Jean-Pierre Marcos Certitude de l'ego, science de sa cause Lecture de la Méditation troisième (AT VII, 34-36; IX,27-29) de Descartes »11 y a persuasion lorsqu 'il reste quelque raison qui peut nous porter au doute; mais la science est la persuasion qui vient d'une raison si forte qu'aucune autre plus forte ne puisse jamais l'ébranler«. A Regius, 24 Mai 1640. Préambule »...cum sim flnitus...« (.Meditatio III, AT VII, 45, 21) Nous a imer ions p r o p o s e r une au t re lec ture des Méditations Métaphysiques1 laquelle, privilégiant la thématique de l'expérience2 de la pensée dans son caractère évidemment théorétique, révélera cependant le sens irréductiblement onto-théologique du chemin de savoir cartésien. 1 Les références aux Méditations métaphysiques seront données le plus souvent d'après la version française de 1647 - dans la traduction du duc de Luynes revue par Descartes de l'original latin de 1641. Nous indiquerons cependant, le cas échéant, les variations - par rapport au latin - d 'un texte qui plus qu 'une traduction s'avère lors de sa révision par Descartes, l'occasion d 'une précision ou d'une correction. On consultera avec profit sur ces questions la traduction en français moderne du texte latin de 1641 par Michelle Beyssade, Méditations métaphysiques, Le livre de poche, coll. Classiques de la philosophie, Paris 1990. Nous citerons d'après les Œuvres publiées par C. Adam et P. Tannery (nouvelle présentation par B. Rochot et P. Costabel), Vrin, Paris, AT, tome, p. et ligne. Nous ferons également référence, le cas échéant, aux Oeuvres philosophiques de Descartes, éditées par Ferdinand Alquié, 3 volumes, Paris 1963-1973, Editions Garnier Frères. 2 Entendue premièrement comme expérience de la pensée laquelle inclut cependant des expériences de pensée (experimentum mentis), tel le cogito présenté comme l'instruction par l 'expérience de l'impossibilité de penser sans exister (AT VII, 140, 27-28), ou l 'effort pour se représenter une figure à mille côtés (AT IX, 57, 16 - 58, 12), ou plus simplement, la contention d'esprit nécessaire pour suspendre son jugement. Que la pensée soit expérience, aventure, invention de nouvelles procédures semble particulièrement vrai chez Descartes pour qui la méthode définit un accès cheminé au vrai. Filozofski vestnik, XIX (2/1998), pp. 21-51. 21 Jean-Pierre Marcos Certes, les Meditationes visent à établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences, mais leur programme déductif clairement précisé dans leur titre3, indique à soi seul la dimension théologique de l 'œuvre. Il nous semble ainsi insuffisant de relever la seule fonct ion méta- physique de la démonstration de l'existence de Dieu, car si cette dernière est bien nécessaire à la fondation certaine et garantie de la science humaine, sa signification excède et outrepasse cette ambition »épistémologique«, où les attributs de Dieu sont présentés comme des fonctions dont la dernière finalité est de »suturer« le système pour en garantir la pleine intelligibilité. Evidemment la lecture moderne de Descartes en la personne d 'Emmanuel Lévinas par exemple, montre au contraire que Dieu sous la figure de son idée infinie, sature le système en l 'excédant. Mais précisément, seul ce qui excède - sature - en demeurant Autre peut suturer, conférer de la con- sistance au même. En effet, sur le chemin d'un savoir certain - à ce titre, les Meditationes sont bien l'itinéraire d 'une conscience qui désire savoir si elle sait vraiment -, l'ego rencontre sa propre vérité en apprenant avec certitude qu'il est, quel il est (res cogitans) pour ultimement prendre acte de la vérité de son humanité incarnée. Ce faisant, il apprend à se connaî t re comme chose finie (res limitata). L'enquête savante se révèle dès lors quête de soi4, cheminement vers sa propre vérité dont le nom demeure finitude. La Meditatio est donc le nom d 'un procès, celui de la subjectivité entendue comme une vérité devenue, au sens d ' u n effort pour se déclarer exister en propre , au-delà d ' u n e aliénation native dans le fond bruissant des paroles des autres. Mais, c'est bien dans l 'expérience même du connaître, au cœur de l'exercice du savoir que surgit la révélation de la valeur ontologique du sujet de cette entreprise. Au terme d 'une réflexion - d 'une flexion en arrière - , l'ego prend la mesure de son être. La reconnaissance, au terme d 'une re- mémoration, de la signification ontologique du procès de connaissance se fonde sur la mise en évidence de l 'être du connaissant. 3 Meditationes de prima philosophia in quibus Dei existentia et animae humanae a corpore distinctio demonstrantur (Méditations de phi losophie première dans lesquelles l'existence de Dieu et la distinction entre l 'âme humaine et le corps sont démontrées). La première édition de 1641 précisait l 'enjeu théologique de la distinction réelle entre l 'âme et le corps: in qua Dei existentia et animae immortalitas demonstratur (dans laquelle l'existence de Dieu et l'immortalité de l 'âme sont démontrées). 4 La question de la certitude du savoir, de la garantie de la vérité ne peut donc être questionnée »sans que le questionnant - comme tel - ne soit lui-même compris dans la question, c'est-à-dire pris dans cette question.« (Heidegger, Qu 'est-ce que la métaphysique1? (1929), trad. franç. in QuestionsI, Gallimard, Paris 1976, p. 48) 22 Certitude de l'ego, science de sa cause Lorsque l'ego connaît, il ne peut pas ne pas se connaître connaissant. En faisant l ' expér i ence de l ' imperfec t ion de son savoir ' , il se trouve nécessairement soumis à l'épreuve de la vérité de son être. Si les cogitationes sont bien les manières d'être de la res cogitans, il existe une détermination ontologique de la cogitatio exprimée en terme de défaut et de manque. Faire l 'expérience théorétique de rechercher la vérité dernière des essences revient à endurer, à porter la charge et le poids de sa propre vérité dont le motif premier - sa vérité comme sujet de la connaissance - se trouve relevé par le terme de l'itinéraire - sa vérité comme ens creatum. Nous ne pouvons donc pas faire l ' économie, pour comprendre Descartes, d 'une lecture onto-théologique de la cogitatio à la lumière d 'une théorie générale de la causa et d 'une théorie spécifique de la causa sui. De ce point de vue, s'il se peut concevoir que Descartes ait laissé au moment où il avançait le cogito »le sens d'être du« surn »totalement indéterminée«, comme le pensait Heidegger0 , il semble en revanche tout à fait irrecevable de croire que les Meditationes récusent une telle interrogation sur l'être du cogitant ou mieux, réduise celle-ci à une figure historiale de la métaphysique, à une dé terminat ion - à la lumière de la Seins/rage - en terme de Vor- handenheit. Si Descartes écrit que dans ce texte, il parle plus de lui que de coutume pour la plus grande gloire de Dieu7, il faut donc le lire et l 'entendre au sens strict. L'égologie se trouve bien ordonnée à une théologie rationnelle comme un moyen en vue d 'une fin. L'ego, après avoir feint d'oublier son être crée se retrouve en se découvrant comme un être en vue de l'Etre, un être tendu vers l'Autre8 - dans la mesure où ce n'est que dans cet être-vers qu'il se rappor tera véritablement, c'est-à-dire ontologiquement, à lui-même. L ' in te r roga t ion sur l ' ê t re du sujet révèle la causalité divine tout en présupposant cette dernière . L'ordre de la vérité du connaître - ratio cognoscendi - premier dans l'exercice méthodologique des Meditationes se 5 Selon au moins trois aspects: 1) la reconnaissance de l'ignorance comprise à la lumière d 'une thèse sur la perfectibilité du savoir humain; 2) l'expérience de l'erreur dévoilée; 3) l ' incompréhensibili té de l 'idée de Dieu qui manifeste la disjonction radicale connaî t re /comprendre . r' Cf. Sein und Zeit, §6. 7 Cf.: »l ' importance de l'affaire, et la gloire de Dieu à laquelle tout ceci se rapporte, me contraignent de parler ici un peu plus librement de moi que je n'ai de coutume.« (AT IX, 6, 24-26) 8 Cf.: »Car, comme la foi nous apprend que la souveraine félicité de l'autre vie ne consiste que dans la contemplation de la Majesté divine, ainsi expérimentons-nous (experimur) dès m a i n t e n a n t , q u ' u n e semblable médi ta t ion , quoique incom- parablement moins parfaite, nous fait jouir du plus grand contentement que nous soyons capables de ressentir en cette vie.« (AT IX, 42, 1-6) 23 Jean-Pierre Marcos fonde sur l 'o rdre réel des causes - ratio essendi. Le texte de Descartes s 'apparente ainsi à un Itinerarium mentis ad Deurn' et demeure à ce titre, autant - sinon plus - , un exercice spirituel10 qu 'une stricte expérience intellectuelle. Selon cette perspective, les Meditationes conserveraient dans la moderni té un trait constitutif des philosophies antiques, lesquelles appara issa ien t plus comme des modes de vie, des p ra t i ques de transformation de soi, que comme de simples doctrines. Du rien dans la désolation éprouvée de nul savoir, au Moi rencontré, jusqu 'à Dieu, tel est le sens du parcours cartésien où Yidea mei ipsius reçoit sa vérité de Videa injiniti. * Or, l'égologie, la connaissance par le sujet de son être et le discours ontologique approprié, ne prennent tout leur sens que de s'expliciter dans le registre lexical de la puissance ou de la capacité, et notamment de la vis cognoscens. Il n'y a de savoir de la finitude, de prise en compte de sa finité par le sujet, qu'au terme d 'une expérience — laquelle est ainsi tout autant une mise à l'épreuve - de sa puissance. Descartes s'engage donc dans une voie, sur un chemin de pensée sans connaître a priori si la démarche n'excède pas sa capacité opératoire, si l 'entreprise n'est pas au-dessus de ses forces. Nous avançons que la condition de possibilité d 'un savoir de soi comme être fini procède de l'administration de la preuve des limites de la puissance, de la détermination du possible et de l'impossible pour l 'expérimenter humain. Rigoureusement, seule la manifestation de mon impuissance au cours de l'épreuve de ma puissance de penser11 - dont le nom inaugural est liberté de feindre - , d 'être et de persévérer organise les conditions d 'un savoir assuré des limites constitutives de mon être fini et créé. La reconnaissance de mes limites requiert l 'épreuve d ' une puissance (potentia mea) qui se termine, qui rencontre ses bornes12. 'J A la manière de Saint Bonaventure. Il conviendrait de montrer comment déjà chez Clément d'Alexandrie, la même entreprise conduit à la découverte de soi et à la découverte conjointe de Dieu. 10 Cf. sur ce point: Arthur Thomson, Ignace de Loyola et Descartes, Archives de Philosophie 1972, 35-1, p. 61-85. 11 Et ceci d 'autant plus que Descartes précise »qu'il n'y a rien qui soit ent ièrement en notre pouvoir, que nos pensée« (Discours de la Méthode, AT VI, 25, 23-24 et A Mersenne, 3 décembre 1640, AT III, 249, 4-13). 12 Cf.: »j'expérimenterais que ma puissance s'y terminerait (potentiam meam terminari experirer), et ne serait pas capable d'y arriver.« (AT IX, 38, 38) Descartes parle ainsi lorsqu'il évoque l 'hypothèse d 'une auto-donation de l 'être. Ceci concerne donc l'absolu d 'un passage à la limite de l'ego à Dieu, mais cette examen de la terminaison 24 Certitude de l'ego, science de sa cause La volonté humaine expérimentée - »j'expérimente (experior) en moi- même une certaine puissance de juger (judicandi facultatem) « (AT IX, 43, 6-7) - dans sa puissance infinie, se trouvant formellement aussi grande en Dieu qu'en sa créature, permet d'instruire de manière complexe la question de la finitude de l'ego, dans la mesure où la disproportion entre la faculté infinie d'élire et la puissance finie de concevoir constitue fondamentalement l'impuissance de penser toujours en vérité et expose à l'inconstance de la volition13. Par elle-même en effet, l'expérience de la liberté de l'égone révèle pas le chiffre de finitude: »Je ne puis pas aussi me plaindre que Dieu ne m'a pas donné un libre arbitre, ou une volonté assez ample et parfaite, puisqu'en effet j e l 'expérimente si vague et si étendue, qu'elle n'est renfermée dans aucunes bornes (nam sane nullis illam limitibus circumscribi experior).« (AT IX, 45, 21-24 = AT VII, 56, 26-30) Bien au contraire, la liberté de décision (arbitrii libertatem) expose au leurre de la toute-puissance éprouvée dans le plus bas degré de la liberté d'indifférence. Certes les limites sont déjà instituées par le Dieu qui crée ex nihilo, mais elles doivent être rencontrées, c'est-à-dire heurtées par l'ego, ainsi des limites de sa puissance causale14. De ce point de vue, l 'expérience philosophique est bien affrontement de l'impossible dans une perpétuelle interrogation des limites du possible, invest igat ion p ra t iquée , accomplie de l ' impuissance. L ' expér i ence philosophique est ainsi l'exploration poursuivie de Meditatio en Meditatio de tout le possible humain afin de parvenir à produire une définition, au sens propre du terme, des limites effectives de la capacité. d 'une puissance s'avère le motif même des Meditationes. Cf. également AT IX, 23, 22- 23 = VII, 29, 29, où Descartes parle de contenir son esprit »dans les justes bornes de la vérité« (veritatis limites). La question des bornes de l'esprit est déjà ancienne chez Descartes - ce qui doit nous engager à reprendre la question dès les Regulae. Cf.: »En effet comme toutes les sciences ne sont rien d'autre que la sagesse humaine, qui demeure toujours une et semblable à soi (quae semper una et eadem manet), si différents que puissent être les sujets auxquels elle s'applique, et qu'elle n 'en reçoit plus de diversité, que la lumière du soleil de la variété des choses qu'elle illumine, il n'est point nécessaire de contenir nos esprits dans aucune borne« (Régula I, AT X, 360). Notons d 'emblée que le motif éthique de la reconnaissance de l'altérité de l 'autre passe chez Descartes par la reconnaissance de l'impuissance de l'ego à produire en lui l 'idée d 'un alter ego. 13 Cf. sur ce dernier point: L'Entretien avec Burman, édition, traduction et annotation par Jean-Marie Beyssade, P.U.F., Paris 1981 p. 66. 14 Cf.: »peut-être qu'il y a en moi quelque faculté ou puissance propre à produire ces idées sans l 'aide d 'aucunes choses extérieures, bien qu'elle ne me soit pas encore connue« (AT IX, 31, 5-8). 25 Jean-Pierre Marcos Vego cartésien prendra véritablement acte que tout ne lui est pas possible lorsqu'il comprendra, confronté à l'obstacle ou à la résistance de la nécessité15, ultimement, que son être procède de la bienveillance d 'un Autre tout-puissant. Le sens dernier de la finitude - onto-théologique - ne se révèle qu 'à un sujet dont la puissance s'est expérimentée, éprouvée comme terminée dans un r appor t à l 'a l tér i té ou à la t r anscendance irréductible10. La puissance humaine comprise selon le régime ontologique de la causalité requiert ainsi pour être rendue intelligible, d 'être mesurée à l'aune absolue de la toute-puissance. Descartes pense la fmité de la créature à partir de l'infinité du Créateur, en concevant l 'homme comme manque par rapport à un absolu initial et originaire. Par rapport à l'absolu, l 'homme apparaît ainsi comme un être fini dont le défaut ontologique se traduira entre autre, par l'ignorance. Pour nous, la vertu du texte de Descartes est de montrer que le savoir de la finitude n'est pas initial, que cette connaissance implique au titre de sa condition, une expérience patiente qui est une épreuve des limites de la puissance. L'étendue du pouvoir humain commence par s'ignorer. Pour donner tout son sens à notre interrogation - Quelles sont les implications éthiques d'une philosophie de la finitude, de la thèse: l'homme est fini, imparfait"? - il faut restituer et maintenir - pour tout nouvel abord de la finitude - cette dimension génétique de la compréhension de soi comme être fini. * Selon cette perspective, les Meditationes définissent la destination de toute égologie. Il ne s'agira plus tant de savoir que j e suis ou qui j e suis, mais plus fondamentalement de comprendre ce que je puis sous le triple visage de ce que je peux, de ce que je ne peux pas et de ce que je ne peux pas ne pas17. Ainsi, nous subordonnons la question de l'existence et de l 'identité 15 Nous entendons par ce terme - dans le cadre de cette étude - aussi bien la reco- nnaissance d 'un ordre intangible des essences créées - telle que: »is qui cogitât, non potest non existere« Régula III, AT X, 368, 22 - , que la réalité de l 'union âme-corps qui voue la res cogitansà l'irrécusable affection. 16 Nous n'excluons pas ici la variété des compréhensions historiques du transcendant comme Dieu, mort ou temps, objet, monde ou liberté de Yalter ego. Nous limitons simplement ici notre propos à l'examen cartésien de la limite ontologique déterminée à partir d ' une compréhension de l'Autre absolu. 17 Telle est la formule de la nécessité logico-ontologique. Par exemple: je ne peux pas ne pas affirmer que je suis lorsque je considère que je pense: »Is qui cogitât, non potest non existere dum cogitât« (Principia Philosophiae, I, § 49) ; ou: je ne peux pas ne pas déduire les propriétés du triangle rectangle lorsque j ' intuitionne clairement et distinctement son essence ou encore, ne pas affirmer que Dieu existe lorsque je conçois sa perfection entière. 26 Certitude de l'ego, science de sa cause de l'ego à la problématique de la détermination de sa puissance effective. L'identité du sujet procède d'une identification de sa capacité. Tel nous semble l 'effet proprement éthique de cette recherche de la vérité. Même si Descartes se fait fort de distinguer l'erreur du péché (AT IX, 11, 23-27), nous aurons à définir une éthique de la vérité que l 'on comprendra comme une éthique de la finitude, de la contingence, fondée principiellement sur le savoir précis et expérimenté des limites du sujet, résolu désormais à n'être ni Dieu, ni tout - entendu comme le tout de la création18. * Il nous reste à préciser pour quelles raisons nous privilégions les Meditationes (1641 et 1647) plutôt que de considérer le Discours de la Méthode (1637) par exemple. Outre que Descartes lui-même révèle que le texte français de 1637 ne satisfait pas aux réquisits de précision sur les sujets de Dieu et de l'esprit humain (AT VII, 7, 1-6), il apparaît aussi que le Discours de la Méthode recèle une métaphysique19 dont l 'ambition - en écho aux Regulae - est d ' instal ler l'ego en posture de fondement substantiel, au m o m e n t même de son expression dans la concept ion/énoncia t ion du cogito20. De même, la figure de Dieu n'est pas ici présentée à la lumière d 'une réflexion sur la causa ultima (AT VII, 50, 6). Dieu n'est pas alors pensé comme la »cause efficiente et totale« (causa efficiens et totalis) (AT VII, 40, 22-23 = AT IX, 32, 11-12)21. Que Dieu créé toutes choses ut efficiens et totalis causa (AT I, 151,1-152,2) nous importe au plus haut point, car seule une cause efficiente et totale peut produire une totalité. Dès lors que la compréhension de la création en terme de totalité sera décisive pour fonder une éthique de la dépendance onto-théologique, il importe de penser le Créateur comme cet Autre qui en raison même de son altérité, peut causer hors de lui un monde ordonné et complet. Il n'y a de Tout que par un Autre qui ne se laisse pas 18 Dès lors: qu'est-ce que la finitude? Dans le cas de Descartes, la finitude ne signifie pas mortalité, puisque l 'âme est immortelle. Finitude n'est donc pas comme chez Heidegger, être-pour-la-mort mais révélation de mon impuissance à subsister par moi-même, expérience de l'insuffisance, épreuve de la dépendance: je ne peux pas me soutenir dans l 'être moi-même. 19 Cf. Jean-Luc Marion, »Quelle est la métaphysique dans la méthode? La situation métaphysique du Discours de la Méthode« in Questions cartésiennes, P.U.F., Paris 1991, pp. 37-73. 20 Cf. sur ce point, J.-L. Marion, op. cité, p. 60. 21 Descartes retrouve ainsi l'expression décisive de la troisième des Lettres à Mersenne (AT I, 151, 1-152, 2). Cf. également PrincipiaePhilosophiae, I, §18. 27 Jean-Pierre Marcos compter pour un parmi les autres. Il reviendra ensuite à l 'un - c'est-à-dire à la créature - , de comprendre qu ' i l n 'y a d ' inscr ip t ion possible de sa singularité dans un ensemble cohérent, que pour un Autre créateur. Nous aurons à revenir, en un autre lieu, sur ce lien entre la cause totale et la création comprise comme totalisation des étants créés, dans la mesure où il s'agira de comprendre la raison de la clôture du monde à partir de son excès théologique. De même, l'incompréhensibilité n'apparaît pas dans le Discours où Dieu se trouve défini principalement en terme de perfect ion 22. Or cette in- compréhensibilité concerne la question décisive pour notre propos, de la toute-puissance23: immensa et incomprehensibilispotentia (AT VII, 110, 26-27). L'immensité de l'essence divine (AT VII, 55, 20-21) - »im-mensité par excès«, »immensité non-mesurable (immensus: in-metiorJ«24 - , concerne en propre l'extension inétendue de sa puissance: immensamDeipotentiam™. L'immensité de la puissance de Dieu est indiscutablement, puissance (causale) d 'être2 0 . Enfin, la metaphysica dubitandi ratio (AT VII, 36, 24-25), la summa dubitatio (AT VII, 460,16) que rend possible l 'opinion du Dieu trompeur et l'artifice du malin génie, font défaut à ce texte. Cette dernière figure nous semble en revanche essentielle; non seulement nécessaire à l'effectuation du doute métaphysique en son hyperbolisation — par opposition au simple constat des erreurs de raisonnement en géométrie (AT VI, 32, 3-9) - , mais surtout, en ce qu'elle se trouve être l'indice d 'une structure définitive de l'œuvre: le rapport à l'Autre. Nous proposons de distinguer l'Autre ou le »tout Autre«, de Valterego - Vhomo mei similis27 - , pour souligner évidemment l'altérité radicale de la figure de la toute-puissance - malveillante ou bienveillante - , et penser la spécificité de la relation de Y ego à ce qui l 'excède ontologiquement. A la 22 Cf. neuf occurrences: AT VI, 34, 1 et 13, 20-24, 35, 1-2 et 12-1, 36, 22-23 et 29-30, 38, 19-20 et enfin 40, 10-11. 23 Déjà mentionnée pourtant dans les Lettres à Mersenne de 1630. Cf. AT I, 152, 11, »puissance incompréhensible« (146, 4-5 et 150, 22). 24 Jean-Luc Marion, op. cité, p. 107. 25 AT VII, 56, 4-5. et 110, 26-27: immensam et incomprehensibilempotentiam, 111,4: potentiae immensitate, et 119, 13, 188, 23, 237-1, 443, 20. 20 Cf.: » nempe in ipsâmetDei immensitate, quâ nihil magis positivum esse potest.« (Ibid.., 231, 26-232, 1) 27 AT VII, 43, 3. Il s'agit là en un sens d 'un autre que moi qui demeure néanmoins ontologiquement, bien qu'autre, comme moi, c'est-à-dire, fini et humain. L'alterego - en son statut paradoxal - n'est ni autre que moi, ni moi - puisque son altérité demeure indéniable - mais, un autre ego, autre que moi. Nous ne pouvons donc nier qu'il ne soit à la fois, différent et semblable. 28 Certitude de l'ego, science de sa cause lumière justement de la puissance causale de Y ego - qui peut par composition de l ' idée de Dieu, de l ' idée des choses corporelles et enfin de l'idée qui l 'exhibe à lui-même, forger l'idée des autres hommes (AT IX 34, 8-13) - , seul Dieu ne peut être réduit au pouvoir de la mens de former des idées factices, ni même à la puissance de composition (posse componi) d'idées qui se révéleront référer à un idéat. L'irréductibilité de l'idée d'infini assure l'altérité radicale de Dieu laquelle se trouve seulement entendue par Y ego à la lumière d 'une révélation de sa propre impuissance. De manière décisive, il aura été nécessaire - pour rencontrer Dieu comme »tout-Autre« —, de répondre négativement au terme d'un examen onto-théologique de la causalité à l'interrogation ultime: »Mais peut-être aussi que j e suis quelque chose de plus que je ne m'imagine, et que toutes les perfections que j 'attribue (tribuo) à la nature d'un Dieu, sont en quelque façon en moi en puissance (potentia quodammodo in me sunt) «28. La facultas ampliandi, la puissance d'amplification de la mens ne saurait produire d'elle- même l'idée d 'un infini en acte. Bien plutôt, elle se trouve rendue possible par Y idea infinité. Nous ne pouvons donc que suivre Descartes lorsqu'il nous enseigne que l'intelligence de ma finitude requiert la conception de l'infini et qu'à ce titre, l 'Autre sous la figure de son idée en moi, se trouve co-impliqué dans la re la t ion que j ' e n t r e t i e n s avec moi-même3 0 . Le commerce avec soi est immédiatement rapport à l'altérité intime: »de cela seul que Dieu m'a créé, 28 Cf. AT IX 37, 12-14. La question est d'autant plus vive que l'eg-ose trouve doué d 'une volonté formellement infinie (AT VII, 57, 11-15) qu'il expérimente de telle façon qu'elle ne se trouve pas excédée dans son exercice par une volonté qui la bornerait: »11 n'y a que la seule volonté quej 'expér imente en moi (in me experior) être si grande, que j e ne conçois point l ' idée d 'aucune autre plus ample et plus étendue« (AT IX, 45, 36-38). De même, Videa Dei apparaît comme une note qui ne se distingue pas de Y ego - (...nec...ab opere ipso diversa , AT VII, 51,17-18) - , porteur d'infini et porté par l ' infinité de sa volonté. 211 Cf. la réponse de Descartes à Gassendi: »vous confessez vous-même que toutes ces perfections sont amplifiées par notre esprit ( ab intellectu nostro ampliari), afin qu'elles puissent être attribuées à Dieu (utDeo tribuantur) ; pensez-vous donc que les choses ainsi amplifiées ne soient point plus grandes que celles qui ne le sont point ; et d 'où nous peut venir cette faculté d'amplifier toutes les perfections créées (potest facultas omnes perfectiones creatas ampliandi), c'est-à-dire de concevoir quelque chose de plus grand et de plus parfait qu'elles ne sont, sinon de cela seul que nous avons en nous l ' idée d 'une chose plus grande, à savoir, de Dieu même?« (AT, VII, 365, 11-18 ; trad. franç. Œuvres philosophiques, t. II, p. 808-809) 30 Cf.: »j'ai en quelque façon premièrement en moi la notion de l'infini que du fini (perceptionem infiniti quam finiti), c'est-à-dire de Dieu, que de moi-même (hoc est Dei quam mei ipsius ).« (AT IX, 36, 18-20 = AT VII, 46,28-29) 29 Jean-Pierre Marcos il est fort croyable qu'il m'a en quelque façon produit à son image et sem- blance (ad imaginera et similitudinem), et que je conçois cette ressemblance (illamquesimilitudinem (...) a mepercipi) (dans laquelle l'idée de Dieu se trouve contenue) par la même faculté (per eandem facultatem) par laquelle je me conçois moi-même (ego ipse a me percipior) « (AT IX, 41, 10-14 = AT VII, 51, 18-23). Il y a une co-présence originaire de l 'Autre à Vego, dont le nom est similitudo Dei. L'altérité n 'est plus seulement au dehors, identifiable à l'extériorité, elle est intérieure. Or, si l'altérité est présente en moi, présente au moi, il apparaît que se poser la question de l'Autre signifie que ce dernier a toujours déjà été rencontré, fût-ce aveuglément, dans un premier temps, sous la figure de l'opinion. L'Autre est toujours déjà en vue, même s'il n'est pas clairement et distinctement reconnu, dès lors qu'il est immémorialement présent en moi selon le visage inné31 de sa perfection. Si l 'on peut maintenir ainsi que la position subjective précède chez Descartes l'intersubjectivité, dans la mesure où l'être-avec - autrui demeure une relation contingente, dérivée32 et non pas constitutive du rapport que l'ego entretient avec lui-même, il n'est pas assuré que l 'on puisse reprocher à l 'auteur des Meditationes de ne pas avoir pensé la relation à l'Autre dans son aspect déterminant. Au contraire, qu'il s'agisse de l'opposition au Malin Génie ou de l'exacte connaissance ontologique de la position de Vego, la relation devient prioritaire, première, et préside à la détermination du pôle de la subjectivité. La relation de dépendance ontologique de la créature, l'opposition de l'ego aux prétentions supposées du malin, définissent les conditions réelles ou fictives d'intelligiblité des termes de la relation. Si le rapport à l'Autre est bien constituant de la relation à soi, nous comprendrons que la position d 'un Autre t rompeur procède en toute méconnaissance de cause, d 'un geste d'extra-position, dans la mesure où pour ne pas être reconnu en moi selon la vérité infinie de sa figure, l'Autre est figuré, malin, hors de moi, comme le traître auquel je vais m'opposer. On ne s'oppose donc qu'à celui qu 'on a auparavant extra-posé, c'est-à-dire posé hors de soi. De même, nous pourrions comprendre sous la catégorie de projection ou de transfert-pour garder un vocabulaire cartésien - , l'extra- 31 Cf.: »Et par conséquent il ne reste plus autre chose à dire, sinon que, comme l'idée de moi-même, elle est née et produite avec moi (innata) dès lors que j 'a i été créé.« (A.-T., IX, 41, 3-5 = AT VII, 51, 12-14) 32 Si la relation du sujet à l'objet - le rapport ego/monde dans son aspect cognitif - demeure prioritaire, Yalter ego ne pourra plus être rencontré que dans le champ de l'objectalité et sa rencontre ne concernera que secondairement l'ego. Dès lors que l'egose constitue indépendamment de la relation intersubjective, il ne peut considérer l 'autre que comme un étranger. 30 Certitude de l'ego, science de sa cause position d 'une cause de l 'errance. Plutôt que de comprendre seulement le Malin Génie comme la »projection imagée« du »propre pouvoir critique« de Descartes, et donc comme le »renvoi de la pensée abusée à son vœu de désabus«33, nous préférons ici - dès lors que nous conservons le thème de la projection - , reconnaî t re dans cette figure, le double même de l'ego trompeur. L'ego est en effet à l'égard de lui-même, joué et joueur, victime et bourreau dès lors que la précipitation de la volonté expose le jugement à l 'errance. La dualité des facultés rendant possible la duplicité d 'un ego t rompeur et trompé. Mais avant de reconnaître cette division des pouvoirs, cette disproportion des facultés, l'ego prête à l'Autre un pouvoir qu'il exerce seul sur lui-même. Le Malin Génie ne procède donc pas simplement d 'une »résolution volontaire de se défier«, il exprime aussi, confusément, que l'erreur humaine n'est pas encore reconduite à sa source. Quelle meilleure façon d'ignorer que nous sommes responsables de nos erreurs que de nous supposer dupés par l'Autre. C'est bien dans un premier temps, en toute méconnaissance de cause, que l'ego prête à l 'Autre la responsabilité de ses illusions avant de reconnaître qu'il est, en la matière, seul juge. Procédons d'emblée à une relecture34 du motif classique du cogito tel qu'il est interrogé dans son statut de certitude, à l'orée de la Méditation troisième. De la certitude et de sa condition véritative Si nous suivons de près les premières lignes de la Meditatio III, nous remarquons que le recensement des choses sues véritablement (omnia 33 Cf. Roger Lefèvre, Le criticisme de Descartes, RU.F., Paris 1958, note 1, p. 185. Il faut accorder à Henri Gouhier qu'il s'agit là d 'une curieuse note psychanalytique (cf. La pensée métaphysique de Descartes, Vrin, 3e édition, Paris 1978, note 14, p. 119), mais pour des raisons qui ne t iennent pas tant à l'usage immaîtrisé d 'un lexique freudien, qu 'à la confusion des thèmes. Le malin génie est présenté dans la même note, à la manière d 'Ot to Rank, comme une figure - malveillante - du double et comme un être d'artifice »fabriqué«, commandé par les exigences de la méthode. Or le motif imaginaire de la projection doit être distingué rigoureusement de la fiction en son essence symbolique. 34 Une première version de cette étude était déjà rédigée lorsque nous avons eu connaissance de l 'excellent travail de Michelle Beyssade - »Sur le début de la Méditation troisième (AT VII, 34-36 ; IX, 27-28): de la certitude au doute«, in Laval Théologique et Philosophique, 53, 3 (octobre 1997): 575-585 - , dont la générosité nous a tenu pleinement informés. La reprise actuelle de cette étude lui doit beaucoup, certainement ce qu'elle a de meilleur. Le reste, c'est-à-dire le pire, nous revient de plein droit. 31 Jean-Pierre Marcos recensui quae vere scio) (AT VII, 35, 3) comprend la définition de l'ego dans son essence et dans son existence: »Je suis une chose qui pense (Ego sum, res cogitans), c'est-à-dire qui doute (dubitans), qui affirme (aff irmans) , qui nie (negans), qui connaî t peu de choses (pauca intelligens), qui en ignore beaucoup (multa ignorans), qui aime, qui hait35, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent.« (AT IX-1, 27, 7-10) Descartes procède ainsi à une délimitation précise de la sphère du certain. Il demeure incertain que les choses que je sens ou imagine existent »hors de moi (extra me) et en elles-mêmes«, mais il est certain, c'est-à-dire, il m'est certain (sum certus), je suis assuré que les »façons de penser« (cogitandi modos) que sont les sentiments et l 'imagination, comme tels, »résident et se rencontrent certainement en moi (in me).«56 L'intériorité assurée d'elle-même37 , identifiée à une pure existence pensante en première personne, selon diverses modalités (modus), n 'est encore ici qu 'une certitude réaffirmée38, laquelle n'exclut pas que puisse subsister une part d'insu dans cette recension précédemment effectuée: »Et dans ce peu que je viens de dire, je crois avoir rapporté tout ce que je sais véritablement (verescio), ou du moins tout ce quejusques icij 'ai remarqué que je savais (me scire).« (AT IX, 27, 15-18 = AT VII, 35, 3-4) Or, l'objectif du début de cette Meditatio tertia est d 'é tendre le domaine du cer ta in: »Maintenant3 9 j e considérerai (Nunc circumspiciam) plus exactement si peut-être il ne se retrouve point en moi (apud me) d 'autres (alia) connaissances que je n'aie pas encore aperçues.« (AT IX, 27, 19-21 = AT VII 35,4-6) De fait, l'expérience du cogito ne livre pas seulement à l'ego la certitude de son existence singulière, de son essence comme res cogitans, elle semble également lui délivrer le critère de tout savoir indubitable: »Je suis certain que je suis une chose qui pense (Sum certus me esse rem cogitantem) ; mais ne sais-je (scio) donc pas aussi ce qui est requis (quid requiratur) pour me rendre certain (certus) de quelque chose?« (AT IX-1, 27, 21-23) 35 Qui aime, qui hait: addition de la version française à comparer avec AT VII, 28, 20-22 = AT IX-1, 22, 23-26). 30 AT IX, 27, 12-15 = AT VII, 34, 22 - 35, 2. Cette réduction du certain aux seules modalités de la pensée reprend les conclusions d 'une restriction déjà effectuée, cf. les expressions » videre videor« et »praecise sic sumptum« (AT VII, 29, 14-15 et 17). 37 Cf.: »m'entretenant seulement moi-même, et considérant mon intérieur, j e tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et familier à moi-même.« (AT IX-1, 27, 5-7 = AT VII, 34, 16-18) 38 Cf. par ex.: »Ego sum, ego existo ; certum est.« (AT VII, 27, 9 = AT IX-1, 21, 19) et »Sed quid igitursum? Res cogitans.« (AT VII, 28, 20 = AT IX-1, 22, 23) 30 Deuxième scansion du texte après Claudam nunc oculos / Je fermerai maintenant les yeux (AT VII, 34, 12 = AT IX-1, 27, 1) 32 Certitude de l'ego, science de sa cause Si ia clarté et la distinction des idées conçues deviennent la condition ultime, nécessaire et suffisante, de toute certitude40, il convient d'établir - au terme précisément d 'une réflexion sur les conditions de possibilité de cette connaissance certaine - , que tout (omne) ce que Y ego cogitans perçoit fort clairement et distinctement est vrai: »Et partant il me semble que déjà je puis établir pour règle générale (acproindejarn videorpro régulageneraliposse statuere), que toutes les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement, sont toutes vraies (illud omne esse verum quod valde clare et distinctepercipio).« (Ibid., 27, 28-30.) Telle est donc la règle générale (régula generali) qu'il semble à l'ego possible d'établir ou de poser (videor (...) posse statuere41 ), où la certitude se mue en vérité des choses sues, c'est-à-dire, conçues par l'ego cogitans avec clarté et distinction. La règle (régula) pour la connaissance ne donne ici cependant rien à connaître de nouveau, au regard des choses (res), au titre decogitatum. Son con tenu de connaissance concerne, en propre, la forme de toute co- nnaissance certaine. Elle est générale en ce qu'elle procède d'une puissance subjective (posse)42 de généralisation à toute conception claire et distincte, du statut de vérité, sur fond de reconnaissance par l'ego cogitans de la nécessité unissant un certain caractère de la perception, sa clarté et sa distinction (clare et distincte percipio) à l'expérience de la certitude. La règle générale est ainsi le critère suffisant, permettant de fonder en vérité, la certitude subjective (sum certus) à venir de l'ego. Si la perception claire et distincte est pleinement fiable, ce dont je serai certain sera alors vrai comme l'est déjà ce dont je suis certain. La règle générale est donc un principe absolu de discrimination de la vérité puisque la certitude subjective qu'éprouve Y ego percevant de manière claire et distincte, est vraie. Aucune césure ne sépare ici le domaine de l'intériorité subjective de celui de la science adéquate (adaequatus) égalant son objet, à la manière par exemple, d 'une scission de l'Esprit et de la conscience. 40 Cf.: »dans cette première connaissance, il ne se rencontre rien (nihit aliud: rien d'autre) qu 'une claire et distincte perception (perceptio) de ce que je connais / ejus quod affirma: de ce que j 'aff irme« (AT IX-1, 27, 23-25 = AT VII, 35, 8-10) 41 Cf. l 'autre occurence de statuere dans les Meditationes, AT VII, 25, 11: statuendum sit. 42 Particulièrement attentive à l 'écriture du texte cartésien comme exercice méditatif, M. Beyssade commente: »un pouvoir et un espoir (...) l'espoir d'autres certitudes. Aucune ombre, jusqu'ici, sur cette certitude et cet espoir certain.« (art. cit., p. 579) L'»espoir certain« - expression que M. Beyssade emprunte à Descartes - certain (...) spem (AT VII, 80, 18-19) - , se heurte vite à la réactualisation de l 'argument du Dieu t rompeur et devient, après le velforte etiarn, un »espoir hésitant« (Ibid., p. 582). 33 Jean-Pierre Marcos Il conviendra u l té r ieurement de compare r le motif hégél ien de l'expérience de la conscience dans la Phénoménologie de l'Esprit complété par le thème du doute et du désespoir, au propos cartésien. La réalisation du concept chez Hegel vaut pour la conscience, comme la »perte d'elle-même; car sur ce chemin, elle perd sa vérité. Il peut donc être envisagé comme le chemin du doute (Zweifel), ou proprement comme le chemin du désespoir (Verzweiflung).«43 Chez Descartes a contrario, le terme de l'itinéraire n'abolit pas le moment de la conscience. De même, la critique hégél ienne du pseudo-doute scept ique ne concerne pas Descartes, lequel ne retrouve pas la vérité phénoména le perdue: »11 n'arrive pourtant pas ici ce qu 'on a coutume d 'en tendre par doute, c'est-à-dire une tentative d 'ébranler telle ou telle vérité supposée, tentative que suit une relative disparition du doute et un retour à cette vérité, de sorte qu'à la fin la chose est prise comme au début.«44 Sans conteste, le doute cartésien procède bien lui aussi de »la péné t r a t i on (Einsicht) consciente dans la non-vérité du savoir phénoménal«. * Il reste qu'avant même de poser une telle règle discriminative, Descartes avait soulevé - sous la forme d'une hypothétique restriction45 - , une objection décisive concernant la perception claire et distincte, »laquelle de vrai ne serait pas suffisante (quae sane non sufficeret) pour m'assurer qu'elle est vraie / ad me certum de rei veritate reddendum: pour me rendre certain de la vérité de la chose/ , s'il pouvait jamais arriver qu ' une chose que j e concevrais ainsi clairement et distinctement se trouvât fausse.« (Ibid., 27, 25-27) S'il se pouvait, ne fût-ce qu 'une fois (si unquam), qu 'une perception ou une conception présentant les marques de la vérité — la clarté et la distinction - s'avéra fausse, il s 'ensuivrait non seulement que la règle générale (toutes les fois) ne pourrait pas être posée, mais également et plus gravement, que la certitude subjective conférée par la clarté et la distinction de la prima cognitione - soit, rien moins que le cogito en t endu comme détermination de l'existence de l'ego et identification de son essence comme res cogitans -, ne serait plus suffisante pour m'assurer de sa vérité. 43 Introduction, trad. Hyppolite I, Aubier, Paris 1977, p. 69. 44 Ibid. 45 Le latin a recours ici à des imparfaits du subjonctif, non sufficeret, si posset, pour souligner ici, la dimension irréelle - et non possible - de l 'hypothèse du caractère fallacieux du clair et du distinct. Cf. André Doz »Postlude sur Descartes«, Revue philosophique, 1 (1996), p. 138. 34 Certitude de l'ego, science de sa cause L'ego se souvient encore d'avoir été abusé par de pseudo-évidences, égaré par une confiance téméraire. Désormais, la mémoire de l'abus doit prévenir de toute malheureuse répétition: » Toutefois (Verumtamen) j 'ai reçu et admis ci-devant plusieurs choses comme très certaines et très manifestes, lesquelles néanmoins j 'ai reconnu par après être douteuses et incertaines. «4b Encore une fois, il faut se déprendre4 7 . Lorsque je pensais saisir dans la lumière de l'évidence sensible, la vérité du monde, j 'a i été confondu par l 'erreur d'attribuer à la res extensa ce qui ne relevait que de ma sensation: »il y avait encore une autre chose que j 'assurais, et qu 'à cause de l 'habitude que j'avais à la croire, je pensais apercevoir très clairement, quoique véritablement je ne l'aperçusse point, à savoir qu'il y avait des choses hors de moi (extra me), d 'où procédaient ces idées, et auxquelles elles étaient tout à fait semblables (omnino similes).«(AT IX-1 28, 4-9 = AT VII, 35, 23-27) Mais alors, la vertu de ma perception ne me faisait pas défaut car je jugeais selon l 'habitude, j 'affirmais intrépidement. Je croyais percevoir clairement, alors que je ne faisais que percevoir confusément des choses complexes. Je ne jugeais pas en connaissance de cause, c'est-à-dire, en vérité. Dans ce cas, néanmoins, la perception claire et distincte ne saurait être suspectée car ou elle est, et elle demeure la réponse dernièrement fiable, ou elle n'est pas e t j e m'expose moi-même à l'erreur: »Et c'était en cela que je me trompais.«48 La validité de la règle générale n'est donc pas entamée. Il nous revient s implemen t de dist inguer les cas particuliers de son application, de procéder à une clarification en terme de classification. L'objection ne semble donc pas porter à conséquence. Elle permet même de réaff i rmer que la sphère du certain doit être réduite au seul domaine de la pensée: »Quelles étaient donc ces choses-là? C'était la terre, le ciel, les astres, et toutes les autres choses que j'apercevais par l'entremise des sens. Or qu'est-ce que j e concevais clairement et distinctement en elles (Quid autem de illis clare percipiebam: Qu'est-ce que je percevais clairement à leur sujet)? Certes, rien autre chose sinon que les idées ou les pensées de ces choses (rerum ideas, sive cogitationes) se présentaient à mon esprit (menti 40 Ibid., 27, 31-33 = AT VII, 35, 16 et AT-1 IX, 56, = AT VII, 70. Le latin est plus radical puisqu'il parle de choses admises comme entièrement, totalement certaines et manifestes ( omnino certa et manifesta). Il ne s'agit plus alors d 'un degré dans la certitude mais d 'un absolu. 47 Cf,:«quae tamen postea dubia esse deprehendi« (AT VII, 35, 17-18). 48 AT IX-1, 28, 9 = AT VII, 35. Descartes poursuit: »ou, si peut-être j e jugeais selon la vérité, ce n'était aucune connaissance que j 'eusse, qui fût cause de la vérité de mon jugement (s iverumjudicabam, id non ex vi meae perceptionis contingebat (si mon jugement était vrai, cela n'advenait pas par la vertu de ma perception).« 35 Jean-Pierre Marcos meae obversari). Et encore à présent j e ne nie pas que ces idées ne se ren- contrent en moi {in me).«(AT IX-1 27,33 - 28,4 = AT VII, 35, 18-23) De ce point de vue, ne se trouve rappelée ici que la certitude du cogito, c'est-à-dire la clarté et la distinction de la présence en l'ego cogitans, d'idées, fût-elles confuses et complexes, comme modalités irréductibles de la pensée. Si ce que je pense est incertain, il demeure certain que je le pense. Si ce que je pense est confus et complexe, il m'apparaî t néanmoins clairement et distinctement, à titre résiduel, qu'il s'agit bien des modalités évidentes de ma pensée. Un problème, il est vrai, demeure: je puis donc croire à tort percevoir clairement, c'est-à-dire je peux estimer percevoir clairement en raison de l 'habitude dont je suis victime. Dans ce cas néanmoins, personne d'autre que moi, ne me trompe. Je suis le seul fautif et le seul responsable de mes égarements. * Descartes aborde ensuite le cas de la considération passée de quelque chose de »fort simple« et de »fort facile« ( valde simplex et facile) dans le domaine de l'arithmétique et de la géométrie: »par exemple que deux et trois jo ints ensemble produisent le n o m b r e de cinq, et autres choses semblables (vel similia)« (AT IX-1, 28, 12-15 = AT VII 35,30 - 36, 2). L'intuition (intueri) à leur égard, était alors assez claire, assez perspicace ou transparente (satis perspicue), pour engager l'ego à affirmer que ces choses étaient vraies. Si la sphère du sensible provoque l'illusion - sur fond d 'habitude de croyance - de la clarté et de la distinction, il n ' en est pas de même des modalités de l'intuitus mentis en arithmétique et en géométrie, c'est-à-dire dans le domaine des connaissances mathématiques défini notamment, par les Regulae ad directionem ingenii. Sur le mode d 'une concession (Certes: Equidem ), Descartes revient sur la raison de douter - précédemment évoquée dans la Première Méditation -, d'une intuition ne présentant pas, à la différence des perceptions sensibles, un manque de clarté et de distinction. Il s'agit de l ' a rgument du Dieu trompeur, soit du Dieu qui me trompe immédiatement, ou qui me laisse m'abuser: »Certes, si j 'ai jugé depuis qu 'on pouvait douter de ces choses, ce n 'a point été pour autre raison (non aliam ob causam), que parce qu'il me venait en l'esprit, que peut-être quelque Dieu avait pu me donner une telle nature, que je me trompasse même touchant les choses qui me semblent les plus manifestes (quae manifestissima viderentur).« (AT IX-1, 28, 16-21 = AT VII 36 Certitude de l'ego, science de sa cause 36, 4-8) L'ego est-il donc incapable de vérité, sa nature relève-t-elle d 'une fausseté radicale? De l'aveu Dieu m'a-t-il fait don - dès lors que je suppose encore en vertu de cette opinion préalablement conçue sur sa toute-puissance (praeconcepta desumma Deipotentia opinio) (AT VII, 36, 8-9) qu'il l'a pu (indere potuissé) (Ibid., 36, 7.) - , d 'une nature telle »que je me trompasse même touchant les choses qui me semblent les plus manifestes« (AT IX-1, 28, 19-21). L'occurence de cette opinion particulièrement récurrente ici49, conduit l'ego au nécessaire aveu d 'une certaine impuissance »Mais toutes les fois que cette opinion ci-devant conçue de la souveraine puissance d 'un Dieu se présente à ma pensée, je suis contraint d'avouer50 qu'il lui est facile, s'il le veut, de faire en sorte que je m'abuse, même dans les choses que je crois connaître avec une évidence très grande.«(AT IX-1, 28, 21-25) Si l'Autre veut (siquidem velit) égarer (ut errem) l'ego sur ce dont il croit (puto) avoir une intuition la plus évidente possible (evidentissime intueri), il le peut . Les yeux de l 'esprit (mentis oculis) seront ainsi abusés par de »fallacieuses lueurs«51 en lieu et place d 'une éclatante évidence. Je peux donc penser voir le plus évidemment possible, par le biais des yeux de l'esprit, et être trompé. Tel est peut-être mon destin: être abusé même lorsque je vois clair en matière de vérités distinctes. L'aveu est ici nécessaire dès lors que le spectre de la toute-puissance réapparaît. L'efficacité aisée, facile, de l'égarement provoqué (facile illi esse efficere ut errem) (AT VII, 36, 10-11) est analytiquement comprise dans l 'opinion préconçue de la toute puissance de Dieu. Autrement dit, la souveraineté de l'Autre peut toujours limiter les prétentions gnoséologiques de l'ego en les réduisant à néant. Il importe de souligner cette dimension du nécessaire qui prend la forme d 'un aveu, d 'une confession du sujet cartésien, désormais confondu. L'aveu désigne en français, avant la reconnaissance d 'une faute - sens qui 49 Cf.: »quam quia veniebat in mentem« (AT VII, 36, 5-6) et »mihi occuriU (Ibid., 36, 9). 50 Cf.: »non possum non fateri:je ne peux pas ne pas avouer« (AT VII, 36, 10). 51 Nous empruntons cette belle expression à G. Rodis-Lewis, Création des vérités éternelles, doute suprême et limites de l'impossible chez Descartes, Actes de New Orléans, Francis L. Laurence, Biblio 17, 1982, repris in Idées et vérités éternelles chez Descartes et ses successeurs, Vrin, Paris 1985, p. 122. 37 Jean-Pierre Marcos prévaut depuis le XVIIème siècle - , la reconnaissance de quelqu'un comme son maître ou son seigneur. S'agit-il ici pour Descartes de reconnaître la suprématie ontologique de Dieu et ce, dès avant la démonstration de son existence et la compréhension exacte de sa véracité? Il semble que l'aveu concerne tout-à-la fois l'intelligence d 'une allégeance définitive à l'Autre et la déclaration de l'impossibilité pour l'eg-ode ne pas tirer les conclusions les plus extrêmes de l'opinion du Grand trompeur. S'il est et s'il est trompeur, je dois concéder que même ce qui me paraît pleinement lumineux peut s'avérer falsifié. La reconnaissance, sous la forme d 'un aveu, des limites de ma puissance procède ainsi d'une confrontation raisonnée à la figure de la toute-puissance divine, qui par elle-même, demeure menaçante. C'est ici la nature de mon esprit - sous la figure de sa propre puissance de penser et de s 'ordonner selon des critères de vérité et de fausseté - , qui se trouve inquiétée par l'évocation renouvelée de l 'argument du Dieu trompeur. L'aveu est ainsi la confession: - d 'une puissance inquiète de n 'être qu 'une impuissance ignorée - de l'impuissance radicale à ne pas pouvoir nier que l'évidence puisse être trompeuse, soit: la contrainte reconnue d'avouer ce que qui est in- tuitionné clairement et distinctement pourrait n 'être point vrai. Ce passage est décisif. Il concerne désormais les conséquences sur la relation de Y ego cogitans à ses certitudes, de la pure actualité de chaque présentation de l 'opinion de la »souveraine puissance d ' un Dieu«. Les phrases précédentes écrites au passé, ne ment ionnaient encore que des assurances anciennes et des doutes d 'h ier développées dans la Première Méditation. La règle générale est-elle donc invalidée, non seulement dans son caractère de généralité, mais également comme règle de discrimination du vrai? La suspicion d 'une définitive déception ruine-t-elle non seulement l'usage, mais également et plus fondamentalement , la position d ' un tel critère de délimitation de la vérité et de la fausseté? Du défi Reconnaissons que le texte ne mentionnait pas jusqu 'à présent et de manière explicite, le cogito. Il semble donc que le rappel de l 'argument du Dieu trompeur ne concerne que la clarté et la distinction de la certitude mathématique et qu'il convient, en ce début de la Troisième Méditation, de réexaminer ce point, afin de savoir s'il est finalement possible de sauver la 38 Certitude de l'ego, science de sa cause science. Soit: de préserver de la puissance maligne de Dieu, la certitude subjective générée par l'activité mathématique, géométrique et arithmétique de notre esprit. Mais, précisément, Descartes va faire suivre la mention de l 'argument du Dieu qui peu t t romper , par le rappel du caractère définit ivement irréductible du cogito. Irréductible, en ce qu'il apparaît ici, absolument soustrait à l'efficacité de l'hypothétique puissance maligne de l'Autre: »Et au contraire, toutes les fois que je me tourne (me converto) vers les choses ( ipsas res - les choses mêmes) que je pense concevoir (percipere) fort clairement, j e suis tellement persuadé par elles (tam plane ab illis persuadeor = je suis si pleinement persuadé par elles), que de moi-même je me laisse emporter (sponte erumpam) à ces paroles ( voces) : Me trompe qui pourra (Jallat me quisquispotest = me trompe quiconque le peut), si est-ce qu'il ne saurait jamais faire que j e sois rien (ut nihilsim), tandis queje penserai être quelque chose (quandiu me aliquid esse cogitabo = tant q u e j e penserai q u e j e suis quelque chose); ou que quelque jour il soit vrai (verum) que je n'aie jamais été, étant vrai maintenant q u e j e suis; ou bien (vel forte etiam = ou peut-être même) que deux et trois joints ensemble fassent plus ni moins que cinq, ou choses semblables (similia), que je vois clairement ne pouvoir être d'aucune façon q u e j e les conçois (in quibus scilicet repugnantiam agnosco manifestam = dans lesquellesje reconnais une contradiction manifeste.« (AT IX-1, 28, 25- 34 = AT VII, 36, 8-21, souligné par nous) La conversion du regard (me converto) opérée, génère une persuasion assurée d'elle-même. L'assentiment concerne ici non seulement le présent de la conception claire et son caractère irrésistible - »tandis que«, mais également le caractère itératif de la persuasion: »toutes les fois...«, mais plus encore, la permanence d 'une vérité soustraite aux prises du Dieu trompeur: »ou que quelquejour il soit vrai queje n'aiejamais été, étantvrai maintenant q u e j e suis«. Or, les paroles qui emportent désormais, au présent, Y ego dans un élan irréversible, incorrigible, ne concernent pas, d'abord, comme nous pouvions nous y attendre, le statut de la certitude mathématique, dans la mesure précisément où elle seule se trouvait mentionnée, mais le cogito. Descartes écrit en effet que le Dieu trompeur ne peut pas faire qu'il ne soit pas s'il pense être, ou bien encore annuler pour l'avenir le fait qu'il ait été un jour, maintenant. On voit bien que même si la remise en doute du début de la Meditatio III ne cite pas le cas du cogito, c'est bien celui-ci qui réapparaît en premier lieu lorsqu'il s'agit de maintenir quelque chose de l 'ordre du vrai contre les prétentions d 'un Dieu trompeur. 39 Jean-Pierre Marcos Notons cependant qu'il ne réapparaît que dans sa version première, la plus épurée, à savoir la position de l'existence de l'ego, et non dans sa version complète - comme identification de l'essence de cette existence, en terme de res cogitans. Ce qui tend à accentuer le caractère fondamental de l'existence conquise par l'ego. Il est vrai cependant que Descartes évoque la modalité de son existence ontologique je suis (cumjam verum sit me esse) comme un être quelque chose (quandiu me aliquid esse cogitabo). Mais il ne s'agit pas tant ici, de son être comme res cogitans que de son être quelque chose plutôt que rien (nunquam tamen efficiet ut nihil sim) (AT VII, 36, 16). Le problème est donc bien de savoir si j e suis quelque chose plutôt que rien et non pas seulement telle ou telle chose, telle ou telle manière d'être. Il est évident néanmoins que si j e me suis révélé existant en dépi t des prétentions malignes de l'Autre et comme limite même de ces dernières, c'est que précisément en tant que pensant. A la mention de la certitude du cogitoimt donc suite le doute retrouvé concernant la vérité des mathématiques qui conduit in fine comme »doute de second ordre«52, à interroger le bien-fondé de l'évidence même du cogito. Plusieurs problèmes se posent dès lors à nous: 1) si le texte rappelle que le cogito est sauvé envers et contre toute entreprise malveillante à l'égard de la puissance de persuasion de l'évidence actuelle, c'est donc que l'aveu précédemment évoqué, le concernait déjà. De telle sorte qu'il est possible d'avancer que même si Descartes ne remettait pas en doute explicitement le cogito, il présupposait cependant qu'il devait l'être. Mais à quel titre? 2) Faut-il donc confondre ici la perception claire et distincte dans le domaine mathématique et l'évidence du cogito, tant du point de vue de la suspicion à l'égard de leurs vérités respectives, que du point de vue de leurs validations sous la forme du défi, c'est-à-dire de l'épreuve de leur irrésistibilité. 3) Quelles sont les implications philosophiques, au regard d ' u n e théorie de la subjectivité, des options de lecture que nous suivrons pour tenter de résoudre, les deux problèmes ci-devant, énoncés. Toute la question justement, réside dans la présence d 'une expression latine au coeur de la formule du »défi« que ne rend pas fidèlement la version française de 1647. r'2 Nous empruntons cette expression à Anthony Kenny, The Cartesian Circle and the Eternal Truths, Journal of Philosophy, 1970, 67, pp. 685-700 et The Cartesian Spiral, 1983, in The Heritage of Wisdom, Blackwell, 1987. M. Beyssade parle de »doute rétrospectif« (art. cit., p. 583). 40 Certitude de l'ego, science de sa cause Descartes écrit: »velforte etiam (ou peut-être même) ut duo et tria simul junciaplura velpauciora sint quam quinque, velsimilia.« (AT VII, 36, 18-20) Le texte français préfère: »ou bien que«53. En 1641, la d is jonct ion de l 'o rdre la vérité du cogito et des ma- thématiques est, en ce lieu du texte, posée. Le cogito est immédiatement sauvé par et dans la formule du défi et implique hypothétiquement les vérités de la science. En 1647, l'expression indique plutôt une équivalence - il s'agit d'unow inclusif - des types de certitude laquelle confond, de fait, le cogito et les mathématiques et annule le rappel heureux du début de la Meditatio III54. En ce point du texte, Descartes confond les modes d'évidence, les types de certitude des mathématiques et du cogito. Il n'y a en effet qu'une lumière naturelle. Dès lors, ou celle-ci se révèle dernièrement fiable ou il faut s'en défier aussi bien pour faire l'addition de deux et de trois que pour affirmer son existence et connaître son essence. Le cogito devient une occurence parmi d'autres, au même rang qu'elles, de la certitude subjective, entée sur la clarté et la distinction d 'une perception évidente. Lorsque nous confondons ainsi la question de la vérité des mathématiques et le problème de la validation du cogito, nous revenons avec Descartes, en deçà de l'ordre systématique des raisons des Meditationes, puisque la distinction du doute portant sur les vérités de la science et la suspicion à l'égard de la certitude de l'existence du doutant nous semblait définitive. Descartes n'écrit-il pas, pour spécifier le genre d 'assentiment propre au cogito, entendu ici comme la connaissance claire de mon existence - »moi qui suis certain que je suis (qui jam necessario sum = qui à présent de toute nécessité suis) : »il faut que je prenne soigneusement garde de ne prendre pas imprudemment quelque autre (aliud) chose pour moi (in locum meî), et ainsi de ne me point méprendre dans cette connaissance, que je soutiens être plus certaine et plus évidente que toutes celle que j 'ai eues auparavant (quam omnium certissimam euidentissimamque. de toutes la plus certaine et la plus évidente).«55 53 Cf.: »ou bien que deux et trois joints ensemble fassent plus ni moins que cinq, ou choses semblables« (AT IX-1, 28, 31-34). r'4 On notera qu 'en 1647 la formule du défi rend équivalent les deux ordres de vérités - »ou bien« (AT IX-1, 28, 31) - et annule toute prétention à la certitude antécédente à la démonstration du Dieu vérace et donc indépendante d'elle-«certain d 'aucune chose« (AT IX-1, 29, 2). En 1641, il s'agit d 'une hypothétique extension de la certitude du cogito aux vérités mathématiques - »ou peut-être même«(ï;e/forte etiam) (AT VII, 36, 18-19) - et d ' une plénitude de et dans la certitude (plane certus) (AT VII, 36, 28), sans qu'il soit ment ionné si oui ou non se trouvent confondus les différents ordres de vérité. En tout état de cause, Descartes n'a pas écrit: »il ne semble pas que j e puisse jamais être pleinement certain du cogito et a fortiori des vérités mathématiques«. 55 AT IX-1,19,40 20,3 = AT VII, 25,15-18. Cf. sur ce point, Jean-Marie et Michelle Beyssade, Introduction, Méditations métaphysiques, Garnier-Flammarion, (1979), rééd. 1992, pp 19-20. 41 Jean-Pierre Marcos Il est vrai cependant, que le texte latin de 1641 à son tour, mais plus avant, témoignera du caractère indubitable de tout ce qui m'est montré par la lumière naturelle; comme: de ce que je doute, il s'ensuit quej 'existe (ex eo quod dubitem sequatur me esse), en ajoutant et similia (et choses semblables) (AT VII, 38, 29). Là où la version de 1647 sera tout simplement silencieuse50, le texte premier de Descartes traite communément , au regard de la même lumière, le cas du cogito et celui des vérités mathématiques. Nous pourrions également souligner - pour relativiser la portée de ce vel forte etiam - , que la version latine de 1641 avait recours à la même expression et similia lorsqu'elle abordait la question de la vérité de la certitude ma- thématique: »ut quod duo et tria simul juncta sint quinque, vel similia (et autres choses semblables, présent dans la version de 1647)« (AT VII, 36, 1-2). Telle est donc la surprise du lecteur qui se retrouve à douter avec Descartes du cogito comme des vérités mathématiques, tout en reconnaissant dans la première formule latine du défi, le privilège du cogito. Nous ne pouvons pas néanmoins, passer sous silence cette excep- tionnelle réserve exprimée en 1641: vel forte etiamou »peut-être même«, qui f inalement réduite, témoigne néanmoins de la réticence de l'écrivain, lorsqu'il s'agit de relativiser l'absolu de la découverte du cogito et ce, dans la mesure où ce dernier, à la différence des vérités mathémat iques peut toujours se réaff irmer dans un nouveau re tour du doute . Mais, cette assurance n ' e n demeure ra pas moins u n e ce r t i tude subjective, u n e persuasion de l'ego cogitans. Ainsi, nous pouvons concevoir que les lectures des Méditationes s'appuyant sur telle ou telle version et tel ou tel texte donneront lieu à des formulations différenciées et contradictoires. Toute la question est là, partageant les commentateurs de Descartes. Ou le cogito est définitivement soustrait au doute et sa certitude décalée irréductiblement de celle occasionnée par les connaissances mathématiques, ou comme les autres vérités, il demeure encore, à l 'orée de la Méditation Troisième, sujet à caution. Persuasion / Science S'agit-il ainsi d'avancer que ce que l'ego cogitans affirme de lui-même ne procède que d 'une pseudo-perception? 56 Cf.: »je ne saurais rien révoquer en doute de ce que la lumière naturelle me fait voir être vrai, ainsi qu'elle m'a tantôt fait voir que, de ce que je doutais, j e pouvais conclure que j'étais.« (AT IX, 30, 30-33) Il est vrai que dire: »je ne saurais rien révoquer...« dispense d'écrire et similia. 42 Certitude de l'ego, science de sa cause Le cogito - en tendu comme l'affirmation de mon existence comme chose pensante - , ne peut pas être comparé à l 'expérience sensible du monde. A ce titre, on ne peut pas à son sujet, s'imaginer percevoir clairement et distinctement. L'intuition qui préside à l'expérience du cogito est par elle-même assez transparente pour se fonder sur elle. Comme telle, elle s'apparente bien aux vérités ar i thmétiques et géométriques lesquelles n ' engagent l'ego qu 'à considérer des choses fort simples et faciles. Le doute ne peut donc être maintenu à l 'encontre du cogito que s'il peut l'être au sujet de l'évidence actuelle des mathématiques qui présentaient une suffisante clarté, et ré- c ip roquement . Le rappel de l 'a rgument du Dieu t rompeur vient pré- cisément, comme nous l'avons montré, indiquer la voie. L'esprit qui toujours nie jusqu'à s'affirmer enfin, pourrait avoir dit oui à soi trop tôt, consentit imprudemment à se reconnaître existant, et à se déclarer sans réserves suffisantes, res cogitans. Ce que j e suis en vérité dépendant de la compréhension vraie de ce qu'i l peut, la conclusion ici s'inverse. Il importe à ce sujet, de relever l'atténuation dernière du propos car- tésien sans toutefois par trop l'accentuer: » Et certes, puisqueje n'ai aucune raison (occasionem = occasion) de croire qu'il y ait quelque Dieu qui soit t rompeur (aliquem Deum esse deceptorem), et même que j e n'ai pas encore considéré celles qui prouvent qu'il y a un Dieu (nec quidem adhuc satis sciam utrum sit aliquis Deus= et que j e ne sais pas de manière suffisante (satis) s'il y a un Dieu), la raison de douter qui dépend seulement de cette opinion, est bien légère (tenuis), et pour ainsi dire métaphysique (ut ita loquar, Metaphysica dubitandi ratio).«(AT IX-1, 28, 35-39) Il ne fait pas de doute (Et certe) que c'est l 'opinion qui fonde le doute et qu 'à ce titre, la raison demeure silencieuse sinon pour évoquer au nom même d 'une préconception de Dieu, la nécessité de poursuivre la recherche de la vérité. Le doute procède ici d 'un défaut de savoir, d 'une ignorance57 - j e ne sais pas encore suffisamment s'il y a un Dieu. En effet, il ne s'agit pas tant d'interroger ici le degré du doute ou même sa nature, que de saisir sa logique. A ce titre, même le plus petit doute rend le cogito probable et ne fonde plus en vérité sa certitude. Même si j e n'ai aucune occasion d'estimer, de considérer ou de croire (nullam occasionem habeam existimandi) (AT VII, 36, 21-22) en un Dieu trompeur, j e ne peux pas feindre que l'opinion d'un tel Dieu ne se présente pas à moi, contre mon gré et ce, à la différence du Mauvais Génie dont j 'ai construit moi-même la figure. Dès lors, la connaissance de Dieu prime sur 57 Cf.: »hac enim re ignorata« (AT VII, 36, 28). 43 Jean-Pierre Marcos toute autre assurance et apparaît comme l 'horizon d ' une définitive ré- solution des inquiétudes métaphysiques: »Mais afin de la pouvoir tout à fait ôter, je dois examiner s'il y a un Dieu, sitôt que l'occasion s'en présentera; et si je trouve qu'il y en ait un, je dois aussi examiner s'il peut être trompeur: car sans la connaissance de ces deux vérités, j e ne vois pas que je puisse jamais être certain d'aucune chose (hac enim re'H ignorata, non videor de ulla alia plane certus esse unquamposse= dans l 'ignorance de cette chose, j e ne vois pas que je puisse jamais être tout à fait ou pleinement certain d 'aucune autre).«(AT IX-1, 28, 39 - 29-2 = AT VII, 36, 28-29) La suppression de Vopinio du Dieu trompeur requiert donc un devoir d'examen (examinare debeo), subordonné à une occasion de pensée, à une occurence. A la raison de croire qu'il y a quelque Dieu qui soit t rompeur doit faire suite l'occasion d 'une interrogation concernant l 'existence et l'essence de Dieu comprise dans sa possibilité de tromper (an sitDeus, et, si sit, an possit esse deceptor) (AT VII, 36, 27-28) Lorsque le français de 1647 écrit : »je ne vois pas que je puisse jamais être certain d'aucune chose«(AT IX-1, 29, 1-2), le latin résonne autrement: » non videor de ulla alia plane certus esse unquam passe« (AT VII, 36, 28-29). La certitude, antérieure à la démonstration de l'existence du Dieu vérace, ne peut donc être que sujette à caution, pure évidence subjective. La plénitude (plane) du certain provient de sa fondation en Dieu, c'est-à-dire dépend de la véracité démontrée de la divinité. De même, la présence de aliacpii précise »aucune chose« en »aucune autre chose«, ne concerne évidemment pas le cogito qui se trouverait excepté du doute maintenu et universalisé, mais: »d'aucune autre chose que hac re, c'est-à-dire d 'aucune autre chose qu 'un Dieu non trompeur, et non d 'aucune autre chose que le cogito, dont il n 'a pas été question dans cette dizaine de lignes.«59 58 Cf.: »res, ici, désigne Dieu.« (M. Beyssade, art. cit., p. 585) La règle ne donnant à connaître aucune res , doit s'assurer pour être une règle universelle de vérité, de la connaissance d 'une rejdont dépend et tous les étants et toutes les vérités créées. 5!' M. Beyssade, art. cit., p. 583. Cf. sur cette question: »Car y a-t-il rien de soi plus clair et plus manifeste, que de penser qu'il y a un Dieu, c'est-à-dire un être souverain et parfait (quamsummam ensesse (que l 'être du souverain être) (...) la certitude de toutes les autres choses en dépend si absolument, que sans cette connaissance il est impossible de pouvoir jamais rien savoir parfaitement (utabsqueeo nihil unquam perfecte sciri possit).« (AT IX-1, 55, 2-11 = AT VII, 69, 7-15) et: »Et ainsi j e reconnais très clairement que la cert i tude et la vérité de toute science d é p e n d de la seule connaissance du vrai Dieu: en sorte qu'avant que j e le connusse, j e ne pouvais savoir parfaitement aucune chose (Atque itaplane video omnis scientiae certitudinem et veritatem ab una veri Dei cognitione pendere, adeo ut, priusquam illum nossem, nihil de ulla alia re perfecte scire potuerim). Et à présent que j e le connais, j 'ai le moyen d 'acquérir une science parfaite touchant une infinité de choses...« (AT IX-1, 56, 22-2789 - = AT VII, 44 Certitude de l'ego, science de sa cause Même l'existence de l'ego, même la détermination de son essence, semblent désormais - au regard d 'une investigation métaphysique radicale - , incertaines. Qu'il s'agisse d'être certain de quelque chose - cogito et vérités mathématiques se trouvent là confondues - (1647), ou d'être pleinement certain (1641), la récusation de ce qui jusqu'alors pouvait paraître assuré est engagé. L'enjeu demeure de fonder en vérité ce qui peut se présenter au sujet comme savoir certain sans être pourtant vrai. L'ego se voit donc conf ron té de manière contradictoire0 0 à deux considérations - la suffisance de l 'évidence actuelle et l 'opinion de la tromperie divine - , et simultanément exposé à deux sentiments, la confiance et la défiance. De la même façon, se voit-il engagé dans une double et contradictoire gestuelle de l'esprit: avouer e t /ou défier. Si la souveraine puissance de Dieu se présente à mon esprit, j e peux et je dois douter de la valeur du don divin. Le cadeau de Dieu est-il em- poisonné? La spontanéi té (sponte) du défi fondé sur la pléni tude de l 'auto- persuasion (plane...persuadeor) (AT VII, 36, 36) ne peut pas faire oublier néanmoins , que c'est moi qui estime ou juge (arbitror) que je perçois clairement et suffisamment distinctement, que je suis et qui j e suis. Or aucune lumière ne peut éclairer la lumière. Je ne dispose en la matière d 'aucun méta-langage''1 qui puisse me permetttre moi-même de dire le vrai sur le certain, c'est-à-dire de me voir voyant clairement et distinctement. Le dernier critère de la vérité demeure pour moi la lumière naturelle de l'évidence: »je ne saurais rien révoquer en doute de ce que la lumière naturelle me fait voir être vrai, ainsi qu'elle m'a tantôt fait voir que, de ce 71, 3-6) ; »quand on a une fois clairement entendu les raisons qui persuadent l 'existence de Dieu, et qu'il n'est point trompeur, même si on ne fait plus attention à ces raisons, pourvu seulement qu 'on se ressouvienne de cette conclusion, Dieu n'est pas trompeur, on gardera non seulement la persuasion, mais encore la véritable science et de cette conclusion, et aussi de toutes les autres dont on se souviendra avoir un j o u r perçu clairement les raisons.« Regius, 24 mai 1640, AT III, 65, trad. cit., p. 538) 00 Cf. »au contraire« (AT IX-1, 28, 25) 01 AT IX-1, 30, 33-36. C'est tout le sens de la confiance en Dieu. Cf.: »nous serons assurés, par ceux de ses attributs dont il a voulu que nous ayons quelque connaissance, que ce que nous aurons une fois aperçu clairement et distinctement appartenir à la nature de ces choses, a la perfection d 'être vrai.« (Principes, AT IX-2, §28) Le latin, plus jus tement expliquait: »memores tamen (...) huic lumini naturali tamdiu tantum esse credentum, quamdiu nihil contrarium a Deo ipso revelatur.« (AT VIII-1, § 28) Tant que Dieu lui-même, »source de toute lumière«, ne nous révèle pas le contraire de ce que nous enseigne la lumière naturelle, nous devons croire cette dernière comme très fiable et comme notre unique recours. 45 Jean-Pierre Marcos que je doutais, je pouvais conclure que j'étais. Et je n'ai en moi aucune autre faculté, ou puissance ( quia nulla aliafacultas), pour distinguer le vrai du faux, qui me puisse enseigner que ce que cette lumière me montre comme vrai ne l'est pas, et à qui je me puisse tant fier qu 'à elle.« 62 Si D i e u - o u plutôt »quelque Dieu (aliquemDeum)« - , m 'aconféré »une telle nature, que je me trompasse même touchant les choses qui me semblent les plus manifestes (quae manifestissima viderentur)« et, dans la mesure où j e ne peux pas - en vertu de la nature de mon esprit1'3 - ne pas spontanément m'en remettre à l'évidence actuelle, ne pas adhérer à la certitude subjective quej 'éprouve lorsque je perçois clairement et distinctement, la déception devient alors, sans appel. La certitude subjective fondée sur l 'expérience de la persuasion, n'est pas une certitude absolue, c'est-à-dire absoute ou délivrée du doute sur sa vérité. La spontanéité de l'assentiment (sponte erumpam) où V ego se voit obligé d'acquiescer à ce qui se donne à lui comme vrai, source de la certitude de l'ego cogitans, ne fonde pas la certitude entière de la véritable et incontestable science. Telle est le sens de la distinction cartésienne entre la persuasion et la science vraie et certaine: »Vous dites (...) que »la vérité des axiomes clairement et distinctement entendus est manifeste par elle-même«. Cela aussi, j e l 'accorde, pour tout le temps q u ' o n les en tend cla i rement et distinctement, parce que notre esprit est de telle nature qu'i l ne peut qu'assentir à ce qui est clairement entendu. Mais parce que souvent nous nous ressouvenons des conclusions déduites de telles prémisses, sans faire 62 AT IX-1, 30, 30-33. Cf. également: »examinant ces jours passés si quelque chose existait dans le monde, et connaissant que, de cela seul que j 'examinais cette question, il suivait très évidemment quej'existais moi-même, j e ne pouvais pas m 'empêcher (non potui (...) non = j e n'ai pas pu ...ne pas) de juger qu 'une chose que j e concevais si clairement était vraie, non que j e m'y trouvasse forcé par aucune cause extérieure, mais seulement parce que, d 'une grande clarté qui était en mon entendement , a suivi une grande inclination en ma volonté ; e t j e me suis porté à croire avec d 'autant plus de liberté (atque ita tanto magis sponte et libéré illud credidi = e t j e l'ai cru d 'autant plus spontanément et librement)« (AT IX-1, 46, 40 - 47, 6 = AT VII, 58, 26 - 59, 4). La spontanéité (sponte) de la croyance est ici décisive. 63 Cf. AT VII, 65,5-9 = AT IX-1,51,39-52, 4: »toutes les choses que j e connais clairement et distinctement sont vraies ( omnia quae clare cognosco esse vera) (...) la nature de mon esprit ( natura mentis meae) est telle, que j e ne me saurais empêcher de les estimer vraies, pendant que (saltem quamdiu: au moins pendant que) j e les conçois clairement et distinctement.« Cf. également: »encore que j e sois d 'une telle nature, que, dès aussitôt que j e comprends quelque chose fort clairement et fort distinctement (valde clare et distincte percipio), je suis naturellement porté à la croire vraie ( non possim non credere verum esse. Je ne peux pas ne pas croire que c'est vrai)...« (AT IX-1, 55, 12-14 = AT VII, 69, 16-18). 46 Certitude de l'ego, science de sa cause attention aux prémisses mêmes, j e dis qu'alors, si nous ignorions Dieu, nous pou r r ions f e ind re qu 'e l les sont incertaines, bien que nous nous nous ressouvenions qu'elles ont été déduites de principes clairs, et cela parce que nous sommes peut-être d ' u n e nature telle que nous nous trompions même dans les choses les plus évidentes; et par conséquent j e dis que, même au m o m e n t où nous les avons déduites de ces principes, nous n 'en avons eu la science, mais seu lement la persuasion. Et j e distingue ainsi les deux: il y a persuasion lorsqu'il reste quelque raison qui peut nous porter au doute, mais la science est la persuasion qui nous vient d 'une raison si forte, qu 'aucune autre plus forte ne puisse jamais l 'ébranler; et ceux qui ignorent Dieu n 'en ont aucune de telle.«',4 La fondation théologique de la certitude en vérité »Cela m ê m e que j ' a i tantôt pris pour une règle, à savoir que les choses que nous concevons très clairement et très distinctement sont toutes vraies, n 'est assuré q u ' à cause que Dieu est ou existe« 65. »Mais après que j'ai reconnu (percepi) qu'il y a un Dieu, parce qu'en même temps j'ai reconnu aussi que toutes choses dépendent de lui, et qu'il n'est point trompeur (illumque non esse fallacem), et qu'en suite de cela j ' a i j ugé (atque inde collegi) que tout ce que je conçois (percipio) clairement et distinctement ne peut manquer d'être vrai (necessario esse vera)...« (ATIX-1, 55-56 = AT VII, 70, 10-13) Tant que la véracité de Dieu n'est pas établie, même l'évidence la plus lumineuse peut s'avérer la couleur noire du faux. L'établissement de la vérité des idées claires et distinctes requiert donc la preuve de l'existence d 'un Dieu vérace. Le problème dans son acuité, concerne-t-il la validation du cogito? Dieu doit-il se faire le garant de la proposition je suis, j'existe? La. position du sujet certain de lui-même demeure-t-elle insuffisante à fonder en vérité l 'assurance d 'ê t re de l'ego? Sur ce point précis, nous avancerons que l'évidence du cogito ne ruine pas encore les effets supposés de la tromperie d 'un Dieu qui peut tout et qu ' à ce titre, la véracité divine fonde bien la vérité du cogito au p r é s e n t - a u - delà donc de la simple question de sa remémoration0 0 . r'4 A Regius, 24 mai 1640, AT III, 64-65, trad. M. etJ.-M. Beyssade, éd. cit., des Méditations, p. 538. 05 Discours de la méthode, AT VI, 38. 66 Nous suivons donc sans réserve la lecture de Jean-Marie Beyssade sur cette question. Cf. La philosophie première de Descartes, Flammarion, Paris 1979, pp 254-265 et M. Beyssade évoquant dans l'art, cit. la »précarité«, la »fragilité« du cogito: »Rien n'est 47 Jean-Pierre Marcos L'aveu est donc complet. Ma puissance de penser est impuissante à m'assurer pleinement de ce que pourtant, j e suis incliné à croire. Je dois le confesser et le déclarer. Ce faisant, j 'avoue peut-être ma faute logique: avoir prétendu établir quelque chose d'indubitable, de soustrait aux rêts du Tout- Puisant. J'avoue ma faute de m'être pré tendu certain d'exister du seul fait que je pensais, je confesse mon imprudence, sinon mon orgueil. La règle générale se trouve désormais invalidée. Il faudra, d 'après la Synopsis (AT VII, 13, 10-13 = IX-1,10), attendre la Quatrième Méditation et la démons t ra t ion du caractère vérace de Dieu. Il ne s 'agi ra plus alors d 'annoncer cette règle sur le mode d 'un »il me semble que j e peux établir ou poser« (videorposse statuere), pour limiter son statut à une pure certitude subjective, mais de démontrer son caractère d'universelle vérité: » jam fuse demonstrari illa omnia quae clare cognosco esse vera« (et j 'a i déjà amplement démontré ci-dessus que toutes les choses que j e connais clairement et distinctementsontvraies).«(AT VII, 65, 5-9) Comme régula veritatis (AT VII, 70, 26), »règle par laquelle j e m'assure de la vérité«, la régula generali devient un principe absolument certain d'orientation dans l'exercice de la pensée vraie. La marque distinctive du vrai, le critère de la vérité ne se trouve fondée que dans et par la position d 'un Dieu vérace dont la toute-puissance exclut précisément la tromperie07. La relation que Y ego cogitans entretient au vrai est donc une relation de pleine dépendance à l'égard de l 'auteur des vérités éternelles. Ce que j e dis de moi — je suis, j'existe, je suis une chose qui pense - ne reçoit son statut de stable. Rien n'est ferme et définitivement établi, ni la règle, ni le cogito.» (p. 583) Nous ne négligeons pas néanmoins la problématique de l'insuffisance du souvenir d'évidence si la conception e t /ou la profération continue, indéfiniment répétée, réitérée du cogito s'avère nécessaire pour que j e sois maintenu avec certitude - sinon en vérité - , dans l'être. Tel est le problème de la certitude de la permanence de Y ego dont le passé le plus immédiat ne peut pas être validé par un cogito effectué au présent. Le problème de la garantie d 'une identité qui perdure au-delà de sa ponctuelle saisie, d 'une persévérance dans l 'être de celui qui d 'abord, ne se sait pas encore comme substrat et ensuite, se révèle incapable d 'une auto-subsistance, ne peut donc pas être réduit. Il s'agit bien évidemment de concevoir la durée comme passage dans le temps, passage d 'un certain passé de l'être à son avenir. Il ne s'agit cependant pas pour Descartes, d 'une altération ontologique radicale où le passage convertit l 'être en être-autre, mais d 'une permanence de l'être à lui-même, comme lui-même. Le devenir de la substance est ainsi passage de l 'être au même. 67 Reste le problème du cercle - la vérité de l'évidence présuppose la démonstration de l'existence d 'un Dieu véridique, laquelle présuppose à son tour, la vérité de la lumière naturelle qui me le fait connaître tel - , lequel exigerait une reprise longue de la question de la vérité et de la certitude. 48 Certitude de l'ego, science de sa cause vérité que d 'un Autre qui le garantit. Ce qui m'apparaît ne constitue donc pas, à soi seul, une instance de vérité. Le phénomène de la conscience n'est pas un apparaître de plein droit. Il est ainsi impossible à l'ego cogitans de préjuger de la valeur de vérité de ce qui se manifeste phénoménalement à lui comme certitude, sans entreprendre une recherche du fondement absolu de la subjectivité, tant du point de vue de la connaissance que du point de vue de l'être. On peut certes, donner d'autres noms à l'instance absolue de vérité - l'Esprit, l'Histoire, l'Autre comme autre-scène, c'est-à-dire l ' inconscient-, il n ' en reste pas moins que Descartes inaugure incontestablement une nouvelle époque de la théorie de la subjectivité où la vérité de la certitude présuppose pour être pleinement (plane) établie, c'est-à-dire suffisamment, à satiété (satis), la position d 'une altérité fondatrice dont l'ego dépend en propre. Limiter l'évaluation du cartésianisme à la critique, de sa psychologia rationalis (Kant)' '8, de sa prétendue falsification substantialiste de l'ego transcendantal (Husserl), de sa mésinterprétation de l'être de l'egocomme subsistance (Vorhandenheit) (Heidegger), interdit bien de penser, sous la figure du couple certitude / vérité, la singulière intempestivité de cette philosophie de la subjectivité. Conclusion L'épreuve de l ' impuissance du sujet à fonder dans la solitude de l 'exercice méditatif, la vérité absolue de son existence témoigne d 'un nécessaire pas en avant des Meditationes où l'égologie appelle une théologie. La question métaphysique d'une vérité absolue déporte l'ego de lui- même pour le porter vers Dieu, vers un régime d'être spécifique: celui de la perfection. Chercher la vérité de toutes choses - c'est-à-dire la garantie absolue de la certitude subjective - conduit l'ego cogitans à rencontrer Dieu et à trouver sa propre vérité de créature. L'ego ne pour ra u l t imement recevoir une garantie d 'ê t re qu 'en reconnaissant qu'il est comme créature, dépendant de Dieu. Le prix à payer - la dette - pour accéder à la vérité, le coût du savoir vrai, s'avère on- tologique. La vérité dujesuisest bien u n j e suis fini. Je ne peux savoir en vérité que je suis, sans apprendre que je ne suis pas parfait. L'ego va ainsi, dans les 08 Critique de la raison pure, B 131-132, AK, III, 108, B421-422, AK„ III, 275. 49 Jean-Pierre Marcos Meditationes suivantes, trouver in fine autre chose que ce qu'il cherchait inauguralement - à savoir, un point fixe pour la science - , soit: sa vérité de créature . La connaissance que je suis et de ce que je suis exige la re- connaissance de mon être fini. Vouloir simplement s'assurer de la vérité d 'une certitude d'être, conduit Yego cogitans à assumer le poids de la vérité d 'être une créature, un être fini et dépendant. Si pour répondre à la question: Dieu est-il vêracel, il faut bien évi- demment, préalablement, répondre à l 'interrogation Dieu est-il?, il apparaît que la réponse à cette dernière question fournira plus d' informations au questionnant qu'il n 'en réclamait de prime abord. Le problème de la vérité du savoir devient le problème du Dieu véridique, de la vérité de l'existence de Dieu et s'accomplit comme vérité de la créature créée par Dieu. L'ego s'assurera ainsi d'être dans le vrai en se saisissant comme n 'étant pas causa sui, comme n'étant pas sa propre cause. Il convient donc de relire les Meditationes en cessant de les regarder à la seule lumière d 'un entendement à la recherche d 'un savoir théorétique assuré, en détachant son unique attention du projet métaphysique d 'une fondat ion certaine des sciences exactes. Les Meditationes sont incon- testablement un itinéraire, un chemin vers la vérité - où il s'agit bien de trouver quelque chose de ferme et de constant dans les sciences —, mais leur programme, présenté comme tel dans leur titre, excède cet unique bénéfice. En quête de savoir, le sujet pensant rencontre sa propre vérité. Non seulement, il apprend avec certitude qu'il est, il s 'apparaît à lui-même dans la lumière de l'évidence, non seulement il découvre quel il est - res cogitans - e t prend acte de son humanité incarnée, mais de plus, il se trouve conduit à se connaître comme res limitata, chose ou substance finie, c'est-à-dire créée. De ce point de vue, l 'enquête savante se révèle quête de soi, che- minement vers sa propre vérité dont le dernier nom demeure: finitude. L'itinéraire de la connaissance est ainsi le même que le procès savant de la f in i tude r econnue comme mienne . Loin de dis t inguer l ' o rd re de la connaissance théorétique et l 'o rdre de l 'é thique, nous décelons dans l'expérience même du connaître, la révélation du sens ontologique du sujet de cette connaissance 09. Lorsque le sujet connaît, il ne peut pas ne peut se 80 On trouvera chez Pascal une lecture ontologique du procès de connaissance présenté à la lumière des difficultés de consignation de la pensée, toujours prête à se dérober, à se soustraire à la prise de l'écrit, offerte et perdue: »En écrivant ma pensée, elle m'échappe quelquefois ; mais cela me fait souvenir de ma faiblesse, que j 'oubl ie à toute heure ; ce qui m'instruit autant que ma pensée oubliée, car j e ne tends qu 'à connaître mon néant.« (L. Lafuma, fr. 656) Tel est le paradoxe de la défaillance de la mémoire qu'elle rappelle le sujet à la connaissance véritable. Le véritable oubli est 50 Certitude de l'ego, science de sa cause connaître connaissant et par là, être soumis à l'épreuve de la vérité de son être. Faire l 'expérience théorique de rechercher la vérité, revient donc à endurer patiemment le poids de sa vérité dont le motif premier - sa vérité comme sujet de la connaissance - , se trouve relevé par le terme du chemin: sa vérité comme ens creatum, étant créé70. celui de la faiblesse qui, heureusement, fait retour en condamnant à la nuit le motif immédiat de l 'écriture. 70 II nous importe donc - à terme - , de remettre en cause la constitution dualiste de la problématique du sujet: sujet de la connaissance et sujet éthique pour faire apparaître l 'irréductible dimension éthique du procès cognitif comme tel. 51