Vanessa Brito* Deleuze et les modes de vie mineurs La profusion de percepts, affects et concepts que Deleuze degage des ffiuvres d'art va de pair avec la construction d'une identite entre le concept et la vie. Les concepts que le cinema, la musique ou la peinture suscitent, celui de cristal, de ritournelle ou de modulation, ne nous montrent pas seulement comment se com-posent les images et les themes musicaux, ils nous montrent egalement comment se constituent les etres ou les corps, comment se module et se configure le reel. Le cinema n'est pas que le nom d'un art, il est aussi le nom du monde. De meme, le baroque ou le byzantin ne sont pas que des styles artistiques, mais fon-damentalement deux regimes de lumiere qui posent le probleme de savoir comment s'opere l'individuation des corps. Les styles de l'art et ses manieres de faire sont aussi bien des styles de vie. Et les personnages que l'art invente sont aussi bien l'invention de modes d'existence. La typologie des modes d'existence que Deleuze extrait des arts associe a certains personnages un certain nombre de mots : la betise, la paralysie, la petrification, l'automatisme, le non-choix, la volonte de neant ou le neant de la volonte apparaissent lies aux modes d'existence du masochiste, de l'idiot, du voyant, de l'automate, de l'epuise, du saint ou du demon. Pour ressaisir le projet de cette typologie, il faudrait donc eclaircir les raisons du choix de ces personnages et faire travailler ensemble ces mots. Notre hypothese c'est qu'ils forment une serie temoignant pour un projet qui engage les arts dans la construction d'un « nou-vel homme » et d'une « nouvelle image de la pensee » a l'oppose de l'autonomie volontariste qui, pour Kant, definissait notre majorite. Les demons d'acier et les saints de pierre Le contrat que signe le masochiste nous permet de poser les conditions du probleme. Pour constituer son identite, pour inventer son mode d'existence et ap-paraitre en tant que masochiste, le masochiste doit se vider et transferer tous les pouvoirs qui definissaient sa subjectivite a la figure de la maitresse souveraine. * Jan van Eyck Academie, Maastricht 7 Le contrat se presente alors comme I'acte par lequel une volonte s'annule et de-legue ses pouvoirs a une autre qui se reserve tous les droits sans avoir envers la premiere aucun devoir. C'est ce que nous pouvons lire dans le contrat d'escla-vage passe entre Wanda et Sacher-Masoch : Les conditions, sous lesquelles je vous accepte comme esclave et vous souffre a mes cötes, sont les suivantes : Renonciation tout a fait absolue a votre moi. Hors la mienne, vous n'avez pas de volonte. Vous etes entre mes mains un instrument aveugle, qui accomplit tous mes ordres sans les discuter. [_] A votre egard, j'agirai toujours sans faute, et je n'aurai aucun devoir. [_] Je suis votre souveraine, maitresse de votre vie et de votre mort.1 Le masochiste renonce a son moi dans la mesure ou il abdique de l'exercice de sa volonte et la fait coincider avec celle de la maitresse souveraine. Son vouloir est le sien, ses actions les siennes. Lorsque celle-ci le punit, il se punit lui-meme. Comme le suggere Deleuze, si le contrat est l'entreprise pedagogique par laquelle le masochiste forme sa souveraine, alors le contrat est aussi l'entreprise par la-quelle le masochiste dresse son propre agent. A l'instar de l'amant masochiste, Jacques Lantier, le mecanicien de La Bete hu-maine, est aussi un instrument aveugle, sans volonte propre, entre les mains d'un Autre qui le commande et avec lequel il va faire un seul corps. Cet Autre agit a tra-vers lui le privant de son moi et de toute vie interieure. Lantier, « l'homme des sensations rudimentaires et des idees fixes »2, ne fait qu'obeir a ses muscles et a la bete enragee qui court dans ses veines. Il incarne la figure du criminel-ne par laquelle Lombroso ou Tarde ont cherche a expliquer le crime comme etant la resurgence d'une bestialite ancestrale, transmise par atavisme. Cette bestialite qui s'inscrit dans sa chair et le mene inevitablement au crime, c'est une equivalence entre posseder et tuer. Il devient un instrument aveugle entre les mains de cette necessite, une sorte d'automate preprogramme, pousse a des actes dont sa vo-lonte n'est pour rien et qui ont ailleurs qu'en lui, dans une longue chaine d'eve- 1 Deleuze, Presentation de Sacher-Masoch, Paris, les editions de minuit, 1967, pp. 256-257. 2 Je renvoie a la typologie de modes d'existence que Deleuze extrait du naturalisme, cf. Logique du Sens, Paris, les editions de minuit, 1969, p. 376. 8 nements qui depasse sa personne, leur cause veritable. Comme les heros de la Grece Ancienne, il n'est un agent que parce qu'il est le lieu ou quelque chose de plus grand que lui s'exerce a travers sa personne (nous reconnaitrons la le nreud repris par Deleuze pour definir l'idee de felure et de scission de la subjectivite : la felure est a la fois « le lieu et l'agent », la coincidence entre l'agent et l'agi au sein d'un moi qui subit son activite comme celle d'un Autre en lui.) Dans la conception religieuse de la faute en Grece Ancienne, l'individu se trouve egale-ment pris par une force qui s'exerce a travers lui. La faute y est pergue comme un defaut de connaissance ou comme un egarement de l'esprit par lequel on devient la proie d'un delire. Si bien qu'il est plus exact de parler d'une victime de la faute que d'un agent qui la commet. Etant la proie d'un instinct qui lui est transmis par le sang, Lantier se voit aussi pousse a des actes dont il n'est pas l'auteur. Il ap-partient a un monde ou ce qui arrive, arrive parce que cela devait arriver, un monde ou les notions de responsabilite et de culpabilite ne trouvent pas de place, tant que des forces, des pulsions ou des instincts continuent d'interferer avec les choix des hommes et a en faire leurs proies. Prive du pouvoir de choisir et d'exercer librement sa volonte, Lantier apparait egalement prive de subjectivite. Pendant que la « felure-araignee » continue de ronger sa proie et de faire le vide interieur, il ne peut que suivre la seule idee fixe qu'il a en tete : Il avait tue jadis, il voulait tuer encore. Et les choses, autour de Jacques, n'etaient plus que dans un reve, car il les voyait a travers son idee fixe. Sa vie de chaque jour etait comme abolie, il marchait en somnambule, sans memoire du passe, sans prevoyance de l'avenir, tout a l'obsession de son besoin. Dans son corps qui allait, sa personnalite etait absente.3 Pour Zola, ce corps qui va « la ou l'hybris le porte » n'est pas tout a fait celui d'une personne, mais celui d'une bete. Telle est d'ailleurs la condition de la plupart des personnages de La Bete humaine qui, d'une maniere ou d'une autre, incar-nent l'acharnement et la hargne sur lesquels est batie la societe du progres et du bien-etre. Cette bestialite reste oubliee comme le couteau neglige au fond du ti-roir qui jadis servit a tuer le mari de Severine et qui va maintenant servir a couper le pain. Et pourtant, c'est sur elle que tout communique tels les rails de fer qui 3 Zola, La Bete humaine, Paris, Gallimard, 2001, p. 303. 9 qui traversent le pays. Quant a Severine, elle n'a jamais ete rien d'autre qu'une chose entre les mains de son amant Lantier : tu m'as prise tout entiere. Il n'y a pas d'autre mot : oui, prise, comme on prend quel-que chose des deux mains, qu'on emporte, qu'on en dispose a chaque minute, ainsi que d'un objet a soi. Avant toi, je n'ai ete a personne. Je suis tienne et je resterai tienne, meme si tu ne le veux pas, meme si je ne le veux pas moi-meme.4 On possede l'etre aime comme on possede une chose et on appartient a l'amant comme un objet appartient a son proprietaire ou un animal a son maitre. A cette exception pres que tous ceux qui possedent et commandent sont eux memes possedes et commandes. Personne n'est le maitre de ses actes et gestes, et meme ceux qui se servent de leurs mains pour disposer, pour prendre et pour tuer, le font involontairement, inconsciemment, mecaniquement, tels des automates ou des esclaves obeissant uniquement a la loi de l'Autre qui les commande et les malmene - folie, felure ou idee fixe. Par rapport aux histoires de mains de Robert Bresson5, ces mains-ci posent et disposent plus qu'elles ne touchent et n'effleu-rent les choses du monde sans jamais les prendre, mais l'acte de prendre reste involontaire et aveugle. L'amant masochiste et le mecanicien de La Bete humaine se voient tous les deux prives de leur moi et de leur liberte. Ils se plient a une loi qui les malmene. Pour-tant, alors meme que le masochiste s'impose cette loi et l'etablit par un contrat, Deleuze definit son entreprise par un depassement de la loi. La loi qui esquinte le moi et le vide va aussi conditionner la naissance d'un « nouvel homme » ; la perte de la sante doit coincider avec la sante meme ; le processus de destruction et de degenerescence avec la creation d'un mode d'existence ou d'une nouvelle subjec-tivite. Le masochiste, nous dit Deleuze, detourne la loi par un « exces de zele ». Il « prend la loi au mot, a la lettre » et, par sa scrupuleuse application, en montre l'absurdite, l'envisageant comme un processus punitif qui conditionne et meme commande d'eprouver la jouissance qu'il etait cense interdire. « Voila le masochiste insolent par obsequiosite, revolte par soumission. »6 Son insolence serait de transferer les pouvoirs « paternels » a la figure de la mere et d'expulser le pere 4 Zola, La Bete humaine, p. 402. 5 Je renvoie a ce sujet a l'analyse de Jacques Ranciere dans « D'une image a l'autre ? Deleuze et les ages du cinema », in La Fable cinematographique, Paris, editions du seuil, 2001. 6 Deleuze, Presentation de Sacher-Masoch, p. 78. 10 de l'ordre symbolique, en le miniaturisant, en l'humiliant, en le ridiculisant. Car ce que le masochiste chatie, precise Deleuze, c'est l'image du pere (lire ici la res-semblance au pere) qui subsiste en lui. Et ce qu'il attend de ce chatiment, c'est de conditionner une deuxieme naissance, une Parthenogenese ou le pere n'aurait plus de role. Son esclavage apparait alors comme la condition necessaire pour faire naitre un homme nouveau de ce chatiment. Tel est le « triomphe » issu de la « revolte invincible » derriere l'esclavage auquel il se soumet. Depuis les premiers textes de Deleuze jusqu'a Critique et clinique, sa typologie de modes d'existence travaille a la naissance d'un « nouvel homme ». Dans Critique et clinique, la volonte de neant d'Achab et le neant de la volonte de Bartleby representent le pole actif et passif de la subjectivite scindee de cet « homme nouveau » - deja vieux de quelques siecles - dont le moi se represente son activite comme celle d'un Autre en lui. La naissance de cet homme, le passage de la « nature seconde » a la « nature premiere » incarnee par Achab et Bartleby, se fait tantot par le declenchement d'un combat et la mobilisation d'une volonte de puissance, tantot par la passivite, la contemplation et la suspension de la vo-lonte. Pourtant, le chemin des demons et celui des saints ne divise pas en deux la typologie des modes d'existence de Deleuze. Lantier, par exemple, incarne une demesure doublee d'innocence. Comme les demons, il n'a qu'une seule idee fixe en tete ; mais a l'instar des saints, son seul choix consiste a etre choisi. Les demons et les saints sont deux faces d'une meme figure que Deleuze cherche a sai-sir a travers ses variations. Les demons sont ceux qui suivent ce que Melville a appele la « voie d'acier ». Achab crie contre les dieux : « Le chemin de ma volonte est trace par des rails de fer sur lesquels est lance mon ame. Pas un obstacle, pas un coude sur ma voie rectiligne, ma voie d'acier ! A l'instar de Lantier, il est possede par une seule idee fixe qui le fait vivre en somnambule, tout a l'obsession de son besoin. Ce sont des chasseurs qui se voient eux-memes pris en chasse, persecutes et com-mandes par l'obsession qui les possede. La chasse d'Achab, contrairement a celle de Lantier, c'est lui-meme qui se l'impose, c'est une chasse voulue. Mais parce qu'il mobilise toutes ses forces pour une seule idee fixe, la volonte d'Achab finit par signer son arret de mort et etre devoree par l'etre monstrueux auquel elle a illegitimement donne naissance : 7 Melville, Moby Dick, trad. Armel Guerne, Paris, ed. Phebus, 2005, p. 269. 11 il avait fallu, dans le cas d'Achab, mobilisant toutes ses pensees et imaginations pour son seul, unique et supreme but, il avait fallu que ce but, par un effort invetere de son implacable volonte, se forgeat contre dieux et demons une existence propre, acquit un etre en quelque sorte autonome et independant. [_] Et celui qui se fait ainsi par sa pensee intense un Promethee de soi-meme, un vautour a jamais lui devore le cffiur : ce vautour qui est la creature meme qu'il a creee.8 Comme l'ecrit Deleuze, si choisir est le peche prometheen par excellence9, celui qui voulait choisir sa proie devient lui-meme la proie d'un delire qui le possede. La creature qu'Achab fabrique devient son propre agent, et sa volonte de fer s'an-nihile en le generant. Elle se confond avec celle de la creature a laquelle elle a donne naissance. Tout autre est l'obstination de Bartleby. Tandis que la preference monstrueuse d'Achab genere un etre qui jouit d'une existence a part entiere, la preference de Bartleby reste indeterminee. En repetant obstinement la formule « I would prefer not to », Bartleby apparait comme celui qui ne choisit pas, celui dont la preference s'abstient d'elire son objet. Prive du pouvoir de choisir, il apparait comme un etre « presque stupide », egalement prive de subjectivite. L'inhuma-nite de Bartleby n'est pas celle de l'acier, mais celle de la pierre avec laquelle il partage l'absence de volonte et la passivite, vivant comme « un meuble inamo-vible dans le bureau » ou il demeure « debout, muet et solitaire, au milieu de la piece deserte, telle l'ultime colonne d'un temple en ruine. »^0 Les demons d'acier et les saints de pierre sont les deux faces d'un homme scinde par une felure, prive de volonte propre et de liberte, devenu le site ou l'activite et la passivite se confondent. De la critique de la minorite a une pensee mineure La typologie des modes d'existence de tous ceux qui vivent la vie des betes et des pierres enonce que la pensee est a arracher a ceux qui ne pensent pas. Lantier ne pense pas, Achab non plus : « il n'a pas le temps de penser », ecrit Melville, « son cffiur bat bien trop vite pour cela ». Son creur lui commande de suivre une seule 8 Melville, pp. 310-311. 9 Cf. Deleuze, Critique et clinique, Paris, les editions de minuit, 1993, p. 101. 10 Melville, Bartleby, Les Iles Enchantes, Le Campanile, trad. Michele Causse, Paris, Flammarion, 1989, p. 38 et p. 40. 12 idee fixe et par la meme introduit la fatigue et l'exaltation la ou « la pensee, c'est - ou ce devrait etre - un rafraichissement, un apaisement »11. La pensee, comme le precise le dernier chapitre de Moby Dick, est reservee aux dieux, c'est-a-dire, a l'inhumain. Elle est donc a trouver dans ce que les personnages « Originaux » partagent avec cette inhumanite. Dans le cas de Bartleby, on peut la saisir dans ce qui aux yeux trop humains du narrateur suscite son apitoiement : Pauvre diable ! me disais-je, il ne pense pas a mal [Poor fellow ! thought I, he means no mischief] ; il est clair qu'il n'a pas l'intention d'etre insolent [it is plain he intends no insolence] ; son apparence prouve amplement que ses excentricites sont involon-taires.12 Le caractere involontaire des actes de Bartleby, l'absence d'intentionnalite et de signification derriere ses gestes et paroles se comptent parmi les traits qui pour-raient ici faire signe pour une image de la pensee a laquelle Deleuze adhere en-tierement. Pour Deleuze, il n'y a de pensee qu'involontaire. Elle ne peut s'exercer que sous l'emprise d'un signe ou sous le choc d'un evenement qui la contraint et la force a penser. L'evenement qui la conditionne est aussi bien ce qui lui fait obstacle - la folie, l'idee fixe, l'automatisme ou la felure qui frappe la plupart des personnages litteraires que Deleuze examine. Souvent, ils n'agissent que par l'in-termediaire de cet Autre qui s'approprie leur liberte et leur volonte propre. C'est pourquoi la question de savoir comment ces personnages agissent est aussi une maniere de se demander comment la pensee devient capable d'action, c'est-a-dire, de s'exercer. Si la pensee ne s'exerce qu'involontairement, elle est donc a trouver dans ce qui est necessaire, irresistible, inconscient, machinal ou automatique. C'est pour-quoi, en se confrontant au cinema, Deleuze affirme qu'il ne concerne rien d'au- 13 tre que la pensee et son fonctionnement : « l'image automatique exige une nouvelle conception de la pensee elle-meme. Ne choisit bien, ne choisit ef-fectivement que celui qui est choisi »13. Cette formule apparait au sein d'une theorie du choix qui ne porte plus sur les objets du choix lui-meme, mais sur les modes d'existence que ce choix engage. Dans la litterature, les demons et les 11 Melville, Moby Dick, p. 792. 12 Melville, Bartleby, p. 25. 13 Deleuze, Cinema 1 - L'Image-mouvement, Paris, les editions de minuit, 1983, p. 232. saints innocents de Melville pourraient encore en etre I'exemple. Au cinema, ce sont les momies de Dreyer, les marionnettes de Rohmer et surtout les automates de Bresson qui lui donnent chair. Avec Bresson, ecrit Deleuze, « l'automate est pur, aussi prive d'idees que de sentiments, reduit a l'automatisme des gestes quo-tidiens segmentarises, mais doue d'autonomie »14. Que veut dire ici « doue d'au-tonomie » ? De quelle autonomie est-il ici question ? On peut convenir que l'automate a l'autonomie de ce qui se meut par soi-meme, mais on lui concede moins volontiers l'autonomie de ce qui pense et agit par soi-meme, puisqu'il agit comme une machine preprogrammee, sans volonte propre et sans liberte. Pour-tant, c'est bien la maniere dont l'automate agit, involontairement, qui doit nous indiquer comment la pensee s'exerce. Bresson imposait a ses « modeles » la contrainte de se conduire selon « l'automa-tisme de la vie reelle ». Ils ne devaient pas penser, avoir de volonte propre, de sentiments, d'intentions ou d'idees, mais seulement repeter machinalement des gestes et des mots, comme on le fait par habitude au quotidien, dans « la vie reelle », pour qu'ils soient faits et dits involontairement, sans que les « modeles » aient conscience de ce qu'ils sont en train de dire et de faire. Leur privation de liberte est le prix a payer pour arriver a quelque chose qui ne peut etre arrache qu'a l'automatisme, a l'aveuglement et a la non-pensee, eux seuls permettent d'« extraire des modeles ce qu'ils ne soupgonnent pas qui est en eux ». Leur automatisme, la repetition machinale de gestes et de mots, doit faire apparaitre quelque chose de nouveau, d'inconnu, un geste ou une parole spontanes qui, eux, n'ont pas ete incites ni provoques par autrui, s'averant capables de briser le mecanisme de la reproduction et de rompre avec le determinisme de la chaine causale - un automatisme contre un autre. Vraisemblablement, c'est aussi en pensant a la spon-taneite de ce qui se fait de soi-meme que Deleuze ecrit que les automates ne sont 14 pas moins « doues d'autonomie ». Mais son expression ne manque pas de met-tre en evidence le paradoxe d'une autonomie innee qui se presente comme une qualite dont ils sont dotes, qu'ils n'ont pas a acquerir. La spontaneite des automates apparait malgre eux, involontairement. Ils ne sont pas a proprement par-ler les auteurs de leurs gestes et de leurs mots spontanes. La spontaneite n'est pas celle de l'automate mais de l'automatisme ou de la repetition elle-meme, qui s'avere capable de faire surgir de soi-meme (plus que par soi-meme) quelque chose de nouveau. 14 Deleuze, Cinema 1, p. 233. Ce n'est donc pas par hasard que nous nous retrouvons avec des automates, des saints, des demons et des esclaves qui vivent la vie des pierres et des betes. Les personnages litteraires et cinematographiques que Deleuze choisit participent a la construction de ce qu'on pourrait appeler une image mineure de la pensee, opposee a la figure kantienne de la majorite. Tout d'abord, son caractere invo-lontaire l'extrait d'emblee du domaine de la responsabilite. Il n'est plus question d'encourager tous ceux qui se trouvent demunis de pensee a prendre la resolution de vaincre leur inertie et de devenir responsables de leur immaturite. Le volontarisme et la liberte ne sont plus les conditions requises pour que ceux qui sont depourvus de pensee deviennent capables de penser en leur propre nom. Bien au contraire, lorsque l'exercice de la pensee s'identifie a la non-pen-see, l'inertie, la betise, la petrification et l'automatisme conditionnent mainte-nant une pensee qui ne peut s'exercer que sous l'emprise d'un Autre qui la violente. A l'autonomie d'une pensee qui ne se soumet a aucune autre loi que celle qu'elle se donne elle-meme, s'oppose l'image d'une pensee incapable de s'exercer sans la contrainte d'un evenement dans lequel elle puise hors d'elle-meme le principe de son action. Deleuze ne s'inspire pas d'un Kant qui appelle a un devenir-majeur. Mais il aime « faire des enfants dans le dos des philosophes » et arrache a Kant lui-meme l'image d'une pensee felee par la forme du temps, c'est-a-dire, l'image d'un moi passif qui vit son activite comme celle d'un Autre en lui : sa propre pensee, sa propre intelligence, ce par quoi il dit JE, s'exerce en lui et sur lui, non pas par lui. Commence alors une longue histoire inepuisable : JE est un autre, ou le paradoxe du sens intime. L'activite de la pensee s'applique a un etre receptif, a un sujet passif, qui se represente donc cette activite plutöt qu'il ne l'agit, qui en sent l'effet plutöt qu'il n'en possede l'initiative, et qui la vit comme un Autre en lui.15 15 Toutefois, continue Deleuze, « il est vrai que Kant ne poursuit pas l'initiative »16. S'il introduit une felure dans le Je, celui-ci connait une resurrection pratique, et Kant ne va pas jusqu'au point de dissoudre le moi. C'est pourquoi Deleuze affirme que l'issue du kantisme se trouve du cote de la litterature : chez Zola, Hölderlin, Fitzgerald ou Malcolm Lowry. Kant n'a pas su retourner la felure contre elle-meme, 15 Deleuze, Difference et repetition, Paris, P.U.F., 1969, pp. 116-117. 16 Ibid., p. 117. autrement dit, il n'a pas su trouver I'issue que la litterature presentera au je fele : « l'homme sans nom, sans famille, sans qualites, sans moi ni Je, le ' plebeien ' de-tenteur d'un secret, deja surhomme dont les membres epars gravitent autour de l'image sublime »17. La lecture que Deleuze fait de La Bete humaine dans « Zola et la felure » rentre precisement dans le cadre de ce projet : « par la felure, c'est deja le proletariat qui passe »18, lit-on a la toute fin du texte, ou la course aveugle du train 608 apparait comme « un chant pour l'avenir ». Or, nous savons que pour Kant, devenir-majeur c'est s'emanciper. S'ensuit-il que nous devons exclure de la pensee de Deleuze tout appel a l'emancipation, du fait meme qu'il scinde le sujet et souscrit a une pensee involontaire et heteronome que l'on peut appeler mineure ? Deleuze ne nous parle pas d'emancipation, mais de resistance. Et il adhere a l'idee qu'incarnaient les statues evoquees par les ro-mantiques, a savoir, que l'absence de resistance - l'annulation du vouloir - de-finit la resistance des statues, mais aussi celle des automates et des esclaves. Le masochiste est revolte par soumission. C'est parce qu'il fait coincider sa volonte avec celle de la maitresse souveraine et se soumet sans resistance a son coup de fouet qu'il peut faire naitre en lui un autre homme. De meme, c'est parce que les modeles abdiquent de leur volonte et se soumettent a l'automatisme auquel Bresson les contraint que quelque chose d'inconnu leur est arrache. Enfin, seul la suspension de la volonte de Bartleby permet d'arracher a son immobilite invo-lontaire une formule « ravageuse ». L'esclavage, l'automatisme et la petrification ne sont pas des figures de l'emancipation, mais de la resistance. La resistance ne serait-elle pas l'acte des mineurs, de tous ceux qui ne pensent et n'agissent qu'involontairement, sous l'emprise de l'Autre ? La notion de mi-neur marquerait alors un tournant par lequel la vocation emancipatrice des Lu-16 mieres se voit remplacee par une pensee de la resistance. La resistance et la puissance de l'Autre Le concept de resistance, aujourd'hui evoque par divers auteurs, parait si englo-bant que l'on peut se demander s'il est reellement operatoire au sein de notre present. Considerons que l'on ne peut pas evaluer son efficacite politique sans 17 Ibid., p. 121. 18 Deleuze, Logique du sens, p. 385. percevoir comment, a travers les confrontations aux arts de Deleuze et de Lyo-tard, cette notion devient une categorie ethique designant le site de I'experience possible d'une alterite radicale. Si I'art y apparait comme ce qui par excellence resiste, c'est parce c'est a travers lui que ne cesse de se construire cette idee qu'il y a une puissance de l'Autre a partir de laquelle la pensee nait de cela meme qui la nie et lui fait obstacle. La pensee assujettie par la frappe de l'alterite est aussi ce qui resiste par excellence, c'est-a-dire, ce qui trouve sa resistance la ou elle est absente, a savoir, dans la felure rendue possible par une diminution de son seuil de resistance. La notion de resistance designe ici la puissance impuissante d'une pensee heteronome et involontaire dont l'image ne cesse d'etre fagonnee par ce que Ranciere appelle le « regime esthetique des arts ». Selon Deleuze, il y a resistance quand il y a confrontation a un ensemble d'im-possibilites ou du moins a une double impossibilite qui suspend le vouloir et rend tout choix inenvisageable. C'est dans ce contexte que Bartleby, selon l'ex-pression de Melville, apparait comme une figure de la « resistance passive ». Sa formule est « ravageuse » parce qu'elle abolit le non-preferable en meme temps qu'elle rend impossible n'importe quel prefere. Autrement dit, c'est parce que sa formule « ne refuse pas, mais n'accepte pas non plus » que Bartleby resiste. Il gagne le droit de survivre en s'abstenant de choisir : On le presse de dire oui ou non. Mais s'il disait non (collationner, faire des courses^), s'il disait oui (copier), il serait vite vaincu, juge inutile, il n'y survivrait pas. Il ne peut survivre qu'en tournoyant dans un suspens qui tient tout le monde a distance. Son moyen de survivance, c'est preferer ne pas collationner, mais par la meme aussi ne pas preferer copier.19 En refusant les alternatives exclusives, ce moyen de survivance ne peut mener 17 qu'a l'epuisement. La resistance devient alors proche de l'epuisement incarne par les personnages de Beckett ainsi que par Bartleby. Parce qu'il renonce a n'importe quel prefere, parce qu'il ne procede plus par exclusion, le resistant devient celui qui en finit avec le possible, qui suspend sa realisation. Le resistant est aussi bien l'epuise. Comme nombreux personnages de Beckett, de chez qui Deleuze extrait cette notion d'epuisement, Bartleby est epuise parce qu'il renonce a tout besoin, preference, but ou signification. Ce qui apparait comme la condition pour 9 Deleuze, Critique et clinique, p. 92. developper un « art combinatoire » qui epuise le possible par disjonctions in-cluses. « Oui, j'ai ete mon pere et j'ai ete mon fils », ecrit Beckett. « Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon pere, ma mere, et moi. » Pour Deleuze, ces dis-jonctions incluses sont des formules de resistance. En quelque sorte, a travers les notions de corps sans organes, de devenir, d'agencement, de discours indirect libre ou de fabulation, Deleuze a toujours cherche a preciser un tant soit peu en quoi consiste cet art des disjonctions incluses ou de la resistance dont la formule la plus concise est le « Je est un autre ». Cette meme formule, il la retrouve egalement dans le cinema de Jean Rouch (Moi, un noir) ou de Pierre Perrault. On pourrait dire que la fabulation y devient un acte de resistance dans la mesure ou elle ne va pas non plus choisir ni exclure, mais combiner un ensemble d'impossibilites - impossibilite de faire de l'ethno-logie et d'inventer une fiction, « impossibilite de ne pas parler, de parler anglais, de parler frangais »2°. Ces impossibilites deviendraient des disjonctions incluses par la creation d'enonciations collectives ou de discours a plusieurs tetes - « discours de minorite » - ou j'ai besoin d'un intercesseur pour parler - qu'il soit un homme, une bete ou une chose - et ou cet intercesseur ne peut pas parler sans moi. En tant que discours mineur, l'acte de resistance se definit aussi contre l'idee d'une pensee autonome et liberee de la puissance de l'Autre. C'est ici que la pensee de Deleuze et celle de Lyotard se rapprochent le plus et s'ecartent le plus. Chez Lyotard, la resistance est ce qui s'oppose a la « passion identitaire » en reclamant que « l'Autre est premier au Soi »21. Lyotard lui-meme oppose cette dependance constitutive aux metaphysiques de la volonte et de l'au-todetermination et, plus precisement, au projet universel d'autonomie porte par les Lumieres. D'apres lui, ce projet a conduit au crime perpetre par les nazis : 18 « sous l'epithete « juive » est denoncee la conviction que la dependance est constitutive, qu'il y a de l'Autre, et que vouloir l'eliminer en un projet universel d'autonomie est une erreur et conduit au crime »22. Face a ce crime, « tout ce qui nous reste », a nous qui sommes les heritiers d'une faute et nous trouvons en souffrance de finalite, ce serait de resister. La seule resistance qui meriterait son nom, ce serait celle capable de reconnaitre qu'il n'y a plus de chemin a suivre. 20 Deleuze, Pourparlers, Paris, les editions de minuit, 1990, p. 182. 21 Lyotard, « La terre n'a pas de chemins par elle-meme », in Moralites Postmodernes, Paris, Galilee, 1993, p. 101. 22 Lyotard, Moralites Postmodernes, p. 100. Elle se confond avec l'expiation d'un crime et avec l'idee d'une legon. La resistance est qui se presente a nous quand il n'y a plus d'alternative, elle est « tout ce qui nous reste ». Et « tout ce qui nous reste » pour resister, ce serait donc la reconnaissance de la dette originaire envers l'Autre qui nous constitue. Des lors, si l'art devient un acte de resistance, c'est pour autant qu'il temoigne de cette dette dont on ne s'acquittera jamais. Le vocabulaire d'un philosophe n'est pas anodin. Il nous donne acces a sa pensee, au mode selon lequel elle decoupe tel ou tel probleme. Or, nous ne trouve-rons pas, chez Deleuze, des termes tels que celui d'heritage, de reste, de trace, de dette, de reconnaissance ou de temoignage associes a la notion de resistance. C'est que le probleme est ailleurs et se decoupe autrement. La resistance n'est ni une dette ni une legon. D'ailleurs, Deleuze rappelle que Nietzsche avait denonce l'idee de la dette infinie comme etant la condition de la morale et du systeme du jugement : « l'homme n'en appelle au jugement, il n'est jugeable et ne juge que pour autant que son existence est soumise a la dette infinie. »23 Chez Deleuze, si l'art « monumente », le monument de resistance n'est pas ce qui monte une me-moire avec des traces temoignant pour une alterite radicale qui ne peut etre connue que negativement. Un monument n'est pas ce a quoi on reconnait quelque chose qui a existe : « un monument ne commemore pas, ne celebre pas quelque chose qui s'est passe, mais confie a l'oreille de l'avenir les sensations persistantes qui incarnent l'evenement. »24 A cet egard, c'est peut-etre Pierre Perrault qui nous montre le mieux ce qu'est un monument de resistance. D'autant plus que sa trilogie sur l'lle-aux-Coudres a justement affaire a la question de savoir comment on peut construire et trans-mettre une memoire a ceux qui viennent apres nous. Dans Pour la suite du monde, le projet de recreer la tradition de la peche aux marsouins mobilise vite 19 toute la communaute et bientot tous se disputent entre eux pour savoir si cette peche a ete amenee par les premiers colons venus du Nord de la France ou si elle remonte aux « sauvages » qui habitaient l'lle avant eux. « Qu'importe », dit Grand Louis, « l'important est de garder la trace », c'est-a-dire, « de faire quelque chose pour la suite du monde ». Pourtant l'incertitude quant aux origines de cette peche 23 Deleuze, Critique et clinique, p. 158. 24 Deleuze, Qu'est-ce que la philosophie ?, avec Felix Guattari, Paris, les editions de minuit, 1991, p. 167. a quand meme son importance, car c'est parce que la tradition touche a l'imme-morial que l'espace s'ouvre a la fabulation. Perrault nous montre que les traditions et les ancetres des habitants de l'ile-aux-Coudres ne leur sont pas donnes, ils ne sont pas deja la. Il faut aller les rechercher, comme le font Marie et Alexis Tremblay lors de leur visite en France dans Le Regne du jour. A travers la fabula-tion, la (re)constitution des pas des ancetres ou de la tradition de la peche aux marsouins va donc coincider avec la (re)constitution de la communaute. Celle-ci n'est pas tant constituee par la trace de quelque chose qui a existe dans le passe, mais par le lien virtuel avec l'avenir que la fabulation va creer. Si la fabu-lation est elle-meme memoire, Deleuze precise que celle-ci n'apparait ni comme la faculte personnelle d'evoquer des souvenirs, ni comme la memoire collective d'un peuple existant, mais comme l'acte par lequel un peuple se (re)invente lui-meme. La resistance ne releve pas, comme chez Lyotard, d'une logique du don. Elle suppose ici une logique de la liberte ou l'on va prendre par soi-meme ce qui ne nous est pas donne, les traditions, les ancetres, mais aussi la parole elle-meme. La resistance ne passe pas par la dette mais par la « fabulation des pau-vres ». En les capturant « en flagrant delit de legender », la fabulation fait sortir des mots de poetes de la bouche des ouvriers, des retraites et des femmes au foyer. Pour reprendre les mots de Ranciere, on peut dire qu'elle bouleverse le par-tage entre les lettres et les illettres, entre ceux censes parler et ceux censes se taire et entre leurs capacites ou incapacites respectives pour prendre la parole et detourner les usages des mots. La fabulation que Deleuze identifie a un acte de resistance vient donc introduire la liberte la ou la resistance semble etre une affaire d'automatisme, de petrifica-tion et d'epuisement. Deleuze affirme qu'on n'invente que contraint, force, et que ce que l'on cree n'a de necessite que par la violence de ce qui frappe la pensee jusqu'a la feler. Mais est-ce que l'invention d'un peuple par les habitants de l'lle-aux-Coudes rentre dans le cadre de ce discours ? Quel rapport y a-t-il entre la resistance de ceux qui prennent la parole par eux-memes et la resistance passive d'un Bartleby dont la formule econome et invariable semble s'eloigner de la pro-lifique fabulation « des pauvres » ? Quel est le rapport entre leur fabulation et l'epuisement des resistants qui renoncent a tout besoin, preference, but et signification ? Ce ne sont pas les personnages de Perrault qui se trouvent dans une situation analogue a celle de Bartleby, c'est Perrault que Deleuze met devant un ensemble d'impossibilites impliquant le renoncement aux alternatives exclu-sives. Lorsqu'il s'agit de preciser la dimension politique de la fabulation, Deleuze 20 insiste sur le brouillage de la frontiere entre l'affaire prive et l'affaire du peuple par la valeur collective des enonciations. Et ce faisant, la liberte que la fabulation semble exiger va etre reprise dans un discours de minorite, dans une enonciation collective a plusieurs tetes, qui contrarie l'image d'une pensee libre et autonome au nom de la necessite et de l'irresistibilite des devenirs. Arracher, extraire, sont des mots qui reviennent souvent chez Deleuze pour de-finir l'acte de creation ou de resistance. Mais ces mots sont-ils a inscrire dans une logique de la liberte on l'on va prendre par soi-meme ce qui ne nous est pas donne ? « Arracher, extraire, veut dire que l'operation ne se fait pas toute seule. »25 Nous avons vu que Bresson se proposait d'extraire de ses modeles ce qu'ils ne soupgonnaient pas qui etait en eux. Mais il n'arrachait a l'automatisme une parole ou un geste spontanes que par ce meme automatisme qui, a un moment donne, faisait surgir a l'insu des modeles un evenement capable d'inter-rompre la repetition machinale qui definit l'automatisme lui-meme. En ce sens, l'operation se fait donc toute seule, d'elle-meme, car elle est inconsciente et in-volontaire, elle exclut toute resolution. Extraire et arracher ne sont pas ici des synonymes de prendre par soi-meme. En temoigne la figure de cette main qui ef-fleure les choses du monde sans jamais les prendre, au centre de l'analyse du cinema de Bresson. Ce que Deleuze ne cesse de decrire, c'est plutot la logique de la necessite dans laquelle l'acte de creation est pris. Comme si, ainsi qu'il l'ecri-vait a propos de La Bete humaine, on n'irait jamais trop loin dans la description de l'esclavage, de la petrification et de l'automatisme, pour arriver a trouver ce point de transmutation involontaire ou la perte de la sante devient la sante meme, ou le processus de demolition devient invention d'une nouvelle subjecti-vite, acte de resistance ou de creation. Dans la mesure ou la resistance est le site d'une experience de l'alterite, elle ap-parait encore comme une maniere de reconduire l'art a l'ethique. Mais quel genre d'ethique peut emerger d'un moi fele qui se represente son activite comme celle d'un Autre en lui ? C'est ici que la typologie de modes d'existence de Deleuze nous permet de saisir en quoi il s'ecarte d'autres manieres de poser la proble-matique de l'alterite et de construire une logique de la frappe evenementielle. Cette typologie presente une serie de personnages qui, d'une maniere ou d'une autre, que ce soit par leur esclavage, leur automatisme, leur epuisement ou leur 25 Deleuze, L'lle deserte et autres textes, Paris, Les editions de minuit, 2002, p. 348. petrification, se voient dessaisis du pouvoir de dire Je, de la possibilite de te-moigner de leurs actes ou d'assumer la responsabilite d'actions dont ils ne sont pas vraiment les agents. Deleuze ne cherche plus a penser une ethique de l'ac-tion, mais une ethique des affections. D'une part, cette ethique s'ecarte d'une lo-gique de la liberte qui ne tient pas en compte le caractere necessaire et irresistible des devenirs. D'autre part, par le theme de l'involontaire et de l'automatisme, elle s'ecarte egalement d'une logique du don, d'un appel au temoignage et a la responsabilite, se rendant indisponible pour une morale. Malgre le theme de la frappe de l'alterite, l'ethique est soustraite au pouvoir de la loi, de la negativite et a l'injonction de temoigner. Elle n'est pas le nom d'une theologie, mais le nom d'une ethologie, c'est-a-dire, une etude des pouvoirs qu'ont les corps d'affecter et d'etre affectes, ou un apprentissage de ce que peut un corps non-pensant. Penser, selon Deleuze, c'est apprendre ce que peut un corps non-pensant. Et ap-prendre ce que peut un corps non-pensant, c'est apprendre son seuil de resistance, sa capacite d'aller jusqu'au bout de ce qu'il peut. A cet egard, les saints petrifies et les demons commandes par une seule idee fixe se trouvent sur un pied d'egalite avec la celebre tique, aveugle et sourde, qui, ne pouvant etre af-fectee que par la lumiere, l'odeur et la chaleur, mene son existence jusqu'au bout de ce qu'elle peut en deployant tous les affects dont son corps est capable. Les Originaux litteraires, dans la vie qu'ils partagent avec les betes et les pierres, sont aussi des etres qui vont jusqu'au bout de ce qu'ils peuvent. Cela pourrait bien etre une maniere de definir leur automatisme, petrification, epuisement et es-clavage - les figures d'une resistance foncierement ethique, la resistance passive, sans agent, souvent involontaire et presque muette des corps non-pensants. 22