53 Filozofski vestnik | Volume XXXVIII | Number 2 | 2017 | 53–69 * Université Paris 8 Antonia Birnbaum* « Nous, femmes »: que voulons-nous ? Pour Valérie Mavridorakis Que voulons « nous, femmes » ? Il ne s’agit pas ici de la sempiternelle ques- tion que se posent les hommes sur ce que veulent les femmes. Car les femmes ne sont pas comme les hommes disent qu’elles sont, ni ne veulent ce que les hommes disent qu’elles veulent. A vrai dire, les femmes ont souvent donné ré- ponse, manifesté ou interrogé ce qu’elles veulent, mais cela est resté inaudible. « Nous femmes » chez Jacques Rancière est un des trois noms d’une série décli- nant les noms de l’universel égalitaire : « nous, prolétaires », « nous, citoyens », « nous, femmes ». « Nous femmes » indique aussi une transformation à la pre- mière personne du pluriel d’une question que Sigmund Freud énonça jadis, et dont Jacques Lacan tire la « pas-toute » : que veut la femme ? Ici, ce voisinage est reporté dans le champ de la politique. Pour paraphraser Canguilhem, l’en- jeu est de faire varier le concept du pas-toute lacanien en extension et en com- préhension, de l’exporter de sa région d’origine — la psychanalyse — vers une autre, pour en faire surgir une forme nouvelle. Qu’est ce que le pas-tout fait au concept d’égalité politique ? Chez Rancière, « nous, femmes » se détache peu à peu des torsions imprimées à la question de la lutte prolétarienne. Rancière note que la classe ouvrière se trouve sérialisée sous la forme de l’exclusion et de la concurrence. Son collectif est une réunion d’atomes qui ne sont là que parce que chacun y est à la place d’un autre : à la place du patron qui, ne travaillant pas, fixe au travailleur sa place de travailleur manuel comme destin ; à la place d’un autre travailleur qui attend de la prendre et qui transforme la place haïe en place à défendre. L’ato- misation capitaliste fait lien social inerte : il broie celui qu’il emploie, il fait de chacun celui qui vole la liberté à l’autre. FV_02_2017.indd 53 14. 01. 18 10:34 54 antonia birnbaum Devenir sujet politique, cela implique non de redoubler ou de représenter cette condition, mais bien de produire une distance à cette identité servile, de passer hors de celle-ci en une identité libre. D’où un trait paradoxal inhérent à tout combat contre l’oppression : il faut, pour le mener, s’être déjà éprouvé capable d’un autre mode de vie que celui d’être dominé. La spécificité de Rancière face à ce problème tient à l’accent qu’il met sur les désidentifications qui sont narrées dans le long colloque de La Nuit des prolé- taires, dont le modèle d’écriture est The Waves de Virginia Woolf. Dissociation d’avec les métiers, errances de la parole. Chaque travailleur se fait atome, en mouvement libre, se disjoint des liens de l’atomisation capitaliste. Son énergie décompose l’enchaînement servile qui conjoint la soumission au patron avec l’opposition aux autres travailleurs. Gagnant une absence de lien sur le lien so- cial capitaliste, il fait de cette absence de lien un espace de rencontre aléatoire entre les atomes, atome par atome. Ces rencontres transmettent l’esprit de ré- volte de proche en proche. Au sein du peuple se mettent en tension des atomes incandescents, ou « une pluie d’atomes » (a shower of atoms, Woolf). Les pratiques d’une telle désidentification, dans la fabrication de publications, dans les dialogues, dans la promenade, se donnent comme point d’appui ex- térieur depuis lequel la domination n’occupe pas la place première, puisque qu’elle n’apparaît qu’au regard de ce qui lui demeure soustrait. En ces pra- tiques se dissolvent momentanément la causalité contraignante des fins et des moyens, l’assignation à la reproduction d’une vie ordonnée par le partage du besoin et du superflu. Qu’est ce alors qu’un ouvrier qui parle en ouvrier ? C’est un ouvrier qui a cessé de l’être. Par ce détour, on retrouve toutes les caracté- ristiques de la conscience dédoublée, celle-là même qu’on prétendait réservée aux intellectuels. L’ouvrier, comme tout un chacun, les connaît. S’énonce alors l’inversion cruciale pour toute conception égalitaire de l’émancipation : il n’y a pas de pensée ouvrière, les ouvriers pensent. Loin de l’hypothèque sociologique qui n’a cessé de grever le prolétariat néga- tif de Marx, de le river aux prestiges du mot ouvrier, les pratiques désidentifi- catrices peuvent désormais distribuer l’émancipation en autant de luttes et de pratiques différentes qui l’appellent, la disperser en autant de noms qui s’en FV_02_2017.indd 54 14. 01. 18 10:34 55 « nous, femmes »: que voulons-nous ? réclament. Rancière distribue une série de trois termes : « nous, travailleurs », « nous, femmes », « nous citoyens1 ». Or cette démultiplication inhérente à la désidentification, sa dissociation d’avec le couple ouvrier/prolétaire en déstabilise le principe. Surgit la mouture équi- voque du concept d’égalité rancièrien. Il renvoie à une unité distributive se ré- partissant au travers d’une série de noms hétérogènes, sans nom capable d’en formuler la cohérence, pas même le nom vide de prolétaire2. Si l’on est en pré- sence d’une série qui se forge en chacune de ses distributions un universel sin- gulier, comme le soutient Rancière, alors cette série n’est plus relative à une loi de composition qui permettrait de supposer son unité comme donnée. C’est une série divergente, à même laquelle surgit une question nouvelle : quel rapport entre eux des noms ainsi « évidés », comment se conçoit le sériage lui-même ? Un premier nom vide, universel, est tiré du dédoublement spécifique au concept de prolétariat, c’est-à-dire de l’autodissolution de la contradiction ouvrier/ca- pital qui l’informe. Le nom prolétaire possède deux moments : il est la classe existante opposée à l’autre classe — et alors il a un nom positif : ouvrier —, il est la classe de ceux qui n’appartiennent à aucune classe, division de la classe d’avec elle-même. L’emprunt à Marx est évident, revendiqué. La « classe qui est la destruction de toutes les classes » est rendue intelligible comme processus de désidentification politique. A ce titre, le nom vide de prolétaire prend en charge un « nous » en in- troduisant le mécompte surnuméraire d’un « tous » égalitaire, auquel le compte global de la cohérence sociale fait nécessairement tort. Précisons : il y va d’une action de sujets excédentaires par rapport à tout compte global des parties de la société, non de la prise en compte d’acteurs supplémentaires. C’est au nom de n’être « rien » d’identique à soi, d’être d’emblée aux prises avec son clivage, que 1 Rancière, dans le prolongement du vocabulaire de La Nuit des prolétaires, parle de travail- leurs. Je traduis en prolétaires, ouvriers. 2 Chez Kant, l’unité distributive du sensible est toujours négative et requiert une unité col- lective de l’idée. Le retournement affirmatif de cette opération de pensée, qui conçoit une distribution sans unité, est inventé et déployé dans le deuxième chapitre de Différence et répétition, de Gilles Deleuze. FV_02_2017.indd 55 14. 01. 18 10:34 56 antonia birnbaum le prolétariat identifie le tout de la communauté à lui-même, et donc construit un universel de la division, adossé à l’antagonisme3. Pour autant, cette opération ne subsume pas le sériage des noms de l’universel, prolétaire, citoyen, femme. La logique dissolutive associée au nom prolétaire est une des traverses de la série, pas sa cohérence d’ensemble : elle se distribue bien sûr aux autres noms, mais sans les assimiler, sans en réduire l’hétérogé- néité. Chaque nom se trouve chargé d’un bris singulier. Qu’en est-il alors du nom « vide » de citoyen, n’est-il pas tout simplement le vide de l’égalité formelle ? Rancière refuse l’identification par Marx de la forme citoyenne à la réalité bourgeoise, qui fait du citoyen le membre d’une nation ou d’un État. Bien plutôt, il corrode la détermination bornée de cette forme, qui la circonscrit à une sphère supposée séparée des autres, appelée alors la sphère publique, ou politique. « Vider » cette forme de la sphère citoyenne, c’est dissoudre sa délimitation. Dans l’universel du nom citoyen, l’enjeu est de dé- cloîtrer la chose commune. Il y va de la mobilité des frontières, plutôt que d’un affrontement inscrit dans les rapports de tel ou tel groupe. La « forme citoyen », nomadisée, réinvestie en une topologie mobile, nomme « citoyen » quiconque se réclame de la chose commune au sein de n’importe quel lieu, y compris de ceux que l’on organise habituellement selon une logique privée. L’universel ainsi déplié a pour réel un dissensus à propos du lieu où l’on se trouve, et de qui y a son mot à dire, ou non. Le lieu de l’usine est-il affaire privée où les ouvriers sont soumis à la loi du patron ? N’est-il pas aussi lieu public où l’égalité citoyenne des ouvriers et des patrons s’affirme, où donc les premiers récusent le commandement des seconds ? Il y a là deux mondes — le privé de la propriété et le public de l’égalité — qui ne se laissent ni borner l’un par l’autre, ni ramener à une unité. Leur mise en commun génère l’espace d’une collision, d’un heurt, une « scène » dans le lexique de Rancière. La « mobilité » de la « forme citoyen » montre que la politique ne s’avère pas exclusivement dans l’af- 3 Là se marque la différence d’avec le demos grec. Ce n’est pas l’écart à soi du sujet, mais le départage entre l’esclave qui comprend le langage sans le posséder et la liberté contingente du peuple qui en constitue la butée. Les non-aristocrates, non-riches sont aussi libres, ce qui rend la liberté inqualifiable. Or le prolétaire renvoie à l’abîme inscrit dans la subjec- tivité elle-même que l’affirmation du mécompte actualise. Voir La Mésentente, Editions Galilée, Paris 1995, p. 38 et suiv. FV_02_2017.indd 56 14. 01. 18 10:34 57 « nous, femmes »: que voulons-nous ? frontement de classes, mais aussi dans les connexions hétérogènes de mondes séparés. Les singularités distinctes de prolétaire et citoyen se trouvent chacune affectées par leur rapport à l’autre, sans que jamais l’une des deux ne détermine la co- hérence de leur rapport, ne les unifie. La politique relève et d’une topologie, de la mise en commun polémique de plusieurs mondes, et d’un antagonisme qui dissout la logique des classes opposées. Mais que vient faire dans cette conjonction le troisième nom évoqué, à savoir « nous, femmes » ? Nul besoin de connaître les plans d’une maison pour se heurter aux murs (Lacan). Comme Rancière n’en dit quasiment rien, je prends appui chez Lacan, étant donné que le philosophe et le psychanalyste partent d’une prémisse commune : l’identité ne fonctionne jamais, le défaut, les ratages de l’identité constituent l’écart à soi de toute subjectivité, écart qui chez Ran- cière renvoie aux chances de la politique, et chez Lacan, au non-rapport de la sexuation4. Ce rapport au défaut d’identification expose évidemment Rancière et Lacan aux problèmes posés par les féministes dans les années 1970, sur les- quels finalement ils sont peu diserts, du moins explicitement5. La psychanalyse lacanienne se caractérise par ceci qu’à aucun moment elle ne prétend que la position sexuée est indifférente, même si « féminin » et « masculin » peuvent être appropriés par des êtres de l’un ou l’autre sexe. La sexuation marque un chassé-croisé dans lequel il faut penser que le deux ne s’unifie jamais, ce qui oblige à construire autrement le « un » de chacun. Pour paraphraser Lacan dans D’un discours qui ne serait pas du semblant : l’identi- fication sexuelle ne consiste pas à se croire homme ou femme, elle consiste à tenir compte de ce qu’il y ait des femmes, pour le garçon, et des hommes, pour la fille. Cela a la vertu d’éliminer d’emblée le scénario faible, binaire, de « toutes les femmes » versus « tous les hommes ». Point d’importance : cette instabilité n’est pas simplement un mécompte, elle affecte l’unité même de compte. Lequel 4 Il y aurait bien sûr à différencier, notamment si l’on pense à la reprise des failles du sujet dans La vie psychique du pouvoir et dans Le pouvoir des mots de Judith Butler. Reste que la question des normes et de l’assujettissement a pris le pas sur les déraillements constitutifs de la subjectivation dans la gender theory, y compris chez Butler elle-même. Il n’est pas un hasard que ces politiques s’appellent « politiques de l’identité ». 5 L’élaboration lacanienne en est plus marquée. FV_02_2017.indd 57 14. 01. 18 10:34 58 antonia birnbaum des deux, de chacun ou de chacune, vaudra comme unité de compte de chacun et de chacune ? En l’occurrence, de manière contingente, dit Lacan, c’est l’homme qui constitue le « un » du compte, incluant homme et femme dans un universel leur reve- nant ensemble, que Lacan appelle la fonction phallique6. Quand on revendique l’égalité des hommes et des femmes, on affirme qu’hommes et femmes peuvent énoncer ce qu’il en est de ce commun, qu’ils sont tous deux partie prenante de celui-ci, inscrits dans cette fonction phallique propre au Tout, fût-ce d’un manque propre au Tout. Mais alors, est-ce à dire que l’accès à l’universel des femmes implique leur « devenir homme » ? À cette question, Lacan répondra que non. Les femmes sont bien les égales des hommes selon l’universel formulé dans le signifiant de l’Un, le phallus. La femme y est en plein, mais il y a quelque chose en plus. Femmes et hommes se déterminent par rapport au phallus, mais l’« en plus » marque une dimension qui vient supplémenter l’universel du manque. Les femmes s’en dissocient sans l’abandonner, elles n’y sont pas-toutes : elles trouent sa loi, l’excèdent d’une jouissance supplémentaire, autre que phallique. Cette jouissance « en plus » n’est pas parallèle, elle ne fait pas l’économie du phallique, elle n’est pas son alternative, mais ce qui s’y soustrait. Ainsi, s’il n’y a pas, dans l’inconscient, le signifiant du sexe féminin, il n’en reste pas moins que ce pas-tout de la jouis- sance phallique, cet « en plus » de la jouissance féminine, parce qu’il trouble, met en désordre le monde de l’Un, phalliquement ordonné, y pose la question de l’hétéros, de ce qui est autre que l’Un à échapper au registre signifiant. N’y a-t-il pas, au-delà de sa dimension analytique, à chercher dans ce qui échappe ainsi au registre du signifiant une hétérogénéité qui détraque quelque peu l’universel politique ? Cette supplémentarité s’expose dans les spécifici- tés des combats et pratiques des pensées féministes. Celles-ci naviguent entre d’une part les luttes collectives d’emblée impliquant des dominées et des domi- nants — le monde de la hiérarchie patriarcale qui est toujours le nôtre, et qui se réaffirme aujourd’hui avec brutalité — et d’autre part la formulation d’emblée singulière d’une vie dans laquelle femmes et hommes partagent un lit, s’ins- 6 Je ne m’attarde pas en cet endroit sur ces distinctions, pourtant nécessaires, entre loi phal- lique et fonction phallique. FV_02_2017.indd 58 14. 01. 18 10:34 59 « nous, femmes »: que voulons-nous ? crivent en une filiation, se vivent comme peu ou prou solidaires financièrement, bref vivent leur « extimité » l’un à l’autre7. Les mondes qu’ont déjà en commun les hommes et les femmes, que n’ont pas en commun patrons et ouvriers, ni citoyens et ouvriers, renvoient directement à l’expérience du déboîtement entre le singulier et le collectif. L’égalité de tous, hommes et femmes, c’est-à-dire, pour faire vite, leur non-rap- port au patriarcat, fait donc immédiatement venir en avant une question sup- plémentaire : qu’en est-il de l’égalité entre les hommes et les femmes, puisque chacun(e) n’est homme ou femme qu’à ne jamais pouvoir rejoindre l’autre côté du rapport ? L’expérience de ce déboîtement se transforme à affirmer sa dimen- sion égalitaire. L’égalité en question se trouve alors être indissociablement deux choses : l’égalité de tous et l’égalité entre les hommes et les femmes, la- quelle inscrit un non-rapport au sein de l’égalité elle-même. L’impossibilité en jeu n’est plus seulement l’impossible rapport de l’égalité à l’inégalité, la polé- mique suscitée par le tort fait à la première par l’état existant, et donc son mé- compte, mais bien une impossibilité immanente à l’égalité. Si « nous, femmes » est pertinent comme nom de l’universel, c’est bien parce qu’il pose ce problème. Que l’égalité de tous, femmes et hommes, ne peut prendre consistance ailleurs que dans une égalité entre femmes et hommes, laquelle ne peut être imputée à aucun compte, pas même le compte indénombrable du « pour tous ». L’égalité des femmes charrie une ignorance fondamentale quant à la disparité qui « irré- gularise » l’unité masculine du compte censée formuler l’universel. L’égalité des femmes contraint à penser ce qui de l’égalité n’est plus réduc- tible au registre du signifiant, pas même à un signifiant désidentifié, mobile, désincarnant les assignations, chargé d’un « pour tous » indénombrable. Là même où Rancière s’en tient résolument au mécompte, à une désincarnation de l’idiome du pouvoir par le commun du langage, l’égalité de tous saisie à même l’égalité entre hommes et femmes pose un problème supplémentaire. Qu’aux égaux, quels qu’ils soient, il revient également d’être soit homme, soit femme, et que cette « désunité » de la sexuation contraint à repenser la consistance égalitaire elle-même. 7 L’homosexualité radicalise ce point en ce qu’elle contraint de détacher le problème du deux de la sexuation de toute émergence supposée régulière de ses « côtés ». FV_02_2017.indd 59 14. 01. 18 10:34 60 antonia birnbaum L’impossibilité de dire le rapport entre les sexes rend patente, voire bouscule, la contingence de tout universel signifiant, la dimension de semblant de cette « unité selon quoi chacune des choses existantes est dite une ». L’« un » ain- si déterminé n’existe qu’à se mettre au contact d’un excédent insituable de la sexuation, qui l’ébrèche. Cette illumination du caractère bancal de la « toise » universelle, si cruciale pour l’égalité politique, se singularise dans l’émancipa- tion féminine. Selon la mise en regard de Rancière et de Lacan tentée ici, on pourrait l’énon- cer théoriquement ainsi : comment la sexuation lacanienne pourrait-elle ve- nir ré-informer l’égalité rancièrienne ? Il ne s’agirait plus alors seulement du tort universel fait à l’égalité, mais bien aussi d’un « malaise du deux-sans-un » arrimant l’universel à cette boiterie singulière. À l’inverse, cela permettrait de soulever une question qui est exclue par définition du propos lacanien : y a-t-il une pensée possible de la politique dans le pas-tout ? L’enjeu n’est évidemment pas d’abandonner l’universel, mais bien d’interroger à nouveaux frais la « singularisation » de l’universel, dès lors qu’il y a refus de tout métalangage, refus d’une cohérence qui surplomberait le sériage imma- nent des noms de la politique8. On peut alors avancer l’hypothèse suivante : le pas-tout qui affecte l’universel, le décolle de lui-même, ne dit pas que celui-ci est foncièrement vide. Il dit simplement que sa consistance — ce qu’il y a en lui de commun — ne donne forme à aucun tout. Ce commun ne dépend plus seulement de notre capacité de désincarner le consensus policier, de dérouter l’idiome du pouvoir par un langage commun comme dans la mésentente. Il dépend aussi bien de notre capacité à incorporer des idiomes divergents, des mondes irréductibles effectuant les rapports et non-rapports internes à la com- munauté des égaux, à les nervurer et leur donner consistance. Ce qui importe dans cet universel du « nous, femmes » n’est pas d’abord la signifiance, mais le problème des coupures et des nouages de l’égalité : comment s’invente-t-elle à partir du « sans mesure », comment se crée-t-elle des mondes nouveaux, au-de- là d’une topologie de la déclaration polémique ? 8 Rancière et Badiou se distinguent en ceci qu’ils maintiennent la question de l’universel en politique, tout en récusant le métalangage, ce qui les met en effet dans une proximité avec Lacan. FV_02_2017.indd 60 14. 01. 18 10:34 61 « nous, femmes »: que voulons-nous ? Lacan, on le sait, s’adosse à la mystique pour formuler la logique du pas-tout. A l’inverse, ne pourrait-on, pour en effectuer la tension politique, s’adosser au concept d’illumination profane benjaminien, à sa « mystique restreinte » du concept, à ces dérèglements idiomatiques qui sabotent toutes les synthèses as- sociées à l’universel ? Benjamin propose un aperçu saisissant de ces frictions : « Allier à la plus extrême limitation, à la distorsion de la pensée discursive, le maximum de portée systématique des idées9 ». En tout cas, chez Rancière, il semblerait que « nous, femmes » ne soit pas char- gé d’une opération singulière, hétérogène au citoyen, hétérogène au prolétaire. Autant dire que « nous, femmes » est pour Rancière une occurrence qui n’oblige ni ne permet de repenser en quoique ce soit la politique. Comme nom de l’uni- versel, « nous, femmes » reste calqué soit sur l’autodissolution de toutes les différences en l’affirmation de l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui, soit sur la différence topologique de plusieurs mondes mis en un : le problème de la sexuation n’affecte en rien cette opération. Pour Rancière, l’écart du « qui » et « de laquelle » de femme s’énonce dans un lexique vieillot, tartufe, pour tout dire, assez paresseux pour un lecteur de Virginia Woolf : « “Femme” en po- litique est le sujet d’expérience, le sujet dénaturé, dé-féminisé — qui mesure l’écart entre une part reconnue — celle de la complémentarité sexuelle — et une absence de part10 ». La femme dans son inscription sociale aurait pour identité sa « complémentarité sexuelle » avec l’homme, la femme qui se déclare égale se déclare telle au prix de sa dé-féminisation. Et qu’en est-il de l’homme, puisque la « complémentarité sexuelle », si tant est que ce terme ait un quelconque sens, suppose l’homme et la femme complé- mentaires l’un de l’autre en leur union ? On s’en doute, l’homme ne nécessite en aucune façon d’être « reconnu » par cette complémentarité, si bien qu’il n’a pas davantage à se dé-masculiniser dans l’égalité humaine. Chez Rancière, une femme se sépare de son statut « complémentaire » — sexuel — pour compter elle aussi comme une égale. À tous et à toutes revient d’être des égaux. On n’en attend pas moins d’un penseur de l’égalité. Mais demander 9 Walter Benjamin, Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, Flamma- rion, Paris 1986, p. 83. 10 La Mésentente, p. 60. FV_02_2017.indd 61 14. 01. 18 10:34 62 antonia birnbaum comment ce qui échappe au registre du signifiant — la jouissance « en plus » — intervient dans l’affirmation égalitaire, comment un dicible s’exceptant de la hiérarchie est affecté par l’hétéros du deux, cela reste indifférent pour Rancière. Sa prémisse d’une « complémentarité sexuelle » le rend aveugle à cette « gau- cherie » de l’universel égalitaire. À l’inverse, un certain féminisme (notamment les Cahiers du Grif) a tenté d’élu- cider le nouage qui fait de l’égalité entre femmes et hommes, la condition réelle (et non de possibilité) de l’égalité de tous et de toutes. Là se dessine une igno- rance nouvelle, vectorisée par « nous, femmes », quant à la politique. Jadis, dans sa période feuerbachienne, Marx avait bien pressenti à quel point l’identi- fication de l’homme et de l’humain générique restait insatisfaisante. Il écrivait alors, dans Les Manuscrits économico-philosophiques de 1844, que la différence de la femme à l’homme était le critère de l’humanité de l’homme. A la question que veulent les femmes, Woolf répond « une chambre à soi » : un lieu où loger ce qui ce qui reste étranger à la subjectivation, pas seulement une assomption symbolique du manque — de la désidentification — qui la constitue. J’en viens au parcours politique. Comment ce « nous, femmes » vient-il pertur- ber les analyses, non seulement de Rancière, mais aussi celles qui informent les divisions des féministes en France aujourd’hui ? Je propose pour cela de repartir d’ailleurs, à savoir de la guerre d’indépendance algérienne. Dans un texte publié en 1995, Rancière constate que les rapports entre militants de part et d’autre de la Méditerranée ne sont pas parvenus à une articulation forte. Ici, il vaut la peine de le citer longuement : D’un côté, le discours de la guerre réappropriatrice n’autorisait qu’un rapport extérieur d’aide à une identité en constitution. De l’autre, la subjectivation française de l’écart de la citoyenneté définissait un rapport d’intériorisation de l’autre qui se repliait sur la scène politique française. La guerre d’appropriation d’une identité historique et la politique de subjectivation d’une identité impos- sible se retrouvaient alors sans lien politique fort entre elles. Dirigeants de la lutte algérienne et militants contre la guerre d’Algérie se sont trouvés complices d’un même effacement politique de la singularité du combat. Mais cet efface- ment a eu des effets politiques inverses de l’un et l’autre côté. Dans cette Algérie qui avait gagné son indépendance, il a signifié la confrontation brutale du dis- cours et de la réalité, et toutes les formes du retour de ce qui avait été dénié ou re- FV_02_2017.indd 62 14. 01. 18 10:34 63 « nous, femmes »: que voulons-nous ? foulé. Il a signifié la confrontation sans médiation, sans scène de subjectivation politique, entre le peuple du discours d’État et la population renvoyée à sa réalité sociologique et culturelle. Ici, en revanche, du côté des perdants de la guerre, il a contribué à redéfinir une scène de la subjectivation politique des incomptés11. Je ne reprends pas ici l’argumentation à propos de l’articulation entre les lo- giques politiques simultanées d’une guerre sanglante anticoloniale et celle d’un litige démocratique. Je m’arrête plutôt sur ce qu’il dit de ce qui se passe dans la guerre elle-même, sur le sol algérien. Du côté algérien, il n’y a que des dirigeants, des guerriers, affirmant une identité. De manière quand même as- sez déconcertante, Rancière indique simplement que le mode de combat, « la foi en l’avenir de l’émancipation » a conduit dans l’après-victoire à une oppo- sition sans médiation entre un pouvoir se revendiquant d’un peuple « idéal » du discours d’Etat et une population identifiée à sa réalité sociologique, avec les retours de tous les refoulés qui sont, selon lui, restées inchangées pendant le combat. Sa description ne dit absolument rien de la situation de combat, de guérilla, des luttes intestines au sein de la direction politique, de la résistance civile elle- même, à la ville, à la campagne. Il prend ce qui selon lui n’est pas là — le litige démocratique — comme ce qui qualifie cette situation. À vrai dire, Rancière ne thématise jamais la consistance des pratiques ou la situation du pays pendant la guerre d’indépendance (il écrit en 1995), il s’en tient simplement à l’idéologie du FLN. Le concept de litige démocratique étant alors pris dès le début comme seule « toise » de la politique, le combat armé pratiquant la destruction de l’en- nemi y fera nécessairement défaut. Que le litige puisse quant à lui, faire défaut tant à la question de l’ennemi, mais surtout aux pratiques égalitaires dévelop- pées au sein même d’un combat armé, cela n’est pas envisagé. Une telle manière d’argumenter fait peu confiance aux logiques mineures du cas. Frantz Fanon publie L’An V de la révolution algérienne en 1959. Fanon n’est pas un idéologue grossier qui se contenterait de glorifier les femmes « poseuses de bombes » au profit du récit de guerre du FLN. Lui et d’autres ont décrit avec précision et force les « peu à peu » des transformations qui interviennent dans 11 « La Cause de l’autre », dans Jacques Rancière, Aux bords du politique, Éditions La Fa- brique, Paris 1998, p. 159. FV_02_2017.indd 63 14. 01. 18 10:34 64 antonia birnbaum les relations familiales, entre hommes et femmes, au cours de la guerre, dans le maquis, dans les résistances civiles, urbaines. Fanon souligne comment le voile se transforme en déguisement à la faveur de son utilisation pour tromper les Français : il devient camouflage. Les femmes le portent ou l’enlèvent pour passer pour Françaises ou Algériennes, et les para- chutistes n’y voient souvent que du feu. Des hommes le portent. Au cours de ces usages, il perd en signification pour les femmes elles-mêmes. Alors qu’au début il est un signe de résistance contre le colonisateur, en un second temps abandon- ner le voile ne signifiera plus nécessairement se mettre à l’école du maître occi- dental. Entre temps il est devenu un « comme si » mobile, que l’on peut porter ou enlever, c’est selon. Voilement et dévoilement ne se superposent plus à dehors et dedans, une zone de décalage s’immisce. Fanon ne décrit pas des positions figées, il rend compte d’un processus de désidentification qui redivise autrement les oppositions préalables. À propos du rapport à l’autorité, Fanon écrit : L’attitude du père à l’égard des autres filles restées à la maison ou de toute autre femme rencontrée dans la rue se modifie de façon radicale. Et la fille qui ne monte pas au maquis, qui ne milite pas, connaît la place capitale des femmes dans la lutte révolutionnaire. Les hommes cessent d’avoir raison. Les femmes cessent d’être silencieuses. La société algérienne dans le combat libérateur, dans les sacrifices qu’elle consent pour se libérer du colonialisme, se renouvelle et fait exister des valeurs inédites de nouveaux rapports intersexuels. La femme cesse d’être le complément de l’homme. Littéralement elle arrache sa place à la force du poignet12. Ou encore, s’agissant des combattantes : La fille algérienne qui émerge dans le ciel mouvementé de l’histoire convie son père à une sorte de mutation, d’arrachement à soi-même. Demander à une femme qui, quotidiennement, affronte la mort si elle « est sérieuse » [vierge], devient grotesque et dérisoire. La fille militante, en adoptant de nouvelles conduites échappe aux traditionnelles coordonnées. Les anciennes valeurs, les phobies stérilisantes disparaissent13. 12 Frantz Fanon, L’An V de la révolution algérienne, Éditions La Découverte, Paris 2011, p. 95. 13 Ibid., p. 96. FV_02_2017.indd 64 14. 01. 18 10:34 65 « nous, femmes »: que voulons-nous ? Djamila Amrane publie La guerre d’Algérie (1954–1962). Femmes au combat en 1993. Elle y consigne une scène magnifique, où des femmes, parce qu’elles cherchent à obtenir un droit de visite de leurs maris emprisonnés, voient leur vie basculer. Ainsi de Djamila Briki, qui à son propre étonnement, se met à or- ganiser des manifestations avec les femmes de détenus devant les prisons, puis à les pérenniser en une lutte pour les droits des détenus : C’était une bataille des femmes. […] C’étaient des femmes qui vivaient de manière traditionnelle, certaines n’avaient jamais vu la lumière du jour. Et elles se sont retrouvées comme ça, des jeunes, des moins jeunes, des vieilles, une foule immense de femmes voilées, dévoilées, le voile tombait, la voilette tombait. On sentait que c’était véritable, que ça sortait du fond, on avait gardé, gardé, c’était l’explosion : il y avait des cris, des youyous, les foulards étaient déchirés pour faire des dra- peaux14. Visiblement, quel que soit le manque supposé du litige, il y a eu des processus égalitaires durant ce combat armé de huit ans contre l’ennemi français. Il n’y a pas seulement « un pouvoir se revendiquant d’un peuple idéal face au réel sociologique de la population ». Car, comme Rancière n’a cessé de le montrer, l’idéologie dysfonctionne toujours : la situation de lutte a généré des pratiques et des idiomes inédits chez les femmes, bousculant l’idéologie guerrière et na- tionaliste du FLN. De même, s’il y a eu, ne serait-ce qu’en filigrane, une différence entre ce que pourrait être une population en armes et une armée militarisée comme modèle de combat armé, cela renvoie sans doute à la présence des femmes au maquis et pas aux conflits entre despotisme régional et autoritarisme centralisé qui dé- chira l’ALN (Armée de libération nationale) de manière particulièrement meur- trière. Déchirement qui se prolongea par-delà la victoire, dans le coup militaire par lequel Boumediene élimina Ben Bella. Le filigrane de cette différence peut s’énoncer comme suit. La politique égali- taire ne s’en tient pas à une neutralité de l’universel, elle défait la distribution homme-guerre versus femme-mariage. S’enclenche un « devenir-femme » du 14 Djamila Amrane, La Guerre d’Algérie (1954–1962). Femmes au combat, Éditions Rahma, Ryadh El Feth 1993, p. 206 et suiv. FV_02_2017.indd 65 14. 01. 18 10:34 66 antonia birnbaum combat émancipatoire, pour paraphraser Deleuze. La mobilité des pratiques distribue le courage au travers de toutes les opérations — prendre arme et se battre, cacher, prévoir, soigner, fuir, se camoufler — et distribue toutes ces opé- rations parmi ceux ou celles qui font cause commune, sans qu’aucune ne se fixe en tel ou telle. L’agencement du combat n’est plus subordonné à la guerre sous la forme étatique qu’impose l’ennemi, il se transforme par les solidarités inouïes d’une population en armes, lesquelles se sont d’abord fortement tres- sées dans les rapports entre femmes montées au maquis et femmes des villages. Il n’y va plus d’une liberté indexée sur la fascination pour la mort, mais de l’im- portance accordée à une vie collective à même laquelle et pour laquelle on veut vivre, quitte à la risquer et à en mourir. Un tel courage rompt avec la logique du sacrifice, d’une cause qui commande d’abdiquer toute distance à l’Un, de trans- former sa servitude en volonté, de fusionner avec sa propre pulsion de mort. Le courage ne relève plus d’un état d’identification fusionnelle, mais bien d’une présence autre dans le monde de l’ennemi, qu’il s’agit de soutenir, d’affirmer là même où elle menace d’être anéantie. D’où sa proximité avec une jouissance « en plus », avec l’investissement d’un hétéros irréductible à l’Un. Chacun sait que lors de situations d’urgence, lors de l’intensité des combats émancipatoires basculant dans la lutte armée, les rapports entre hommes et femmes se transforment radicalement dans le sens de l’égalité15. Ces transfor- mations ont bien du mal à se pérenniser par-delà la durée du combat, et pour ceux qui aspirent à l’égalité, ce constat est quelque peu décourageant. C’est bien ce qui est arrivé en Algérie, où la prise de pouvoir du FLN a produit un effacement de cette émancipation féminine, a fait marche arrière par rapport au décloisonnement qui s’effectua pendant la guerre. Le FLN vient d’abord à bout des résistances de celles qui refusent cette régression, puis pose discur- sivement l’émancipation des femmes comme un problème « non prioritaire » relativement aux tâches de développement du socialisme. C’est à ce moment-là que se produit une clôture, que s’impose « la foi en l’avenir triomphant », contre les déplacements qui ont traversé les pratiques ces huit dernières années16. Ain- si du constat de Baya Hocine : 15 Cela va au-delà, puisque au vingtième siècle, même les guerres impérialistes ont suscité de tels mouvements. Voir les Trümmerfrauen de Berlin, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. 16 Ainsi Mohammed Harbi, selon Amrane. FV_02_2017.indd 66 14. 01. 18 10:34 67 « nous, femmes »: que voulons-nous ? En prison, on a tellement l’impression que lorsqu’on sortira, il y aura des grands frères, on fera une Algérie socialiste… Et puis on voit une Algérie qui se fait pra- tiquement sans nous. […] Pour nous, c’était pire qu’avant parce que nous avions rompu les digues et c’était très difficile pour nous de faire marche arrière. En 1962, les digues se sont remises en place, mais d’une manière terrible pour nous. Elles s’étaient remises en place en nous excluant. Parce que avant nous n’étions pas rejetées… les traditions et tout ça nous en faisions partie. A partir de 1962, nous avons été rejetées17. Ce sont ces déplacements réels, ces pratiques qui ont été annulées, ce n’est pas le simple « retour » des réalités sociales que le FLN avait déniées. Et ces déplace- ments, bien qu’annulés, inscrivent néanmoins des traces. En Algérie, ces traces ont été convoquées par les féministes vingt ans plus tard, quand elles se sont mobilisées contre le code de la famille, en 1984. Ce code en régression par rap- port à la Constitution de 1976 relègue la femme au statut de mineure, légalise la polygamie, autorise un homme à conserver le domicile en cas de divorce : malgré les dissensions, il s’est finalement imposé. Au regard de la situation actuelle en France, le rappel de ce combat, de ses suites, serait tout aussi pertinent que le rappel du sens premier de la loi de 1905 concernant la laïcité, quand il est question de focaliser le « problème » du voile et de répondre à la nouvelle rigidité normative de l’État français face aux femmes musulmanes, de répondre au puritanisme funeste, religieux dont se revendique aujourd’hui la « laïcité ». S’y dessinerait peut-être une jonction. Ce que les femmes algériennes parti- cipant à la guerre d’indépendance ont formulé, traversé, les transformations qu’elles ont inventées dans les années 1950 dépasse en intensité tout ce que le féminisme français a découvert bien plus tard, au début des années 1970. Et il suffit de regarder les films documentaires du 1968 étudiant, notamment celui de William Klein, Grands soirs, petits matins, pour constater que les femmes de ce côté-ci de la Méditerranée ont rencontré au sein même de leur activité militante quelques-uns des problèmes traités par ces femmes algériennes du peuple, éduquées ou non : ces femmes françaises, jeunes, éduquées restent 17 Danièle Djamila Amrane-Minne, Des femmes dans la guerre d’Algérie. Entretiens, Éditions Karthala, Paris 1994, p. 146. FV_02_2017.indd 67 14. 01. 18 10:34 68 antonia birnbaum néanmoins silencieuses18. Les hommes décident pour elles, et elles suivent, ac- complissant des tâches subalternes : elles font des photocopies, distribuent les tracts qui ont été écrits par d’autres. Bien sûr, il y a celles qui expriment avec verve leur fureur, comme l’ouvrière de l’usine Wonder face aux bureaucrates qui lui enjoignent de reprendre le travail19. C’est de cette fureur-là que naîtra, dans un second temps, le féminisme, en réponse à ces difficultés. Ne pourrait-on pas partir de là ? Les mouvements qui revendiquent un fémi- nisme « non blanc » ou intersectionnel se réclament d’un décentrement des luttes. Prenons-les au mot, ou à revers, effectuons réellement un tel décentre- ment. L’histoire particulière d’une émancipation est en effet immédiatement universalisable, et on peut la faire subjectivement sienne tout en y étant em- piriquement étranger. Rien ne s’oppose donc à construire une généalogie se- lon laquelle le féminisme dit blanc serait une conséquence ultérieure de celui, splendide, inauguré par les Algériennes dans leur combat solidaire de la guerre anticoloniale. On pourrait tout à fait nommer les problèmes communs à ces mouvements : les femmes doivent-elles être exécutantes de décisions prises par les hommes, confinées à des tâches subalternes ? Quelles transformations des procédures de parole implique une communauté d’égaux ? Comment la lutte peut-elle être un processus de pensée partagé ? Comment vaincre les résistances à notre égard ? Et de fait, la revendication d’un avortement légal et gratuit pour toutes, du droit au divorce ne consonne-t-elle pas avec les luttes des femmes algériennes dans les années 1980 contre le code de la famille ? Simplement, cette réaffiliation oblique, bâtarde, qui conçoit le féminisme des années 1970 en France comme réactualisation du féminisme algérien de guerre, plonge ces questions communes dans un problème nouveau, désormais impos- sible à ignorer : celui des nouages à construire entre lutte contre le patriarcat et lutte contre le racisme, là même où elles tendent à s’opposer. A tout le moins, une telle réécriture ferait voir que l’important n’est décidément pas de se diviser sur le port du voile. Elle permettrait de traiter ce « problème » en faux problème, 18 William Klein, Grands Soirs et petits matins, 1968. J’insiste sur les étudiantes parce que cela contre l’idée qu’il y aurait un champ social ou d’éducation où ce problème ne se pose pas. 19 La Reprise (1996) sur les usines Wonder. Un film mis en scène par Hervé Le Roux. FV_02_2017.indd 68 14. 01. 18 10:34 69 « nous, femmes »: que voulons-nous ? tout comme la virginité des femmes montées au maquis est devenu un faux problème pour leurs pères. Quoi qu’il en soit, les poussées égalitaires des Algériennes, émergeant d’une si- tuation de combat armé, montrent comment l’égalité des femmes est autre chose qu’un nom « vide »symbolisant l’universel contre l’idiome du pouvoir. L’égalité des femmes incorpore les discords des idiomes, les disparités des mondes qui constituent une communauté d’égaux, ayant pour seul alliage raccordements et coupures, prenant effet en leurs plis, leurs tensions, leurs dilatements, leurs rapports et non-rapports. « Nous, femmes » invite à rejouer autrement, à même la chose de l’égalité, les parataxes du deux et du Un. Ou, pour parodier le style lacanien, le nom « nous, femmes » invite tous et personne à devenir les pas- toutes qui passent par-tout. Paris, mai 2017 FV_02_2017.indd 69 14. 01. 18 10:34