Rado Riha* Sur le materialisme de l'Idee I. Dans la « Conclusion » de son Second manifeste pour la philosophies, Badiou pre-sente la difference entre ce manifeste et le premier, publie il y a 20 ans, de la ma-niere suivante : si le premier Manifeste a mis l'accent sur le triplet categoriel de l'etre, du sujet et de la verite, le second Manifeste met l'accent sur « l'apparition effective » de ce triplet et sur « son action observable dans le monde » ; si le premier Manifeste a reaffirme la possibilite et la necessite de l'existence continuee de la philosophie, le deuxieme est dedie a sa « pertinence revolutionnaire2» ; et finalement, « la doctrine separatrice de l'etre » du premier Manifeste est suivie dans le seconde Manifeste d'« une doctrine integrative du faire »3. Dans ce passage d'une « ontologie de l'universalite-vraie » a une « pragmatique de son de-venir », on peut isoler deux themes : s'agissant du monde contemporain, c'est la question du « renouvellement de l'hypothese communiste ». Cette question est inseparable du theme de la « vie veritable », qui n'est autre qu'une « vie sous le signe de l'Idee ». En amont du Second manifeste se designe ainsi « un commu-nisme de l'Idee4». Dans cette mise en relief de la difference entre les deux manifestes, on recon-naitra, sans aucune difficulte, le passage d'une consideration ontologique de l'etre-multiple a la logique de l'apparaitre et sa consideration de l'etre-la de la 227 pure multiplicite, le passage conceptuel qui separe, comme on le sait, les deux ffiuvres majeures de Badiou, L'etre et I'evenement et Logiques des mondes. Une question s'impose cependant a propos des quelques propositions badiousiennes que je viens de citer : est-ce que le deplacement de l'accent effectue par le Second manifeste marquant l'ecart entre les deux manifestes annonce egalement un ' A. Badiou, Seconde manifeste pour la philosophie, Paris, Fayard, 2009. 2 Ibid., pp. 132-133. 3 Ibid., p. 143. 4 Ibid., p. 139. * Institute of Philosophy at SRC SASA, Ljubljana changement dans le statut de la philosophie qui est sous la condition de quatre procedures de verite ? On remarquera d'abord que I'axiome fondamental reglant le rapport entre la philosophie et la politique n'a pas change dans La logique des mondes, ni d'ailleurs dans le Second manifeste : une philosophie sous conditions, ce n'est pas une philosophie qui serait conditionnee par la science, l'art, la politique ou l'amour. C'est plutot une philosophie qui se donne a soi-meme, donc d'une maniere intra-philosophique, une condition selon laquelle son existence depend du systeme des conditions qui lui sont exterieures. On pourrait donc dire que la philosophie est sous sa propre condition de penser les quatre procedures de verite comme etant ses conditions exterieures, reelles. C'est-a-dire comme conditions que la philosophie elle-meme pose comme ses conditions immanentes, donc comme conditions sans lesquelles elle ne pourrait pas exister comme philosophie, mais qui sont pour cette raison meme irreductibles, exterieures a la philosophie. Constatons donc que le rapport que la philosophie entretient avec sa condition politique n'a pas change dans ce passage de L'Etre et I'Evenement a La logique des mondes. La philosophie reste toujours « sous condition des evenements de la politique reelle », elle y est meme « organiquement » liee, tout en restant ce-pendant, selon Badiou, « une activite de pensee sui generis5 ». En effet, Badiou lui-meme definit le rapport philosophique au regard de la politique comme me-tapolitique6. Dans cette perspective on dira que la formulation de l'hypothese communiste est une formulation entierement philosophique : « ce livre », ecrit Badiou au debut du livre qui porte ce titre, est, « je veux y insister, un livre de philosophie7 ». 228 Tout en prenant cette affirmation au serieux, une question se pose neanmoins : bien que la formulation de l'hypothese communiste appartienne au domaine de la philosophie, les noms philosophiques de la politique, quant a eux, sont si etroitement, si « organiquement », presque immediatement lies aux noms propres de la politique elle-meme que l'on devrait se pencher sur la maniere selon laquelle il faut entendre l'enonce qui porte sur la « pertinence revolutionnaire » 5 A. Badiou, Abrege de la metapolitique, Paris, Seuil, 1998, p. 70-71. 6 Ibid. : « Par 'metapolitique' j'entends les effets qu'une philosophie peut tirer, en elle-meme, et pour elle-meme, de ce que les politiques reelles sont des pensees. » 7 A. Badiou, L'hypothese communiste, p. 32. de la philosophie. La « pertinence revolutionnaire » de la philosophie ne signale-t-elle pas que la philosophie « sous condition de » ne s'est pas, subrepticement, bien sur, eloignee de sa position metapolitique qu'elle est obligee de maintenir comme philosophie ? Qu'elle est basculee dans le role qui lui avait ete designe par le marxisme : non pas d'interpreter le monde comme un discours purement contemplatif, mais plutot d'assumer le statut d'un discours theorico-pratique, presque politique, qui intervient dans le monde pour le changer. Autrement dit, est-ce que le deplacement de l'accent opere par le Second manifeste signale un changement qu'on pourrait comprendre au sens de la these onze sur Feuerbach : « Les philosophes ont seulement interprete le monde de diverses manieres, il s'agit de le transformer » ? Il est incontestable que la philosophie badiousienne vise a un changement du monde. Mais on se tromperait si l'on prenait le fait que Badiou s'appuie dans Lo-giques des mondes et dans le Second manifeste sur la « doctrine integrative du faire » comme son aveu tacite que la philosophie devrait quitter son champ de la pensee qui ne pense que la pensee elle-meme pour devenir une pratique, impli-citement du moins, politique. Or si la philosophie sous conditions se separe d'une philosophie consideree comme la part theorique du changement politico-pratique du monde, c'est precisement dans la mesure ou il s'agit d'une philosophie qui opere avec l'ldee. Ä ce propos, j'avancerai la these suivante : l'ldee, avec laquelle opere la philosophie sous conditions, n'est pas le moyen de s'approcher du domaine de la pratique politique, c'est plutot une maniere de renforcer son orientation materialiste. Pour developper cette these, en m'appuyant sur des affirmations supplemen-taires, je poserai quelques jalons. Premierement, pour concevoir l'ldee au sens ou Badiou a introduit ce concept, il faut partir de l'indiscernabilite de la pensee et 229 de l'acte. Il n'est possible de penser l'ldee que sous la forme d'une prescription : vivre selon l'ldee, ou encore, agir selon l'ldee. Deuxiemement, l'indiscernabilite de la pensee et de l'acte requiert en tant que telle de joindre au couple initial : pensee et acte une troisieme instance, celle du reel ou de la Chose. C'est l'ins-tance du reel justement qui ouvre la voie vers le materialisme de l'Idee. Pour for-muler ce point d'une maniere plus rigoureuse, je dirais que la theorisation de l'ldee comme point de l'indiscernabilite de la pensee et de l'acte impose une articulation conceptuelle mise en reuvre par la psychanalyse lacanienne du sym-bolique, de l'imaginaire et du reel, une articulation que Badiou, au prix de quelques remaniements, a fait sienne8. Pour donner a la philosophie son fonde-ment materialiste, nous avons done besoin d'un nffiud de ces trois instances. Et troisiemement, le materialisme de l'ldee demande une figure singuliere du sujet : celui demeure toujours, pour le dire dans le vocabulaire du premier Manifeste, un sujet « sans vis-a-vis9», mais, a cette figure du « sujet sans objet », il faut ajouter maintenant un tour de force supplementaire : tout en demeurant le « sujet sans objet », il n'est cependant « pas sans », et plus precisement encore : il n'est pas sans objet, justement. Ici, je fais allusion, bien sur, a la these lacanienne selon laquelle l'angoisse, cet affect qui ne trompe pas, bien qu'il n'ait pas d'objet determine, n'est pas sans objet. Citons Lacan : « Elle n'est pas sans objet, mais a condition qu'il soit reserve que c'est ne pas la dire, comme pour un autre, de quel objet il s'agit - ni meme pouvoir le dire10». C'est precisement dans cet objet paradoxal qui va avec « le sujet sans objet », dans cet objet qui est la, sans qu'on puisse le voir pour autant, qu'il faut chercher, a mon avis, la materialite de ce « corps exceptionnel », exceptionnel parce que subjectivable et que Badiou in-troduit sous le nom de « corps-de-verite ». Ce corps-de-verite, bien sur, n'est pas ineffable ou inexprimable, or pour pouvoir le penser et l'exprimer il faut intro-duire la categorie du reel. En tant que point de l'indiscernabilite de la pensee et de l'acte, l'ldee, loin de ga-rantir le passage de la theorie a la pratique, consiste plutot en un franchissement du symbolique en direction du reel. Nous trouvons une precieuse indication pour elucider ce point dans Badiou lui-meme lorsqu'il se refere aussi bien a la fonction imaginaire qu'a la fonction symbolique de l'idee11. Cependant, pour demontrer le materialisme de l'ldee, il faut tenir compte d'une autre fonction de l'ldee que Badiou lui assigne, celle du nouage du symbolique et du reel. En effet, en definis-sant l'ldee comme « une mediation operatoire entre le reel et le symbolique12», 230 Badiou la decrit plus precisement en termes suivants : « L'ldee est une fixation 8 Ibid., p. 187. 9 A. Badiou, Manifeste pour la philosophie, p. 74. 10 J. Lacan, Seminaire X, L'angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 155. Ou encore : « Non seulement elle n'est pas sans objet, mais elle designe tres probablement l'objet, si je puis dire, le plus profond, l'objet dernier, la Chose », ibid., p. 360. C'est la raison pour laquelle l'angoisse ne trompe pas. Elle est hors de doute, elle « ne trompe pas, precisement en tant que tout objet lui echappe », ibid., p. 252. 11 Voir par exemple : « L'idee communiste est l'operation imaginaire^ L'Idee symbolise dans l'His-toire le devenir 'en verite' des idees (politiques) justes », L'hypothese communiste, pp. 189 et 195. 12 Ibid., p. 194. historique, de ce qu'il y a de fuyant, de soustrait, d'insaisissable, dans le deve-nir d'une verite. Mais elle ne l'est qu'autant qu'elle reconnait comme reel cette dimension aleatoire, fuyante, soustraite et insaisissable13». Et c'est pour rendre raison au reel de l'Idee que je supplementerais l'enonce de Badiou selon lequel l'Idee est ce « a partir de quoi un individu se represente le monde, y compris lui-meme, des lors qu'il est incorpore au processus d'une verite14 », de la maniere suivante : l'Idee, avant meme d'apparaitre en tant qu'une representation du monde, est l'articulation du reel, plus exactement, l'articulation d'un reel que je nommerais, faute de mieux, « la chose de la pensee ». Je peux re-ecrire maintenant la these dont je suis parti et selon laquelle l'Idee est fondee sur l'indiscernabilite de la pensee et de l'acte, ainsi : l'Idee est structuree comme un acte qui met en jeu « la chose de la pensee », c'est-a-dire ce point reel qui, tout en restant irreductible a la pensee, permet a celle-ci de se constituer comme pensee. Autrement dit, l'idee, au sens dans lequel je l'entends ici, est originaire-ment la manifestation d'une pensee affectee. Cette manifestation est a prendre au double sens du terme. Premierement, l'idee est une pensee affectee par la chose de la pensee, a savoir par ce quelque chose qui, bien que immanent a la pensee, lui reste radicalement heterogene, exterieur. Deuxiemement, l'Idee est une pensee qui pense son etre-affecte, ou, ce qui revient au meme, le prend sur soi, l'assume. De ce point de vue, l'acte par lequel la pensee met en jeu la chose de la pensee, bref, cet acte de l'auto-affection comme hetero-affection, pourrait etre considere comme analogon de l'acte psychanalytique designe par Lacan comme acte de « desangoisser ». Desangoisser, c'est l'acte qui accomplit le passage de l'angoisse qui inhibe a l'action qui emprunte a l'angoisse sa certitude, transformant par la son objet fuyant en un objet-cause non predicatif, mais qui conduit l'action. On pourrait donc de la meme maniere entendre l'Idee comme acte qui, en incitant la pensee de faire face a son etre affecte par quelque chose 231 qui lui appartient, tout en lui etant irreductiblement exterieur, donne a la pensee son materiau premier, ouvrant en meme temps a l'interieur de la pensee un passage a son dehors heterogene. Avant d'expliquer cela plus en detail dans la perspective de la doctrine kantienne de l'idee, je reviendrai brievement sur la triade lacanienne du symbolique, de 13 Ibid. 14 A. Badiou, Second manifeste, p. 119. l'imaginaire et du reel. Ces trois categories, on pourrait dire, nous donnent tout, ou encore, elles sont, d'une certaine maniere, tout ce que nous avons a notre disposition. Ainsi, cette triade nous donne-t-elle notre monde, mais elle nous permet en plus d'avoir acces a ce monde. Quant a ce monde, on peut dire, premie-rement, qu'il est constitue et ordonne comme une structure symbolique, donc S. Deuxiemement, ce monde, nous le vivons d'une maniere toujours singuliere, telle que nous nous le representons, bref, d'une maniere imaginaire, donc I. Et troi-siemement, dire, comme Lacan, que notre realite n'est rien d'autre qu'un montage d'une structure symbolique et d'une representation imaginaire15, c'est dire que, dans cette realite constituee du Deux, quelque chose fait defaut, a savoir le reel, donc R. Ou pour le dire d'une fagon ramassee : a cette realite symbolique et imaginaire appartient encore quelque chose qui la depasse ou lui fait defaut : son exception immanente, le reel comme une exteriorite interieure de la realite. Ä part ces trois ordres, il n'y a rien d'autre, il n'y a rien qui puisse echapper a ces trois principes de classification. Or si ces trois categories ne sont pas simplement juxtaposees, coextensives, c'est parce que la triade lacanienne constitue un nreud. En d'autres termes, dans la mesure ou la realite est structuree symboliquement, elle ne peut exister sans que quelque chose ne lui fasse defaut : le reel comme son exteriorite interieure. Qu'est-ce qu'il faut entendre par cette extimite du reel par rapport au symbolique ? Rien d'autre que ceci : si la structure symbolique n'est pas possible sans le reel, elle n'est pas possible avec le reel non plus. Des le depart nous avons donc affaire a un Un qui se divise en Deux, nous avons affaire au symbolique, accom-pagne de quelque chose qui ne lui appartient pas, qui est a part : l'exception immanente du reel. Il s'agit, strictement parlant, d'un Un impossible et d'un Deux, egalement impossible. C'est la raison pour laquelle, a cet Un impossible, tou-232 jours deja divise un Deux, s'ajoute un Tiers : l'imaginaire. Je voudrais souligner, pour ma part, que cet ajout a une fonction tout a fait parti-culiere. L'imaginaire n'est pas seulement la maniere selon laquelle nous vivons la realite ordonnee symboliquement, comme je viens de le dire. L'imaginaire constitue egalement la fagon, toujours singuliere d'ailleurs, selon laquelle la chute du reel est pensee et mise en scene dans la realite. Bien sur, cette chute peut etre niee 15 « La realite est une montage de l'imaginaire et du symbolique. » J. Lacan, Logique du fan-tasme, seminaire inedit des annees 1966/67. ou supprimee, meme a demi avouee. Mais l'exception immanente du reel peut se manifester egalement comme quelque chose qui, tout en etant radicalement heterogene a la realite, opere au sein de la realite. En d'autres termes, c'est a travers le nreud de ces trois instances, R, S, I, qu'il est possible affirmer, au sein de la realite, la trace du reel, la trace de quelque chose qui interrompt la realite, soit qu'il lui fait defaut ou qu'il la depasse. Pour ma part, je dirais que l'Idee de Badiou, comme d'ailleurs le semblant de Lacan, n'est rien d'autre qu'une telle maniere de faire le nreud avec R,S,I. En effet, la realite, telle que l'Idee l'organise, est une rea-lite qui est en soi, en tant que telle, derealisee. Il s'agit d'une realite qui est orga-nisee autour d'une instance qui la rend inconsistante, mais qui par la meme ouvre la possibilite de l'emergence de quelque chose qui, dans la mesure ou il est coupe du temps de la situation dans laquelle il a eu lieu, c'est-a-dire precisement comme ce « horlieu » et « hors temps », universel, emancipateur, en un mot, destine a tous. Pour emprunter une formulation ancienne de Badiou, on pourrait dire que l'Idee realise le parcours du materialisme integral : du reel comme cause au reel comme consistance16. On pourrait exprimer ce parcours du materialisme integral ainsi : ce qui fait que le reel en tant qu'une presupposition aura ete produit comme un sur-plus-produit d'une orientation de la vie selon le Vrai, c'est l'Idee. Il y a un aspect dans la notion badiouisienne de l'Idee qui m'interesse particulie-rement. Ce que cette notion met en relief, c'est l'Idee comme pensee qui est affec-tee par le reel de la « chose de la pensee » et qui, en meme temps, pense son etre-affecte. Penser cet etre affecte, bien evidemment, n'a rien d'une posture contemplative. Il s'agit plutot d'une pensee qui est indiscernable de l'acte. Dire que la pensee est indiscernable de l'acte, c'est dire que nous avons affaire a un acte qui vise a materialiser, c'est-a-dire conduire a l'apparaitre, cette « chose de la pensee » qui affecte la pensee dans son for meme, si je puis le dire ainsi, et qui la fait pensee, tout en lui etant irreductible. Bien sur, il n'y a pas de vraie pensee sans ce qui 233 l'affecte, sans la chose de la pensee. Mais le nouage de la pensee et de son reel, quant a lui, reste quelque chose de construit. Cette materialisation de la pensee qu'opere l'Idee est a entendre en double sens du mot. Elle « materialise » la pensee en lui donnant pour ainsi dire son « materiau primaire », c'est-a-dire en construisant une difference minimale entre la pensee et la chose qui affecte la pensee de l'interieur, en lui permettant ainsi d'etre la pensee de quelque chose qui lui est heterogene. Mais elle la materialise aussi en organisant l'apparaitre de la chose ■ A. Badiou, Theorie du sujet, Paris, Seuil, 1982, p. 243. de la pensee, c'est-a-dire son objectivation en guise du corps-de-verite dans un monde. De ce point de vue on pourrait dire que c'est « la chose de la pensee », et non pas la pensee en tant que telle qui est a l'origine et qui est la cause de l'indis-cernabilite de l'acte et de la pensee comme mode de fonctionnement de l'Idee. Dans ce qui suit, j'essaierai de developper plus en detail la these qui porte sur l'Idee que je viens d'avancer par un detour inattendu: je ferai recours a Kant, un philosophe qui, a premier vue, est bien etranger a la philosophie badiousienne. Il faut dire que Kant ne s'interesse guere au materialisme, ni au materialisme en general ni au materialisme de l'Idee en particulier. Or si j'essaie de lire Kant avec Badiou et Lacan, c'est parce que sa doctrine des idees de la raison pourrait nous aider a construire une reponse a la question du materialisme, y compris celui de l'Idee. Pour presenter brievement la doctrine kantienne des Idees, je commencerai par un detour. Il est bien connu qu'au cours de la phase dite precritique, surtout entre les annees 1763-1766, Kant a ete hante par le probleme de diverses « maladies de tete », pour utiliser le titre d'un de ses essais17, comprenant autant les troubles mineurs dans le fonctionnement « normal », donc prescrit de la maniere de penser et d'agir, que les phantasmes occultes, jusqu'au disfonctionnement irrationnel de la pensee, l'objet du traitement clinique. Le phenomene du Wahn, qui accouple la folie dans ses diverses formes a la perception trompeuse et illusoire de la realite, a constitue pour Kant un probleme tant existentiel que theorique, dans la mesure ou la distinction de la raison et de la folie touchait, pour lui, la determination de la philosophie elle-meme. Le point d'intersection de ces deux aspects du probleme 234 constitue un point central de la philosophie kantienne, a savoir : comment distin-guer la verite du delire, la folie de la connaissance d'experience, la pensee speculative ou la metaphysique des hallucinations de la pensee. Dans son beau livre, La folie dans la raison pure. Kant lecteur de Swedenborg, Monique David-Menard nous a montre, avec une rigueur et une conviction exemplaire, a quel point la philosophie critique peut etre consideree comme issue de la rencontre du philosophe avec 17 Cf. Voir par exemple « Essai sur les maladies de tete » (1764), « Observations sur le sentiment du beau et du sublime » (1664), « Reves d'un visionnaire expliques par des reves de la metaphysique » (1766). le danger des « maladies de tete », qui l'ont trouble18. Si la croix que porte la philosophie, comme l'a remarque Badiou dans son commentaire a propos du livre de Monique David-Menard, est bien la croix de la verite, alors, pour reprendre le propos de Badiou, « avant de porter patiemment, dans un labeur conceptuel infini et precautionneux, la croix de la verite, Kant a porte celle de la folie possible... Homme des lumieres eprouve par la tentation de l'obscurantisme delirant19». On peut cependant comprendre la rencontre kantienne avec la possibilite de la folie et les effets de cette rencontre sur son systeme philosophique de deux fagons differentes. Si l'on suit la lecture de Badiou, on pourrait considerer la tentation de la folie de la raison comme un symptome de la philosophie kantienne. De ce point de vue, le systeme critique, surtout la theorie massive de l'objet, telle qu'elle a ete developpee dans la premiere Critique, donc « l'objectivite kantienne », pre-senterait, pour citer Badiou, « la therapeutique philosophique d'une terrible exposition au delire speculatif20 ». Pour ma part, j'opterais pour une autre lecture qui consiste a inverser la perspective et a postuler que « l'exposition au delire speculatif » ainsi que les ecrits psy-chologiques de Kant revetent, sous une guise imaginaire, ce qui deviendrait l'un des problemes centraux de sa pensee a savoir : comment montrer ou, plutot de-montrer que la raison, qui, selon Kant, « n'est en fait occupee que d'elle meme » (CRP, B 708/680), n'est pas qu'un delire speculatif. En effet, c'est justement au moment ou la raison ne s'occupe que d'elle-meme, c'est-a-dire au moment ou la raison n'est rien d'autre que la raison pure - c'est bien la pointe de Kant - qu'elle touche a quelque chose de reel, quelque chose qui est heterogene, exterieur a la raison. Kant ne s'interesse donc pas a la folie pour purifier la raison de ses pensees deli-rantes. Ce qu'il cherche, c'est, au contraire, une procedure de la pensee qui vise a 235 18 Monique David-Menard, La folie dans la raison pure. Kant lecteur de Swedenborg, Vrin, Paris 1990, p. 9 : « [-] la reflexion kantienne sur la folie » a une importance essentielle « dans l'ela-boration et l'organisation meme de la philosophie critique et transcendantale », le probleme de la folie est « l'un des materiaux essentiels » pour la philosophie theorique et critique de Kant. Cf. egalement l'ouvrage de Constantin Rauer, Wahn und Wahrheit. Kants Ausseinandersetzung mit der Wahrheit, Berlin, Akademie-Verlag, 2007, qui avance la these selon laquelle le vrai probleme de la philosophie critique kantienne est le « Wahn » justement. 19 A. Badiou, « Objectivite et Objectalite : Monique David-Menard, La folie dans la raison pure. Kant lecteur de Swedenborg, Vrin 1990 », typoscript. 20 Ibid. elever la folie a la dignite du concept, pour paraphraser la fameuse formule laca-nienne, ce qui ne veut dire rien d'autre que d'integrer la folie dans la notion de la raison. Pour Kant, il s'agit en effet, d'elever la folie, le delire au rang de la notion rationnelle. Etant donne que la raison constitue l'instance de l'universel par excellence, on pourrait dire que la reflexion qui porte sur la relation entre la folie et le fonc-tionnement de la raison mene Kant d'une description precritique et d'une analyse de diverses « maladies de tete » a une elaboration critique de la raison qui lui permet de se separer, comme instance de l'universalite du delire justement, d'avec les maladies de tete. Dans ce contexte, notre tache consiste a elucider cette these selon laquelle la raison kantienne opere comme instance de la folie gene-ralisee. En meme temps il faut montrer comment la raison, pris comme l'univer-sel delirant, est articulee avec la materialite de l'Idee. L'autocritique de la raison est le nom kantien pour l'operation qui vise a demon-trer non seulement que la raison, bien qu'elle n'ait affaire qu'a elle-meme, n'est pourtant pas fermee dans l'immanence homogene de la « pensee pure » qui ne produit que des pensees delirantes, mais est ouverte, au contraire, a quelque chose du reel. L'autocritique de la raison constitue la reponse a la question de savoir comment la raison peut etre a la fois chez soi et hors de soi. Prise en ce sens, cette operation implique ce qu'on pourrait appeler la « revolution materialiste de l'Idee » de Kant. Voyons de plus pres en quoi consiste au juste l'operation de l'autocritique de la raison. Comme il est bien connu, pour Kant, la raison est une fonction de l'uni-fication, sauf que, a la difference de l'unification par l'entendement, la raison 236 cherche l'inconditionnel. L'inconditionnel auquel pousse la raison son « irrepressible desir », comme le dit Kant, (Crp, B 824/A 796), est la reponse finale a la question de savoir pourquoi il y a quelque chose plutot que rien. Il est vrai que la raison trouve toujours, du moins dans un premier temps, ce point de l'incon-ditionnel. Or la raison est toujours degue par ce qu'elle trouve comme incondi-tionnel. Elle ne cesse de decouvrir que la ou elle a vu quelque chose, il n'y a, en verite, rien. Mais cela tient seulement jusqu'a un certain point, celle de la revolution de l'entendement kantienne, c'est-a-dire jusqu'a l'operation complexe de la critique et de l'autocritique de la raison. Au cours de son autocritique, la raison decouvre l'erreur structurelle de son mode d'operer. Elle apprend que ses idees constituent une sorte de court-circuit entre la pensee et le reel. Autrement dit, la raison transforme, d'une maniere tout a fait fe-tichiste, sa propre forme d'unification en quelque chose d'objectif. Ou encore, la ou il n'y a que la forme propre du procede subjectif, les idees de la raison produi-sent l'apparence d'un objet. Il importe de noter que, meme apres l'autocritique, les idees de la raison fonctionnent de la meme fagon. Elles continuent de transformer le purement subjectif en quelque chose d'objectif, elles continuent de creer l'apparence de quelque chose la ou, strictement parlant, il n'y a rien d'autre que leur mode d'operer. La seule difference etant : desormais cette illusion, quoique naturelle et inevitable, « ne nous abuse » plus (Crp,B 354/A 298). Le resultat de l'autocritique de la raison est, pour aller vite, double. En ce qui concerne la raison elle-meme, il n'y a pas de grands changements. En depit de l'autocritique, la raison ne renonce pas a ses idees, aux grands recits de l'im-mortalite, liberte, creation, etc. Elle renonce, en revanche, a ce qui l'obligerait de les traiter comme des objets reels. Desormais, la raison se limite a elle-meme, ce qui veut dire qu'elle renonce a la demande que ses idees soient directement partie constituante du monde objectif. Utilisant une expression qui n'est pas kan-tienne, on pourrait dire que la raison traite desormais ses idees comme des fictions du vrai. Ä travers ces fictions, la raison est, certes, presente, dans la rea-lite constituee empirique, mais elle ne participe pas directement a sa constitution. En ce qui concerne le deuxieme resultat de l'autocritique on dira que, en se bornant a elle-meme, la raison abandonne la lourde tache de la constitution de la realite et la cede a l'entendement. On connait le resultat : alors que la raison echoue dans ses tentatives de resoudre les grands questions portant sur le fon-dement ultime et le sens de tout, les questions dont dependrait le destin de toute la realite, l'entendement, couple a la sensibilite, reussit dans le projet de la 237 constitution de la realite objective. Monique David-Menard resume cela dans une formulation tres precise : « l'entendement reussit la ou la raison echoue ». Ä cette reussite de l'entendement, la raison ne participe que d'une maniere in-directe : a travers l'unification de la connaissance rationnelle. Ä premiere vue, ce double resultat de l'autocritique de la raison est assez modeste. En effet, il semble que la raison a accepte de jouer un role secondaire dans la constitution de la realite accomplie par l'entendement. Toutefois il ne faut pas meconnaitre une chose qui est pourtant essentielle : la constitution de l'objet qu'effectue l'entendement a beau etre une reponse reussie a l'impuissance de la raison, cette reponse, et ce point est crucial, n'est possible que grace au pouvoir de la raison d'accomplir son autocritique. Nous n'avons pas affaire ici a une rai-son qui, fatiguee a cause de sa recherche infructueuse de l'inconditionnel, cette chose qui l'affecte, cede la recherche de la reponse a la question : Pourquoi quelque chose plutot que rien, a l'entendement, et ne se contente desormais que d'ajouter quelques touches finales a la construction de la realite objectivee ac-complie par l'entendement. Il ne suffit pas de dire que la constitution objective de la realite par l'entendement peut reussir seulement apres l'autocritique de la raison ou celle-ci apprend a se limiter a elle-meme. La constitution de la realite par l'entendement est la partie constituante de l'autocritique de la raison. Plus precisement, en depit du fait que la realite constituee se presente comme la machine autonome de l'objectivite, cette realite objective est toujours deja en fonc-tion de l'autocritique. La constitution de la realite est une constitution selon les idees de la raison, c'est-a-dire selon l'inconditionne en tant que fiction du vrai. N'est vraiment objective que la constitution de la realite qui se deploie comme champ de l'apparaitre et de l'effectuation de cette autocritique, donc une realite dans laquelle on trouve les traces de l'autocritique de la raison. L'autocritique de la raison apparait ainsi comme un processus paradoxal, d'abord parce que la raison se presente dans le monde de l'apparaitre precisement au moment ou elle n'a affaire qu'a elle-meme, ou encore, ou elle n'est que la raison pure, puisque l'autocritique l'a amenee au point de renoncer a son objet fanto-matique pour se limiter a soi-meme. La raison qui, avant son autocritique, reste prisonniere de son propre desir de l'inconditionnel, rivee a l'immanence de la pensee, apres l'autocritique reussie a apparaitre dans le monde phenomenal. Comme on le sait, Kant appelle cet apparaitre de la raison « l'usage empirique » 238 de la raison. Ä ce point on pourrait formuler le premier paradoxe de l'autocritique : l'autocritique de la raison qui lui permet de s'autolimiter est inseparable de l'usage empirique de la raison, c'est-a-dire d'une presence singuliere de la rai-son dans le monde de l'objectivite. Or l'autocritique est paradoxale pour une autre raison encore : selon Kant, les idees de la raison n'ont pas d'existence objective, puisqu'il n'y a rien dans l'experience qui leur conviendrait. Si la raison, a travers son usage empirique, est presente dans le monde de l'experience, cette presence signale la presence de quelque chose d'inexistant. Dans son usage em-pirique, la raison est presente dans le monde comme l'inexistant de ce monde. La presence des idees de la raison comme inexistant du monde requiert une formulation plus precise de la proposition selon laquelle, apres l'autocritique de la raison, ses idees, donc la presence de l'inconditionnel, sont posees desormais comme fictions veridiques. En effet, il serait plus correct de postuler que les idees de la raison operent dans leur usage empirique comme fictions du vrai qui vi-sent l'universalite. C'est seulement cette validite universelle des fictions veri-diques de la raison qui fonde l'un des theoremes cles de la philosophie critique de Kant, du moins c'est la these que j'avance ici, a savoir que le monde phenomenal constitue par l'entendement n'est que le songe, bref, qu'il est objectif. Certes, on pourrait se demander si, en soumettant l'objectivite de la realite, c'est le resultat le plus important de la premiere Critique, au fonctionnement de la rai-son, nous n'avons pas deja renonce a ce resultat, pire, si, en subordonnant l'ob-jectivite du monde a l'universalite des idees, nous n'avons pas abandonne cette realite au desir de l'inconditionnel de la raison, un desir qui tourne a vide, c'est-a-dire transforme cette realite objective en un champ du delire generalise ou en realite hallucinatoire ? La reponse a cette question depend de la fagon dont on entend l'universalite des idees de la raison dans leur usage empirique. Pour sor-tir de cette impasse il faudrait articuler l'universalite au fait que les idees de la raison postcritiques sont l'inexistant du monde. La condition de possibilite pour cette articulation releve de l'axiome central de la philosophie critique, a savoir la difference centrale entre le phenomene et le noumene, la chose en soi. Dans la perspective de cette difference, le monde dans lequel nous vivons est le monde phenomenal dans lequel la chose en soi fait defaut. Le monde phenomenal ne veut dire rien d'autre que cela : ce monde n'est pas la chose en soi, le monde tel qu'il est en soi. Ce qui determine le monde phenomenal, ce n'est pas l'incon-naissable de la chose en soi, mais le fait que la chose en soi lui fait defaut. Le monde phenomenal est objectif dans la mesure exacte ou, dans lui, opere la re- 239 flexion sur le monde phenomenal comme n'etant en tant que tel la chose elle-meme, donc que le Monde en soi lui manque. Mais il ne faut pas s'arreter la. Il faut encore tirer une implication cruciale pour la perspective kantienne, a sa-voir : si le monde phenomenal est marque par l'absence de la chose en soi, si le monde phenomenal n'est objectif que sous la condition de ne pas se prendre comme le monde en soi, alors il est indispensable pour ce monde que sa reference negative, l'absence de la chose en soi, y est presente. Bref, en tant que monde phenomenal, il existe sous la condition que, dans lui, est presente la trace de l'absence de la chose elle-meme, la trace de ce que, dans ce monde, un vide ontologique est present. Et c'est precisement l'usage postcritique de la raison qui realise cette condition, son usage empirique n'etant que le tenant lieu de ce vide ontologique. Dans le monde phenomenal, les idees sont presentes comme son inexistant. Ou encore, les idees de la raison en tant qu'inexistant du monde phenomenal sont le signe materiel du fait que ce monde est marque par un manque crucial, qu'un vide y est present : le vide de l'Un. C'est seulement a travers l'usage empirique des idees de la raison, donc a travers la presence des idees de la rai-son dans le monde phenomenal, que celui-ci devient en verite un monde phenomenal, c'est-a-dire un monde qui n'est pas deja le Monde. L'absence du monde dans le monde, son manque de fondement, est presente par les idees. Leur caractere universel releve du fait qu'en tant que telles elles sont le signe materiel de ce qui caracterise tout monde phenomenal, a savoir : l'absence de la chose en soi, c'est-a-dire le Monde lui-meme. Les idees de la raison, prises dans leur usage empirique, ne sont donc rien d'autre que la presence materielle de l'absence du Monde dans le monde phenomenal. Venu a ce point, nous pouvons revenir a notre these de depart affirmant que la raison postcritique, c'est-a-dire la raison en tant que la raison pure, est l'instance du delire universalise. L'expression « l'universalisation du delire » par laquelle nous cherchons a capter le statut de la notion de la raison kantienne apres son autocritique, est a entendre dans un double sens. La raison postcritique kan-tienne est en meme temps l'instance de l'universalite du delire et l'instance de l'universalite du delire. Par l'universalite du delire nous entendons le fait que c'est justement l'usage empirique de la raison qui confirme que de notre monde est objectif parce que le noyau reel y fait defaut, la chose elle-meme, ou encore, le Monde. Dire que la raison est l'instance du delire universalise, c'est dire que 240 le monde phenomenal, du point de la raison pure, est sans fond, finalement, que c'est un monde sans Monde. En revanche, dire que la raison est l'instance du delire universalise, c'est dire que l'absence de la chose meme, constitutive de l'ob-jectivite de notre monde, est neanmoins presente - a travers les idees. Ä travers les idees de la raison, ce qui est commun aux divers mondes phenomenaux, a savoir le fait que chacun d'entre eux est un monde sans Monde, est neanmoins present. Les idees ne sont pas le reel de nos mondes, mais elles peuvent presque le toucher, dans la mesure ou, du fait d'etre presente dans le monde empirique comme son inexistant, elles signalent que le monde est construit sur la presence de l'absence du Monde. De cette maniere les idees temoignent que dans chaque monde constitue il existe encore un autre monde pour tous, un monde qui traverse la constitution spatio-temporelle des mondes phenomenaux comme ce qui est en eux eternel, plus reel que leur realite constituee elle-meme. En un mot, dans leur usage empirique, les idees de la raison sont l'instance du delire uni-versel parce qu'elles sont la manifestation materielle de la presence de l'absence de la chose meme, le Monde, et en ce sens, elles constituent le noyau le plus reel de nos mondes constitues par l'entendement. L'autocritique de la raison apparait ainsi comme un processus qui se deploie sur deux niveaux distincts quoique interdependants. Premierement, au niveau de la raison, son desir de l'inconditionnel se deploie un processus qui permet a la raison d'apprendre a vouloir vraiment ce qu'elle desire. Je m'appuie ici sur la remarque conclusive de Lacan dans son ecrit : « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache » ou Lacan insiste sur le fait que « le sujet est appele a renaitre - comme objet a du desir - pour savoir s'il veut ce desire21». On pourrait traduire la formulation lacanienne dans le langage de la problematique des Idees, dont je traite ici, de la maniere suivante : ce que l'autocritique rend possible a la raison, c'est de renaitre dans les apparences qui ne trompent pas, dans les fictions du vrai qui produisent des effets reels dans le monde empirique, mais la raison sait maintenant qu'elle veut ce qu'elle desire. Bref, au premier niveau de l'autocritique nous avons a faire a une raison qui a obtenu un savoir faire avec l'incon-ditionnel comme objet de son desir. Vouloir son desir signale ici une interruption de l'identification immediate de la raison et de l'objet de son desir. L'autocritique se presente donc comme acte qui introduit entre la raison et son desir une distance minimale. Une distance qui n'est rien d'autre que le moment ou la raison se materialise des qu'elle accepte son propre etre affecte par quelque chose qui lui appartient, bien qu'il reste irreductible a elle, a savoir l'inconditionnel comme la chose de la pensee. Ou encore, la pensee accepte d'etre sous la condi- 241 tion de son « Triebfeder », son mobile, cette « chose de la pensee » irreductible a la pensee elle-meme, qui affecte la pensee dans son for interieur et lui permet de devenir la pensee de quelque chose heterogene a elle. La distance entre la pensee et la chose qui l'affecte est minimale, cependant c'est elle qui fournit a la pensee sa matiere premiere. Une autre maniere d'exprimer ce que je viens d'ap-peler l'acceptation de la pensee a son etre affectee est de dire qu'il s'agit d'un processus ou l'inconditionnel, l'objet de l'imperturbable demande, est renverse 21 Jacques Lacan, Ecrits, Paris, Seuil, 1968, p. 682. en condition absolue de la raison pure mais qui est en tant que telle detachable de la raison. Pour citer Lacan : « le desir renverse l'inconditionnel de la demande de l'amour, ou le sujet reste sous la sujetion de l'Autre, pour le porter a la puissance de la condition absolue (ou l'absolu veut dire aussi detachement)22 ». La raison pure, c'est-a-dire la raison qui n'est pas au service de la survie et du bonheur, telle qu'elle emerge de son autocritique, se presente desormais comme la raison ou, plutot, la pensee materialisee. C'est une pensee materialisee en quelque chose qui lui est interieure, mais qui lui reste en meme temps exterieure, et qui, pour cette raison meme, constitue la presupposition de sa purete. Mais, et cela nous renvoie au deuxieme niveau de l'autocritique de la raison, cette presupposition n'existe que comme issue de l'incessant usage empirique de ses idees. Autrement dit, le premier resultat de l'autocritique de la raison, son etre af-fecte comme presupposition de sa purete, n'est que le surplus produit du fonc-tionnement incessant de la raison au niveau de l'apparaitre. Il n'y a pas de pensee sans ce qui l'affecte sans le reel de sa chose. Or le nouage de la pensee et de son reel, quant a lui, reste quelque chose de produit. On pourrait dire aussi : le fait que la raison apprend a traiter la chose qui l'affecte, ou encore, qu'elle trans-forme l'inconditionnel en sa condition absolue et, en tant que telle, separee d'elle-meme, est inseparable du fait que l'idee de la raison realise cette chose de la pensee dans le monde. Les apparences dans lesquelles la raison renait sont les idees de la raison comme fictions veridiques, mais ces fictions veridiques existent dans le monde de l'experience. Ä suivre la premiere Critique, surtout son Esthetique et Analytique, il peut sem-bler que, pour apparaitre dans le monde, la raison devrait se contenter d'un role secondaire, pire, elle devrait assumer son instrumentalisation au service de l'en-242 tendement. Dans ce cas, sa seule tache serait l'unite de la connaissance ration-nelle. Bref, a premiere vue, il semble que la manifestation de la raison dans l'experience n'est qu'une therapie de travail afin d'empecher son delire : au lieu de se livrer a des hallucinations les plus fantasques, la raison se contente de bri-coler dans l'experience pour rester calme. Or ce calme n'est qu'apparent. En ve-rite, au moment ou la raison, quoique d'une maniere indirecte, entre dans le monde de l'experience, ce monde est deja perdu pour l'experience. Des que la raison, cet inexistant de ce monde, s'y manifeste, c'est le monde de l'entende- '« Subversion du sujet et dialectique du desir », dans : Jacques Lacan, Ecrits, p. 814. ment lui-meme qui est potentiellement derealise. Dans le monde de l'experience dans lequel les idees de la raison n'ont pas leur place, puisque aucun objet ne leur convient, elles obtiennent une existence specifique : une existence dans le mode d'un objet non-objectif. On pourrait dire aussi, pour introduire le theme de la troisieme Critique, que les idees de la raison ont dans l'experience une existence singuliere - celle du cas de l'Idee. Qu'est-ce que un cas de l'Idee ? Si la raison, dans un premier temps de l'auto-critique, se rend compte que la ou elle a vu quelque chose il n'y a en verite rien, l'accomplissement de son autocritique l'amene au constat que ce rien est nean-moins quelque chose. Il s'agit la d'un quelque chose formel puisqu'il n'y a pas de realite objective dans laquelle ne seraient pas presentes les idees. La presence des idees de la raison dans l'experience requiert un statut ontologique tout a fait special : les idees ne sont pas les elements de la realite objective, mais elles ne sont non plus une realisation purement hallucinatoire du desir subjectif de la raison. On dirait donc que les idees de la raison existent sous la forme des cas de l'Idee. C'est-a-dire comme une donnee ou particularite du monde, mais qui est, en meme temps, dans sa donation immediate derealisee de sorte qu'elle ne compte que comme point de la singularite absolue qui fait, en tant que telle, partie de l'universel. Car la derealisation n'est rien d'autre que l'operation par la-quelle les donnees de la realite objective se transforment en materiel potentiel de l'Idee, en un mot, deviennent une partie du cas de l'Idee. Du point de vue de l'autocritique de la raison, le monde de l'experience se presente comme quelque chose d'objectif dans la mesure, seulement, ou il perd deja son objectivite, ou encore, dans la mesure ou il peut etre transforme en monde dans lequel l'autocri-tique de la raison realise ses consequences. L'objectivite du monde empirique n'existe que dans la mesure ou les donnees 243 particulieres du monde apparaissent comme donnees dans lesquelles s'actua-lise la condition absolue de la raison. Ou pour le dire autrement, dans la mesure ou elles se transforment en corps de la « chose de la pensee », en une presence materielle qui temoigne de diverses manieres que les cas de l'Idee existent dans le monde. Le resultat de l'autocritique de la raison ne consiste donc pas seulement en ceci que, dans l'autocritique, les idees de la raison deviennent les fictions du vrai, mais les fictions qui ne trompent plus. Il s'agit plutot d'une anticipation du ma- terialisme de l'idee. En effet, l'operation de l'autocritique implique une esquisse du materialisme de l'Idee dans la mesure ou l'Idee elle-meme est le point de l'in-discernabilite de l'acte et de la pensee. L'acte, inseparable de la pensee, consiste en construction d'une double difference minimale. Pour qualifier cette construction de la double difference, on pourrait utiliser la formule badiousienne : « vivre avec l'Idee ». L'acte est d'abord determine comme acte qui construit une difference minimale entre la pensee et la « chose de la pensee » qui affecte la pensee. Ou encore, il s'agit la d'un acte qui construit « la chose de la pensee » comme une difference minimale entre la Chose comme presupposition et la Chose comme surplus produit. Dans un deuxieme temps, l'acte construit la realite comme cas de l'Idee, c'est-a-dire comme une difference minimale entre la rea-lite et la realite comme l'existence d'un cas de l'Idee. On pourrait dire aussi : comme difference minimale entre les faits qui sont, dans la realite, le cas de l'Idee, et ce cas lui-meme. C'est ici qu'on pourrait evoquer le tableau de Malevitch Carre blanc sur le fond blanc tel qu'il a ete commente par Badiou dans son Siecle. Ou exactement est trouve le carre blanc sur le tableau ? Il n'y a nulle part que, justement, dans la difference minimale, nulle, mais absolue du blanc au blanc, comme le dit Badiou. Cette difference minimale, c'est pour ainsi dire le cas du Carre blanc. C'est seu-lement dans cette difference que le Carre blanc trouve son existence materielle, visible sur le tableau. De la meme fagon, l'idee de la raison n'existe dans le monde que sous la forme d'un de ses propres cas. Dans la realite elle existe ainsi comme la difference minimale entre l'actualite et l'actualite comme corps ou cas de l'Idee. Le cas de l'idee lui-meme n'est que la difference minimale entre ce qui est de toute fagon le cas et ce cas lui-meme. Il est une donnee particuliere du monde dont la particularite est soumise a ce qu'elle pointe vers sa propre singu-244 larite, c'est-a-dire au fait qu'il est l'evenement singulier de l'universel, la singu-larite du cas de l'Idee. Resumons : on peut entendre le materialisme de la notion kantienne de l'Idee selon deux sens. On pourrait dire que l'idee kantienne constitue le moment ou la raison se separe de l'objet de sa demande de l'inconditionnel, le moment ou elle transforme l'inconditionnel en sa condition absolue qui, tout en lui etant inherente, reste separee d'elle, une condition donc avec laquelle elle sait main-tenant faire. Ce savoir faire ne consiste finalement en rien d'autre que ceci : la raison a reussi a se separer de « sa chose ». C'est ainsi que les idees de la raison apparaissent dans le monde. Mais elles apparaissent sous la forme de quelque chose qui n'est pas de ce monde, sous la forme de son propre cas. La raison par-ticipe ainsi a la constitution de la realite en la derealisant en meme temps : la nature empirique des idees de la raison constitue le modus de la constitution non-objective de la realite objective. Il s'agit d'une derealisation de la realite au sens ou les donnees particulieres du monde se transforment en un corps ou un cas de l'Idee. De la meme fagon que l'enthousiasme des spectateurs de la Revolution frangaise a derealise la realite empirique et historique afin de transformer cette meme realite en cas de l'Idee, en signe historique du « progres vers le mieux ». Je terminerai par la remarque suivante : le probleme de la materialite de l'Idee nous conduit a une nouvelle image de Kant. En ce qui concerne le rapport que Badiou entretient avec la philosophie kantienne, il n'est pas, comme on le sait, favorable. Si cependant nous prenons le theme de l'Idee dans le Seconde manifeste comme point de depart pour une nouvelle lecture de la theorie kantienne des Idees, bref, si nous lisons Kant avec Badiou et Lacan, une nouvelle perspective s'ouvre sur l'unite systematique qui lie les trois Critiques kantiennes. La premiere Critique, prise dans l'unite de son Esthetique, Analytique et Dialectique, presente une esquisse d'une theorie de la materialite de la pensee pure, cette theorie etant aussi bien une theorie de l'affection de la pensee par « la chose de la pensee » qu'une theorie de la realisation du corps de la chose de la pensee dans le monde ; la deuxieme Critique nous presente une theorie de l'indiscerna-bilite de l'acte et de la pensee qui constitue le manifeste de l'acte pratique, un acte dont la devise est : « Nous pouvons, donc nous devons » ; la troisieme Critique, finalement, est une theorie de l'acte pratique comme le nreud de l'univer-sel, du singulier et de la subjectivation. C'est justement grace a ce nreud qu'une individualite empirique se subjective ou entre en composition du sujet, pour le 245 dire avec Badiou, ou encore, se constitue comme le support local d'un point du singulier qui est immediatement universalisable. Pour le moment, cette remarque restera une hypothese de travail.