81 * Chercheur indépendant Filozofski vestnik | Volume XXXIX | Number 2 | 2018 | 81–99 Gilles Grelet* Prolégomènes à la Bretagne Anti-politique du navigateur solitaire « Le lieu précédant la formule. » — Yves Elléouët [a]   [I] [1] Dans Le Crabe-tambour, le grand livre d’honneur et de mer de Pierre Schoendoerffer, un aviso de la Marine nationale française croise, au large, après un ouragan, un petit voilier blessé qui parvient à étaler le très gros temps en tenant la cape. « Un navigateur solitaire », observe l’officier des pêches ; et d’ajouter : « Bientôt ce seront les derniers vrais marins, ces gens-là… » Réaction sévère et dédaigneuse de son supérieur, qui conclut : « les marins, les vrais marins, sont ceux qui gagnent leur vie, leur pain quotidien, sur la mer. [b]  » [2] Il y a ceux qui vont sur la mer pour quitter le monde, s’en purger, et ceux qui annexent la mer au monde, la mondanisent autant qu’ils le peuvent. [3] Entre les marins selon l’homme de mer qu’est l’officier des pêches et les marins selon son supérieur, militaire avant tout, division radicale. Fai- sant exploser la notion de marin, cette division est telle qu’elle dégage un point depuis lequel trancher avec le monde même ; elle établit le na - vigateur solitaire comme gnostique, point zéro d’une anti-philosophie. [4] Théorisme du navigateur solitaire [c]  : s’il tire quelque chose de la mer, ce n’est jamais que le vide des mondanités, leur vidange, et la vie d’ange que, défaisant un à un les nœuds qui attachent les hommes au monde, il s’invente point par point. 82 gilles grelet [II] [5] Radical, ce qui refuse le monde, la société humaine ; mondain, ce qui refuse l’homme, la solitude humaine. [6] La radicalisation, arrachement des hommes au monde, est humanisa - tion ; la mondanisation, ajustement des hommes au monde, réalisation. [7] Les hommes tiennent au réel dont ils choient en venant au monde ; le monde tient à la réalité forclose au réel. [8] Le réel n’est pas tant l’homme que la mélancolie qui voue l’homme à la radicalité ; la réalité n’est pas tant le monde que la suffisance spéculaire qui en machine la sécularité. [9] La mélancolie est aux hommes, et la s(p)écularité suffisante est au monde, ce que la divinité est à Dieu. [10] Le propre de la mondanité est de vampiriser l’homme, de prostituer les solitudes humaines ; celui de la radicalité est d’attenter au monde, d’en défaire la suffisance. [11] Entre les figures pures de la mondanité et de la radicalité s’inscrit une série de mélanges diversement dosés, dont les deux principales figures sont la radicalisation mondaine , arrachement des hommes au monde par un ajustement au rien du monde, au monde ramené à la vérité de sa nul - lité, et la mondanisation radicale , ajustement des hommes au monde par un arrachement à ce monde au nom d’un autre monde. [12] Sur le plan idéologique, la mondanisation donne lieu au conservatisme , la mondanisation radicale au progressisme, la radicalisation mondaine au nihilisme , la radicalisation à l’ angélisme. Quadriparti que commande celui de la philosophie, de l’hypo-philosophie, de la contre-philosophie et de l’anti-philosophie. [13] L’anti-philosophie prend appui sur le réel pour soulever la réalité, lui donner des ailes : c’est un angélisme. Faisant levier de façon à arracher 83 prolégomènes à la bretagne. anti-politique du navigateur solitaire au monde – à sauver du monde – des lambeaux de réalité et ainsi sus - pendre point par point l’entreprise s(p)éculaire, son angélisme est un matérialisme. [14] « Le Solitaire, écrit Saint-Pol-Roux : un être qui étant un homme encore n’est pas encore un dieu : c’est une affaire de temps, il ne s’agit que de tenir. [d]  » Un dieu, ou plutôt un ange en devenir : non pas un homme du monde mais un homme rien qu’homme, radicalisé, dont l’attente dans la solitude attente au monde. [III] [15] La rupture du navigateur solitaire avec le monde, qui lui vient de sa seule existence (qui en tant qu’existence seule est solitude redoublée – appro - priée), est aussi simple et immédiate que ce qui suit de cette rupture est complexe et laborieux – sauf à ce que cette suite, laissée à son illusoire simplicité, ne conditionne rétroactivement la rupture dont elle procède, machinant de la sorte sa récupération par le monde. Pas de spéculari - té entre la simplicité de la rupture avec le monde et ce qui suit de cette rupture, ou bien c’est la sécularité qui gagne, le monde qui absorbe ce qui rompt avec lui. L’absorbe : non seulement l’annule, mais encore s’en nourrit, trouve à s’en éterniser. [IV] [16] Il s’agit d’abord de rompre le silence. Non que la parole vaille mieux [e] , mais parce qu’elle seule a chance, sous certaines conditions, assez strictes, de sauver l’essentiel : le silence, justement. Et la solitude. Qui s’entre-expriment, tout comme de leur côté s’entre-expriment parole et monde. [17] Silence et solitude, pour les bavards qui machinent le monde d’y gre - nouiller, sont inadmissibles de « conférer aux choses ordinaires une beauté au-delà du supportable [f]  ». Silence et solitude sont ce pour quoi, à la recherche d’une régularité de quoi, j’ai, l’année de mes quarante ans [g] , rejoint bateau et Bretagne, leur double finitude ouverte sur un infini réel, quittant Paris et l’infinitude imaginaire des possibles mondains. 84 gilles grelet [18] Quittant l’intense foyer de mondanité qu’est Paris [h] , c’est du monde que je me suis retiré. (Tourner le dos au monde à la force de l’âge, le geste en impose. Mais en l’espèce il ne recouvre pas grand renoncement, nulle carrière sacrifiée par exemple ; le monde, il faut bien le dire, ne m’avait jamais fait très bon accueil.) [19] Posté à distance du monde, ayant fait le ménage dans mes attachements, ne possédant que mon bateau et des rayonnages de livres recueillis au loin [i] , j’ai eu ce que je voulais : des jours et des jours, sans nombre mais qui font des années, en tête-à-tête avec la mer. [V] [20] Le bruit du monde s’est tu ; la mondanité a trouvé son antidote. Dans le tête-à-tête avec la mer, tout entier ramené à la rigoureuse finitude de mon bord redoublée de celle de Bretagne, où la lumière vibre et fait vibrer, où l’on respire mieux que partout ailleurs, cette terre qui inspire d’ex - pirer dans la mer, face au couchant et aux grands vents d’Ouest, pays extrême-occidental où se révèle la grandeur de l’Occident, la seule, mais immense, qui tient en l’infini de sa mélancolie, je me suis mis à vivre, économe de mes mots, au ras des choses. [21] De « pratiquant de l’activité voile mention support habitable », pour par - ler la langue altière de la Fédération française de voile [j] , marin de plai - sance expérimenté mais de vacances seulement, soucieux de saisir toute occasion d’enrichir mon curriculum vitae nautique et de voir tourner – et sans doute de pouvoir exhiber – mon compteur de jours de mer, je suis devenu marin tout court, marin subjectivé. [22] « J’ai fait le vide autour de moi, lâche le commandant de supertanker Marco Silvestri (Vincent Lindon) dans le film de Claire Denis Les Sa - lauds ; ça sert à ça, la marine [k] . » Marin, celui dont le tête-à-tête avec la mer fait le vide du monde. Autour de lui, et en lui. [23] Peu de marins au sens radical parmi les « usagers » de la mer. Profes - sionnels ou amateurs, la plupart vont sur l’eau pour en tirer ou y ga - gner quelque chose, qu’il s’agisse d’y commercer, d’en exploiter les res - 85 prolégomènes à la bretagne. anti-politique du navigateur solitaire sources, d’y glaner des trophées sportifs ou bien encore de s’y éprouver pour mieux revenir au monde. Ce sont des mondains de la mer. [24] La ligne de partage, magistrale, passe entre ceux qui se servent de la mer et ceux qui se servent de la marine. Les uns rapportent la mer au monde auquel ils se rapportent eux-mêmes ; les autres se rapportent au radical d’humanité dont la mer est miroir. [25] À demeure sur l’eau, ne quittant guère mon bord plus de quelques heures (et en fin de compte seulement cinq nuits les cinq premières années), ne croisant pas grand-monde, j’ai pris mes quartiers de mer, comme l’on dit quartiers de noblesse. Dès lors ai-je navigué non pour ce que cela appor - tait à ma vie, mais parce que c’était ma vie : sinon mieux, du moins bien. [26] Sait-on ces jours de transparence, où rien enfin n’est de trop, où l’on est si exactement ramené à sa finitude que c’est l’infini même dont on se sent traversé ? Ces jours où une belle manœuvre, qui n’est telle qu’au - tant qu’elle se fond si bien dans le paysage que personne ne la remarque, comble l’âme sans l’alourdir de rien ? Où tracer un grand sillage scintil - lant, dans une brise tiède, peut faire hurler, seul, dans la nuit ? [VI] [27] Cela n’a pas duré. Deux ans de ce régime de mutisme tout juste tempéré (par les achats courants, des obligations administratives et, de temps à autre, un contact avec des proches plutôt compréhensifs), et la solitude bénie se retournait en malédiction banale, se peuplait de fantasmes et de fantômes, rameutait rancœurs et convoitises. À mesure que j’en ap - profondissais le vide, ma circonscription virait au glauque ; le silence, intensifié, perdait éclat et vibration : loin de s’y épurer, il moisissait, s’ef - fritait, partait en charpie. [28] Dans la cellule de lumière qu’à distance du monde je m’étais ménagée, tout s’est mis à résonner, creux ; à raisonner, mou. Le tête-à-tête avec la mer virait au décervelage, l’âme rincée, avalée. 86 gilles grelet [29] « Sans m’en rendre compte, constate au seuil de son miraculeux Armen le tout jeune gardien de phare Jean-Pierre Abraham, je suis entré dans l’hébétude de ces vieux marins. Naguère encore, quand je descendais, quand je retrouvais l’île après vingt jours, je les admirais, tous alignés sur le quai Nord, immobiles, l’œil fixé sur un point de l’horizon. Je les imaginais pleins de sagesse et de souvenir. Je sais maintenant qu’ils sont sans pensée. La mer est entrée par leurs yeux, leur a vidé lentement l’in - térieur de la tête [l] . » [30] « Le bateau, ça rend con, remarque Brel de son côté. T’as le cerveau qui s’atrophie à force de te demander d’où vient le vent. [m]  » Pas sûr que le souci constant du sens du vent y soit pour grand-chose, mais l’atrophie intérieure, l’apathie de l’âme, le dessèchement subjectif du marin sont, eux, avérés. [31] Nourri de lui-même, de son vide propre bien davantage que du refus d’oc - cuper une place parmi les bavards dans les rangs du monde, le mutisme de ceux qui vivent sur la mer, à même la dévorante, s’avère inséparable de l’hébétude, de l’abrutissement, de la ronde des pensées molles, mé - diocrement folles, informulables à force d’inconsistance, dont à la fin des fins le brouhaha sourd n’est pas moins désastreux que le bavardage qui mondanise tout ce qu’il touche. [VII] [32] Reprendre alors la parole. Mais pas n’importe laquelle. Une parole de si- lence : qui en vienne, et y conduise. [33] Non pas rendre les armes, revenir au monde ; mais ne pas, ne plus croire à trop bon compte m’en être défait de l’avoir fait taire. Car c’est encore et toujours le monde qui, en creux, par l’évidement plutôt que par la bouf - fissure, insiste en ce silence nu qu’importe la mer en même temps qu’elle l’emporte. [34] On sait l’observation du sage Maître Folace (Francis Blanche), le notaire des Tontons flingueurs de Georges Lautner : « C’est curieux, chez les ma - rins, ce besoin de faire des phrases. [n]  » Curieux, sans doute, aux yeux du 87 prolégomènes à la bretagne. anti-politique du navigateur solitaire monde ; beaucoup moins, en revanche, à tenir ces phrases pour paroles de silence. [VIII] [35] Rompre donc le silence, pour le sauver. Parler le silence pour que le si - lence ne parle pas, ne fasse pas monde. [36] Ce qui ne revient pas exactement à dire, avec Maurice Blanchot : «  Gar- der le silence, c’est ce que à notre insu nous voulons tous, écrivant. [o]  » Il y a le silence idéaliste, qu’on vise , et qui recule à mesure qu’on s’en approche, donnant ses aises à la parole chemin faisant : c’est ce dont Blanchot dégage la dialectique. Et puis il y a le silence matérialiste, élé - mentaire, qu’on habite, moyennant la parole qui en rompt la suffisance : c’est ce dont j’engage l’anti-dialectique. [37] La dialectique du silence est là pour procurer un alibi au trafic-monde de la parole, dispositif de justification aussi sophistiqué que redouta - blement efficace en vertu duquel les agents spéciaux de la mondanité peuvent, la conscience tranquille, faire œuvre, créer, réaliser et se réa - liser, quand ses agents de base, avec meilleure conscience encore – la meilleure du monde, forcément –, procréent, engendrent, fabriquent de la chair à parole. [38] Création et procréation l’une à l’autre s’adossent pour machiner en - semble, dans la fabrication et la consommation d’illusions qui donnent envie de vivre, l’infamie de la perpétuation du monde [p] . Au premier rang de ces illusions, l’idéal du silence, le silence comme idéal. [39] Silence facile, silence difficile. Le vide du premier, au revers immédiat du bavardage mondain, est voué à la moisissure boursouflée des marges, qui remplissent une fonction essentielle pour le monde : la marge, dans un cahier, est ce qui fait tenir ensemble les pages. Quant au vide du se - cond, il se parle. Profération du vide, harmonique du rien, la parole de silence conjure la parole et son revers de silence. 88 gilles grelet [40] Si la parole est l’orthodoxie même, le silence facile en est l’hétérodoxie et le silence difficile l’hérésie. [41] Rompre le silence hétérodoxe pour en établir un autre, hérétique, moyen- nant la parole. Une certaine parole, ayant sa fin hors d’elle-même. Pa - role qui soit moyen (humain, d’humanisation) plutôt que fin (mondaine, de mondanisation). Parole fonctionnelle, anti-idolâtrique. Parole d’une fonctionnalité d’ordre iconique. [42] Iconique, ce qui, dans le domaine pictural, représente moins (la repré- sentation valant pour soi, ayant sa fin en elle-même) qu’elle ne sert de chemin d’approche, de pont, de moyen d’accès à autre chose qu’elle- même, et peut bien s’effacer sa tâche accomplie. Iconique, ce qui met en rapport ce qui est séparé, tels le croyant et son Dieu, l’icône valant non pour la beauté qui s’y donne à voir mais pour l’état – de recueillement, de prière – auquel elle conduit ; ce qui ne meuble pas le monde, ne fait pas œuvre, ou alors de surcroît, malgré soi, mais supporte un arrachement au monde, lui est tremplin. [43] Mise en rapport du silence avec lui-même, la parole de silence, comme parole fonctionnelle d’ordre iconique, est parole minimale – plus petite forme possible : formule, parole ou écriture formulaire [q] . [IX] [44] Le solitaire ne rompt le silence que pour l’établir, et s’y établir ; qu’il de - meure, et y demeurer. Non pas garder le silence, écrivant, mais écrire à même le silence. [45] Formulaires, ses paroles sont du silence tenu, retenu de faire monde : theoria, plutôt que logos et vide du logos. Anti-dialectique dont, souvent, l’écriture de la lumière est mieux capable que celle des mots. 89 prolégomènes à la bretagne. anti-politique du navigateur solitaire [X] [46] La mer fait le vide du monde sans jamais faire monde elle-même. Elle n’est pas plus du monde que d’un autre monde, alternatif à ce monde : c’est la dévorante [r] . [47] Si la mer n’est pas du monde, ou (d’)un monde, c’est qu’elle n’est pas une réalité mais le réel de la réalité. Comme la mélancolie dont elle constitue le miroir anti-s(p)éculaire , la mer baigne toute réalité. Élémentaire, elle détermine en dernière instance la réalité. [48] La mer est la chance et le risque des hommes. Faisant le vide du monde sans rien lui substituer qu’un abîme, elle laisse place à un retour du monde, sous les espèces de miasmes, pour tenter de combler ce vide. En une manière d’appel d’air en circuit fermé, le monde, mis à la porte du corps, revient par la fenêtre de l’âme. À moins d’y parer. Ce qui requiert, entre mer et monde, au lieu du vide, un dispositif spécial : une institution. [49] Ne pas croire la mer contre le monde, tout contre : elle vient avant ; c’est l’anté-monde. Entre la mer, réel de la réalité, et le monde, réalité, au lieu du vide, l’institution : réalité du réel. [XI] [50] L’institution dans sa version usuelle, domestiquée, est instrument de mondanité maximale : ce par et en quoi l’organisation sociale des hommes excède sa stricte horizontalité pour se doter d’une profondeur (historique, généalogique, juridique), de «  racines  » qui stabilisent l’émulsion sociale en sorte que le monde tienne. [51] Prise en elle-même, libérée de sa camisole, l’institution n’est pas ce dont la verticalité tempère, contrebalance et à son corps défendant pérennise ainsi l’exercice horizontal de la socialité ; c’est ce qui attente à cet exer - cice. L’institution est anti-sociale. [52] « Tout ça n’a aucune importance, docteur ; le second prendra ma place, tranche, dans l’adaptation cinématographique du Crabe-tambour [s] , le 90 gilles grelet vieux commandant malade (Jean Rochefort) face à Pierre (Claude Rich), le médecin de bord. Ce qui compte c’est le bateau. – Le bateau ? – Le bateau. Les hommes, vous savez… Sans un bateau, nous ne valons pas cher. » Le bateau c’est l’institution, dont le commandant énonce la for - mule. Ce que Pierre refuse d’entendre. Pour lui qui a quitté la Marine il y a longtemps avant d’y revenir, sur le tard, avec le sentiment de « rentrer dans le rang » (« je me suis fait peur », l’entend-on murmurer comme pour s’excuser), l’institution est un pis-aller, la voie tracée d’avance de ceux qui n’ont pas la force de suivre leur propre chemin – ou, comme lui, y ont manqué. Pour le vieux commandant au contraire, seule l’institu - tion permet de tenir tête au monde. [53] L’institution donne aux hommes de tenir debout là où le monde en fait des flaques d’eau. Elle les subjective là où le monde les socialise. L’erreur du personnage de Pierre, le médecin du Crabe-tambour, est de rabattre l’institution sur la socialisation, et la socialisation sur le registre du col - lectif. Car l’individualisation n’est pas moins une socialisation que la collectivisation. Ce qui s’oppose à la socialisation, individuelle ou col - lective, individualiste ou collectiviste, c’est la subjectivation ; c’est l’ins - titution humaine. [XII] [54] Qu’un homme livré à lui-même, à ses propres forces, ne vaille pas grand- chose, ne signifie pas que le monde vaille mieux que la solitude, moins encore qu’il faille en passer par lui qu’on le veuille ou non (la question devenant celle, aussi répugnante que dérisoire, de « la dose de compro - mis acceptable »). C’est dire qu’il faut aux hommes des institutions. [55] Ce qui fait le départ entre la radicalisation rigoureuse et sa version mon - daine, c’est leur rapport à l’institution. Toutes deux articulent un parti pris du vide ; mais le nihilisme de la radicalisation mondaine, faisant du vide la vérité dont l’extinction est la méthode, voit en l’institution le re - doublement du mensonge de la vie par sa sclérose, alors que l’angélisme de la radicalisation rigoureuse, dont la vérité n’a d’être que du parti pris du vide dont elle procède, est tout institutionnel. 91 prolégomènes à la bretagne. anti-politique du navigateur solitaire [56] La vérité du nihilisme, épistémologique, accomplit les Lumières [t]  ; la vérité de l’angélisme, gnostique, n’instaure pas tant la lumière (hénolo - gique) que le combat (anti-ontologique) contre la ténèbre. [57] La méthode est, selon Novalis, la régularisation du génie [u]  ; je dis insti - tution la régularisation de la grâce. L’ange, partenaire de l’homme dans son combat contre la ténèbre mondaine, c’est l’institution. [58] L’institution, réalité du réel, met en rapport le réel et la réalité moyen - nant le sujet, réel de la réalité, auquel elle donne, non des mains, mais des ailes. C’est ainsi ce grâce à quoi l’homme trouve quelque prise sur les réalités sans succomber à la réalité : juste de quoi vivre sans pour autant se mondaniser. [59] Prothétique et non institutionnelle, la dimension de ce qui donne des mains à l’humanité, c’est-à-dire de quoi combler son vide, son essentiel défaut ontologique, le manque d’être foncier qui en fait une espèce si peu apte à la survie. Dimension de la prothèse ou de la machine à laquelle fait droit Laurent de Sutter, pour qui « de tout temps, l’être humain n’a pu se présenter comme tel que par le biais des accessoires, des suppléments, des prothèses qui en disent le tout, c’est-à-dire qui en disent l’absence d’être. [v]  » [60] Ses mains sont ce par quoi l’humanité prétend échanger son vide (son manque d’être) contre du faire : du réel contre de la réalisation, de la mélancolie contre de la mondanité. Les prothèses, « innombrables ac - cessoires qui, comme dit encore Laurent de Sutter, du langage au feu, du livre aux ordinateurs, des tracteurs aux cosmétiques, font que nous sommes ce que nous sommes [w]  », ne mettent pas en rapport le réel et la réalité mais rabattent celui-là sur celle-ci : bouchant le trou du réel avec la bourre de la réalité, elles sont ce par quoi l’humanité s’accomplit : se débarrasse d’elle-même. [61] Les prises sur certaines réalités que donne à l’homme l’institution sont comme les ascendances qu’accrochent les oiseaux pour prendre de l’al - titude et rester en vol. L’homme a des mains faute d’avoir des ailes ; l’on - tologie humaine est prothétique faute d’être institutionnelle. Mettant en 92 gilles grelet rapport réel et réalité en faisant écran entre eux, l’institution refuse – ou conjure – l’échange : anti-prothèse du sujet [x] , elle permet l’humanisa- tion. Instituer, c’est donner lieu à l’humanité. [62] Faute d’instituer le vide du monde que délivre la mer, c’est sinon le monde qui revient, du moins ses remugles qui viennent hanter l’espace vacant. Instituer le vide, c’est, lui donnant lieu, en forger le canon – d’un même geste norme et explosion : ce qui régularise silence et solitude, en les rompant. Au lieu du vide, la formule, le lieu précédant la formule. [XIII] [63] Politique, le refus de la priorité du lieu ( topos), et sa mise en coupe réglée par la parole ( logos). La politique est ce qui fait que rien n’ait (de) lieu qu’à s’inscrire, moyennant la parole, dans l’ordre du monde ( cosmos). En quoi la politique est toujours une cosmopolitique, c’est-à-dire une philo - sophie. [64] Le monde n’est pas un lieu mais un processus : procès d’ouverture tous azimuts, le monde est mondanisation. À quoi s’oppose l’exigence hu - maine de clôture. L’opposition du clos et de l’ouvert, secret le plus pro - fond de l’humanité ? Comme Frédéric Worms [y] , je le crois, mais, contrai - rement à lui, en tiens pour le clos. [65] La circonscription est ce sans quoi l’humanité se transmue en ressource mondaine. On n’accède pas à l’infini par l’indéfini mais par le fini. On ne lutte pas contre le repli en s’ouvrant au large, puisque le repli est la condition même du large. Encore faut-il ne pas sciemment méconnaître le repli, et le large [z] . [XIV] [66] Anti-politique, la précession canonique du lieu sur la formule. [67] Un lieu n’est pas une localisation au sein du monde, mais ce qui sépare et protège l’homme du monde ; c’est un entre-deux. Comme l’indique Mi- chel Le Bris, « à croire décidément qu’un “ici” n’est un lieu que s’il est 93 prolégomènes à la bretagne. anti-politique du navigateur solitaire une porte… [aa]  ». Allons au terme : habiter un lieu, c’est y être mis à la porte de chez soi. [68] De la désactivation politique du lieu procède la maxime cosmopolitique « je suis partout chez moi ». À quoi j’oppose non le « chez moi c’est chez moi » identitaire (repoussoir dont le cosmopolitisme a besoin comme l’État a besoin du terrorisme, quitte à les sécréter), mais le « je ne suis nulle part chez moi » anti-politique. [69] Le chez soi est la s(p)écularisation du lieu ; la politique en est la manu - facture à toutes les échelles, du microcosme au macrocosme. Le lieu est l’institution du vide ; l’anti-politique en dresse le canon, comme pied de nez d’une solitude douée de régularité. [70] Le monde s’éternise de ce qu’on bavarde chez soi, fût-ce de se taire ; l’homme se sauve de s’établir au lieu du vide, et d’en dire le mot. Sans lieu, pas de formule mais du bavardage, idéalement délibératif, qui s(p)écularise les lieux. Pour l’anti-politique, rien n’a lieu que le lieu. [XV] [71] La rébellion au monde par les voies du silence et de la solitude requiert le lieu et la formule. La radicalisation anti-philosophique, théoriste bien plutôt que terroriste, requiert un enracinement anti-politique. [72] Le lieu, comme entre-deux ou coprésence de l’ici et de l’ailleurs, est gnos - tique. Dire « je ne suis nulle part chez moi », c’est ramasser l’exil, la quête du royaume et l’échec de cette quête. C’est dire : je suis ici, mais n’en suis pas. La mélancolie, science du lieu. L’homme, en venant au monde, s’est perdu dans les ténèbres ; il s’y débat pour retrouver des bribes de la lu - mière à laquelle il est apparenté. Telle est la logique de la gnose celte, que recèle la Matière de Bretagne [bb] . Et pour cause : les lieux celtiques sont lieux purs. 94 gilles grelet [XVI] [73] J’ai découvert que je suis breton ; que la Bretagne, gnostique, n’est pas faite pour le monde, qui l’a pourtant annexée. [74] Que la Bretagne ait pu, il y a bientôt cinq cents ans, être rattachée à la France, et depuis progressivement s’y dissoudre, tient d’abord à ce qu’elle se voyait elle-même comme rattachable au monde, et soluble en lui. Pas de discontinuité entre la Bretagne et cette figure immédiate du monde que lui est la France : toutes deux étaient de plain-pied sur le plan po - litique. Avant même que la Bretagne n’ait perdu politiquement face à la France, elle s’était déjà perdue d’être politique. [75] Ni politique, ni mystique, la Bretagne, gnostique, est anti-politique. « Si, comme l’écrit Alain Le Cloarec, au xix e siècle, la Bretagne apparaît prin- cipalement comme un moyen d’affirmation d’idées politiques conserva- trices, au xx e siècle, ce sont également les idées politiques progressistes et révolutionnaires qui vont être des moyens d’affirmation de la Bretagne. [cc]  » Peut-être, au xxi e siècle, la Bretagne cessera-t-elle de se rapporter au monde, que ce soit comme moyen d’une politique ou comme fin d’une autre ; peut-être se constituera-t-elle une bonne fois comme lieu, s’éta- blissant en elle-même, en sa finitude qui piège l’infini, de sorte que, ne s’attachant plus à rien, elle ne s’appuie que sur elle-même. [76] Il y a bien des raisons pour lesquelles la Bretagne, prise comme nation aux neuf pays (Cornouaille, Vannetais, pays Nantais, Léon, Trégor, pays de Saint-Brieuc, pays de Saint-Malo, pays de Dol, pays Rennais), doit et peut travailler à son indépendance. Des raisons, historiques, géogra- phiques, linguistiques ou encore économiques, souvent excellentes dans leur ordre mais dont l’appareil empirique, ne touchant pas au radical de Bretagne, peut tout aussi bien lui donner corps anti-politique qu’en tisser le linceul politique. [77] Déterminant l’appareil empirique des raisons qui militent pour l’indé - pendance sans en être déterminé en retour, le radical de Bretagne donne à l’indépendance de quoi échapper aux impasses de la revendication : sa rigueur de dernière instance. 95 prolégomènes à la bretagne. anti-politique du navigateur solitaire [78] De la même manière et pour les mêmes raisons que l’anti-philosophie doit être capable de mener et remporter sa guerre d’indépendance vis- à-vis de la pensée-monde qu’est la philosophie, la Bretagne doit être capable de mener et remporter sa guerre d’indépendance vis-à-vis de la figure du monde que lui est la France. [XVII] [79] Entre-deux de la mer et du monde, du réel et de la réalité, la Bretagne, dépourvue d’identité à défendre ou à dissoudre, est ce qui demeure. « Un pays où rien ne meurt, un peuple qui se targue de n’avoir rien abdiqué, tel est le singulier anachronisme que présente la Bretagne », écrit Le Braz [dd] . [80] Dans la formule générale des choses humaines, qui est celle de la rébel - lion au monde, la Bretagne occupe la place de la constante [ee] . [NOTES] [a] Yves Elléouët, Falc’hun, Gallimard, Paris, 1976, p. 66. [b] Pierre Schoendoerffer, Le Crabe-tambour , Grasset, Paris, 1976, pp. 295-297. [c] J’ai avancé la notion de « théorisme » dans les Prolégomènes à la rébellion comme théorisme (mémoire de recherche pour le dea « La Philosophie et la Cité », Université Paris Nanterre, 1996). Son seul défaut étant de ne pas passer en anglais, cette notion quasiment vierge avant que je ne la mobilise (le Trésor de la langue française en cite deux occurrences, au demeurant lâches, chez Chateaubriand et Vigny), constitue le fil rouge d’un parcours de plus de vingt ans. Fil hétérogène, cependant. Sans doute faut-il en effet distinguer deux âges du théorisme, entre lesquels l’année académique 2006-2007 fait charnière. [d] Saint-Pol-Roux, La Besace du solitaire , éd. Jacques Goorma et Alistair Whyte, Rouge - rie, Mortemart, 2000, p. 51. [e] « Il n’est rien de plus indigne, ai-je expérimenté avec l’âge, que la très respectée di - gnité du mutisme », indiquait Jean-Claude Milner en tête d’un ouvrage pour en justi - fier l’existence (L’Universel en éclats. Court traité politique 3 , Verdier, Lagrasse, 2014, p. 9). Sur ce point comme sur bien d’autres désormais, je me découvre en opposition complète avec un auteur qui, longtemps, m’aura été un guide infaillible vers la radi - calité. Une radicalité où il ne s’aventurait guère lui-même, mais dont il dégageait les voies comme nul autre. 96 gilles grelet [f] “It was killing him with its silence and loneliness, making everything ordinary too beautiful to bear”, écrit Ken Cosgrove, sous son nom de plume de Dave Algonquin, à la fin de l’épisode 5.5 de la série Mad Men (Matthew Weiner, 7 saisons, 76 épisodes, amc, États-Unis, 2007-2015). [g] Je me suis avisé que Xavier Grall avait lui aussi quarante ans en quittant Paris pour s’établir en Bretagne. La coïncidence me semble significative. Non que cet âge, parce qu’il serait celui de la moitié de vie, inciterait aux bilans et changements éventuels d’existence afin de profiter du temps qui reste : cette vision gestionnaire et touris - tique des choses humaines, misérable en plus d’être fausse , n’était pas celle de Xavier Grall, et n’est pas davantage la mienne. Je constate, plus simplement, plus radicalement, avoir mis quarante ans à commencer à vivre. Jeune, sauf à être abruti, l’on veut surtout mourir. Vieux, je ne sais encore. À quarante-six ans, l’âge que j’ai au moment où j’écris ceci, je suis vivant . Nulle gestion de vie, chez Grall et moi ; mais un rapport de vie. Et sans doute y a-t-il là, dans le champ contemporain, une structure subjective partagée. [h] À l’appui d’une assertion qui se soutient très bien d’elle-même, l’actualité me souffle les mots que prononça Victor Hugo à son retour d’exil, le 5 septembre 1870 : « Sauver Paris, c’est plus que sauver la France, c’est sauver le monde. Paris est le centre même de l’humanité, Paris est la ville sacrée. Qui attaque Paris attaque en masse tout le genre humain. Paris est la capitale de la civilisation, qui n’est ni un royaume ni un empire, et qui est le genre humain tout entier dans son passé et dans son avenir. Et savez-vous pourquoi Paris est la ville de la civilisation ? C’est parce que Paris est la ville de la Révolution. » (Discours repris le 10 janvier 2016 lors d’un hommage officiel aux victimes des meurtres parisiens de janvier et novembre 2015.) [i] Ma bibliothèque est sans doute la seule chose que je regrette de ma vie à terre. Cer - tains jours, elle me manque sans cesse, qu’il s’agisse d’épauler dans l’instant un tra- vail en cours ou de permettre une de ces libres errances dont la fécondité n’est plus à prouver. Mais je ne suis quand même pas totalement dépourvu. Ma bibliothèque de bord, pour contrainte et peu aisée d’accès qu’elle soit (puisque les livres, protégés de l’humidité dans des sacs plastique, sont rangés au chausse-pied dans des caisses ou des sacoches elles-mêmes calées dans des casiers situés derrière des dossiers ou sous des assises), comporte en effet plusieurs centaines de volumes. Et j’en adapte la composition par des échanges annuels avec ma bibliothèque principale. [j] Effroyable langue, à l’avenant d’une pensée nulle, toute tissée de pédagogisme aux sources psycho-sociologiques résolument désubjectivées et désubjectivantes, que ce jargon de la ffv , où l’âme des Glénans (l’âme, oui, l’âme !) s’est noyée au tournant des années 1990. Ayant alors passé la qualification fédérale de formateur de moniteurs de croisière, j’ai vécu cette noyade de près, croyant pouvoir y parer avec les moyens du bord – ceux que je commençais de me forger et ceux, surtout, que recélait la pen - sée-Glénans ou ce qui me semblait de cet ordre. 97 prolégomènes à la bretagne. anti-politique du navigateur solitaire [k] Claire Denis, Les Salauds , prod. Wild Bunch et Alcatraz Films, France, 2013. [l] Jean-Pierre Abraham, Armen [Le Seuil, Paris, 1967], rééd. Le Tout sur le Tout, Gou - vernes, 1988, p. 13. Faut-il dire que je ne lisais plus grand-chose, que tout me tombait des mains ? Mais le chef-d’œuvre d’Abraham, lui, tenait, et me tenait. Il ne fut pas pour rien dans mon sursaut, dans le travail de subjectivation qui s’inscrit ici-même. Comme si je relisais moins Armen que ce n’était lui qui me relisait, et me ramenait à moi-même. [m] Quand Brel a ce mot (cité par Philippe Joubin, « La cathédrale de Jacques Brel », Voiles et Voiliers , n° 554, avril 2017, p. 113), il est aux Marquises, au terme d’un de - mi-tour du monde en équipage réduit à bord de l’ Askøy ii, yawl en acier de 18 mètres pour 42 tonnes, si peu équilibré qu’il ne pouvait être laissé aux soins d’un pilote automatique ou d’un régulateur d’allure… On aurait cependant tort de minimiser la portée d’un tel mot. [n] Georges Lautner, Les Tontons flingueurs, dial. Michel Audiard, prod. Gaumont, France-Allemagne-Italie, 1963. [o] Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre , Gallimard, Paris, 1980, p. 187. [p] « Tu es infâme. – Non, je suis une femme », est-il dit dans Une femme est une femme , de Godard (prod. Georges de Beauregard et Carlo Ponti, France, 1961). Non pas les femmes, instance de l’infamie, mais la femme, qui n’existe que des mères. La femme, qui court les rues, porte le monde ; les femmes, qui sont des raretés, le suspendent. De là que je haïsse la femme, c’est-à-dire les mères, lors même que j’aime une femme, et ma mère. [q] Ainsi de ces lignes, évidemment, mais encore des conditions qui président à leur écriture. Je pense par exemple à la musique. Si je l’écoute assez peu pour elle-même, elle m’est en revanche un moyen privilégié de mise en condition de travail. Grâce à elle se constitue une sorte de bulle autour de moi, en laquelle l’écriture parfois peut avoir lieu. [r] « La mer attend son heure, raconte l’illustre sauveteur en mer breton François Mic ; elle guette, comme un crocodile ; et elle avale. Elle ne pardonne rien à l’homme. Elle n’aime pas. Elle est mauvaise… Dieu qu’elle est mauvaise ! » (Le Monde , 19 juil- let 1996, cité in Björn Larsson, La Sagesse de la mer , trad. Philippe Bouquet [2002], rééd. Le Livre de Poche, n° 30438, Paris, 2005, p. 44). Et Jean-Pierre Abraham, à la fin de sa vie, de confesser : « J’ai vu de vieux noyés, depuis je hais la mer. J’ai tout le temps peur maintenant » (Fort-Cigogne, Le Temps qu’il fait, Cognac, 1995, p. 87). Joseph Conrad : « Odi et amo pourrait bien être l’aveu de ceux qui, consciemment ou aveuglément, ont abandonné leur existence à la fascination de la mer » (Le Miroir de la mer [1906], trad. Pierre et Yane Lefranc, Gallimard [1985], coll. « Folio », n° 4760, Paris, 2008, p. 212). 98 gilles grelet [s] Pierre Schoendoerffer, Le Crabe-tambour , prod. Georges de Beauregard, France, 1977. [t] Je renvoie ici à Ray Brassier, Nihil Unbound. Enlightenment and Extinction, Palgrave Macmillan, New York, 2007. [u] « La véritable conquête, chez Fichte et Kant, se trouve dans la méthode, dans la ré - gularisation du génie. » (Novalis, Fragments , précédé de Les Disciples à Saïs , trad. Maurice Maeterlinck [Bruxelles, 1895, 1914], rééd. José Corti, Paris, 1992, p. 126.) [v] Laurent de Sutter, « L’âge de l’anesthésie dont je parle est en réalité l’âge de la dépres - sion », entretien avec Jonathan Daudey et Mickaël Perre, in Un Philosophe , [dernière consultation le 17 février 2018]. [w] L’ensemble du propos mérite d’être cité ici : « La seule chose qu’il y a d’humain en l’humanité est ce qui supplémente son humanité – les innombrables accessoires qui, du langage au feu, du livre aux ordinateurs, des tracteurs aux cosmétiques, font que nous sommes ce que nous sommes. L’ontologie humaine est une ontologie prothé- tique. Sans prothèse, nous ne sommes que des vers nus – des larves néoténiques. La machine est notre condition. » (Laurent de Sutter, post Facebook, 20 septembre 2017.) [x] L’écran (symbolique) refuse l’échange (imaginaire) non en lui résistant, mais en ve - nant avant : la dimension institutionnelle précède la dimension prothétique ; elle est rigoureusement anti-prothétique d’être anté -prothétique. [y] Frédéric Worms, « L’ouverture, oui mais laquelle ? », Libération , 7 avril 2017. [z] En visite en Bretagne à la toute fin de son mandat, le président François Hollande déclarait ainsi : « On a besoin d’air pur, parce qu’il y a quand même aussi des mau - vais vents (…), les vents du nationalisme, du repli, de la peur. Il faut (…) aller vers le grand large, ne jamais se replier » (propos rapportés par Solenn de Royer, Le Monde , 29 avril 2017). [aa] Michel Le Bris, Un hiver en Bretagne [NiL, Paris, 1996], rééd. Le Seuil, coll. « Points », n° P369, Paris, 1997, p. 189. [bb] On sait que la Bretagne de la Matière de Bretagne – cet ensemble de légendes et de chansons qui au Moyen Âge donna lieu à une immense littérature – ne se limite pas à la Bretagne actuelle, mais englobe également et même se centre plutôt sur l’île de Bretagne. N’importe. [cc] Alain Le Cloarec, Aux origines des mouvements bretons , Coop Breizh, Spézet, 2016, p. 46. 99 prolégomènes à la bretagne. anti-politique du navigateur solitaire [dd] Anatole Le Braz, La Bretagne à travers l’Histoire [1923], Les Équateurs, coll. « Paral - lèles », Paris, 2009, p. 57. [ee] J’ai longtemps tenu le lieu pour accessoire ou contingent au regard de la formule, seule chargée de dignité ou de nécessité. On pouvait bien être ici ou ailleurs, cela n’importait guère, ou alors de manière négative, comme ce dont la généralité doit s’abstraire pour advenir. Breton exilé à quatorze ans, j’éprouvais un allègre fourmil - lement de l’âme à chaque retour en Bretagne, mais n’en tirais pas de conclusion pour mon travail, ne voyant pas comment un lieu pourrait ne pas être homogène au corps, lui-même prison de l’âme. Et puis, j’ai fait droit à ce qui, dans la formule, a lieu . À ceci qu’il faut que l’âme se fasse corps pour que le corps se fasse âme. Le corps, prison de l’âme, mais la chair prison du corps bien davantage. À distinguer corps et chair, s’ouvrait la possibilité d’un lieu qui ne soit pas une localisation, c’est-à-dire d’une circonscription qui libère de la prison du monde, la rigueur de sa finitude étant ce qui donne accès à l’infini. Ce fut – et c’est toujours – mon bateau, pour cela nommé Théorème  : le lieu de la formule et la formule du lieu. Belle trouvaille sans doute, s’agissant de faire le vide du monde. Moins s’il s’agit d’y vivre. Car vider la formule de toute détermination hors son lieu flottant, c’est lui interdire d’être autre chose qu’elle-même flottante , et partant d’avoir prise sur la moindre réalité. En instituant la finitude du lieu comme moyen de la formule et la formule comme détermination du lieu à même l’infini, j’ai moins trouvé le lieu et la formule que court-circuité l’un par l’autre les termes de la recherche. Manque au lieu l’enracinement qui, précédant la formule, lui donnerait sa constante. Ce qu’est la Bretagne. Merci à Laurène Strzempa