere le lui communiqua neanmoins avec certains menagements, afin d’amortir le contre-coup qu’il pourrait avoir sur sa propre sante. En meme temps, il lui conseilla de se rendre sans retard aupres de sa venerable mere, et de lui procurer ainsi la 238 LE FRERE GABRIEL GIRAUD consolation d’avoir ses deux fils a ses cotes en ce douloureux moment. Le cher frere se disposa done a partir par le train de nuit. Vers six heures du soir, arrive ime seconde de- peche qui apporte la fatale nouvelle de la mort de Madame Giraud. Gardant ce secret pour lui seul, le R. P. Abbe accompagna le frere Gabriel jusqu’a Steinbriick, et la seulement lui fit part du dernier telegramme. A la pensee de ne plus revoir sur la terre celle qui occupait une si haute plače dans ses affections, le bon frere sentit son ame envahie par un noir chagrin, et son coeur brise par une poignante douleur que ceux-la seuls peuvent bien definir et comprendre, qui n’ont plus de mere ici-bas. Mais bien vite les lumieres de la foi se font jour dans cet interieur bouleverse, et un sentiment inexpri- mable de consolation et de paix succede aux an- goisses du premier moment. Tandis que le train se hate vers la terre de France, les regards du saint religieux, fermes au paysage qui passe devant lui et s’enfuit en sens contraire, serutent un horizon qui n’est pas de ce monde, et semblent rencontrer dans ces visions de l’au-dela 1’ame de sa bienheu- reuse mere en possession d’une recompense si justement meritee. Cependant, au monastere de Notre-Dame de la Delivrance, qui lui aussi vient de perdre une mere, des prieres ferventes s’echappent de tous les coeurs. Des le jour suivant, les Peres psalmo- dient les Vepres des morts apres 1’office canonial; DERNIERS JOURS DU FRERE GABRIEL 239 le lendemain matin, apres Prime, le R. P. Abbe chante une messe solennelle de Requiem avec communion generale pour le repos de 1’arne de la veneree defunte. Ce n’est pas tout. Comme s’il s’agissait d’un membre de la communaute, tous les pretres du monastere celebrent trois messes, et les religieux non-pretres recitent une fois le psautier ou 150 Pater a cette meme intention. 1 Fortement ebranlee par la mort de sa mere, la sante du frere Gabriel reclamait des soins tout speciaux qu’il ne pouvait trouver nulle part aussi bien qu’aupres de son frere Paul, sur qui il reporta des lors toute son affection. Ce dernier, tres souffrant lui-meme, sentait le besoin d’avoir le saint religieux a ses cotes; les deux freres s’aidaient ainsi reci- proquement a supporter le poids ecrasant d’une vie qui n’avait plus de charmes pour eux. Ce ne fut que le 20 fevrier 1897 que le cher frere Gabriel reparut a Reichenburg, ou il reprit la direction des industries. Voulant en outre cou- ronner plus dignement encore s’il etait possible 1’oeuvre que le Seigneur lui avait confiee, il songea serieusement, a cette epoque, a realiser un reve 1. En tete du Necrologe de N.-D. de la Delivrance figurent les noms de tous les membres defunts des familles Giraud et Granjon avec la date de leur deces, de sorte que les re- ligieux unissent dans leur coinmun souvenir et dans une meme priere leurs insignes bienfaiteurs et leurs freres en religion. En oulre, chaque dimanclie, une messe de fondation avec communion generale est celebree pour les membres vivants et defunts de ces cheres familles. Ainsi la memoire de leurs inoubliables bienfaits, en se perpetuant d’žge en age, evoquera toujours les pieux suffrages des generations qui se succederont dans ce monastere. 15 . 240 LE FRERE GABRIEL GIRAUD genereux qu’il caressait depuis un certain temps : il desirait doter son monastere d’une eglise regu- liere et mieux en rapport avec l’etat de la com- munaute. La divine Providence disposa les choses autrement, et les moines de Reichenburg n’ont aujourd’hui encore que leur chapelle provisoire des premiers jours. L’annee 1897 se passa sans incident particulier. II n’en fut pas de meme de 1’annee suivante, qui allait rouvrir dans 1’ame du frere Gabriel une plaie profonde, a peine cicatrisee. Vers la fin du mois d’aout, il est mande en hate aupres de son frere Paul qui est a toute extremite. Sa presence toute- fois semble conjurer le danger. Il reste neanmoins aux cotes de 1’auguste malade, et lui prodigue tous les soins que son tendre coeur lui inspire. Ensemble, ils vont passer le reste de 1’ete et les premiers jours de 1’automne sur les bords de la mer, a Menton; puis, confiants dans un mieux plus apparent que reel, ils rentrent a la Bachasse. Le bon frere Gabriel hasarda meme, au commen- cement d’octobre, le voyage de Reichenburg, ou il avait des affaires urgentes k traiter. Rappele presque aussitot par son frere, il ne le quitta plus jusqu’a sa mort, et ce fut lui qui re^ut son dernier soupir, le 22 novembre 1898. Nous croyons que quelques lignes a la memoire du regrette defunt ne seront point deplacees dans le cours de ce recit; on trouvera du reste plus d’un trait de ressemblance entre cette belle phy- sionomie de saint et celle du venere frere Gabriel. DERNIERS JOURS DU FRERE GABRIEL 241 Ne le 28 janvier 1828, Monsieur Paul Giraud fit de brillantes etudes aux Minimes, a Lyon. Entre de bonne heure dans la maison de commerce de son pere, il epousa Mile Charrin, mais ne trouva pas dans cette union le bonheur que son excellent caractere, son savoir remarquable et ses vertus angeliques lui promettaient. Oblige de se separer apres quelques annees seulement de vie conjugale, il partagea son temps, pour occuper sa grande activite, entre les soins du commerce, dont il etait 1’ame, et les bonnes oeuvres. Commandeur de 1’ordre de Saint Gregoire le Grand, President de 1’association des Patrons ca- tholiques de Lyon, administrateur et souscripteur perpetuel de 1’association fraternelle des Minimes, Monsieur Paul Giraud occupait un des premiers rangs dans la fabrique lyonnaise. C’etait un homme d’affaires de tout premier ordre, un esprit d’une rare clairvoyance en matieres commerciales, car on ne dirige pas sans beaucoup d’habilete et une exceptionnelle competence une maison de vente qu’alimente un millier de metiers mecaniques, re- partis dans cinq grandes usines, situees dans la Saone-et-Loire, dans 1’Isere et dans 1’Ardeche. Mais ce n’etait point la, ont dit les feuilles pub- liques dans son eloge funebre, 1 le trait qui merite de perpetuer son souvenir. Monsieur Paul Giraud etait avant tout l’homme des oeuvres et de la chari- te, de la charite qui donne a tous et qui s’ignore 1. Echo de Fourviere, Nouvelliste de Lyon, Salut public, Bulletin de l’Association fraternelle des Minimes, etc 242 LE FRERE GABRIEL GIRAUD elle-meme. Toujours affable et bienveillant, d’une modestie sous laquelle il avait l’art de cacher ses hautes qualites intellectuelles, au point de ne les laisser soupgonner qu’a la condition d’un Com¬ merce habituel avec lui, on aurait pu dire que s’il lui est arrive de faire des ingrats au milieu de ses largesses, jamais il n’a pu se faire ni un ennemi ni un envieux. De fait, dit le Salut public , sa charite etait prodigieuse, unique, on peut le dire. Et pourtant, ce ne sont tres certainement pas les actes qu’on en connalt le mieux qui sont les plus admirables. Sa charite n’aimait pas a s’afficher; elle etait silen- cieuse, discrete, cachee : aussi etait-ce alors qu’elle venait en aide a quelque souffrance ignoree, lon- guement cherchee, qu’elle se manifestait dans toute sa grandeur. A sa caisse venaient frapper toutes, oui, toutes les bonnes oeuvres de Lyon, quel que fut leur but ou leur utilite immediate. Mais ce n’est pas dans ces offrandes ordinaires, faites comme administrativement, que se depensait la plus grande partie des aumones distribuees chaque annee par cet homme genereux. 11 se plaisait a aller lui-meme porter les secours aux pauvres. Que de mansardes ont vu sa grande silhouette voutee, sa tete asce- tique toujours couverte d’une calotte noire. On pourrait meme dire qu’il etait plus connu des petits, des misereux, que des personnes de son monde qu’il ne frequentait que dans la mesure du ne- cessaire. Dans les douloureuses epreuves qui traverserent DERNIERS JOURS DU FRERE GABRIEL 243 sa vie, et dans toutes ses peines quelles qu’elles fussent, Monsieur Paul Giraud trouvait une con- solation et un adoucissement dans la priere et dans les ceuvres qu’inspire la religion. Toutes celles de la ville de Lyon le comptaient parmi leurs bienfaiteurs, et beaucoup parmi leurs promoteurs les plus actifs. II presidait entre autres, nous l’a- vons dit, 1’association des Patrons catholiques de Lyon. Ce fut dans leurs reunions que germa la premiere pensee serieuse d’un journal populaire et catholique quotidien. On etait alors dans les derniers mois de 1878, et bientot le Nouvelliste de Lyon langait son premier numero, le 15 mai 1879. Monsieur Paul Giraud, qui en avait ete un des inspirateurs, tit partie, des Porigine, du conseil d’administration de ce journal. Cet homme de bien s’eteignit doucement, age de 71 ans, dans la plenitude de son intelligence et de sa bonte, avec les sentiments de foi, de piete et de ferveur qui ne Pavaient jamais abandonne, faisant a Dieu le sacrifice d’une vie qui aurait pu etre si heureuse et si belle. Ses funerailles, qui eureut lieu le 25 novem¬ bre 1898, revetirent la forme d’un eclatant temoi- gnage de respectueuse et douloureuse sympathie. Malgre 1’eloignement, dit le Nouvelliste de Lyon, malgre un temps detestable, une pluie violente et ininterrompue, Paffluence des personnes venues pour accompagner jusqu’a sa derniere demeure la depouille mortelle du defunt, etait considerable. En disant que les voitures qui stationnaient preš 244 LE FRERE GABRIEL GIRAUD de la propriete de la Bachasse, boulevard d’Yzeron, au moment de la levee du corps, etaient au nombre de plus de deux cents, nous resterons certainement au-dessous de la verite. Le cercueil avait ete laisse dans la chambre meme du defunt, transformee en chapelle ardente. Des chandeliers et des ornements d’eglise avaient seuls ete apportes; aucune fleur, pas une couronne : ainsi 1’avait signifie Monsieur Paul Giraud avant de mourir. La levee du corps a ete faite par le clerge paroissial, en presence de la famille et des amis les plus intimes, dont 1’emotion ne peut se traduire. Dans le cortege, qui s’est forme sur la terrasse de la maison et a deroule sa longue theorie parmi les allees du pare jonchees de feuilles mortes, nous avons vu des representants de toutes les Congre- gations religieuses qui se consacrent uniquement aux pauvres : Petites-Soeurs des Pauvres, Religieu¬ ses du Calvaire et d’autres encore; des delegations nombreuses et importantes des oeuvres philanthro- piques auxquelles Monsieur Giraud s’est interesse avec une constante charite. Dans la petite eglise de Beaunant, toute tendue de draperies noires et qui ne put recevoir qu’une tres faible partie du cortege, la ceremonie funebre a eu le caractere le plus imposant et le plus im- pressionnant. Monsieur le vicaire general Vindry, delegue par Son Em. le Cardinal Coullie pour le representer, a donne 1’absoute. La ceremonie ter- minee, le convoi s’est rendu, par Chaponostet le DERNIERS JOURS DU FRERE GABRIEL 245 Point-du-jour, au cimetiere de Loyasse, ou l’inhu- mation s’est faite au milieu d’un recueillement religieux qui ne parvenait pas a cacher 1’emotion profonde que ressentaient tous les cceurs. Apres la mort de son frere, le bon frere Gabriel, a qui incombaientdesdevoirs immenses, prit toutes les mesures necessaires pour assurer la bonne marche de son Industrie de soieries, a laquelle il s’etait toujours beaucoup interesse. Desirant aussi maintenir les situations acquises du nombreux personnel qui lui etait absolument devoue, et qu’un arret precipite aurait mis, pour la plupart, dans un grand embarras, il choisit deux employes qu’il interessa et qu’il nomma administrateurs de sa maison. 11 prit egalement des mesures bien- veillantes a 1’egard de tout son personnel; mais sa mort si subite ne permit malheureusement pas l’execution de ses dispositions telle qu’il 1’aurait desiree. Neanmoins, pour se conformer a ses der- nieres volontes, Madarne Leon Giraud, sa legataire universelle, dut prendre son lieu et plače, afin de continuer son industrie dix ans encore apres sa mort. 1 1. Que l’on nous permette de remercier d’une fafon toute speciale Monsieur Augustin Granjon, neveu du frere Gabriel, pour la bienveillance avec laquelle il a mis a notre disposi- tion certaines notes de famille et autres renseignements con- cernant son saint oncle. Du reste, ce n’est pas le seul titre que son noble coeur s’est acquis a notre reconnaissance ; Monsieur Augustin Granjon occupe une plače exceptionnelle sur la liste des bienfaiteurs de N.-D. de la Delivrance comme aussi dans le coeur des rnoines. Daigne done le bon Dieu lui accorder une sante meilleure, une longue vie et enfin une belle recompense dans le ciel. 246 LE FRERE GABRIEL GIRAUD Deux mois suffirent au venere Frere pour mettre ordre a toutes ses affaires de famille. Vers la fin de janvier 1899, nous le trouvons a Notre-Dame des Dombes, suivant, avec sa ferveur ordinaire les pieux exercices de la retraite annuelle. Rompu par les tracas de sa nouvelle situation non moins que par les cruelles epreuves des derniers temps, le saint religieux sent un pressant besoin de retrem- per son ame dans les eaux vives d’une vraie et solide piete. Du reste, un secret pressentiment 1’avertit que- cette retraite est la derniere de sa vie; une voix intime, qui ne peut etre que celle de son saint frere ou de sa vertueuse mere, 1’invite a venir rejoindre les membres de sa famille dans la bienheureuse eternite; d'autre part, les salutaires reflexions qu'il fait durant ces jours de retraite sur les evenements qui viennent de s’accomplir, achevent de detacher son ame de tout ce qui passe et lui font envisager la mort comme une precieuse faveur et une heureuse delivrance. Cest la pensee que le frere Gabriel exprimait au mois de decem¬ bre 1898 dans une lettre au R. P. Dom Benolt Margerand : « Me voila maintenant seul apres avoir vu mourir suecessivement tous les miens. Le bon Dieu a present me prendra quand il voudra; le plus tot sera le mieux. » Toutefois, ce n’est pas au milieu du rnonde ni meme au monastere de N.-D. des Dombes que doit sonner la derniere heure du saint frere; c’est dans son petit nid de Reichenburg qu’il veut mou¬ rir, ainsi qu’il en a manifeste le desir maintes fois DERNIERS JOURS DU FRERE GABRIEL 247 durant sa vie. La est son coeur; vers ce point convergent desormais toutes ses affections. Aussi comme il lui tarde de se retrouver parmi ses freres! Aux ferventes prieres qui se font a Notre-Dame de la Delivrance pour le repos de Farne de Mon- sieur Paul Giraud et aux temoignages de sympa- thique condoleance qui arrivent au bon frere Ga¬ briel, succedent bientot les soubaits delicats et affectueux pour la nouvelle annee. Tres sensible a toutes ces marques de religieux attachement, le venere Fondateur sait derober quelques instants a ses multiples occupations pour adresser a ses freres l’expression de sa reconnaissance. Qu’on lise par exemple cette reponse charmante qu’il fait a une lettre collective des jeunes enfants de l’a- lumnat : Ste Foy, le 6 janvier 1899. Mes bons petits Freres, La lettre que vous m’avez si bien ecrite m’a cause un grand plaisir. Les souhaits et prieres que vous faites pour moi seront certainement exauces du bon Jesus, qui, s’etant fait petit enfant, ne sait rien refuser a votre age. De mon cote, je tžcherai d’obtenir du bon Dieu pour vous la grace de continuer, comme vous 1’avez fait jusqu’a present, a etre toujours bien sages, et a faire la joie de mon R. Pere Abbe et la consolation de mon Pere Placide et de mon Pere Louis. Priez toujours pour votre affectionne frere en Notre-Sei- gneur et la bonne Vierge Marie Fr. Marie Gabriel. Sa retraite terminee, le frere Gabriel prit conge des Peres et des Freres de N.-D. des Dombes, qu’il cherissait d’une particuliere affection, fit ensuite 248 LE FRERE GABRIEL GIRAUD une courte apparition au milieu des siens, a Lyon, puis de la se mit en route pour Reichenburg, ou il arriva a 1’improviste, le 13 fevrier 1899. Que ne nous a-t-il ete donne de lire au fond de son ame, lorsqu’il gravissait pour la derniere fois cette colline tant aimee, qui devait etre bientot pour lui le sommet du Calvaire et du Thabor! II nous eut ete doux et consolant d’y recueillir a cette heure les supremes desirs et les sentiments gene- reux qui animaient ce noble coeur. A considerer les attentions delicates, disons mieux, toutes maternelles, dont la divine Provi- dence favorise notre saint Fondateur durant les derniers jours de son pelerinage terrestre; a voir le calme et la paix qui president a toutes ses actions, et comment chacune d’elles arrive bien en son temps et en son lieu; a suivre, en un mot, la marche des circonstances merveilleuses qui prelu- dent & son trepas, nous serions tente de croire que le bon Dieu lui donna des lors un empire absolu sur les evenements, qu’il semble diriger a son gre, et sur la mort elle-mžme, au-devant de laquelle il s’avance d’un front tranquille et radieux. Accueilli par ses freres, comme bien on pense, avec une vive allegresse qui n’a d’egale que celle qu’il eprouve lui-meme de se retrouver dans son cher monastere, le venere frere Gabriel etonne tout le monde par son grand calme, non moins que par le petit air de sante qui s’epanouit sur sa figure. A la profonde surprise que cause a tous son retour inopine, il repond simplement : « Le DERNIERS JOURS DU FRERE GABRIEL 249 beau temps et mes affaires m’ont permis de rentrer plus tot. * Dieu a ses secrets, et les saintes ames ont aussi les leurs. Afin d’aider au complet reta- blissement de cette sante si precieuse, le Reverend Pere Abbe lui assigna une chambre ou il put se reposer plus commodement. En outre, comme son petit manteau d’oblat 1’assimilait par trop aux jeu- nes enfants de 1’alumnat, il regut, a la satisfaction generale, 1’ordre de garder 1’habit de profes qu’il portait depuis son depart. En retour, 1’humble frere, a qui cette mesure causait quelque peine, reven- diqua comme un droit de conserver du moins sa plače habituelle, c’est a dire la derniere. Il reprit egalement ses anciennes fonctions de directeur des fabriques, ce dont il s’acquittait a merveille. Cependant 1’illusion que l’on s’etait faite au sujet de la sante du bon frere fut de bien courte duree. Un jour, durant les Vepres, il se sentit tres mal et devint subitement pale et agite; le coeur lui man- quait, et ses jambes avaient peine a le porter. Neanmoins, il s’effor 9 a de ne rien laisser paraitre et garda sa stalle jusqu’a la fin de 1’office. Informe de cet incident, le Reverend Pere le dispensa de 1’assistance au choeur. Sur ces entrefaites, le 25 fevrier au soir, nous arriva le R. P. Dom Louis de Gonzague de Notre- Dame des Dombes pour faire la visite reguliere, qu’il commen^a des le lendemain matin, a 1’heure ordinaire du chapitre. Le frere Gabriel fut tout heureux de revoir notre venere Pere Immediat; on eut dit qu’il n’attendait plus que sa presence 250 LE FRERE GABRIEL GIRAUD au milieu de nous pour quitter cette terre et s’en aller au ciel. Toutefois ils purent encore, le soir venu, passer ensemble de delicieux moments. Ab- sorbe durant le jour par son Office de Visiteur, Dom Louis de Gonzague avait accepte, a cause de ses nombreuses infirmites, de prendre sa frugale collation en compagnie du R. P. Dom Jean-Baptiste Epalle et du frere Gabriel. La divine Providence voulait sans doute preparer ces trois coeurs, si tendrement unis, a la douloureuse separation qui approchait. Le 28 fevrier, on voulut apporter une solennite inaccoutumee a 1’ouverture du mois de Saint Jo¬ seph, que le R. P. Dom Louis de Gonzague daigna presider. Vers deux heures done de l’apres-midi, toute la communaute se reunit dans la salle du chapitre des Freres convers, ou, sur un trone etin- celant de lumieres, la statue de 1’auguste Patriarche de Nazareth semblait s’animer pour benir ses de- vots serviteurs. A la recitation du chapelet succeda le chant des litanies de Saint Joseph, dont les pieuses invocations s’echappaient de tousles coeurs avec une ferveur extraordinaire. Au dehors, le ciel et la terre prenaient part a la fete. Les petits oi- seaux faisaient entendre leurs plus douces melodies en 1’honneur du Pere nourricier de Jesus, tandis que les premieres fleurs des champs embaumaient 1’atmosphere d’agreables senteurs, qui rappelaient le parfum de ses sublimes vertus. Enfin la priere du Pape Leon XIII au glorieux Patron de 1’Eglise universelle clotura le pieux exercice, que chacun, DERNIERS JOURS DU FRERE GABRIEL 251 a part soi, allait continuer durant tout le mois qui lui est consacre. Au sortir de la salle, plusieurs d’entre nous remarquerent une profonde alteration dans les traits du bon frere Gabriel; une paleur livide couvrait son visage, et ses yeux voiles et hagards parais- saient ne plus apercevoir ce qui se passait autour de lui. Le R. P. Dom Jean-Baptiste le suivit dans sa chambre, ou il le trouva affaisse sur une chaise. « Cette fois, Lest fini, fit le cher malade; c’est fini. » Puis il exprima au Reverend Pere le desir d’emettre les saints voeux de la religion. Croyant a une indisposition passagere, semblable a celle des jours precedents, Dom Jean-Baptiste lui con- seilla de prendre un peu de repos et le rassura de son mieux sur son etat. Un peu plus tard, en effet, le venere Frere se sentit plus dispos, et il put meme faire une petite promenade a la grotte de Notre-Dame de Lourdes, a quelques pas du monastere, en compagnie des Reverends Peres et de Monsieur Moirant, frere de Dom Louis de Gonzague, qui etait retire a Reichenburg depuis plusieurs annees. Comme ce dernier souffrait d’un pied et marchait difficilement, le frere Gabriel, oubliant ses propres infirmites, lui offrait son bras, afin de lui eviter une trop grande fatigue. Au retour, ne se trouvant pas plus mal, le bon Frere monta au secretariat, ou il regla certaines affaires de famille, et prepara un courrier assez important pour le lendemain. Un peu apres six heures, la collation reunit de 16 252 LE FRERE GABRIEL GIRAUD nouveau et pour la derniere fois le R. P. Visiteur, le R. P. Dom Jean-Baptiste et le frere Gabriel. Rien dans 1’etat du cher frere ne laissait prevoir le prompt et funeste denouement qui etait sur le point d’avoir lieu; durant le repas, il se mela avec interet a la conversation et fut meme d’une gaiete plus grande qu’a 1’ordinaire. Soudain, au moment ou Dom Louis de Gonzague achevait une phrase, le frere Gabriel, tout en souriant, poussa un petit eri etouffe et laissa reposer sa tete dans ses mains appuyees sur le bord de la table. Aussitot, les Reverends Peres s’approchent et comprennent que le bon frere leur echappe. Sans perdre un instant, le R. P. Visiteur prononce les paroles de 1’absolu- tion, tandis que le Pere Marcel, qui faisait le Ser¬ vice de la table, vole a la sacristie pour prendre les saintes huiles; il etait trop tard, le frere Ga¬ briel avait cesse de vivre. Afin de mieux s’en assurer, le R. P. Dom Louis de Gonzague, tenant une de ses mains, lui dit d’une vok un peu forte : « Si vous m’entendez, mon frere Gabriel, serrez moi la main; » mais ses paroles ne trouverent pas d’echo. De notre Venere Fondateur il ne nous restait que la depouille mortelle. Repondant a Pappel de Jesus qui le conviait a la recompense; sous la protection et avec 1’assistance de Marie et de Saint Joseph, qu’il avait invoques quelques instants au- paravant; entre les bras de son Superieur, comme un enfant sur le sein de son pere, il mourait comme il avait fait toutes choses et comme il avait DERNIERS JOURS DU FRERE GABRIEL 253 vecu: humblement, paisiblement et sans bruit. C’e- tait le 28 fevrier 1899, un mardi, vers 6 heures 45 du soir; le frere Gabriel etait age de 62 ans et 8 mois. A ce moment-la meme, ou 1’arne du bon Frere, degagee des liens du corps, prenait doucement son essor vers les tabernacles eternels et paraissait au tribunal du souverain Juge, la communaute achevait au choeur 1’office des Complies. Deja les premiers accents du sublime Salve Regina de Cl- teaux montaient vers le ciel, et soixante-dix a quatre-vingts voix, unies dans une meme priere, demandaient a Marie d’abaisser vers ses enfants, dans cette vallee de larmes, un regard de miseri- cordieuse compassion. Au declin du jour, image de la mort, toutes ces vok imploraient sa bonte et sa demence, afin d’obtenir, apres cet exil, de voir Jesus, le fruit beni de ses chastes entrailles : Et .lesam benedictum fructum ventris tui nobis post hoc exilium ostende. Or, a cette heure meme, au soir de ce beau jour, cette tendre Mere accourait au-devant de son fidele serviteur pour lui servir de guide, de protectrice et d’avocate aupres de son divin Fils. Apres 1’Angelus, tout rentra dans le silence pour l’examen general. Au signal de la fin, le Reverend Pere Visiteur, quittant le choeur des Freres, s’arreta a quelques pas de celui des Religieux. Puis, apres le Benedicite d’usage, il adressa a la communaute, d’une voix forte mais sensiblement emue, ces sim- ples paroles, que la saintete du lieu et la solennite 254 LE FRERE GABRIEL GIRAUD du moment rendaient encore plus expressives : « Mes freres, un grand malheur vient de fondre sur nous; restons calmes et rappelons-nous que, quoi qu’il arrive, nous devons toujours nous sou- mettre a 1’adorable volonte de Dieu. Veuillez vous rendre au chapitre, je vous parlerai plus longue- ment. » La, le Reverend Pere nous apprit la fatale et douloureuse nouvelle, tout en nous exhortant a prier beaucoup pour le repos de 1’ame de notre venere Fondateur; apres quoi on recita six Pater, six Ave et six Gloria Patri a cette meme intention, comme cela s’observe pour tous nos chers de- funts, afin de leur communiquer les innombrables indulgences attachees a cette salutaire pratique. 1 Deux ou trois religieux, designes pour cela, pro- cederent ensuite au lavement du corps du regrette defunt, que deux freres veillerent durant le reste de la nuit. A deux heures et demie, apres 1’office des Ma- tines et des Laudes de la sainte Vierge, toute la communaute se rassembla devant le chapitre, ou eut lieu la touchante ceremonie de la levee du corps, que le R. P. Visiteur tint a presider, afin d’epargner au R. P. Dom Jean-Baptiste un surcroit de fatigue et d’emotion. De la, on se rendit a la chapelle, ou le saint corps fut expose au milieu du chceur des religieux, en attendant le moment des funerailles. Apres Prime, le R. P. Dom Louis 1. Un Rescrit de la Sacree Congregation des Memoriaux du 28 nov. 1874 etend au scapulaire de notre Ordre les Indul¬ gences et privileges du scapulaire de rimmaculee-Conception. DERNIERS JOURS DU FRERE GABRIEL 255 de Gonzague chanta la messe solennelle de Re- quiem, a laquelle toute la communaute fit la sainte communion. De demi-heure en demi-heure durant le jour et de deux heures en deux heures pendant la nuit, selon que le veulent nos saintes Regles, deux religieux ou freres convers se succederent aupres de ces restes benis, bien moins toutefois pour prier pour le venere defunt que pour l’in- voquer deja comme un saint. En contemplant ce noble visage que la mort venait de marquer du sceau de 1’eternite, et que la saintete entourait d’une aureole toute celeste, chacun se sentait in- spire a confier au bon Frere ses plus chers interets. Plusieurs faisaient toucher a ses mains, croisees sur le crucifix, leur chapelet ou d’autres objets de plete; d’autres allaient meme jusqu’a lui enlever discretement quelques tneches de cheveux qu’ils gardent aujourd’hui comme de precieuses reliques. La nouvelle de la mort du saint religieux se repandit bien vite; des telegrammes la porterent du reste aux membres de sa famille et au monas- tere de N.-D. des Dombes, ou l’on remplit pour lui les memes devoirs que pour un defunt de la communaute. Comme il etait tres connu dans les environs de Reichenburg et si generalement aime, tout faisait presager qu’il aurait des funerailles splendides. Son Excellence Mgr le Prince-Eveque de Marburg, tres contrarie de ne pouvoir les pre- sider, voulut du moins montrer la part bien vive qu’il prenait a notre deuil en se faisant representer par un chanoine de sa cathedrale. 16 . 256 LE FRERE GABRIEL GIRAUD Sur ces entrefaites, le mercredi 29 fevrier, les parents du venere Frere demanderent par tele- gramme que le corps du defunt vint reposer dans le caveau de la famille, a Lyon. Bien qu’il nous en coutat enormement de nous separer pour toujours de celui qui avait ete le fondateur et l’ame de notre monastere, la reconnaissance nous fit un devoir d’acquiescer a ce pieux et legitime desir. On resolut alors d’extraire le coeur du saint Frere pour le garder a 1’edification publique dans ce monastere, qui est son oeuvre materiellement par- lant. Le medecin de la maison, Monsieur le Doc- teur Schmirmaul, et celui de la Prefecture, M. le Docteur Vičič, procederent aussitot a 1’autopsie, qui fut des plus laborieuses; ce qui faisait dire agreablement a M. le Docteur Schmirmaul : « Bien sur que durant toute sa vie le frere Gabriel n’a pas donne autant de peine que pendant cette o- peration. » A 1’apparition du cceur, Monsieur le Docteur ne put retenir cette exclamation : « Oh! quel grand coeur avait le frere Gabriel. » II etait en effet d’une grandeur extraordinaire, si bien que 1’orfevre, a qui l’on confia l’execution de l’urne funeraire, crut' d’abord a une erreur dans les di- mensions qu’on lui remit. Les formalites a remplir aupres du gouverne- ment pour le transfert du corps en France furent longues et compliquees. Enfin le 10 marš, vers quatre heures de l’apres-midi, le cercueil, plače sur une voiture trainee par les deux plus beaux chevaux du monastere, devait etre conduit a la DERNIERS JOURS DU FRERE GABRIEL 257 gare. Toute la communaute accompagna proces- sionnellement les restes inanimes du venere Fon- dateur. Une nombreuse assistance, profondement recueillie, vint egalement s’associer a la douleur des moines et partager leurs regrets. Aussi cette fete de deuil fut-elle vraiment un eclatant triomphe pour le heros si humble qui en etait l’objet. Monsieur le maire, ami constant du frere Gabriel, pour lors tres malade, exprima sa peine de ne pouvoir suivre le cortege. Le corps des pompiers, en grande tenue, ouvrait la marche. Puis venaient la croix, les acolytes et les religieux en habit de choeur; les Reverends Peres Abbes, une etole noire sur la coule, etaient assistes de quatre pretres des environs. Derriere eux s’avangait le char funebre, suivi des freres convers, de tous les enfants de 1’ecole, conduits par Monsieur 1’instituteur, et enfin de la foule qui grossissait a mesure que la pro- cession s’eloignait du monastere. Au bas de la colline, le convoi s’arreta devant la chapelle de Saint Jean-Nepomucene, et le cercueil fut plače sur un brancard. A la recitation du chapelet suc- ceda alors le chant des repons des morts, tandis que les Reverends Peres et Monsieur le Cure de la paroisse donnaient une triple et solennelle ab- soute au defunt. Sur quoi M. le Cure adressa quelques mots a 1’assistance et lui manifesta les desirs de la famille Giraud relativement a la de- pouille mortelle. « Mais, ajouta-t-il, le frere Ga¬ briel etait surtout un saint religieux par le coeur; nous devons done nous consoler a la pensee que 258 LE FRERE GABRIEL GIRAUD cette noble partie de lui-meme sera conservee au milieu de nous, dans ce monastere qu’il a fonde et qu’il a fant aime. » Quatre freres des plus vigoureux chargent en- suite le cercueil sur leurs epaules, et le cortege se remet en marche au chant des Psaumes. A la gare, le saint corps est immediatement plače dans le wagon qui doit le conduire en France, et les Reverends Peres ainsi que les pretres presents font, au nom de tous, une derniere aspersion d’eau benite sur les restes benis de celui que chacun invoquait comme un puissant intercesseur aupres de Dieu. Les religieux reprirent alors le chemin du monastere en recitant les Psaumes de la peni- tence; mieux que jamais, ils sentaient le vide e- norme qui venait de s’operer parmi eux, et chez plusieurs 1’emotion se trahit en ce moment par des larmes silencieuses longtemps contenues. Le soin d’accompagner la depouille mortelle du frere Gabriel et de la remettre a sa famille reve- nait de droit au R. P. Dom Jean-Baptiste, qui nous quitta dans la nuit du 10 marš et arriva a Lyon le 14 au soir. Le lendemain matin, le cercueil fut conduit de la gare de Perrache a Saint Pothin, ou il devait rester expose jusqu’a l’heure des funerailles. Du- rant cette journee, une foule emue et recueillie defila devant les restes benis du venere defunt, dont 1’histoire edifiante passait de bouche en bou- che et excitait un interet tout particulier. Au profond silence qui regnait dans 1’assemblee, on DERNIERS JOURS DU FRERE GABRIEL 259 comprenait que les salutaires enseignements de la foi et Padmirable tradition de l’exemple se dega- geaient de ce cercueil. Apres la levee du corps, afin d’honorer le defunt, on organisa une procession pendant laquelle, en portant le cercueil, on fit le tour de la grande plače qui s’etend aux abords de l’antique eglise. Fixee au jeudi, 16 marš, la ceremonie des fune- railles fut un nouveau triomphe pour 1’humble moine que Dieu se plaisait visiblement a glorifier. A dix heures, le R. P. Dom Jean-Baptiste Epalle chanta la messe au milieu d’un grand concours de fideles. Pendant ce temps, le R. P. Dom Benoit Margerand et le R. P. Louis Andre, aumonier des Trappistines de Maubec et futur Abbe de Staoueli, celebraient une messe basse dans des chapelles laterales. Tous les trois donnerent ensuite succes- sivement la triple absoute selon le rituel cistercien, puis le convoi se forma pour se rendre au cime- tiere de Loyasse, ou devait se faire l’inhumation. En plus des Reverends Peres nommes plus haut, deux religieux pretres de N.-D. des Dombes, en habit de chceur, achevaient de representer 1’ordre de Clteaux. Le deuil etait conduit par les membres de la famille, qui ressentaient douloureusement la perte qu’ils venaient de faire. En tete d’une foule nombreuse qui suivait en bon ordre, on distinguait avec une vive satisfaction les vieux compagnons d’armes du frere Gabriel a la l e legion d’artillerie du Rhone; tous avaient repondu avec empresse- ment a 1’invitation officielle que leur avait adressee 260 LE FRERE GABRIEL GIRAUD leur ancien capitaine. Outre leur honorable presen- ce, qui donnait un petit air de patriotisme a cette solennite funebre, une couronne enlacee d’un large ruban tricolore, qu’ils avaient pieusement deposee sur le cercueil, temoignait de la fidele affection qu’ils avaient gardee a leur brave et regrette co- legionnaire devenu moine. Au cimetiere, apres les prieres liturgiques, deux discours furent prononces a 1’eloge du saint reli- gieux, en qui tous benissaient le dernier repre- sentant de la noble famille Giraud, dont le nom restera le synonyme de piete et de charite. A 1’issue de la ceremonie, un pretre de la ville deinanda a 1’assistance de reciter a haute vok cinq Pater et cinq Ave pour le repos de l’ame du frere Gabriel Giraud, parce qu’il appartenait a la societe des Hospitaliers-Veilleurs. Pour la metne raison il declara publiquement que, confor- mement a 1’article 53 du reglement, huit messes seraient celebrees pour 1’associe defunt. Et c’est ainsi que la priere, qui avait fait les delices du bon frere Gabriel durant sa vie, em- bauma encore son tombeau apres sa mort. CHAPITRE XII FONDATEUR ET FONDATION. CČREMONIE DE LA TRANSLATION DU CCEUR DU FRERE GA¬ BRIEL. UNE PAGE DES ANNALES DE N.-D. DE LA DELIVRANCE. LE 25e ANNIVERSAIRE DE LA FONDATION. De Lyon, ou ils ont assiste aux funerailles du bon frere Gabriel, nous ramenons nos lecteurs au monastere de Reichenburg, non plus pour leur faire admirer 1’humble religieux se sanctifiant dans 1’austere pratique des vertus du clottre, mais pour leur laisser entrevoir l’etroite et douce union qui continue d’exister entre le venere Fondateur et sa chere fondation. Pour nous, en effet, notre regrette frere Gabriel n’est pas mort; il vit dans ses oeuvres, dans les nombreux bienfaits qui honoreront a jamais sa memoire, et dans les sublimes exemples de vertus qu’il nous a laisses. II est de ceux que leurs oeuvres louent d’une voix plus eloquente que les plus beaux discours : laudent eum in portis opera eius. Bien mieux encore, nous avons 1’insigne bon- heur de posseder son coeur, depot sacre, precieuse relique, que nous confiames au plus pur des me- taux et que nous conserverons toujours avec la plus religieuse veneration. Depuis le jour de l’extraction (2 marš 1899), le saint cceur du frere Gabriel, renferme provisoi- rement dans un bocal de verre, etait garde avec 262 LE FRERE GABRIEL GIRAUD un grand respect dans la chambre meme, ou le bon Frere vecut ses derniers jours. Apres quelques hesitations touchant le lieu qu’il devait definitive- ment occuper, on convint de le placer au cimetiere, dans la pyramide octogone qui supporte la grande et belle croix du centre. Une sorte de niche fut done pratiquee dans la tace anterieure du bloc, vis-a-vis le portail d’entree. Restait a s’ingenier pour apporter la plus grande pompe possible a la ceremonie, fixee au 27 aout, fete du tres-pur coeur de Marie. L’ornementation d’un petit brancard fut commi- se a deux de nos Peres d’une capacite eprouvee pour ces sortes de travaux; un troisieme devait dessiner le plan d’une custode ou urne funeraire. De leur cote, nos jeunes freres oblats faisaient des prodiges de courage et des inventions fort heu- reuses, pour attenuer la note lugubre et triste qui, d’ordinaire, s’attache au champ des morts. Ils y reussirent si bien, que chacun se disait a part soi: comme il va faire bon mourir maintenant! Cest en vain que nous tenterions de decrire dans tous leurs minutieux details le gracieux petit brancard et la' custode etincelante : a le faire digne- ment, nous manquerions certainement d’eloquence. Un coup d’oeil et un mot sur 1’ensemble suffiront pour nous en donner une idee. D’abord le brancard. Deux bras minces et ele- gants, a poignees d’argent, soutiennent un rond de bois, recouvert de satin noir a festons, qui re- tombent de tous cotes. Quatre colonnettes d'argent Le cimetiere du monastere. FONDATEUR ET FONDATION 263 supportent une coupole noire a cotes argentees, que domine un globe surmonte d’une croix d’un travail irreprochable. Derobant la naissance du dome, une couronne a croix d’or et a fleurs de lis d’argent, sur fond noir, laisse retomber quatre cour- tines festonnees a demi-entr’ouvertes et retenues aux colonnes par un ruban a gland d’or. Enfin des croix d’or, des fleurs de lis et des rosaces d’argent, parsemees ga et la, enlevent aux draperies noires leur sombre monotonie. Quant a la custode, elle a la forme d’un coeur reposant sur un pied bas, mais assez large. Elle se termine a la partie superieure semblablement a la coupe d’un ciboire, avec couvercle surmonte d’une petite croix d’or. La hauteur totale est de trente centimetres. Une heureuse inspiration fit naitre un coeur d’or sur la partie anterieure ; une flamme s’en echappe et semble illuminer ces mots en caracteres gothiques : Charitas. Deux lis d’or, croises et relies par un ruban a noeuds, s’elevent de chaque cote. Finalement, un cercle d’or, avec fleurons en relief, entourant le haut de la coupe, dissimule 1’adjonction du couvercle. Le saint coeur y ayant ete depose, la custode fut remplie d’alcool et le couvercle delicatement soude. Ensuite un parchemin, contenant toutes indications, plie en huit et ferme d’un triple fil de soie, fut scelle par le R. P. Dom Jean-Baptiste Epalle d’un double cachet interieur et exterieur, et introduit dans le pied du reliquaire. 1 Une plaque 1. Sur le parchemin on lit : Cor fr. Oabrielis Giraud, 264 LE FRERE GABRIEL GIRAUD d’aluminium, recouverte d’une forte couche de čire jaune, le maintient et le preserve contre les ra- vages du temps. Enfin un troisieme cachet fut appose sur le couvercle, fait en forme de cone arrondi; il retient un quadruple fil de soie rouge, verte, jaune et noire, qui, entourant le cercle d’or, s’attache par deux fois a la petite croix du sommet, et retombe sur le plat oppose du couvercle. Tout est pret pour la ceremonie de la transla- tion de la precieuse relique. Le matin, au cours de la messe de communion, notre Reverend Pere Abbe confere la tonsure et les ordres mineurs a dix de nos religieux. La grand’messe est pontifi- cale et chantee par le Tres Reverend Pere Dom Ferdinand Broechoven, Abbe de Westmalle en Belgique, arrive providentiellement la veille au soir, en compagnie du R. P. Dom Bernard Djeltjens, Prieur titulaire de Tegelen (Hollande); tous les deux se rendaient en Bosnie, pour faire la visite reguliere de notre monastere de Mariastern. A quatre heures de l’apres-midi, toute la com- munaute sort de 1’eglise en procession, franchit le grand portail d’entree, si souvent le temoin des charitables aumones du bon frere Gabriel, et s’ar- rete devant l’if gigantesque, entre 1’hotellerie et Oblati chori Ord. Cist. Ref. B M. V. de Trappa, huius mo- nasterii fundatoris. — Obiit die 28 Februarii 1899. Ditis- simus divitiis in sceculo, ditior autem fuit virtutibus in religione. Cor huc translatum et inclusum est, die 27 Au- gusti 1899. L. S. Fr. M. Joannes-Baptista Epalle Abbas. FONDATEUR ET FONDATION 265 1’alumnat. Cest la qu’avaient ete deposes, sur une petite table a tapis blanc, le magnifique brancard et la brillante custode. Deux longues rangees de moines en habit de choeur font couronne au re- liquaire, que les Prelats et les ministres sacres approchent de plus preš. Alors le Pere Chantre entonne 1’emouvant Sabvenite, ou invitation aux saints Anges de se joindre a nous; puis le chant termine, le R. P. Dom Jean-Baptiste, qui pontifie, donne la premiere absoute. Le repons Memento precede ensuite la seconde, donnee par le Reve- rend Pere Dom Ferdinand; enfin, le grand Libera etant acheve, le R. P. Dom Bernard s’avance pour la troisieme et derniere absoute. Aussitot apres, la procession se forme de nouveau pour se rendre au cimetiere au. chant du psaume In exitu, qui est le cantique de la delivrance des miseres de cette vie. On avance lentement et en bon ordre. Le brancard est porte par quatre jeunes freres oblats, et quatre autres 1’accompagnent tenant des cierges allumes. Les pretres de la paroisse, ayant a leur tete le venerable et imposant M. Walter, ancien cure de Reichenburg, ont bien voulu accorder a cette fete 1’honneur de leur presence. Une foule pieuse et recueillie, qui tenait a rendre un supre- me hommage a la memcire du frere Gabriel, ter¬ mine le convoi. Le ciel aussi prend part a la fete : pas un nuage au firmament; dans les bois d'alen- tour, les petits oiseaux melent leurs joyeux refrains au chant grave des psaumes, et les parfums des prairies remplissent l’air de suaves odeurs. 266 LE FRERE GABRIEL GIRAUD Au cimetiere, on entoure la grande croix, et le saint coeur est immediatementdepose dans la niche. Les chants sacres se poursuivent, tandis que le Pontife recite les prieres du Rituel. Apres un der- nier appel de toutes les voix a la demence miseri- cordieuse du souverain juge par le touchant verset Domine, miserere super peccatore, trois fois repete, le celebrant asperge d’eau benite et encense la precieuse relique, supreme hommage a la memoire de cet homme juste qu’etait le bon frere Gabriel: vir iustus. Puis 1’assistance, emue et consolee, se retire en recitant le chapelet. Monsieur Antoine Smreker, architecte de la mai- son et ami intime du frere Gabriel, preside alors au scellage de la pierre. Sur le marbre noir, on a grave ces mots en lettres d’or : JL r Cor Fr. Gabrielis Giraud Fu n d ato ris huius monasterii. f die 28. Februarii 1899. R. I. P. Nous avons dit plus haut qu’une etroite union continue a regner entre le venere Fondateur et son oeuvre; on sent, en effet, qu’il s’interesse, com- me par le passe, a sa prosperite spirituelle et tem- porelle, et qu’il use de son puissant credit aupres de Dieu en faveur de ses freres de Reichenburg. FONDATEUR ET FONDATION 267 Depuis qu’il les a quittes, le personnel de la com- munaute a beaucoup augmente en dignes sujets et parmi les vocations a enregistrer, il en est une qui merite une mention toute speciale : nous voulons dire 1’entree en religion d’un bon vieillard qui est venu rejoindre ses quatre enfants. Cette interessante histoire nous reporte aux plus beaux jours de 1’ordre monastique; la voici telle que nous la trouvons relatee dans les annales du mo- nastere. Cetait aux derniers jours du mois d’octobre 1900. Deja 1’automne, de son bras implacable, a- vait depouille le flanc de la montagne, et 1’hiver, anosportes, commengait son oeuvre de destruction. Or, par une de ces sombres matinees propres au climat de la Styrie, un grand vieillard a barbe blan- che, reste droit et vigoureux malgre ses soixante- cinq ans, gravissait d’un pas terme et assure le chemin tortueux qui mene a l’abbaye. Son exte- rieur etait grave et cadrait parfaitement avec 1’auste- re majeste de la nature. Quelque chose de sublime se lisait sur son visage, et une idee d’un supreme interet semblait agiter son esprit. Quel etait cet homme? Qu’allait-il faire a l’ab- \ baye? La suite du recit va nous apprendre tout cela. Originaire et habitant d’un petit village de la Styrie, ce venerable sexagenaire est le chef d’une nombreuse famille que Dieu s’est plu a visiter souvent. Cinq gargons et deux filles avaient na- guere anime le foyer; tous avaient grandi sous 17 268 LE FRERE GABRIEL GIRAUD le regard tendre et vigilant d’un pere et d’une mere recommandables par leur piete. Une joie sans melange regnait sous le toit domestique, lors- qu’un jour, le plus jeune des fils demanda et obtint l’autorisation d’embrasser 1 'etat religieux. Dans la suite, il parla de son bonheur au sein de sa nou- velle famille, et reussit a attirer deux de ses freres aupres de lui. Les bons parents firent ce nouveau sacrifice avec generosite. Un peu plus tard 1’une des deux jeunes filles, aussi pieuse qu’elle etait douce et modeste, sollicita de ses parents la me- me faveur qu’ils avaient accordee a ses freres. Cette fois encore, a l’exemple du saint homme Job, le pere et la mere n’eurent qu’une parole : Que le nom de Dieu soit beni! L’aine des fils etant mort au regiment, le dernier qui leur restait se maria et vecut avec ses vieux parents sous le toit paternel, oii lui-meme avait re$u le jour. Quatre charmants petits enfants je- taient un rayon de douce joie sur les derniers jours des deux vieillards, en meme temps qu’ils etaient la consolation et 1’esperance de leurs ver- tueux parents. Mais Dieu ne semblait repandre ses bienfaits sur ce foyer que pour le preparer mieux a une epreuve des plus cruelles. En effet, au mo¬ ment ou l’on s’y attendait le moins, la pieuse mere fut enlevee, dans la fleur de l’age, a la tendre affection des siens. Ce coup douloureux frappa droit au cceur du jeune pere, qui comprit des lors le neant et la vanite des choses d’ici-bas. Regar- dant le ciel, il sentit que Dieu voulait qu’il quittat FONDATEUR ET FONDATION 269 tout pour son Service. Aussi lui donna-t-il le moyen cTaccomplir ses divines volontes. Une charitable belle-soeur se chargea des enfants et voulut bien leur tenir lieu de mere. Libre de tout lien, le pere put aller rejoindre ses trois freres, mener leur genre Entree du monastere. de vie et partager la paix et le bonheur dont ils jouissaient dans le monastere. Disons ici a la gloire du vieux chef de famille ainsi qu’a la louange de ses enfants, dont trois furent jadis 1’honneur du regiment, que tous les quatre font aujourd’hui 1’edification de leurs frčres en religion. Cependant le bon vieillard restait seul avec sa 270 LE FRERE GABRIEL GIRAUD vertueuse compagne. Et lorsque, dans son coeur, il repassait tous ces mysteres de la grace, il ne pouvait contenir les elans de sa reconnaissance envers 1’Auteur de tout bien. Aussi venait-il maintes fois passer quelques instants au milieu de ses en- fants. La etait son coeur; la, son Sme ravie se trouvait plus preš de Dieu, et goutait une joie qu’elle n’avait point connue jusqu’alors. A vrai dire, il enviait leur bonheur. Un jour, n’y tenant plus, il declara non sans crainte a son epouse sa resolution bien arretee de solliciter, lui aussi, son admission dans le monas- tere : Dieu, lui semblait-il, le voulait associer aux merites de ses enfants. Le consentement se fit attendre, la divine Providence le permettant ainsi, afin de mettre a 1’epreuve la vertu de son serviteur. Parfois aussi, on le sait, les meres sont lentes a croire a la voix d’en haut: temoin Sara, 1’epouse du saint patriarche Abraham. Enfin, la grace triomphant, la bonne mere elle- meme pria ses enfants de se faire ses interpretes aupres du R. P. Abbe, afin d’obtenir pour son mari la faveur qu’il ambitionnait depuis si long- temps. Alors, assuree de l’heureux succes de sa demarche, elle aussi, avec 1’assentiment de celui qu’elle regardait comme son chef et son gardien, entra dans le couvent ou vivait sa fille. Sans perdre un instant, notre genereux vieillard, ainsi que les Patriarches, plia sa tente, secoua la poussiere de ses pieds, et s’en vint sur la mon- tagne que Dieu lui avait indiquee : Et fugit ipse FONDATEUR ET FONDATION 271 et filii eius in montes, et reliquerunt qucecumque habebant in civitate. — II etait en chemin lors- que nous l’avons rencontre. Maintenant, nous le retrouvons au seuil de cet asile beni, oii Marie regne en souveraine : Maria huius domus regina. Un coup de cloche annonce 1’arrivee d’un etran- ger. Soudain la lourde porte roule sur ses gonds puissants, et le frere portier se trouve en presence de son propre pere. Nons n’entrerons point dans le sanctuaire intime de cette touchante entrevue; toutefois nous pouvons dire, sans craindre le de- menti, que de tous les postulants regus par le bon frere depuis qu’il est en charge, aucun ne lui pro- cura autant de joie et de satisfaction. Immediatement le venerable sexagenaire est en famille; il trouve dans la personne du R. P. Abbe un pere plein de tendresse et de bonte, et autant de freres et d’amis devoues qu’il y a de membres dans la communaute. Et dire que ce n’est la qu’une faible partie du centuple que le Maitre a promis a ceux qui quitteraient tout pour l’amour de Lui! Selon 1’usage, le nouveau postulant fut laisse aux soins du portier, qui, durant quelques jours, lui decrivit a grands traits le genre de vie qu’il allait embrasser. Comme le veut notre Pere Saint Benoit, rien ne fut cache au fervent candidat;les joies et les delices de la vie religieuse lui furent revelees aussi bien que les choses dures et apres par lesquelles on va a Dieu. Mais le bon vieillard, a qui rien ne semblait au-dessus de ses forces, n’avait qu’une parole et qu’un desir : « C’est bien 17. 272 LE FRERE GABRIEL GIRAUD pour faire penitence que je suis venu ici, et je demande que, sans egard pour mon žge, on ne fasse pour moi aucune exception. » Un jour que le fils, devenu maitre temporaire, expliquait a son pere la maniere dont il devait prier desormais, la nature se reveilla un instant dans une scene touchante. II s’agissait pour le postulant de faire le signe de la croix avec les invocations latines. Apres plusieurs essais, comme il eprouvait encore quelque difficulte, le vieillard regarda le frere portier : « Ah! mon fils, il fut un temps ou moi-meme je fappris a former de tes petites mains le signe de notre redemption; et aujourd’hui, vois comme les roles sont changes! » Et des larmes d’attendrissement couleient des yeux du pere et de ceux de 1’enfant. Enfin le genereux neophyte, juge suffisamment pret, fut admis a revetir la bure grossiere des fils de Saint Bernard. Parvenu au comble de ses vceux, il se plie depuis bientot dix ans avec amour et ferveur a toutes les exigences de la sainte Regle, eprouvant dans son coeur la verite des paroles du Seigneur : lugum meum suave est et onus meam leve, mon joug est suave et mon fardeau leger. Et si, par hasard, rencontrant sous les voutes du cloitre le venerable frere Martin, tel est son nom en religion, vous lui demandez s’il est heu- reux, il joindra aussitot les mains, levera vers le ciel ses yeux ou brillent deux grosses larmes, et semblera vous dire : « Ah! si je suis heureux, Dieu seul sait quel est mon bonheur! » FONDATEUR ET FONDATION 273 Maintenant, nous croyons ne pouvoir mieux clore ce chapitre que par le recit du 25 e anniver- saire de la fondation du monastere, en juin 1906: douce fete de famille dont 1’aimable souvenir em- baume encore le cceur de ceux qui en furent les heureux temoins. L’annee 1906, qui nous reservait le Jubile de notre cher monastere, nous menagea, en outre, des jours de precieuses faveurs et de bien douces consolations. Signalons tout d’abord 1’agreable visite que dai- gna nous rendre notre Reverendissime Pere Ge¬ neral, Mgr Augustin Marre. Arrive le 27 marš, au soir, en compagnie du R. P. Pierre Wacker, Definiteur, notre Reverendissime Pere fut regu so- lennellement, suivant les usages de 1’Ordre, par notre R. P. Abbe et toute la communaute reunie. Aux souhaits de bienvenue qui lui furent adresses, Sa Grandeur, revetue de la blanche coule cister- cienne, repondit par quelques paroles affectueuses qui nous apprirent de suite que nous recevions un pere plein de tendresse, heureux de se trouver au milieu de ses enfants. Aussi avec quel coeur nous donna-t-il et regumes-nous sa paternelle be- nediction ! Le lendemain, Monseigneur visita avec interet notre petit monastere, qu’il voyait pour la premiere fois, ainsi que les dependances de Saint Bernard, de Sottelhof et de Sremič. Mais les heures delicieuses de cette journee passerent comme une ombre, et deja celle de la separation avait sonne. Le 29, de grand matin, notre Reverendissime Pere 274 LE FRERE GABRIEL GIRAUD General nous quittait ainsi que son aimable com- pagnon pour se rendre a Mariastern (Bosnie), et de la a Zemonico (Dalmatie), afin de faire la visite reguliere dans ces deux maisons. Les heures, les jours et les annees passent sans pitie; mais la suave impression que les saintes ames laissent apres elles s’efface difficilement de 1’esprit et du coeur. Quelques mois plus tard, le dimanche 17 juin, notre monastere etait de nouveau honore par la visite d’un saint et bien digne eveque: Mgr Pierre Broyer, Mariste, eveque de Palemon et Vicaire a- postolique de 1’Archipel des Navigateurs (Oceanie). Venu en Europe pour les affaires de sa mission, Monseigneur dut pousser jusqu’a Munich, d’ou il se dirigea sur Reichenburg. II etait accompagne du bon et modeste R. P. Beriard, egalement Ma¬ riste et Superieur de l’Ecole Apostolique de Na- zareth, a Differt (Belgique), qui lui tenait lieu d’interprete pour la langue allemande. Accueillie avec la plus grande joie par notre communaute, Sa Grandeur sejourna une semaine entiere au ini- lieu de nous, et profita de ces heures de repos pour visiter notre florissante abbaye de Mariastern et les pieux habitants de la belle et solitaire Char- treuse de Pletriach (Carniole). Or, le passage de Mgr Broyer a Reichenburg coincidait precisement avec la fete de notre Re- verend Pere Abbe, 24 juin, jour egalement choisi pour celebrer le 25 e anniversaire de la fondation de notre monastere (1881). Toutefois, a cause des FONDATEUR ET FONDATION 275 calamites actuelles et du deuil general dans lequel etaient et sont encore plongees nos maisons de France, nous ne voulumes pas donner d’eclat ex- terieur a cette solennite. Quelques membres de 1’ordre, dans le voisinage, furent neanmoins invi- tes a y prendre part. Le R. P. Dom Dominique Assfalg, Abbe de Mariastern, ainsi que le R. Pere Dom Otto Jehle, Prieur titulaire de Zemonico, n’ayant pu repondre a cette invitation, le Reve- rendissime Pere Dom Gerard Maier, Abbe de Sittich (Carniole), fut seul a honorer de sa presence notre petite fete de famille. Arrive la veille, le Reverendissime Pere presida les premieres Vepres de la fete, et nous edifia beaucoup en voulant, suivant sa coutume, assister a tous les offices du jour et de la nuit. Le len- demain, a 1’heure ordinaire du chapitre, Mgr Broyer accepta d’adresser quelques mots d’edification a la communaute, et nous tint pendant un delicieux moment sous le charme de sa parole simple et apostolique. A la grand’messe, chantee pontificalement par le Reverendissime Pere Dom Gerard Maier, Sa Grandeur occupa la stalle abbatiale en rochet et en camail. Ornee avec art, la modeste chapelle du monastere etait en fete, elle aussi, et ressem- blait a un veritable bijou. Aux murs du presbytere, illumine de vingt gerbes de feu qui melaient les jeux de la lumiere aux couleurs variees des fleurs et se refletaient sur des tentures eclatantes, etaient suspendues deux oriflammes qui renfermaient en 276 LE FRERE GABRIEL GIRAUD lettres d’or le resume de toute la fete : Bene fun- data (1881). — Domus Dei (1906). Dans Tapres-midi, la joie commune fut un in- stant assombrie par le depart de Mgr Broyer et de son compagnon, qui ne pouvaient prolonger davantage leur sejour au milieu de nous. Toute la communaute accompagna Sa Grandeur a la porte du monastere, et re?ut une derniere fois sa paternelle benediction. De part et d’autre, on se promit bien que des liens indissolubles uniraient desormais les lointaines missions du Samoa et l’abbaye cistercienne de Reichenburg. Apres les Vepres, presidees par le Reverendis- sime Pere Abbe de Sittich, la benediction du Tres- Saint Sacrement fut donnee par le R. P. Dom Jean-Baptiste Epalle, qui s’etait efface durant cette journee, mais a qui revenait a bon droit la con- solation de benir ses enfants au soir de ce beau jour de fete. La ceremonie se clotura par le chant du Te Deum, alterne par les deux choeurs. Veterans des premiers jours, moines dans la maturite de l’age, jeunes gens a 1’aurore de leur vie religieuse, tous poursuivaient avec enthousiasme Phymne de 1’action de graces pour les nombreux bienfaits re^us du ciel durant les vingt-cinq ans ecoules. Puis les dernieres melodies du pieux cantique ex- pirant dans 1’enceinte sacree, tout rentra dans le calme et le silence accoutumes. Un lustre nouveau commengait pour le monas¬ tere de Notre-Dame de la Delivrance. Repetantvr \\gint\ q\\nq\e ann \! Oui, puissent les vingt-cinq FONDATEUR ET FONDATION 277 ans se repeter bien nombreux pour lui, et puisse aussi chaque nouveau Jubile, en le ramenant aux premiers jours de son existence, ranimer ses mem- bres dans la pratique des vertus de leur sublime vocation : Renovabitur at aguilce iuventus tua! Ta jeunesse se renouvellera comme celle de Pai- gle! Ne rencontrant nulle part dans les echos de cette fete le doux nom du bon frere Gabriel, peut-etre pourrait-on croire que son souvenir est reste com- pletement etranger a cette solennite. II n’en est rien ; comme de juste, la memoire de notre venere Fondateur tut evoquee et benie en premier lieu, et ce Jubile, en acclamant une fois de plus ce nom qui nous est cher a tant de titres, restera le meilleur epilogue qui puisse couronner le faible tribut de reconnaissance dont nous nous acquit- tons en ce jour du dixieme anniversaire de sa pieuse mort. Et maintenant, notre tache est achevee, nous voudrions pouvoir dire accomplie, car mieux que personne, nous savons ce qu’elle a d’imparfait et de defectueux. Neanmoins qu’il nous soit permis de renouveler un voeu exprime des le debut, a savoir que ce petit travail, entrepris en vue d’ins- truire et d’edifier, contribue au salut d’un grand nombre d’ames, en les portant a 1’imitation des vertus du bon frere Gabriel. 278 LE FRERE GABRIEL GIRAUD Ce desir tres sincere est aussi, nous osons le dire, un ferme espoir; car il est impossible d’e- tudier attentivement cette humble physionomie de moine, et d’echapper au charme secret et a la douce influence qui se degagent des genereux exemples de vertus qu’il nous a laisses. Leur suave parfum embaumera a jamais notre cher monastere, et le souvenir imperissable de ses nombreux bienfaits restera toujours profondement grave dans nos coeurs : Nori recedet memoria eius. (Eccli. XXXIX. 13.) TABLE DES MATIERES. —==#>8@8<§c=-- Prčface page CHAPITRE PREMIER : ENFANCE ET ADOLESCENCE. Naissance de Camille Giraud. — Traditions de foi et d’honneur qu’il trouve au sein de sa famille. — LTn- stitution des Minimes. — Camille y fait sa premiere communion. — Son retour dans sa famille et emploi de son temps. CHAPITRE II : LA VOIX D’EN HAUT. Un grand deuil dans la famille Giraud. — Premieres lueurs de vocation religieuse chez Camille. ■— Frere de S. Jean-de-Dieu ou Trappiste? — La guerre; Ca¬ mille s’enrole dans la le Legion du Rhone. — Echauf- fouree de Chfiteauneuf. — Un traversin pour trois. — Camille rentre dans sa famille. — Lutte au sujet de sa vocation. CHAPITRE III : MOINES ET MONASTERES. Qu’est-ce qu’un moine ? — Comment sa vie intime, toute de priere et d’expiation, exerce une action bienfaisante au dehors. — La journee du moine cistercien. — Une page de Victor Hugo sur les religieux. 280 TABLE DES MATIERES CHAPITRE IV : LE NOVICIAT. L’Abbaye de N.-D. des Dombes. — Camille Giraud entre au noviciat. — Ceremonial de la prise d’habit. — Epreuves et difficultes. — Triomphe de la grace . . 76 CHAPITRE V : AVANT ET PENDANT L’ORAGE. Le frere Gabriel sous le manteau d’oblat. — Ses hum- bles fonctions avant d’etre cellerier, puis infirmier du monastere. — Les expulsions de 1880. — Role du frere Gabriel aupres de ses freres.95 CHAPITRE VI : REICHENBURG. Un mot sur la Styrie. — Descriptions topographiques. — Antiquite du chiteau-fort de Reichenburg. — Son glorieux passe et ses divers possesseurs.121 CHAPITRE VII : LE CHATEAU-MONASTERE. Installation des Cisterciens Reformes a Reichenburg. — Debuts de Notre-Dame de la Delivrance. — Le fre¬ re Gabriel rejoint les exiles. — Rang et emploi qu’il revendique comme fondateur.148 Ode au Chžteau-Monastere.163 CHAPITRE VIII : LE SERVITEUR DE TOUS. Le camp de Dieu. — Poste d’honneur du frere Gabriel durant dix-huit ans. — Une accusation qui tombe d’elle-meme. — Le premier deces a Notre-Dame de la Delivrance; les premieres professions; la premiere TABLE DES MATIERES 281 Visite reguliere. — Le frere Gabriel au Service des hotes. — L’hospitalite legendaire des Cisterciens . . 166 CHAPITRE IX : LE COURONNEMENT DE L’CEUVRE. Developpements de la fondation de Reichenburg. — Les jeunes Oblats de choeur. — Erection du monastere en abbaye. — Grave maladie du frere Gabriel. — Son mysterieux retour a la sante. — Creation des indus- tries.188 CHAPITRE X : LE PARFA1T REL1GIEUX. Portrait du frere Gabriel. — Sa piete; son humilite et son obeissance. — Sa charite et son esprit de morti- fication.214 CHAPITRE XI : DERNIERS JOURS DU FRERE GABRIEL. La Bachasse. — Mort de Madame Giraud. — Le frere Gabriel aupres de son frere Paul. — Mort et eloge de ce dernier. — Retour inopine du frere Gabriel a Reichenburg. — Sa douce mort au soir d’un beau jour. — Les funerailles a Lyon.234 CHAPITRE XII : FONDATEUR ET FONDATION. Ceremonie de la translation du coeur du frere Gabriel. — Une page des annales de Notre-Darne de la Deli- vrance. — Le 25 e anniversaire de la fondation . . . 261 Impr. de N.-D. de la Džlivrance a Reichenburg (Autriche). Wahl des Kammerpräsidenten ist der frühere E- rete weiter, Hatz W M MtziM ZeWMkchrr Druck Md KM-/ UM»AxMLsL»r»» ä. 4. VKI.VPNS« «r. sä Es hat einmal eine Zeit gegeben, wo auch ^u der Phantasie des Verfassers dieser Zei¬ len Kosovo der Schauplatz von Festlich- leiten war. Die Anregung dvzu gab ihm das nack den Zusammenbruche zutage getretene . Bedürfnis des Volkes, die siegreichen Brü¬ der, wo sie sich euch nur zeigten, zu begrüßen und zu feiern, wenn auch die Gelegenheiten und die Ferm, wie dies geschah, dem Zwecke nicht immer am besten entsprach. Bon der juyrflawischen Idee selbst erfaßt und hingeris¬ sen, sah er im Geiste sich ein Fest am Kosovo äbspislen, das, nach der Verfass ungsgrün- düng von den Biruderstämmen angeregt, zi«l- und Mnmäßig arrangiert, der siegreichen serbischen Irvmee gelten und gleichzeitig ein Voltsverbrüderungsfsst werden sollte, das dar aufhorchenden und neugierigen Welt die in der Einigkeit der Südslawen geleg^tte Macht zeigen sollte, die aus dieser historischen, vom Mute der Vor¬ fahren getränkten Stelle entfaltet, einen un¬ auslöschlichen, durch Lied und Erzählung sortgepflanzten Eindruck auf Zeitgenossen, Enkel und Urenkel Hervorrufen müßte. Dem öffentlichen Leben entrückt und weit Weg von jenen Zentren, in welcher der Puls¬ schlag der Stimmungen mit Sicherheit zu er¬ kennen ist, kann sich der Verfasser kein Urteil erlauben, ob sein Phantasieibild heute mit je¬ ner Freundlichkeit ausgenommen würde, wie dies hie Stimmum LamM Wgaeten ließ. det die Verteilung der jüngsten Zahlungen- Deutschlands unter die Alliierten. WKB. Paris, 13. Juni. (Havas.) Wie aus Smyrna berichtet wird, ist König Konstanti»' am 12. d hier eingetroffen. WKB. Paris, 13. Juni. Aus Angora wird gmnelder. Im Abschnitte von Bruss» hat sich dar Fei'd nach Kämpfen in der Umgebung von Kabädschina und Marmavadjik zurück" gezogen. WKB. Rom, 14. Juni (Funkspruch.) Aus dem Flugfslde von Cento Celle ist ein Flug¬ zeug abgesdürzt. Die drei Insassen blieben tot liegen. sche Flugschriften verteilt, mit mehreren De- breminei- und Budapester Kommunisten Ver¬ bindungen aufrecht erhalten und nach Wien ständig Berichte über die Lage gesandt. Tele- gadi wurde der Staatsanwaltschaft übergeben- WKB. Budapest, 13. Juni. (Ung. Korr.- Büro.) In der heutigen Sitzung des haupt¬ städtischen Verwaltungsausschusses teilte der Obersdad Hauptmann im seinem Berichte mit, daß in der ungarischen allgemeinen Maschi¬ nenfabrik vier Facharbeiter wagen Verbrei¬ tung französischer Flugschriften verfolgt war-, den seien/ Der -OberfbodHavptniann berich- Deutscher Reichstag. WkB. »«II«, 14. IuM. Prä. stdent Loche teilte zu Beginn der Sitzung mit, daß der Reichstagsäbgeorbnsve Bias aus Olden vom polnischen Insurgenten an einen unbekannten Ort verschleppt worben sei. Der deutsche Vertreter bei der interalli¬ ierten Kommission Graf Praschma sei sofort beauftragt worden, von der interalliierten Kommission die sofortige Befreiung des ver¬ schleppten Abgeordneten sowie weitgehende Genugtuung und Garantie gegen die Wieder holung solcher Vorkommnisse zu verlangen. Wg, Crispien (UnBhärmWsrt Inland. Regent Alexander in Beograd Vorgestern nachts traf in Beograd Regent Aleksander und Prinzessin Jelena ein und begaben sich sofort nach ihrer Ankunft in di« königliche Villa in TopLider. Auch die Landarbeltsr ver¬ lassen dle Konstituante? Die „JugoflavHa" berichtet aus Beograd, daß die ungünstige Regelung der Agrarfrage in Bosnien und Dalmatien große Erbitter¬ ung hervorseMten b-^e, Mus tzsejM Grund- 1 AMB. Budapest, 14. Juni. Ung. Korr.- keriden Beamten und stellen erneut ihre so- i Büro.) Die Szsgediner Postdirektion bchchlag- zialistischen Forderungen auf. In der Lutze- j nahmt; ein verdächtiges Paket, worin sich bol- ven Politik verlangen sie die Anerkennung der. schewistjich.- Flugschriften, Briefe und Zeitun- Freiheit und Autonomie der Völker. Die ita-! gen befanden Dcr Adressat, ein gewisser Eu- lienischen Organisationen Südtirols haben g;n Reismann, wurde verhaftet und die in der Regierung die Forderung übermittelt,. seiner. Wohnung abgehaltene Hausdurchsu-ch- doß ihre Interessen im Senate eine Vertret-, ung förderte große Mengen bolschewistischer ung finden, und Graf Ettore Tolmei vorgc- > Flugschriften und die aus Men stammende Magen. s Korrespondenz gefürchteter Kommunisten zu- Reismann gestand, daß er eigEch kon> monistische Gruppe nach Szsgedin ge- Partei zu gründen und hauptsächlich die »«.«s - r--ge. meiew« mi ge, ia.no, vag sr ergenttlch Nie -Way; oss NAlkMscheN Paul Tc'cgadi heißt und durch die Wiener Kamme^ppijsshenten. kom munistische Gruppe nach Szsgedin ge- WKB. Rom, 13. Juni. (Stesani.) Bei der s^t worden sei, um dort die kommunistische Wähl des KawmsrprLsidenten ist der frühere Sst gründen und hauptsächlich die Präsident De Nicola mit 348 von 479 abge- V-ndarberter für emen Erntestrerk zu ge- gMmn Stimmen g-wäh'lt wovden. ^N- «r h^e auch m Szegedrn uch»r der Arberteychaft und m Geschäften kommunisti« stn UNS ruk k§Er8w'iMN8 von Werken, LeiLcvMen» MiurSN.IMEn, ^ickuSDren.^öreDkettSN, piskMen, UM3t02SNj KVVZciiLN MMSNLSN ULM., senen Wir mir ikmsreslSi §rer§ LpLtte ^ULLtZttunZ Zeden können. imscken Mir Zuk unseren ZeiLMAZcvinenderried, KotZ- MÄkuek, ÜÄmgkLpsZZL, LLe'm. Hier ruht der erste Abt des Klost rs Jo¬ hann Epalle. der gelegentlich eines Besuches im Kloster Maria Dumbensis in Frankreich Mb. und dessen sterbliche Hülle über seinen Wunsch zu „seinen Kindern" nach Reichen- burg überführt wurde. Frater Anton Wik, ckm reicher Apoche-ker, Krater Hubert, ein be¬ rühmter fvanzösstcher Professor. Am inter- essiantesten ist a-ber das Schicksal Frater Hein¬ richs, des ersten Sekretärs der Abtei Reichen- Er besaß in Straßburg eine Fabrik inch lobte glücklich mit seiner Familie, Gattin, Tochter und zwei Söhnen. Dor älteste Sohn lvar Ingenieur jm Dienste Lessaps, der jün-. dörrten Obstes und legte ein Sch,.x Mot da¬ zu, während ein anderer Mönch zu jedom Gedecke ein mit Wein gefüllt Hvüglem stellte. .. Refektorium und^ in der Klosterküche so Viole alt? Gemälde erzählen, keine feisten, L, , .worüber er sich wlbst Pater Placidus Epalle (ackb. 1876 zu gx-suM »nd läßt sie meistens, da VsrEnWungA- >den Tag uberverschlickiat. Darauf wird die Marches rn Frgnkrorch), e»n Neffe des ersten störungen, Gicht, W-ilagflnß usw. ÄervuS chm zuwni-mende Strafe diktiert. Mosterabtes Johann Epalle d« die hohe selten Vorkommen, sehr alt werden. Die erste Ausgabe der Trappisten ist nebst Wurde eines Abtes m jungen Jcchrsn erweich- i .. . . 1. , Gchest die Bestellung des Landes. Durch ihren te, und mir als wÄttluger, äußerst srennAi- '..Dm M« großen Schlassale, der erne für. emsigen Fleiß vorioanidsln sie den schlechtesten chor und geistreicher Mönch getzMert WM- E Porcher und Laien, der zweite für diq Boden in fruchtbares Ackerland, außerdem de —, war leider «Swosend. Er befand sich Aovi.zsn Postummt, sind m wach oben offen steq wird im Kloster alles angefertigt, was das zur Weinlese mit den Klosterbrüdern im nahe ve»de Nome ,Zellen geteilt. In jeder Zell« Master Mst braucht. Schafwolle wird von g-lcgenen Weingut Sremiö, wy em ausge- f^Et ich mn Bett mit Striohfack, eine Del- ihnen selbst Mvckbt, das Tuch zu Kutten zage- zerckneter Wein wächst. Pater Maurus .zeigte A und Sm Tuchchen. Der Abt allein bewohnst .. ' — - - --- - .em Zimmer für fick und neben feinem Zim- wiüd von ihnen-herch-stellt Wir fin- aen..Das'ebe'm?r-iae R«fekt»M>m ist"en?grv- "^r befinden sich die Empfangsräunre, ein- WirtschestsgöbZiude Tischler, Schmie- ßer, schmuckloser Saal, an deflen Spitze ein i M und «Wmackvoll eingerichtet, mit der ... ^.^zncr usw. bei der Arbeit. Also eine Qucrtich und an den Seiten des Jaales lam-j . !^ ^cs Gründers Kraters Gabriel iM' ei- fast völlig sich fcWst genügende Wirtschaft, ge sch-niale Tische mit Bänken stoben. Als wir! BEvschmuck. Trittst du zpm Fenster, Usberall, wohin wir LNchn, peinliche Sauber- eintraten., war 'der Pater Küchenmeister mit! L. b^k-et sich brr eme überraschende Fernsicht, leit und emsiger Fleiß, da die ?lrbsit nach den -der Vertsi'lunia des NachtmahleZ beschäftigt i Twfe Stille uüd Kühle herrscht in der sehr .- -Auf joden Teller tat er eine. H-Moll ge- V^krche. Schwere Mzerm» «Oä. et Lr-a^ (Bete und ^beich j MosterK-te M-rschütkn ^atem A-vMm «oäA Hr WMpruch. Morgens um 1 Uhr nchsPEr Maurus Ralleröak die Führung. Klo- -eun dke Mahlzeiten der Most^üdor sind »n L LA 5LWt vollendeter Morgenmidacht gehen die Mönche j st'-wstimmunig überkommt mich . . - > -ab so lut vagstarisch. Ihre Nohruma besteht Eintri't ins Mostvr^möiwntNcken 8^ MM.Arbort; da w«den sie von dem den Be-, TeniM.schnttr von der Pforte streitest sich in Brot, KarwffÄ, Gamüfs, ^kochten hohen'Rang und' Würde:- besäteii .trröb loitenden. Mönch zu dem miq-owwien, nor uns e-n ausgedehnter Hofmmn aus, um- und gckwrtten Früchten. Flcych.., Eier- und mMge Ritter d-r Ehren ,^ion Prasesidr-'n Washin sider zu jeder Ltunde^des Tages, zu i rahmt von wunderschönen W-aüdckgangen, Fischspeitzn find ihnen uukrsM. Diese Le- Fckbrrkamten, Kaufleute Beamte und OM- tun hast. Dann wird -den ganz Tag über nich^ während den Hvf Mst ein zu einer Kapelle Andere Knstchhoit in der Ern^gsweisi, Lre Äen Prolewriern un^Bm-ern In Zü -moder z,u ihnen Mprochen. Wenn sic dann uiugMutor, von Blumen umgebener mittel- verbunden mit anstiangeüder Arbeit im mw in -er Milte Frickckoies erbanwn Mnds üch kn RMktzMM ÄchniM, W e»n Eerlichsv HMrMM schMcksi M Wt Freix». E ö« Mni und K M ISLch-Ä! Ls m emer silbernen Uvne -esindliche e d 1 e, b«e LeNoids^. den Rang eines G-ardekapitälls Herz des Gründers der Abtei Frater G-a- in der französischen Arm«. Frater Heini ich bric-l G-ira-uds ausbowchrt, sein Leichnam do- war zur Zeit des Krieges 1870—71 Präsi gegen wurde über Wunsch seiner Angehöri-! den-t der Handelskammer im Straßburg. Ge¬ nen noch Lyon überführt und ruht dort in! Kgenllich-des B-vmbaudetNenls der Stadt war der Gruft der Herren Giraud. Eine an der sein Wo-hnhcms der Besih icßung besonders PyvamDe, -enigÄra-chtc schwarze Marmor- ausgesitzt. Um sich und seine Lieben zu ret¬ ten, flo-h er mit Frau und Tochter in den ! Kellorraum, als eine Bombe den Pla-iond durchschlug und seine Frau und Tochter vor seinen Augen in Stücke riß, während er ganz imvevschrt bliep. Dieses fürchterliche Ereig¬ nis wirkte derart niederschmetternd auf ihn, daß er der Welt A-diau folgte, in den Dvappi- ftenorden MarktsDmübensts trat und sein .. . M -m der Tvappi- Maria Erlösung in Reichenburg fckder össintlich zu bekennen, über ver-fchlt hat. Darauf m zu-io-iii-iiicivi/c i-i.vu^e vrrrierr. ^»ujrer-aores Myc . _ Die erste Aufgabe der Trappisten ist nSstst Würde eines Abtes in jungen Jahren erreich-, Gchet die Bestellung des Landes. Durch ihren te, und mir als wÄtiluger, äußerst sreunAi- Boden in fruchtbares Ackerbalnd, außerdem d. Master brauet. Schafwolle wird von g-logensn Weingut Sremiö,^ wo M ausg«. schnitten und genäht, und auch ihre Fußbe- uns das'Klofter in o-llen seinen HinriHün^ NeSmng^wiirb vvn HeMtÄlt M»-- ----- -- - . ->»->' de, Wag-ner usw. ns-S-zursmEr. M MaseK-LS^t. UM 12 r SLstorrvs. AM. 22« 224 !22 Ä V 520 SIS AM. UM. 516 UM. 12 2251 10W .' - » 7S5 7-13 1201 957 20-52 2029 20-20 1322 12-59 1250 0-30 22 26 21-56 »a. a. 14-06 1343 13'30. 35 'll -21 '20 19-32 1900 1632 s-os 8-32 k-21 5-50 1335 13-11 12-21 7-S5 12-40 1216 11'25 8-40 808 5-37 21-45 1-21 0-36 23 45 2258 Regierung die Erlangung d-L _, Büros ans Den Fall verlangten. Hieronf folgte eins Anfrage des W,g. DerLiö, ob der Minister für das Verkehrsweisen bereist sei, auf seine Interpellation zu antworten, dis ans Lor Tagesordnung stehe. Als Stellvsr-- tretsr des Verkehrsministers antwortete Jo-» « za Jov-anoviä und führte aus, daß er nicht für den Ressortminister antworten könne, ehe der Verkehrsminister zuwückgekehrt sei, Mas in 5 bis 6 Tagen geschehen wevde, und er dann selbst Gelegenheit izur Antlvort hohe. Hieraus antwortete in Stellvertretung -des Post-- und TelsgraphenminrstMs Marko Gstl< riöiö auf eine Anfrage des Mg. Milan Prii« biösv-iä wagen der unregelmäßigen Zustel- lung von Geldern, die unsere Auswanderer in Amerika ihren Angehörigen in die Hei¬ mat senden. Dor Minister betonte, daß die Briefpost regelmäßig funktioniere; was aber die Geldsendungen, besonders die Geldanwei¬ sungen betreffe, so bestünden noch nicht dies¬ bezügliche geregelte Postverhältnisse, was hauptsächlich auf die ungeregelte Balutafrage zurückzuführen sei. Unsere Auswand-sver sen¬ dens« das Geld durch Schecks rmd Banken in die Heimat und die vorhandenen Versäum¬ nisse entspringen nur infolge der Geschäfts¬ führung der betreffenden Banken. Weiters antwortete Minister Gjuriöiä auf eine In¬ terpellation der Abg. Milan PriUöeviä und Genossen bezüglich hex Errichtung eines An¬ bei den politischen Parteien in Kroatien her- varrief. Obwohl Trumbiä die Politik der Rg- diäpcrtei zweifellos verurteilt, sanden dis Bundesgenossen Radiä', die. Vertreter des Nationalklubs, daß ihnen Trumbiä aus der Seele gesprochen hätte. So erfreulich diese Wirkung ist, so sicht sie doch zumindest mit den Erfolgen im Widerspruche, welche die .Politik des Nationalklubs bisher erzielte. Ein Dorwurf, den auch die kroatische Dsmokvaten- partei erhöbt und mit dem sie die Freuds ih¬ rer politischen Gegner, Dr. Lvumbiä Mige die Politik des Nationalklubs, zu trüben sucht Die Wahrheit dürfte wohl in der Mstte ste¬ hen. Trumbiä scheint weder die Politik der kroatischen Demokraten, nach jene der Zased - rnoa zu billigen. Die erstere nicht, weil sie nicht auf den bestehenden realen Verhältnis¬ sen fußt, und die andere nicht, weil sie sich von dem vorgesteckten Ziele immer mehr ent¬ kernt, Truchbiä ist dermal Führer ahn« Partei and das ist ein Unglück. Durch seine Tätigkeit. als Minister des Äeußeren hat er den Kon--' takt mit den politischen Parteien in der Hei¬ mat . verloren. In die Konstituante wurde er als außerparteiliches Mitglied gewählt. Erst sein Hervortreten in -der Generaldebatte über die Verfassung und jetzt in Zagreb dürfte je¬ ne Wirkung hervorbringen, die ihm auch An¬ hänger zubringen wird, so. daß einmal sine 957 8 06 S 3S 18-52 16-46 . 1613 21-05 Der DergarbettemusstanS m England. WKB- London, 10. Juni. (Fun-Lspruch.) In -der gestrigen Konferenz zwischen Bergar¬ beitern und Grubenbesitzern ist eine vollkom¬ mene Aussprache über alle wichtigen Punkte erzielt worden. Ein hervorragender Vertre¬ ter der Arbeitsgeber hält -die Beilegung des Ausstandes für unmittelbar bevorstehend. Dle Kundgebungen anläßlich der Ermordung Garals ver¬ boten. WKB. München, 12. Juni. (Süddeutsches Korr.-Büro.) Die vom Gewsrkschastsverein im Aktionsausschuß der Betriebsräte Süd- baierns und den vereinigten sozialdemokra¬ tischen Parteien angekündigte Kundgebung wurde Polizeilich verboten. Der Staatssekre¬ tär für München (Stadt und Land) warnt die Bevölkerung Münchens in ihrem eigenen Interesse eindringlich vor der Beteiligung an den verbotenen Veranstaltungen. Die Poli- zeidirektion ist angewiesen, die verbotenen Veranstaltungen und Versammlungen mit allen ihr zu Gebots stehenden Mitteln zu un¬ terdrücken. MW. München, 12. Juni. (Südddeutsches Korr.-Büro.) Sonntag mittags hatte der Gc- uerahMsstM leine Ausdchnun-g erfahren, Wendigkeit überzeugt zu sein schämt, daß Deutschland in dem Wunsch nach Versöhnung seine Verpflichtungen erfülle. Die in Wies¬ baden aufgLnommenen Besprechungen wer¬ den wahrscheinlich in Paris zwischen französi¬ schen Sachverständigen und Vertretern Ra- thenaus fMgcsetzt werden, Holen. E WKB. Warschau, 12. Juni Der außeror¬ dentliche Gesandte u-nid bevollmächtigte Mini¬ ster bei -der italienischen R-egi-rung Konstan¬ tin Skermund ist zum Minister des A-eußeren ernannt worden. Der griechische König in Smyrna. WKB- Athen, 12. Juni. (Havas.) Der Kö¬ nig, der Kronprinz und die Minister haben sich nach Smyrna singsschifft. Der König hat an die Nation eine Botschaft gerichtet, worin die Notwendigkeit dargetan wird, daß er sich -an die Spitze des Heeres stelle. Die Knvnamon M O-Ari-el» WKB- Wien, 12. Juni. Die österreichische Regierung hat im Wege der Gesandtschaft in Paris heute die Mitteilung erhalten, daß das Ainanzko-mitee des PHllMuMs seine - -v. v-.«. "»"V vysUPt» ««v Elit ^iu«ryL«, prachttgen, im Norden des Ortes in jüngster schlecht der Reichens u-Mr ein Märchen, är^ Zeit evbMlten SourdeE-rchs die einzige Se^i 'sich mit goßer Zähigks-it im Bolke festhält. henswu.rd-igkelt des Marktes., Der Hochaltar Dreser- Sqgs nach sollen sich RMas von Rei-. «ns schwarzem Marmor ist eine auZgezeichne- chenburg und sein jüngerer BnGcr, welche inj te Slrbeit; in der Kirche befinden sich mchrere ewiger Fehde lebten- im' Fahre 1454 geqen.- Grabdenkmale, als des Franz Gosi von Gal- seidig getötet haben. Sie schossen aus den t / soll im Jahve 1127 vom Erzbischof Konmd von Salzburg erbaut svorden fsvn. Die Bimg war von 1290 bis 1540 — durch cinerr Zeitraum van 250 Fahren — das Raub nest und der Rit-tersitz des mächtigen Geschlechtes der Ritter van Reichenbury, 'dis auch die Burgen, Reichsnstein, Rann, Glei¬ chenberg und die stolze Riegersbura ihr eigen nannten. Die Reichenburger beneideten Hochs Würden, sie waren Landesverweser, Oberst-! marschalle von Steiermark und widmeten sich zumeist dem ritterlichen Wassenhandwerk. Kaspar von Reichenbury fiel 1469 in dem mörderischen Kampfe gegen die Türken bei' Bizeljsko. Reiniprscht von Reichenburg war LandeLhanptmann von Steiermark mH er- oberte in Ungarn für Kaiser Maximiliwn elf feste.Mätze. Er führte manchen Kamps Mik-, sich durch und befreite den -nachm-aligen Kal-, ser Maximilian, als er, als Erzherzog von den Bürgern zu Gent gefangen gehalten WM< de. Er starb 1505 Ms der Reise nach Küchels Auch die Gage erzählt uns vom Kitt-srae- lenstem zu Lueg, Rann rmd Hachenburg. Der Marktflecken wird mutvoll von dem al¬ ten Schlosse Reichenbury, das zu den stattlich¬ sten Burgen der südlichen Steiermark ge¬ hört, überragt. Die mit ihren altersgrauen Mauern von der Höhe eine? schroffen Fslstns stolz in deK SWetgl nsK«xsHP,ende Feste deutsche König Arnulf seinem treuen Vasallen „W alchu n" seine Besitzungen in Reichsn- -burg und Gurkvclt an der Sava. Schwor ge¬ litten hat diese ganze blühende Gegend unter unübersehbarer Krie-gsgual, welche die wilden Horden der Madjaren und Türken verursach¬ ten. -Auch die Bauernkriege tobten in der Ge¬ gend von Reichenburg und Gurkfeld. Der Markt Reichenburg liegt auf einem der lieb¬ lichsten Punkte des herrlichen S-avestromes. Die Häu er des Marktes sind zu beiden Sei¬ ten des Brestancab-aches parallel mit demsel¬ ben' auf beiden Userin -in -der schmalen T-Mohle entlang -gebaut und zwischen den Heider-Mi- aen Höhenzügen förmlich eingezwängt. Die Sonne erfreut die MarWewohner selbst zur Somme-rSzeit nur kugze Augenblicke. Auf einem etwas erhöhten Punkte liegt die schöne alte Pfarrkirche St. Peter, außer der Fenstern der Bury und den im Tale gelege¬ nen Schlosse mit Feuerrohren r>nd tmfen sich in die Brust. Im Jahre 1540 ist mit Johann van Reichenburg der Stamm dieses mächti¬ gen Rittevgefchlechtcs erloschen und erbte die Bury der karntncrische Ritter von Grabni, kW; Mter Mersing sis ch den BM der, genden Getreidefeldern-, dann die schöngele- gevrn, weißgetünchten Schlösser Weixelsteirr, Erkeustein, -L-avenstei-n, Ruckenstein, "Unter- lichienm-ald, Neustei-n und Ünterreichenburg vielfache Mwechslung bieten und filmartig d.es Uu-gs paffieren. Es gibt nur wenige Ge¬ genden, die auf so engem Raum ein so man- niigfaltiaes Bild bieten. Nach oinstündiger, anregender Fahrt ist der uralte Markt Rei- chenbuvg — das Ziel unseres Ausfluges — erreicht. Eins Gegend, ein Ort, ein Stück Land kommt einem erst ganz nahe und wird erst zur rechten Heimat, wenn wir etwas wis¬ sen N-r sein Schicksal, das ist just so wie -beim Menschen. Auch der bleibt uns fremd, wenn wir immer nur sein gleichmütiges Alltogsge¬ sicht Wen und erst eine vertraute Stunde, in der wir sein bisheriges Schicksal nochmals mit ihm durchleben, macht uns den Fremden zum Freund; und so wollen wir uns'mit der ^schGte unseres Reisezieles vertraut ma¬ chen. Schon im Jahre 888 wird ein Graf „Sialocho" in Rcichenbu-ry an der Sava MNMgt, Lei Welchem -djU Nichtige ßMMsch- Lisra 947, Mala Li Seo 988 Meter, und aus der Ferne grüßt dich der Rigi Unterkr-ains, E,«. —I > dcr 1219 Meter Hobe „Sveti -Kum" (Kum- ,«k-ner Danaufahrt in -der Nähe OHovas dies berg), rrühre'^ ' ' " Bekanntschaft ornes vsichsdeutschen Prof-esiors j chen Märkte jwnd GlobetrMors machtck, dam di. fsi" Zl.si -..... ... schön-heiken meines Vaterlandes geläufiger f malerisch gcregsne Krsko (Guvkfeld), viele Waren, ,als mir. Von Hm mußte ich mich! freundliche Ortschaften, hi,»gestreut zwischen Mer so «milchen schönen Punkt -Oesterreichs, blumenreichen Wien, Obstkulturen und wo- Lelehren lassen, und ich als ich meinte, den Rhein und sein« Ufer müßte ein Ocstcrreichor hoch ken-MN lernen, -denn so etwas hätten wir nicht, da lachte mir der gute Mann ins Ge¬ richt und f-rug: „Kennen Sie die Donau von M-Slk bis Stein?" „Ob ich sie kenne, die herr¬ lich« Wachau?" „Na, -und kennen Sie dvs Sch Mol von Steinbrück bis Videm?" „Das ist ja doch -meine liebe, allerliebste, engste Heimat!" „Hören Sie mal, machen Sie daheim doch Mfälligst Ihre Augen auf! Die Wachau bietet Ihnen eins Kopie des Rheintales im gro¬ ßen, das löbliche Gavetal eine Kopie im Nei¬ men!" . . . Und er hat recht, mein- reichs- hemtscher Gewährsmann, denn auf den Rei- Wnden, der die Augen offen, hält und die ÜSüdbah-n von Zidani most (Steinbrück) bis Widern benützt, übt das reizende und ro-man- Ldsch-s Savetal einen nachhaltigen Eindruck Ms. Beide Ufer der Save begleiten dicht be- swaldere, an den sanften Hängen sinit Wein¬ reben bepfla>nzte und "von zahlreichen Kirchen, Mpellen, iinposantsn BuMp Md MW« Freiherren Gall von Gallenstein. Diese Fa¬ den dem Schlosse dis häutige Gestalt. Die Bury, welche 1127 erbaut wunde,- hat keim Umbau mehr oder weniger ihren ur¬ sprünglichen Zustand bewahrt, wohl wurde sie neu befestigt in jener schrecklichen Zeit der Wvkeneinsälle, in welcher die Kraft des ÄdelZ zur Abwehr dieser -anderthalb Jahr-' Hunderte andauernden fur-chtbMn Plage ge¬ sammelt und in steter Bereitschaft gehalten werden mußte. Die Bury ist ein imwsanter, architektonisch nüchterner Bau. Mächtige, Vie« Metso'starke Mauern stützen die auf der Südseite auf einem schroffen Felsen a-ussitzen- de Burg. Der Hof hat dis Farm eines unre¬ gelmäßigen Viereckes; der Erbauer schmiegte den Srundplan dem Temam an und hatte mehr die Zweckmäßigkeit als das Richtscheit im Auge gehabt. Die Burg beherrscht die Leicht zu übersetzende Save und das ganze Sa- vstal bis siM dem in Kvain gsgenüberliegen- den HSHenzuy; sie wurhe weder van Madj-a- ben, Türken, noch van den Bauern bezwun- WK, noch haben die Erdbeben in den Fahren Ml, 1695, 1878, 1880, 1895, 1906 einen Stein des Baues verrückt, überhaupt nicht Pis geringste Spur hinterlassen. Im Jahre 1630 folgten den Galls die Grafen von Attems als Besitzer, welche das Schloß aber schon 1680 dem Grafen Anibo-l Heister verkauften. 1721 erwarben die Gra¬ sen von Attems Reichenburg neuerdings, um es 1802 einem Herrn von 'M and-Mein zu überlassen. Diesem folgte als Besitzer Anna Gräfin Petazzi, Hx Schwiegersohn Delena, Sidonie van- Bvzavska, Eberhastd FürstWalid- bur-Zeil-Wurzach. Der letzte weltliche Besitzer war Freihsvv Christian von Essebeck, welcher Reichenburg van 1874 bis 1881 be- kak . Fortsetzung Reichenburg - Von Fridolin KauLik. §s war vor etlichen 15 Jahren, als ich auf- der 1219 Meter Hobe „Sveti Kum" (Kum- ' l der- Nähe Orfovas die j berg), während im Tal der Save dis nie-dli- _—,H... __f.fs..- s 77""'"'. Radeöe (Ratschach), Sevnica otters machte, dem di« Natur-! (Lichtenwa-ld), Reichenbur-g, V-id-em und das - .-' - —1- --.. ,.n -m. Bei 8en Travvisten in ^krönte Bergrücken, die prachtvolle Szene- panonischs Fürst Pribi na gastliche Auf- ' Vi-en bieten und mitu-nter bedeutende Höhen nahm« fand. In einer Urkunde de dato Oct- -srreichsn,, als SerSek 893, V-eliio K-oUe 987, tingen vom 29. September 895 verleiht der 1 "o hbinömi a tiskoma d. d erlchtet Ist, empfiehlt Ansrrtiguao aster in 1 e herige Taktik geändert und ein Progmmm entworfen, dos der internationalen LaW so-, wie dein winischaftlichen Zusammenbruch Rußlands Rechnung trägt und dem Wider-, stand der russischen Bauernschaft und der ausländischen Kapitalisten zu begegnen trvch- tet. Das bisherige System der Reguisiitioven rünid der Unterdrückung des industriellen Han« döls im Innom werde durch proportivrvell abgestufte Steuern in natura ersetzt werden. Vom Westen erwarte man materielle Unter« stützung durch Lieferung dm fertigen Fahr« kosten sowie technische Hilft durch Entsendung von sachverständigen Technikern nach Ruh» lattd. In ausländischen Unternehmungen kön¬ ne Rußland entweder GM oder RoWosft oder aber Konzessionen anbieten. Es seien be¬ reits mit einigen Unternehmungen Verhand¬ lungen im Gonge. Krassin sprach schließlich die Ueberzengiung aus, daß sich binnen ktir-vR ein großes internationales Konsortium bil¬ den werd«, dank dessen Tätigkeit die Sowßet« regiernntz aus ihrer schwierigen Lage befreit werden würde. WKB. Budapest, 13. Juni. (Ung. Korr.» Büro.) Die Polizei hat festgestellt, daß Mi« lM Popovic, dessen Leiche im Ncygy-Mayos« Teiche verstümmelt aufgesunden wurde, ei¬ nem Lustmord zum Opfer gefallen ist. Der Täter wurde m der Perion eines gewissen Alexander Kovacs verdatteL lerer Obst- und Weingüter in unge- Stellung wünscht Wechsel des Wir- !S. Zuschriften unter „Kaukionsfähig" "" 5l0S liche Blätter verzeichnen den Zwischenruf des Triester Fascisten Giunta „Nieder mit Oe¬ sterreich!" beim Ausruf des Namens Taggen- bnrg. Die Deutschen und Slawen haben die GÄobung in italienWer Sprache geleistet. Wie der „Piccolo" meldet, hat Toggenburg Giunta wegen dessen AeußerMg feine Zeugen gesandt. (Nne MMtärkonvention zwi¬ schen Sowleieutzland und den KrmEten. WKB. Marschau, 13. Juni. (FuMpvuch.) Die Bolschewisten Haben in Baku eine Mili- lärkonwention mit den Kem-alisten unrcr- schvieben. Sowsetrußland ist zur mLitävischen Hilft Wgen Armenien und Griechenland ver¬ pflichtet. Auch die Verpflegung der Komali¬ sten wird von Rußland übernommen werden. Der Zusammenbruch des bol- schewMtschen Systems. WKB. Paris, 13. Juni. (Havas.) In einer längeren Unterredung mit dem Londoner Berichterstatter des „Petit Parisien" legte Krassin die Gründe dar, die die Moskauer llcgievung dazu trieben, die Mitarbeit aus¬ ländischer Kapitalisten zu erbangen. Gr be- ämpft zunächst das Scheitern der sowjetisti- en Polilik. d-a d-as H<-cr d »- rnsi-iben Pro- ietarftr so geleitet habe, als ob die Lee« der so die Verwirklichung der größeren Idee und verzichtet scheinbar ouf die Erfüllung der ihm vom gütigen Geschick zngefalftnen großen Mission. Die Ursachen dieser Engherzigkeit können tzesucht nwrden in dem durch den Sieg noch mehr «^gestachelten, beim serbischen Bru¬ derstamme ohnehin in sehr hohem Maße ent¬ wickelten Stämmeshswußtssin, dann aber vmlch in feiner mangelhaften Kenntnis der Verhältnisse in den zum Anschluß gebrachten Gebieten, welche Unkenntnis allein dis Vor¬ stellung nähren kanmi, über die auch noch da¬ zu in der Mehrzahl stehenden nichtserbischen Bewohner des vergrößerten Staates eine Art Vorherrschaft auSzuüben oder sie zum Sewbentum bekehren zu können. So wie jedes starke nationale Empfinden, so wirkt auch idas starke HervorlMen des Serbendums bei den Brulderstämmsn anstek- kend. Dagogen hilft keine Bsrstandeserwäg-- ung, das beweisen insbesondere die Vorgän¬ ge in Kroaten, wo dieStammesge-gensätze mit ihnen Bqgleiterschsinun«n noch nie so trau¬ rige Früchte trugen wie gegenwärtig. Der Ton, den diese Musik erzeugt, wird ln Beograd angsg-ckben. Um sich d-Mon zu übevftugen, vertiefe man sich nur in die-dort Erscheinenden Blätter und man wird erkenn- neu, d-'ß diese Publizistik fast ausnahmslos auf die großjeMch« Idee sinMschworen ist. wischen sind gestorn überall MNgesteur wor- -den. Außer einigen belanglosen Schießereien zwischen Patvairillen herrschte überall Ruhe. Die interalliierten Truppen fahren mit der Besetzung der neutralen Zone fort. WKB- Warschau, 13. Juni. (Funkspruch.) Der italienische Oberst Pesenghi ist Mn Chef der Polizei in Oberschlesien ernannt worden. WKB- London, 13. Juni. (Funkspruch.) Der Spezislkorr-espoNdentlder „Times" mel¬ det ans ^erschlesien, daß die polnischen Mit¬ glieder der AbstimnMugspolizei Laim Aus¬ bruch der MjstäudischenbewagwP Mm grö߬ ten Delle d.ftrticrt seien. In vielen Fällen entwaffneten sie auch noch ihre deutschen Kol¬ lagen und bemächtigten sich deren Massen und Uniformen. So kam es, daß ganze Bataillo¬ ne der Aufständischen Uniformen dar Ab- stimmuugspolizei trugen. Die deutschen Ab¬ stimmungspolizisten sind auf die Seite des deutschen Selbstschutzes getreten und es wird eine der schwersten Aufgaben der interMiier- ten AbstiMArun>gskom>mission sein, wieder eine unparteiische Wstimmungspolizei zu schafftn. WKB. Berlin, 13. Juni. (Wolff.) Die in¬ teralliierte Kommission hat einen zweiten Plan für die Räumung des Aufstandsgebie- trs ausgestellt. Darnach soll der Selbstschutz in seinen bisherige Stellungen bleiben, bis der Aktionspl^u durchgesühmt wäre. Dieser Plan wurde GeuaM Hörer zur Kenntnis gebrach- der sich bÄ dem Zwölftrausschuß in Berbin- agi gkn Arbrilen bei wblMsstm »reisen. ligiöse Baier überwachte mit Strenge ins¬ besondere die körperliche Ausbildung seiner Kinder. Er sorgte -dafür, daß Kamillo in allen Lchbssülbuwgen unterwiesen wurde. So war tion zur Erzeugung des köstlichen Klosters körs „Trappistien", großartige moderne Rin- dor-, Pferde-, Schweinestallungen und Wirt- schaftsgebäudo, eine Mühle, B retter säge und einen Zisgelofen. Er beschaffte das zur Be¬ wirtschaftung dsr Grundstücke erfordsülijche Der Schöpfer all dipser großartigen Anla¬ gen, Frater Gabriel — dies der Kloster- nome des Kamillo Givaud —, den ich per- und bIrnb^nersto^E .ftoHer," Iwmüt^'^KrbMder/ 'wlüchh! er zur Gänze zur Erwerbung, dana Adap- frLdsgu^^" "Her tmuug und Einrichtung des Klosters Rei- f Pflichterfüllung im Kvankendienst, den, er In einem von einem schonen Pr.rk umge- Hebung m.ern TrappKenklostcr. Er erbaute iM Tao und Nacht widmete Sein-selten schö- n-n Schlosse verlebte KamiLq Giraud ei"-seine konifortabtr Fremdenherbcroe noben dem - vurchgeiitigr« Gasicht stmhlte von hirnrn Lende« Burg ihm Zuflucht gchmden mid die- suohe, ungetrübte Jugendzeit. Der streng re- Kloster, eine Schokoladefabrik, eme TMlla-. selbe in eine Eremitags umgowandM. Es ist -- — -- --- - -- aber auch ein Ort wie geschaffen zur Men Einkehr in sich ieDst, wie von Natur bestimmt für eine Schar von weltflüchtigen Mönchen. „ Wie viel Schicksal war durch einen Zeitrawn er in seiner Jugend s'rn leidenschaftlicher van M Jahnen und ist heute wieder in dsi- Nimrod und brillanter Reiter; daneben ging „ , nen Ä-audvn bvgvaKen. Es ist das ewige Lied der kaufmännische und wissenschaftliche Un- . Zugvish, Kühe und Schweine, usid. ließ sine von Lust und Leid, das durch Jahptemsende tervicht nach einer gediegeneir praktischen elektrische Leibung erbaiuen. Die Kraft,zum erklingt. Aber es ist immer-disMe Melodie Mechbde, die den Grund zu einer tüchtigen Betriebe des klsine». ElÄtrizitätswerLeS Le, in taiufend Variationen. Immer dichelhe Me-: und universellen Bildung legte. Bet Ausbruch fert der Brchanockbach. Die SchokokKchLr« lodie.... - des dentsch-fvanzösisschen Krieges 1870 eilte er s wird mit elektrischer Kvotft betrieben. Als im Jahre 1880 die TrapiftsnoMden in als Freiwilliger an die Front und zeichnete j Welch ein krasser Kontrast! Avan-kreich aufgelöst, und di- Mönche aus ih- sich in 12 Schlachten und Gefechten durch her- j Unten Ms den Dicken die MÄMchtigen, ren Klöstern mit Brachialgewalt vertrieben vorvagende Tapferkeit aus BAd nach erfolg-' mittelalterlichen Mönche in ihren-weißen »ei den Trappisten in Neichenknirg. Von Fridolin Kauöic. Meicheriburg, du stolze Feste, in deinen weiten Raumen steht vor unseren Augen Be¬ grabenes, Versunkenes auf. Schwerter klir¬ ren, silberne Mcher, gefüllt mit köstlichem SvemiLerwech, erkhimzen. Reich gezäumte, feurige Rosse wiehern im Schloßhof, fchaivrsn den steinigen Boden, daß die Funken sprä¬ chen, und harren mtgsduldig auf ihre Rei¬ ter, dis dann dühinstiebsn zum Tournier odar in die blutige Schlacht. Madjarische und „ türkische Horden bereimen vergebens deinen ^^rdsn, kam eine Aüovdnung von Trappisten tem Friodensschlutz war in seinem gciiHen Kutten im Dämmerlicht. Ein Druck auf den Menschen Bau Die armen, geknechteten, Ms Kloster Maria DiLenfiS über Italic Wcheu wie umgvwandÄt. Der 'vovdsm - le- s Schalter — und ober ihren Käufen blitzt das sich mach einem bißchen Freiheit sehnenden und Spanien, wo es ihr nicht gelang, einen, benslustige, nun aber über die Nichtigkeit der Symbol des Fortschrittes der elektrische Fun- ,Kindischen B-au-rn" rennen sich mit >passenden Besitz zu erwevben, nach Ocher- Wett enttäuschte re'fe Mann trat als Leien- le, auf, das elektrische Licht, welches alle Rau- dem Schlachtrufe: „Le vkup, le vkup, reich, wo sie im Jahre 1880 das Schloß Rei- prüder in den Tvappistenorden. Der schwer-' me des Klosters, seWst die Kellereien, Stal- n-oga gm ajna!" an deinen trotzigen ^^8, mÄches .M einem Kloster wie ge- reiche frühere Guts- und Fcbriksbesitzcr -Düngen und Wntschastsgabäudc . taghell bs- Mauern sm die „stara pravda ) schns^n war, vom Baron Ess check erstand-en. ei>n „gir-and seigneur" vom Schevt-e-1 bis zur' leuchtet, harten SchSM em . . . und heute hallt durch Der Gründer der Trappistenabtri Maria Er- Lohle vernchtete nun im Kloster die ni-sd- deine öden NLuine der schauerliche Gruß i .Reichenbnerg war der im, Jahrs rigsten Arbeiten. Er betreute die Hühner des - „Memento mori"^oer schweigsamen Mönche s itzzy Lyon in Frankreich Morens Frater Klosters, mistete die Hühner- und Rinder- — vom Orden de la Trappe/ j-eS Ordens Kamillo Giraud. Er entstammte stallungen aus, außerdem Pflegte er aufopf- ^nnen die^Ehre Hatte" war^eik Französische Trappisten sind es, die in der seiner angesehenen Lyoner PatriM-rfamilie, M-"'' «,«i^- oben aas dem steil aufste-igendom Fcksen kle-! war vor 1«nsm Erntrrtt ms Kloster Marra Mitbriider. Sein .großes Vermögen widmete los zufrieden und unermübkM m der Bs- -- . .... ! Dnmbsnsis, Gutsherr, Besitzer großer Sechen- -' -- - *) Es ist dies der Refrain des revolutionuren-^ ^Oriken und vielfacher Millionär . . Liedes m sudsteirischen Bauernaufstands: „Ngrl zusammen, nu- zusammen, arme Gemeinde, für' I das alte Recht!« Ebenen bischer Glückseligkeit und gemahnte mich an tzas Bild eines vom eLnem belgischen Meister gemalten Heiligen, dos ich in irgendeiner Bildergalerie gesehen. Er starb am 28. Feber 1899, von allen föinen OvdrnSgenossen tief vett-cincrt... Friede umtd Wcktgbgvschiedenheit in der Natur sind von den VorstMmgen, in der wir uns stets ein Kloster und bas darin denken, nn'ertrennhar. Nicht nur den innere« Frwden suchen jene, die mit der Welt zer¬ fallen, die abschließende Pforte des .Klosters gefunden haben, sondern auch den äußerli¬ chen, den, der sie von den Eindrücken des lär¬ menden Alltagts der hastenden Welt schützen soll. H i e r o b e n s i n d en s is b e id es. Aus den verschiedensten Gründen mögen .die meisten der Priester und Laien ihre Zu¬ flucht nn Orden de la Trappe gesucht haben. Wie viel getauschte Hoffnungen, wie viel schwer errungene Entsagung, wie dick Sar¬ kasmus und Weltbitternis mögen sick wohl hinter den Fenstern der Klosterzellen ver¬ bergen., Fortsetzung folg».