Filozofski vestnik | Letnik XXXI | Številka 2 | 2010 | 27-71 Jean-Pierre Marcos* Aveux et desaveux des voeux inconscients Ou bien un autre professeur: En ce qui concerne l'organe genital feminin, on a, mal-gre de nombreuses tentations (Versuchungen)... pardon : tentatives (versuche)...1 Introduction : psychanalyse et confession laisser le patient venir aux mots (zu Wort kommen).2 Il est totalement indifferent de savoir avec quel materiau on commence le traitement, si c'est avec l'histoire de vie, l'histoire de maladie [_]. Mais en tout cas de maniere a ce qu'on laisse raconter le patient et qu'on lui donne le choix de son point de depart. On lui dit donc : [_] Communiquez-moi, s'il vous plait, ce que vous savez de vous.3 La presence de l'inconscient, pour se situer au lieu de l'Autre, est a chercher en tout discours en son enonciation.4 Si la psychanalyse s'evertue a se differencier de la pratique religieuse de la confession5, il n'est cependant pas assure qu'elle ne s'inscrive pas, peu ou prou, 1 Sigmund Freud, Legons d'introduction a la psychanalyse, Legon, « Introduction, Les operations manquees », in Oeuvres completes. Psychanalyse. Tome XIV, 1915-1917, Paris, P.U.F., 2000, p. 27. 2 S. Freud, « Constructions dans l'analyse » (1937), trad. frang. in S. Freud, Resultats, idees, pro-blemes, tome II, 1921-1938, Paris, P.U.F., 1987, RIP II, p. 274. Nous retraduisons : « laisse parler le patient a son aise. » 3 S. Freud, « Sur l'engagement du traitement » (1913) in La technique psychanalytique, Paris ; P.U.F., 2010 p. 104. 4 J. Lacan, « Position de l'inconscient », in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 834. 5 Cf. : « -Vous avez dit tout a l'heure : 'Si la religion triomphe, c'est que la psychanalyse aura echoue.' Pensez-vous qu'on aille maintenant chez unpsychanalyste comme on allait auparavant chez son confesseur ? On ne pouvait pas manquer de me poser cette question. Cette histoire de confession est a dormir debout. Pourquoi croyez-vous qu'on se confesse ? -Quand on va chez son psychanalyste, on se confesse aussi. Mais absolument pas ! Cela n'a rien a faire. Dans l'analyse, on commence par expliquer aux gens qu'ils ne sont pas la pour se confesser. C'est l'enfance de * Universite Paris 8 27 28 tout en I'inflechissant, dans une problematique de I'aveu et ce, dans la mesure ou sa tache est « la mise au jour (aufdecken) d'elements caches dans la vie psy-chique. »6 Sans souscrire exactement a la position de Michel Foucault pour qui « la psychanalyse et Freud » apparaissent comme l'un des episodes historiques d'une « formidable mecanique, machinerie d'aveu »7, il nous revient de nous de-mander si la cure analytique est une procedure reglee de « l'aveu du sexe, de la sexualite et des plaisirs sexuels »8 comme une autre, si la ligne que trace Foucault du Moyen Age jusqu'a Freud est bien continue ou si l'histoire longue de l'aveu, « cette volonte d'entendre de l'autre la verite sur son sexe », pour re-prendre un propos d'Alain Grosrichard9, ne connait pas des discontinuites radi-cales, des coupures definitives. Dans l'histoire des « techniques d'aveu » comme des « techniques d'ecoute », la psychanalyse constitue-t-elle un moment histori-quement inedit ou ressortit-elle a une problematique philosophique generale qui articule la question de la subjectivation - de la production d'un « effet-sujet - » a celle des conditions de sa production dont la categorie de « dispositif » decrit et definit la performance? Si le terme de Confessio est bien issu du verbe fari signifiant parler10, et si confes-ser a Dieu revient bien a se confesser a Dieu, a quel titre le regime de parole et d'adresse propre a une cure se distingue-t-il de la confessio, entendue comme confession privee, auriculaire et secrete ? A quel titre le confessus, celui qui re-cueille les aveux se distingue-t-il du psychanalyste ? l'art. Ils sont la pour dire -dire n'importe quoi. -Comment expliquez-vous le triomphe de la religion sur la psychanalyse ? Ce n'est nullement par l'intermediaire de la confession. » (J. Lacan, « Le triomphe de la religion » (29 octobre 1974) publie in J. Lacan, Le triomphe de la religion, Paris, Seuil, janvier 2005, pp. 78-79.) 6 S. Freud, « L'etablissement des faits par voie diagnostique et la psychanalyse » (1906), in S. Freud, L'inquietante etrangete et autres essais, Paris, Editions Gallimard, 1985, p. 25. 7 Michel Foucault, « Le jeu de Michel Foucault », juillet 1977, repris in Dits et ecrits, N°206, Paris, Gallimard, tome III, p. 314. 8« Le jeu de M. Foucault », ed. cit., p. 315. 9 Cf. Ibid., pp. 315 et 316. Cf. : « Quand Freud - ou un psychanalyste - ecoute, la maniere dont il ecoute et ce qu'il ecoute, la place qu'occupe dans cette ecoute le signifiant, par exemple, est-ce que c'est encore comparable a ce que c'etait pour les confesseurs ? » (Ibid., p. 317) 10 Le verbe latin confiteor traduit le grec homologeo ou ses composes exhomologeo et anthomo-logeo: etre d'accord, prononcer un meme (homos) discours (logos) : confesser une erreur, pro-fesser une verite. Certes, la categorie d'aveu est bien polysemique puisqu'elle recouvre des situations de discours tres variees dans des contextes differents. Ainsi du cadre peni-tentiel ou judiciaire lorsque la promotion d'une culture de l'aveu se trouve substituee au regime de l'ordalie, dans une confrontation reglee de l'inculpe ou du prevenu face au juge. Cependant, l'articulation d'une rememoration des peches a une pratique verbale ritualisee, dans l'espoir d'une remission des fautes, n'est pas sans provoquer un desir de preciser les limites d'une analogie entre cure psychanalytique et exercices de spiritualite chretienne. Il est ainsi arrive a Lacan par exemple, de recuser l'homologie entre le psycha-nalyste et le confesseur tout en reconnaissant dans les recits de ses analysants une pratique de l'aveu : Mais enfin, il (Lacan parle ici de lui a la troisieme personne, c'est nous qui precisons) est deja dans la psychanalyse depuis assez longtemps pour pouvoir dire qu'il aura passe bientöt la moitie de sa vie a ecouter des vies, qui se racontent, qui s'avouent. Il ecoute. J'ecoute. De ces vies que, depuis pres de quatre septenaires, j'ecoute donc s'avouer devant moi, je ne suis rien pour peser le merite.11 Or, que sont des aveux sans confession ? A quel titre une « talking-cure » peut-elle donner lieu a un pratique de l'aveu ? A n'en pas douter, dans sa version orthodoxe, c'est-a-dire freudienne, la psychanalyse demeure une experience de parole adressee - meme si nul ne peut a priori savoir a qui elle s'adresse effecti-vement et de qui elle parle reellement -, interpretee, dont le principe directeur de libre association doit precisement soustraire le sujet aux malheurs de sa propre vie, lorsque celle-ci se confond effectivement avec la litanie de ses propres repetitions. La regle fondamentale prescrite favorise la survenue de l'idee subite dans le contexte d'une tentative d'elucidation des processus psychiques qui nous 29 determinent et dont nous ne savons rien. Elle suppose l'appartenance de l'en-semble de ce qui peut etre dit ou tu, sous condition de transfert, au regime des rapports de force intrapsychiques eux-memes soumis a des principes de resistance, de deplacement et de condensation. Or, si le regime de parole associatif permet bien aux idees incidentes d'emerger en restituant a la parole son statut 11« Discours aux catholiques » (9/03/1960) in J. Lacan, Le triomphe de la religion, p. 17, souligne par nous. Lacan poursuit en convoquant le motif du secret : « Et l'une des fins du silence qui constitue la regle de mon ecoute est justement de taire l'amour. Je ne trahirai donc pas leurs secrets triviaux et sans pareils. » (Ibid.) 30 d'evenement, un tel regime releve-t-il d'un exercice de I'aveu ? Et que s'agit-il d'avouer sinon de confesser ? S'agit-il d'avouer ses pratiques sexuelles infantiles12, ses fantasmes les plus secrets ? La distinction convenue-en confession on s'accuse soi-meme, en avouant on re-pond a celui qui nous interroge-, demeure-t-elle pertinente dans le champ freudien ? L'obtention des aveux repond-elle a une contrainte therapeuthique ? Enfin, la confession religieuse et l'aveu correspondent-ils a des « modes de sub-jectivation » pour parler comme Foucault, specifiques et differencies ? Une cure de la parole par la parole L'inconscient ne veut rien dire si ga ne veut pas dire ga, que, quoi que je dise, et d'oü que je me tienne, meme si je me tiens bien, je ne sais pas ce que je dis [_] je dis que la cause de ceci n'est a chercher que dans le langage lui-meme.13 C'est comme s'il pensait : Rien que cela ? Des mots, des mots et encore des mots, comme dit le prince Hamlet [_] Il dit meme : « C'est donc une sorte de procede d'enchantement (eine Art von Zauberei), vous parlez et vous chassez ses souffrances en soufflant dessus. w14 L'homme impartial poursuit : « Supposons que le patient ne soit pas mieux prepare que moi a comprendre le traitement analytique, comment lui ferez-vous croire a l'enchan-tement du mot ou de la parole (an den Zauber des Wortes oder der Rede glauben machen), qui est cense le delivrer de ses souffrances (von seinen Leiden befreien soll) ? »15 12 Dont le probleme de la masturbation infantile. Cf. : « Il n'est vraiment pas difficile de deviner (erraten) 1) que le gargon, dans des annees anterieures, s'etait masturbe, qu'il l'avait vraisembla-blement denie (geleugnet hatte) et avait ete menace de lourdes punitions pour ses vilaines habitudes. (Son aveu (Sein Geständnis) : Je ne le feraiplus; sa denegation (sein Leugnen) : Albert n'a jamais fait ga) ; 2° que, sous la poussee de la puberte, la tentation de se masturber s'eveilla de nou-veau dans le picotement aux organes genitaux ; mais que maintenant 3) un combat de refoulement eclata en lui qui reprima la libido et la transforma en angoisse, laquelle angoisse, apres coup, re-prit a son compte les punitions dont il avait ete autrefois menace. » (S. Freud, ^interpretation du reve, VII, Oeuvres completes. Psychanalyse. Tome IV, 1899-1900, Paris, P.U.F., 2004, p. 641). 13 J. Lacan, Le Seminaire, Livre XVIII, D'un discours qui ne seraitpas du semblant, Paris, Seuil, 2007, p. 44. 14 S. Freud, « La question de l'analyse profane. Entretiens avec un homme impartial », in Oeuvres completes. Psychanalyse. Tome XVIII, Paris, P.U.F., 2, p. 9. 15 Ibid., p. 10. Dans son dialogue imaginaire avec un interlocuteur pretendument impartial, Freud n'hesite pas a accentuer le trait specifique de la psychanalyse : cure de la parole par la parole. Si le dispositif therapeutique de la psychanalyse organise bien une asymetrie de l'echange de paroles entre l'analyste et son patient, il n'en reste pas moins que les places de locuteur et d'interlocuteur permutent effecti-vement et qu'un certain echange de paroles preside a cette relation inedite : Il ne se passe entre eux rien d'autre que ceci : ils se parlent. L'analyste n'utilise pas d'instrument, pas meme pour l'examen, ni ne prescrit de medicaments [_] L'analyste fait venir le patient a une certaine heure de la journee, l'engage a parler, l'entend, puis s'adresse a lui et l'engage a ecouter.16 L'analyste n'entreprend donc rien d'autre avec son patient qu'une stricte relation de parole. Or, si nous soulignons ici l'importance du dispositif, c'est que le sujet ne fait l'experience liberatrice de sa propre parole que lorsque celle-ci se deploie dans un cadre donne et s'ordonne selon une procedure de manifestation du vrai reglee par un rituel precis. Pour se liberer, celle-ci se trouve d'abord soumise a quelques regles. Telle l'obligation qui est faite au patient d'etre « sincere », c'est-a-dire non pas d'etre veridique, mais de ne pas feindre d'ignorer ce qu'il se sait connaitre, ne pas taire ce qui traverse son esprit alors meme que pour de multiples raisons qu'il pourrait donner a posteriori, il prefererait le dissimuler : On l'invite a etre totalement sincere (ganz aufrichtig) avec son analyste, a ne rien re-tenir intentionnellement (mit Absicht1'7) de ce qui lui vient a l'esprit (was ihm in den Sinn kommt) et, par la suite, a passer outre a toutes les reticences (Abhaltungen) qui voudraient exclure de la communication (Mitteilung) bien des pensees ou souvenirs.18 Grammaire de I'aveu il ne va pas du tout de soi que tout savoir, d'etre savoir, se sache comme tel [_] il n'est pas sür qu'un savoir se sache19 16 Ibid., p. 9. 17 Die Absicht: l'intention. Avoir l'intention de dire quelque chose, vouloir dire quelque chose, etre tendu vers quelque chose que l'on veut dire Cf. dans les Etudes sur l'hysterie l'expression das absichtige Vergessen : l'oubli intentionnel. 18 S. Freud, « La question de l'analyse profane », p. 10. 19 J. Lacan, Le Seminaire, livre XVII, L'envers de la psychanalyse, Paris, Seuil 1991, p. 32. Freud qui a su laisser, sous le nom d'inconscient, la verite parler.20 Mais, « l'exigence de l'analyse (die Forderung der Analyse), qui est de tout dire (alles zu sagen) »21, se heurte tres vite a une volonte farouche, relative ou abso-lue, d'exception. Certes, nous dirons, mais pas tout. Nous ne communiquerons pas a notre therapeute, tout ce que par ailleurs nous savons et auquel nous pen-sons. Le non-dit n'est pas ici l'interdit, mais le retenu ou le reserve. Il se confond avec le dissimule, consciemment, intentionnellement : Chaque homme sait (weiss) qu'il y a en lui des choses (Dinge) telles qu'il ne les com-muniquerait aux autres que de tres mauvais gre (ungern mitteilen), ou dont il tient la communication pour tout a fait exclue (deren Mittelung er überhaupt für ausgeschlossen hält). Ce sont ses « intimites » (Intimitäten).22 Mais, outre que ce chacun sait par devers lui et souhaite soustraire a toute pu-blicite, ou ne consent que tres difficilement a divulguer - soit ce que chacun sait qu'il pense ou fait -, il est une dimension nouvelle que Freud prend soin de sou-ligner et qui concerne cette fois, et bien plus radicalement, ce que chacun d'en-tre nous refuse plus ou moins consciemment, de prendre en consideration. La categorie de « secret » se trouve ici concerner un rapport intime de soi a soi, et re-leve d'une logique de l'auto-dissimulation, en circonscrivant un espace prive soustrait au regard inspectant de l'autre: Il pressent aussi, ce qui signifie un grand progres dans la connaissance psychologique de soi (in der psychologischen Selbsterkenntnis), qu'il existe d'autres choses (andere Dinge) qu'on ne voudrait pas s'avouer a soi-meme (die man sich selbst nicht eingestehen möchte), que l'on se dissimule volontiers a soi-meme (die man gerne vor sich selbst 32 verbirgt), auxquelles, de ce fait, on coupe court, et que l'on chasse de sa pensee (aus seinen Denken) lorsqu'elle emergent quand meme (doch auftauchen).23 20 J. Lacan, « La science et la verite » (1965-66), in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 868. 21« La question de l'analyse profane », ed. cit., p. 11. Cf. : « Si des lors il accepte l'exigence de l'analyse, qui est de tout dire (alles zu sagen), il se laissera facilement gagner par l'espoir qu'un commerce et un echange d'idees (ein Verkehr und Gedankenaustausch), avec des presuppositions si inhabituelles, puissent aussi conduire a des effets (Wirkungen) specifiques. » (Ibid.) 22 Ibid., souligne par nous. 23 Ibid., p. 10. La syntaxe de tels enonces n'est pas evidemment sans poser quelques problemes logiques majeurs. Que signifie ici « ne pas vouloir s'avouer a soi-meme », ne rien vouloir savoir du savoir inconscient, ou encore se dissimuler a soi-meme ? La categorie d'intimite concernant l'espace suppose d'un dedans circonscrit. Freud prend soin de preciser que la pensee se trouve chassee au terme de son emergence. Ce qui revient a dire que l'on refuse de prendre en consideration, de donner toute son importance, de reconnaitre une valeur a la pensee incidente. On s'efforce ainsi, de se separer de sa pensee, c'est-a-dire de dissimuler a soi-meme fut-ce en l'oubliant, ce qui s'est pourtant manifeste a nous. Mais, aussi loin que la division du « propre » soit conduite pour justifier le principe d'une auto-dissimulation plus ou moins reflechie, le secret demeure garde par quelqu'un qui veille. L'opposition de soi a soi definit certes le principe d'un aveu interdit mais ne permet pas encore de penser dans toute sa radicalite, la consequence de l'exigence de tout dire. La psychanalyse ne s'ordonne pas ainsi au seul imperatif de temoigner ou de cacher aux autres et a soi-meme ce que l'on peut ou veut taire parce qu'on le connait. Elle expose certes le sujet a dire ce qu'il ne veut pas avouer ou s'avouer consciemment, mais egalement a confesser a l'adresse d'un autre ce qu'il ignore lui-meme de lui-meme. L'aveu est ainsi, pour un sujet donne, une maniere de parler a quelqu'un de ce qui le traverse et qu'il decouvre precisement en parlant sans toutefois toujours le reconnaitre. Parler « de », « a » telle est donc la structure communicationnelle elementaire de l'aveu qui de ce fait, se distingue de toute auto-analyse, ou de toute forme d'in-trospection. On ne se parle pas dans une psychanalyse, on s'entend dire, on entend mieux ce que l'on dit en s'adressant a quelqu'un d'autre que soi. De ce point de vue, l'analogie avec l'acte confessionnel est saisissante s'il est vrai 33 que la penitence secrete ou la confession de coeur (cordis contritio) ne suffisait pas et que l' « aveu de bouche » (confessio ori) pour reprendre le terme du De poeni-tentia de Gratien, demeurait necessaire24. Certes, dans l'analyse, il n'y a nulle com-parution devant Dieu par la mediation d'une confrontation avec son intercesseur, mais bien adresse a une figure particuliere dont Lacan presentait ainsi, en son 24 La question reste neanmoins entiere de savoir si c'est l'adresse comme telle - l'oris confessio -et non le verbe seulement interieur, le dialogue interieur de l'ame avec elle-meme pour parler comme Platon, c'est-a-dire deja, la verbalisation des fautes commises fut-elle intimes qui pre-sente des effets confessionnels. 34 temps, les coordonnees : « Temoin pris a partie de la sincerite du sujet, deposi-taire du proces-verbal de son discours, reference de son exactitude, garant de sa droiture, gardien de son testament, tabellion de ses codicilles, l'analyste participe du scribe. Mais il reste le maitre de la verite dont ce discours est le progres. »25 Quoiqu'il en soit, le principe d'une distinction de la psychanalyse et de la confession religieuse demeure pour Freud pertinente au regard d'un critere precis 26: « Je comprends », dit notre auditeur impartial, « vous supposez que tout nerveux a quelque chose qui l'oppresse (was ihn bedrückt), un secret (ein Geheimnis), et en l'ame-nant a l'exprimer (auszusprechen), vous le dechargez de cette pression (entlasten Sie ihn von dem Druck) et vous lui faites du bien. N'est-ce pas la le principe de la confession (Beichte)27, dont l'Eglise catholique s'est servie de tout temps pour assurer sa domination sur les coeurs ? » Oui et non, c'est la seul reponse que nous puissions faire. La confession entre certes dans l'analyse, elle en est en quelque sorte l'introduction. Mais il s'en faut de beaucoup qu'elle ait rejoint l'essence de l'analyse (das Wesen der Analyse) ou qu'elle en ait expli-que l'effet (Wirkung). Dans la confession le pecheur (der Sünder) dit ce qu'il sait (was er weiss), dans l'analyse le nevrose doit en dire plus (soll [_] mehr sagen).28 Precisons d'emblee que la distinction freudienne ne prend pas en compte la sub-tilite de la confession catholique laquelle conduisait le confesseur « par toute une technique d'examen de conscience », a interroger le fidele pour apprendre de lui les peches qu'il ne savait pas avoir commis29. Or, sous le regard de Dieu, le 25 J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage » (1953 publie en 1956), in Ecrits, p. 313. 26 Freud mentionne egalement un autre critere de distinction : « Par ailleurs, autant que nous le sachions, la confession n'a jamais deploye la force d'eliminer des symptomes de maladie averes. » (« La question de l'analyse profane », p. 11) 27 Cf. : « Par contre, je puis me representer que vous acquerez, en tant qu'analyste, une influence plus forte sur votre patient que le confesseur sur le confessant, parce que vous vous occupez de lui bien plus longtemps, plus intensement et aussi plus individuellement, et que vous uti-lisez cette influence accrue pour le detourner (abzubringen) de ses pensees morbides, le dis-suader (auszureden) d'avoir peur, etc. » (Ibid.) 28 Ibid., souligne par nous. 29 Cf. Michel Foucault, Les anormaux. Cours au College de France (1974-1975), Paris, Gallimard/ Le Seuil/Hautes etudes, 1999, p. 163 : « ce qui va garantir l'exhaustivite, c'est que le pretre ne !S !S moi du penitent accepte d'etre une enigme pour lui-meme comme I'ecrit si bien Augustin dans Les Confessions : « in cuius oculis mihi quaestio factus sum » (me voila devenu pour moi-meme, sous vos yeux, un probleme). Lorsque J.-A. Miller reprochait a Michel Foucault de relativiser la distinction entre les pratiques et les procedures confessionnelles d'aveu et le protocole d'une cure psychanalytique au regard justement de la question du savoir, le phi-losophe, a tres juste titre, repondait que la distinction freudienne implicite du propos de son objecteur demeurait insuffisante : J.- A. Miller: Dans les procedures d'aveu, on suppose que le sujet sait la verite. N'y a-t-il pas un changement radical, quand on suppose que, cette verite, le sujet ne la sait pas ? M. Foucault: [_] Mais, justement, l'un des points fondamentaux, dans la direction de conscience chretienne, c'est que le sujet ne sait pas la verite. J.- A. Miller: Et tu vas demontrer que ce non-savoir a le statut de l'inconscient ? Rein-scrire le discours du sujet sur une grille de lecture, le recoder conformement a un questionnaire pour savoir en quoi tel acte est peche ou non30, n'a rien a voir avec sup-poser au sujet un savoir dont il ne sait pas la verite. M. Foucault: Dans la direction de conscience, ce que le sujet ne sait pas, c'est bien autre chose que savoir si c'est peche ou pas, peche mortel ou veniel. Il ne sait pas ce qui se passe en lui. Et lorsque le dirige vient trouver son directeur, et lui dit : ecoutez, voila... J.- A. Miller: Le dirige, le directeur, c'est tout a fait la situation analytique, en effet. M. Foucault: [_] Le dirige dit : « Ecoutez, voila, je ne peux pas faire ma priere actuel-lement, j'eprouve un etat de secheresse qui m'a fait perdre contact avec Dieu. » Et le directeur lui dit : « Eh bien, il y a quelque chose en vous qui se passe, et que vous ne savez pas. Nous allons travailler ensemble pour le produire. »31 35 va plus se contenter de l'aveu spontane du fidele, qui vient le trouver apres avoir commis une faute et parce qu'il a commis une faute. Ce qui va garantir l'exhaustivite, c'est que le pretre va lui-meme controler ce que dit le fidele : il va le pousser, il va le questionner, il va preciser son aveu, par toute une technique d'examen de conscience. » 30 Cf. sur ce point : « On voit se former a cette epoque-la (XIIe-XIIIe siecle) un systeme d'interro-gation code selon les commandements de Dieu, selon les sept peches capitaux, selon even-tuellement, un peu plus tard, les commandements de l'Eglise, la liste des vertus, etc. » (M. Foucault, Les anormaux, p. 163) 31« Le jeu de Michel Foucault », p. 318. Plus proche qu'il ne le sait des pratiques confessionnelles religieuses, Freud, soutient neanmoins que l' « essence de l'analyse » ne concerne pas tant la manifestation d'un secret que l'on voudrait dissimuler aux autres ou a soi-meme, que la revelation de ce que nous savons sans savoir que nous le savons, la manifestation d'un savoir inconnu ou insu de nous. Des lors, si l'on ne fait pas l'hy-pothese d'une opacite a soi-meme correlee a un desir ou a une volonte de ne pas savoir, si l'on ne suppose pas un desir ambivalent et contradictoire de continuer a ignorer tout en etant anime d'une volonte de lever le voile du secret, on ne pense pas selon les perspectives que la psychanalyse ouvre. Mais, si la manifestation releve du discours, il reste a expliquer l'exces du dire sur le savoir: « Alors, je ne comprends decidement pas », est-il replique. « Qu'est-ce que cela peut bien signifier (Was soll es wohl heissen) : dire plus qu'il ne sait (mehr sagen als er weiss)? ^*32 Comment puis-je dire ce que je ne sais pas, dire plus que je ne me sais dire, dire plus que je ne m'entends effectivement dire ? Comment peut-on parler sans connaitre tout ce que l'on dit, sans entendre tout ce que nous nous savons consciemment dire? Comment puis-je parler de ce que j'ignore ? Faut-il faire non seulement, comme Socrate dans le Menon, l'hypothese que l'on puisse ignorer que l'on sait et ce que l'on sait, mais egalement avancer que l'on peut ne pas savoir ce que l'on dit s'il nous arrive de dire plus que ce que nous nous entendons dire et que nous pourrions repeter par exemple en disant : « J'ai deja dit que... » ou encore « J'ai bien dit que..., mais pas plus ! » J'ai dit tout ce que j'avais a dire car j'ai dit tout ce que je savais ou tout ce que je 36 pense savoir et il n'y a jamais rien d'autre a entendre dans ce que j'ai dit, ou dans ce que je dis, que ce que je me sais toujours dire. Comme locuteur, je demeure mieux place que quiconque pour savoir ce que j'ai voulu dire. Dans ce cas, l'equi-valence stricte du dit et du savoir est postulee au meme titre que l'equivalence du savoir et de l'entendre. Nul sens de ce que je dis ne m'echappe. Je sais ce que je dis et je sais toujours tout ce je dis en parlant. Nul exces, nul double sens, nulle equivoque, nulle ignorance ne preside a mon dire. 32 S. Freud, « La question de l'analyse profane », p. 11. Pour fonder la these d'un exces de la parole sur le savoir, il faut donc produire l'hypothese d'un savoir insu du locuteur, savoir dont pourtant il temoigne en parlant et ce, tout en pensant en toute bonne foi de rien dire d'autre que ce qu'il (se) croit enoncer, puisqu'il dit bien a celui qui l'ecoute tout ce qu'il pense ou croit savoir : « Si le sujet sait ce qu'il dit, il n'y a pas d'inconscient, pas de dit in-conscient, et le sujet de l'enonciation se confond avec le sujet de la volonte, comme dans la conception instrumentale du langage ou l'on parle pour dire ce qu'on veut, ou l'on dit ce qu'on veut dire. »33 L'insu est donc inoui pour le sujet qui parle et ne trouve son statut de savoir qu'aux oreilles averties d'un interlocuteur attentif, lequel pourrait en pareil cas declarer : « Tu ne sais pas ce que tu dis quand tu t'imagines dire ce que tu penses, tu ne t'en-tends pas dire ce que tu dis » ou encore « tu ne sais pas pourquoi tu dis ce que tu dis car tu ignores de quoi tu parles effectivement. » L'hermeneute suppose donc tou-jours que le discours prononce ou adresse ressorti a une structure intentionnelle, celle-ci füt-elle inconsciente. Meme si le locuteur ne peut pas se rapporter pas the-matiquement a ce qu'il ignore qu'il dit en parlant, il n'en demeure pas moins que l'interlocuteur rapporte toute enonciation a un horizon de signification irreducti-ble. Interpreter revenant ici a supposer, presumer, deviner ce qui sans etre toujours explicitement dit n'en laisse pas moins de se faire entendre, a mots couverts. Le dispositif analytique et therapeutique de la psychanalyse repose ainsi sur la dissymetrie de l'entendement du locuteur et de l'entendement de l'interlocuteur ou de l'auditeur et s'ordonne selon l'hypothese admise d'un sujet suppose pour-tant savoir ce qu'il dit ignorer. La supposition de savoir n'est donc pas simple-ment celle que le patient prete a son analyste34, mais aussi sinon surtout, celle dont le therapeute fait l'hypothese a propos de son patient. C'est ainsi que le comprenait, jadis, Georges Politzer a propos de l'interpretation du reve selon Freud : « l'analyse apprend au sujet ce qu'il ignorait auparavant, par exemple le sens du reve. Seulement, dira-t-on, c'est le sujet qui a reve et c'est lui qui a fourni les elements necessaires a l'interpretation; donc il sait, et comme ce savoir n'est manifestement pas disponible, il sait, mais d'une fagon inconsciente Le sujet affirme ne pas connaitre le sens du reve. On ne veut pas accepter cette 37 33 V. Descombes, L'inconscient malgre lui, Paris, Les Editions de Minuit, 1977, p. 83. 34 Supposition qui n'est pas sans evoquer celle que le croyant prete a Dieu au point de s'inter-roger : est-il necessaire de confesser ses peches a un Dieu omniscient ? 38 affirmation, et on dit que le sujet sait. Et on ne peut, en effet, croire que le sujet ne sait pas, parce qu'on suppose precisement le recit du contenu latent realise.» 35 L'indisponibilite d'un savoir insu par le patient est ainsi postulee par la psychanalyse au titre meme d'une exigence d'intelligibilite du sens de ses propres paroles. L'hypothese de l'inconscient se deploie done dans le registre du savoir. Est in-conscient, ce que la conscience ne sait pas, ce qu'elle ignore et dont il faut pos-tuler l'existence pour reduire l'ecart entre une ignorance apparente et un savoir reel, mais « latent ». La question de l'exces, plus encore que celle de l'ecart, entre contenu latent et savoir manifeste repond a un « schema general » present dans toute l'oeuvre de Freud, justifiant ainsi la traduction lacanienne de l'inconscient, das Unbewusste, par l'insu36. Participe passe du verbe Wissen, savoir, le suffixe wusst precede du prefixe privatif ou de negation Un - qui correspond au an en latin -, substanti-fie ou qualifie de maniere adjectivale ce qui se soustrait au savoir du sujet. Si nous sommes un secret pour nous-memes, l'aveu temoigne qu'il y a toujours plus en nous que nous ne savons. A ce titre, l'experience analytique soumet a une epreuve singuliere et paradoxale. L'analyste suppose que son patient possede un savoir que celui-ci commence par ignorer mais qu'il doit apprendre a decouvrir dans et par l'experience premiere d'une meconnaissance de soi, desormais iden-tifiee. 35 Georges Politzer, Critique des fondements de la psychologie (1928), Paris, P.U.F., 1994, p. 187. Politzer parle du « contraste chez le reveur entre l'ignorance apparente et le savoir 'latent' », et evoque « l'ignorance du contenu latent » (ibid., et p. 161). Cf. : « D'apres ce que nous avons dit jusqu'a present, la nevrose serait la consequence d'une sorte d'ignorance, de non-connais-sance de processus psychiques dont on devrait avoir connaissance. » (S. Freud, Introduction a la psychanalyse, Paris, Payot, 2001, p. 338) 36 Cf. « Lacan a donc mille fois raison de traduire das Unbewusste par l'insu, d'autant plus que le suffixe frangais d'inconscient est diametralement oppose au sens de l'allemand. -scient est un adjectif actif, une sorte de participe present : conscient, etre conscient est deja par soi-meme une activite, un etat de veille tout a fait impossible en allemand. Je suis conscient : Ich bin bei Bewusstsein, je suis en (etat) de conscience : je suis a la conscience [_] L'Allemand parle la de Bewusstsein: « le fait d'etre conscient ». Dans ce mot, sein n'englobe pas, mais convertit le participe passe en nom commun d'etat [_] Il s'agit en tout cas d'un etat et non de cette activite qu'implique le mot frangais conscient ou conscience. » (Georges-Arthur Goldschmidt, Quand Freud voit la mer, Paris, Buchet/Chastel, 1988, pp. 37-38) Le paradigme indiciaire de la psychanalyse37 Ne sous-estimons donc pas les petits indices (die kleinen Anzeichen); peut-etre reus-sit-on, a partir d'eux, a trouver la trace (die Spur) de quelque chose de plus grand.38 Je puis m'imaginer ce qui vous rebute. Mon interpretation inclut l'hypothese que chez le locuteur peuvent se manifester des intentions dont lui-meme ne sait rien, mais que je puis, moi, deduire a partir d'indices.39 Habitue que je suis a porter attention aux petits indices...40 Reprenons de ce point, de vue l' « analogie » qu'etablit Freud entre le « crimi-nel » et l' « hysterique » : Chez les deux, il y va d'un secret (ein Geheimnis)41, de quelque chose de cache (etwas Verborgenes). Mais, sous peine de devenir paradoxal, il faut que je souligne tout de suite la difference. Chez le criminel (Beim Verbrecher), il s'agit d'un secret qu'il connait (das er weiss) et qu'il vous cache (vor Ihnen verbirgt), chez l'hysterique, d'un secret qu'il ne connait pas non plus lui-meme (das auch er selbst nicht weiss), qui se cache a lui-meme (das sich vor ihm selbst verbirgt). Comment cela est-il possible ?42 37 Nous reprenons ici la formule de Carlo Ginzburg dont la premiere occurrence des hypotheses de recherche remonte a 1979 dans un article intitule Spiez. Radiai di un paradigme scientifique (Traces (« Spiez » signifie en italien a la fois indices et espions). Les racines d'un paradigme scientifique). Le paradigme scientifique deviendra un paradigme indiciaire (paradigma indiziaro) dans les reecritures de ce texte seminal. Cf. sur cette question, le livre de Carlo Ginzburg, Mythes, emblemes, traces, trad. frang. Paris, Flammarion, 1989. 38 S. Freud, Lefons d'introduction a la psychanalyse, I. « Introduction, Les operations man-quees », p. 21. 39 Ibid., p. 62. 40 S. Freud, Reponse a une enquete : « De la lecture et des bons livres » (1906), in ^uvres completes. Psychanalyse. Tome VIII, 1906-1908, Paris, P.U.F., 2007, p. 35. 41 Geheimnis renvoie a Heim, le dedans le for interieur. 42« L'etablissement des faits par voie diagnostique et la psychanalyse », p. 20. Cf. : « chez le ne-vrose, il y a secret (Geheimnis) pour sa propre conscience (vor seinem eigenen Bewusstsein), chez le criminel, seulement pour vous (nur vor Ihnen); chez le premier, un authentique non-sa-voir (Nichtwissen), encore que ce ne soit pas vrai dans tous les sens, chez le second une simple simulation de non-savoir (nur Simulation des Nichtwissens). » (Ibid., p. 24) 39 40 Que le criminel sache ce qu'il cache inscrit la categorie du secret dans le registre de la volonte consciente de dissimuler et ne souleve pas de difficulte logique in-surmontable. Si le partage du dicible - ce qui est dit, parle et ce qui est tu -, ne relevait que d'une decision consciente il conviendrait toujours d'avancer que le locuteur sait toujours ce qu'il dit parce qu'il dit seulement et toujours, ce qu'il veut dire et ne dit pas ce qu'il ne veut pas dire. Si a contrario, il peut etre etabli que le sujet ne sait pas ce qu'il veut, il pourra etre demontre qu'il ne sait pas ce qu'il dit. En revanche, pour expliquer qu'un secret puisse faire l'objet paradoxal d'une auto-dissimulation et repondre a la difficulte de penser la condition de possibi-lite d'un secret chez le nevrose qu'il ne sait pas dissimuler, Freud convoque sa theorie du refoulement43. A ce titre, comme l'avait parfaitement compris en son temps Politzer, la problematique de la confession ou de l'aveu, exige pour etre rendue intelligible une theorie dynamique des processus psychiques et notam-ment de la resistance : L'inconscient proprement psychanalytique, c'est donc, non pas cet inconscient qui n'est qu'une ombre, c'est-a-dire l'inconscient « latent », mais l'inconscient vivant, agis-sant, en un mot, l'inconscient « dynamique » que nous sommes forces d'admettre, vu le fait de la resistance et du refoulement [_] Pendant l'analyse le sujet resiste a certaines pensees. Il se defend d'avoir des desirs homosexuels ou incestueux, alors que la presence de ces derniers resulte du reve [_] il ne s'agit pas simplement d'eviter la confession publique d'une chose qu'on sait, car la vraie resistance est anterieure au savoir : le sujet resisteprecisement avant le savoir meme, il fait tout pour que l'analyse ne l'y ache-mine pas : il commence par declarer que rien ne lui vient a l'esprit, fait ensuite des objections contre la methode psychanalytique, la declare fantaisiste, etc.44 43 Cf. : « nous savons grace a de laborieuses investigations que toutes ces affections reposent sur le fait que de telles personnes sont parvenues a refouler certaines representations et certains souvenirs charges d'intenses investissements affectifs (gewisse stark affektbesetzte Vorstellungen von Erinnerungen), ainsi que les desirs edifies sur eux, de telle sorte qu'ils ne jouent aucun role dans leur pensee, qu'ils ne se presentent pas a leur conscience et qu'ainsi ils leur restent secrets a elles-memes (und somit ihnen selbst geheim bleiben). » (S. Freud, « L'etablissement des faits », p. 20) 44 G. Politzer, op. cit., pp. 166-167. s !s !s Il nous importe donc ici de prendre la mesure de la maniere dont le dispositif therapeutique de la psychanalyse parvient a lever le secret, c'est-a-dire conduit un interlocuteur a pouvoir entendre ce qu'un locuteur ne se sait pas dire et ne se sait pas lui dire en lui parlant. Ce que le locuteur ne veut pas dire consciemment ou s'efforce inconsciemment de taire, il lui arrive malgre tout, malgre lui, de l'enoncer sans pour autant qu'il se trouve en mesure de se l'entendre dire. Si les raisons de taire demeurent indisponibles au locuteur, ce dernier recele un secret qu'il ignore posseder et dont il ne veut pas parler : Apres que le malade a raconte son histoire une premiere fois, nous le convions a s'abandonner tout a fait aux pensees (sich ganz seinen Einfällen zu überlassen) qui surgissent en lui et a faire part, sans aucune reserve critique, de ce qui lui vient a l'es-prit. Nous partons donc du presuppose, qu'il ne partage nullement, que ces pensees (diese Einfälle) qui viennent ne sont pas arbitraires, mais qu'elles seront determinees par la relation a son secret, a son « complexe », qu'elles peuvent etre pour ainsi dire congues comme des rejetons (als Abkömmlinge) de ce complexe.45 La these du secret ignore du patient lui-meme, la reference a un « complexe » in-connu fonde la legitimite d'une investigation detaillee du regime discursif du patient. Que dit-il ?, comment parle-t-il ?, hesite-t-il, temoigne-t-il d'oublis, commet-il des erreurs lors de la reproduction du meme recit de reve en soumettant celle-ci a des modifications notables etc. ? Ce n'est qu'en etant attentif au regime singu-lier de parole de son interlocuteur que le psychanalyste pourra etre en mesure d'entendre que quelque chose n'est pas encore dit, tend a etre profere tout en etant encore retenu. Le psychanalyste ne devine pas ce qui est tu, mais entend que quelque chose demeure dissimule au-dela ou en dega de la manifestation de ce qui est dit. La cure par la parole ne peut etre fondee que sur le materiau langagier particulier qu'est la relation d'adresse singuliere du patient. Si le psychana- 41 lyste a su reconnaitre « un mode d'expression usuel », chez son patient, il lui re-vient desormais d'etre attentif aux « ecarts » de langage: Nous avons coutume de considerer tres generalement des ecarts, meme legers (leise Abweichungen), par rapport au mode d'expression (Ausdrucksweise) usuel chez notre malade, comme des indices d'un sens cache (als Anzeichen für einen verborgenen Sinn) [_] Nous sommes precisement a l'affüt chez lui de discours (Reden) oü chatoie la double 5 S. Freud, « L'etablissement des faits », p. 21. entente (Zweideutige), et dans lesquels le sens cache (verborgene Sinn) transparait a travers l'expression innocente (durch den harmlosen Ausdruck).46 Freud n'a eu de cesse de rappeler que « l'on omet habilement de voir les petits indices (die geringen Anzeichen) par lesquels l'inconscient a coutume de se trahir (sich verraten) a la conscience. »47 A ce titre, la psychanalyse nourrit indeniable-ment a l'egard du langage, un soupgon constitutif de son geste hermeneutique, que l'on peut presenter ainsi : « le langage ne dit pas exactement ce qu'il dit. Le sens qu'on saisit, et qui est immediatement manifeste, n'est peut-etre en realite qu'un moindre sens, qui protege, resserre, et malgre tout transmet un autre sens; celui-ci etant a la fois le sens le plus fort et le sens 'd'en dessous'. »48 S'il est vrai que l'indice demeure le signe le moins intentionnellement dirige vers un sens a proposer, la these d'un « sens cache » presuppose la detection et l'inter-pretation ou le dechiffrement d'indices infimes selon les principes d'une gram-maire rigoureuse. L'indice releve ici de la fonction expressive du symptome selon un rapport de motivation qu'il convient d'etablir. Il n'indique pas le feu comme la fumee ou les traces de pas sur le sable selon une connexion causale et un rapport de necessite qui appartient aux sciences de la nature, mais permet une anticipation d'un objet virtuel determine : la visee ou l'intention inconsciente. Le principe d'une lecture symptomale de la parole adressee conduit a decrypter, depister un sens latent autre que le sens manifeste. Chaque sequence signifiante en sa structure, se trouve ainsi plausiblement ordonner au souci de dire et de dedire, de te-moigner et de cacher ou plutot de manifester tout en recelant. Familier de la methode du critique d'art italien Morelli - qui constitue pour lui une reference dans ses travaux de psychanalyse appliquee a l'art, comme Le Moise de 42 Michel-Ange de 1914 -, Freud sait que deviner ou detecter des choses cachees ou secretes requiert de porter son attention sur les ecarts minimalistes du langage. Le principe d'une « double entente » fonde l'hypothese d'une auto-trahison49 du se- 46 Ibid., p. 22, souligne par nous. 47 « Notre rapport a la mort », in Sigmund Freud, ^uvres completes. Psychanalyse, tome XIII, 1914-1915, Paris, P.U.F., 1988, p. 153. 48 Michel Foucault, « Nietzsche, Freud, Marx »(1967) ) repris in Dits et ecrits, tome I, N° 46, pp. 564-565. 49 Cf. : « Vous interpretez cette perturbation en vous disant que le complexe present chez le sujet en cause est investi d'affect et en mesure de soustraire de l'attention la tache d'avoir a cret puisque le sens cele ou recele parvient neanmoins a se manifester en depit de l'effort que chacun deploie, a son insu, pour le soustraire a toute publicite. Ce qui fut retranche et reserve par restriction verbale devient ainsi involontairement manifeste : En fin de compte, il n'est pas difficile de comprendre qu'un secret soigneusement garde (ein sorgfältig gehütetes Geheimnis) ne se trahit que par des allusions (Andeutungen) legeres (feine), tout au plus a double entente (zweideutige). Le malade finit par s'habituer a nous donner sous forme de ce nous appelons « presentation indirecte » (indirekter Darstellung) tout ce dont nous avons besoin pour mettre a jour le complexe.50 Freud appelle « indices de complexes » (Komplexanzeichen) l'ensemble diversi-fie des faits de discours - telle la « meprise d'ecriture »51 -, qui permettent de mettre un enqueteur donne sur la piste d'un secret dissimule, pour autant qu'il n'est jamais de secret si bien garde ou preserve qui ne soit trahi par le seul fait que nous parlons et ce, quand bien meme nous nous efforcerions consciemment ou inconsciemment, en le taisant, en parlant d'autre chose, d'eviter de le trahir. Sous le nom de « technique analytique », Freud pense ainsi les differents registres de parole de l'analyste, les modalites interpretatives, les styles d'intervention, les propositions de reconstructions plausibles de l'histoire traumatique des patients. Ce faisant, il critique un usage spontane de la pratique analytique dont le principe serait precisement que le patient livrerait sans retenue, ses propres secrets : Une erreur (Irrtum) me semble etre largement repandue parmi nos confreres, a savoir que la technique consistant a chercher les facteurs occasionnant la maladie, et l'eli-mination des manifestations au moyen de cette recherche seraient aisees (leicht) et allant de soi [_] J'entends dire ici et la, a mon grand etonnement, que dans tel ou tel 43 service hospitalier un jeune medecin s'est vu charge par son chef d'entreprendre une « psychanalyse » avec une hysterique. Je suis persuade qu'on ne lui confierait pas pour examen une tumeur qui a ete extirpee sans s'etre auparavant assure que la technique histologique lui est familiere. Il me parvient de meme la nouvelle que tel ou tel confrere s'organise des seances de consultations avec un patient pour proceder avec lui a une reagir; vous trouvez donc dans cette perturbation une 'auto-trahison (Selbst-verrat) psy-chique'. » (S. Freud, « L'etablissement des faits », p. 19) 50 Ibid., p. 23. 51 Cf. : « le mot substitue trahit (verrät)... » (S. Freud, « Les operations manquees », p. 69). cure psychique (einpsychische Kur), alors que je suis certain qu'il ne connait pas la technique d'une telle cure. Il faut donc qu'il s'attende a ce que le malade vienne lui livrer ses secrets (seine Geheimnisse) -ou bien il cherche le salut dans quelque espece de confession ou de confidence (in irgendeiner Art von Beichte oder Anvertrauen). Il ne me sur-prendrait pas que le malade ainsi traite n'en retirat plus de dommages que d'avantages. C'est qu'il n'est nullement aise (leicht) de jouer de l'instrument animique.52 La methode indiciaire de Freud en portant toute son attention aux fragments, aux details isoles, aux rebuts, aux dechets pretendument insignifiants de la vie quotidienne, elargit le champ de la rationalite. Qu'il s'agisse des reves dans L'ln-terpretation du reve, des lapsus dans La psychopathologie de la vie quotidienne, des traits d'esprit dans Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient (1905) ou des divers symptomes a priori immotives ou absurdes, Freud s'emploie toujours a restituer leur motivation inconsciente et le contexte psychique dynamique au-quel ils appartiennent. En pretant l'oreille aux legers ecarts differentiels a l'interieur de series apparem-ment homogenes, la demarche psychanalytique identifie des anomalies discretes et rend intelligibles des phenomenes en apparence accidentels, contingents (zufällig), tel l'incident (Vorgang) banal de la parole que l'on impute au hasard (Zufall). Freud apprehende comme des actes symptomatiques (Symptomhandlungen) les divers accidents qui nous semblent seulement fortuits, aleatoires, en les com-prenant a la lumiere de leur « valeur d'aveu », comme des actes de verite. Aveux et vreux inconscients il eprouvait pour lui bien plus de jalousie et de fureur qu'il ne pouvait se l'avouer (als 44 er sich eingestehen konnte)...53 L'extension freudienne du principe de raison - rien n'est sans raison, tout effet procede d'une cause -, a la sphere des actes consciemment manques interdit 52 S. Freud, « De la psychotherapie » (1904), trad. frang. in Sigmund Freud, (Euvres completes, Psychanalyse, vol. VI 1901-1905, Paris, P.U.F., 2006, pp. 51-52. Freud fait ici reference a Hamlet : « Le roi a depeche vers lui les deux courtisans Rosenkranz et Guildenstern pour le questionner et lui arracher le secret (das Geheimnis) de son humeur depressive. » (Ibid.) 53 S. Freud, « Remarques sur un cas de nevrose de contrainte. Extrait de l'histoire de la maladie » (1909), in (uvres completes. Psychanalyse, tome IX, 1908-1909, Paris, P.U.F., 1998, p. 27. d'evoquer le hasard comme principe d'indetermination et permet de penser un certain nombre de faits comme autant d'effets involontaires mais intelligibles : J'ai examine les menus actes manques (die kleinen Fehlleistungen54), tels que l'oubli (Vergessen), le lapsus de parole (Versprechen) et d'ecriture (Verschreiben), l'egare-ment d'objets (Verlegen), et j'ai montre que quand quelqu'un fait un lapsus en parlant, il ne faut pas en rendre responsables le hasard (Zufall), pas plus que de simples diffi-cultes d'articulation et des similitudes phoniques, mais qu'a chaque fois, on peut eta-blir la presence d'un contenu de representations perturbateur (ein störender Vorstellungsinhalt) - un complexe - qui modifie dans son sens a lui, en suscitant l'apparence d'une erreur, le discours vise (die intendierte Rede).55 Qu'il s'agisse des meprises de parole ou d'ecriture56, Freud considere toujours que la substitution d'un mot a un autre constitue l' « aveu » d'une intention in-connue du sujet mais manifestee a son insu, c'est-a-dire l'epreuve d'une deprise de « soi », si l'on entend ici par ce dernier terme, une figure ou l'on avait cou-tume de se reconnaitre comme subjectivite consciente et de se meconnaitre comme sujet de vreux inconscients. Reprenons succinctement quelques lignes de son argumentation principale concernant la meprise de parole. Freud propose une typologie relativement simple : le dit contredit57 l'intention declaree ou supposee du locuteur58 ou deforme cette derniere. Soit deux exemples : 54 Die Leistung: la realisation, la prouesse, le tour de force, l'action bien executee. 55 S Freud, « L'etablissement des faits », p. 16. 56 Versprechen, Verlesen, mais aussi Verlegen, Verhören, Vergessen (oublier) Vergreifen (erreurs de geste). Cf. : « -Ver marque 1°) ce qui s'egare de la voie suivie jusque-la; 2°) ce qui s'avance jusqu'a l'ultime conclusion; 3°) ce qui inverse totalement en son contraire le sens meme du verbe. » (G.-A. Goldschmidt, op. cit., p. 60) 57 Cf. : « la fagon la plus habituelle et aussi la plus frappante de commettre une meprise de parole est celle qui conduit exactement au contraire (Gegenteil) de ce qu'on a l'intention de dire (was man zu sagen beabsichtigt). » (« Les operations manquees », p. 27) 58 Cf. « Nous trouvons en effet des categories entieres de cas (Fällen) dans lesquels la visee (die Ab -sicht), le sens de la meprise de parole (der Sinn des Versprechens) apparait au grand jour. Avant tout, ceux ou le contraire (das Gegenteil) vient prendre la place de ce qui etait vise. » (Ibid., p. 35) 45 1) Le president dit (sagt) dans son discours d'ouverture (in der Eröffnungsrede): « Je declare (Ich erkläre) la seance close. »59 2) Dans d'autres cas, la meprise de parole (das Versprechen) n'a pas abouti precise-ment au contraire de ce qu'on voulait dire, un sens oppose peut neanmoins venir a s'exprimer par cette meprise [_] Par exemple, un professeur dans son discours inaugural : Je ne suis pas geneigt (enclin) (pour : geeignet (habilite)) a celebrer les merites de mon predecesseur tant apprecie [_] Geneigt n'est pas le contraire de geeignet, mais c'est un aveu patent (ein offenes Geständnis), en opposition tranchee avec la situation dans laquelle l'orateur (der Redner) doit prendre la parole.60 Parler expose ainsi a des surprises liees au surgissement de l'inattendu. D'une maniere generale, la meprise de parole temoigne bien que nous n'avons pas prise ou pas de prise totale sur la parole puisqu'il nous arrive de dire le contraire de ce que nous voulions pourtant dire, de dire autre chose ou tout simplement de nous surprendre a dire ce que nous aurions prefere taire. La volonte d'emprise - ne dire que ce que l'on desire dire et comme on souhaiterait le dire -, de l'homme sur sa propre parole ne donne lieu qu'a des prises provisoires, vacillantes, in-certaines et fragiles. Si nous reprenons le premier exemple de meprise de parole, il peut sembler que la chose soit entendue : la meprise de parole dit clairement ce que veut vraiment dire le locuteur : Voila qui est [_] sans equivoque (unzweideutig). Le sens et la visee (Sinn und Absicht) 46 de son discours manque (seiner Fehlrede) est qu'il veut clore la seance. « Il le dit bien lui-meme (Er sagt es ja selbst) », c'est la citation que l'on aimerait faire la61; ne suffit-il pas de le prendre au mot (wir brauchen ihn ja nur beim Wort zu nehmen)?62 59 Ibid., p. 35. Cf. un autre exemple de distorsion. L'intention de dire « Ich fordere Sie auf, auf das Wohl unseres Chefs anzustossen » (Je vous invite a trinquer (trinquer : anstossen) a la sante de notre chef) se transforme par permutation en « Je vous invite a roter (aufstossen) a la sante de notre chef .» (Ibid., pp. 26-27) 60 S. Freud, Ibid., p. 36, p. 27 et p. 36. 61 Mozart, Noces de Figaro, livret de Da Ponte, Acte II, Scene 5. 62 S. Freud, « Les operations manquees », p. 35. s !s !s Mais comme les reves d'enfants, lesquels ne semblent pas requerir d'interpreta-tion tant ils sont lisibles en premiere approximation, mais ne constituent pas la totalite des reves humains, les meprises de paroles oü l'on dit le contraire de ce que l'on voulait dire, ne sont pas l'unique modele de l'echec de la parole. Lorsque Freud emet l'hypothese que toute meprise de parole nait de l'interfe-rence de deux intentions - l'une consciente et l'autre latente -, il precise les mo-dalites diverses de resultat d'une telle interference : Ces exemples vous font voir que meme ces cas de meprise de parole relativement obs-curs s'expliquent par la conjonction (das Zusammentreffen), l'interference de deux visees de discours (Redeabsichten) distinctes ; les differences naissent du seul fait que tantöt l'une des visees remplace (ersetzt) totalement l'autre, se substitue a elle, comme dans les meprises aboutissant au contraire de ce qu'on voulait dire, tantöt, en revanche, elle doit se contenter de la deformer (eintsellen) ou de la modifier, de sorte que se produisent des formations mixtes (Mischbildungen) qui semblent avoir plus ou moins de sens par elles-memes.63 Si le sujet dit simplement le contraire de ce qu'il voulait dire, il nous revient de supposer en lui deux intentions contradictoires. Chaque discours se trouve ainsi ordonne a une intention, latente ou manifeste : Le president qui se meprend en disant le contraire de ce qu'il veut dire (der sich zum Gegenteil verspricht) -il est clair (klar) qu'il veut ouvrir la seance (er will die Sitzung eröffnen), mais tout aussi clair (aber ebenso klar) qu'il voudrait egalement la clore (er möchte sie auch schliessen). C'est tellement net (deutlich) qu'il ne reste rien a interpreter (zum Deuten).64 La difficulte d'interpretation concerne donc les cas oü, comme dans le reve, le processus de formation de la meprise de parole est precisement un processus de deformation de l'intention visee sans que l'intention declaree demeure pourtant claire. La question methodologique se determine donc ainsi : Mais pour les autres cas, dans lesquels la tendance perturbatrice (die störende Tendenz) ne fait que deformer (entstellt) la tendance originelle (die ursprüngliche), sans 47 63 Ibid., p. 37. 64 Ibid., p. 42. parvenir totalement a s'exprimer elle-meme (sich selbst ganz zum Ausdruck zu bringen), comment [_] deviner la tendance perturbatrice a partir de la deformation (aus der Enstellung) ?65 Freud propose a titre de reponse les remarques suivantes : Dans une premiere serie de cas, d'une fagon tres simple et tres süre, de la meme fagon qu'on constate la tendance perturbee (die gestörte Tendenz). C'est qu'on se fait com-muniquer cette derniere directement par le locuteur (vom Redner unmittelbar mitteilen) ; apres la meprise de parole, il retablit aussitöt (stellt er [_] sofort wieder her) l'enonce originellement vise (den ursprünglich beabsichtigten Wortlaut) [_] Quant a la tendance deformante (die entstellende Tendenz), on la lui fait egalement exprimer (aussprechen). On lui demande : Eh bien, pourquoi (warum) avez-vous commence par dire [_] ? Il repond : Je voulais dire (Ich wollte sagen) [_]66 Lorsque le locuteur repond alors, de bonne grace, a l'invitation du psychana-lyste de dire « la premiere chose qui lui vient a l'idee » (was ihm einfalle) et qu'il livre, sans retenue, quelle etait son intention premiere, l'investigation psycha-nalytique produit ses effets heureux d'intelligibilite. Mais, la manifestation a posteriori par le locuteur de son intention premiere ne reste possible que si l'on soumet sa parole a une interrogation. Vous avez dit X ou Y, mais que vouliez vous dire vraiment si vous avez commence par dire ce que vous ne sembliez pas avoir voulu dire ? Seule « l'intervention » (Eingriff) du psy-chanalyste permet a la parole d'etre delivree de sa meprise : il a fallu demander au locuteur (Man musste den Redner fragen) pourquoi (warum) il s'est ainsi mepris en parlant et ce qu'il sait dire de cette meprise. Sinon, il serait peut-etre passe a c5te de sa meprise sans vouloir l'eclaircir (ohne es aufklären zu wollen). A notre demande (Befragt), il livra l'explication (Erklärung) avec la premiere idee incidente (Einfall) qui lui vint. Maintenant vous voyez que cette petite intervention (kleine Eingriff) et son succes sont deja une psychanalyse et le modele de toute investigation (Untersuchung) psychanalytique...67 65 Ibid. 66 Ibid., pp. 42-43. 67 Ibid., p. 43. La categorie d' « intention » permet a Freud d'interroger le symptome et ce, en depit de son caractere d'etrangete, selon le strict regime d'une causalite endop-sychique. Qu'il s'agisse de n'importe lequel de nos actes manques, il convient de dire qu'il nous revient toujours de determiner sa place dans la suite des rapports psychiques et non pas simplement d'accentuer son trait d'exteriorite. Pour cela, evidemment, il faut etre en mesure d'interpoler dans la connexion consciente des intentions, des articulations de significations relevant d'une connexion de motivations inapergue. Dans le chapitre XVIII des Legons d'introduction a la psychanalyse, Freud ex-plique ainsi a propos de l'amnesie qu' « Il n'est donc pas tres important de savoir si l'amnesie s'est egalement emparee du 'd'oü' (woher), des experiences vecues sur lesquelles s'appuie le symptome [...] c'est le 'vers oü' (wohin ou wozu), sa tendance [...] qui fonde sa dependance a l'egard de l'inconscient. »68 La question de l'intimite et le probleme de l'unite La problematique d'un exces du dire sur le savoir presuppose certes que le locuteur dise plus qu'il ne se sait dire, mais implique egalement un regime de distinction et d'opposition intrapsychique oü la sphere de l'intime perd son unite, oü l'etranger, l'exterieur ou l'hostile se revele au creur du propre. La strategie d'auto-dissimula-tion reflechie manifestait deja selon Freud, « l'amorce d'un probleme psycholo-gique tres remarquable dans cette situation oü une pensee qui lui est propre doit etre tenue secrete vis-a-vis de son soi propre (dass ein eigener Gedanke vor dem eigenen Selbst geheim gehalten werden soll). C'est vraiment comme si son soi (sein Selbst) n'etait plus cette unite (die Einheit) pour laquelle il le tient toujours, comme s'il y avait en lui quelque chose d'autre (etwas anderes), pouvant s'opposer a ce soi (was sich diesem Selbst entgegenstellen kann). Quelque chose comme une opposi- 49 tion (Gegensatz) entre le soi et une vie d'ame au sens elargi (einem Seelenleben im weiteren Sinne) peut bien s'annoncer obscurement en lui. »69 La psychanalyse parvient ainsi a articuler la thematique de l'aveu a celle de la division psychique au point que l'on puisse se demander si la resistance fondamentale a l'aveu ne concerne pas fondamentalement cette question. Soit, moins 68 S. Freud, Legons d'introduction a la psychanalyse, Troisieme partie, « Doctrine generale des nevroses », XVIII « Legon, La fixation au trauma, l'inconscient », p. 294. 69 S. Freud, « La question de l'analyse profane », pp. 10-11. avouer ce que l'on sait ou ce que l'on ignore que le fait meme qu'il existe en nous une dimension d'alterite, laquelle contredit l'illusion unitaire. La soudainete de l'irruption d'un acte manque, le caractere enigmatique, etrange et etranger d'une manifestation hors de soi atteste a qui veut l'entendre, que nul n'est le maitre dernier de sa parole et de ses actes. L'occurrence singuliere d'une parole dejoue toute pretention a dominer la transparence docile du langage, defait toute prevention ou toute prudence en matiere d'actes reflechis. Lorsque Freud soumet la clause de sincerite a la clause de confidentialite et de confiance - se confier a quelqu'un exige d'avoir confiance en lui -, il prend soin de souligner cette dimension du probleme de l'aveu : Quand aux communications que requiert l'analyse, il les fait a la seule condition qu'existe une liaison de sentiment particuliere avec le medecin ; il se tairait aussitöt s'il remarquait la presence du moindre temoin qui lui soit indifferent. Car ces communications touchent au plus intime de sa vie d'ame - a tout ce qu'il doit celer a autrui, en tant que personne socialement autonome, et en outre, a tout ce qu'il ne veut pas s'avouer a lui-meme (sich selbst nicht eingestehen will) en tant que personnalite unitaire.70 Avouer revient ainsi a confesser sa division psychique, sinon son heteronomie -etre regi par un Autre -, et a reconnaitre la portee subjective de sa division ou de sa dualite. Certes, ce que je ne sais pas se confond souvent avec ce que je ne veux pas savoir ou reconnaitre que je sais deja. Mais, ce que je prefererais ne pas ap-prendre concerne tant ce que je m'efforce de me cacher a moi-meme - tel ou tel evenement, fantasmes ou desirs... -, que le fait meme de me decouvrir, souventes fois, etranger a moi-meme et serf d'un desir sur lequel je n'ai pas de prise. 50 Aveu et desaveu de la parole Mais, dites-moi, Panther, est-ce qu'il n'a pas deja avoue ? Il y a des aveux tacites ; le silence est un aveu. - Mais, mon general, il ne se tait pas ; il crie comme un putois qu'il est innocent. - Panther, les aveux d'un coupable resultent parfois de la vehemence de ses denega-tions. Nier desesperement, c'est avouer. A. France, Ltle des pingouins, 1908. 70 Legons d'introduction a la psychanalyse, I. « Introduction. Les operations manquees », p 12, souligne par nous. Si l'on pense sous la categorie d'aveu non plus seulement la manifestation spon-tanee, irreflechie d'une meprise de parole, mais la reconnaissance tardive d'une intention secrete71, reconnaissance sinon extorquee, a tout le moins, provoquee, on congoit que cette problematique psychanalytique de la dualite des intentions explicite et implicite, expose a un certain nombre d'apories. Comment peut-on reconnaitre en soi ce que l'on ignore de soi ? A quel titre la consistance logique et l'efficacite clinique de la psychanalyse relevent-t-elles de ce paradoxe ? Freud dit bien que la « tendance perturbee » (die gestörte Tendenz) est toujours « indubitable » (unzweifelhaft) - « la personne qui commet l'operation manquee la connait (kennt) et se reconnait (bekennt sich) en elle »72 -, mais que la « tendance perturbatrice » (die störende) ne suscite pas toujours la meme reconnaissance et qu'elle peut donner lieu a des « doutes » (Zweilfeln) et des « reserves » (Bedenken) de la part du locuteur. La maniere dont nos patients apportent (vorbringen), au cours du travail analytique, leurs idees incidentes (Einfälle) nous donne l'occasion de quelques observations interessantes. « Vous allez maintenant penser que je vais dire quelque chose d'offensant, mais je n'ai pas effectivement cette intention (Absicht). » Nous comprenons que c'est le renvoi (die Abweisung: refus), par projection, d'une idee incidente (Einfall) qui vient juste d'emerger. Ou bien « Vous demandez qui peut etre cette personne dans le reve. Ma mere, ce n'est pas elle. » Nous rectifions : donc c'est sa mere. Nous nous octroyons la li-berte, lors de l'interpretation (Deutung), de faire abstraction (abzusehen) de la negation, et d'extraire (herausgreifen) le pur contenu de l'idee incidente. C'est donc comme si le patient avait dit : « Certes c'est bien ma mere dont l'idee m'est venue (ist eingefallen) a propos de cette personne, mais je n'ai aucun plaisir (keine Lust) a donner credit a cette idee (Einfall). »73 71 Cf. : « Vous m'accorderez (Sie sollen mir zugeben) que le sens d'une operation manquee ne souffre aucun doute si l'analyse en fait lui-meme l'aveu (selbst zugibt). » (Ibid., p. 46) On doit accorder a Freud ce que le patient lui-meme lui accorde. Zugeben : au sens figure : admettre, avouer, convenir de. 72 Ibid., p. 42. 73« La negation » (1925), in S. Freud in Oeuvres completes. Psychanalyse. Tome XVII, 1923-1925, Paris, P.U.F., 1992, p. 167. 52 Certes, le psychanalyste suppose, presume chez son patient un savoir insu de lui: « il faut bien quand meme qu'il sache (muss er doch eigentlich wissen) ce qu'il voulait dire et ne pas dire (was er sagen wollte und was nicht) » (p. 45). Mais si le patient peut reconnaitre qu'il a commis une meprise de parole et temoigner a posteriori de son intention latente de dire telle ou telle chose, il peut aussi recu-ser toute investigation psychanalytique et se refuser a toute entreprise visant a as-signer une signification a une operation manquee74. La cure psychanalytique releve ainsi d'une economie particuliere de l'incident, c'est-a-dire d'une maniere specifique de se rapporter apres-coup a la production d'un evenement insolite en le mesurant a l'aune du probleme de sa signification. Freud revient de ce point de vue, sur la meprise de parole substituant aufstossen (roter) a anstossen (trinquer) : Je me represente cet orateur de banquet inconnu ; il est probablement un assistant du chef qu'on fete, peut-etre deja Privatdozent, un jeune homme qui a les meilleurs chances d'avenir. Je vais le pousser dans ses retranchements (in ihn drängen) pour savoir s'il n'a pas en fait ressenti quelque chose (etwas) qui peut bien s'opposer a l'invi-tation a rendre hommage au chef. Mais me voila bien tombe. Il s'impatiente et s'emporte soudain contre moi : « Ecoutez, cessez votre interrogatoire (Ausfragerei) ou je me fache. Vous allez reussir a me gacher toute ma carriere, avec vos soupgons (Verdächtigungen). J'ai tout simplement dit aufstossen (roter) au lieu de anstossen (trinquer), parce que j'avais, dans la meme phrase, deja prononce deux fois 'auf auparavant [_]75 Vous m'avez compris ? Basta. » Hum, voila une reaction surprenante, une rebuffade vraiement energique. Je vois qu'avec ce jeune home il n'y a rien a faire, mais je me dis aussi qu'il trahit (er verrät) un fort interet personnel a ce que son operation man-quee n'ait aucun sens.76 Il faut donc distinguer un aveu involontaire que l'on peut ou non confesser a posteriori, d'un desaveu manifeste ou l'on se refuse energiquement a reconnaitre une signification psychique quelconque a telle ou telle operation de parole man-quee. Ce qui conduit peu ou prou a se dedire : « Il est meme possible que l'homme 74 Cf. : « Je vous concederai [_] qu'une preuve directe du sens presume est inaccessible lorsque l'analyse refuse toute information. » (« Les operations manquees », p. 46) 75 Le texte se poursuit : « C'est ce que Meringer appelle une remanence phonique et il n'y a pas lieu d'interpretailler davantage a ce propos. » (Ibid., p. 45) 76 Ibid., pp. 44-45. qui a fait une telle meprise d'ecriture (sich so verschrieben hat) denie (verleugnen) cette fantaisie avec la meilleure justification subjective et l'ecarte de lui comme lui etant totalement etrangere (gänzlich Fremdes). »77 Il revient neanmoins au psychanalyste selon Freud, dans ce cas precis, de sub-sumer une fois encore la manifestation eloquente d'un desaveu sous la catego-rie de l'aveu. Le locuteur n'annule pas en effet son dit en trouvant a y redire sous la forme d'un dedit. Le psychanalyste fait en effet credit a son patient. Il a bien dit ce qu'il a dit. D'un point de vue psychanalytique, on avoue donc toujours : - involontairement en commettant une meprise de parole, - volontairement en se reconnaissant l'auteur de cette derniere et surtout, en temoi-gnant de son intention premiere perturbee de dire telle ou telle chose, - en deniant ou refusant de reconnaitre dans une faute de langage, dans un jeu d'as-sonance ou de consonance une signification psychique eloquente et non pas une banale dissonance. Mais l'on avoue toujours au psychanalyste, c'est-a-dire devant lui sinon pour lui et ce, pour autant qu'il nous prete toujours une dualite constitutive. Il reste a rappeler qu'il faut et qu'il suffise que ce que l'Autre affirme avoir en-tendu dire corresponde bien a ce que le locuteur a effectivement dit sans savoir qu'il le disait. L'etranger intime Le caractere operatoire des categories de « propre » et d'« etranger » permet a Freud de penser la reconnaissance ou au contraire, le desaveu de l'« intention locutoire determinee (eine bestimmte Redeabsicht) », a l'oeuvre dans une meprise de parole (Versprechen). Ce faisant, desavouer (verleugnen) revient pour le locuteur (Redner) a considerer l'intention de parole presidant a la production de son lapsus linguae telle qu'elle se trouve ici supposee par le psychanalyste, comme « lui etant etrangere (als ihm fremd) ». Il peut au contraire, reconnaitre 53 7 Ibid., p. 68. cette derniere « comme lui etant familiere (als eine ihm vertraute anerkennen) »78. Freud rapporte dans La Psychopathologie de la vie quotidienne79 une anecdote consignee par Victor Tausk et publiee en 1916 sous le titre : « La foi des peres ». Il s'agit selon Freud d'un « aveu involontaire » (Selbstverrat: trahison de soi) trahis-sant contre la volonte du sujet ce qu'il prefererait dissimuler a ses interlocuteurs et qui concerne au plus point la question genealogique. M. A. de confession juive, fut oblige de se convertir au christianisme afin d'epouser sa fiancee. Ce changement de confession s'accompagna chez M. A. d'une « resistance interieure » et ce, bien qu'il fut sans « conviction religieuse » et que ses « liens » au judai'sme ne lui sem-blaient que « purement exterieurs ». Cependant, la conversion de M.A. trouva ses limites : car il ne desavoua jamais le judai'sme en continuant de se reconnaitre juif. Le changement de confession demeura cependant discret puisque selon M. A. « parmi mes relations peu de gens savent que je suis converti ». La plupart des gens donc, imaginent que monsieur A. est encore juif. Ses deux fils, baptises selon le rite chretien, se trouvent neanmoins informes par leur pere de leurs « origines juives » afin dit-il « que, subissant les influences antisemites de l'ecole, ils n'y trouvent pas une raison superflue et absurde de se retourner contre leur pere. » M.A. laisse donc croire qu'il est toujours juif ou en tout cas, ne temoigne pas de sa conversion et rappelle a ses fils - tout a la crainte d'un avenir de contestation et de recusation -, qu'ils sont eux aussi d'origine juive. Le contexte historique antisemite expliquant ce jeu avec le confidentiel et le manifeste. Un jour cependant, alors que M.A. passe ses vacances avec ses fils chez un couple d'instituteurs, « la femme de l'instituteur (ils etaient d'ailleurs l'un et l'autre amicalement disposes a notre egard), qui ne se doutait pas de nos origines juives, 54 se livra a quelques invectives assez violentes contre les Juifs. » M.A. se trouve alors divise entre le desir de donner a ses fils un exemple de courage de ses opinions en relevant « bravement le defi » et le souci de prolonger son sejour agreable avec ses enfants : « mais je reculai devant les explications des-agreables qui auraient certainement suivi mon aveu (Bekenntnis) ». 78 S. Freud, « La decomposition de la personnalite psychique », in Nouvelle suite des lefons d'in-troduction a la psychanalyse (1933), in Oeuvres completes. Psychanalyse. Tome XIX, 1931-1936, Paris, P.U.F., 1995, p. 154. 79 Nous citerons ici la traduction frangaise, Paris, Petite Bibliotheque Payot, 1986, pp. 101-103. La crainte de susciter chez ses hotes une « attitude inamicale » le voue donc au silence, mais l'expose cependant au risque que ses propres fils ne trahissent le secret de leur origine confessionnelle en se montrant plus valeureux que leur pere. Il convenait donc de les exclure de la maison pour eviter que la verite ne soit decla-ree. La decision paternelle d'eloigner ses fils s'apparente bien a un refoulement d'une source eventuelle de verite, a une mise a distance physique de l'emergence probable et crainte comme telle, d'une revelation desobligeante. Mais on ne chasse pas impunement la verite qui peut faire retour la ou l'on ne l'attendait pas, la ou il semble que nous n'ayons plus a la craindre, c'est-a-dire la ou l'on se trouve etre seul avec soi-meme, en apparente securite. Le pere s'ecrie ainsi : « Allez dans le jardin, Juifs (Geht in den Garten, Juden) », dis-je ; mais je me corrigeai aussitöt : « gargons » (Jungen). (Confusion entre les mots Juden-juifs, et Jungen - gar-gons). C'est ainsi qu'il m'a fallu commettre un lapsus de langue pour exprimer le « courage de mes opinions. » Or, la realisation du desir de faire preuve de courage, devant ses propres fils, et ainsi d'apparaitre comme un modele de reference pour eux en manifestant la ve-rite de ses propres origines, en presence de bienfaiteurs qui la devalue, ne pou-vait passer que par une formation de compromis : ni temoigner directement en faisant preuve du courage necessaire, ni taire definitivement la verite. Intention-nellement la parole de M.A. s'est fraye un chemin contre sa volonte grace a la simple permutation d'une lettre - « g » devient « d » -, et l'omission d'une autre « n ». Le refoulement des fils hors de la maison n'a donc pas suffi a eloigner la verite, puisque celle-ci fit retour malgre cela, certes voilee et meme inaudible a certains80. Outre le recit qu'il fit de cet evenement, M.A. degagea une petite morale a l'adresse de tous ceux qui pretendraient maitriser le refoulement de la verite de leurs ori- 55 gines : « quant a moi, j'en ai tire cette legon qu'on ne renie (verleugnen) pas impunement la foi de ses peres, lorsqu'on est fils soi-meme et qu'on a des fils. » Cet exemple permet evidemment de prendre la mesure dramatique de la question de la prise en compte, de la reconnaissance de ce dont nous cherchons a nous se-parer en le fuyant, en le refusant, en le refoulant. En un certain sens, l'enjeu 80 Cf. : « Mes hotes n'ont sans doute tire de ce lapsus, dont ils ne voyaient pas la signification, aucune conclusion ». 56 d'une cure par la parole concerne bien une cure de la parole, soit : parvenir a re-connaitre que nous desirons et ce que nous desirons sans l'imputer a un autre que nous hors de nous ou en nous, qu'il s'agisse d'une meprise de parole ou d'ecriture. Ceci dit, meme si la problematique de la possession peut conduire quelqu'un a desirer selon les vreux de l'Autre auquel il s'est soumis, vreux qu'il a ainsi interiorises au point qu'ils lui apparaissent desormais, a proprement par-ler comme les siens. La question de l'aveu ressortit ainsi a une problematique plus large dont l'es-sentiel concerne le statut de la parole en general et de ses effets en particulier, au regard precisement des enjeux subjectifs de verite et ce, meme si avouer ne correspond qu'a une modalite particuliere de la parole. Qu'il s'agisse de l'usage cou-rant selon lequel avouer consiste a reconnaitre certains faits dont la revelation s'avere penible, de l'usage judiciaire et de la reconnaissance par un plaideur de l'exactitude d'un fait allegue contre lui et faisant l'objet d'une poursuite, qu'il s'agisse donc de l'admission d'une culpabilite, d'une imputabilite, le motif de la reconnaissance demeure recurrent dans les pratiques d'aveu. Lorsque l'interpretation de l'intention perturbatrice ne se limite pas a recuser le caractere determine et signifiant de l'operation manquee81, elle concerne au plus haut point la question de la denegation ou de l'acceptation de la division subjective. Freud propose ainsi une typologie des reactions des locuteurs a l'inter-pretation psychanalytique de l'operation manquee au regard de la question de la determination des intentions diverses « qui viennent s'exprimer d'une fagon inhabituelle en en perturbant d'autres » : Si nous examinons une serie d'exemples avec cette visee, ces derniers se diviseront aus-sitöt pour nous en trois groupes. Font partie du premier groupe les cas (die Fälle) dans lesquels la tendance perturbatrice (die störende Tendenz) est connue (ist bekannt) du locuteur, mais a ete de plus ressentie (verspürt wurde) par lui avant la meprise de parole. C'est ainsi que dans la meprise de parole « Vorschwein »82, celui qui parle (der Sprecher) 81 Cf. : « Oh, cela ne merite aucune explication (Erklärung), ce sont de petits hasards (kleine Zufälligkeiten). » S. Freud, « Les operations manquees », p. 21. 82 Cf. : « Un autre relate certaines fagons de faire qu'il reprouve et ajoute : Mais alors, des faits sont venus zum Vorschwein (!)... Questionne, il confirme qu'il voulait qualifier ces fagons de s !s !s ne se contente pas d'avouer (nicht nur zu [_] gefällt hat) qu'il a porte le jugement « Schweinereien » (cochonneries) sur les evenements en question, mais qu'il avait aussi l'intention (die Absicht) - devant laquelle il recula (zurüchktrat) par la suite - de donner a ce jugement une expression verbale83. Un deuxieme groupe est forme par d'autres cas dans lesquels la tendance perturbatrice est egalement reconnue par le locuteur comme sienne (als die seinige anerkannt wird), mais il ignore (er weiss nichts) comple-tement qu'elle etait active en lui juste avant la meprise de parole. Il accepte donc notre interpretation de sa meprise de parole, mais reste malgre tout etonne (verwundert) par elle dans une certaine mesure [_] Dans un troisieme groupe, l'interpretation de l'in-tention perturbatrice est energiquement recusee (energisch abgelehnt) par le locuteur ; non seulement il conteste (bestreitet) qu'elle se soit eveillee en lui avant la meprise de parole, mais il entend affirmer qu'elle lui est absolument etrangere (völlig fremd ist). Rappelez-vous l'exemple « Aufstossen » et la rebuffade carrement malpolie que je me suis attiree de la part de ce locuteur en mettant a decouvert l'intention perturbatrice.84 La problematique freudienne des operations manquees ne concerne donc pas seulement la question de l'aveu du point de vue de la trahison involontaire d'un secret jusqu'a lors enseveli, la divulgation inintentionnelle de l'intime mais expose le locuteur a la necessite d'une decision : - ai-je bien parle et dit en effet ce que l'autre me dit avoir entendu ? - Ne s'agit-il la que d'une distraction de ma part, d'un effet non seulement incomprehensible mais surtout insense, d'une pure et simple remanence phonique ? - dois-je y chercher et y reconnaitre une intention dissimulee ou manifeste et par la meme, dois-je m'avouer le sujet de celle-ci, connue ou inconnue de moi ? - Dois-je enfin confesser que je ne connais pas consciemment tout ce que je desire et que je ne puis veritablement maitriser ce que je veux dissimuler des lors que je parle ? - Dois-je avouer que parlant, je « me » laisse dire et entendre au-dela de ce que je crois 57 et voudrais confesser, que je ne maitrise aucunement la maniere dont l'autre peut m'entendre ? Nul ne peut pretendre non seulement decider en toute maitrise de ce qu'il dit, mais egalement contröler les effets de sa parole sur l'autre, notamment en matiere de signification produite. faire de Schweinereien (cochonneries). L'ensemble 'Vorschein' (au jour) et « Schweinerei » a fait naitre l'etrange 'Vorschwein'. » (Ibid., p. 37) 83 Faut-il entendre ici une expression verbale comme une expression publique ou au sens lit-teral, une expression verbale d'un jugement muet ? 84« Les operations manquees », pp. 61-62. 58 Un locuteur peut toujours conceder que ce que l'autre pretend avoir entendu dans son dire peut bien exister, mais qu'il ne saurait etre avance que l'interlocuteur l'a entendu de lui et non pas d'un autre en lui, sinon d'un autre que lui. Le partage entre celui qui parle et celui qui entend se complexifie si l'on postule le dedou-blement du locuteur -ceci dit, sans compter la division subjective de l'interlocu-teur lui-meme. Si la psychanalyse soumet bien a une epreuve, c'est bien a celle de la reconnaissance de l'ignorance et de la scission subjective. Mais elle conduit ce faisant, tout locuteur a repondre de sa parole, c'est-a-dire des voeux qu'il finit toujours par avouer. Figure analytique de la responsabilite Comment faut-il repenser le couple determination/responsabilite pour donner un statut ethique au devenir-conscient ? Si l'acte symptomatique nous tombe dessus lorsqu'il survient conformement a l'acception grecque du mot, s'il parait insolite il retrouve sa valeur significative lorsque nous le comprenons comme « une mani festation non-intentionnelle » de notre « propre activite psychique ». A ce titre comme l'ecrit Freud, il « me revele quelque chose de cache (etwas Verborgenes) »85 L'experience clinique comme les petits rates de la vie quotidienne, invalident si nous les comprenons a la lumiere de la psychanalyse, l'operation cartesienne elementaire consistant pour le moi, a toujours se reconnaitre identique a lui-meme - le meme que soi -, lorsqu'il pense, parle ou veut. Selon une perspective cartesienne, en effet, je suis toujours ce meme dont l'identite substantielle (idem) fonde sa reflexivite principielle (ego ipse). La psychanalyse recuse cette pretendue indefectible experience identitaire, cette definition du sujet selon les attributs modernes de la transparence et de l'imme-diatete, de la substance et de la reference, en lui opposant une definitive epreuve d'alteration. Mais, precisement, parler d'« alteration » revient a etablir qu'il faut bien que quelqu'un se surprenne a commettre un lapsus, a repeter compulsivement ou a 85 S. Freud, La Psychopathologie de la vie quotidienne, p. 275. agir contre son gre, pour que l'on puisse dire avec le poete qu'il arrive au « Je » d'etre un Autre. Autrement dit, la psychanalyse postule que cette alteration ou que cette epreuve de l'impersonnel est bien celle d'un sujet. Il faut bien en effet continuer de parler de « celui » a qui apparait ce qui apparait comme dans l'exemple du lapsus. Or, comment peut-on nommer celui a qui apparait ce qui apparait pour repren-dre ici une formulation de type phenomenologique? L'experience analytique, rigoureusement, etablit que toute alteration reconnue ne renvoie pas a une alterite definitive, hypostasiee, de type demoniaque ou divine, c'est-a-dire transcendante. En un certain sens, c'est bien toujours moi qui reve, pense ou parle et non un autre definitivement autre, tout-Autre comme dans Oedipe a Colone ou il est dit que « Les dieux ont tout conduit ». Il y a donc loin entre la these freudienne d'un determinisme absolu de la vie psy-chique ou l' « arbitraire » se trouve denonce comme une apparence, la croyance au hasard et a l'indetermination comme une figure de l'ignorance - ce dont te-moigne admirablement les analyses de La Psychopathologie de la vie quotidienne, et la promotion d'une doctrine de l'irresponsabilite totale. Le caractere appa-remment non intentionnel de nos actes vises et de leur effets attendus ou es-comptes, au regard des criteres ordinaires de la conscience, se trouve certes denonce par la revelation de motivations et de determinations dont les raisons echappent a la conscience. Mais, s'il demeure bien impossible a un sujet de de-venir le savant absolu de toutes ses determinations, il ne s'en trouve pas nean-moins absous par le travail analytique de toute tache explicative et de toute entreprise d'en assumer la portee significative pour lui et au regard des autres, aussi bien theoriquement que pratiquement. 59 Si l'on distingue ici le rapport au soi - lequel presuppose une anteriorite de soi a tout processus de subjectivation86 -, du rapport a soi, dans la mesure ou le rapport a soi presuppose la reflexion d'une activite, il devient possible de souligner non seu-lement qu'il s'agit de se prendre soi-meme pour objet, c'est-a-dire que l'objet du rapport est egalement un sujet, mais aussi que ce sujet n'est pas un strict sujet de 86 Nous reprenons ici l'innovation terminologique de M. Foucault. Subjectivation : forme no-minalisee du verbe « subjectiver ». connaissance. Si la problematique de la subjectivation se confond avec la question du processus par lequel un individu donne-le sujet empirique de la parole -, se constitue comme sujet -entendu ici comme un terme attributif -, en assumant une position nouvelle, elle se distingue cependant de toute dimension d'autoposition dans la mesure ou elle emprunte necessairement le chemin d'une parole adressee et entendue. Certes, la transformation par laquelle un individu se subjectivise, pro-cede bien d'une activite reflexive sur sa propre parole entendue, mais toute conversion, toute mutation exige la presence d'un autre que soi87. Nul ne peut se subjec-tiver en se tournant simplement vers soi, en devenant le sujet de cet acte meme. La syntaxe du verbe reflechi-se subjectiver - prete en effet a confusion si l'operation de subjectivation n'est jamais simplement, une auto-subjectivation. Si pour le sujet, sa parole est toujours un message produit au nom de l'Autre88 selon un regime d'alterite constitutif, la question se pose de savoir comment il peut desormais « assumer »89 ce que lui revele sa division principielle, se recon-naitre comme sujet sinon se retrouver dans ce qu'il dit ou fait de si singulier? Freud developpe une problematique de la subjectivation dont le principe de-meure certes, in fine, la subjectivation d'un savoir primitivement insu -« notre these selon laquelle les symptomes passent quand on a le savoir de leur sens n'en reste pas moins exacte »90 -, tout en soulignant le contexte relationnel de cette operation : la parole adressee. Or, nul ne peut se voir assigner une signification, im-poser une interpretation s'il est vrai que l'enjeu du devenir conscient n'est pas simplement de devenir le savant d'un savoir exterieur a soi, quand bien meme ce savoir nous concernerait au premier chef, mais d'apprendre quelque chose que l'on reconnaitra, de son propre point de vue, comme pertinent. La psychanalyse donne ainsi lieu a un savoir de soi sur soi -ou sur l'autre que soi en soi -, dont la mediation demeure la necessaire experience d'un apprentissage par soi : « Il y a 60 savoir et savoir ; il existe diverses sortes de savoir qui psychologiquement n'ont pas du tout la meme valeur. Il y a fagots et fagots, est-il dit une fois chez Moliere. 87 La doctrine stoicienne enseignait deja, en la personne de Seneque, qu'un individu ne pou-vait sortir de l'etat de stupidite (stultitia) pour acquerir la position du sage que par l'interme-diaire d'un « maitre spirituel », d'un directeur de conscience. 88 J. Lacan, « La direction de la cure » (1958) repris in Ecrits, p. 634. 89 Cf. : « Le desir du reve n'est pas assume par le sujet qui dit : 'Je' dans sa parole. » (Ibid, p. 629) Que signifie ici, rigoureusement, « assumer » ? 90 S. Freud, ^uvres completes. Psychanalyse. Tome XIV, 1915-1917, Lefon d'introduction a la psychanalyse, Troisieme partie. « Doctrine generale des nevroses », trad. frang. Paris, P.U.F., p. 291. Le savoir du medecin n'est pas le meme que celui du malade et ne peut produire les memes effets. Si le medecin transfere son savoir au malade en le lui commu-niquant, cela n'a aucun succes91 Le malade sait alors quelque chose qu'il n'a pas su jusque-la, le sens de son symptome, et pourtant il le sait aussi peu qu'au-paravant. Nous apprenons ainsi qu'il y a plus d'une sorte d'absence de savoir [_] le savoir doit reposer sur une modification interne dans le malade, telle qu'elle ne peut etre provoquee que par un travail psychique ayant un but precis. »92 Si le sujet n'est pas d'abord et simplement en rapport avec lui-meme, il ne peut pas neanmoins se dispenser d'accuser reception de l'envoi d'une pensee - « il m'est venu a l'esprit que... », « soudain je pense que^ » « ga me vient la main-tenant » -, de la reception d'une lettre qui perturbe par substitution sur le mode du lapsus, la declaration intentionnelle d'une expression. Freud etend certes le domaine de l'intentionnalite au-dela des intentions conscientes declarees, mais sans priver cependant l'acteur de toute responsabilite a l'egard de ce qui, de pres ou de loin, releve encore de son fait. Il n'est pas ainsi de « formations de l'inconscient » pour reprendre la formule de Lacan qui n'echappent a une interpretation de type analytique dont le principe demeure de faire parvenir a entendre au sujet, ce qu'il dit sur un mode irreflechi. Ainsi de ces « traits d'esprit et d'anecdotes cyniques » dont la valeur de temoi-gnage - en raison de la parente etymologique du Witz et du Wissen -, semble a Freud indeniable, comme ces « propos » d'un mari a l'adresse de son epouse : Si l'un de nous meurt, j'irai m'etablir a Paris. Ces traits d'esprit cyniques ne seraient pas possibles s'ils n'avaient pas a communiquer (mitzuteilen) une verite deniee (eine verleugnete Wahrheit), qu'on ne peut pas assumer/s'avouer (zu der man sich nicht bekennen darf) si elle exprimee serieusement93 et sans voile/deguisement (ernsthaft und unverhüllt).94 6i 91 Freud precise neanmoins : « Non, il serait inexact de dire les choses ainsi. Cela n'a pas pour succes de supprimer les symptomes, mais a pour autre succes de mettre en marche l'analyse, ce dont des manifestations de contradiction sont souvent les premiers indices. » (Ibid.) 92 Ibid. 93 Cf. : « 'Que la mort l'emporte', c'est dans notre inconscient un souhait de mort serieux (erns-hafter) et plein de force. » (« Notre rapport a la mort », p. 152) 94 Ibid., p. 153. Cf. aussi « l'egoisme nai'f qu'on trouve dans l'anecdote des epoux : 'Si l'un de nous meurt, j'irai m'etablir a Paris.' Tant il va de soi dans mes attentes que cet 'un de nous' n'est pas moi. » (L'interpretation du reve, VI, p. 536) Freud evoque bien ici le droit, la permission, l'autorisation (dürfen) de s'avouer un souhait de mort en regle generale, et un vreu de meurtre en particulier a l'in-tention des proches aimes. Si Freud prend soin de preciser qu' « Il est connu qu'en plaisantant (Im Scherz) on peut dire (darf man [„.] sagen) meme la verite (die Wahrheit) »95, il faut donc bien produire un « mot d'esprit » (Witz), cynique en l'occasion, pour proferer un vreu de mort. Mais dire la verite d'un desir sans voile et serieusement, ne se peut pas, car nul ne peut se l'autoriser, c'est-a-dire soutenir ce qu'il s'entend dire. On voit bien qu'il s'agit d'une part, de dire en plaisantant plutot que de taire ; d'autre part, de s'entendre dire ce que l'on a dit pour in fine se reconnaitre en quelque fagon l'auteur du vreu dissimule que l'on vient de professer. Il ne suffit donc pas de rendre a la lumiere la part obscure de nous-memes, il faut encore se trouver en mesure d'integrer cette dimension de nous-memes que le refoulement a su ecarter de nous, d'« assimiler » l'inassimile sinon l'inintegrable. La grammaire de l'assomption d'un acte en matiere de res-ponsabilite emprunte le chemin de l'aveu volontaire sur le mode accusatoire, ou celle de la reappropriation a posteriori dont l'ambition d'« assumer » son geste ou sa parole demeure le vecteur. Aveu et subjectivation il y a, dans la verite et dans l'acces a la verite, quelque chose qui accomplit le sujet lui-meme, qui accomplit l'etre meme du sujet96. Le mot « aveu », que j'emploie, est peut-etre un peu large [_] En parlant d'aveu, j'en-tends [_] toutes ces procedures par lesquelles on incite le sujet a produire sur sa sexua-lite un discours de verite qui est capable d'avoir des effets sur le sujet lui-meme.97 62 La quatrieme edition du Dictionnaire de L'Academie frangaise (1762) definissait l'aveu comme la reconnaissance verbale ou ecrite d'avoir fait ou dit quelque chose. Certes, l'activite psychanalytique ne pratique pas un style inquisitorial et intru-sif, ne tire, n'arrache, ou n'extorque des aveux. Elle ne saurait etre comparee a une strategie violente visant a arracher sous la torture des aveux ou des confes- 95« Notre rapport a la mort », p. 152. 96 Michel Foucault, L'Hermeneutique du sujet, cours au College de France. 1981-1982, Paris, Hautes etudes/Gallimard/Seuil, 2001, p. 18. 97 Le jeu de Michel Foucault, pp. 317-18. sions retenues98. Le psychanalyste n'est pas anime par une volonte farouche d'ob-tenir des aveux au point de soumettre son patient a un interrogatoire sadique. Ce qui reviendrait peu ou prou, a desirer que le patient confesse ce que le psycha-nalyste pense qu'il sait et tait sciemment, a seule fin de lui faire reconnaitre qu'il ment en feignant d'ignorer ce qu'il cache. Le dispositif transferentiel invente par Freud permet au psychanalyste de recevoir des aveux, c'est-a-dire de les obtenir de plein gre ou bien involontairement. Elle ne soustrait en effet aucunement d'une part, a la double epreuve de reveler, de de-voiler quelque chose d'ignore et de cache, c'est-a-dire de donner a connaitre ce qui se manifeste ; d'autre part, de reconnaitre comme provenant de soi ou d'une dimension de soi que l'on meconnaissait ce qui vient ainsi au jour. A ce titre, avouer revient a reconnaitre qu'on est bien l'auteur d'un acte, füt-il manque, d'une action füt-elle blamable. Avouer se confond ainsi avec l'action d'admettre quelque chose d'intime et de plus ou moins penible a reconnaitre. L'aveu involontaire n'est donc pas tant ce par quoi l'acteur se declare ponctuellement auteur, que la possibilite ou-verte et dessinee par ce qui nous echappe, de nous engager a nous reconnaitre autre que ce que nous nous imaginions ou nous desirions etre. Le moment de la confidence involontaire n'est donc pas la fin du processus ana-lytique. L'admission « de », sinon l'adhesion « a » ce qui etait tu engage l'accep-tation de ce que je suis. En ce sens et en ce sens seulement, « je n'avoue que ce que j'accepte de moi-meme »99 et ce, meme s'il m'arrive de confesser contre mon gre - ou a l'insu de mon plein gre100, comme le disait le coureur cycliste frangais Richard Virenque en se defendant en 1998 d'une accusation de dopage -, ce que je m'efforce de tenir eloigne de moi-meme en le recusant consciemment ou in-consciemment. L'itineraire d'une cure peut ainsi emprunter le chemin du « refus » au « consentement » pour parler ici comme Paul Ricffiur101. 63 98 Ainsi des seances de faradisation - un pinceau metallique conducteur de courant electrique est passe sur les testicules, les pointes des orteils... -, qui eurent lieu en 1917 dans la clinique Wagner-Jauregg pour etablir l'aveu de simulation du lieutenant Kauders blesse en 1914 pres de Lublin par l'armee russe et souffrant de lesion neurologique cerebrale averee. Cf. Kurt R. Eiss-ler, Freud sur le front des nevroses de guerre, trad frang. Paris, PUF, 1992. 99 Selon le mot de J. Lacroix, Marxisme, existentialisme, personnalisme, 1949, P.U.F., p. 117. 100 Expression d'abord moquee pour son incorrection, l'expression tend desormais a remplacer la formule plus sobre « a mon insu ». 101 Philosophie de la volonte, tome I, « Le volontaire et l'involontaire », Paris, Aubier, p. 439. La confession peut donner lieu a une conversion, laquelle n'est pas sans soule-ver le probleme de la discontinuite dans une histoire subjective et la question du caractere d'evenement dans une chaine causale, du partage temporel entre un « avant » et un « apres ». La ou l'acte manque par exemple temoigne que la trame ordinaire de nos actions se voit doublee, interrompue, selon un effet de rupture indeniable, il convient que la disjonction soit mesuree a l'aune d'une duplicite re-connue du sujet par le sujet lui-meme. Freud rapporte ainsi un « cas d'oubli repete » de Jones lequel : raconte qu'une fois, pour des motifs inconnus de lui (aus ihm unbekannten Motiven), il avait laisse trainer une lettre plusieurs jours sur son bureau. Il finit par se resoudre a l'expedier, mais se la vit retourner par le « Dead letter office », car il avait oublie (er hatte vergessen) d'inscrire l'adresse. Apres avoir mis l'adresse, il la porta a la poste, mais cette fois sans timbre. Des lors, il dut finalement s'avouer son aversion a envoyer purement et simplement la lettre (musste er sich die Abneigung den Brief überhaupt abzusenden, endlich eingestehen).102 Avouer se confond donc ici avec s'avouer le sujet d'une aversion a accomplir une action que pourtant, consciemment, l'on vise. Ce n'est donc qu'en soutenant le discours de l'aveu sur le mode de la reconnaissance subjective - « je suis bien celui qui a dit que... ou a bien effectue telle ou telle action » -, que l'auteur d'une operation manquee devient le sujet responsable de son dit ou de son acte. L'auto-imputation d'un discours pose au futur anterieur, celui qui parle, comme un sujet suppose avoir a posteriori, en quelque fagon, voulu ce qu'il a dit. Il revient donc bien a cha-cun de saisir sa chance de s'entendre dire ou d'entendre ce qui a ete de facto dit, c'est-a-dire de reconnaitre dans la ou les failles de la visee consciente de son dis-64 cours, la promesse d'un sens nouveau. L'inedit ou l'inoui sont aussi ce que le sujet se doit d'entendre s'il veut desormais progresser autrement. La grammaire inferentielle des imputations repondant precisement a un certain nombre de regles, concerne donc le sujet dans son rapport a lui-meme. Non pas seulement comme sujet de la connaissance de ses intentions secretes selon la perspective d'une connaissance de soi par soi, d'une « objectivation de soi dans un discours vrai » pour reprendre une expression de Michel Fou- 2 S. Freud, « Les operations manquees », p. 52. cault103, mais selon l'exigence d'une elaboration d'un nouveau rapport a soi, d'une transformation de soi. Une cure psychanalytique permet ainsi d'effectuer un certain nombre d'opera-tions de connaissance - Lacan parlait de l'analyse comme d'une « realisation de l'operation-verite »104 -, dont la finalite pratique se mesure aux effets qu'elle rend possible en terme de parole nouvelle et d'actes inedits. Entreprendre une analyse ne revient donc pas simplement a exhumer le reseau ou le systeme des coor-donnees principales de ses desirs et de ses fantasmes, mais egalement et peut-etre meme surtout, a tenter d'echapper au maillage serre de ses actions, de se soustraire aux imperatifs subis, de se deprendre des rets oü l'oü s'est laisse soi-meme enferme. L'acte manque entendu non seulement comme acte de verite mais egalement comme acte en verite revele un contenu de sens cele et fait etre, dans et par cette revelation entendue, reconnue, un sujet. L'acte manque pense sous la categorie d'evenement s'avere ainsi la promesse d'un avenement subjectif oü pour s'etre laisse prendre aux jeux inconscients de sa propre parole, un sujet en vient a s'eprendre de la verite de son desir. Avouer est certes un acte de langage complexe. Acte locutoire par ce qu'il dit, acte illocutoire - avouer est ainsi un acte qui se confond avec le fait meme de dire, avouer est l'acte que l'on accomplit en disant -, et enfin acte perlocutoire a la lumiere des effets produits sur l'enonciateur et sur le destinataire de l'enon-ciation lorsqu'il est dit par exemple, que l'aveu constitue une presomption legale et releve d'un mode de la preuve. 65 103 Ce que M. Foucault dans le contexte de son analyse de l'ascese chretienne appelait « le moment de l'aveu, le moment de la confession; c'est-a-dire le moment oü le sujet s'objective lui-meme dans un discours vrai. » (Hermeneutique du sujet, pp. 316-317) Cf. a propos de l'« aveu chretien » : « dans la spiritualite chretienne, c'est le sujet guide qui doit etre present a l'interieur du discours vrai comme objet de son propre discours vrai. Dans le discours de celui qui est guide, le sujet de l'enonciation doit etre le referent de l'enonce : c'est la definition de l'aveu. » (Ibid., p. 391) 104 L'Actepsychanalytique, Seminaire 1967-1968. !s !s !s Mais ce rapport a soi emprunte le detour d'une adresse a l'autre. Avouer est bien, a ce titre, essentiellement, un acte perlocutoire. A la maniere du mot d'esprit or-donne selon le motif de l'entente (Verständigung) ou de l'accord, l'auto-attribu-tion d'un acte ou d'une parole requiert la mediation de l'autre auquel je m'adresse pour m'entendre dire ce que j'ai dit ou fait, ce qui revient peu ou prou a accepter ce que j'avais refuse : C'est dans ce conflit dans la vie d'ame du malade que vous intervenez (eingreifen) main-tenant ; si vous reussissez a amener le malade, du fait d'une meilleure comprehension (Einsicht), a accepter (akzeptiert) quelque chose qu'il avait, par suite de la regulation automatique du deplaisir, jusque-la repousse (zurückgewiesen) (refoule) (verdrängt), vous avez realise sur lui un certain travail d'education (Erziehungsarbeit).105 Que l'on demente, denie ou desavoue, il s'agit toujours de refuser de reconnaitre, soit l'exactitude de ce que nous avons dit - ou manifeste dans le silence d'une ffiuvre peinte106. Lorsque parler ne se resume pas a produire des beaux discours pour demeurer a l'exterieur de sa propre parole, il devient possible de reduire l'epreuve d'etrangete ou d'exteriorite que constitue par exemple, la sideration de-vant la demesure d'un de nos lapsus. Se subjectiver revient alors a se vouer a entendre et a comprendre, a se reconnaitre dans ce que l'on dit ou fait a son insu, a devenir l'auteur d'un acte que nous avons commis, a se construire en se declarant l'auteur d'un phenomene dont l'irruption dans la trame de notre quotidiennete de-meure d'abord invasive. On ne devient pas en effet auteur par la seule operation de sommation des causes invoquees ou supposees de son action. Un cadre de figuration demeure necessaire qui puisse permettre une experience d'assentiment non pas tant, a la teneur effective de l'acte, qu'a l'acte lui-meme. La fabrique du personnage de l'auteur ne releve pas que des seuls gestes institutionnels - telle la 66 construction juridique de l'attribution des actes selon le code penal -, qui condui-sent a discipliner les etres, mais procede de la necessite pour chacun de repondre a la question de l'origine, de la fin et du sens de ses entreprises. La ou le sujet se voit confronte a une meprise, il peut s'engager resolument dans un processus de reprise de ce qui lui a echappe. 105 S. Freud, « De la psychotherapie », p. 57. 106 Freud suggere a propos de la peinture de Vinci que « dans ces figures Leonard (a) denie (verleugnet) le malheur de sa vie amoureuse et l'(a) surmonte par l'art (und künstlich überwunden) ». (Un souvenir d'enfance de Leonard de Vinci (1910)). Si l'on tient a inscrire la question de l'aveu dans le registre de la verite - verite du desir inconscient-, il est possible de reprendre dans le cadre d'une explicita-tion de la pratique psychanalytique ce que disait Michel Foucault de l'ascese philosophique, paienne: « ce qui permet de devenir soi-meme le sujet qui dit vrai et qui se trouve, par cette enonciation de la verite, transfigure, transfigure par cela meme : precisement par le fait qu'il dit vrai. l'ascese philosophique, l'as-cese de la pratique de soi a l'epoque hellenistique et romaine a essentiellement pour sens et pour fonction d'assurer la subjectivation du discours vrai. Elle fait que je peux moi-meme tenir ce discours vrai ; alors que je deviens moi-meme le sujet d'enonciation du discours vrai. »107 Cette problematique de « la subjectivation d'un discours vrai dans une pratique et dans un exercice de soi sur soi »108 dont parlait le philosophe Michel Foucault a propos de l'ascese philosophique, n'est pas sans faire penser aux lineaments d'une cure analytique dont la valeur d'experience, c'est-a-dire d'epreuve modificatrice de soi, d'exercice de soi dans et par la parole adressee constitue des essais repetes de liberation. Conclusions Peut-on parler de compulsion d'aveu ? « Un reve comme preuve (als Beweismittel) »109 Combien de reves apparemment absurdes n'avons-nous pas contraints d'avouer leur sens (ihren Sinn einzugestehen) !110 Une dame souffrant « d'une manie du doute et d'un ceremonial de contrainte » exige de sa garde-malade qu'elle ne la quitte jamais des yeux. Sous le regard constant de celle-ci, elle parvient a ne pas repenser a tout ce qu'elle pourrait faire d'interdit. La surveillance assidue par l'autre premunit contre la repetition ob- 67 sessionnelle. Un soir, il semble a la dame que sa garde-malade s'est endormie, bien que cette derniere nie le fait. Le lendemain la garde-malade rapporte a la dame en question un reve que cette derniere transmet in extenso a Freud lequel 107 L'hermeneutique du sujet, Cours du 3 mars 1982, p. 316, souligne par nous. 108 Ibid., p. 317. 109 « Ein Traum als Beweismittel » (1913), trad. frang. in S. Freud, Oeuvres completes. Psychanalyse, volume XII, 1913-1914. 110 S. Freud, Un souvenir d'enfance de Leonard de Vinci, trad. frang. Paris, Gallimard, coll. folio bilingue, 1991, p. 145. conclue, au meme titre que sa patiente, que la garde-malade a menti et qu'elle s'etait bien endormie : « nous confirmerons le jugement selon lequel le reve contient cet aveu (das Geständnis), elle s'etait a ce moment-la effectivement as-soupie, alors meme qu'elle le deniait (sie es ableugnete) ».111 Mais si le reve livre bien « un aveu (Geständnis) important concernant la relation de la reveuse a sa maitresse », il n'est pas assure qu'il reponde en ceci a une compulsion d'aveu au sens de Reik112. Freud prend soin de rappeler que « le facteur essentiel de la formation du reve est un souhait inconscient, en regle generale un souhait infantile, a present refoule »113 et qu'« on ne saurait mettre le caractere d'accomplissement de souhait propre au reve au meme plan que son caractere d'avertissement, d'aveu (Geständnis), de tentative de solution, etc., sans renier (verleugnen) la dimension des profondeurs (Tiefendimension) dans le psychisme, donc le point de vue de la psychanalyse. »114 Si le reve a l'insu meme du reveur procede a un aveu, tel n'est pas sa finalite premiere. L'aveu n'est qu'un effet de « l'elaboration inconsciente d'un materiel pre-conscient »115, mais le reve quant a lui, vise toujours l'accomplissement d'un souhait inconscient. Dans le lapsus, j'avoue ce que je desire sans le savoir ou en m'efforgant de le ca-cher, et donc la logique de la manifestation involontaire est bien de conceder que je vise ce que je vise en en temoignant. D'une certaine fagon, le reve quant a lui, procede egalement a de tels aveux, puisque interprete il s'avere revele l'ac-complissement ou la tentative d'accomplissement d'un souhait, c'est-a-dire a tout le moins, attester qu'un tel vreu presidait a sa formation. Si en reve j'ac-complis ce que je desire, c'est bien en revant que je temoigne, füt-ce de maniere deguise, que je veux ce que je desire. Des lors, a moins de supposer comme Reik p. 15 Freud precise en note : « La garde-malade avoua (gestand) du reste quelques jours plus tard a une tierce personne que ce soir-la elle s'etait endormie et justifia (rechtfertigte) ainsi l'in-terpretation (die Deutung) de la dame. » S. Freud, « Un reve comme preuve », p. 15. 112 Selon Reik, l'aveu est une tentative de reconciliation orchestree par le Surmoi dans le but de vider la querelle opposant le Moi et le ga. Cf. The Compulsion to Confess, trad. frang. Theodor Reik, Le besoin d'avouer, Paris, Editions Payot & Rivages, coll. Petite Bibliotheque Payot, 1997, particulierement, Deuxieme partie, « La compulsion d'avouer ». 113 S. Freud, « Un reve comme preuve », p. 16. "4 Ibid., p. 17. 115 Ibid. un desir d'avouer au principe meme de toutes les formations de l'inconscient, il faut defendre avec Freud que si nous avouons en reve quelque chose, le reve vise d'autres buts que de confesser un mefait, une faute ou une exaction, ceci dit, bien que l'on puisse considerer tout reve des lors qu'il est interprete, comme l'aveu deforme de l'accomplissement d'un vreu inconscient et par voie de consequence, le principe de manifestation d'un tel vreu. Lorsque je reve, j'avoue que je desire et ce que je desire puisque je l'accomplis, mais je ne realise pas pour autant le desir d'avouer ce que j'ai fait ou dit et que je m'efforce intentionnellement ou non intentionnellement de cacher. Toute la dif-ficulte est la. Du point de vue de l'interprete, il y a toujours aveu d'une maniere ou d'une autre, mais du point de vue du reveur, il n'est pas certain qu'un desir de se confesser ou de confesser preside a la formation initiale du reve, si le reve a pour fonction principielle de realiser un vreu inconscient d'origine infantile. Le desir de soulager sa conscience coupable, de se defaire d'une angoisse devant le Surmoi, de se soustraire a ses tensions internes, ne constituerait pas a soi seul, le desir premier presidant a la formation du reve. Responsabilite et aveu Nul ne peut se garder de commettre des actes manques et par la d'avouer ce qu'il prefererait taire. Par megarde, chacun se laisse trahir par sa propre parole. Il nous revient cependant d'entendre mieux ce que nous disons, de comprendre que nous ne savons pas souvent ce que nous voulons veritablement dire et ce dont nous parlons neanmoins. Il nous revient donc d'etre responsable de notre parole et de nos vreux, c'est-a-dire de repondre de l'effet d'alteration de tout regime d'elocution. Si l'on se souvient que « avouer » ou « confesser » (confesio) traduit exomologein qui signifie « reconnaitre » et notamment reconnaitre ses peches, il faut preciser qu'il s'agissait d'abord, pour le catechumene, de se reconnaitre fondamentalement pecheur devant Dieu, plutot que de simplement proceder a l'enumeration des peches qu'il avait effectivement commis, de donner son accord en reconnaissant ses fautes, de convenir de quelque chose avec celui qui recueillait l'aveu116. 69 116 La confession (confessio Dei) revenait a avouer, a confesser sa foi en Dieu (confessio fidei) en le louant (confessio laudis) et non pas simplement a reconnaitre ses fautes (confessio uitae). Dans un autre contexte que psychanalytique, soit dans la querelle des causes intimes et extimes du peche, Michel Foucault, reprenant les analyses de Michel de Certeau117 montre ainsi que « La mere Jeanne des Anges sait parfaitement que si le demon a pu inserer en elle ces sortes de sensations derriere lesquelles il se cache, c'est qu'en fait elle a permis cette insertion. »118 Certes le Diable est bien presente comme l'auteur des actions de la possedee, mais il n'accomplirait jamais de telles actions a travers elle si d'infimes consen-tements de sa volonte n'avaient pas preside a sa possession. Jeanne des Anges refuse de se laisser deposseder par ses confesseurs de sa responsabilite a l'egard de sa propre possession par l'Autre. Lorsque les exorcistes expliquent ainsi a la possedee que seul le demon lui inspirait ses actes coupables, elle sait leur retorquer que jamais celui-ci n'aurait pu etre en mesure d'entrer en elle si sa volonte cou-pable ne lui avait pas prealablement assigne un sejour. Il faut alors aux exorcistes redoubler de persuasion pour tenter de la convaincre que seul le diable, parce qu'il a reussi a s'immiscer en elle, peut lui inspirer de tels arguments pervertis. La logique de la possession, la theologie de la presence du diable en l'homme ne peut qu'en appeler a l'exorcisme des energumenes comme seule therapie, comme seul rite de depossession. Rite d'expulsion de l'Autre en moi, identifie au principe de la faute, selon une logique de la penetration de l'ame par le Malin, la-quelle ne fait cependant pas toujours droit a la subtile intrication entre les pensees supposees de l'autre, ou inspirees par l'autre en moi, et mes propres pensees. La strategie des hommes d'Eglise consiste a refuser toute responsabilite a la pos-sedee a l'endroit du fait de l'insinuation du Malin en elle. Jeanne des Anges defend cependant, envers et contre tous, l'idee qu'elle ne peut etre possedee que 70 parce qu'elle l'a bien voulu. Elle insiste donc pour affirmer qu'elle est in fine le sujet de ce qu'elle subit et recuse la figure d'une alterite diabolique absolue. Les frontieres de l'aveu se confondent ainsi avec celle de la reconnaissance, avec la capacite d'appropriation de l'etranger en nous, avec l'etendue de notre puissance d'acquiescer a notre singuliere division subjective. 117 Cf. La Possession de Loudun, presente par M. de Certeau, (1'e ed. 1970) Paris, Gallimard-Jul-liard, « Archives », 1989. 118 Les anormaux, pp. 195 sq. Le dispositif psychanalytique permet de laisser venir le patient aux mots (zu Wort kommen), ou de laisser les mots revenir au patient et ce, a seule fin de le prendre au mot (beim Wort zu nehmen) sans proceder neanmoins a une objectivation quelconque de sa subjectivite. Lorsque les idees incidentes (die Einfälle), les idees soudaines tombent119 dans le sujet - constituant ainsi le mode privilegie de manifestation d'un inconscient qui survient, surgit, fait irruption120 -, la parole que l'on adresse devient ainsi, tout autant, une parole que l'on s'entend dire a un autre que soi. La parole qui nous traverse, que l'on rencontre en soi sur le mode du hors de soi puisqu'on ne peut l'accueillir qu'en s'en detachant, ouvre le che-min d'une ressaisie de soi qui fasse enfin droit a sa propre voix. 119 Cf. : « Einfall (ein Fall) n'est qu'un des cas particuliers du verbe fallen, qui permet lui aussi, comme n'importe quel verbe, un tres grand nombre de variations, toutes reliees entre elles ce-pendant par ce verbe (fallen : tomber) ». (G.-A. Goldschmidt, op. cit., p. 26) 120 Cf. : « l'inconscient se manifeste toujours par de brusques irruptions ('irruption' aurait tres bien pu traduire Einfall, par des choses qui 'tombent dedans' ou se detachent du discours [_] ce qui surgit soudain dans le discours ». (G.-A. Goldschmidt, op. cit., pp. 26-27)