Jure Mikuž L’ECORCHE: A PROPOS DU CHÄTIMENT DE SAINT BARTHELEMY Resume: Le peintre Slovene Valentin Metzinger, ne peignant autrement que des scenes baroques des extases tranquilles et contemplatives, nous surprend par une cruaute inattendue dans les deux tableaux de saint Barthelemy (entre 1735 et 1740): le premier, par la cruaute exercee sur la peau, et le second par le redoublement de la peau. Dans un fantasme preconscient, la peau est constitute comme une interface commune appartenant tant au nouveau-ne qu’ä sa mere et symbolisant leur union symbiotique. Leur separation est figuree par l’arrachement de cette peau ce qui peut se manifester plus tard comme un fantasme du corps « ecorche » qui sous-tend la conduite masochiste, sadique, narcissique ou fetichiste, ou peut etre sublimee dans les oeuvres d’art. Mots des : Valentin Metzinger, l’art baroque, l’ecorche, les fantasmes, la mort Povzetek: Na splošno so se Metzingerjeve slike slogovno in ikonografsko podrejale naročniškim željam, sliki svetega Jerneja iz okoli 1735-40 pa sta v celotnem opusu izjemni: prva z osupljivo krutostjo in nasiljem nad kožo in druga s fetišistično podvojeno kožo. Izvirna psihična fantazma skupne kože otroka in matere lahko generira pozneje dve fantazmi, ki posegata v celovitost telesnega in psihičnega jaza, namreč mazohistično in sadistična fantazmo o odiranju kože in narcistično o podvojeni koži. Ključne besede: Valentin Metzinger, baročna umetnost, odrta koža, fantazme, smrt On nous racontait, dans notre jeunesse, des histoires des serfs malheureux dont la peau avait ete entamee par les bourreaux cruels, et on lisait des romans des Indiens ä la peau rouge ayant l’habitude feroce de scalper leurs ennemis. Dans un musee Slovene, on peut voir une laniere de peau humaine, entaillee du pouce de la main jusqu’ä l’orteil du pied et une des reliques les plus celebres dans la Wunderkammer de Friedrich le Sage etait la peau de saint Barthelemy. Frau Ilse Koch se procurait, pendant la deuxieme guerre, des abat-jour, fabriques de la peau tannee des deportes, et le fantasme d’ecorcher un etre humain est present dans le cinema contemporain : dans Le silence des agneaux de Jonathan Demme de 1991 avec un amateur de peau des jeunes filles obeses; ou dans le Pillow Book (1999) de Peter Greenaway avec la celebre scene naturaliste de ' La redaction definitive de ce texte s’est enrichie de la discussion qui a suivi mon intervention dans le seminaire de Jean-Claude Schmitt ä l’EHESS ä Paris. l’ecorchement. L’annee demiere, docteur Wang, directeur de la section d’ecorchement pres des prisons de l’etat chinois, exile aux Etats-Unis, a avoue qu’il avait ecorche plusieurs condamnes avant leur mort clinique. La peau destinee aux transplantations est vendue dans les pays etrangers au benefice de l’armee chinoise. L’exposition itinerante des depouilles humaines preparees par un procede particulier de la plastination a atteint, en depit de la critique achamee, notamment de PEglise, dejä plus que huit millions de visiteurs' (fig. 1). Et, finalement, le phenomene de l’automutilation d’origine psychique de couper ou de brüler sa propre peau devient recemment de plus en plus frequent chez les jeunes.2 Le peintre Slovene Valentin Metzinger,3 ne peignant autrement que des scenes baroques des extases tranquilles et contemplatives, nous surprend par une cruaute inattendue dans le tableau du martyre de saint Barthelemy (flg. 2) tandis que dans l’autre tableau - les deux sont peints entre 1735 et 1740 - le meme saint, ici accompagne de saint Eloi, exhibe sa peau d’une maniere presque fetichiste (fig. 3). La pratique d’ecorchement de Phomme vivant est connue dejä dans les civilisations anciennes, soit pour punir, soit pour sacrifier. Le delinquant qui insulte un dieu est offert ä celui-ci pour calmer sa colere, mais tout aussi bien sont immoles les rois ou les pretres qui, pendant une certaine periode, represented la divinite sur terre. Leur successeur est couvert de leur peau ensanglantee, affin de prouver la perpetuite divine, ou bien, la peau enlevee est remplie de paille et pendue ä un pin sacre comme Symbole de la resurrection. De meme sont traitees les autres personnes dignes d’etre choisies pour victimes, remplacees plus tard par un animal : eiles sont attachees ä l’arbre et tout individu assistant ä la ceremonie, peut prendre un morceau de leur peau et de leur chair comme amulette.4 A part le martyre de Barthelemy, on se souvient de l’importance de la peau dans le passe encore plus eloigne par le talon vulnerable d’Achille ; par la partie de peau sous la feuille de tilleul de Siegfried dans Nibelungen ; par la toison d’or ; par l’histoire d’Athena, depouillant le geant Pallas ; par le mythe de Marsyas, et par d’innombrables locutions dans toutes les langues, comme : faule Haut en allemand, 1 Docteur Guenther von Hagens, assistant en anatomie de Heidelberg substitue ä l’eau des cellules des cadavres, quand ils sont encore frais, par intermediate d’un bain d’aeetone des resines epoxy. II en resulte un arret definitif des processus de putrefaction et une rigidite du corps. Cf. Franz Joseph Wetz, Brigitte Tag (eds.), Schöne neue Körperwelten : der Streit um die Ausstellung, Stuttgart 2001. 2 On a pu voir sur France 2 en octobre 2001 un film documentaire Je me coupe, done je suis. 3 La vie de Metzinger nous est presque inconnue. II est ne en 1699 en Saint-Avold en Lorraine, mais on ne sait rien de son education et de son apprentissage. En 1727 il s’installe ä Ljubljana, alors la capitale de la province habsbourgeoise Camiole, qui temoigne juste dans ce temps-lä une forte volonte d’elever le niveau artistique et culturel. II y est mort en 1759, laissant en Slovenie plus que 500 tableaux, peints en huile dans un manierisme du baroque tardif, marques par les canons post-tridentins et commandes par les nouvelles orientations theologiques. 4 James George Frazer, The Golden Bough : Adonis, Attis, Osiris (1913). Trad. fr. Le rameau d’or : le dieu qui meurt, Paris 1983, 396-409. to change ones skin en anglais, ou une sensibilite d’ecorche vif en fran9ais, ou bien des expressions qui attestent une origine commune comme : Nur noch Haut und Knochen, Only skin and bones, Samo kost in koža en Slovene, ce qui donne en fran^ais N’avoir que la peau et les os. Ce sont le sadisme, le masochisme, le fetichisme et l’exhibitionnisme qui sont presents dans chaque traitement du corps par la peau, comme celui des flagellants, ou comme le tatouage, les stigmates, les piercings et les autres interventions. L’autodestruction fetichiste de Sacher-Masoch dans Venus a la fourrure revele les memes pulsions que le body art d’Orlan ou de Rudolf Schwarzkogler, actioniste viennois qui s’ecorchait per partes, semblable auheros d’un film condamnant la guerre au Vietnam de Martin Scorsese, qui, en se rasant, s’egratigna completement le menton.5 En rejetant sa flüte (aulos), Athena maudit celui qui va la ramasser. L’instrument est trouve par Marsyas, un satyre ou silene de Phrygie, qui s’exerce tellement ä la jouer qu’il lance un defi musical ä Apollon meme. Celui-ci le defait en jouant de sa lyre, et, se vengeant de l’arrogance de Marsyas envers sa divinite, il l’ecorche vif. Le sang de Marsyas est bu par la terre dont il resurgit sous forme du fleuve portant le meme nom, qui rend possible la vie de la nature et de l’homme. Le mythe comprend beaucoup de significations de ce supplice qui paraissait trop cruel dejä ä Ovide. La competition musicale ne doit pas etre prise ä la lettre comme antagonisme entre l’apollinien et le dionysiaque, car c’est une construction nietzscheenne du XDO'siecle, tandis que dans l’Antiquite, les deux - tant l’extase mystique que la pensee discursive - sont considerees obligatoires pour le developpement harmonieux de l’homme. Mais il est vrai aussi que Platon, afin de purifier la cite de la mollesse, prefere les instruments ä cordes d’Apollon et elimine la flüte et les autres instruments ä vent.6 D’apres l’exemple d’Athena, Aristote, lui aussi, rejette Vaulos, car celui-ci ne contribue en rien ä la culture de l’esprit; il a une influence non pas ethique, mais plutot orgiaque ; et, en plus, jouer ä Vaulos empeche de se servir de la parole.7 Selon les pythagoriciens, la lyre d’Apollon, avec ses sept cordes et les sept tons de l’octave, est le symbole des sept planetes gouvernees par Apollon le Soleil dans l’harmonie celeste. Le defi de Marsyas ä la lyre est done l’attaque ä l’ordre universel, et la victoire d’Apollon est le geste du bon souverain qui garantit la resurrection de tous les mortels. Ce mythe peut-etre interprete aussi comme passage de la cruaute barbare monarchique des montagnards aux moeurs demi-animales, qui tuent et ecorchent periodiquement les rois et les grands pretres, vers la democratic grecque. Le christianisme applique le mythe ä ses valeurs: « En bapteme, l’ame se devet de la s Martin Scorsese, The Big Shave, 1967. 6 Platon, La republique, 3, 399, c-e. Trad. fr. Paris 1989, 112-113. 7 En effet, ce rejet est aussi dü ä l’hostilite croissante contre Thebes, resultee de la defaite ä Delion 424 av. J.-C., quand Alcibiade, selon Plutarque, aurait rejete Vaulos en disant: « qu’ils jouent done de Vaulos, les enfants thebains ; ils ne savent pas tenir une conversation » : Aristote, Politique, 134la-1342b. Trad. fr. Paris 1989, 44-49. tunique de peau (c’est-ä-dire de chair) dont elle a ete enveloppee apres le peche », dit Gregoire de Nysse au IVC siecle.8 Et une autre dimension encore est introduite par la Renaissance, celle qui lie Apollon au Christ.9 L’histoire de Marsyas est decrite par Ovide dans Les metamorphoses avec la precision d’un anatomiste : « En depit de ses cris, la peau lui est arrachee sur toute la surface de son corps ; il n’est plus qu’une plaie ; son sang coule de toutes parts ; ses muscles, mis ä nu, apparaissent au jour ; un mouvement convulsif fait tressaillir ses veines, depouillees de la peau ; on pourrait compter ses visceres palpitants et les fibres que la lumiere vient eclairer dans sa poitrine. »'° La peau est enlevee, l’ecorche exhibe ses muscles. Dans la Renaissance, le theme de Marsyas unit l’art plastique, la musique et la medecine : dans le corps, la maladie detruit l’harmonie, qui ne peut etre retablie que par la musique ; et c’est precisement Apollon qui est le dieu de la musique et de la medecine.11 Les anatomistes, qui sont en meme temps barbiers et chirurgiens, essayent de voir sous la peau et y trouver les causes des maladies.12 En meme temps, les artistes comme Pollaiuolo, Verrocchio, Signorelli et surtout Leonard - ce dernier a disseque dans sa vie plus de trente cadavres - decouvrent de nouveau la beaute du corps nu. Grace ä la maitrise toute recente de la perspective, ils sont capables, pour la premiere fois depuis l’Antiquite, de depeindre l’anatomie en toute sa plasticite, telle que la dissection fait paraitre.13 La grazia, « cette grace qu’on appelle beaute » de l’art est au-dessus de la nature, elle la corrige et la surpasse : en peignant le corps nu, dit Alberti, il faut ouvrir l’enveloppe. « II faut d’abord disposer les os et les muscles que tu recouvres legerement de chair et de peau. »I4 De la meme maniere qu’il ne suffit pas de connaitre les os ä travers la chair, il ne suffit pas non plus de connaitre les muscles ä travers la peau, y ajoute Vasari. C’est pourquoi son programme de disegno, d’apres lequel la perfection d’un artiste se manifeste dans l’imitation parfaite de la nature - surtout celle du corps humain - est fonde sur les ecorches. Le modele ideal est Marsyas : Apollon l’a devetu de ses erreurs en lui montrant la verite, tout comme le vrai art ne se revele que par la connaissance de Panatomie.15 8 Gregoire de Nyse, In Canticum Canticorum, Oratio XI: H. Langerbeck (ed.), Opera 6, Leyde 1960, 327-328 ; en effet, on trouve le syntagme tuniques de peau, suivant Gen 3, 21 dejä chez Porphyre, De abstinentia, 1. 9 Edith Wyss, The Myth of Apollo and Marsyas in the Art of the Italian Renaissance : an Inquiry into the Meaning of Images, Newark (N. ].), London 1996, 71. 10 Ovide Les metamorphoses, 6, 380-400. Trad. fr. Paris 1989, 15. " Wyss, ibid. 108-112. 12 Magali Vene, Ecorches : l'exploration du corps XIV‘-XVIIIesiecle, Paris 2001. 13 Charles Singer, « The Confluence of Humanism, Anatomy, and Art » : Fritz Saxl, Memorial Essays, London 1975, 261-269 ; Pierre Descargues, Jacques-Louis Binet, Dessins et tratites d’anatomie, Paris 1980, 21-23. 14 Leon-Battista Alberti, De la peinture, 2, 35-36. Trad. fr. Paris 1992, 158-163. 15 Beth Holman, « Verrocchio’s Marsyas and Renaissance Anatomy » : Marsyas, 1977-78, 1-9. L’image de Melchior Meier Apollon comme medicus et Marsyas de 1582 (jig. 4) nous suggere encore que depuis 1’Antiquite, les medecins etaient certains qu’ils pouvaient decouvrir le vrai secret de la vie si les organes fonctionnaient toujours, c’est-a-dire, en pratiquant sur l’homme vivant; c’est pourquoi la vivisection ne disparaissait que tres lentement. La position la tete en bas rappelle celle du depouillement animal, pratique pour obtenir de la nourriture et des vetements, mais aussi pour les sacrifices, pour lesquels le corps humain est peu ä peu remplace par celui d’un animal. En plus, un tel supplice d’une victime humaine vivante - avec la destruction humiliante du cadavre - produit une grande impression et implique que la victime perd completement sa personnalite. D’apres certaines sources, c’est la tete en bas que Barthelemy, lui aussi, a ete martyrise. Et, finalement, cette fa?on nous signale la ruse d’Apollon : vu que Marsyas lui etait egal dans le jeu, il lui ordonne de faire comme lui, de toumer son instrument k l’envers et de jouer et chanter en meme temps.16 En 1543 - l’annee meme de la parution du De revolutionibus orbium ccelestium, oeuvre magistrale de Copemic sur le macrocosme - Vesale publie son texte fondamental sur le microcosme De humani corporis fabrica, illustre par lui-meme, par Titien, Calcar et les autres.17 Dans le frontispice de Domenico Campagnola (fig. 5); on voit dans la lettrine V, au fond, Apollon et Marsyas pendant la competition musicale, ä gauche le tribunal des muses, et ä droite la scene d’Apollon ecorchant Marsyas. L’initiale rend done legitime ce mythe en tant qu’antecesseur de l’art de la dissection. Au Moyen Age, l’anatomiste, dans la tradition de Galien, ne faisait que constater et confirmer les doctrines des autorites scholastiques ; il ne s’interessait guere ä la topographie des organes et il ne considerait le corps humain qu’un element du systeme de l’univers divin. Vesale, par contre, place la dissection au centre de la recherche medicale, et il est le premier ä travailler soigneusement sur les corps humains. Apres lui, tout le savoir nait de l’observation directe du cadavre, et les constatations precedent de l’acte meme. C’est pourquoi - du point de vue de l’anatomie - les grandes illustrations de son livre sont impeccables, et se presentent aussi en tant qu’ceuvres d’art, car la conviction alors veut qu’une mediation esthetique soit necessaire ä la bonne reception du savoir anatomique.18 Elies sont utilisees pendant plus de quatre siecles par de nombreux artistes qui les copient, non seulement pour les scenes des martyres, mais aussi pour les figures vivantes. A cöte de ces dessins et les gravures en couleur, qui atteignent des dimensions naturelles chez Gautier d’Agoty au XVIII' siecle, les ecoles des beaux-arts utilisent aussi des sculptures des ecorches qui deviennent le moyen d’enseignement academique. Ils sont fabriques de materiels divers et parfois moules d’apres les personnes executees, et installes posterieurement dans les poses de l’iconographie classique. En Italie, il existait dejä une longue tradition des ex-voto des parties corporelles, faits en cire. C’est Gaetano 16 Ewa Kuryluk, « The flaying of Marsyas » : Arts Magazine, 65, 8, 1991, 44-47. 17 Michelangelo Muraro, « Tiziano e le anatomie del Vesalio » : Tiziano e Venezia, Vicenza 1980, 307-316. 18 Descargues, Binet, ibid., 19 sq. ; Vene, ibid., 13sq. Zumbo qui introduit, au XVIC siecle, cet art ä Paris. Au siecle suivant, l’atelier le plus connu est La specola en Florence, ou Clemente Susini et ses collaborateurs modelaient avec la cire posee directement sur le corps comme une deuxieme peau.19 A la fin du XVIP siecle, pour les cours d’anatomie, les peintres cedent souvent leur place ä un anatomiste, ce qui est critique en 1776 par Charles Monnet, peintre du roi: « Les demonstrateurs d’anatomie, etant chirurgiens, ont beaucoup de difficultes ä s’accorder et ä se restreindre ä ce qui est necessaire aux artistes ».20II est interessant que Diderot dise ä ce propos que : « L’etude de l’ecorche a sans doute ses avantages ; mais n’est-il pas ä craindre que cet ecorche ne reste perpetuellement dans l’imagination ; que l’artiste n’en devienne entete de se montrer savant; que son ceil corrompu ne puisse plus s’arreter ä la superficie ; qu’en depit de la peau et des graisses, il n’entrevoie toujours le muscle, son origine, son attache et son insertion... », ä ce que Goethe replique : « Non, eher Diderot, puisque tu maitrises si bien la langue, exprime-toi avec plus de precision. Oui, e’est l’exterieur que l’artiste doit representer. Mais l’exterieur d’une nature organique, qu’est-il d’autre que l’apparition etemellement changeante de Pinterieur ? »2I Les premieres dissections du Moyen Age tardif ne sont autorisees qu’une ou deux fois par an sous la surveillance de PEglise, tandis que les autres ne se deroulent que furtivement.22 Embaumees abondamment de l’encens contre la puanteur, illuminees par des chandelles, les anatomies se deroulent dans les chapelles ou eglises abandonnees. Avec les cadavres, places sur les autels, elles ressemblent d’abord aux ceremonies de la messe, mais une fois devenues publiques - dans les amphitheatres construits pour l’occasion - elles rappellent plutöt les spectacles de cirque ou de theatre (fig. 6). L’anatomiste, promettant la revelation des mysteres de la vie et de la mort et des preuves de l’existence de Dieu dans chaque partie du corps, y joue le maitre de ceremonie. Pendant sa presentation, les spectateurs plaisantent, se rafraichissent aux boissons et k la nourriture, echangent les organes decoupes et les jettent aux chiens. Au baroque, pour un large public, y compris les femmes et les enfants, les dissections deviennent l’evenement social le plus populaire. D’habitude, elles commencent par l’execution du criminel, nomme patient, dont le cadavre sera traite les jours ä venir. C’est que les condamnes ä mort sont des personnes detachees dejä de la societe des chrčtiens ; leurs corps, une fois desacralises, peuvent done etre ecarteles.23 19 Michel Lemire, « Fortunes et infortunes de l’anatomie et des preparations anatomiques, naturelles et artificielles » : L'ame au corps : arts et sciences 1793-1993, Paris 1993, 70-101 ; Martin Kemp, Marina Wallace, Spectacular Bodies : the Art and Science of the Human Body from Leonardo to Now, London 2000, 52-61. 20 Descargues, Binet, ibid., 92. 21 Voire la discussion entiere dans: Georges Didi-Huberman, Ouvrir Venus : nudite, reve, cruaute, Paris 1999, 40. 22 La premiere anathomia notee est celle des deux corps des femmes en 1316 de Mondino da Luzzi ä Bologne. 23 William S. Heckscher, Rembrandt s Anatomy of Dr. Nicolaas Tulp, an Iconological Study, New York 1958, 14-51 ; Kuryluk, ibid. ; Andrea Carlino, « Marsyas, Saint Antoine et autres indices » : La part de I’ceil 11, 1995,30-39. Pour des raisons evidentes, ces anatomies spectaculaires ont lieu en hiver, tandis que les amphitheatres servent de cabinets de curiosites, accessibles au public, pendant toute l’annee. Ils sont pleins d’ecorches, de squelettes, de foetus en bocaux, de depouilles d’animaux et d’humains corroyes et momifies. L’anatomie devient alors un hobby tres populaire, pratiquee aussi par les amateurs qui conservent chez eux les corps empailles en telle quantite que les cadavres fmissent par manquer aux docteurs. Un traite classique de 1750 enseigne comment enlever la peau, pas seulement aux professionnels, mais aussi aux autres : « Le cadavre et PAnatomiste places commodement, il faut enlever les parties unies aux muscles et qui les recouvrent. La peau de la tete, de la nuque, du dos, du thorax et des quatre extremites doit etre coupee avec un scalpel fort, ä cause de son epaisseur; et le scalpel doit etre tenu de toute la main. Dans les endroits oü la peau est lache, il faut que PAnatomiste la tende avec le pouce et l’index, entre lesquels il conduira son scalpel ä la profondeur et ä la longueur necessaire pour decouvrir le muscle dont il a besoin. II faut ensuite separer la peau des parties qui sont immediatement sous eile, c’est-ä-dire de la membrane adipeuse et du tissu cellulaire ; ce qui se fait en saisissant fortement avec une pincette le bord de la peau coupee et la tirant ä soi, jusqu’ä ce qu’il y en ait assez d’enleve pour etre saisi par la' main ; alors on continue d’ecorcher en tirant de la main gauche tout ce que la main droite divise avec le scalpel. »24 La peau humaine ecorchee n’est pas seulement un decor tres repandu mais aussi un memento mori car, d’habitude, eile provient des criminels. C’est pourquoi elle est definie dejä dans le Dictionarium de Pierre Bersuire (ecrit vers 1340, et apres constamment reedite) comme memoriae peccatorum. Le fait qu’en 1829 encore, en Angleterre, un certain Monsieur Burke est publiquement ecorche, nous prouve que ce supplice est etroitement associe ä la morale : il est entierement exemplaire et symbolique, car Burke gagnait sa vie vendant aux anatomistes non seulement les cadavres« ressuscites » des tombeaux mais aussi des clochards assassines expressement pour cette fin.25 Au Moyen Age, la justice ne dissimule pas ses fautes : les executions des juges corrompus ne sont pas rares et les images de la discipline judicaire comme avertissements sont souvent commandites.26 II n’y a presque aucune difference entre les representations artistiques, les illustrations des manuels de medecine, les recits des martyres et les chätiments reels. Le tableau de Gerard David Le supplice du juge Sisamnes (fig. 7), peint entre 1498-99, represente le juge perse Sisamnes condamne par le roi ä etre ecorche vif ä cause de sa corruption, devant un public qui reste calme et sang-froid. Derriere la scene principale, la peau du pere est dejä etiree sur le siege, 24 Jean-Joseph Sue, Anlhropotomie on I'art de dissequer, cit. par Michel Ellenberger, L'autre Fragonard, Paris 1981, 12. 25 Heckscher, ibid., 97-107 ; Kemp, Wallace, ibid., 30. 26 Robert Jacob, Images de la justice : essai sur I'iconographie judicaire du Moyen-Age ä I'age classique, Paris 1994, 75-77. sur lequel son fils va etre promu juge - son successeur, afin de « ne jamais oublier sur quel siege il prenait place pour juger », dit Herodote.27 Gesta Romanorum compare le roi juste au Christ, et Sisamnes au mortel deshabille de ses humores terrestres et diaboliques.28 Sur le volet gauche du diptyque, la scene de Marsyas indique la continuity des deux chätiments.29 On trouve une punition similaire dans le deuxieme livre des Macabees, ou les sept freres, ne voulant pas toucher ä la viande de pore, interdite par la Loi, sont scalpes conformement aux mceurs scythes. D’abord flagelles, ensuite leurs langues et membres coupes, ils sont finalement grilles dans les poeles (7, 1-42). Maltraitant le corps humain comme s’il s’agissait d’un animal, l’ecorcjiement se trouve parmi les supplices les plus humiliants. II semble que, aussi bien que Pempalement, il ait ete invente par les Assyriens, puisqu’un bulletin de Campagne d’Assourbanipal dit: « J’ai fait ecorcher les chefs de la revolte et j’ai couvert ce mur ... j’en fis ecorcher beaucoup en mapresence et, de leur peau, on couvrit la muraille. » Cette courte source revele dejä tous les mecanismes psychiques qui accompagnent, depuis, la pratique de l’ecorchement. Ceux qui le commandent ou l’executent sont maintes fois guides et motives par les pulsions erotiques sadiques, macabres, fetichistes et perverses de denudation et de possession ultimes du corps, par le desir d’entrer et etre dans la peau d’un personnage, comme on dit, lie souvent ä la passion irresistible du voyeurisme et de collectionner. II n’est pas tout ä fait explique pourquoi, mais en effet, on pratiquait l’ecorchement en tant que punition en Europe Occidentale tres frequemment au XIVC siecle, surtout pour trahison, et certains cas sont entres dans les legendes. L’eveque Geraldi, l’assassin du neveu de Jean XXII est ecorche et brüle vif ä Avignon. On suppose qu’il est obsede par les demons, et pour de tels cas, les bandes d’ecorcheurs travaillent pour Louis XI.30 Deux moines d’Aulnay, accuses d’avoir seduit les belles-filles de Philippe IV, sont ecorches vifs, et en meme temps emascules, decapites et pendus par les aisselles, exposes aux animaux.31 En tant que forme de chätiment, l’ecorchement est alors legalise dans quelques pays europeens et il est atteste que ces executions font un grand echo, bien que les medecins repetent - ou justement ä cause de cela - qu’il est beaucoup plus facile de depiauter un lapin qu’un homme.32 Aujourd’hui, il est difficile d’expliquer pourquoi ce chätiment est generalement considere comme martyre de saint Barthelemy, parce qu’il y a plusieurs legendes qui 27 Herodote, Hisloires, 5, 25. 28 Gesta Romanorum, 29, Charles Swan (ed.), London 1894. 29 Otto von Simson, « Gerard Davids Gerechtichkeitsbild und der spätmittelalterliche Humanismus » : Festschrift Wolfgang Braunfels, Friedrich Piel, Jörg Traeger (eds.), Tübingen 1977, 349-356. 30 Roland Villeneuve, Le musee des supplices, Paris 1982, 118-120. 31 Alison Stones, « Nipples, Entrails, Severed Heads, and Skin : Devotional Images for Madame Marie « : Image and Belief: Studies in Celebration of the Eightieth Anniversary of the Index of Christian Art, Colum Hourihane (ed.), Princeton, N. J. 1999, 47-70. 32 Von Simson, ibid. racontent la fagon dont il serait mort. L’apotre est alle baptiser jusqu’en Inde et en revenant, il a ete torture par un roi pai'en. Soit il a ete crucifie - il se peut que la tete en bas soit il a ete cousu dans un sac, soit il a subi une bastonnade, soit il a ete decapite. En plus, il existe des recits qui relient deux ou plusieurs modes d’execution. Selon le martyrologe romain, il aurait ete ecorche vif. On ignore egalement oü exactement c’est passe son martyre ; la Grande Armenie, ä Pepoque de sa mort sous la domination des Perses, est l’endroit le plus probable car c’est lä oü Ton pratiquait le plus Pecorchement et la combinaison de differentes tortures.33 « Mais comme il y avait beaucoup de decapites et de crucifies parmi les apötres, dit Louis Reau, les hagiographes opterent pour un martyre moins banal et firent de saint Barthelemy un Marsyas chretien »,34 En effet, dans les oeuvres d’art (fig. 7), le saint ressemble ä Marsyas ; il est represente soit dans sa peau, soit ecorche, un grand couteau ä la main. La cruaute particuliere de son epreuve de saint ajoute ä cette figure legendaire une grande influence aupres de Dieu, et il devient patron de tous les artisans travaillant la peau : bouchers, tanneurs, relieurs, gantiers et autres. II est aussi patron des tailleurs car il porte sa peau pendue ä son bras comme un manteau ou une robe.35 Les images du saint ne sont pas acceptables pour la contre-reforme.' Molanus36 dit: « Barthelemy est reproduit en quelques endroits de maniere stupide et bouffonne, tout ecorche comme un monstre, en homme des bois portant sa propre peau sur un baton, comme si - ä en croire les auteurs de ces plaisanteries plus qu’absurdes - il avait couru vers Rome dans un tel appareil... Michel-Ange ... a represente dans le Jugement dernier Barthelemy portant sa peau ä la main. » Un autre critique de Piconographie pre-tridentine, Giovanni Andrea Gilio da Fabriano ecrit, en 1564 (un an apres le concile) dans son Dialogo... : « Pensez aux choses insensees que les saints produisent devant le Redempteur, regardez un peu leurs gestes qui sont inconvenants tant pour les bienheureux que pour le Redempteur lui-meme !... Est-ce que vous pensez que ce jour-la saint Pierre montrera ses cles, saint Barthelemy sa peau, et saint Laurent son gril ? »37 Saint Barthelemy, sa peau ä la main, de Metzinger (fig. 3) est done seulement une des innombrables images prouvant que la critique de la contre-reforme n’atteint pas 33 Ada Sanctorum Augusti, 5, 7-42 ; Stephane Maistre, Histoire traditionelle de saint Barthelemy, apötre, Paris 1870 ; Richard Adelbert Lipsius, Die Apokryphen Apostelgeschichten und Apostellegenden : ein Beitrag zur Altchristlichen Literatuigeschichte, Braunschweig 1884, 101-106. On peut ici ajouter que la combinaison est pratique en Europe, surtout en Allemagne, au moins jusqu’au XVII' siecle. 34 Louis Reau, Iconographie de l’art chretien, Paris 1958, 3, 1, 180-184. 35 Ellena Giannarelli, « Savino, Bartolomeo e l’alteranza dei patroni » : Bulletino senese di storia patria, Siena 1991, 64-83. 36 Molanus, Traite des saintes images, 3, 35, Franfois Boespflug, Olivier Christin, Benoit Tassel (eds.), Paris 1996, 331-332. 37 Paola Barocchi (ed.), Trattati d'arte del cinquecento : fra manierismo e controriforma, 2, Bari 1961, 80-81. entierement son but et n’empeche pas les realisations ä venir. Essayant de comprendre pourquoi ce motif persiste, il faut rappeier l’attitude bien particuliere de Page baroque envers la mort, ä savoir, une vraie obsession ä son egard. Les squelettes et les ecorches illustrant les planches anatomiques ne montrent que rarement les tortures et les douleurs causees par elles ; ces morts-vivants sont en train de mediter dans les poses melancoliques, ou bien ils se promenent dans les paysages afin de renforcer l’illusion de leur appartenance ä la communaute des vivants ; ils sont represents comme ivrognes ou seducteurs ; ici, ils sont dröles, lä, ils aident ä dechirer et ä soulever la peau pour mieux montrer Finterieur du corps (fig. 8); en faisant ceci, les femmes s’exhibent souvent sans aucune pudeur. II semble que les ecorches ne soient pas conscients de leur etat, qui ne devrait pas leur permettre de se comporter comme ils se comportent, car celui qui etait en train de perdre son tegument, normalement ne faisait que crier comme si on I’ecorchait. On peut done conclure, que par leur attitude apotropai'que, ils cherchent ä demontrer Pinanite definitive de la mort, et dire, que certains ecorches animes expriment non pas memento mori, mais plutot memento vivere.38 L’apathie generale ä l’egard de la mort de Fepoque est le resultat de la violence individuelle et collective des diverses guerres longues et penibles, des epidemies et de la famine, des fleaux, done, qui menacent tout le monde sans exception. Une poesie baroque chante : « ...un corps mange de vers / deschame, desnerve, oil les os descouverts / depoulpez, desnouez, delaissent leur jointure / Icy l’une des mains tombe de pourriture / les yeux d’autre coste destoumez h l’envers / se distillent en glaire, et les muscles divers / servent aux vers goulu d’ordinaire pasture / le ventre deschire comant de puanteur / infecte Fair voisin de mauvais senteur/ et le ne my-ronge diflforme le visage ». Teiles descriptions doivent resulter des observations quotidiennes : en 1778, un malfaiteur est pendu, et expose aux regards de tout le monde pendant 18 mois et 26 jours avant qu’il ne tombe du gibet. Une chronique rapporte des parents qui, ayant vu les huit premiers nouveau-nes morts en berceau, prient Dieu de leur donner le neuvieme. L’Eglise console par les mots de saint Paul: « Chaque jour je suis ä la mort « (ICo 15,31); et: « De meme en effet que tous meurent en Adam, ainsi tous revivront dans le Christ»(ICo 15,22). II faut done desirer la mort d’apres le modele de notre Seigneur qui l’aimait pour nous. La vie est un combat sans espoir de victoire ; la mort est certaine, trompeuse, cruelle. II faut croire et la mediter. Fin d’une attente de toute la vie, eile est Passouvissement des desirs pieux, e’est pourquoi on Pappelle « mort douce ». Si on est assez zele, si on s’y conforme, elle semblerait gentille et on pourrait se familiariser avec elle, qui est la couronne de tout notre etre. Elle est le moment decisif pour Petemite heureuse ou malheureuse et le dernier moment vecu devient une pompe publique.39 C’est qu’au XVIIPsiecle, meme la mort ä la maison n’est pas intime ; elle est un evenement commun auquel peut assister chaque 38 Roger Caillos, Au coeur de fantaslique, Paris 1965, 145-161. 39 Michel Vovelle, Mourir autrefois : attitudes collectives devant la mort aux XVI‘ et XVII‘ siecles, Paris 1990, cit.: 15. passant, les enfants inclus. Le rite est celebre par le mourant meme, gisant sur son lit. S’il fait une erreur de protocole, il est averti par son entourage qu’il faut respecter les mceurs chretiennes, et l’acte se deroule sans mouvement d’emotion excessif, dans le calme et la dignite.40 En ce temps-la, la perception de la mort reunit plusieurs elements : le fantastique de la fin du Moyen Age qui se reflete dans l’iconographie des triomphes de la mort, des danses macabres, des transis ou des trois morts et des trois vifs ; l’interet renouvele de l’humanisme pour le corps humain et sa dissection au nom du precepte socratique « Connais-toi toi-meme »4I; la demagogie jesuite ; et Pesthetique et la rhetorique pieuses de la contre-reforme, la pratique des extases incluse. L’importance de la personne morte est elevee par les tombeaux grandioses oü celle-ci est menee en pompes funebres. Dans de longs corteges, les participants portent des tuniques aux squelettes peints, des capes et capuchons tout en noir ou en couleurs solennelles. Tout se deroule devant les yeux avides des spectateurs, places sur les tribunes, construites pour Poccasion. Les corps sont places dans de magnifiques catafalques et mausolees qui envahissent les eglises.42 Le cote macabre de la mort baroque est accompagne du voyeurisme, de la morbidite, de Perotisme ; et meme du ridicule et de l’ironie, par exemple dans les scenes du squelette fossoyeur. Le theatre et les extases multiplient les scenes d’amour, meme necrophiles. Les saintes et les saints meurent en extases orgasmiques. On commence ä exposer les momies et ä construire des architectures funeraires decorees ä la maniere des rocailles, mais avec des os.43 A tout cela, il faut ajouter encore un theme pas moins important, celui de la mort apparente qui, connue depuis toujours, gagne, au XVIIPsiecle, les dimensions de la panique collective, n’envahissant pas seulement les gens du peuple mais aussi les docteurs qui renseignent dans les ouvrages aux plusieurs volumes qu’on peut eviter l’inhumation d’un vivant en attendant la putrefaction de son corps.44 Apres le Moyen Age, Pecorchement des vivants en tant que condamnation n’est pratique en Europe Occidentale que tres exceptionnellement. Mais ce fait, peut-etre, stimule 1’imagination encore plus, car il est souvent mentionne comme une pratique des peuples exotiques, dont certains menacent aussi l’Europc. En effet, il est attribue ä la ferocite des Turcs et des Perses ; on sait, par exemple, que la source d’inspiration de Titien pour son tableau de Marsyas pourrait etre le depouillement public du commandant de Famagouste par les Turcs en 1571,45 D’autres informations, pas moins cruelles et sanglantes, et surtout tres frequentes, venaient des missionnaires espagnols, et rapportent des mceurs des 40 Philippe Aries, Essais sur l'histoire de la mort en Occident: du Moyen-äge it nos jours, Paris 1975, 23sq. 41 Kemp, Wallace, ibid., 14. 42 Andre Chastel, « Le baroque et la mort » (1954) : Fables, formes, figures, 1, Paris 2000, 201 -226. 43 Aries, ibid., 47-50, 105-108. 44 Lemire, ibid. 45 Wyss, ibid., 133-141. tribus de FAmerique du Sud qui pratiquent des ecorchements rituels massifs. C’est pour le jour de fete du dieu Xipe, dont le nom signifie l’ecorche, que les Mexicains depiautaient tous les prisonniers de guerre - hommes, femmes et enfants. Les temoins estiment qu’il y avait plus de gens decedes dans les sacrifices que de mort naturelle. Ce sont avant tout les malades et les vieillards qui - pares de la peau enlevee tout entiere d’une seule piece - paradent pendant vingt jours comme des images vivantes de la divinite. L’idee que le changement de peau guerit et qu’il conserve la jeunesse, est « suggeree par l’observation de certains animaux, par exemple des serpents et des lezards, qui semblent se procurer une nouvelle jeunesse en muant, et qui apparaissent comme rafraichis et renoves dans leur nouvelle peau. »46 De telles croyances et superstitions, appartenant en meme temps aux spheres conscientes et inconscientes, sont etudiees aussi par la psychanalyse qui en developpe le concept du Moi-peau. Celui-ci se manifeste comme representation primaire et metaphorique du Moi psychique, etaye sur la sensorialite tactile du Moi corporel.47 La peau est comme un sac qui contient le corps et en meme temps un systeme de plusieurs Organes des sens (toucher, pression, douleur, chaleur etc.) qui se developpe chez un embryon quand il n’a que trois centimetres.48 Elle est une interface qui marque la limite entre le dehors et le dedans et elle protege contre les stimuli externes qui peuvent s’inscrire sur elle comme des traces. Elle remplit aussi des fonctions biologiques, comme la respiration, la perspiration, la secretion etc. De meme, elle est un lieu de communication des messages non-verbaux et d’etablissement de relations. Et, finalement, elle est la zone erogene, qui, d’apres Freud,« en certains endroits du corps, s’est differenciee en Organes des sens et s’est transformee en muqueuse, autrement dit, la zone erogene par excellence. »49 Et, ajoute-t-il plus tard : « Eros desire le toucher, car il aspire ä Funification, ä la suppression des frontieres spatiales entre le Moi et l’objet aime ».50 C’est pourquoi le chatouillement et le grattage rythmiques sont consideres comme manifestations psycho sexuelles.51 La peau est done l’enveloppe du corps, tout comme le Moi tend ä envelopper l’appareil psychique. On trouve beaucoup d’expressions des idees du Moi dans le langage parle, se referant ä ces fonctions cutanees et revelant ainsi une interaction dialectique entre l’ecorce et le noyau : « Se faire crever ou trouer la peau ; Faire peau neuve etc. » Dans le recit d’Ovide, Marsyas agonisant lance ä Apollon le crie suivant: 46 James George Frazer, The Golden Bough : The Scapegoat (1913). Trad. fr. Le rameau d’or : le bouc emissaire, Paris 1983, 598-602. 47 Didier Anzieu, Le Moi-peau, Paris 19952. 48 Claudia Benthien, Haut: Literaturgeschichte - Körperbilder - Grenzdiskurze, Berlin 1999, 12. 49 Sigmund Freud, « Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie » (1905). Trad. fr. «Trois essais sur la theorie sexuelle, » Paris 1989, 85. 50 Sigmund Freud, Hemmung, Symptom und Angst (1926). Trad. fr. Inhibition, Symptome et angoisse, Paris 1978, 44-45. 51 J. Sadger, « Haut-, Schleimhaut- und Muskelerotik » : Jahrbuch für psychoanalytische und psychopathologische Forschungen, 3, 1911, 525-556. « Quid me mihi detrahisl Pourquoi m’arraches-tu ä moi-meme ? », en soulignant deux fois le Ego. Etre soi-meme, c’est avoir unepeau a soi; etre bien dans sapeau implique la conserver entiere ; et, s 'approprier de sa peau signifie triompher completement d’un adversaire. C’est dejä dans Le Banquet qu’Alcibiade declare que Socrate « a l’air du satyre Marsyas ».52 Platon renvoie ainsi au rite de la purification consistant ä depouiller l’homme de sa laideur exterieure pour reveler la beaute de son Moi interieur.53 Et c’est le Moi qui est forme dans les premieres annees de la vie, pendant lesquelles, dans un fantasme preconscient, la peau est constitute comme une interface commune appartenant tant au nouveau-ne qu’ä sa mere et symbolisant leur union symbiotique. La separation de la mere et de l’enfant est figuree par l’arrachement de cette peau, et cette rupture, qui, si elle n’est pas suturee suffisamment, peut se manifester plus tard comme un fantasme du corps « ecorche », qui sous-tend la conduite masochiste, fetichiste, sadique, ou narcissique, ou peut etre sublimee dans les oeuvres d’art.54 »Michelangelo infinite volte fece anatomia, scorticando uomini« ecrivent ses biographes, Condivi et Vasari. En effet, il lui est attribuee, entre autre, une figure d’un ecorche ä l’anatomie exacte et d’une attitude tres pathetique, qui se trouve dans PInstitut d’anatomie de Paris.55 Dans Le jugement dernier de Sixtine (1540-41) son Barthelemy tient dans sa main la peau qui gravite vers l’enfer; on dit qu’elle a la forme d’un chien, serrant dans sa gueule la partie du visage aux traits de Michel-Ange lui-meme. La scene revele le drame intime de 1’artiste et se rapporte ä sa poesie, oil il exprime son vceu qu’apres sa mort, sa peau aille couvrir son bien-aime Tommaso Cavalieri.56 L’artiste voit la peau comme le miroir de 1’ame et il reflechit sur la question qui interesse plusieurs theologiens chretiens, soit, sous quelle forme - c’est-ä-dire, le corps entier ou mutile -les martyrs vont-ils se presenter au juge supreme.57 Pendant toute sa vie, Michel-Ange est tres interesse par le mythe de Marsyas, ce qui se deduit aussi du rapport entre la figure de Barthelemy et celle du Christ apollinien dans la Sixtine.58 Si l’on revient ä 1’image de Mentziger Saint Barthelemy et saint Eloi, c’est la double nature de la peau qui s’y impose. Si la peau ecorchee de Barthelemy etait une peau souffrante, la nouvelle peau, obtenue apparemment par sa beatification, devient une peau sainte. En entrant au ciel, le saint penetre un lieu oü il est naturel ce qui n’est pas naturel 52 Platon, Le banquet, 215a-c. Trad. fr. Paris 1992, 77. 53 Edgar Wind, Pagan Mysteries in Renaissance (1968). Trad. fr. Mysteres pa'iens de la Renaissance, Paris 1992,185-190. 54 Anzieu, ibid. 43-66. 55 Karl Herzog, Die Gestalt des Menschen in der Kunst und im Spiegel der Wissenschaft, Darmstadt 1990,119-122. 56 Leo Steinberg,« The Line of Fate in Michelangelo’s Painting » : Critical Inquiry, Spring 1980,411-454. 57 Shulamith Shahar, « The Old Body in Medieval Culture » : Sarah Kay, Miri Rubin (eds.), Framing Medieval Bodies, Manchester, New York 1994, 160-186. 58 Robert S. Liebert, Michelangelo: a Psychoanalytic Study of His Life and Images, New Haven, Conn., London 1983,343-360. dans la nature. C’est la que son corps bienheureux est entier, un epiderme neuf, sumaturel, le recouvre ; tandis que la peau qu’il tient dans sa main, intacte eile aussi, rappelle son martyre.59 La peau enlevee represente sa mort, tandis que la peau sur le corps la nie. La peau est le miroir de l’äme, et il est interessant que la peau dans la main du saint soit presque entiere : elle n’est percee que par deux trous ä la place des yeux qui, eux aussi, symbolisent le miroir de l’äme. L’apparence du saint entier desavoue l’ordre naturel reconnu et inchangeable et signifie l’interruption de ce qui est acceptable par les lois habituelles, remplafant le monde vrai par la fiction miraculeuse qui est dans le domaine exclusif des mystiques et des artistes. La double peau de Barthelemy caracterise Metzinger aussi en tant que peintre cherchant ä representer ses figures comme reelles. Pour faire ainsi, pour depeindre un corps nu dans toute sa plasticite qui lui donne la veracite mimetique, il faut regarder sous la peau, car ce sont les os, les nerfs et les muscles qui modelent les contours du corps entier, couvert de peau. II faut regarder dans un mort pour representer un vivant vraisemblable. Si la competition musicale apollinienne etait la preuve de la victoire de l’humanite civilisee sur la barbarie, dans le christianisme, la situation est inversee : la vengeance des barbares sur celui qu’apporte la vraie foi est l’ecorchement. Apollon etablit la musique en tant qu’harmonie supreme contre les sons sauvages, tandis que Marsyas puni se metamorphose en source utile. Barthelemy - par la Parole d’un seul Dieu - convertit les polytheistes, et son chätiment n’est done definitif qu’en apparence, puisqu’il ressuscite tout comme le Christ, que les mystiques medievaux ne comparent pas seulement ä Apollon mais egalement ä Marsyas. Mais ce fantöme ä double peau qui, aujourd’hui, suscite en nous le sentiment d’inquietante etrangete, unheimlich, semblait toujours bien reel ä l’epoque baroque -heimlich (secret) et heimelig (domestique) ä la fois. L’ecorche est tout aussi vivant que mort, il montre sa peau comme memento, en feignant ainsi la vie qui est la non-vie entre la vie et la mort, entre le sujet devenu objet. Peut-etre l’image montre-t-elle dejä le surpassement neoclassique du beau par le plus que beau, par le sublime heroi'que ? Est-ce que sa verite ne se trouve pas dans 1’image cachee de la peau pliee en anamorphose, ä la maniere du crane de Holbein ? Line des sources principals de l’iconographie chretienne de l’epoque, la Legende doree, raconte la vitalite du saint: «II fut d’abord crucifie, ensuite il fut descendu de la croix avant de mourir, et pour ajouter ä ses tortures, il fut ecorche, et en dernier lieu, il eut la tete tranchee »60, et le meme destin est rapporte par un calendrier armenien oil l’apotre a ete tue par six hommes qui le flagellaient, apres avoir survecu ä la crucifixion et la decapitation.61 La peur collective de la mort apparente du 59 Cf. Philipp Fehl,« Über das Schreckliche in der Kunst: ‘Die Schindung des Marsyas’ als Aufgabe » : Apoll schindet Marsyas: über das Schreckliche in der Kunst, München 1995,49-91. 60 Jacques de Voragine, Legenda Aurea. Trad. fr. La legende doree, Paris 1967, 1, 129. 61 Bartholomaeus venit in urbem Albag, ubipost alia tormenta cutis ei detracta est et non est mortuus, et postea S. apostolus Bartholomaeus in crucem actus est, nec in hoc cruciatu obiit; dein sex viri baculis nodosis eum percusserunt quo in tormento S. apostolus ex vita decessit ad Christum : Lipsius, ibid., 101-106. XVIIP siecle, mentionnee auparavant, contribue peut-etre, elle aussi, au fait que Barthelemy soit represente vif, ce qui est encore souligne par sa peau que couvre son corps. Meme si tardif par rapport au manierisme originaire, l’art de Metzinger est qualifie comme manieriste. Ce sont precisement les ecorches representes d’apres les canons pervertis manieristes qui ne montrent aucune souffrance, plutot une jouissance masochiste de l’etat dans lequel ils se trouvent.62 Dans tous les tableaux de Metzinger, on reconnait les standards de 1’iconographie et de l’execution exiges sans aucun doute par les commanditaires. Le trait le plus distingue, mentionne par tous les auteurs comme exceptionnel et idiomatique de l’artiste, est sa maniere de peindre des doigts longs aux jointures soulignees par un lisere sombre et la suggestivite de la gestuelle des mains.63 Les rares donnees connues de sa vie sont considerees par les auteurs recents plus ou moins comme des inventions romantiques de l’historiographie du XIXcsiede. Parmi elles, on trouve aussi l’anecdote racontant que, suite ä une malformation, les doigts de sa main droite etaient colles et qu’il coinfait le pinceau entre deux d’entre eux.64 Si on se souvient que l’arthrite de Rubens aurait ete ä l’origine des doigts robustes de ses figures, et que Leonard disait que le peintre aux doigts gros ne peignait que des figures aux doigts pareils, on pourrait reconsiderer l’anecdote sur Metzinger, ecrite seulement 150 ans plus tard. Surtout parce que c’est precisement la peau (jointe dans ce cas) qui y est mentionnee, et que ce ne sont pratiquement que les deux tableaux de saint Barthelemy qui soient exceptionnels dans son oeuvre ; le premier, par la cruaute exercee sur la peau, et le second par le doublement de la peau. Du fantasme originaire de la peau commune de la mere et de 1’enfant deri vent deux fantasmes intervenant dans l’integrite du Moi corporel et du Moi psychique : le fantasme masochiste et sadique par excellence est celui d’ecorcher la peau, et le fantasme narcissique est celui de la redoubler.65 « Goethe remarqua un jour combien on est susceptible pour son nom, on a grandi avec lui comme avec sa peau »66 et dans la vie de Metzinger, il y a encore deux faits biographiques reels qui nous renvoient vers la psychobiographie. C’est que le nom de l’artiste, ne en Lorraine, derive de Fallemand der Metzger - boucher ou abatteur, et que le peintre, dont le prenom est Jean Valentin, est ne avec son frere jumeau Jean Philippe dont toute trace se perd dans la documentation apres sa naissance. Laissons de cote le fait que les evangiles synoptiques proposent le couple des apötres Philippe et Barthelemy et rappelons que la peau represente le Moi et que la peau depouillee est done le double du Moi, son jumeau, bref, un Alter Ego. Et en plus, on sait que 62 Claude Gandelman, « L’expressionnisme et le motif de l’ecorche vif » : Revue de l'Universite de Bruxelles, 1976, 3-4, 395-416. 63 Anica Cevc, Valentin Metzinger, Ljubljana 2000, 39. 64 Cevc, ibid. et aussi David Krašovec, Valentin Metzinger (1699-1759): Lorenec na Kranjskem, Ljubljana 2000, 164. 65 Benthien, ibid., passim. “ Sigmund Freud, Die Traumdeutung (1930s). Trad. fr. L'interpretation des reves, Paris 1967, 184. Pempreinte de la peau digitale est d’un caractere encore plus individuel que le nom et le prenom. En effet, elle est la seule trace authentique visible du Moi. C’est au-dessous de la peau que les anatomistes cherchent la Verite de la vie et de la mort, et I’Ovide moralise de 1497 commente : « Marsyas fut vaincu et Apollon Pecorcha : cela signifie qu’il lui extirpa ses erreurs et lui assena la verite ».67 Holman, ibid. Pour Valery, la peau est « ce qu’il y a de plus profond en Phomme ». Mais il dit aussi que : « la verite est nue, mais sous le nu, il y a l’ecorche. » Jure Mikuž ISH- Izcole des hautes etudes en sciences humaines Breg 12, 1000 Ljubljana, Slovenie e-mail: jure. mikuz@guest. arnes.si Figures: Figure 1: « Saint Barthelemy », de l’exposition Körperwelten. 67 Holman, ibid. Figure 2: Valentin Metzinger, Le martyre de saint Barthelemy, 1735-40, Žalostna gora pres de Mokronog, eglise succursale. Figure 3: Valentin Metzinger, Saint Barthelemy et saint Eloi, vers 1739, Kamnik, eglise paroissiale. Figure 4: Melchior Meier, Apollon comme medicus et Marsyas, 1582, gravure. Figure 5: Domenico Campagnola, la lettrine V, Apollon et Marsyas, 1543, gravure pour De humani corporis fabrica. AMPHITH£ATKVM ANATOM1CVM LVPVNÖ BATAVOKVM .^äa&ScLI Figure 6: F. de Witt, Anatomie de docteur Paaw a Ley de au XVIe siecle, gravure d’apres van Woudt. Figure 7: Gerard David, Le supplice du juge Sisamnes, entre 1498-99. Figure 8: Martin Johann Kremser Schmidt, Le martyre de saint Barthelemy, vers 1780, Vojnik, eglise paroissiale. Figure 9: Giulio Bonasone, Etude anatomique, vers 1565. Monitor ISH vol. IV / no. 1-4, 2002