135 Filozofski vestnik | Volume XXXVIII | Number 2 | 2017 | 135–150 * Humboldt-Universität zu Berlin Gernot Kamecke* La politique sans pensée ? Considérations sur l’irrationalisme des mouvements populistes contemporains « Qué le ha faltado a la verdad para quererla disfrazar ? »1 – Silvio Rodríguez Nous pouvons partir d’un constat général, partagé parmi beaucoup d’intel- lectuels et d éxperts politiques, qui met sévèrement en doute la capacité de pronostiquer les résultats des élections dans les démocraties occidentales. Il semble qu’en Europe et en Amérique, la volonté politique du peuple soit deve- nue plus volatile et s’oriente d’une façon plus abrupte et plus massive dans des directions imprévisibles. Dans ce contexte, l’année 2016 a été particulièrement surprenante pour maints observateurs politiques et spécialement néfaste pour beaucoup d’activistes. Avant le 23 juin 2016, il semblait évident que le Royaume Uni n’allait pas sor- tir de l’Union Européenne. L’approbation du peuple britannique pour l’idée de l’Europe, lors d’un plébiscite qui n’était pas nécessaire au niveau du droit ins- titutionnel, était un appui symbolique évident et incontestable, de telle sorte que très peu de pronostiqueurs, ni même parmi les partisans du «  Brexit  », n’avaient prévu le coup atteint à l’Europe, réduite plus que jamais à l’axe fran- co-allemand. Avant le 2 octobre 2016, il semblait également évident que le peuple colombien allait approuver le traité de paix accordé entre la République de Colombie et les Forces Armées Révolutionnaires afin de mettre fin à une des guerres civiles les plus longues et les plus dévastatrices de l’Amérique du Sud. Il était impensable – et c’est jusqu’à aujourd’hui difficile de comprendre – comment une majorité, juste mais concluante, ait pu être mobilisée pour de raisons extravagantes, étrangères à la cause et basées sur des informations truquées diffusées en 1 « Qu’a-t-il manqué à la vérité pour qu’on désire la masquer ? » FV_02_2017.indd 135 14. 01. 18 10:34 136 gernot kamecke masse, pour mettre en danger une paix voulue par une grande majorité des Colombiens.2 Le 8 novembre, la date probablement la plus funeste pour les défenseurs clas- siques de la raison politique moderne, l’élection présidentielle américaine de 2016 a donné également des résultats peu prévus dans les milieux intellectuels internationaux ainsi que dans les grandes villes des États-Unis où la prise de pouvoir de Donald Trump a laissé des ondes de choc. Il était impensable qu’une majorité – quoique non absolue et véhiculée par le système des électeurs – du peuple américain voudrait que son représentant majeur soit un homme poli- tique dont le programme électoral était manifestement orienté contre le consen- sus rationnel de la démocratie représentative moderne, dont la version améri- caine s’entend selon la célèbre formule du 16e président des États-Unis Abraham Lincoln comme une forme de « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ».3 Sans entrer dans les détails des événements qui ont rendu possible l’arrivée sur la scène internationale d’un personnage apolitique, qui inspire du mépris et de la honte aux observateurs politiques, aux philosophes réveillés et à tout homme ou femme dans le monde entier qui croit encore en la possibilité de faire de la politique, j’aimerais proposer une approximation philosophique plus géné- rale au phénomène politique nouveau, ou postmoderne, et qu’on peut appeler « phénomène de Trump » ou « trumpisme ». La question est de savoir en quoi consiste la nouveauté de ce mouvement apolitique, trompeusement dénommé « nouvelle droite » (New Right), qui a rendu possible l’avènement d’un style de gouvernement jamais vu aux USA, et qui menacera probablement l’institution même de la présidence américaine, si ce n’est le système de la démocratie occi- dentale contemporaine tout entier. A titre expérimental, traitant un problème imminent qui est relié à des déve- loppements trop actuels, j’aimerais exposer la thèse que le phénomène contem- porain marque une césure historique. L’avènement de Trump nous mène à une 2 La paix a été sauvée après-coup, grâce à la persévérance du président Juan Manuel Santos, récompensé par le Prix Nobel de la Paix 2016. Dans ce cas, la volonté du peuple a été sau- vegardée, pour ainsi dire, en réinterprétant son expression plébiscitaire. 3 Abraham Lincoln, Gettysburg Address, 19 novembre 1863 : « Democracy is direct self-go- vernment, over all the people, for all the people, by all the people ». FV_02_2017.indd 136 14. 01. 18 10:34 137 la politique sans pensée ? configuration politique qui dépasse les dogmatismes religieux et les discours anti-intellectualistes des mouvements populistes, notamment fascistes connus du 20e siècle. La nouveauté fondamentale, postmoderne, consiste dans le fait que le trumpisme vise à abolir, de manière radicale, la possibilité même de la raison. Nous sommes témoin, au niveau symbolique le plus distingué de la scène politique occidentale, d’un actionnisme politique sans logique consis- tante, ou d’une « raison d’État » sans « raison politique ». Nous observons la volonté imprévisible d’un homme à comportement erratique qui semble capable de se forger une « facticité alternative » propre à construire une illusion pure de la réalité, au travers de laquelle il arrive à se contredire à lui-même sans perdre la force qui anime son volontarisme. De manière ostentatoire, Trump introduit la figure du « grotesque »4 aux discours raisonnés de la démocratie représentative. Dans le cas des USA, l’attitude anti-intellectuelle s’accorde avec une lutte pré- cise et avouée contre une grande partie des médias, considérés libéraux ou de gauche. Comme si on avait besoin d’une telle alerte au début de ce 21e siècle chaotique et guerrier, l’actuation du président américain actuel nous rappelle l’importance de défendre la liberté fragile de la presse. Mais l’attitude anti-in- tellectuelle de Trump et ses supporteurs va au-delà de l’hostilité personnali- sée qu’ont vécu, par exemple, les ennemis du fascisme au 20e siècle. Quand les franquistes clamaient « vive la mort » et « mort aux intellectuels » pendant la Guerre d’Espagne,5 ils désignaient de manière claire et distincte les ennemis républicains et communistes de leur mouvement qu’ils reconnaissaient en tant que tels aussi dans les champs de batailles. Or, la particularité du trumpisme se distingue par le fait que ce mouvement contradictoire, qui consiste en une frac- tion populaire adversaire du système politique, et un groupement de l’élite éco- nomique, ne se retourne pas seulement contre certains représentants de l’intel- ligence, mais réfute de manière intentionnelle l’existence même de la raison en politique. La raison irraisonnée de l’attaque contre la consistance logique du langage est une destruction de l’idée de sa vérité possible. 4 «  Le grotesque, c’est l’un des procédés essentiels à la souveraineté arbitraire.  » Michel Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France, 1974–1975, Gallimard/Seuil, Hautes Études, Paris 1999, p. 13. 5 José Millán-Astray, Debate con Miguel de Unamuno, 12 octobre 1936 : « ¡Muera la inteligen- cia! », « ¡Viva la muerte! ». FV_02_2017.indd 137 14. 01. 18 10:34 138 gernot kamecke Dans l’histoire des temps modernes, les hommes politiques ont inventé des pos- sibilités les plus différentes – analysées dans leurs époques par des penseurs comme Machiavel, Jean-Jacques Rousseau ou Carl Schmitt – de présenter le vol, l’oppression ou la terreur comme des vérités politiques. Néanmoins, même les altérations scientifiques ou les torsions argumentatives les plus absconses, comme par exemple l’ésotérisme scientifique de la race humaine supérieure chez le nazisme allemand, qui a été l’argument pour mener une guerre d’anéan- tissement, possédaient une logique plus ou moins intelligible. Il s’agissait de combattre un ennemi, de poser une altération des faits ou une fiction menson- gère à la place de la vérité. Les abus de pouvoir les plus atroces se réalisaient en se référant à une logique intrinsèque, en prétendant posséder une vérité propre et de la justifier par des raisonnements. Or, ce qui est nouveau dans le trum- pisme, c’est que nous sommes confrontés à un discours politique dont la raison est entièrement illogique et imprévisible. L’idée intuitive de se détourner de la raison revient à exclure également, dans la pratique, toute forme (consistante) de dispute ou de contestation. Comment penser un discours politique dépourvu de logique cohérente ? Com- ment considérer un discours politique qui est basé sur une identification affec- tive, de la part des partisans populaires, qui considèrent, dans une désillusion percée de xénophobie, que la raison est un instrument de soumission ? Com- ment faire de la politique quand sa cohérence discursive est mise en question et la pratique des différences idéologiques, qui mènent à la discussion, au conflit ou à la guerre, n’est plus soutenue par la rationalité d’une argumentation ? Ces questions difficiles renvoient aux fondements des relations entre la « raison » et la « politique », deux grands emblèmes des Lumières européennes, ainsi qu’au problème de la « sagesse » du peuple, qui doit être éduqué pour exercer sa fonc- tion de souverain dans les démocraties. Plus spécialement, elles renvoient au problème de « l’incarnation » de la volonté souveraine par ses représentants po- litiques, qui peut passer, notamment aux USA, par des canaux non-discursifs, spirituels, dont la cohérence effective met en question la suprématie de principe de la rationalité intellectuelle, qui peut elle-même être bien contradictoire. L’importance de l’apparition du phénomène contemporain consiste dans l’at- teinte à la raison politique du « sens commun », réquisit fondamental de toute philosophie éclairée. L’avènement d’une politique apolitique ou contre-poli- tique nous rappelle, par son irrationalité même, le réquisit fondamental qu’en FV_02_2017.indd 138 14. 01. 18 10:34 139 la politique sans pensée ? politique, il est tout de même indispensable de soutenir un concept (ontolo- gique) de vérité. * Au XIXe siècle, à l’époque des mouvements romantiques, choqués par les er- reurs des esprits éclairés et orientés contre la rationalité des philosophes des Lumières, la jeune nation des États-Unis d’Amérique est témoin de la naissance du premier mouvement politique, ultérieurement appelé populiste, qui se re- tourne de manière explicite contre la philosophie rationaliste et cartésienne des sciences politiques, dominante en Europe et ses anciennes colonies depuis la séquence historique entre la révolution américaine et la Révolution Fran- çaise. Le dirigeant politique de ce mouvement, Andrew Jackson, le co-fonda- teur du Parti démocrate et 7e président des USA de 1829 à 1837 – le premier qui ne provient pas de l’élite sociale et militaire des fondateurs de la nation –, est l’inventeur d’un discours de la représentation politique du peuple basée sur le principe de « l’incarnation charismatique »6 de la volonté générale du souve- rain. Le discours politique de « l’ère démocratique jacksonienne » décrite par Tocqueville dans De la démocratie en Amérique (1835/1840),7 propose une so- lution au problème posé par Rousseau dans Le contrat social concernant les formes de participation directe du peuple au gouvernement démocratique, qui évitent la « corruption » inhérente à la représentation politique incontrôlée.8 Le jacksonisme présente ainsi une théorie sur le corps politique de la démocratie, qui mélange l’esprit nationaliste d’une colonie récemment libérée avec l’anti-in- tellectualisme des victimes des Lumières. Il est devenu, au XIXe siècle, le des- sin de définition pour une politique du système représentatif, discursivement orienté contre le même système, afin de rallier les exclus. 6 Carl Schmitt, Politische Theologie II. Die Legende von der Erledigung jeder Politischen Theo- logie, Duncker & Humblot, Berlin 1970, p. 41 sqq. Sur la démocratie jacksonnienne voir Mark R. Cheathem et Terry Corps (éd), Historical Dictionary of the Jacksonian Era and Ma- nifest Destiny. Scarecrow Press, Lanham 2006. 7 Cf. Alan S. Kahan, Tocqueville, democracy, and religion: checks and balances for democra- tic souls, Oxford University Press, Oxford 2015. 8 Cf. Alain Badiou, L’être et l’événement, Seuil, Paris 1988, pp. 379–389 (Méditation 32: « Rousseau »). FV_02_2017.indd 139 14. 01. 18 10:34 140 gernot kamecke Ce mélange original a fait fortune dans l’histoire des mouvements populaires. Il est influent d’autant dans les mouvements politiques de droite, de l’unitarisme américain aux fascismes européens, que dans les mouvements de gauche, du marxisme à l’indépendantisme bolivarien de Jorge Eliécier Gaitán à Hugo Chavez. L’idée de l’incorporation immédiate, charismatique, de la volonté du peuple  dans le souverain démocratique constitue le versant analogue de la différentiation entre la raison et la politique, exécutée par le pragmatisme machiavélique du 17e siècle, qui repose sur une abstraction morale des déci- sions que prend un monarque pour le salut de son peuple. Dans les deux cas, la conception politique laisse une grande marge de manœuvre aux éléments non rationnels de l’actuation politique, aux éléments affectifs dans le cas de la démocratie directe et aux fictions trompeuses dans le cas du Prince héritier. Or, à l’inverse de la situation actuelle, les mouvements politiques avant le 21e siècle ont tous gardé leur logique propre, compréhensible, ne serait-ce que dans la construction même du mensonge ou de l’autofiction. Vu dans cette perspective de l’histoire politique moderne, il ne suffit pas de comprendre le trumpisme comme l’arrivée d’un despote trompeur qui rassemble les affects identitaires et xénophobes d’un mouvement nationaliste et angoissé, bien que ceci soit bien un élément caractéristique de la situation. Un phénomène préoccupant du trumpisme réside dans le langage qui accom- pagne l’errance de l’actuation politique du président. Il paraît parfaitement possible, dans la politique américaine actuelle, non seulement d’exprimer des opinions, mais aussi de prendre des décisions à extensions stratégiques glo- bales à travers un langage de casuiste qui ne signifie presque rien. L’observa- teur est renvoyé à un rassemblement de phrases courtes, «  tweetées » quoti- diennement au travers de « @realDonaldTrump », qui veulent dire, s’il ne s’agit pas d’expressions d’états émotionnels, aussi bien une chose que son contraire. Analysé comme symptomatique d’une amnésie possible, le langage de Trump, dont l’emblème est le néologisme involontaire de la « facticité alternative », est marquée par un irrespect de principe envers la réalité des situations politiques forgées par des fictions médiatiques. Néanmoins, la facette postmoderne du langage de la démocratie américaine réside moins dans sa construction mé- diatique, analysée déjà par Marshall McLuhan ou Jean Baudrillard,9 mais plu- 9 Marshall McLuhan et Quentin Fiore, War and Peace in the Global Village, Bantam, New York 1968. Jean Baudrillard: Amérique, Grasset et Fasquelle, Paris 1986. FV_02_2017.indd 140 14. 01. 18 10:34 141 la politique sans pensée ? tôt dans la déconstruction intentionnelle du principe communicationnelle. Le dirigeant erratique n’incorpore plus l’esprit du peuple qu’en mesure que cet esprit est dépourvu de sens. La volonté immédiate du souverain repose sur le vide de ne rien penser, sur un irrationalisme nihiliste. Cette attitude est bien compatible, d’ailleurs, avec l’éthique capitaliste de la démocratie occidentale qui consiste, comme remarque Alain Badiou, dans le principe de « vivre sans idées ».10 Les précurseurs de ce phénomène postmoderne sont très récents. L’histoire de l’irrationalisme radical en politique commence avec la naissance du Tea Party aux USA dans les années 2008–2010, lors de la grande crise économique glo- balisée.11 Ce mouvement, originairement un rassemblement pseudo-religieux et crypto-nationaliste, se composant majoritairement de « white anglo-saxon protestants  » adversaires de la politique sociale des démocrates, a gagné de l’importance quand sa figure de proue, Sarah Palin, gouverneur démissionnée d’Alaska, a été choisie candidate pour la Vice-présidence du parti républicain dans la campagne électorale de 2008,12 que John McCain a perdu face à Ba- rack Obama. Le discours politique de Sarah Palin pendant cette campagne, et jusqu’en 2016, quand elle était candidate pour le ministère de l’énergie dans l’administration de Trump, est devenu fameux pour la naïveté explicite de son 10 « ‘Vivre’ et ‘vivre pour une Idée’, sont une seule et même chose ». Alain Badiou, Logiques des mondes, L’être et l’événement, II, Seuil, Paris 2006, p. 532. 11 Voir David Niose, Fighting back the right: reclaiming America from the attack on reason, Palgrave Macmillan, New York 2014. Ce livre décrit de manière détaillée comment la posi- tion radicale de l’anti-intellectualisme contemporain s’est développé, à partir des années 1980, par une conjonction entre l’anti-égalitarisme économique des grandes entreprises, qui pose l’identité corporative à la place de celle des êtres humains, un patriotisme mi- litaire qui interdit fondamentalement toute expression politique dissidente, et des posi- tions évangéliques – contre la promiscuité sexuelle et l’avortement – qui rencontrent un racisme et une misogynie ambiants dans la société américaine. A partir de cet amalga- me idéologique, qui crée une coalition étrange entre un capitalisme dogmatique et un christianisme mensonger (qui dédaigne la prédication de l’amour du prochain), l’utilité gouvernementale de l’irrationalisme réside dans l’impossibilité croissante de penser des alternatives politiques. 12 Sur l’événement Palin dans la politique des USA cf. Linda Beail et Rhonda K. Longworth, Framing Sarah Palin: pit bulls, puritans, and politics, Routledge, New York 2013. Le com- mencement de la fin de la politique traditionnelle a été critiqué du côté du parti répu- blicain aussi. Pour une perspective conservatrice v. Darryl G. Hart, From Billy Graham to Sarah Palin: evangelicals and the betrayal of American conservatism, Eerdmans, Grand Rapids (Michigan) 2011. FV_02_2017.indd 141 14. 01. 18 10:34 142 gernot kamecke expression et son ignorance avouée envers l’histoire américaine et les faits poli- tiques, notamment dans les affaires étrangères. Dans le réseautage social court un bon nombre de ses truismes et calembours involontaires, qui présentent une théologie politique aléatoire, imaginant le territoire des USA comme voisin de l’Afghanistan ou désirant une constitution politique basée sur les Dix Comman- dements.13 Le côté révolutionnaire de ce discours, qui est devenu un phénomène « grassroots » de masse, soutenue en 2014 par la chaine de télévision « Sarah Palin », consiste dans une revendication authentique et ostentatoire de l’igno- rance politique. Il ne s’agit pas seulement de ne rien savoir de la réalité poli- tique, mais de ne rien vouloir savoir. Ainsi il s’est créé aux USA un mouvement populaire – ou plutôt populiste, comme on distingue depuis lors14 – composé d’individus qui se sentent exclus du système politique dans sa totalité. Dans la considération de cette exclusion, ces individus relient leur image de soi, en tant qu’identité moyenne ou normale, à une sorte de pensée émotive promue par un affect irrationnel. Cette pensée émotive dit à peu près ceci : « Tous ceux qui savent, ou prétendent de savoir, sont contre moi. Alors je vais soutenir ceux qui ne savent pas et l’avouent franchement. » C’est une formation communautaire basée sur le sentiment d’appartenance à ceux qui n’ont pas d’identité, ce qui est un effet particulier des politiques identitaires, qui prennent congé, depuis la chute du communisme, de la séquence historique des Lumières européennes. La sociologue Arlie Hochschild a analysé le fonctionnement de cette vision du monde émotive, qui donne lieu aux USA à des positions politiques qui se veulent ignorantes et suivent le but explicite de réfuter les logiques discursives de la réalité sociale et de la facticité historique.15 Afin de constituer un mouve- ment de masse, cette façon anti-discursive de penser la politique, ou plutôt de la ressentir, a dû se mêler avec une idéologie simple, en l’occurrence de pros- périté économique, qui donne le «  America first  » de Donald Trump et qui a été formée par le réseau de Charles Koch, idéologue du groupe «  Americans 13 http://www.ranker.com/list/13-social-studies-facts-sarah-palin-got-wrong/kel-varnsen (09–07–2017). 14 John B. Judis, The populist explosion: how the great recession transformed American and European politics, Columbia Global Reports, New York 2016. 15 Arlie Russell Hochschild, Strangers in their own land: anger and mourning on the American Right, The New Press, New York/London 2016. FV_02_2017.indd 142 14. 01. 18 10:34 143 la politique sans pensée ? for Prosperity » et bailleur de fond de la Tea Party Convention.16 Finalement il a fallu aussi, afin que la communication non-discursive puisse donner lieu à une représentation politique dans la figure d’un dirigeant charismatique, qui incorpore la volonté irrationnelle sans l’expliquer de façon saisissable, que cet amalgame de pensées émotionnelles reçoive la bénédiction divine. Dans le cas du Tea Party Movement, cet apport discursif et idéologique a été fourni par de l’église évangélique, notamment les apôtres des prêtres baptistes Jarry Falwell, qui est le co-auteur de la falsification des Clinton Chronicles, et Tim LaHaye, l’auteur de l’eschatologie romanesque en 12 tomes Left behind. Cette rencontre a été facilitée par le fait qu’aux USA, depuis les fondateurs de la nation, il y a eu toujours l’idée – potentielle – qu’un dirigeant politique, quoique élu démocrati- quement, soit aussi élu par Dieu afin de propager une bonne nouvelle, qui n’est pas nécessairement rationnelle.17 On dispose ainsi d’un dispositif rudimentaire mais cohérent qui explique de manière approximative la conjoncture historique de l’arrivée du trumpisme. Concernant l’homme qui incarne, en ce moment, la psyché grotesque ou his- trionique du leader du monde occidental, on peut dire ceci : un représentant de l’élite économique, charismatique, de bonne mine médiatique et maîtrisant parfaitement le langage des réseaux sociaux, a gagné, avec un peu de chance, les élections présidentielles contre une adversaire facile, détestée par le peuple et méprisée par l’establishment. Ce représentant a rencontré – et médiatisé par une communication inouïe – un mouvement contestataire aux USA provenant d’une coalition entre les fortunés du grand capital et un mouvement populiste qui réclame sa désillusion sociale à travers un nihilisme irrationnel. Il reste à savoir si cette coalition étrange et imprévisible, entre le volontarisme de Trump et la désillusion des trumpistes, d’intérêts seulement compatibles dans leur incompatibilité, se maintiendra durant les trois ans et demi qui manquent encore (normalement) jusqu’à la fin de la prochaine campagne. Il semble qu’en 16 Cf. Jane Mayer, Dark money: the hidden history of the billionaires behind the rise of the Ra- dical Right, Doubleday, New York/London/Toronto/Sydney 2016. 17 Néanmoins, il faut souligner le fait que l’impossibilité apparente de distinguer la politique américaine de la religion chrétienne est également un phénomène contemporain, inaugu- ré par Richard Nixon qui a introduit la phrase « God bless America » au discours politique présidentiel. Cf. Niose, Fighting back the right, pp. 9-14. Selon la constitution laïque des USA, la religion est réservée à la sphère privée. FV_02_2017.indd 143 14. 01. 18 10:34 144 gernot kamecke ce moment, des forces politique influentes à Washington commencent déjà à préparer la destitution de ce président. Or, la procédure de l’impeachment est lente et sans précédent dans l’histoire américaine, Andrew Johnson et Bill Clinton étant les seuls présidents jusqu’à aujourd’hui à être destitués par la Chambre des représentants, avant d’être acquittés par le Sénat.18 De l’autre côté, ceux qui s’annoncent prêts à défendre le président, en prenant les rues dans l’intention de se prémunir contre une reprise du pouvoir de l’establishment, ce sont les militants de l’extrême droite. Face à une telle situation, il ne s’agit pas de se retirer dans les zones confortables de l’observation intellectuelle et espérer, les bras ballants, que l’événement malheureux passe avec le moins de dégâts possibles. Revenons donc à la question de la pensée politique. Comment défendre, en maintenant un concept de raison cohérente dans les circonstances de la situation actuelle, l’idée de la vérité en politique ? * Afin de penser la politique actuelle aux USA, et d’en tirer des conclusions pour la situation et les formes possibles de la contestation politique dans le monde contemporain, on peut procéder de deux manières. D’un côté, on peut cher- cher à analyser les logiques cachées dans l’actuation du gouvernement améri- cain, en partant du principe que celui-ci n’est qu’une actuation erratique feinte contenant des stratégies secrètes. De l’autre côté, on peut chercher à mettre en évidence les logiques événementielles des aspirations non-discursives inhé- rentes aux mouvements populaires déconnectés de la politique d’État. Du côté des stratégies possibles de Donald Trump, qui symbolise – plutôt que représente – la politique d’État américain en ce moment, on supposera un lien intentionnellement caché entre une volonté capitaliste  : l’abrogation des im- pôts sur les entreprises dont le président possède un conglomérat important ; une volonté protectionniste : l’augmentation des douanes aux produits étran- gers et l’incitation à l’achat de produits américains ; une volonté militaire ou guerrière : le renforcement de l’arsenal des armes nucléaires, la mise en alerte des porte-avions dans la mer de Chine ; et une volonté d’ostentation d’opinions xénophobes : la construction du mur de México, l’interdiction d’entrée pour des 18 L’unique président qui aurait pu être destitué par les deux chambres du Congrès améri- cain, le même Richard Nixon, a préféré abdiquer avant le procès en 1974. FV_02_2017.indd 144 14. 01. 18 10:34 145 la politique sans pensée ? citoyens d’États musulmans. Sans aller dans les détails de ces motivations clai- rement nuisibles à toute tentative de politique émancipatrice, du moins ration- nelle, on voit comment la politique d’État prend ici une forme plus nue et plus directement violente du fait historique que l’État démocratique moderne, dans son essence, n’a pas rapport aux hommes et aux femmes qui, dans la théorie, composent le pouvoir souverain.19 Au 21e siècle, ayant en ce sens peu évolué de- puis le 19e, les démocraties fonctionnent apparemment le mieux dans leur tâche de « sauveurs » des grands fonds du capital international, liquidables en or, en euros ou en dollars.20 Les démocraties perdent de vue la considération des nécessités sociales, voire vitales, de la plupart de ses citoyens, si ce n’est dans le but de chercher un calme général bien policé. La quintessence d’un État, qui aurait perdu l’idée même de sa légitimation politique, serait justement cela  : un État constitutionnellement capitaliste, protectionniste, guerrier et raciste, quatuor néfaste de l’actuel telos politique trumpiste. Pour cette raison, il importe de penser aussi dans l’autre direction. Une ques- tion décisive dans la situation politique actuelle est celle de comprendre les manières de penser, éventuellement non-discursives, dans la formation même des mouvements populaires contemporains, non seulement aux USA, mais également en Europe et en Amérique latine. Ces mouvements se constituent fondamentalement par une méfiance radicale à l’égard des institutions éta- blies, raccordée de temps en temps à une suspicion générale contre l’intellec- tualisme, voire contre la raison elle-même – et avec elle de tout le mouvement des Lumières. Or, les mouvements populaires n’ont-ils pas raison, jusqu’à un certain degré, de se méfier de la raison institutionnellement dominante dans le monde ? Si l’on veut défendre la consistance de la raison, on doit apprendre une des leçons fondamentales des Lumières. C’est que l’erreur principale des éduca- 19 « L’État n’a pas rapport, dans son essence, aux individus […]. L’État ne se fonde pas sur le lien social, qu’il exprimerait, mais sur la dé-liaison, qu’il interdit ». Badiou, L’être et l’événement, p. 121, p. 125. Cf. Dominik Finkelde (éd), Badiou and the State, Nomos, Baden Baden 2017 pour une analyse récente de la pensée de Badiou sur l’ensemble des aspects contraires à la vérité d’une politique « par le peuple et pour le peuple » qui sont en train de corrompre les démocraties parlementaires en Occident. 20 Le premier grand sauvetage étatique – d’une valeur de 187 milliards de dollars – de la banque hypothécaire FannieMae, qui est devenu le modèle des « parachutes » ou fonds de sauvetage aussi en Europe, date de 2008. Pour une analyse du système hypothécaire aux USA v. le recueil de Susan M. Wachter et Marvin M. Smith (éd.), The American mortgage system: crisis and reform, University of Pennsylvania Press, Philadelphia 2011. FV_02_2017.indd 145 14. 01. 18 10:34 146 gernot kamecke teurs a toujours été de s’arroger un droit de domination intellectuelle vis-à-vis des incultes, c’est-à-dire de ceux qui ne sont pas allés dans les mêmes écoles que les éclairés. On peut justifier l’attitude irrationnelle des formations populaires contempo- raines par une position contestataire qui consiste en un mépris généralisé du système politique, lequel aux USA, en Europe et en Amérique latine, a fait dis- soudre, dans l’alternance des gouvernements de droite et de gauche modérés, les différences caractéristiques entre les positions politiques classiques. Si tous les partis politiques, de dénomination conservatrice, libérale, nationaliste, so- cialdémocrate ou socialiste ne font que renforcer, face à des crises économiques de plus en plus graves, leur rôle de gardien d’un capitalisme débridé, sans pen- ser aux sociétés des hommes vivants qui fabriquent toujours une bonne partie de la plus-value économique et qui maintiennent le système en consommant tranquillement le plus possible, on ne s’étonnera pas qu’il y ait des comporte- ments de détournement politique absolu. Il est parfaitement logique qu’il y ait des rassemblements des voix sans voix, d’hommes et de femmes non-représen- tés, qui ne comptent pas, et qui ne votent pas, ou qui votent seulement quand se présente un candidat radical qui se propose de supprimer en bloc tout l’es- tablishment. La critique courante face aux populismes – de « droite » ou de « gauche » – consiste dans le constat d’une actuation irrationnelle de ceux qui se sont re- tournés contre le système.21 L’argument majeur de la critique est que des partis extrémistes puissent tirer profit de la désorientation du peuple et que puissent se produire des constellations contradictoires dans lesquelles le support po- pulaire s’engage à des politiques clairement opposées à leurs propres inté- rêts. Dans cette visée on culpabilise facilement la désinformation des médias sociaux, où des faits divers les plus aberrants peuvent former des chambres d’écho. Néanmoins, n’y a-t-il pas une raison profonde pour la méfiance vi- goureuse et croissante de la raison politique des États démocratiques ? Ne vi- vons-nous pas dans une époque de perte ou de corrosion concernant toutes les certitudes historiques ? Même les intellectuels les plus raisonnables et les plus éclairés doutent de l’orientation du devenir des idées classiques de la politique : 21 Dans ce contexte, le fait de dire que le système en tant que tel n’existe pas s’insère parfaite- ment dans la logique néolibérale de détisser les liens sociaux et de dévaloriser les savoirs. FV_02_2017.indd 146 14. 01. 18 10:34 147 la politique sans pensée ? Qu’est devenu le communisme, comment réformer la démocratie, qu’en est-il de l’égalité des droits, de la prospérité commune ou de la souveraineté du peuple ? Comment compter sur la force de la logique dans le champ le plus irrationnel de tous les discours scientifiques, à savoir celui de la politique ? Ne peut-on pas prétendre avec raison que les forces majeures qui régissent l’ex- ploitation des ressources de la terre et les lois de communications dans notre monde mondialisé agissent sciemment contre l’intérêt le plus commun et le plus naturel des intérêts humains, en polluant l’air, les fleuves et les mers, en tuant les animaux de la planète, en brûlant du carbone, en fabriquant des ré- acteurs nucléaires, en épuisant les derniers réservoirs d’oxygène et de l’eau ? Certainement ces dégâts sont des résultats du progrès humain basés sur les acquisitions de la rationalité scientifique du 18e, du 19e et du 20e siècle. Afin de déroder complètement toute confiance dans les vérités de la science, l’époque contemporaine est témoin d’un autre phénomène nouveau – du moins dans son extension – à savoir la publication de résultats d’investigation scientifique fal- sifiés, qui sont mis en charges par les grandes entreprises d’exploitation et exé- cutés par des scientifiques corrompus. Le pays où ces falsificateurs de la science ont déjà envahi une partie importante du « marché » scientifique, c’est les USA. Pour citer seulement un pendant de l’école du créationnisme dans les sciences naturelles, s’offre comme référence en politique environnementale de Donald Trump le physicien atmosphérique renommé Fred Singer, l’auteur d’études scientifiques influentes, payées par des entreprises pétrolières, qui s’engagent à prouver que le récent réchauffement climatique n’aura pas lieu.22 * Je ne suis pas en mesure de répondre aux questions de l’avenir des idées poli- tiques. Pour un simple philosophe des lettres, qui n’est ni politologue ni amé- ricaniste, il est déjà assez osé de les poser. Néanmoins, j’aimerais conclure ce propos par une réflexion concernant la formation non-discursive des idées po- litiques. Je pense que le rationalisme en tant que tel, l’ennemi de la critique postcoloniale des discours éclairés, qui souligne avec raison les apories des phi- 22 Cf. Naomi Oreskes et Erik M. Conway, Merchants of doubt: how a handful of scientists obs- cured the truth on issues from tobacco smoke to global warming, Bloomsbury, New York 2010. FV_02_2017.indd 147 14. 01. 18 10:34 148 gernot kamecke losophies positivistes et les abus missionnaires de la méthode « cartésienne »23, n’est pas un argument suffisant pour l’exclusion des pensées différentes, émo- tives ou non-rationnelles, dont les poètes nous rappellent l’existence, en sor- tant des profondeurs des idéologies politiques. René Descartes, l’inventeur de la méthode rationaliste dans la philosophie moderne, est en effet le fondateur du discours scientifique progressiste qui relie les Lumières avec la moderni- té et la postmodernité. Néanmoins, la formation présomptueuse du discours éclairé dominant, qui installe une hiérarchie de pouvoir entre les cultivés et les incultes, résulte d’une mauvaise interprétation du principe même de la pensée cartésienne. Selon Descartes, il faut constituer, dans n’importe quelle situation, la pensée des éléments en place, afin d’arriver à une intuition claire et distincte de leur composition. L’assertion conceptuelle de base qui sous-tend ce principe mé- thodologique relie la philosophie cartésienne à l’ontologique moderne : l’être d’une chose n’est autre chose que sa pensée. Ou selon l’aphorisme de Parmé- nide, valable pour toute ontologie qui se veut consistante : « Le même, lui, est à la fois penser et être ».24 Or, du primat de la pensée ne s’ensuit pas qu’il y ait aussi un primat d’intellection rationnelle dans la méthode intuitive. Je rappelle, dans ce contexte, la définition que donne Descartes du concept de la pensée dans les Réponses aux secondes objections aux Méditations : « Par le nom de pensée je comprends tout ce qui est tellement en nous, que nous en sommes immédiatement connaissants. Ainsi toutes les opérations de la volonté, de l’en- tendement, de l’imagination et des sens, sont des pensées ».25 La vérité en politique, alors qu’elle dépend d’une « pensée générique »26, qui par elle-même doit être cohérente dans son être, peut résulter d’une procédure de fidélité non-discursive à un événement. Un sentiment ou un affect, en poli- 23 Voir par exemple la critique du concept de la vérité cartésienne dans Ernesto Sábato: « En su furia matemática, Descartes aspiraba a meter el alma en una campanilla y a eliminar los sentimientos y las emociones mediante el pensamiento frío ». Hombres y engranajes. Reflexiones sobre el dinero, la razón y el derrumbe de nuestro tiempo, Emecé, Buenos Aires 1951, p. 61. (« Dans sa fureur mathématique, Descartes visait à accrocher l’âme dans une clochette et à éliminer les sentiments et les émotions par la pensée froide. ») 24 Badiou, L’être et l’événement, p. 49. 25 René Descartes, Œuvres et lettres, éd. André Bridoux, Gallimard (Pléiade), Paris 1953, p. 390. 26 Badiou, L’être et l’événement, p. 546. FV_02_2017.indd 148 14. 01. 18 10:34 149 la politique sans pensée ? tique, est une pensée ou peut être développée comme telle en vue d’une vérité. «  La vérité, c’est la venue de ce qui importe.  »27 Un événement, en politique ou ailleurs, est radicalement indépendant de toute rationalité argumentative. Il est imaginaire au moment d’être tiré du vide. En considérant les extensions possibles de la pensée selon la philosophie de Descartes, il s’avère donc qu’une conviction politique peut parfaitement résulter d’un sentiment de déception, de peur ou de mépris. En même temps, il s’avère qu’il n’y a aucune possibilité de développer une pensée générique de la politique, qu’elle soit émotive, senso- rielle ou intellectuelle, si elle n’est pas orientée vers un concept de vérité. C’est le réquisit de la cohérence ontologique de la pensée elle-même, qui doit être consistante dans son être, avant tout langage. Les doutes philosophiques les plus forts concernant les forces de la raison ont été exprimé par des écoles du postmodernisme et de la psychanalyse qui sou- tiennent la thèse que le discours rationnel soit une « construction culturelle » dont la référence est absolument contingente. Or, afin de ne pas tomber dans le piège de la perte absolue de la raison, répandu actuellement dans l’idée d’une « folie générale », mise en scène dans la réalité, il est nécessaire de défendre un principe de constructibilité logique fondamentale, basé dans les axiomes de la logique mathématique, applicable à toutes les situations de la vie humaine qui envisagent la possibilité d’une actuation discursive. Afin de préserver le fonde- ment ontologique de la possibilité d’une vérité consistante et communicable, contestable de manière argumentative, il faut maintenir un noyau de la raison contre sa déconstruction discursive exagérée. Néanmoins, s’agit-il dans nouveauté de la situation actuelle d’un «  événe- ment  » dans le sens l’onto-phénoménologie de Badiou, comme a soupçonné Slavoj Žižek, qui espérait que la gauche démocratique se reconstitue unifiée dans l’horreur qu’inspire un président comme Trump ? S’agit-il d’un événement déclencheur d’un « processus générique de fidélité à une vérité en politique » ? Je pense que dans cette question se décide la solution de la situation actuelle. Car le trumpisme démontre le fait suivant : plus une politique d’État agit dans le sens contraire de la vérité politique, serait-ce selon une intention imprévi- sible ou camouflée, plus les sujets potentiels sont affectés par ce manque et sont réveillés en sursaut. Le corps politique en cause pourrait donc être une 27 Badiou, Images du temps présents. Le séminaire 2001–2004, Fayard, Paris 2014, p. 307. FV_02_2017.indd 149 14. 01. 18 10:34 150 gernot kamecke réaction qui anéantisse, point par point, l’usurpation actuelle de la démocra- tie sans idées. Néanmoins il faut, pour cela, un sujet politique qui s’incorpore selon une logique propre, générique, en reprenant tous les points à travers un « transcendantal »28 négatif, à intensité majeure, afin de réunir la contradiction de ces points en une alternative positive et viable. Le raisonnement sur le phénomène d’une politique qui réfute la raison est pro- voqué par une mise en péril du discours politique contemporain. Les défen- seurs de la raison, rongés par leurs doutes, sont rares et silencieux dans notre ère pullulant de politiques sans pensée, où les messages les plus clairs semblent venir des forces extrémistes comme la Corée du Nord ou l’État islamique. C’est le défi posé aux penseurs politiques et aux activistes dans la situation présente. Il s’agit de poser des conditions pour transformer le phénomène du trumpisme en un événement politique. Le point réel que nous montre inconsciemment le fou qui est devenu roi est le danger de se résigner dans l’acceptation d’une folie universelle. Il n’y a pas assez d’alternatives à la folie générale. La folie n’est une forme spécifique de la raison que dans la mesure où elle a besoin d’une cure. Le courage de ceux qui continuent à penser la politique dans l’entourage de la clameur postmoderne s’avère être la persistance de l’ontologie de toute pensée. Le mot d’ordre de l’heure actuelle est donc une défense critique des Lumières. 28 Badiou, Logiques des mondes, p. 618. FV_02_2017.indd 150 14. 01. 18 10:34