Filozofski vestnik Letnik/Volume XXIII • Številka/Number 2 • 2002 • 255-269 C O R P S D I S S I D E N T S A L ' E R E N U M E R I Q U E MARIA KLONARIS - KATERINA THOMADAKI En guise de préambule, une remarque sur la théorie: le projet d'écriture théo- rique accompagne depuis longtemps la réalisation de nos œuvres plastiques. Mais les textes viennent toujours après les œuvres. Ils viennent étendre et si- tuer les idées qui sous-tendent les œuvres, et que celles-ci ne laissent apparaî- tre que de manière elliptique: nous donnons toujours la primauté à l'image ou à l ' image/son, à l ' image/espace, à l ' image/temps. Le texte qui suit a donc été écrit après la réalisation des œuvres auxquelles il se réfère. C'est dire que nos films, nos photographies, nos installations ne sont en aucun cas la dé- monstration d 'une théorie. Au contraire, la théorie tente d'éclairer quelque chose de leur substrat conceptuel, sans réduire leur mystère constitutif. Est- ce que nos textes théoriques sont une condition préalable pour la vision des œuvres? Non. L'œuvre détient sa propre parole iconique et poétique: elle éveille des mécanismes de participation, de réflexion et de communication qui sont très différents de ceux mobilisés par la lecture d 'un texte théorique. Pourquoi alors accompagner nos créations plastiques ou cinématographiques de textes théoriques? D'abord parce que nous travaillons sur des terrains qui sont en rupture avec les terrains classiques de l'art: cinéma expérimental, photographie "plasticienne," performances de "cinéma élargi" ou installa- tions "multi-médias." D'où la nécessité d 'une médiation accentuée. Mais aussi parce que nous aimons les espaces discursifs et que notre pensée visuelle par- ticipe d 'une vie des idées que nous avons besoin de partager par ce véhicule qu'est le texte. Un double registre donc: images et textes, parallèles et auto- nomes, mais en dialogue. Dissidences "Corps dissidents à l 'ère numérique." Dans ce titre il y a deux volets, deux plans, deux points de référence: le corps et le dénominateur technologique. 255 MARIA KLONARIS - KATERINA THOMADAKI Il y a aussi un positionnement politique: dissident signifie hétérodoxe, non- conformiste, opposé, rebelle, révolté. En général la dissidence désigne une différence d'opinion. En transposant la notion de dissidence du domaine des convictions au domaine corporel, nous postulons une opinion du corps, une pensée propre au corps ou en tout cas une parole Au corps: une parole oppo- sée ou rebelle. Un corps dissident est un corps insoumis à une norme. La norme impli- que une idéologie socio-culturelle qui génère de multiples effets: manipula- tion, coercition, soumission ou encore persécution, exclusion, marginalisation. Pour reprendre une formulation de Michel Foucault, "la norme est porteuse d 'une prétention de pouvoir (...) ; c'est un élément à partir duquel un certain exercice du pouvoir se trouve fondé et légitimé."1 La construction de normes comme processus du pouvoir exercé sur l'individu ou sur un groupe, est bien ancienne. Cependant, actuellement elle prend de nouvelles proportions, et des p ropor t ions démesurées avec la compl ic i té des nouveaux outils technoscientifiques de domination des corps et des mécanismes biologiques du vivant. De nouveaux corps normés apparaissent, virtuels ou fictionnels, dictés par les pouvoirs économiques. Et cette fois-ci les processus de normali- sation sont dotés de telles armes, qu'ils installent et étendent leur emprise de l'étoffe charnelle du corps à l 'étoffe psychosociale de l'imaginaire, et ceci sur le plan planétaire. Autrement dit, les nouvelles normes corporelles telles qu'el- les sont traduites par les icônes culturelles propagées par les médias ou par la culture technoscientifique, sont en train de devenir plus que puissantes, inéchappables. Il semblerait que toute pensée cherchant à se situer en de- hors de ces normes court le risque d 'être tenue pour utopique. La tyrannie de la normalité est d 'abord exercée par le regard. Le corps normé implique un regard normé. Le regard socialisé est entraîné à recher- cher les normes - toutes sortes de normes - et à décoder les sujets en fonction de leur conformité à celles-ci. Le regard subi, le regard objectivant, celui qui transforme l'Autre en objet décodable, celui que Merleau-Ponty dénonçait comme "inhumain,"2 fait désormais partie des modalités de la "communica- tion." La non-conformité à l 'apparence ou à la morphologie corporelle im- posée par les marchés du corps et de l 'image génère le rejet: rejet du corps d'autrui, mais aussi rejet de son propre corps. Comme on sait, ce rejet est très courant chez les femmes, piégées dans l 'économie libidinale scopique du patriarcat. Une large partie de la population féminine des pays occidentaux 1 Michel Foucault, Les Anormaux, Cours au Collège de France, 1974-1975, Paris, Hautes Etudes-Gallimard-Le Seuil, 1999, p. 46. 2 Maurice Merleau-Ponty, La phénoménologie de la perception, Gallimard, 1949, 9e éd., p. 414. 256 C O R P S DISSIDENTS A L'ERE NUMERIQUE est à tel point colonisée par les normes de la beauté, qu'elle semble atteinte d 'une dysmorphophobie généralisée. C'est le motif même de la surconsom- mation de toutes sortes de produits de beauté, y compris les opérations chi- rurgicales "réparatrices." Dans ces conditions, la vieillesse devient une sorte de déviance impardonnable, si ce n'est un signifiant de classe. Mais il y a d'autres déviances en-corps, liées par exemple aux normes de l'identité sexuelle ou aux normes de l 'anatomie qui s'avèrent bien plus cruellement éprouvantes pour les individus non conformes. Et c'est justement à travers cette souffrance que les corps dissidents peuvent forger une parole publique. Des corps et des sujets contre-normes sont au centre de notre univers. La question de la différence active et de la résistance au processus de normalisa- tion traverse l 'ensemble de notre création. La tension entre norme et "dé- viance" est éclairée, électrifiée. Nous avons élaboré trois figures majeures de la dissidence. La première, c'est le corps féminin, le corps de celle que nous avons appelée "femme sujet," par opposition à la "femme objet." La deuxième est celle de l'intersexuel, comme sexe virtuel et alternatif.3 Et la troisième ce sont les jumeaux siamois, les jumeaux conjoints comme corps hors la loi. Donc des corps dissidents qui touchent aux séréotypes du regard ou qui atta- quent les normes de la biologie et de l'anatomie. Notre pratique visuelle est fondamentalement concernée par le regard. Travaillant constamment sur le corps, nous interpellons constamment le re- gard. Nous questionnons le regard et son pouvoir d'inclusion/exclusion. Consciemment ou inconsciemment, nous ne cessons d'élaborer des straté- gies pour libérer le regard du poids des normes - qu'il s'agisse de normes sexuelles, anatomiques ou encore visuelles et cinématographiques. D'où no- tre adhésion au champ du cinéma expérimental et indépendant. Autrement dit, nous déployons dans une même ondulation des préoccupations imbri- quées: la question du corps et du regard se répercute dans la question du langage. Le corps comme support Bien avant l 'art biologique les artistes corporels se sont penchés sur la question du corps comme support pour l'acte "artistique." Mais chez eux ce qui est mis à l'épreuve, c'est le corps de l'artiste même. D'autre part, l'altéra- tion par exemple de la matière cutanée par la blessure, telle qu'elle a été 3 Voir notre article "Intersexuality and Intermedia, a Manifesto," The Body Caught in the Intestines of the Computer & beyond. Womens'Stratégies in Media, edited by Marina Grzinic in collaboration with Adele Eisenstein, MKC, Maribor and Maska, Ljubljana, 2000. 257 MARIA KLONARIS - KATERINA THOMADAKI pratiquée par les artistes corporels français Gina Pane et Michel Journiac, se référait constamment à la relation de l'individu au social. Le "maquillage sanglant" de Gina Pane ou le triangle gravé par brûlure sur la peau de Michel Journiac, réactivaient des traumatismes collectifs psychosociaux. Ces gestes cruels répercutaient des cruautés subies par la collectivité: le maquillage en tant que gage de soumission des femmes ou le marquage des corps et le trian- gle signalant les homosexuels dans les camps de concentration nazis. Ces gestes avaient la texture d 'un cri. D 'un cri parfois comparable en force à celui d'Antonin Artaud, lorsqu'il incorporait la déchirure sociale, tel un suicidé de la société.4 Nous appartenons à la génération venue juste après les artistes corporels, nous avons grandi avec ces mêmes points de référence. Nous avons appelé notre cinéma "corporel" pour faire le lien entre l'art corporel et le cinéma expérimental.5 Et nous considérons notre pratique dans son ensemble comme un méta-art corporel, en ce sens qu'elle s'inscrit dans un moment historique où le technologique apparaît et s 'imbrique avec le corps. Cela n'était pas encore le cas pour les actionnistes viennois ou les artistes corporels français, à moins de considérer la présence des supports technologiques comme la photogra- phie, le fdm ou la vidéo comme des prémices. Chez eux le technologique reste encore loin du corps. Loin non seulement parce qu'ils ont utilisé les technologies imagistes uniquement pour produire des "constats" de leurs actions, une sorte de trace qui survivrait à l 'éphémère de la performance, mais aussi parce qu'au centre de l'art corporel se trouve la matière même du corps, cette "viande socialisée" dont aimait parler le théoricien du mouve- ment, François Pluchart. L'art corporel implique une centralité du corps réel dans le processus langagier. Nous faisons partie de cette mouvance d'artistes qui commencent à utili- ser les technologies pour mettre en place de nouveaux procédés de fïgurabilité, de perception et d'appréhension du corps. Il ne s'agit plus de produire des "constats" d'actions, mais de forger des langages avec et dans les outils tech- nologiques. Les confronter au corps. Avec les artistes corporels nous parta- geons la conscience du marquage social, augmentée chez nous d 'une autre conscience, venue avec la donnée technologique, la conscience d 'une expro- priation du corps à une échelle bien supérieure, planétaire, induite par les nouveaux systèmes de communication et de domination technoscientifique. 4 Nous faisons ici allusion au titre du texte d 'Antonin Artaud à propos de Van Gogh: "le suicidé de la société." 5 Voir Jacques Donguy, "Un Méta-Art Corporel. Entretien avec Maria Konaris et Katerina Thomadaki."http:/ /mkangel.cjb.net (page "Textes"). 258 C O R P S DISSIDENTS A L'ERE NUMERIQUE Une domination plus insidieuse celle-ci, car le corps éprouvé, le corps résis- tant, le corps humain passe d 'emblée pour obsolète. Les expérimentations science/art ont créé de nouvelles synergies qui deviennent aujourd 'hui très visibles sous les hospices des biotechnologies. L'art biologique en est l 'exemple le plus évident. Ces pratiques passent par une évacuation du discours social. Elles partent du présupposé d 'un pouvoir illimité sur la donnée naturelle, tel qu'il anime les nouvelles mythologies technoscientifiques. Pour notre part, nous ne sommes pas intéressées par l'exercice ou par la démonstration d 'un tel pouvoir. Ce qui nous intéresse c'est la dimension psycho-sociale du corps éprouvé, vécu, du corps subissant des pressions sociales et capable de faire face. Le corps dissident est un corps qui porterait en lui une exigence, encore vivante, de liberté . Le déplacement actuel du débat autour du corps vers les relations entre acteurs "humains" et "non humains" efface la primauté de l 'humain. L'hypo- thèse que l 'humain est au centre du monde naturel, comme les cosmologies anciennes l'avaient imaginé, a été démentie par les sciences modernes. Mais la conscience d 'un univers a-centrique, dé-centré, polysémique6 n'avait que des conséquences idéologiques positives, puisque la dé-centralisation ou la dé-hiérarchisation sont des paradigmes constructifs et en tous les cas n'impli- quent pas la dés-humanisation. Au contraire, ce qui pose problème aujourd'hui c'est le fait que l 'humain tend à s'effacer derrière les machines intelligentes, dans un monde de plus en plus technologisé selon l'idéologie pantechno- capitaliste contemporaine. Le foisonnement futurologique, la confusion en- tre le présent et le futur, entre le réel et le virtuel conduisent à une générali- sation de spéculations et d'utopies qui évacuent trop souvent la conscience socio-politique. Un nouvel imaginaire prolifère, obsédé par la science fiction, la science et la fiction, la fiction de la science et les images stéréotypées des médias. "Science Friction" aurait rétorqué Stan Vanderbeek, qui satirisait le pouvoir scientifique et ses synergies militaristes déjà à l 'époque de la Guerre froide.7 Cet imaginaire, propulsé par les instances de pouvoir occidentales, tend à coloniser de plus en plus la planète. Virtualisation, dématérialisation, désocialisation, dépolitisation, déshumanisation, le projet apparaît global. Dans une sorte d'hyperdécor hollywoodien, la sciencefictionnalisation du monde élabore de nouvelles exclusions, de nouveaux exils. La question de Tailleurs, d 'un ailleurs possible, surgit alors avec urgence. En dépit des forces colonisatrices envahissantes, pouvons nous préserver des matrices iconiques autres que celles offertes quotidiennement par les médias? Pouvons-nous garder actifs les réservoirs iconiques provenant de civilisations 6 Edgar Morin, La Méthode 1 La nature de la nature, Paris, Le Seuil, 1977, p. 16. 7 Stan Vanderbeek, Science Friction, film 16mm, 10min, 1959. 259 MARIA KLONARIS - KATERINA THOMADAKI anciennes ou présentes mais non occidentales, non dominantes? Pouvons- nous garder éveillée une conscience transculturelle et diachronique? Inven- ter des procédés figuratifs non soumis à la chaîne historique légitimée par le marché de l'art et les discours officiels de l 'art contemporain globalisé? Acti- ver des sources d'énergie et des registres de communication oblitérés par le consensus communicationnel actuel? Créer un champ libéré des normes ci- nématographiques telles qu'elles sont imposées par le marché du cinéma et de la télévision? Réactiver les forces psychomentales du spectateur et son corps sentant et sensible? Ce sont les questions que soulève et auxquelles répond notre projet artistique. Un Cinéma corporel Notre cinéma corporel8 est critique de la conception du cinéma en tant qu'institution et industrie. Il se pose comme cinéma contre-industriel et re- vendique une proximité poiétique avec les arts plastiques. Notre approche féministe et sa théorisation prennent donc vie hors du cadre du cinéma nar- ratif, qui constitue par ailleurs l 'objet presqu'exclusif de la Feminist Film Theory. Notre premier film Double Labyrinthe (1975-76) coïncide chronologique- ment avec l'article de Laura Mulvey "Visual Pleasure and Narrative Cinéma" publié en Angleterre en 1975.® Nous n'étions donc pas au courant de la pro- position analytique de Mulvay au moment où nous avons réalisé le film. No- tre proposition a surgi de notre réflexion et expérience propre et se situait sur un autre terrain, celui du cinéma non narratif. Mulvay met au centre de son analyse la question du regard, postulant que le sujet du désir en cinéma est toujours un sujet masculin. Le regard est aussi au centre du dispositif de Double Labyrinthe. Quel est ce dispositif? Un dispositif en chiasme. Le film est composé de deux parties. Dans la première 8 A propos du cinéma corporel voir Maria Klonaris - Katerina Thomadaki: "Traversée du corps, traversée des médias. Mises au point pour un regard rétrospectif,"Jeune, dure et pure! Une histoire du cinéma d'avant garde et expérimental en France, sous la direction de Ni- cole Brenez et Christian Lebrat, Paris, Cinémathèque Française/Mazotta; "Cinema of the Body : A Meta-Body Art," in The Last Futurist Show, edited by Marina Grzinic, Lju- bljana, Maska, 2001; "The Feminine, the Hermaphrodi te , the Angel: Gender Mutations and Dream Cosmogonies. On a multimedia projection and installation practice (1976- 1994)," Leonardo, Jou rna l of the In te rna t iona l Society for the Arts, Sciences and Technology, MIT Press, Cambridge, Volume 29, Number 4, 1996. 9 Laura Mulvey, "Visual Pleasure and Narrative Cinema, "Screen, London, Autumn 1975, Volume 16, N°3. 260 C O R P S DISSIDENTS A L'ERE NUMERIQUE partie Katerina fait six actions avec des matières. Elle est filmée par Maria. Dans la deuxième partie, Maria fait six actions avec des objets. Elle est filmée par Katerina. Donc structure symétrique. Le film se constitue à partir d 'un double regard, d 'un regard échangé, d 'un regard en chiasme. Les deux sujets du regard sont féminins. C'est une femme qui regarde une autre femme, et qui ne la regarde pas en tant que même, mais en tant qu'Autre. Le sujet du désir est féminin. Notre cinéma corporel articule la question du corps féminin comme sujet à celle du regard, au delà de toute préoccupation diégétique. Il est en premier lieu un dispositif relationnel. Les questions auxquelles il répond sont: com- ment la relation à l'Autre peut conduire à l'invention d 'un langage, notam- ment cinématographique? Comment filmer une femme sans l'objectiver? Comment construire des images de femmes mues par des nécessités internes, par une volonté de rendre visible ce que les icônes sociales de la féminité refoulent? Comment l'image intérieure, constitutive de la subjectivité, peut briser les conventions du réel? Comment un langage surgissant, en devenir, peut constester la charge idéologique des langages audiovisuels normés? Il nous était clair dès le départ que cette quête ne pouvait se mener qu'en de- hors du circuit du cinéma narratif industriel. L'importance de la question de l'Autre dans notre cinéma génère des dialogues corporels. Dialogue entre le corps de celle qui filme et celle qui est filmée. Ou encore, entre le corps de celle qui projette et celle dont l'image est projetée. Le corps filmé inscrit son énergie dans le flux filmique. Le corps filmant inscrit la trace de ses mouvements dans l'image. Le regard devient toucher. Le cinéma narratif dominant adopte, en règle générale, l'idéal spéculatif de la neutralité. Le sujet du regard est supposé être non seulement "neutre, " mais aussi "désincarné." Il se situe dans un non lieu à partir duquel il observe les événements narrés, dont la vraisemblance dépend justement de sa préten- due neutralité. Mais cette neutralité est fictive. Derrière elle se dissimule non seulement le sujet masculin mais aussi une machine pour le regard construite à grand renfort de codes cinématographiques. Notre cinéma ne participe pas de ce sytème de codes. La relation active entre corps (féminin) filmant et corps (féminin) filmé per turbe ce statu quo. La matière organique de notre vision transforme le film en un espace intercorporel. Notre pratique cinématographique pourrait être lue comme une entre- prise de désancrage, de déracinement du cinéma d 'un sol qui le nourrit pres- que depuis sa naissance: l 'économie scopique et libidinale fondée sur une domination masculine. Car le cinéma "classique" reflète la subordination socio- sexuelle du "féminin," sur lequel il porte un regard discriminatoire organisé, 261 MARIA KLONARIS - KATERINA THOMADAKI orchestré et mythifiant. La radicalité de notre démarche vient jus tement de l 'abandon massif de ce dispositif idéologique et de ses traces, de son inscrip- tion dans le corps entier du film - sa grammaire, sa syntaxe, ses configurations imaginaires. Notre cinéma pousse d 'un autre bord. Comme dit Luce Irigaray "... il s'agit d 'une autre économie, qui déroute la linéarité d 'un projet, mine l'objet-but d'un désir, fait exploser la polarisation sur une seule jouissance... "10 La "dissidence" du corps et du regard féminin, du corps de femme-sujet dans notre cinéma corporel concerne le statut sociomental du féminin. Avec Le Cycle des Hermaphrodites (1982-90) et le Cycle de F Ange (1985-) nous introdui- sons la question de la dissidence de l 'identité sexuelle sur le plan non seule- ment mental, mais aussi physiologique. Le corps intersexuel transgresse phy- siquement la frontière des sexes. Et les jumeaux siamois de ZMsatres sublimes aggravent la transgression: leurs corps met en question l 'anatomie humaine. Figures/miroirs Il nous paraît urgent de questionner aujourd 'hui le devenir des corps biologiquement dissidents. Il semblerait que le destin qui se profile pour eux à l'ère numérique, c'est qu'ils seront évités d'emblée, génétiquement exclus, effacés des possibles, grâce aux pouvoirs de prévision et de manipulation des sciences biomédicales, pour servir ainsi jusqu 'au bout l'incapacité de nos so- ciétés d'assumer le contre-norme. "Formatage" et "normalisation" de l'em- bryon, diagnostics génétiques préimplantatoires, recherches sur la "répara- tion" génétique: les préoccupations des chercheurs financés par les grands laboratoires pharmaceutiques semblent déborder la prévention de maladies génétiques dégénératives pour atteindre un projet d 'un autre ordre: la créa- tion d 'un humain "parfait." Une nouvelle forme d'eugénisme s'installe, sans la violence "négative" de l 'eugénisme nazi, mais avec la violence "positive" du capitalisme avancé. C'est-à-dire que l 'élimination au nom d 'une race parfaite ne se pratique plus sur des populations humaines, mais sur des humains vir- tuels et "invisibles," sur cette nouvelle matière première pour l 'industrie mé- dicale: les embryons. Et elle ne se pratique pas par une instance de pouvoir extérieure, mais par le consommateur lui-même de nouveaux produits médi- caux, ayant déjà assimilé et intériorisé les fantasmes normatifs. Il semblerait que les corps dissidents seraient ainsi expulsés définitivement du réel, pour ne réapparaître que dans les marges autorisées de l'imaginaire et de l'art. En tant que corps réels, ils risquent l 'extinction. 10 Luce Irigaray, Ce sexe qui ri en est pas un, Paris, Minuit, 1977. 262 C O R P S DISSIDENTS A L'ERE NUMERIQUE L'une de nos spécificités est que nous travaillons sur des corps différents qui sont bien réels. Nous ne créons pas des corps numériques fictifs. En ce sens notre travail s 'oppose à cette tendance, qui se généralise pendant les dernières années, de fictions numériques sensationnelles autour du corps humain. Chez nous il s'agit de corps réels, déjà extraordinaires, par nature, si l 'on peut dire. Des corps contre-naturels, au sens où ils défient l'idée que nous nous faisons de la nature. Des corps qui ont vécu. Des corps qui ont subi les effets de leur différence. Les outils numériques interviennent dans notre création pour nous permettre de reformuler l'image de ces corps en la proje- tant dans un univers poétique. Nous utilisons le potentiel transformateur des technologies imagistes non pas pour détruire, pour désagréger les corps dis- sidents, mais au contraire pour en augmenter l'impact mental, autrement dit leur puissance. Les figures/miroirs sur lesquelles nous travaillons impliquent toujours une rencontre, une révélation. Ce sont des personnes que nous avons rencontrées à travers des documents d'archives médicales, photographies ou cires anatomi- ques, des personnes qui se sont imposées à notre regard et à notre création par la force de leur présence, de leur silence ou de leur souffrance. Ce sont des sujets emblématiques, qui bousculent la biologie et les limites du corps reconnu. Ce sont des miroirs de déchirures et d'effondrements qui traversent le monde actuel. Nous leur donnons un statut de corps visionnaires. L'Ange intersexuel En 1985 nous avons commencé à travailler sur un document médical: une photographie d 'hermaphrodi te que Maria Klonaris a trouvée dans les archives de son père, gynécologue chirurgien. Le document, de photogra- phe anonyme et non daté, représente un sujet de sexe féminin avec un corps d 'homme. Personnage mystérieux, aux yeux bandés, dont le sexe intermé- diaire, autant que la stature, nous a amenées à l'associer à l'Ange." Anghelos, messager selon l'étymologie grecque, l'ange dans les gnoses néoplatonicienne et zoroastrienne ainsi que dans les théologies chrétienne, judaïque et islamique, revêt une fonction théophanique. Il représente le lien entre le monde sensoriel empirique et le mundus intellectualis. 11 est considéré comme une entité médiane qui surgit de l'abstraction du monde imaginai12 11 Voir catalogue de l 'exposition au mois de la photo à Paris, Klonaris / Thomadaki, Archangel Matrix, Paris, A.S.T.A.R.T.I., 1996. 12 Dans son Traité philosophique /, Sohravardî (Xlle siècle) parle de trois univers: "Selon les philosophes, les univers sont au nombre de trois : le monde des Intelligences (Angeli 263 MARIA KLONARIS - KATERINA THOMADAKI pour s'intégrer au cadre anthropomorphique de notre monde : une non- image qui se convertit en image. Nous commençons alors à explorer cet inconnu : le concept de l'Ange par la médiation d 'un sujet intersexuel. Nous sommes guidées par une pho- tographie médicale. Une photographie médicale, mais une photographie exceptionnelle, où le corps différent ne se laisse pas réduire à un simple objet d'observation clinique, à un simple lieu offert à la domination du regard sous couvert d'objectivité scientifique. Une photographie, une scène photographi- que où se produit un étrange retournement: le sujet photographié semble transcender le contexte médical pour interroger les limites de la condition humaine sexuée. En plus, une photographie volée, extraite des archives paternelles, enle- vée au milieu scientifique, transposée dans le territoire de l'art, libérée des contraintes de la normalité et de la thérapeutique des déviances. Pour nous ce corps intersexuel incarne la contestation contemporaine de la frontière étanche entre les sexes. Il inscrit dans l'histoire humaine un rêve privé et public de la fin du XXe siècle, rêve d 'une identité sexuelle repensée - dou- ble, multiple, ou transitoire. Au fond, ce corps brise la frontière non seulement entre le féminin et le masculin, mais aussi entre l'abstrait et le concret, le mythologique et l'in- carné, l'imaginaire et le palpable, le concept et la forme. La photographie médicale est l 'événement premier. La découverte de cette photographie est l'instant électrique. Tout ce qui en découle appartient à un méta-temps de la photographie, ou plutôt, à un temps méta-photographique. Un temps ultérieur, longtemps après l 'événement de la capture de l'image du su- jet. Un temps après sa vie, ou un temps après sa mort. Une vie après la mort ou une vie après le temps, une méta-vie incrustée dans une autre vie: la vie du sujet jadis photographié, incrustée dans la vie des artistes méta-photographes. Ce temps méta-photographique implique des processus de projection, de génération et de mutation. La photographie médicale devient matrice. Elle génère non seulement d'inépuisables variations, mais aussi un au-delà du dis- positif photographique classique. intelkctualis), c'est le monde du Jabarût; le monde des Ames (Angeti célestes), et c'est le monde du Malakût; le monde du Molk, et c'est le "domaine" des corps matériels (ou encore le monde visible, le monde des phénomènes sensibles)." Henri Corbin commente: "Autrement dit, les trois mondes sont le monde intelligible, le monde imaginai et le monde sensible[...] Dans sa doctrine philosophique de la perception, Sohravardî établit une véri- table gnoséologie ou théorie de la connaissance visionnaire. Le mundus imaginalis, monde de l'Imagination active... est un monde réel, où se forme la connaissance visionnaire ou prophétique." Sohravardî, L Archange Empourpré, Quinze traités et récits mystiques, traduits du persan et de l'arabe par Henri Corbin, Paris, Fayard, 1976. pp. 22, 29, 35. 264 C O R P S DISSIDENTS A L'ERE NUMERIQUE La réalisation de la série Angélophanies (1987-88), du Cycle de l'Ange, com- posée d'environ deux cents tirages uniques, variations de la même image, est due à une technique phototypographique de notre conception, un procédé de tirage par contact à plusieurs couches, produisant parfois des effets pro- ches du paraglyphe.13 La découverte du potentiel multistrate de l'image pho- tographique a fait basculer notre approche de l'espace et du temps: l'espace de la projection se condense dans le rectangle du papier photographique devenu surface illusoire ouverte à une profondeur abyssale. Des transforma- tions du corps incrustées en écho les unes dans les autres entraînent la tem- poralité obligée du double et du multiple. Comme un photogramme cinématographique agrandi, l'image photo- graphique glisse dans le temps. Même si ses doubles restent immobiles, l'image du sujet ne s'immobilise jamais. Dotée du pouvoir multiplicateur des cris- taux, la photographie matrice de "L'Ange" génère un temps qui lui est pro- pre, un temps miroirique, de même qu'elle génère son propre espace stellaire. Opérant avec la lumière nous incrustons l'espace stellaire dans l'espace de ce corps humain. La matière corporelle est corrodée par la matière sidé- rale. Des corps astronomiques, étoiles, galaxies, nébuleuses, sont projetés sur l 'écran de ce corps. Ils marquent la peau, l'illuminent, la gonflent, la calci- nent. Une hybridation impossible s'opère entre corps humain et macrocosme, une imbrication de deux mondes sur la scène d 'un corps intersexuel. L'Ange, messager d'autres mondes, corps des étoiles, devient un ailleurs corporalisé. Il ouvre un espace postcybernétique - le réseau ici présent ne relie plus des distances terrestres, mais un corps humain avec des corps galactiques. Le pre- mier entrelacement incarné par ce corps, celui des sexes, génère un deuxième, celui des mondes, microcosme/macrocosme. Dans nos installations nous mettons en espace les variations photogra- phiques d'Angélophanies. Le spectre de la projection habite nos environne- ments photographiques. Nous cherchons à surmonter l'opacité de la photo- graphie en lui attribuant un statut intermédiaire, entre la matérialité du pa- pier photographique et l 'immatérialité de la projection. Eclairées par des lumières "noires," les photographies grand format deviennent des écrans si- lencieux immergés dans une nuit ultra-violette. 13 Les paraglyphes, découverts par Béla Alexander (1852-1916) sont des effets de si- mili-relief ou de bas-relief obtenus en superposant un négatif et un positif d 'un même sujet. 265 MARIA KLONARIS - KATERINA THOMADAKI Désastres sublimes. Les jumeaux. Empruntée à nouveau à l'imagerie médicale, ici l 'image de départ est une cire de jumeaux "siamois" de la collection ana tomique du Musée Spitzner.14 Nous associons cette image d 'un corps "monstrueux" avec des or- ganismes marins, des photographies de coquillages, ainsi que des planches extraites de l'ouvrage Formes artistiques de la nature (1899) du biologiste alle- mand ErnstHaeckel (1834-1919). Nous intégrons ainsi des champs d'explo- ration scientifique comme la biologie et la génétique dans notre recherche plastique.15 Les enfants représentés par la cire anatomique sont Giacomo et Giovanni Tocci nés en 1877 en Sardaigne et classés à leur naissance dans la catégorie des xiphodymes par les professeurs Fabini et Moss de l'Académie Royale de Médecine à Turin. Selon la nomenclature instituée par Isidore Geoffroy Saint- Hilaire en 1832, ils seraient des dérodymes de la famille des sysoliens de la catégorie des monstres doubles autosites de la classe des monstres composés. C'est l 'époque où triomphent la classification et la typologie. La science se construit alors sur l'idée d 'une homogénéité naturelle, mais aussi d 'une su- périorité naturelle du type idéal. Elle invente ses règles à partir de phénomè- nes statistiquement majoritaires dans une périphérie géographique limitée - le monde occidental - et repousse dans les marges les phénomènes rares, exceptionnels, ainsi que toute forme d'étrangéité. "De tout temps, le corps étrangement formé représente l'absolue Alté- rité" dit Leslie Fiedler.16 Il est F étranger archétypique, l'Autre le plus extrême. Figure de la complexité et de l'insaisissable, le "monstre" est aussi un agent perturbateur radical, qui ébranle toute notion d 'ordre. Michel Foucault in- siste sur la dimension "juridique" du monstre: "juridique, dit-il, au sens large 14 Pierre Spitzner a ouvert en 1856 à Paris le "Grand Musée Anatomique et Ethnologi- que" situé dans le Pavillon de la Ruche, Place du Chateau d'Eau. A la suite d 'un incendie qui, en 1885 détruisit le Pavillon de la Ruche, Spitzner décide de se faire forain et de transporter de ville en ville ce qui devient "Le Grand Musée d 'Anatomie et d'Hygiène." Le Musée Spitzner disparaît à la fin des années 1940. La cire des Frères Tocci était la pièce n° 86 de la collection Spitzner, présentée comme "phénomène double à tronc unique dit 'Derodyne.'" 16 Voir Klonaris/Thomadaki, Désastres sublimes, photographies numériques, Paris, A.S.T.A.R.T.I., 2000. 16 Voir Leslie A. Fiedler, Freaks: Myths and Images of the Secret Self, New York, Simon and Schuster, 1978. A propos des corps "monstrueux" voir aussi Rosemarie Garland Thom- son editor, Freakery. Cultural Spectacles of the Extraordinary Body, New York, New York Uni- versity Press, 1996 et Nina Lykke & Rosi Braidotti editors, Between Monsters, Goddesses and Cyborgs. Feminist Confrontations with Science, Medicine and Cyberspace, London, Zed Books, 1996. 266 C O R P S DISSIDENTS A L'ERE NUMERIQUE du terme, puisque ce qui définit le monstre est le fait qu'il est, dans son exis- tence même et dans sa forme, non seulement violation des lois de la société, mais violation des lois de la nature. (...) Il est l'infraction et l'infraction por- tée à son point maximum. (...) Le monstre est une infraction qui se met auto- matiquement hors la loi."17 Au XIXe siècle, les corps hors la loi acquièrent une visibilité maximale au sein de ces musées primitifs que furent les freak shows. Ils donnent lieu à une forme spéciale de voyeurisme, celle que Robert Bogdan appelle thepornography of disability. Depuis leur plus tendre enfance, Giacomo et Giovanni Tocci étaient ex- hibés par leur père en tant que "phénomènes." Après avoir parcouru les villa- ges de leur Sardaigne natale, dans leur adolescence ils deviennent des profes- sionnels se produisant dans de grands établissements comme le Panopticum de Berlin. Ils parlaient couramment l'italien, le français et l'allemand. Partis aux Etats-Unis en 1892, ils sont reconnus par l'American Scientific Academy comme "les plus remarquables monstres doubles qui aient jamais approché la maturité."18 Cela leur vaut une carrière de stars dans les freak shows améri- cains. Ils font fortune. Avant la fin du siècle, en 1897, à l'âge de 20 ans, ils décident de quitter les Etats-Unis et le monde du spectacle. Ils retournent en Italie et font construire une villa entourée de hauts murs aux environs de Venise. Ils épousent deux sœurs. C'est en leur compagnie qu'ils vivront dé- sormais séquestrés dans leur villa, sans plus jamais se montrer en public. Ils meurent en 1940 à l'âge de 63 ans. Leur vie dément le mythe de la survie impossible des monstres. Mais aussi, elle semble symptomatique du retourne- ment historique du statut du monstre. Du XIXe au XXe siècle, ils passent de la visibilité à l'invisibilité, de la spectacularisation à 1'(auto)séquestration. En 1881 les frères Tocci sont présentés à la Société Anthropologique de Berlin. C'est l 'époque où les monstres exhibés au Panopticum de Berlin sont systématiquement "expertisés" par les scientifiques allemands. Les curiosités humaines recrutées par les impresarii alimentent la recherche scientifique. La théorie darwinienne a déjà acquis une grande popularité en Allemagne, largement grâce au biologiste Ernst Haeckel. Dans le prolongement de la pensée darwinienne, Haeckel formule sa théorie de la récapitulation, notam- ment sa "loi bioénergétique" (1866) qui postule que l'ontogenèse est une récapitulation de la phylogenèse. Nous ignorons si Ernst Haeckel avait pris connaissance du cas Tocci, mais leurs trajectoires semblent se croiser en cette Allemagne fin de siècle. En 17 Michel Foucault, op. cit. p. 52. 18 Voir M. Monestier, Les Monstres, Paris, Tchou, 1978. 267 MARIA KLONARIS - KATERINA THOMADAKI 1899 Haeckel publie la première partie de sa recherche à la fois scientifique et plastique sur les Formes artistiques de la nature. Il dessine des micro-organis- mes marins découverts au cours de ses voyages dans diverses mers - la Médi- terranée, la mer Rouge, l 'océan Pacifique - et observés au microscope. L'intérêt de Haeckel pour les protozoaires marins, dont il a découvert près de quatre mille nouvelles espèces, est lié à sa théorie du jaillissement spontané de la vie par les océans. Les méduses, les radiolaires, les siphono- phores, les éponges calcaires et les ammonites, leur parenté formelle intrin- sèque, les variantes de leurs géométries, démontrent la continuité entre l'or- ganique et l 'inorganique défendue par Haeckel. Dans l'espace de ses plan- ches, les micro-organismes acquièrent une dimension cosmologique. On di- rait des organes de l'univers, des astres sous-marins, qui partagent avec les astres célestes la symétrie rayonnée. Haeckel nous livre un firmament océani- que. Et ce miroir qu'il avait imaginé entre ontogenèse et phylogenèse resur- git entre microcosme et macrocosme, entre révélations microscopiques et téléscopiques. Les dessins détiennent la densité philosophique d 'un théo- rème sur l'origine du monde. Des assemblages de photographies et d'objets ont été la première étape de notre travail sur les jumeaux conjoints. Dans un deuxième temps nous avons retravaillé la photographie initiale sur copieur numérique en surim- pression avec des photographies de coquillages. Les tirages grand format de l'exposition .Désastres sublimes font partie de cette étape. Dans un troisième temps nous avons intégré l'image des enfants dans certaines planches extrai- tes des Formes artistiques de la nature. Les imbrications et les transformations ont été obtenues par des traitements numériques. L'image initiale sert de matrice. Elle génère d'infinies variations - pa- limpsestes numériques. Puis quelque chose arrive, qui cristallise le transfert sous-jacent : nous sautons dans l'image. Nous incorporons le corps des jumeaux en substituant aux visages de Giacomo et Giovanni nos propres visages d'enfants. Un saut périlleux. Et non seulement pour l 'effet de greffe, ou pour la transsexuation que cela suppose. Notre double autoportrait en jumelles siamoises est une signature grave. Dans le miroir du corps siamois, le double auteur assume sa "monstruosité" bicéphale, transgressive. Dans l'espace de l'exposition nous avons utilisé des miroirs. Des miroirs verticaux sont intégrés dans les diptyques ou triptyques photographiques sem- blant à la fois séparer et réunir les images. Le spectateur qui regarde les pho- tographies se trouve brutalement confronté à son propre reflet, cadré par le corps des jumeaux conjoints. Etant donné que les miroirs sont légèrement déformants et que les photographies, par leur taille et par leur emplacement, 268 C O R P S DISSIDENTS A L'ERE NUMERIQUE maîtrisent l'espace, une sorte de renversement se produit. La "normalité" du corps du spectateur est déstabilisée, tandis que le corps extraordinaire des jumeaux, lui, est célébré et sublimé par une ritualisation visuelle. Voici qu'il quitte les marges du regard pour occuper le centre. En même temps, le corps du spectateur devient trouble, indéfini, comme si aucune position fixe, privi- légiée quant à sa constitution anatomique, n'était plus pensable. Le rapport de forces est ébranlé. Dans Désastres sublimes. Les jumeaux sont réunis des corps qui appartien- nent à d'autres dimensions du réel, à d'autres niveaux du visible. De l'échelle humaine à l 'échelle microscopique, des liens se tissent, des miroirs surgis- sent. Car l 'ensemble de notre œuvre est traversé par l'idée que la réalité ne peut pas se restreindre à la convention qui l'identifie au monde extérieur. Elle la déborde à la fois en termes de dimension - humaine, microscopique, subatomique, macrocosmique... - et en termes de visibilité - perceptions du monde extérieur, rêves, visions, hallucinations... C'est sur ce réel-là, sur ce réel multidimensionnel que nous travaillons. D'où notre attirance pour les projections, les doubles et les nouvelles dimensions ouvertes par les doubles et les nouvelles dimensions ouvertes par les technologies imagistes. D'où no- tre passion pour les corps visionnaires. 269