37 Filozofski vestnik | Volume XXXVIII | Number 3 | 2017 | 37–51 * Université Paris 13 -Sorbonne Paris Cité Claire Sibony* Virginia Woolf La stratégie du grain de raisin ou l’utopie d’un corps translucide Parfois, on doit se contenter de petites trouvailles, et tout tient dans un dé- tail. Tout tient, ici, à deux grains de raisin que j’ai trouvés en lisant deux écri- vains que l’on rapproche souvent, Virginia Woolf (1882–1941), et Clarice Lis- pector (1920–1977). Dans deux passages revient la curieuse image d’un grain de raisin. Pour Virginia Woolf, la sensation d’être à l’intérieur d’un grain de raisin est le nom d’un fantasme, le fantasme d’un corps originaire, inviolé, flottant et merveilleux ; et c’est le nom de la grande source de l’écriture, ces souvenirs de l’enfance dont l’intensité déborde la possibilité de dire com- plètement, et que nous lisons à l’état d’esquisse dans les Moments of being1. 1 Voici le premier grain de raisin, celui de Virginia Woolf : « Je commence : mon premier souvenir. Il y avait des fleurs rouges et violettes sur fond noir – la robe de ma mère ; et ma mère était assise dans un train ou dans un omnibus, et moi j’étais sur ses genoux. […] Peut-être allions-nous à St. Ives ; plus probablement, car d’après la lumière ce devait être le soir, nous rentrions à Londres. Mais il est plus commode du point de vue artistique de supposer que nous allions à St. Ives, car cela m’amène à mon autre souvenir, qui semble être aussi mon premier souvenir et, en fait, est le plus important de tous mes souvenirs. Si la vie repose sur une base, si c’est une coupe que l’on remplit, que l’on remplit indéfiniment – alors ma coupe, à n’en pas dou- ter, repose sur ce souvenir. Je suis au lit, à demi réveillée, dans la chambre des enfants, à St. Ives. J’entends les vagues qui se brisent, une, deux, une, deux, et qui lancent une gerbe d’eau sur la plage ; et puis qui se brisent, une, deux, une, deux, derrière un store jaune. J’entends le store jaune traîner son petit gland sur le sol quand le vent le gonfle. Je suis couchée et j’entends ce giclement de l’eau et je vois cette lumière, et je sens qu’il est à peu près impossible que je sois là ; je suis en proie à l’extase la plus pure que je puisse imaginer. […] [Mais naturellement] il y avait une cause extérieure à l’intensité de cette première impression : l’impression des vagues et du store ; la sensation, telle que je la formule parfois pour moi-même, d’être à l’intérieur d’un grain de raisin et de voir à travers une pellicule d’un jaune semi-translucide. Cela venait en partie de tous ces mois que nous passions à Londres. Le changement de chambre représentait un grand chan- gement. Et il y avait le long voyage en train ; et l’excitation. Je me rappelle l’obscurité, les lumières, l’agitation quand on montait se coucher. […] Si j’étais peintre, je rendrais ces premières impressions en jaune pâle, argent et vert. Il y avait le store jaune pâle ; la mer verte ; le gris-argent des fleurs de la passion. Je représenterais une forme sphérique, semi-translucide. Je représenterais des pétales recourbés ; des coquillages, des choses FV_03_2017.indd 37 14. 01. 18 14:47 38 claire sibony Pour Clarice Lispector, la question se dit : « qu’ai-je à voir avec l’opacité des choses2 ? » Michel Foucault, dans Le Corps utopique, écrit ceci : L’utopie, c’est un lieu hors des lieux, mais un lieu où j’aurais un corps sans corps, un corps qui sera beau, limpide, transparent, lumineux, véloce, colossal dans sa puissance, infini dans sa durée, délié, invisible, protégé, toujours transfiguré ; et il se peut bien que l’utopie première, celle qui est la plus indéracinable dans le cœur des hommes, ce soit l’utopie d’un corps incorporel3. Utopie, ou fantasme ? Les deux ? A travers l’image du grain de raisin, V. Woolf crée dans l’écriture un corps mi- nuscule, condensé, fantasmatique, où se condense avec intensité le sentiment d’être, qui abolit la question d’être soi – ou du moins la rend secondaire. C’est l’utopie d’un autre corps qui soit vécu comme corps propre, mais non comme un moi ; c’est un corps de sensations, transfiguré, condensé dans une jouissance sensorielle à demi-transparente, toujours au bord de l’élucidation impossible semi-translucides ; je tracerais des formes arrondies, à travers lesquelles on verrait la lumière, mais qui demeureraient imprécises. Tout serait vaste et indistinct ; et ce qu’on verrait on l’entendrait aussi ; des sons sortiraient de tel pétale ou de telle feuille – des sons indissociables de l’image. […] L’appel des freux ne fait qu’un avec les vagues qui se brisent – une, deux, une, deux – et le clapotis, quand la vague reculait, se reformait encore, et que j’étais couchée là à moitié éveillée, en proie à une extase que je ne saurais décrire. » Virginia Woolf, Instants de vie, « Une esquisse du passé », Stock, Le Livre de Poche, Paris 1976, pp. 67–70. 2 Le second grain de raisin, de Clarice Lispector : « Les raisins, une grappe de raisins ronds et pulpeux et liquides et faussement transpa- rents parce qu’ils donnent l’impression d’être transparents, mais on ne voit pas l’autre côté, tu es totalement opaque même si tu donnes une impression de transparence diable va en enfer qu’ai-je à voir avec l’opacité des choses et la tienne le taureau de la fazenda est corpulent les vaches ont une odeur de champs et de champs inédits le champ est à l’air libre entre la campagne et le ciel je respire l’air qui vole vole léger quand il com- mence à éventer mon visage nu et fou sans gouverne quand les fenêtres claquent et que battent les bourrasques de vent j’aime tellement être éventée comme de m’exposer à la bourrasque qui fait claquer portes et fenêtres de toute la maison. » Clarice Lispector, Un Souffle de vie, L’Ecole des femmes, Paris 1998, p. 108. 3 M. Foucault, Le Corps utopique, les hétérotopies, Nouvelles Editions Lignes, Paris 2009, p. 10. FV_03_2017.indd 38 14. 01. 18 14:47 39 virginia woolf: la stratégie du grain de raisin ou l’utopie d’un corps translucide des souvenirs littéralement archaïques. Par ce fantasme scopique du grain de raisin d’où l’on verrait le monde se trouve atteinte une extase d’exister, un ra- vissement de soi à soi ; le plaisir d’être sans être soi peut poétiquement et pic- turalement prendre forme. Le grain de raisin n’est pas un corps complètement transparent, c’est un corps translucide – c’est-à-dire qu’il se laisse traverser en résistant de sa matière, et en retenant captive, atténuée, une partie de la lu- mière, ce qui émousse la vision et adoucit les contours. La chair du raisin est intermédiaire entre la matière opaque et la lumière, elle a cette rare qualité de médium qui, par définition, est l’élément qui permet la tra- versée. La chair du grain de raisin garde cette translucidité, c’est-à-dire les pro- priétés d’un filtre qui retient : au contraire de la transparence qui laisse passer toute la lumière, sans souligner l’élément qu’elle traverse. C’est cette translu- cidité qui m’intéressera ici particulièrement, comme trait d’un fantasme, et que résume le grain de raisin. Longtemps, dans l’art classique, la transparence absolue a été un impératif esthétique, ce que Roland Barthes a montré pour l’art classique. A présent, avec Virgnia Woolf, le grain de raisin est la source de l’écriture comme un rêve à son ombilic, comme le nomme Freud : deux méta- phores pour imager (pour rêver) les limites de ce qui peut être écrit et interpré- té... Comme l’écrit Freud, « Chaque rêve a au moins un endroit où il est inson- dable, pareil à l’ombilic, par lequel il est rattaché à l’Unerkannt, l’inconnu, le non connu. » L’ombilic est l’utopie d’un lieu d’où surgit le sens, en même temps que tout sens vient s’y abolir. La psychanalyse « étendue » par la littérature Qu’est-ce que, pour un psychanalyste, faire état de quelques pages de littéra- ture ? Quelle méthode pour lire ces deux passages de Woolf et Lispector – une méthode qui ne soit pas de la psychanalyse appliquée ? Comment interpréter ? Quel est le sens à expliquer le choix de ces textes ? Choisir un passage, rappro- cher des passages, c’est la fin de l’arbitraire, et par la force du rapprochement, c’est le début d’une anthologie. La pratique de l’anthologie est, comme Pascal Quignard l’indique dans son dernier livre, Une Journée de bonheur, une pra- tique poétique presque aussi ancienne que la poésie elle-même. Imaginons que nous fassions un bouquet non de fleurs (car étymologiquement, l’anthologie est un florilège) mais d’ombilics, une anthologie de grains de raisin : une coupe de fruits... FV_03_2017.indd 39 14. 01. 18 14:47 40 claire sibony En psychanalyse, l’association libre ne fait pas anthologie  ; elle crée, en se dépliant, en se liant, un réseau, un filet ou une trame d’associations qui per- mettent la surdétermination et les spirales du temps. Il y a un cas pourtant, où un psychanalyste s’est intéressé à la formation proprement poétique de l’an- thologie  : le psychanalyste anglais Bion (1897–1979), peu de temps avant sa mort, avait formé le projet de réunir une anthologie de poèmes à l’usage des psychanalystes. Lier, relier en une gerbe des poèmes à l’usage des psychana- lystes, c’est le renversement de la psychanalyse appliquée à la poésie. Pour Bion, les poèmes de cette anthologie seraient choisis « non pas pour la pratique de la virtuosité psychanalytique à donner de soi-disant interprétations psycha- nalytiques, mais parce qu’une capacité psychanalytique étendue préparerait le lecteur à avoir une nouvelle expérience, si familiarisé qu’il puisse se croire avec l’expérience antérieure des mots. » C’est l’effet que produisent les quelques paragraphes de Virginia Woolf, comme si on n’avait jamais lu auparavant une telle manière d’évoquer un souvenir d’enfance. Le projet de Bion d’une anthologie de poèmes, dont la finalité est une « capa- cité psychanalytique étendue » et la recherche d’un « langage d’accomplisse- ment » pour le psychanalyste4 est une invitation à relier sa propre anthologie – échafaudages pour la pensée, pour la rêverie, c’est-à-dire aussi pour une «  meilleure  » écoute de l’analyste  ? Bion n’a pas pu réaliser cette anthologie programmatique, mais il a lu les poètes à son propre compte, et en particulier le poète romantique anglais John Keats. Il lui a emprunté son idée de « capacité négative », qu’il nomme aussi « principe d’incertitude5 ». Pour Keats, la « ca- pacité négative » est une « qualité qui contribu[e] à la formation d’un Homme d’Accomplissement. » Cela dans une lettre du poète à ses frères, citée par Bion dans L’Attention et l’interprétation), au début du chapitre 13 : [nous avons disserté sur divers sujets ; plusieurs choses se sont raccordées dans mon esprit, et j’ai été immédiatement frappé de la qualité qui contribuait à la formation d’un Homme d’Accomplissement, particulièrement en Littérature, et que Shakespeare possédait à un degré si considérable – ] je veux dire la capacité négative, celle de l’homme quand il est capable de se trouver au milieu d’incer- 4 Voir l’excellent article de J. Poulain-Colombier, « Lire Bion avec Keats. De la “capacité né- gative”, comme “principe d’incertitude” », Le Coq-héron, vol. 216, no. 1, 2014, pp. 114–116. 5 Bion écrit : « Keats découvrit un “principe d’incertitude” qu’il appela “capacité négative”. » FV_03_2017.indd 40 14. 01. 18 14:47 41 virginia woolf: la stratégie du grain de raisin ou l’utopie d’un corps translucide titudes, de Mystères, de doutes, sans irritation impatiente de parvenir à un fait et à la raison6.  Ainsi : Toute séance doit se juger par comparaison avec la formulation de Keats (je veux parler de cette faculté négative, la capacité d’être dans l’incertitude, le mystère, le doute, sans s’irriter à quêter les faits et une raison), ceci afin de préserver d’une erreur qui reste couramment inaperçue et qui conduit à l’analyse interminable. Il s’agit du défaut d’observation et l’erreur est encore aggravée par l’inaptitude à évaluer la portée de l’observation7. « Capacité psychanalytique étendue », voilà la question d’un psychanalyste qui par ailleurs s’interroge sur les formes de figurabilité et de formalisation des pro- cessus analytiques ; et sur le rapport entre l’observation, les sens, et le langage. Lire un écrivain en étant prêt à laisser s’étendre sa capacité psychanalytique par le texte est une authentique méthode de lecture. Je propose de lire dans cet esprit les souvenirs d’enfance, quasi-hallucinés, de Virginia Woolf, tels que nous les trouvons à titre posthume publiés dans Instants de vie (Moments of being). A ceci, ajoutons un deuxième élément de méthode, un corollaire, pour ainsi dire, emprunté cette fois à Blanchot, dont on connaît la mystérieuse et fonda- mentale (autant que rare) occurrence d’un souvenir d’enfance dans L’Ecriture du désastre dans le fragment qui s’intitule «  Une scène primitive  ?  ». Ce qui constitue le corollaire (ou peut-être est-ce une condition) de la capacité psy- chanalytique étendue, c’est l’aptitude à un flottement, à une indécidabilité. Dans Le Livre à venir, à propos de la nouvelle Le Tour d’écrou, de Henry James, Blanchot résume les termes du problème interprétatif. C’est un peu ce que Der- rida pratiquera sous le nom d’« indécidabilité » ou ce que Ricœur appellera un « conflit d’interprétations ». Quand il écrit : « Gide découvrit que Le Tour d’écrou n’était pas une histoire de fantômes, mais probablement un récit freudien » c’est pour ajouter ensuite, que précisément, toute la force du récit réside dans ce 6 W. R. Bion, L’Attention et l’interprétation, Payot, Paris 1987, trad. J. P.-C., d’après Letters of John Keats, Oxford University Press, Oxford 1954, pp. 51–54. 7 W. R. Bion, ibid., 1987, p.  207. Voir aussi W.R. Bion  Réflexion faite, PUF, Paris 1983, pp. 175–177, p. 185. FV_03_2017.indd 41 14. 01. 18 14:47 42 claire sibony « probablement », « probablement un récit freudien », c’est-à-dire que si ce n’est que probable, cela demeure incertain, et l’on ne peut pas clore sur lui-même le cercle de l’interprétation. Ainsi, aucun geste critique ne peut, sauf à être abusif, fermer l’éventail des interprétations. « À la vérité, l’interprétation freudienne, si elle s’imposait avec l’évidence d’une solution, le récit n’y gagnerait qu’un in- térêt psychologique momentané, et il risquerait d’y perdre tout ce qui fait de lui un récit8. » Freud ne donne pas de solutions. Il ne s’agit donc pas d’élucider un texte, mais de le laisser dans sa demi-transparence... Tout ceci étant posé, il est temps d’en venir aux textes eux-mêmes. Une Esquisse du passé est un texte que Woolf a commencé le 18 avril 1939, pour se délasser d’une biographie qu’elle était en train d’écrire. Je précise que Virginia Woolf n’a lu Freud que très tard dans sa vie, et s’est défendue, même, de l’avoir lu attenti- vement. Alors même que son mari, Leonard Woolf, accueillait dans sa maison d’édition les premières, pionnières, traductions de Freud en anglais9. Il flotte sur Bloomsbury un parfum de psychanalyse, et le plus jeune frère de Virginia Woolf fit des études de médecine pour devenir psychanalyste, tout comme sa femme. Les Woolf ont rencontré Freud, Anna et Martin, au moment de leur ar- rivée à Londres, en 1938. Le récit de cet après-midi-là est à la fois touchant et guindé. Or dans l’évocation qui nous intéresse de quelques souvenirs d’enfance à la force infiniment germinative, c’est Virginia Woolf elle-même qui, comme en passant, fait le rapprochement avec le travail analytique sur les souvenirs comme si l’écriture de Promenade au phare était une sorte d’auto-analyse : « Je suppose que je fis pour moi-même ce que les psychanalystes font pour leurs malades. J’exprimai une émotion très ancienne et très profondément ressentie. Et en l’exprimant je l’expliquais et ensuite l’ensevelissais10. » Virginia Woolf dans un grain de raisin Je présenterai Virginia Woolf à travers des dates choisies. Certaines dates ont leur importance, nul ne l’a mieux dit que Paul Celan dans son Discours du mé- ridien. Ce sont des dates de deuil, de deuils à répétition. Le 5 mai 1895, c’est le jour de la mort de Julia Stephen, la mère de Virginia Woolf. Deux années plus 8 M. Blanchot, Le Livre à venir, Gallimard, Paris 1959, p. 177. 9 A partir de 1924, travail conjoint de James Strachey et Ernest Jones. 10 Instants de vie, p. 90. FV_03_2017.indd 42 14. 01. 18 14:47 43 virginia woolf: la stratégie du grain de raisin ou l’utopie d’un corps translucide tard, c’est la mort de sa demi-sœur adorée Stella, emportée par la maladie en quelques semaines. En 1904, c’est la mort de son père Leslie Stephen. En 1906, la mort de son frère bien-aimé Thoby, emporté par la typhoïde. La mémoire des morts, l’importance de l’absence et des absents, sont ainsi omniprésents dans les romans de Virginia Woolf. Et peut-être que ses cahiers de souvenirs, et même ses romans, sont ce grand récit freudien dont Gide parle à propos de James. Dans le passage proposé, le premier souvenir est de fait un souvenir de la mère. Dans toute l’œuvre de Virginia Woolf, la mère apparaît comme le « personnage central11 » ; elle était d’une beauté légendaire et « à l’époque où nous, ses en- fants, la connûmes, elle était le plus spontané, le plus actif et le plus exubérant des êtres humains12. » Woolf évoque son hyper-sensibilité au temps qui passe, « …comme si elle entendait perpétuellement le tic-tac d’une immense horloge et n’oubliait jamais qu’il cesserait un jour pour nous tous13. » C’est ainsi que les enfants voyaient leur mère prise constamment d’un « doute solennel », pour- suivie par des « échos mélancoliques », qui répondaient « à quoi bon ? Peut-être n’y a-t-il pas d’avenir14 ». Sa mort en 1895, quand Virginia Woolf a treize ans, ouvre l’abîme d’un deuil indéfiniment traumatique : « A sa mort, le 5 mai 1895, commença une période de deuil à l’orientale… […] quelque chose qui dépassait les limites normales du chagrin15… », ce qui eut pour conséquence « d’irrépa- rables dommages en substituant à l’image d’une mère véritable et très vivante un simple fantôme sans attraits16 ». Ce deuil découpe la vie de Virginia Woolf en séquences traumatiques à plu- sieurs temps : « la mort de la mère m’était restée un chagrin latent17, » et la mort de Stella peu après intervient comme « le second coup de la mort18 ». Ainsi, Vir- ginia Woolf est-elle en mesure d’écrire : « Jusqu’à la quarantaine […] la présence de ma mère m’obséda. J’entendais sa voix, je la voyais, j’imaginais ce qu’elle fe- 11 Instants de vie, p. 41. 12 Ibid., p. 25. 13 Ibid., p. 27. Ici, Memento mori. Et in Arcadia ego : la mort, même au paradis. 14 Ibid., p. 28. 15 Ibid., p. 35. 16 Ibid., p. 42. 17 Ibid., p. 148. 18 Ibid., p. 149. FV_03_2017.indd 43 14. 01. 18 14:47 44 claire sibony rait ou dirait, tout en vaquant à mes occupations quotidiennes19. » Cela se passe ainsi jusqu’à Promenade au phare, peut-être le plus « freudien » de ses romans – freudien, non pas donc au sens d’illustrer Freud, mais au sens d’une capacité à élargir l’apport freudien sur tel ou tel aspect. A propos de ce livre, elle dit : Mais j’écrivis le livre très vite. Et quand il fut écrit, je cessai d’être obsédée par ma mère. Je n’entends plus sa voix ; et je ne la vois plus. Je suppose que je fis pour moi-même ce que les psychanalystes font pour leurs malades. J’exprimai une émotion très ancienne et très profondément ressentie. Et en l’exprimant je l’expliquais et ensuite l’ensevelissais20.  Dans ce roman familial tourmenté, la fratrie joue un rôle essentiel mais d’une extrême ambivalence. Les frères et sœurs sont  : Stella, Vanessa (dite Nessa), Thoby, Adrian. A la mort de la mère et de Stella, les enfants les plus jeunes créent « un cercle privé. Je le vois comme un petit centre délicat de vie intense, de sympathie spontanée, au sein de la vaste coquille pleine d’échos qu’était Hyde Park Gate21. » Mais il y a aussi les deux frères aînés, George et Gerald Duc- kworth, les deux demi-frères, issus du premier mariage de la mère de Virginia. Ils sont beaucoup plus âgés, et il ne fait plus guère de doute que Virginia a subi leurs violences incestueuses. On en trouve comme nulle part ailleurs témoi- gnage (un témoignage cru) dans « Une esquisse du passé ». Woolf associe ces épisodes avec la terreur du miroir et des affects puissants de honte (de honte du corps, notamment). Quant au père, c’est un personnage à la fois autoritaire et admiré, tyrannique et mettant sa bibliothèque à la disposition de sa fille. Ce n’est qu’après la mort du père qu’elle publie Traversée des apparences. Sans la mort du père, il lui aurait été impossible de mener une vie d’écriture, dit-elle (Journal, le 28 novembre 1928). Ce ne sont pas simplement des remarques biographiques : c’est ici même la possibilité de l’écriture qui est en jeu ; le choix des souvenirs hallucinés qui fournissent la source vive et intarissable de l’écriture. 19 Ibid., p. 88. 20 Ibid., p. 90. 21 Ibid., p. 175. FV_03_2017.indd 44 14. 01. 18 14:47 45 virginia woolf: la stratégie du grain de raisin ou l’utopie d’un corps translucide Une Esquisse du passé. A sketch of the past En effet, avec Une Esquisse du passé, nous sommes dans le vif du processus d’écriture de Virginia Woolf, et nous allons voir ce que résume le grain de rai- sin à soi seul : une utopie du corps, un fantasme essentiel. L’écriture est pour Woolf une impulsion/composition : une impulsion irrépressible, et composition extrêmement complexe du passé, des souvenirs, des sensations et de scènes. Elle appelle cela dans son lexique « monter des scènes ». Voyons les différents noyaux, les différents grains constellés de cette impulsion/composition. Ce sont toujours des souvenirs d’enfance qui explosent dans leurs qualités sen- sibles, sensorielles. La chambre d’enfant en est l’épicentre. « Je le vois – le passé – comme une avenue qui s’étend derrière moi ; un long ruban de scènes et d’émotions. Là, au bout de l’avenue, se trouvent encore le jardin et la chambre des enfants22. » Quelques lignes après, on lit l’expression d’un fantasme de l’origine, le fantasme de « revivre notre vie depuis le commen- cement », grâce à l’imagination fantaisiste d’un appareil qui enregistrerait et archiverait les impressions d’une si forte intensité qu’elles ont « une existence indépendante de notre esprit23  », de sorte à pouvoir les revivre à l’identique. Leur intensité rendrait ces sensations, dans cette hypothèse de pure fantaisies, isolables car objectivables, séparables de l’esprit qui les a éprouvées. C’est l’intensité qui signale une économie du souvenir affolé jusqu’à l’halluci- nation. Comme nous pouvons le lire dans le long passage cité, les souvenirs « premiers » ont en commun leur simplicité et leur intensité. Ici, on pense à la philosophie de Hume qui distingue les impressions et les idées, seulement par l’intensité avec laquelle elles nous affectent. Un souvenir premier est encore et toujours une sensation, et reste à l’état de sensation. Or la sensation passe à l’écriture par cette image de sensation, « la sensation, telle que je la formule parfois pour moi-même, d’être à l’intérieur d’un grain de raisin et de voir à tra- vers une pellicule d’un jaune semi-translucide. » Dans ce travail de remontée des sensations, Woolf est au bord de la déposses- sion de soi : 22 Ibid., p. 71. 23 Ibid. FV_03_2017.indd 45 14. 01. 18 14:47 46 claire sibony le trait distinctif de ces deux souvenirs si vifs est la simplicité. Je suis à peine conscience de moi-même, mais seulement de la sensation que j’éprouve. Je ne suis que le réceptacle d’un sentiment d’extase, d’un sentiment de ravissement. Peut-être est caractéristique de tous les souvenirs d’enfance 24.  Etrangement, ce qui est un premier souvenir a toujours avant lui un souvenir premier : cette logique anti-linéaire est celle qui opère quand on travaille de- puis la sensation. C’est pour cela que Woolf peut écrire « Je commence : mon premier souvenir », puis associer sur un souvenir, second dans l’ordre de l’as- sociation, mais qui pourrait bien être antérieur, ou plus originaire, en tout cas plus important. Elle témoigne par là de la fécondité de la construction – qui est une construction d’écriture, il ne peut pas en être autrement : après avoir commencé par son « premier souvenir », le fil des associations « [l]’amène à [s] on autre souvenir, qui semble être aussi [s]on premier souvenir et, en fait, est le plus important de tous [s]es souvenirs... » Peser le poids affectif d’un sou- venir : c’est qu’il n’y a pas d’autre moyen pour approcher l’originaire, et cela, quand on est psychanalyste, on le sait ; on sait aussi, et Woolf en a l’intuition, que toute remontée du fil analytique, notamment l’interprétation du rêve, cesse d’être possible au point de l’ombilic du rêve. Mais pour avoir seulement accès à la source du souvenir d’enfance, il y a cette bulle qui traverse le temps et qui ajuste la vision : il y a ce grain de raisin depuis l’intérieur duquel tout serait observé, la femme adulte retrouvant l’infans en elle-même... Comme le récit de rêve, l’écriture procède à l’organisation de ces souvenirs et c’est très exactement ce que Woolf nomme les « scènes ». Ces scènes, soit dit en passant, ne sont nullement un truc littéraire, un moyen de rassembler, pour les nouer ensemble, d’innombrables petits fils. Innombrables, ils l’étaient en effet. Si je prenais le temps de les démêler j’en récolterais un bon nombre. Mais quelle qu’en soit la raison, je m’aperçois que monter des scènes est ma manière naturelle de témoigner du passé. Il y a toujours une scène qui refait surface  ; tout arrangée, significative. […] Serait-ce cette disposition aux « scènes » qui est à l’origine de mon impulsion d’écrire25 ?  24 Ibid., pp. 71–72. 25 Ibid., p. 173. FV_03_2017.indd 46 14. 01. 18 14:47 47 virginia woolf: la stratégie du grain de raisin ou l’utopie d’un corps translucide Quelque chose d’un arrangement (d’un travail psychique, incontestablement) est toujours déjà à l’œuvre y compris dans la manière même que les « scènes » ont de remonter à la surface, mais ce travail psychique n’est en rien un « truc » : c’est ainsi et pas autrement que les sensations et les souvenirs viennent à être représentés et à passer à l’écriture. Pour Woolf, l’écriture procède de chocs, et en particulier de chocs sensoriels. La sensation, et ce qu’elle appelle « la traversée des apparences » sont le propre d’« un destin psychique » façonné par des expériences de terreur et des chocs de « bonheur exceptionnel ». Ainsi dit-elle : Je persiste à croire que l’aptitude à recevoir des chocs est ce qui fait de moi un écrivain ; c’est le témoignage d’une chose réelle au-delà des apparences ; et je la rends réelle en la traduisant par des mots. C’est seulement en la traduisant par des mots que je lui donne son entière réalité. Cette entière réalité signifie qu’elle a perdu son pouvoir de me blesser ; elle me donne, peut-être parce que, en agis- sant ainsi, j’efface la souffrance, l’immense plaisir de rassembler les morceaux disjoints26.  La négativité explosive du choc des sensations est inséparable de leur l’éclat, de leur éblouissement et de leur « luminosité » ; et dans le même temps advient un sens, sur le mode d’un insight, d’une image mentale (« Alors, pendant cet ins- tant, elle avait vu un embrasement ; une allumette brûlant dans un crocus »). « L’image mentale qui surgit inopinément est un événement linguistique, elle est supportée par une métaphore. » C’est ce qu’elle appelle ses moments of being, ces «  instants d’être ». Ces mo- ments d’être se dressent « comme des échafaudages à l’arrière-plan : étaient la part invisible et silencieuse de ma vie d’enfant27. » L’enfance est l’arrière-monde absolu de l’écriture. Chez Woolf, une scène construite est d’abord une scène à retrouver. Et bien sûr, une scène matricielle de l’écriture n’est pas nécessaire- ment une scène primitive. Ce qui est intéressant, et que vous retrouvez dans ce passage, c’est tout le processus de passage du souvenir à la scène d’écriture (la première scène et les autres). Peut-être que ces indications éclairent-elles les 26 Ibid., p. 78. 27 Ibid., p. 79. FV_03_2017.indd 47 14. 01. 18 14:47 48 claire sibony raisons pour lesquelles j’ai retenu ce passage, cité en note au début de ce texte, comme la possibilité d’une capacité psychanalytique étendue. Encore faut-il pour cela rêver, fantasmer, être à l’abri dans un grain de raisin, protéger par la chair douce et par une membrane souple et solide. L’image de la membrane revient de nouveau dans un autre passage : Le souvenir suivant – tous ces souvenirs de couleur-et-son sont groupés à St. Ives – est beaucoup plus consistant. Il est extrêmement sensuel. C’était plus tard. Il me donne encore une sensation de chaleur ; comme si tout était mûr, bourdonnant, ensoleillé, embaumé d’innombrables odeurs à la fois. […] Du jardin montait un murmure d’abeilles  ; les pommes étaient rouges et or  ; il y avait aussi des fleurs roses ; et des feuilles grises et argentées. Le bruissement, le fredonnement, l’odeur, tout semblait se presser voluptueusement contre quelque membrane  ; non pour la rompre, mais pour vous entourer du bourdonnement d’une ivresse de plaisir si totale que je m’arrêtai net, humai l’air, regardai. Mais là encore je ne puis décrire ce ravissement. Il était ravissement, plutôt qu’extase28.  La membrane à la fois protège et est sensible, hyper-sensible aux vibrations, à la chaleur… Terreur du miroir Vient un troisième souvenir, où le miroir a une fonction centrale et puissamment désorganisatrice (paradoxalement). Le miroir, c’est la honte et la culpabilité, non sans liens possibles avec le souvenir de l’agression sexuelle, de l’effraction du corps par ses frères aînés. Elle évoque l’insupportable précision de l’image dans le miroir29. Ici, il est vraiment intéressant de lire cette auto-analyse : A Talland House il y avait un petit miroir dans le hall. […] En me dressant sur la pointe des pieds, je voyais se refléter mon visage. Vers six ou sept ans à peu près, je pris l’habitude de me regarder dans le miroir. Mais je ne le faisais que lorsque j’étais certaine d’être seule. J’avais honte. Un violent sentiment de culpabilité y semblait naturellement attaché. Mais pourquoi en était-il ainsi ? 28 Ibid., p. 70. 29 Sur la menace représentée par le miroir, voir la nouvelle The Lady in the Looking Glass (1929), traduit par La Dame dans le miroir. FV_03_2017.indd 48 14. 01. 18 14:47 49 virginia woolf: la stratégie du grain de raisin ou l’utopie d’un corps translucide Suit toute une série d’associations, sur le principe de la surdétermination freu- dienne, associations qui lui permettent de remonter de l’horreur du miroir à la honte du corps. Comme dans une séance, comme dans une cure, le travail asso- ciatif se poursuit autour de l’exploration de cette haine du miroir. Et l’extraordi- naire, c’est qu’elle raconte ensuite un rêve. « J’ai rêvé que je me regardais dans un miroir quand un horrible visage – une tête d’animal – est apparue soudain derrière mon épaule. Je ne peux être certaine qu’il s’agisse d’un rêve, ni que ce soit réellement arrivé. » « Ce sont là certains de mes premiers souvenirs30. » C’est ce chemin hybride, fait de reconstruction de souvenirs et de récit de rêve, qui lui permet d’écrire le récit de l’agression incestueuse de son frère, noyau trau- matique rarement approché de si près dans toute son œuvre, à mi-chemin du lit- téraire et de la confession analytique... mais évidemment l’analyste est absent. Il y aurait maintes façons toutes différentes de l’aborder, car cela résonne en tous sens, dans une chambre d’échos agrandie. La tentative d’anamnèse passe par la fiction de la remontée au premier souvenir (« base »). C’est, je l’ai dit, une scène construite comme scène à retrouver. A retrouver comme prenant départ de l’im- possible que « je » soit là. On pensera à Rousseau, dans les Rêveries, ce sentiment de naissance à l’existence31. Mais c’est un peu autre chose, car il y a toujours un passé en amont du texte. Il y a toujours une part invisible en amont, où se trouve le contexte éludé. Et c’est l’enfance, cet échaudage sur lequel tout s’appuie. Le Journal de Hyde Park Gate en témoigne : [dans le temps de l’enfance] « le monde nous donnait satisfaction32 ». Mais cette enfance, ce n’est pas l’enfance réelle, quoiqu’elle soit peut-être plus réelle que réelle. C’est une enfance reconstruite « du point de vue artistique », c’est-à-dire une utopie de l’enfance, un autre lieu en amont de l’écriture, qui tisse le traumatique et le fantasmatique. L’utopie du corps : être dans un grain de raisin pour mieux être et mieux écrire Le grain de raisin, c’est ainsi : un lieu utopique et fantasmatique. Dans le texte qui nous occupe, les vagues de la conception sont observées depuis la scène 30 Instants de vie, p. 74. 31 Ou à Blanchot  : «  expérience métaphysique évidée  », «  condition de l’existence poé- tique » (Lacoue-Labarthe). 32 Instants de vie, « Réminiscence », p. 18. FV_03_2017.indd 49 14. 01. 18 14:47 50 claire sibony fantasmatique de la vie intra-utérine qui va en découler, le grain de raisin avec le germen au milieu de l’ovule, la paroi translucide, « semi-transparente » de la matrice, et la « coupe » comme « base » de l’être ; c’est aussi le fantasme de coïn- cider avec l’instant de sa conception, joie suprême («  l’extase la plus pure »), mais dans le même temps impossible (« je sens qu’il est à peu près impossible que je sois là »). La translucidité par excellence : les vertus de l’opacité. Les fonctions de l’écran. Les bienfaits de l’ombre. On l’a vu, le souvenir est soit protégé par l’enveloppe du grain de raisin, soit menaçant dans le miroir. Le souvenir, c’est à travers la lumière tamisée d’un grain de raisin, ou dans le miroir. C’est-à-dire : le grain de raisin, translucide, contre le miroir, ou plutôt que le miroir. L’épaisseur du raisin est non spéculaire, non réfléchissante. Cette propriété non réfléchissante est importante pour faire barrage. Le grain de raisin et sa translucidité sont l’élément, le médium à travers lesquels passe la lumière, le jour, quoique pas dans leur éclat maximal. Il y a l’idée de traversée par la lumière (et traversée des apparences), mais aussi les bienfaits de l’ombre. La pellicule qui recouvre le grain de raisin est une enveloppe corporelle qu’il est toujours possible de perdre : « Je crois qu’en vérité nos corps sont nus. L’étoffe boutonnée ne nous couvre qu’en surface ; et sous ces trottoirs il y a des coquil- lages, des ossements et du silence33. » Et l’on se souvient de la métaphore de Freud dans Au-delà du principe de plai- sir (Jenseits des Lustprinzips, 1920), pour donner une représentation figurée de la relation élémentaire entre un organisme et son milieu, il parle d’une « vé- sicule vivante  », tenue à l’abri des excitations externes par une couche pro- tectrice ou pare-excitations qui ne laisse passer que des quantités d’excita- tion tolérables. Cette couche vient-elle à subir une effraction étendue, c’est le traumatisme : la tâche de l’appareil psychique est alors de mobiliser toutes les forces disponibles afin d’établir des contre-investissements, de fixer sur place les quantités d’excitation affluentes et de permettre ainsi le rétablissement des conditions de fonctionnement du principe de plaisir34. 33 Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), Gallimard, Paris 2012, p. 158. 34 S. Freud (1920), Au-delà du principe de plaisir, OC, XV, PUF, Paris 1996, pp. 71, 97. FV_03_2017.indd 50 14. 01. 18 14:47 51 virginia woolf: la stratégie du grain de raisin ou l’utopie d’un corps translucide Woolf parle par images de cette paroi, de cette pellicule si nécessaire. C’est d’ail- leurs un écran de fleurs qu’un des personnages féminins des Vagues interpose entre elle et la vie pour tenter de tamiser la violence de ce qu’elle en perçoit : « La vie était si terrible, que j’ai interposé entre elle et moi mille écrans. J’ai re- gardé la vie à travers des pétales de roses, à travers des pampres35. » Dans tous les cas, être dans un grain de raisin, c’est se prémunir contre les ténèbres et le non-être. Le grain de raisin est une petite monade protectrice et floue, non dépourvue de chaleur et de luminosité : car les rayons du soleil sont pour ainsi dire présupposés par l’existence même du grain de raisin. C’est le contrepoint des ténèbres qui menacent toujours d’engloutissement, dans tous les romans. Engloutissement, profusion de ténèbres sans limites  : les choses perdent alors leurs contours, sont toutes confondues. Car Virginia Woolf passe par des « moments d’être » pleins, mais aussi des moments de déréalisation, des moments d’éclipse de l’être et du sujet, où elle ne sait plus qui elle est : « Il y eut le moment de la flaque dans l’allée ; où sans raison imaginable tout devint soudain irréel. J’étais en suspens ; je ne pouvais franchir la flaque. J’essayai de toucher quelque chose. Le monde entier devint irréel36. » Le grain de raisin : ni transparence (du miroir) ni obscurité impénétrable. Le grain de raisin est l’huître perlière de Freud, c’est la perle et le grain de sable. (Charbonnier) «  Elle est présente dans la pensée de Freud au moins depuis l’analyse de Dora (Freud, 1905) et s’offre à plusieurs lectures : le symptôme psy- cho-névrotique s’est formé à partir d’un symptôme de névrose actuelle (Freud, 1915-1917, p. 404), le fantasme est une perle qui contient un grain de sable trau- matique, un reste pulsionnel non lié, déchargé dans le corps. Alors l’opposition entre traumatisme et fantasme est dépassée : le fantasme est la nacre formée, la transformation effectuée à partir du grain de sable traumatique. » Le grain de raisin est une réponse à la question de Quignard : « Comment faire deux avec soi seul, faute qu’un autre être s’approche dans le monde et vous porte secours ? » Où l’on voit la nécessité de fantasmer un corps incorporel, ce grain de raisin charnu et translucide, à la membrane vivante et vibratile, où se secrète l’écriture magnifique du traumatique. 35 V. Woolf, Les Vagues, LGF, Paris 2003, p. 200. 36 Instants de vie, p. 70. 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