Monitor ISH (2005), VII/2, 7-16 1.01 Izvirni znanstveni članek Prejeto: 13. 7. 2005 Sprejeto: 16. 7. 2005 Svetlana SlAPŠAK1 Slepiča: la chanteuse aveugle des Balkans Slepiča: balkanska slepa pevka Izvleček: V članku je obravnavan pomen slepic pri prenosu tradicije na Balkanu v primerjavi z obliko oralne oz. ustne poezije, ki je značilna za Homerjevo poezijo. Na primeru mitološkega vidca Tejrezija, ki je bil slep, ker je videl (in vedel) prepovedano, zato ga je Atena oz. Hera oslepila, Zevs pa mu je podaril preroško spodobnost, primerjamo značilnosti antične mitologije sleposti z balkansko. Koncept slepote je povezan s spolom, saj je slepota ne glede na to, ali gre za slepca moškega ali ženskega spola, povezana z izkušnjo in vednostjo, ki je kulturno vpisana v koncepte ženskega telesa. Ključne besede: slepota, ustna poezija, tradicija, balkanske študije, antična mitologija UDK 396: 94(3):39 Slepica: The Blind Female Singer of the Balkans Abstract: The paper analyses the role played by slepiče, “blind women”, in transmitting tradition in the Balkans, primarily through comparison to the Homeric form of oral poetry. The example of Teiresias, who is blinded by Athena or Hera for having seen (and known) the forbidden and is then given prophetic ability by Zeus, provides the starting-point for comparing the characteristics of the ancient mythology of blindness to the Balkan one. The concept of blindness is gender-related, since blindness, regardless of the sex of the blind person, is associated with the experience and knowledge which is culturally inscribed into the concepts of the female body. Key words: blindness, oral poetry, tradition, Balkan studies, ancient mythology 1 Prof. dr. Svetlana Slapšak je dekanja in koordinatorica programov antropologija antičnih svetov in antropologija spolov na Institutum Studiorum Humanitatis, Fakulteti za podiplomski humanistični študij v Ljubljani. E-naslov: svetlana@ish.si. 7 Svetlana SlAPŠAK Depuis que Milman Parry a commencé son travail de collecte et d’enregistre-ment des chants et des chanteurs de récits en Bosnie-Herzégovine en 1934-35, la recherche des techniques dans les chants homériques et dans Foralité en général s’est rapprochée de, voire située dans Fanthropologie. Après la mort accidentelle de Parry en 1935, ce travail fut continué par son assistant Albert B. Lord. Dans le travail concernant la poésie orale de la Yougoslavie, Parry a suivi le schéma générique proposé par le collecteur serbe laïc Vuk Karađič, au début du i9ème siècle. Déja dans sa première collection, Vuk Karađič avait séparé les chants héroïques des chants féminins. Tout ce qui n'etait pas le chant épique, soit ballades, berceuses, chants de travail, énigmes, malédictions, chants d’amour, était féminin. La logique de cette division sexuée s’inscrit dans un double domaine, celui de la performance et celui de la thématique (qui chante quoi et devant quel public?). Vuk Karađič a, paraît-il, precédé ä cette division plus pour informer un public de spécialistes que pour élaborer un Système littéraire - mais la division, réactualisée par des études féminines, devient aujourd’hui encore plus théorisable. Vuk Karađič trouvait la majorité de ses chanteurs et de ses chanteuses dans la Serbie du Nord-Ouest et dans les parties frontalières de Fempire austro-hongrois, dans un milieu rural ou urbain, où les chanteurs et les chanteuses pra-tiquaient pendant les fêtes, combinant Fart et la mendicité. Les informations de Vuk Karađič et des recherches plus récentes2 révèlent un groupe particulière-ment intéressant: celui des chanteuses aveugles, les slepiče. II ne s’agit pas de chanteuses de chants définis comme féminins, selon la division de Karađič lui-même, mais au contraire de chanteuses de chants héroïques. Quelques-unes sont désignées par leur prénom et par le titre slepiča (“Faveugle”), comme slepiča Živana; d’autres seulement par le titre et par leur lieu d’origine ou de séjour, comme la slepiča de Grgurevci. Les chanteuses de récits épiques de Vuk Karađič sont toutes slepiče. II s’agissait lä d’une position sociale et professionnelle qui convenait ä la cécité, aussi bien féminine que masculine. La relation romantique entre la cécité et le don de prophétie, ainsi que les mystifications sur les bardes-visionnaires (y compris une image mythisée d’Homère), ont été exploités au cours du i9ème siècle d’une manière que Lord refusait: 2 Agoston-Nikolova, 1993, 1-12. 8 Slepica: la chanteuse aveugle des Balkans “In our field experience beggars, blind or otherwise, were not very good singers. In Yugoslavia in 1934-1935 blind singers were not important carriers of the tradition. Our experience would not tend to verify the romantic picture of the blind bard.”3 Ce n’est pas le cas de Parry qui, lui, a utilisé le mythe pour formuler la relation entre la tradition orale de Yougoslavie et l’épopée d’Homère: “Ćor Huso Husein was a blind singer whom we never met because he had already gone to his reward in 1935, but who had become a legendary figure among the singers in the Sandžak of Novi Pazar, where we first heard of him, and in Montenegro. A full account of what we know about him will be given in its proper place, but to Parry, I believe, he symbolized the Yugoslav traditional singer in much the same way in which Homer was the Greek singer of tales par excellence.”4 Milan Budimir, spécialiste yougoslave de l’antiquité et lui-même aveugle, a essayé d’établir une image plus complexe du chanteur aveugle en partant du cas de Filip Višnjić, qui a chanté l’insurrection serbe contre les Turcs en 1804.5 Ces chants donnaient une version épique de l’événement, mise en mots par quelqu’un qui racontait l’histoire récente ä partir d’expériences politiques et sociales vécues, mais non vues. Budimir trouve chez lui une extraordinaire capa-cité ä modifier les techniques habituelles et ä inventer des formules. Višnjić a créé ainsi un texte oral qui, quoique inscrit dans une tradition que le public reconnaît immédiatement, vise ä construire une interprétation historique: il explique les causes “immanentes” de la chute de l’empire turc, qui remontent au temps de la bataille du Kosovo, et les fautes politiques des chefs de l’insurrection, qui menèrent au désastre. Il fait référence aux ambitions personnelles, aux com-promis divers avec les Turcs, et au manque de respect pour les demandes politiques des pauvres qui, seuls, ont un intérêt authentique ä se libérer des Turcs. C’est dans cet aspect historique, révolutionnaire et utopique ä la fois, que Budimir trouve les éléments permettant la comparaison des poétiques de deux génies épiques comme Homère et Filip Višnjić. Le dépassement des techniques et des formules et l’économie de l’innovation dans l’ordre épique sont organisés, dans 3 Lord,1981,18. 4 Lord, 1971, 473. Voir aussi les chapitres “The nature and Kinds of Oral Poetry”, et “Oral Tradition Lyric Poetry”, Lord, 1995. 5 Budimir, 1972, 5-61, avec un résumé en allemand. 6 Budimir, 1969, surtout “Homerova pesma o smrti i ljubavi” (“Le chant de la mort et de l’amour d’Homère”). 9 Svetlana SlAPŠAK la recherche de Budimir, de manière ä présenter une critique indirecte de la fascination de Parry et Lord pour le fonctionnement technique de la tradition orale.6 Mais seul Vladan Nedič, spécialiste yougoslave de la littérature folklorique de la période récente, a montré un intérêt réel pour les chanteuses aveugles et leur poétique.7 II faut noter que cet intérêt est resté isolé au sein de la détérioration générale du discours public en Yougoslavie dans les années précédant la guerre yougoslave. Au contraire, le discours général provoqua une rechute de nombreux intellectuels et universitaires dans des stéréotypes nationalistes (et sexistes). Un exemple: le plus jeune académicien de FAcadémie serbe des sciences et des artes, le poète Matija Bečkovič, qui se déclare héritier de la tradition épique, fit en 1994 une petite remarque accablante concernant les chanteuses aveugles dans son recueil de discours publics, intitulé La liturgie, véritable anthologie du nationa-lisme “poétisé” serbe:8 “II est bien connu que la femme aveugle et anonyme ne connaissait point la signification des mots qu’elle préservait et chantait.” Vladan Nedič essaye de trouver les spécificités des chanteuses aveugles, et met en lumière les éléments du comportement, de la technique et même de la poétique de la slepica Živana, sa préférée, et aussi la préférée de Vuk Karađič. Vuk Karađič rencontra la slepica Živana en 1815 ä Zemun, ville située sur la rive “autrichienne” du Danube, face ä Belgrade. Selon les notes de Vuk Karađič, eile voyageait beaucoup, même en Bulgarie. Vuk la savait ägée quand les amis de Zemun Finformèrent de sa mort en 1828.9 Un petit détail de la lettre de Farni de Vuk Karađič en dit long sur la vie des slepice: Živana avait une disciple, eile aussi aveugle, une certaine Jana. La jeune slepica mourut deux semaines après sa maî-tresse, lors d’un accouchement. “II n’y a plus personne pour nous chanter main-tenant”, conclut Farni de Karađič, sauf s’il en arrive une de quelque part.” H faut noter que la situation dans laquelle Vuk Karađič collectait les chants était radicalement différente de celle dans laquelle travaillaient Parry et ses assistants un peu plus d’un siècle plus tard. Où sont passées les slepice? Parry et ses 7 Nedič, 1984, “Slepa Živana, pevač Vuka Karađiča” (“Živana Faveugle, chanteur de Vuk Karađič”). II est tout ä fait remarquable que Nedič ne voulait pas utiliser le mot slepica, et qu’il insistait pour que Živana soit “chanteur”, pas chanteuse. II me semble que c'etait un signe d’honneur que Nedič voulait attribuer au talent extraordinaire de Živana. 8 Bečkovič, 1994, 50. 9 Nedič, 1984, 66. lO Slepica: la chanteuse aveugle des Balkans assistants ont enregistré nombre de chanteuses, musulmanes et orthodoxes. lis ont noté leurs noms et parfois leur vies: mais toute la documentation concerne les chanteuses de chants féminins, pas de chants héroïques. Ces chanteuses ne s’exhibaient pas dans les tavernes ni lors des fêtes; eile restaient dans leur monde domestique. II semble qu’il n’y avait pas de femmes aveugles parmi elles, où, au moins, la relation cécité-profession n’avait aucune importance chez les chanteuses, bien que Parry ait été encore si impressionné par le mythe du chanteur aveugle, qu’il rangea ce chanteur aveugle et imaginaire aux côtés d’Homère. Parry et ses assistants, qui connaissaient très bien l’oeuvre de Vuk Karađič, se sont-ils trompés ou étaient-ils si peu soucieux d’un phénomène pourtant significatif? Au moins, pourquoi ne se sont-ils pas interrogés sur la disparition des slepiče? Quelle que soit la réponse, on doit se contenter d’une hypothèse de travail: que les slepiče des milieux orthodoxes des Balkans (elles proliféraient surtout en Bulgarie pendant la période de la domination turque), ont disparu dans les chan-gements sociaux et culturels au cours du processus de libération (ou d’invention) nationale. On pourrait aisément mettre en relation la disparition des slepiče et la transformation de la société patriarcale orthodoxe des Balkans au cours du lcjeme siècle. Sous l’influence d’une idéologic nationale accompagnée de chan-gements sociaux (institutionnalisation, capitalisme, nouvelle organisation de l’espace), la société rurale, dirigée par les élites urbaines, passe ä une culture hautement mythisée. Ce qui est défini comme tradition n’est parfois qu’une mutation oü interviennent des discours divers et parfois conflictuels. Cette tradition imaginaire fonctionne comme une censure qui assure le caractère mythi-que d’un passé “porteur des valeurs”. Les traditions qui ne correspondent pas au modèle culturel proposé disparaissent peu ä peu au profit de la culture privilé-giée. D’ailleurs, selon l’opinion déjä citée de Matija Bečkovič, qui témoigne d’une re-invention nationale, de nos jours, calquée sur le même modèle, les slepiče étaient privées non seulement d’originalité, mais même de la faculté de com-prendre les récits qu’elles répétaient. Pauvres machines ä mémoriser, les slepiče devaient par conséquent être dépourvues du statut social et artistique qui était attesté chez Vuk Karađič, pour s’accommoder d’un nouveau Système dans lequel le rôle des femmes correspondait ä un patriarcat idéal, sans ambigu'ités. Sous cet angle, la démarche de Vladan Nedič se montre innovatrice et touchante, en tant qu’effort intellectuel, preuve d’honnêteté et prise de position politique hors du commun. 11 Svetlana SlAPŠAK Vladan Nedič voulait examiner les precédés artistiques individuels chez les chanteuses et Živana lui a servi d’exemple. En suivant les informations sur ses déplacements, mais aussi les informations fournies par les dialectes qu’elle utili-sait dans ses chants, Nedič élargit jusqu’ä la Macédoine Fespace où Živana voya-geait. II argumente que Živana connaissait sensiblement plus de croyances populates, parfois très rares et obscures, que ses collègues et contemporains mascu-lins. Selon Nedič, Živana construisait une image des relations familiales qui cor-respondait aux images des families contemporaines, nettement plus urbaines que rurales. Dans les scènes épiques aux émotions fortes, Nedič trouve que le récit de Živana se détache de Fusuel par une “compassion féminine” surtout dans sa version de Momir Orphelin, un récit épique dans lequel Famour paternel, maternel, enfantin et les relations frère-soeur sont joués dans tous les registres. Mais Živana avait aussi un gout prononcé pour le spectaculaire, pour les images monumentales, pour les visions apocalyptiques. Affirmant les thèses de deux autres spécialistes de la poésie orale, Nedič est prêt ä attribuer quelques chants anonymes ä Živana et ä sa disciple Jana. Cest toujours Fargumentation stylisti-que qui est prise en compte, mais aussi le choix lexical: Živana utilisait, paraît-il, le champs sémantique de “la grâce”, du “gracieux” avec une extraordinaire richesse de nuances. Si Fon compare des thèmes similaires chez d’autres chan-teurs, même dans les cas où la slepiča empruntait un récit épique déjä publié, son originalité et son lyrisme particulier la rendent reconnaissable. Nedič essaye de faire le portrait psychique de la slepiča Živana, en liant son manque de vie familiale avec les émotions de ses récits. Même si on n’est pas prêt ä accepter cette ligne d’in-terprétation, il y a une belle lecture de Nedič d’un vers de la slepiča Živana:10 “sans yeux comme avec les yeux”. Il s’agit d’un bätisseur qui, même les yeux crevés après les ordres d’un roi injuste, continue ä bätir son oeuvre - le monastère Manasija. Ce défi d’un créateur contre la violence stérile serait la voix de la slepiča Živana elle-même. Le phénomène de la slepiča, malheureusement non observé par Parry et Lord, s’inscrit dans Fanthropologie historique des Balkans, et il serait utile d’en noter quelques points intéressants pour les spécialistes de Fanthropologie des mondes anciens: i. La position d’un aveugle dans les sociétés patriarcales des Balkans. À part le démon monophtalme, identifié par Veselin Čajkanovič dans un personnage 10 Nedič, 1984, 86. 12 Slepica: la chanteuse aveugle des Balkans féminin de la tradition populaire serbe,11 il existe une série de croyances sur les aveugles confirmant leur position d’opérateur social et rituel d’une grande importance. lis interviennent entre le monde des vivants et le monde des morts, entre la voix et l’image, entre les rôles sexuels, entre le mendiant et le héros, entre la poésie et la prophétic Les mots désignant le mendiant, l’han-dicapé ou le fou dans les langues slaves des Balkans ont très souvent la com-posante bog (dieu, divinité): ubog, božjak, božji Čovek (en serbo-croate). Selon une interprétation de Veselin Čajkanovič, les mendiants et les aveugles sont porteurs des ämes des décédés.12 2. La relation entre la vue, la lumière et la visibilité. Dans le poème épique La couronne de montagne du poète romantique Monténégrin Petar Petrovič Njegoš (début du lcjème siècle), Stéphan, l’hégémon du monastère, tel un Démo-doc balkanique, utilise une formule d’introduction bien connue: “Il n’y a pas de jour (“la lumière du jour”) sans la vue des yeux ...”.13 Petar Petrovič Njegoš a aussi écrit un poème épique profondément mystique sur la chute de Satan, sous le titre indicatif Le rayon de microcosme.14 3. La position rituelle de Faveugle, homme ou femme, dans une société patriar-cale, pourrait expliquer la présence des chanteuses aveugles. La disparition des chanteuses aveugles au cours du lcjème siècle s’explique d’une façon beaucoup plus convaincante par les manipulations des discours “mythourgi-ques” de Finvention nationale, censeurs de tout ce qui dérange les nouvelles narrations monosémiques. Dans cette société patriarcale le rôle de la femme est en réalité encore moins valorisé qu’avant. Mais il reste un vaste espace pour spéculer sur la visibilité du corps féminin et sur son pouvoir de parole: le corps féminin parlant est-il admissible du fait que le corps aveugle ne soit pas visible, done du fait de son invisibilité? Quelle est la relation entre la chanteuse aveugle des Balkans et Fhomme aveugle, comme Tirésias (féminin/transexualité, cécité, récit/prophétie)? Faisons une revue de quelques conceptions antiques provenant d'epoques diverses: la cécité féminine, la prophétie et la cécité, la cécité masculine, le chan-gement de sexe (Tirésias), et la progéniture de Tirésias. Notre but serait d'etablir 11 Čajkanovič, 1994, 307. 12 Čajkanovič, 1994, 300. 13 Petar Petrovič Njegoš, Gorski vijenac (La couronne de montagne), vers 2452. 14 La traduction anglaise d’ Anica Savič Rebac, 1957, 105-200. 13 Svetlana SlAPŠAK une relation entre les Statuts anthropologiques de la cécité dans les différents contextes historiques et sociaux antiques, et les Statuts parallèles provenant des Balkans des temps modernes. Cette région serait séparée de la Grèce antique et moderne surtout par les conventions culturelles et un travail assidu d’imagina-tion d’exclusion européenne. Dans le livre de Nicole Loraux,15 la figure de Tirésias n’est pas centrale pour une interprétation beaucoup plus universelle de Fopérateur féminin dans la construction du corps masculin en Grèce classique, et le corps invisible est surtout le corps d’Athéna. Luc Brisson a fait Fanalyse structurale des versions du mythe de Tirésias.16 Le rapprochement avec des animaux rapides comme la souris, la belette, dans le sens d’une synesthésie vitesse-lumière-couleurs blanc/gris, n’est pas recherché. Françoise Frontisi-Ducroux a fait ce rapprochement dans son analyse du mythe d’Actéon:17 Tirésias, Actéon, Argos et le chien d’Ulysse (Argos lui aussi) ont tous une relation spécifique avec la lumière et la vision. Du point de vue synesthési-que, le chien Argos est un exemple parfait: blanc-rapide quand il était jeune, terne-paralysé une fois vieilli. Mais c’est Argos, Fêtre presque aveugle, qui seul est capable de voir Ulysse. Ni Luc Brisson ni Nicole Loraux n’ont pris en considération le détail de Futé-rus de Tirésias: dans Les dialogues des morts de Lucien, Tirésias, interviewé par Ménippe, découvre qu’il avait un utérus (metra) non fonctionnel au moment où son corps était en état féminin: Ou steira men emen, ouk etekon d’holos (“Je n’étais pas stérile, mais je n’ai pas enfanté non plus.”). Après les questions sur le fait qu’il soit devenu homme progressivement ou soudainement, et sur la question de savoir s’il était prophète ou non pendant qu’il était femme, Ménippe conclut que Tirésias était un menteur, comme tous les manteis. L’utérus non fonctionnel est peut-être une plaisanterie. Mais Tirésias est une figure parodique de Fautorité sexuelle-transexuelle qui réapparaît chez Lucien dans des contextes différents: dans Fessai sur la danse,18 sur Fastrologie,19 souligné par Brisson comme une ligne d’interprétation importante et ä suivre, 15 Loraux, 1989. 16 Brisson, 1976. 17 Frontisi-Ducroux, 1997, 435-454. 18 Lucien, 57. 19 Lucien, 11. 14 Slepica: la chanteuse aveugle des Balkans dans Ménippe,20 où Tirésias est présents comme un modèle de vie, dans Gallus21 et dans les Dialogues des courtisanes.22 Dans Erotica23 usuellement attribué ä Pseudo-Lucien, F argument crucial sur le plaisir est présents en contraste avec Farrogance présumée de Tirésias, le tout dans un développement rhétorique osé, visant ä égaler Fhomosexualité masculine et féminine: “Hai men gunaikeioi sunodoi tes apolauseos antidosin homoian echousin allelous gar ex isou diathentes hedeos apellagesan, ei ge me dikaste Teiresiai prosekteon, hoti he theleia terpsis holei moirai pleonektei ten arena.” Les poètes ou les auteurs aveugles sont “rationalisés” de façons différentes. Par exemple, Dion Chrysostome24 affirme que “tous ces poètes sont aveugles, et croient qu’il serait impossible de devenir un poète autrement”. La réplique de Fautre dans ce dialogue est que les poètes transmettent la cécité depuis Homère comme une sorte de la maladie des yeux (apo ophthalmias). Stésichore a été frappé de cécité parce qu’il parlait mal d’Hélène.25 Démocrite sest rendu aveugle lui-même pour mieux voir.26 Les aveugles mémorisent mieux parce qu’ils ont leur mémoire libéree des choses visibles ä mémoriser.27 Le cas de Thamyris, qui a été rendu aveugle par les Muses, est rationalisé par Pausianias:28 “Selon mon opinion, Thamyris est devenu aveugle suite ä une maladie des yeux comme Homère après”. Le poète Xénocrite, né ä Locri, était aveugle de naissance.29 Mais dans le même fragment, la loi contre Fadultère ä Locri est citée, et la peine infligée pour ce crime est Faveuglement. Or, cest äLocri qu’une “chanson locrienne” des femmes auteurs, est située.30 Les exemples cités rappellent le grand débat sur le voir ancien.31 Mon intention était de contribuer ä ce débat par quelques données anthropologiques des Balkans des temps modernes concernant la cécité et Foralité, dans le cas où ces 20 Lucien, Ménippe 6, 21. 21 Lucien, Gallus 19. 22 Lucien, Dialogues des courtisanes 292. 23 Lucien, Erotica 27. 24 Dio Chrysostome, Discours 36. 25 Plato, Phaedr. 243 a. 26 Diels, II, 88-89. 27 Arist., EE 1248 b. 28 Pausanias 34, 1. 29 FHG II, 221. 30 Lambin, 1992, 33-42. 31 Frontisi-Ducroux, Vernant, 1997, 139-141, 143-154, 192, 211. 15 Svetlana SlAPŠAK données impliquent la transgression sexuelle. La problématique qui s’ouvre par les parallèles établies avec les cas anciens de la transgression sexuelle/cécité/ora-lité est surtout celle de la construction sociale du sexe. On pourrait songer ä une lecture de Ploutos d’Aristophane dans ce sens là. 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