Razprave in gradivo, Ljubljana, March 1986, No.18 Darko Bratina UDC 376.744(45=863) SLORI, Trieste Italy BILINGUISME ET DUALISME LINGUISTIQUE DANS DES CONTEXTES ETHNIQUEMENT MIXTES* La présence simultanée de nombreux et différents codes linguistiques dans la méme aire géographique ainsi que la pratique individuelle et quotidienne de duex ou plusieurs langues, dialectes ou langages caractérisent toujours plus le mode de vie contemporain. Dans cette seconde moitié du siècle, nous assistons à une véritable explosion des connaissances qui, non seulement offrent et multiplient les occasions d'échanges à des niveaux et codes linguistiques différents, mais produisent aussi de nouveaux - même si artificiels - langages: il suffit de penser d'une part aux processus d'informatisation et d'autre part à l'expansion de l'expression et de la connaissance individuelle. Paradoxalement, et peut-être stimulés par ces nouveaux langages artificiels, les langues traitionnelles retrouvent leur force et se développent, tandis que les expressions et les écritures considérées comme de simples dialectes ou en voie d'extinction acquièrent le statut de langue. On pourrait dire que ce processus linguistique complexe conduit toujours plus à la construction de l'homme “être multilingue qui interagit de manière permanente dans les contextes plurilinguistiques. Au même moment il est possible de constater que -niant les trends mondiaux - au niveau politique continue de dominer la tendance à contrarier un développement bilingue ou plurilingue surtout là où sont en contact deux ou plusieurs nationalités (groupes ethniques) différents par langue et par culture, comme c'est le cas pour les slovènes en Italie. Dans ces situations, ce ne sont pas tellement des préoccupations d'ordre éducatif et des paramètres culturels qui sont en jeu, mais plutôt des logiques qui tendent à imposer et à perpétuer des dominations qui sont loin d'être innocentes. Comme observe Kilani: "Se proposer d'étudier les rapports linguistiques qui découlent d'une relation de domination, revient à décrire un phénomène économique, social et politique - la domination d'une société par une autre - à travers les rapports linguistiques qui constitutent à la fois l'une de ses conséquences et l'un de ses productions. En effet, une situation de domination produit, en même temps que des champs économique, politique et social, un champ linguistique qui est le lieu où se traduisent linguistiquement les rapports de domination. Et ce champs linguistique s'exprime dans l'opposition langue dominante/langue dominée, qui reproduit l'opposition plus générale de structure * Original: French 360 Razprave in gradivo, Ljubljana, March 1986, No.18 4 dominante/structure dominée. Dans une relation de domination, la structure dominante institue d'une part un champ d'exclusion linguistique: exclusion d'une langue (la langue dominée) des sphères du pouvoir (économique, politique, etc.) et exclusion de ceux qui la parlent de ces mêmes sphères du pouvoir, et d'autre part, l'investissement linguistique de tout le champ du pouvoir par une seule langue (la langue dominante). Ces mécanismes d'exclusion et de dépossession impliquent une dévaluation de la langue des dominés et une majoration de la langue dominante; ceci se traduit le plus souvent par la dichotomie langue-dialecte. La constitution d'un champ linguistique dominé par une langue au détriment d'une autre traduit donc les rapports de force économique et politique constitutifs d'un rapport de domination." Le problème étant posé en ces termes, il en découle que l'étude et l'analyse des contextes dans lesquels sont simultanéments présents deux ou plus codes linguistiques ne concernent pas exclusivement les disciplines linguistiques, ou les points de vue de la linguistique. Comme cela a été amplement démontré, le travil et la réflexion scientifiques des trente derniéres années des disciplines comme la psychologie, la sociologie, l'anthropologie culturelle et méme l'éthologie, fournissent des contributions décisives pour une connaissance plus répondante à la réalité de ce qui se passe effectivement - ou peut se passer - là où les hommes interagissent en affrontant des niveaux linguistiques divers et différenciés entre eux. A l'état actuel des connaissances, il semble désormais établi que l'aspect strictement linguistique de la question n'est que la pointe de l'iceberg, la partie La plus visible d'une problématique qui nécessite une approche multidisciplinaire, non seulement pour attribuer solidité scientifique en termes explicatifs, mais aussi pour fournir de base adéquate une correcte politique d'intervention, en premier lieu en ce qui concerne hypotèses et instruments dans les secteurs de l'éducation et de la formation. Dans le cadre de ce séminaire je n'ai pas l'intention ‘de parcourir la vaste littérature sur le bilinguisme et ses implications. Il existe en la matière suffisament d'études et de répertoires. Je pourrais éventuellement être tenté d'établir une analyse historico-sociologique de cette production pour comprendre la raison des changements - pour le dire avec Kuhn - des paradigmes scientifiques, comme par exemple la révision des Opinions relatives a l'influence du bilinguisme sur le développement de l'intelligence où l'importance de la redéfinition des concepts tels que “diglossie" et “biculturalisme." Laissant 4 d'autres le soin d'approfondir et de développer ces thèmes et conscient du fait que le terme même de "bilinguisme" est incertain, je me limiterai à des observations sur les possibilités de la pratique bilingue dans des contextes nationalement (ethniquement) mixtes. Le monolinguisme à l'état pur, ainsi que le bilinguisme à l'état Pur, sont à considérer des simples abstractions. Dans la vie 361 Razprave in gradivo, Ljubljana, March 1986, No.18 concréte, il n'existe pas de personne qui soit exclusivement monolingue; de méme il est difficile de trouver une personne complètement bilingue. Nous avons cependant que "favoriser" ou “entraver" la formation d'individus bilingues est souvent plus le résultat d'un certain contexte politique et social que la conséquence d'un normal choix personnel; en particulier dans des aires où un déterminé code linguistique renvoie immédiatement à une connotation nationale. Ce mécanisme résulte particulièrement évident lorsque les attitudes négatives envers la langue - généralement minoritaire - sont en réalité des attitudes négatives vis à vis de ceux qui utilisent et pratiquent cette langue. Sur le plan de la politique éäucative la tendance est, par conséquent, de “soustraire" le maximum d'occasions de bilinguisme avec la conséquence de produire des processus "naturels" d'assimilation. Dans ces cas, seules les personnes avec une forte conscience - plus nationale que linguistique - sont en état de résister et de se maintenir bilingues. Il faut, à ce point, ultérieurement préciser le terme "bilingue". Souvent, en effet, l'on confond le niveau individuel avec le social ou d'une façon plus générale avec l'environnement. Les oppositions au bilinguisme, dans les aires géographiques mixtes, sont presque toujours des oppositions à la reconnaissance du statut de langue officielle ou paritaire d la langue minoritaire, par son exclusion des assemblées publiques, des bureaux, des enseignes publiques, de la dénomination officielle des lieux, etc. En outre, la langue minoritaire n'est d'habitude pas enseignée dans les écoles à langue majoritaire. Un tel état de fait porte à la nécessaire et nette distinction entre la situation individuelle et toutes les autres situations, puisque à notre avis on ne peut parler de bilinguisme que dans le cas de personnes qui pratiquent deux codes linguistiques. Le bilinguisme est quelque chose qui existe seulement au niveau mental et intériorisé dans la tête des personnes, comme il résulte, explicitement et implicitement, des recherches sur l'argument. Par conséquent, lorsque nous nous référons à la dimension linguistique du monde externe, ou de l'environnement, il serait plus correct de parler, dans les cas de présence de deux langues, de dualisme linguistique. Celui-ci peut être plus ou moins présent, ou même tout à fait absent dans les lieux où convivent des communautés. En effet, c'est justement en partant de la constatation que dans une certaine aire géographique convivent des communautés distinctes du point de vue ethnique et linguistique que les thèmes du dualisme linguistique (environnement) et du bilinguisme (personne) assument un sens en termes sociaux et civils. C'est un sens qui est à la fois scientifique et politique. Si, en effet, nous estimons que la coexistance de deux ou plus ethnies. langues et cultures, est une richesse ou une ressource positive pour les personnes qui vivent ces situations - ce qui est évidemment aussi un choix de valeurs - alors nous devons nous poser en premier lieu la question de savoir comment ce déterminé territoire est linguistiquement équipé pour permettre au bilinguisme latent des 362 Razprave in gradivo, Ljubljana, March 1986, No.18 personnes de s'exprimer avec toutes ses potentialités et toute sa plénitude. Cela comporte évidemment des opérations de reconnaissance et de évolutions sur le degré d'explicitation du dualisme linguistique dans le milieu. En d'autres termes, il s'agit de vérifier si le milieu "parle" les deux langues au travers de ses institutions et de ses ervices; s'il se présente à l'individu comme paysage dans toute sa "physicité" et socialité linguistiquement complexe, où est normale la simultanée présence publique des deux langues. Nous sommes en effet convaincus que seulement en présence d'une explicitation intégrale du dualisme linguistique sur le terrain se créent les conditions réelles pour que puisse vivre et se développer une population avec des compétences bilingues, prémisse pour un effectif et efficace échange - et confrontation - de type culturel. Dans les cas où le dualisme linguistique résulte être carent ou même absent du milieu, il est fort probable que l'appropriation de pratiques bilingues devienne fort précaire, difficile, voire impossible. Le bilinguisme par excellence, c'est-à-dire la présence simultanée de deux distincts codes linguistiques chez le même individu - comme le définit Hymes - devient socialement possible seulement si le milieu à l'intérieur duquel l'individu vit concrétise son bilinguisme par l'extension à tous les niveaux du dualisme linguistique. Celle qui vient d'être définie est peut-être une hypothèse idéale de difficile réalisation. Elle peut cependant, à notre avis, être prise comme élément de comparaison, tant au niveau de l'analyse qu'à celui de la praticabilité politique, là où bien entendu existe une volonté politique capable de valoriser et utiliser les ressources ethniques et linguistico-culturelles dont elle dispose. 363