Giovanni Leghissa QUI A PEUR DES CULTURAL STUDIES? SUR LA POLITISATION DES SCIENCES HUMAINES ENTRE ANTHROPOLOGIE ET ONTOLOGIE DE L'ACTUALITÉ1 L'objectif que je poursuis dans le present expose est d'eclaircir l'enjeu theo- 91 rique pose par une confrontation entre la tradition continentale des sciences humaines et la tradition anglo-saxonne des Cultural Studies (CS). Apres un bref apercu historique sur la tradition des Cultural Studies, je voudrais passer en revue les critiques auxquelles les CS s'exposent si on les met en relation avec la richesse de la reflexion sur la difference culturelle menee dans l'Europe continentale (et notamment en France et en Italie) dans le cadre de disciplines comme l'anthropologie culturelle ou la philosophie. Le bilan que j'offrirai des CS sera cependant positif, dans la mesure ou les CS, si on les utilise de facon critique, peuvent contribuer a une politisation des sciences humaines prises dans leur ensemble. 1. Stuart Hall et la naissance des Cultural Studies La naissance, l'essor et le developpement des CS sont lies, en premier lieu, a la figure de Stuart Hall, figure d'intellectuel «diasporique» qui va incarne plusieurs elements que l'on retrouve dans la structuration theorique des CS. Ne en 1932 a Kingston, en Jamanque, (en outre-mer dirait-on en francais), il quitte son pays natal pour etudier a Oxford. Tout de suite il etablit des liens avec le milieu de la nouvelle gauche anglaise et dirige de 1959 a 1961 la revue «New 1 Publié dans Geisteswissenschaftliche Traditionen und Kulturwissenschaftliche Situationen, Idea Publishing House, Sofia, Bulgaria, 2009. 92 Left Review». Parmi ses amis on peut evoquer Raymond Williams (sur lequel nous reviendrons plus tard), Perry Anderson, Edward Thompson ou encore Charles Taylor. C'est en 1964 qu'il commence sa collaboration avec le Centre for Contemporary Cultural Studies de Birmingham, qu'on pourrait bien definir comme le veritable berceau des CS anglaises. En 1968, il prend la direction du Centre, qu'il dirigera jusqu'en 1979. De 1979 a 1997, il est Professeur de Sociologie a l'Open University, une institution tres singuliere qui a ete l'une des premieres au monde a promouvoir l'enseignement a distance. L'esprit innovateur et anti-academique qui caracterise les CS est aujourd'hui rattache a l'Open University. La premiere donnee qu'il faut souligner est le caractere excentrique de ce parcours intellectuel. Une premiere forme d'excentricite concerne l'origine «creole». Stuart Hall lui meme n'a pas manque d'evoquer la signification et l'importance assumees par cette origine: c'est grace a la couleur de sa peau qu'il a developpe tres tot une sensibilite tres aigue pour la question de la difference culturelle. Dans les ecrits plus ou moins autobiographiques qu'il a consacres au sujet de l'epanouissement des CS, meme s'il a evite de se poser comme celui qui a donne naissance a une nouvelle ecole ou a une nouvelle facon de pratiquer la critique sociale, Stuart Hall a toujours voulu mettre en relation la donnee biographique avec une question que j'appellerai la question du lieu de la theorie: c'est a partir d'un interet, a partir d'une localisation specifique, a partir de quelque chose qu'on ne peut pas dominer seulement d'une facon theorique, c'est donc a partir d'une impurete essentielle qu'on peut approcher la mise en question de toute discursivite qui a fonction de legitimer le statut identitaire d'un sujet ou d'une collectivite. En se refusant d'etre considere comme le pere fondateur d'une nouvelle discipline, mais en meme temps en mettant sans cesse en question la pretendue neutralite de l'activite theorique, Hall a su ainsi elaborer a sa maniere - et dans le contexte specifique dans lequel il s'est trouve a agir - une des questions les plus importantes pour les sciences humaines, a savoir la question de la contamination entre pratique theorique et pratique tout court. Il s'agit ici d'un trait que Hall partage avec autres auteurs qu'on compte normalement parmi les representants les plus significatifs de la vague postcoloniale, comme Edward Sand ou Gayatri Spivak - le premier etant un arabe chretien d'origine palestinienne, la seconde d'origine indienne. Pour Hall - comme pour Sand ou Spivak - c'est l'experience de la marginalite qui, d'une part, declenche une interrogation radicale sur le statut du sujet du discours suppose etre legitime a parler au nom de l'autre et au lieu de l'autre: le fait de provenir de la province de l'Empire fournit les coordonnes a partir desquelles on peut mesurer la distance entre le discours dominant et la prise de parole par le domine. D'autre part, cette interrogation ne peut laisser intact le sujet qui en assume la responsabilite - sans cette assomption de responsabilite on tomberait dans cette forme de «fondamentalisme» theorique qui fait dire que seuls les colonises ont le droit de parler de la question coloniale, fondamentalisme qui se rapproche de cette forme du fondamentalisme selon lequel seules les femmes ont le droit de parler de la question feminine. Je reviendrai sur cette-circularite, parce qu'il s'agit ici de la question premiere a laquelle est confronte quiconque se pose devant les sciences humaines pour interroger leur statut epistemique - et aussi parce que la facon dont Stuart Hall a articule cette question donne a son entreprise theorique tout l'interet que nous avons pour elle. La deuxieme forme d'excentricite qui frappe celui qui considere l'histoire intellectuelle des CS anglaises et celle de leur fondateur concerne la localisation disciplinaire des CS. Le Centre for Contemporary Cultural Studies de Birmingham - aussi que l'Open University aujourd'hui - ne sont pas des institutions integrees au milieu academique au sens classique. A leurs debuts, les CS ne sont pas reconnues par les sociologues, qui leur ont toujours reproche d'etre dans un lien de filiation avec la theorie litteraire. Richard Hoggart (ne en 1918), celui qui a fonde le Centre de Birmingham, a commence sa carriere comme Professor of English, meme si son ouvrage capital, The Uses of Literacy, paru en 1957,2 offre une analyse de la culture de masse destinee a poser les fondements d'un interet pour ce theme qui caracterise les CS jusqu'a aujourd'hui. Par ailleurs, les CS ne sont pas reconnues par ceux qui cultivaient d'une facon plus traditionnelle les etudes litteraires - c'est a dire par ceux qui etaient encore habitues a considerer la «culture» comme synonyme de «Bildung». J'evoque ici cette attitude qui consiste a faire conncider «culture» et «Bildung» parce que, justement, l'autre grand ouvrage qui a inspire le travail de Stuart Hall, a cote du livre de Hoggart deja mentionne, c'est precisement Culture and Society, de Raymond Williams.3 Dans ce livre, Williams reconstruisait de facon magistrale le lien entre la possession de la «culture» - au sens de la «Bildung» - et l'appartenance aux classes aisees, c'est a dire le lien entre construction d'une identite de classe et la construction d'un discours accessible seulement a une petite minorite de personnes bien eduquees (bien «ausgebildet»). On a ainsi deja une premiere esquisse de la situation dans laquelle Stuart Hall et ses sympathisants ont commence a travailler: d'une part, des sciences 93 2 R. Hoggart, La culture du pauvre, Editions de Minuit, Paris 1970. 3 R. Williams, Culture and Society, Chatto&Windus, Londres 1958. 94 sociales encore peu pretes a se confronter avec la realite sociale, c'est a dire avec la complexite d'une societe de l'apres-guerre traversee par des nouvelles formes de conflictualite et de plus en plus stratifiee, une societe ou la question de la difference de classe commencait deja a se poser en termes de difference culturelle. D'autre part, des etudes litteraires encore enracinees dans la tradition d'un humanisme qui voyait la culture comme embellissement de l'esprit, comme vehicule de valeurs quasi transhistoriques. Dans un pareil contexte, on peut bien mesurer la portee des innovations introduites par les CS. On pourrait dire que les CS ont fait souffler un vent nouveau dans la reflexion anglaise sur la complexite sociale. En premier lieu, le groupe qui travaillait autour de Stuart Hall en est venu a lire des auteurs alors peu connus en Angleterre: Max Weber dans le domaine sociologique, et, dans le domaine philosophique, les auteurs de l'ecole de Francfort, Althusser et Gramsci (traduit en anglais). Grace a ce travail considerable de reception et de mediation, ce qui se modifie c'est le regard sur le fait social. Ce nouveau regard entraine une attention aigue portee sur l'entrelacement entre dimension culturelle, entendue comme expression des enjeux identitaires, et relations des pouvoirs, entendues comme conditions de possibilite soit de la hierarchisation sociale, soit de la mobilite qui peut affecter, en cas de conflit, cette hierarchisation meme. En second lieu, les membres du Centre de Birmingham, a cause de leur marginalite par rapport au systeme academique anglais decrit ci-dessus, ont concu leur propre travail de recherche comme le produit d'une discursivite qui ne se laissait reduire a aucun champ disciplinaire. Ici encore, il s'agit d'une question theorique qu'on s'est posee tout d'abord de facon tres empirique: qu'est-ce que c'est pratiquer les CS, si elles ne sont assimilables a aucune discipline reconnue par l'institution dominante? Mais a partir de la, Stuart Hall a developpe tres tot une reflexion de portee plus generale sur l'institutionnalisation de tout discours autorise a dire la verite sur une formation sociale donnee. Encore une fois, il s'agit ici de la question du lieu: a partir de quel lieu parle le sujet d'un discours qui se veut a la fois critique - ce qui veut dire eloigne de son propre objet - et en meme temps capable d'introduire, en vertu de son propre positionnement, des modifications a l'interieur de la formation sociale ou on agit comme chercheur et comme citoyen? Puisque il s'agit d'une interrogation qui rappelle bien celle de Foucault sur l'entrelacement du savoir et du pouvoir, il faut ajouter ici que la reflexion de Stuart Hall sur ce theme s'est developpee avant la rencontre de Hall avec la pensee de Foucault. S'il va sans dire que dans le panorama actuel des CS la figure de Foucault joue un role primordial, au debut de son parcours intellectuel c'est surtout grace a la confrontation avec le marxisme de Althusser et de Gramsci que Stuart Hall a aborde la question de la mise en place institutionnelle des CS - question que j'aime formuler comme la question de la discipline,4 ou encore comme la question du lieu du sujet de la science, c'est a dire la question de la position du sujet du discours soit par rapport au champ discursif ouvert par une conceptualite donnee, soit par rapport au champ institutionnel qui gere la circulation de cette conceptualite. Si nous essayons de definir l'enjeu theorique qui caracterise les CS actuelles - ou on aurait du mal a poser une distinction trop nette entre CS, Postcolonial Studies et Gender Studies -, ce qui frappe d'emblee c'est l'effort pour lire et interpreter la position des individus ou des groupes au sein des formations sociales donnees, de maniere a ce que cette position se laisse analyser comme le resultat d'un entrelacement ou se croisent la difference de classe, la difference de culture et la difference de genre. Or, cette conscience selon laquelle le sujet construit son identite a partir d'un positionnement specifique et local - ce qui veut dire aussi modifiable - par rapport a l'articulation de la difference, n'est pas quelque chose qui marquait au depart la pratique de recherche au Centre de Birmingham. Comme Stuart Hall l'a souvent souligne, c'etait une presence de plus en plus importante, d'une part de jeunes chercheuses et d'autre part de chercheurs (et chercheuses) provenant des pays colonises qui avait conduit toute l'equipe du Centre a reflechir sur la necessite de meler une perspective visant la question de la difference de classe a une prospective de recherche attentive aux questions des differences culturelles et au genre. Encore une fois, on constate ici dans cette facon de proceder que ce sont les conditions empiriques de travail qui orientent la direction de la reflexion theorique. «De la pratique vers la theorie et retour» : ceci pourrait bien etre la devise qui resume la teneur des CS anglaises. Tout cela a influence aussi la methode didactique partagee au Centre. Je rapporte a ce propos deux exemples que Stuart Hall luimeme nous donne pour caracteriser la phase qu'on pourrait definir heronque des CS (exemples que je tire d'un essai ou Hall trace l'histoire du mouvement). Dans cette phase heronque, au cours de laquelle le nombre des etudiants et des enseignants etait encore tres reduit, il etait impossible de maintenir la distinction traditionnelle entre corps enseignant et eleves: «In this context, it was impossible for us to maintain for very long the illusion that we were teaching our graduate students from some established body of knowled- 95 4 Sur cette question, voir aussi les contributions contenues dans J. Boutier, J.-C. Passeron, J. Revel, Qu'est-ce qu'une discipline?, Editions de l'EHESS, Paris 2006. ge, since it was perfectly clear to them that we were making it up as we went along: we were all in the game; we were apprentices to cultural studies trying desperately to keep just one step ahead of them.»5 Mais la specificite la plus interessante de l'activite du Centre consistait a lier l'integralite du travail de recherche a la vie reelle de la societe anglaise de l'epoque: chaque etudiant qui postulait pour un doctorat etait invite a choisir son sujet de these non seulement a partir de ses propres interets, mais surtout a partir de ce qui l'irritait le plus, c'est a dire a partir de ce qui, dans le domaine social, etait percu comme ce qui contrastait le plus avec un certain ideal de justice sociale. Hall formule aussi les questions posees alors aux eleves: «What are you interested in? What really bugs you about questions of culture and society now? What do you really think is a problem you don't understand out there in the terrible interconnections between culture and politics?»6 2. Les noyaux theoriques des Cultural Studies 96 Apres avoir esquisse brievement le parcours intellectuel de Stuart Hall, je me focaliserai dans ce qui suit sur les enjeux principaux des CS. En premier lieu, il faut concentrer l'attention sur la forme particuliere de marxisme developpee par Hall. Bien avant sa rencontre avec la pensee de Gramsci, Hall avait pris ses distances avec toute forme orthodoxe et dogmatique de marxisme presente dans le milieu politique ou intellectuel anglais des annees cinquante. Dans le domaine de la recherche sur les phenomenes culturels, le premier pas consistait a mettre en question le rapport mecanique pose par la theorie marxiste traditionnelle entre structure economique et superstructure socioculturelle. Par rapport a cette problematique, l'analyse accomplie par Raymond Williams dans le livre deja mentionne, Culture and Society, a ete decisive. Williams avait adresse de lourds reproches aux theoriciens marxistes qui n'etaient pas capable de comprendre que la sphere culturelle constituait une sphere relativement autonome, dont on echoue a saisir les articulations internes si on la lit comme le simple reflet d'une sphere economique sous-jacente. Mais a cette reduction du culturel a un simple element super structurel, s'ajoutait un autre aspect, que Williams critiquait aussi. Si les marxistes devaient definir la «culture», ils ne trouvaient rien de mieux que de recourir aux definitions du concept qui 5 S. Hall, «The Emergence of Cultural Studies and the crisis of the humanities», in October, 53, 1990, p. 17 (tr. fr. S. Hall, Identites et cultures. Politiques des Cultural Studies, Editions Amsterdam, 2007, p. 64). 6 Ibidem. remontent au XIXe siecle, selon lesquelles la «culture» connciderait avec les productions intellectuelles d'un esprit eclaire capable d'utiliser les codes de l'art, de la litterature et de la philosophie. La proposition de Williams allait dans une autre direction. Selon lui, la culture devait etre entendue comme «a whole system of life», comme un systeme de vie autosuffisant, comme un processus social general. Plus tard, quand Hall est revenu sur cette question, il n'etait pas satisfait de la definition donnee par Williams, mais il faut souligner bien clairement que si les CS ont pris pleine conscience du caractere dynamique et relationnel des phenomenes culturels, c'est essentiellement grace aux travaux de Williams - et non, ce qui pourrait etre surprenant, grace aux travaux des anthropologues anglais de l'ecole de Manchester, comme Max Gluckman ou Victor Turner (mais on pourrait aussi evoquer le nom d'Edmund Leach), qui, dans la meme periode, ont pourtant travaille d'une facon tres innovante sur l'entrelacement entre phenomenes culturelles ou religieux et conflictualite sociale. Stimule par les analyses de Williams, a partir des annees soixante, Hall a commence a se confronter a la pensee de Althusser. Grace au structuralisme antihumaniste d'Althusser, Hall a trouve une facon de se rapprocher de phenomenes culturels ou il n'etait pas necessaire de se poser de question sur le sujet qui s'exprimerait par la culture - une question, celle-ci, qui continue a voir la culture comme l'expression de quelque chose qui lui serait sous-jacente. En insistant sur le fait que l'ideologie a besoin de plusieurs appareils pour son fonctionnement,7 le structuralisme althusserien a permis a Hall de concevoir les phenomenes culturels comme des champs mobiles, articules en eux-memes, qu'on pouvait par principe analyser meme en l'absence d'une reference directe a quelque structure economique. Dans ce qu'on appelle culture, ce qui se laisse percevoir c'est le sens commun, qui est partage par tous les membres d'une formation sociale donnee. Le renvoi au caractere inconscient des dynamiques sociales signifiees par le sens commun est ici decisif, parce qu'il permet d'expliquer comment la production des signes et des significations partages n'est pas seulement le resultat de l'interaction consciente entre individus et groupes, mais aussi ce qui interpelle les individus en tant que sujets pour les positionner au sein des hierarchies sociales. Le but poursuivi par Hall en utilisant la philosophie althusserienne etait de montrer comment la totalite composee par toutes les pratiques sociales etait une totalite mobile, qui par principe ne peut remonter a un seul moment 97 7 Cf. L. Althusser, « Ideologie et appareils idéologiques d'Etat », in La Pensee, 151, 1970. 98 generateur. Dans ce contexte, le lieu ou la culture se place conncide avec l'ensemble des mecanismes qui servent a articuler les echanges et les liens entre les domaines de la production, tant materielle que langagiere. Isoler le moment ideologique dans un contexte culturel specifique signifie alors focaliser les pratiques sociales qui permettent a un sujet de se positionner a l'interieur d'un champ discursif specifique, regle par un ensemble donne de codes de reference, qui sont a leur tour lies a une conjoncture historique localisee et localisable. Hall envisageait par la une reformulation du probleme originairement pose par Marx, c'est-a-dire le probleme de la formation de l'ideologie, qui ne consistait pas a se demander comment l'ideologie voilait la realite, mais plutot a se demander comment l'ideologie etait la facon selon laquelle le sujet pensait sa position a l'interieur d'une formation sociale donnee. Mais c'est grace a la notion gramscienne d'hegemonie que Hall a pense pouvoir susciter un programme de recherche capable d'articuler le rapport qui relie la dimension culturelle a celle du conflit social. Meme lorsque Hall aura etendu l'horizon de ses references, grace notamment a une confrontation avec la pensee d'auteurs comme Foucault ou Derrida, la notion d'hegemonie demeurera toujours centrale dans l'articulation de son discours theorique. Pour Hall la notion d'hegemonie rend possible en premier lieu la pensee de la place de l'imbrication de codes culturels donnes, disponibles grace a l'interaction sociale, avec les representations du monde social qui sont produites par les individus et les groupes d'une facon consciente - problematique qui n'aurait pas pu etre abordee avec l'aide du structuralisme althusserien. En second lieu, la notion d'hegemonie explique pourquoi la culture n'est jamais un champ conflictuel qui reflete d'une facon automatique et mecanique les appartenances de classe. Ce que Hall vise en utilisant la notion d'hegemonie c'est l'ensemble des operations qui permettent d'organiser et gerer le consensus, de forcer le conflit entre interets sociaux opposes de telle facon que les interets de ceux qui detiennent le pouvoir puissent etre percus comme les interets de la collectivite - et tout ca sans recourir a la propagande occulte ou a des moyens de coercition, mais seulement en determinant l'agenda de ce qui est pertinent, utile, opportun. On peut alors definir comme hegemonique la position qui reussit a encadrer les representations partagees et a exclure les alternatives possibles ou a presenter ces dernieres comme des variations internes de l'agenda hegemonique. Cela dit, il en ressort que la notion d'hegemonie n'a pas la fonction d'expliquer comment une classe exerce son pouvoir sur l'autre; plutot, elle explique grace a quel reseau d'alliances et de strategies un ensemble donne de significations (un discours donne, pourrait-on dire en utilisant l'expression foucaldienne) sert a légitimer une relation de domination. Mais ce qui interesse surtout Hall c'est la mobilité des alliances, des strategies et des articulations qu'on peut envisager en utilisant la notion d'hegemonie. Etant donne que la notion d'hegemonie ne sert pas a determiner d'avance comment le conflit social se developpera, elle n'est douee en apparence que d'un faible pouvoir heuristique. Toutefois, la position gramscienne de Hall n'a rien a voir avec une theorie de la societe qui aboutirait necessairement a une explication deterministe de l'action sociale. Rien ne peut assurer la reussite d'un mouvement de lutte dont le but est de tirer profit de la relative mobilite de l'ordre symbolique qui gere les representations collectives. L'invention des nouvelles strategies identitaires par des groupes minoritaires en fournit un bon exemple. Cette strategie peut utiliser des modeles racialises qui ont ete crees par le discours dominant et que les groupes minoritaires plient vers une constellation de significations nouvelles, ou ce qui porte la marque de la marginalisation et de l'exclusion se renverse pour devenir signe d'authenticite voire d'orgueil. Mais si cette constellation peut d'une part ramener a une volonte d'auto-affirmation, dont le but est de parvenir a une meilleure integration (integration a entendre comme acquisition des droits auparavant nies ou comme possibilite d'acceder aux ressources), elle peut, d'autre part, envisager la creation d'un espace separe, qui temoigne plutot de la volonte de s'opposer d'une facon radicale a ce qui est percu comme un geste imperialiste, violent, expression toujours identique d'une culture euroamericaine qu'il convient de refuser globalement. Hall ne cache pas son penchant pour la premiere forme de strategie identitaire - dans ses analyses on ne trouvera jamais aucune prise de position assimilable a celle de ceux qui voient dans les groupes inoritaires en tant que tels les porteurs de valeurs per se alternatives a ceux de la culture dominante. On dirait alors que la reussite theorique des CS se joue entierement dans la possibilite de fournir une topographie de la mobilite des strategies identitaire - ce n'est pas grande chose, si on veut, mais c'est suffisant pour mesurer la portee d'un mouvement de pense qui est surtout ne pour montrer comment les individus essayent de transformer leur position en articulant les codes symboliques qu'on appelle habituellement «culture». Apres avoir situe les CS par rapport a la tradition de ce que Perry Anderson a appele le «marxisme occidental», il faut voir maintenant dans quelle mesure les CS ont partage la reception de la «French Theory»8 qui a commence a se developper dans le milieu intellectuel anglo-saxon a partir des annees soixante-dix. Il est bien connu que les Etats-Unis se sont montres tres accueillant envers tout ce qui venait de France - notamment ce qui relevait de ce qu'on a appele 99 100 ensuite la «postmodern theory». En Angleterre, par contre, on a oppose une fiere resistance a l'introduction dans le milieu intellectuel de la French Theory (une opposition qui, dans le milieu academique, releve de la presence tres forte de latradition analytique). Les raisons qui ont amene Stuart Hall a s'opposer a la « vague postmoderne » etaient plutot de nature politique. Pour Hall, une theorie du pouvoir comme celle de Foucault aurait eu du mal a expliquer le changement social: le pouvoir dont Foucault parle, lui apparaissait comme un monstre tentaculaire a quoi il est presque impossible d'echapper. L'opposition a la pensee de Derrida etait, si tente que cela soit possible, encore plus accentuee. Derrida n'aurait ete que le champion d'une theorie qui avait desormais renonce a toute forme de critique, etant donne - selon cette interpretation - que la deconstruction ne se donne comme objectif que le demontage d'un corpus textuel ou l'on trouve reflechi la totalite du monde, mais qui a perdu toute reference a la dimension de la praxis. Ce qu'on trouve dans cette facon d'interpreter d'une part la pensee de Foucault, de l'autre celle de Derrida, est la trace des malentendus tres repandus ailleurs. Mais a partir des annees quatre-vingt-dix (et meme avant par rapport a Foucault) le rapport de Hall avec la philosophie francaise de la difference se modifie sensiblement. On peut ici bien parler d'un revirement. En ce qui concerne la pensee de Foucault, Hall en utilise tous les elements dont il a besoin pour articuler une reflexion sur ce que les sujets mettent en rauvre pour negocier leur position identitaire. La recherche de Foucault s'est toujours efforcee de poser la question suivante: «Comment le sujet peut-il dire le vrai sur lui meme?»8 Et c'est pour repondre a cette question que Foucault a interroge les differentes regimes de verite par rapport auxquels le sujet se place - placement du sujet qui peut aussi assumer la forme d'un deplacement dans le cas ou le sujet reussit a gerer d'une facon qui lui est favorable le positionnement de la frontiere (reelle, imaginaire ou langagiere) entre les structures de pouvoir et le lieu habite par le sujet meme. Or, si Foucault a toujours dirige son attention plutot vers l'entrelacement des formes de rationalite et des pratiques de domination, Hall essaie de voir comment les sujets peuvent s'introduire eux meme entre les interstices de cet entrelacement. Deux expressions souvent utilisees par Hall nous permettent de comprendre le sens de ce que Hall envisage ici. La premiere expression est celle d' «articulation». Par la, Hall entend la suture entre les discours qui ont la fonction de produire les positionnements specifiques en vertu desquels les sujets seront places dans la 8 M. Foucault, « Structuralisme et poststructuralisme », in Id., Dits et ecrits II. 1976-1988, ed. par D. Defert et F. Ewald, Gallimard, Paris 2001, p. 12 69-70. hierarchie sociale, ou classes a l'interieur de tel ou tel ordre du discours, et les pratiques qui produisent les sujets en tant que cibles d'un interet institutionnel - ou mieux d'une prise en charge institutionnelle, je dirais, pour souligner ici le fait qu'il s'agit d'un ensemble de pratiques qui visent a la «formation» de la subjectivite. Cette suture est le lieu ou l'identite se met en scene, se deploie, se donne a voir comme structure performative qui garantit le fait que le sujet peut etre reconnu ou identifie. Tout cela permet de concevoir l'identite comme performance, c'est-a-dire comme acte langagier ou comportemental qui fixe l'identite posterieurement (nachtraglich) a sa mise en scene par le sujet. (Et on peut bien s'apercevoir ici du fait que Hall a su mettre a profit la lecture de Foucault accomplie par Judith Butler). Et si l'identite est quelque chose qui survient apres, c'est-a-dire en consequence d'un acte qui lui donne le lieu pour venir a l'expression - ou, plus simplement, qui lui donne lieu - alors l'identite cesse d'etre la marque que le sujet porterait gravee sur lui meme en le rendant reconnaissable une fois pour toutes. Pour exprimer tout cela avec d'autres mots: c'est qui est toujours donne, selon Hall, c'est l'ensemble des representations collectives qui, sous forme d'enonces autorises, delimitent l'espace ou le sujet peut «se mouvoir», peut etendre son rayon d'action ; en meme temps, ce qui n'est pas donne une fois pour toutes, c'est la facon selon laquelle le sujet s'approprie telle ou telle constellation identitaire donnee. Il y a une autre notion qui nous aide a comprendre l'utilisation creative de l'heritage foucaldienne mise en rauvre par Hall. C'est la notion «d'agency» -un mot anglais que l'on peut traduire par «capacite d'agir». (Il faut rappeler le fait que la notion d'agency a connu une expansion tres forte a l'interieur des sciences humaines de langue anglaise, et que, a chaque fois, elle s'est enrichie de nouvelles significations, devenant de plus en plus «dense»). L' «agency» ne decrit pas simplement l'importance de la dimension subjective de l'action - pas plus qu'il ne s'agit d'une notion dont l'utilisation vise a restaurer la centralite du sujet (ecrit avec un «S» majuscule) en tant que pole de reference de l'analyse sociale. En traitant la question de l' «agency» Hall met plutot en evidence la possibilite qu'il y ait dans l'espace d'action du sujet de la place pour la resistance, pour un contre-mouvement oppose a la logique dominante. Toujours interesse par la description de la dimension conflictuelle de la societe contemporaine en tant qu'espace d'opposition entre groupes subordonnes et groupes dominants, Hall place le lieu du sujet dans une dimension dont les frontieres sont mouvantes, selon que le sujet peut negocier son rapport avec les representations collectives qui ont la fonction de gerer les differents positionnements subjectifs au niveau symbolique. Etroitement liee a la notion de «negotiation», 101 102 la notion «d'agency» suggere alors qu'il y a toujours la possibilite, pour les acteurs sociaux, de mettre en question la cage qui les enferme en empechant une utilisation mobile et creative de leur positionnement identitaire. Par rapport a Derrida, il faut dire que Hall, dans la derniere phase de sa reflexion, se montre plus proche des buts poursuivis par la deconstruction. Meme si Derrida n'a jamais voulu renoncer au caractere specifiquement philosophique de son travail, il n'en est pas moins vrai que la deconstruction se voulait effectivement une facon de questionner l'opposition recue entre theorie et pratique. Le resultat est connu: l'integralite du travail conduit par Derrida sur le marges de la textualite philosophique s'est de plus en plus configuree comme une pratique d'ecriture, dont le but etait de permettre au texte philosophique d'heberger un desir de justice qui doit etre concu comme la condition de possibilite de toute action ethiquement plausible. Ayant alors compris que la thematisation du jeux de la difference n'avait rien a voir avec une quelconque apologie de l'indifferencie, Hall a bien utilise la notion derridienne de diffe-rance pour doter de consistance historique - ou d'epaisseur historique - les representations collectives en vertu desquelles a lieu soit le positionnement identitaire des sujets, soit la negociation des memes structures identitaires. Inaccessible a soi meme selon une pleine transparence, le sujet se rapporte a un ensemble donne des representations qui sont de part en part traversees par la differance. Pour comprendre cet aspect, il faut eviter de comparer l'enracinement du sujet a l'interieur d'une tradition culturelle ou historique avec l'appartenance a un lieu donne ou sont heberges des significations qui peuvent etre cataloguees ou classees. Le sujet habite le lieu qu'il definira comme son lieu «propre» plutot selon la forme d'un deplacement, et cela releve du fait que ladite «appartenance culturelle» n'est que l'effet d'un systeme de couples de significations opposees. Un positionnement qui implique l'identification avec la «culture» hegemonique ou dominante est en meme temps le resultat d'une exclusion par rapport a ce que la position hegemonique place dans son exterieur. Inversement, l'utilisation positive des modeles culturels marques comme subordonnes presuppose toujours une contamination par la «culture dominante». En d'autres termes, il n'y a pas de «purete» dans les enjeux identitaires qui jalonnent la lutte pour la reconnaissance dans les societes contemporaines: ce que Hall s'efforce de decrire est un mouvement d'allers et retours entre les constructions identitaires qui se veulent fixes, ou au moins fixables, et l'alterite qui hante le lieu percu et nomme comme «propre». Pour conclure, si la thematisation foucaldienne du rapport entre formes de rationalite et formes de domination a ete declinee par Hall de facon a pouvoir etre concue comme theorie de la négociation identitaire, c'est grace a Derrida que Hall parvient a concevoir comme forcement limite l'espace de manœuvre dont le sujet dispose pour se deplacer en tant que porteur d'une identite reconnue comme propre. 3. A-t-on besoin des Cultural Studies? Dans cette derniere partie, je voudrait attirer l'attention sur les limites theoriques que les CS presentent si on les considere a partir d'une perspective que l'on pourrait appeler «continentale». J'ai deja souligne l'importance du role joue par les CS dans le contexte anglosaxon, qu'il s'agisse de la facon d'utiliser la notion de «culture», ou en tant que facteur d'innovation par rapport a une situation que l'on pourrait bien qualifier de provinciale - au moins pendant les annees soixante. Mais si l'on confronte les resultats obtenus dans d'autres contextes sur les memes enjeux theoriques, on peut douter que les CS puissent constituer le debut d'une nouvelle ere en 103 termes de reflexion critique sur le fait social. Il s'agit d'un doute qui est partage par tous ceux qui s'opposent a une introduction sans reserve des CS dans le milieu academique de l'Europe continentale. Il s'agit d'un doute d'une certaine mesure legitime, dans la mesure ou les porte-paroles des CS se sont lances dans une croisade qui a l'air d'etre d'autant plus provinciale qu'elle est conduite au nom du renouvellement des disciplines traditionnelles. Deux exemples: dans plusieurs instituts de litterature on enregistre la tendance a introduire dans les curricula l'expression «etudes culturelles» a cote - ou en substitution - de l'expression «etudes litteraires», comme si la fonction institutionnelle - ou, pire, historique - des vieilles disciplines litteraires etait epuisee, comme si faire l'histoire de la litterature en questionnant l'evidence du «canon occidental», ou en questionnant la position feminine dans l'ouvre litteraire qu'on soumet a l'analyse etait deja suffisant pour quitter le lieu institutionnel delimite par l'expression «histoire de la litterature». La situation n'est pas differente dans ces departements des etudes sociales ou l'on se pose souvent en opposition a la sociologie traditionnelle tout simplement en affirmant la tendance a conduire un travail qualitatif ou une approche fortement marquee par la question du genre ou par la question postcoloniale est consideree comme suffisante pour faire changer le statut de la discipline a l'interieur de laquelle on travaille. Mais je reviendrai a la fin sur cette question de la frontiere disciplinaire et sur le statut du travail theorique qui releve de cette frontiere - et c'est par la que je formulerai la question de la veritable utilite des CS. Avant cela, je voudrais d'abord considerer serieusement les reproches faits aux CS par ceux qui pensent que leur introduction dans la discussion continentale n'est qu'une mode. Je commence par l'observation suivante: plusieurs themes de recherche qu'on trouve dans l'agenda des CS etaient presents depuis longtemps en Europe continentale. A partir de 1962, annee de parution de Lopera aperta, Umberto Eco a commence a travailler sur la culture de masse, en lui dediant ensuite d'autres ouvrages qui ont jete les fondements d'un parcours de recherche qui reste encore fortement inspire par ces travaux paradig-matiques. En ce qui concerne la problematique de l'ideologie, on avait la possibilite de trouver, dans les nombreux ouvrages de Ferruccio Rossi Landi dedies a cette thematique a partir des annees soixante, une facon de traiter l'entrelacement entre production materielle et production langagiere qui rassemble bien a celle adoptee par Hall - mais je dirais cependant que la philosophie de Rossi Landi,9 qui a voulu se presenter comme une reflexion generale sur les moyens de reproduction sociale qui utilise a la fois la pensee de Marx et les outils theoriques de la semiologie et de l'analyse du langage de provenance anglosaxonne, 104 possede un degre de rigueur qu'on chercherait en vain chez Stuart Hall. Mais la chose la plus frappante, pour celui qui adopte l'Italie comme point d'observation exterieur sur les CS anglaises, c'est la presence tres forte en Italie de la thematique d'origine gramscienne du rapport entre culture dominante et culture subalterne - et la aussi, deja a partir des annees soixante. Il s'agissait d'un theme qui traversait plusieurs domaines disciplinaires et milieux culturels, et qui trouve l'expression la plus haute dans les oeuvres litteraires et cinematographiques de Pier Paolo Pasolini. La discussion a ete declenche par les travaux d'un anthropologue, dont la pensee avait connue une certaine audience meme ici en France puisque ses livres principaux ont ete traduits en francais. Il s'agit de Ernesto De Martino. Comme l'historien des religions Raffaele Pettazzoni, avec lequel il etait lie non seulement d'amitie, mais aussi d'une profonde affinite intellectuelle, De Martino avait pratique en meme temps deux disciplines, a savoir l'histoire des religions et l'anthropologie culturelle - deux disciplines qui ne se laissent pas effectivement separer, et ce pour des raisons epistemologiques bien eclairees, soit par Pettazzoni soit par De Martino. Le champ de travail de De Martino en tant qu'anthropologue etait constitue par la societe paysanne du Sud.10 Grace 9 Cf. F. Rossi Landi, Il linguaggio come lavoro e come mercato, Bompiani, Milano 1968; Id., Semiotica e ideologia, Bompiani, Milano 1972. 10 Cf. E. De Martino, Le monde magique (1948), Synthelabo, Paris 1999; Id., Italie du Sud et magie (1959), Synthelabo, Paris 1999; Id., La terre du remord (1961), Synthelabo, Paris 1999. a plusieurs sejours en Basilicata, il a pu etudier de pres une formation sociale ou la resistance a toute modernisation etait le symptome d'une condition de subalternite presque absolue. Inversement, l'approche de De Martino presente des traits qui marquent tres nettement la distance entre sa position et celle des autres auteurs qui travaillaient dans les science sociales a cette epoque. Il n'avait pas de nostalgie romantique pour un monde perdu, marque par l'authenticite et qui aurait ete porteur des valeurs alternatives par rapport a la culture dominante, et il ne se rapprochait pas non plus de la «culture subalterne» avec l'attitude du «civilisateur». S'il avait toujours plaide en faveur d'une integration des «cultures subalternes», il l'avait fait en remarquant que «integration» voulait dire pour lui acces aux ressources, et d'abord a la ressource premiere qui est la liberte d'agir selon un plan de vie choisi librement - une ressource qui est niee d'une facon absolue si on vit sous des conditions de degradation totale comme les paysans du Sud des annees cinquante (mais la situation n'est pas tres differente pour les «subordonnes» d'aujourd'hui). C'est surtout dans le domaine methodologique que la reflexion de De Martino se montre interessante: en se rapprochant des mondes subalternes pour les etudier, De Martino a toujours remis en question sa propre position comme chercheur dont l'origine est celle du monde privilegie, bourgeois. A partir de la, il a developpe une methode d'observation, qu'il a appele «ethnocentrisme critique», dont le but était de permettre un mouvement d'oscillation entre le niveau de l'observation et le niveau partage par l'observateur meme - c'est-a-dire le niveau ou l'anthropologue se pose comme sujet du discours sur l'autre. Bien avant les discussions declenchees par Writing Culture,11 De Martino avait soutenu la these selon laquelle la seule objectivite possible pour l'anthropologue consistait a meler, dans sa propre ecriture ethnographique, ce qui releve de son positionnement comme sujet du discours et ce qui constitue l'irreductible alterite de l'«objet» soumis a l'observation. Meme tres bref, ce resume de la pensee de De Martino devrait etre suffisant pour expliquer les raisons de ceux qui ont du mal a accueillir sans reserve tous ce qui vient d'Outre-Manche. Mais, a ce point, il faut pourtant se poser la question suivante: s'il est vrai que De Martino a etendu et enrichi les considerations gramsciennes sur les subalternes d'une facon tres articulee, et s'il est vrai que De Martino a montre qu'il possedait une conscience methodologique tres avancee pour tout ce qui concerne la question de la position du sujet auto- 105 11 J. Clifford, G.E. Marcus, Writing Culture: the politics and poetics of ethnography, University of California Press, Berkeley 1986. 106 rise a parler au nom de l'autre, en évoquant son nom dans une discussion dont l'objet sont les CS ne risquonsnous, au moins d'une facon subreptice, d'avoir une pretention qu'on pourrait bien definir anachronique - c'est a dire la pretention qui consisterait a reprocher a Stuart Hall et aux autres membres du Centre de Birmingham de s'etre limites a lire Gramsci et de n'avoir pas pris en consideration le travail theorique de celui qui plus que tous les autres auteurs qui travaillaient dans le domaine des sciences sociales a su tirer le majeur profit de la dialectique entre culture dominante et culture subordonnee enoncee par Gramsci? J'ai evoque le risque d'etre aussi incorrect envers Stuart Hall, pour mettre en evidence un autre risque, qui n'est pas moins grave. Il s'agit du risque lie au fait que en allant a la recherche des positions theoriques qu'on peut rapprocher parmi celles qui sont partagees par les CS anglaises, on oublie la specificite meme de CS, specificite qui releve du fait que les CS anglaises n'ont pas ete - et ne sont pas - quelque chose qu'on pourrait comparer avec une nouvelle discipline. C'est bien au niveau disciplinaire qu'on peut comparer differentes traditions de recherche, parce que c'est seulement a ce niveau la qu'une distinction entre methodes et presupposes theoriques acquiert sa pleine signification. Les disciplines ont une histoire, c'est-a-dire un enracinement institutionnel, et la comparaison se fait toujours entre les differentes enracinements historiques d'une discipline. Les CS ont plutot constitue l'apparition d'un nouveau regard sur la complexite sociale, un regard dont la fonction premiere a voulu etre celle de contraindre les sciences sociales a considerer que toute interpretation des conflits sociaux serait bien incomplete si on oubliait que les sujets impliques dans le conflit sont toujours de sujets qui se constituent en tant que tels a partir d'un positionnement specifique par rapport a la difference de classe, a la difference culturelle et a la difference de genre. Et si on mesure a cette aune la portee theorique de ce regard, les CS cessent de paraitre seulement comme une anthropologie batarde des mondes contemporains, pour devenir un champ discursif ou toutes les sciences humaines peuvent trouver des nouvelles racines. D'abord, il y a la question postcoloniale en tant que questionnement du sujet moderne. Nous avons d'une part le discours de l'anthropologie, discipline qui n'a pas seulement contribue a eclairer le fait qu'il n'y a pas de formations identitaire qui puissent pretendre a une purete essentielle (et je ne pense pas seulement ici aux travaux de Fredrik Barth, mais surtout a ceux de Jean-Loup Amselle), mais qui a su tirer de cela une conclusion tres importante, c'est-a-dire qu'une impurete necessaire, constitutive, marque le lieu du sujet qui parle au nom de l'autre. D'autre part, toutes les autres disciplines qui ont pour objet les formations sociales contemporaines persistent a penser que l'on peut pratiquer un discours scientifique sans mettre en question la position du sujet qui parle. En se conduisant d'une telle facon, elles partagent de facto un prejuge qui est bien repandu dans la tradition occidentale moderne et qui consiste a dire que les categories par lesquelles la modernite reflechit sur son propre statut historique et culturel sont des categories qui peuvent etre utilisees pour decrire l'humain en general. Une perspective postcoloniale pourrait bien montrer que chaque categorie issue de la modernite reflechit le lien entre l'auto-affirmation accomplie par le sujet moderne et, au meme temps, le processus de colonisation qui a accompagne cette auto-affirmation. Or, cela n'aboutit aucunement a une relativisation des categories qu'on utilise dans l'analyse du fait social ou historique. Non, ce qui est en question ici est plutot une politisation de la pratique theorique, politisation qui a pour but la mise en question de la pretendue evidence avec laquelle on utilise les concepts fondamentaux des sciences humaines. Adopter une position relativiste veut dire detacher l'universalite des concepts qu'on utilise pour decrire l'histoire ou la societe contemporaine. Il s'agirait d'une operation contradictoire, parce qu'on ne peut conduire aucune operation historique ou de critique sociale sans presupposer l'universalite des concepts mis en place pour definir le champ discursif au sein duquel on travaille. Cela dit, nous pouvons approcher la position postcoloniale d'une facon tout simplement plus correcte. Il s'agit de mettre en relation l'universalite des concepts utilises par les sciences humaines - universalite que personne, je le repete, ne pourrait mettre question - avec leur caractere local, avec leur historicite en tant que concepts issues de la tradition de la modernite occidentale. Mais il faut faire attention: il ne s'agit pas par la d'etendre tout simplement la portee de l'autoreflexion qui fonde le discours des touts sciences humaines, au moins a partir de Dilthey. L'enjeux ici pourrait plutot etre exprime par les questions suivantes: comment faire pour que mon action theorique puisse rendre compte du caractere politique de son propre geste? Comment faire pour rendre visible le lien entre la purete de ma reflexion et l'impurete de l'enjeu institutionnel qui en surdetermine la mise en place? Et meme si c'est d'une facon pas encore tout a fait satisfaisante, les auteurs qui travaillent a partir de la question postcoloniale ont precisement essaye de pratiquer une reflexion sur la contem-poraneite qui veut tenir compte de tout ca. En second lieu, il y a la question postcoloniale en tant que programme doue de pertinence a l'interieur de ce qu'on appelle la «politique culturelle». Par cela, on envisage le probleme constitue par le manque de diffusion d'une conscience postcoloniale au sein du discours publique. Les travaux significatifs sur les for- 107 108 mations identitaires contemporaines en tant que formations identitaires qui se sont constitues a l'interieur du rapport de domination colonial ne manquent pas - ce qui vaut aussi bien pour la tradition europeenne ou nord-americaine, que pour «le reste du monde». Toutefois, le debat publique a du mal a s'approprier les resultats issus de la recherche dans ce champ. Ce qui reste a faire ici c'est un enorme travail d'elaboration du refoule. On peut se douter que les etudiants allemands eprouvent de l'horreur pour le genocide des Herero accompli au debut du XXe siecle - etant donne que l'histoire coloniale allemande n'est pas vraiment presente dans les curricula scolaires d'aujourd'hui. En Italie, la discussion sur le colonialisme italien et sur sa brutalite (camps de concentration dans les colonies, reduction des populations en etat de semi-esclavage, utilisation de gaz pendant la guerre coloniale de 1936-37, pour limiter la liste a l'essentiel) pourrait se baser sur les recherches tres exhaustives accomplis par Angelo Del Boca12 - et, depuis dix ans, sur les travaux d'autres historiens qui ont contribue a etendre le champ d'analyse. Mais il s'agit d'un champ de recherche qui n'a pas eu aucune resonance dans le domaine du debat public. En France, la persistance du modele republicain a empeche d'une part la diffusion du multiculturalisme, qui se pose comme une forme d'ethnicisation - ou meme de racialisation - de la difference culturelle: selon le modele multicul-turaliste, il faut placer la valeur des differentes « cultures » devant tout autre processus historique de differenciation et cela a partir de la presupposition selon laquelle chaque «culture» n'est qu'une manifestation specifique de la meme attitude humaine face a la «nature». Mais, d'autre part, c'est precisement cette persistance du republicanisme qui empeche une discussion portant soit sur le passe colonial francais, soit sur l'entrelacement entre difference de classe et difference culturelle dans la France d'aujourd'hui. Comment les travaux recueillis par Blanchard, Bancel et Lemaire le montrent tres bien,13 l'idee republicaine cache un versant obscur, qu'il faut necessairement porter a la lumiere sans craindre d'aboutir par cela a quelque «tyrannie de la penitence».14 Il en va de l'avenir meme de l'idee republicaine, a laquelle il faudra bien encore revenir si l'on veut poser la question de la difference culturelle sans renoncer a l'uni-versalisme de la raison. 12 Cf. son derniere livre: A. Del Boca, Italiani brava gente? Un mito duro a morire, Neri Pozza, Vicenza 2005. 13 Cf. P.Blanchard, N. Bancel, S. Lemaire ; La fracture coloniale. La societe française au prisme de l'heritage colonial, La Decouverte, Paris 2005. 14 Cf. P. Bruckner, La tyrannie de la penitence. Essai sur le masochisme en Occident, Grasset, Paris 2006.