Filozofski vestnik | Letnik XXXI | Številka 2 | 2010 | 139-169 Sophie Mendelsohn* Foucault avec Lacan : le sujet en acte L'histoire du tumultueux compagnonnage de Foucault avec la psychanalyse est connue. Elle est generalement construite en deux phases. La premiere, sous le sceau d'une admiration mefiante, fait de Freud dans les annees soixante le nom d'une triple operation ou Foucault pouvait reconnaitre ses propres problemes : abolition de la distinction entre le normal et l'anormal, le signifiant et l'insigni-fiant ; minoration des pretentions de la conscience par la promotion de l'in-conscient ; instauration d'un principe de soupgon a l'egard de la normativite medicale. Une distance critique s'imposait deja neanmoins, pour ne pas suc-comber a l'imperialisme freudien. Mais la ou il avait ete question de sexualite et d'inconscient, d'ouverture a des registres marginalises par la science de l'expe-rience humaine, il etait question dans la phase suivante, celle des annees soixante-dix, d'une critique sans concession, virant a l'occasion a l'attaque frontale. Alors que la psychanalyse s'etait proposee au regard de Foucault comme limite interne a l'entreprise scientifique d'universalisation d'une connaissance idealement transparente a elle-meme, elle passe a cette epoque du cote des procedures de controle et de normalisation : « Qu'est-ce que c'est que cette pudeur sacralisante, s'interrogeait Foucault, qui consiste a dire que la psychanalyse n'a rien a voir avec la normalisation1 ? » A quoi faut-il attribuer ce changement ? Si Foucault en vient a inscrire la praxis psychanalytique au registre du dispositif de sexualite2, c'est qu'il l'identifie a la 139 pratique chretienne de l'aveu - d'ou la pudeur sacralisante !-, et qu'il fait de cette derniere « une des techniques les plus hautement valorisees pour produire le vrai3. » Inscrite dans cette genealogie, la psychanalyse participe d'une her-meneutique ou le sujet se voit oblige a la verite, celle-ci etant cachee dans les 1M. Foucault, « Pouvoir et corps » (1975), Bits et ecrits I, Paris, Gallimard, 2001, pp. 1622-1628, p. 1627. 2 Foucault designe ainsi des strategies de rapports de force qui supportent des types de savoir ayant trait a la sexualite et qui sont conjointement supportes par eux. 3 M. Foucault, La volonte de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 79. * Psychoanalyst (Paris) trefonds obscurs et inquietants de I'etre et s'instrumentalisant dans une relation d'autorite. Par ailleurs, Foucault indexe la specificite de la participation de la psychanalyse au dispositif de sexualite a la construction d'une identite entre le desir et la loi : l'acces au desir est conditionne par la regulation et le strict encadrement du polymorphisme pulsionnel initial au moyen de la matrice oedipienne qui assure son triomphe par l'internalisation de la loi, l'avenement du Surmoi et la delimitation de l'exercice du desir. Dans cette critique severe, Foucault est notamment precede par Deleuze et Guattari, mais leur strategie pour repondre a ce probleme commun - la psychanalyse n'est pas une pratique de desalienation subjective parce qu'elle ne combat pas ce noyau de l'alienation qu'elle a cerne, elle le recon-duit bien plutot dans sa pratique - divergent : la ou Deleuze et Guattari cherchent a faire exister le corps sans organe comme lieu d'une possible schizophrenisation du desir, d'un desir qui ne serait pas code oedipiennement, Foucault passe par le corps et les plaisirs pour echapper a l'assechement de la subjectivite en cherchant a developper un « champ pratico-strategique4 » contre le « champ juridico-dis-cursif », qui pense le pouvoir en fonction de la loi - « Contre le dispositif de sexua-lite, le point d'appui de la contre-attaque ne doit pas etre le sexe-desir, mais les corps et les plaisirs5». Pour essayer de preciser ce qu'on peut entendre par « champ pratico-strategique », eu egard au dispositif de sexualite, dont Foucault n'attend rien de moins que le remplacement d'une logique de l'inconscient par une logique de la strategie, on commencera par examiner quel rapport a la verite s'y joue. Le « champ juridico-discursif » construisait la verite en fonction d'une loi deja la, qui determine d'en haut et avant-coup les procedures de veridiction dans le cadre desquelles le sujet s'assure de lui-meme en se conformant a ces manifestations preetablies de la verite. Ce que Foucault cherche, dans cet autre champ des pratiques et des strate-140 gies, c'est un rapport a la verite qui « n'equivaut pas a une obligation pour un sujet de dire vrai sur lui-meme ; [qui] n'ouvre jamais l'ame comme un domaine de connaissances possible ou les traces difficilement perceptibles du desir devraient etre lues et interpretees. Le rapport a la verite n'est pas une condition episte-mologique pour que l'individu se reconnaisse dans sa singularite de sujet desirant 4 J'emprunte cette expression a Ferhat Taylan, qui la developpe dans son remarquable article intitule « Strategies de la psyche », in Incidence, 4-5, 2008-2009 consacre a « Foucault et la psychanalyse ». Elle se construit dans une opposition a la logique juridico-discursive, mais elle permet aussi de constituer un lien fort entre strategies et pratiques. 5 M. Foucault, La volonte de savoir, p. 208. et qu'il puisse se purifier du desir ainsi mis au jour6. » Il s'agit alors d'examiner si ce rapport a la verite peut tout de meme permettre au sujet de se reconnaitre dans sa singularite, ce qui implique de reconsiderer a la fois ce qu'est ce rapport (comment il se constitue et comment il se pratique) et ce qu'on peut entendre exacte-ment par singularite. La question du sexe et de la sexualite se presente comme le terrain necessaire a une telle problematisation. C'est alors que s'ouvre la troisieme phase de la critique foucaldienne de la psychanalyse, au debut des annees quatre-vingt, moins connue que les deux pre-cedentes. Un apaisement est reperable - au point meme que Foucault est pret a reconnaitre une certaine dette a l'egard de Lacan : « Il est certain que ce que j'ai pu saisir de ses ffiuvres a certainement joue pour moi7. » Il cerne ainsi le point d'ou une autre rencontre avec la psychanalyse est envisageable : « Une certaine urgence de reposer autrement la question du sujet, de s'affranchir du postulat fondamental que la philosophie frangaise n'avait jamais abandonne, depuis Descartes, renforce par la phenomenologie. Partant de la psychanalyse, Lacan a mis en lumiere le fait que la theorie de l'inconscient n'est pas compatible avec une theorie du sujet [^]8. » Or, cette remise en question d'une metaphysique du sujet, que Foucault qualifie de radicale, conditionne la theorisation de l'inconscient, en tant que celle-ci produit le deplacement de la fonction sujet - il n'est plus la cause, la source du desir, du jugement, etc. La pierre d'angle sur laquelle Lacan a construit sa doctrine - « l'inconscient est structure comme un langage » — te-moigne effectivement d'emblee de cette incompatibilite : l'inconscient ne doit rien au sujet, mais tout au langage ; quant au sujet, il n'en est plus que l'effet. Mais c'est avec l'exploration de la jouissance que cette incompatibilite se creuse, ailleurs que dans le langage, mais pas sans lui, la ou se niche le noyau de sin-gularite du sujet qu'aucune hermeneutique ne saurait exhumer, mais que l'acte analytique, dont Lacan deploie la theorie entre 1966 et 1970 cherche a faire exis- 141 ter. Il s'agira ici de mettre a l'epreuve de ces avancees lacaniennes les trois axes de la derniere critique foucaldienne de la psychanalyse : l'orientation scienti-fique de la psychanalyse (le « connais-toi toi-meme » y regnerait, enterinant l'ou-bli du souci de soi) ; son inscription dans le « champ juridico-discursif » et non dans le « champ pratico-strategique » ; le refus de se penser comme une technique 6 M. Foucault, L'usage desplaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p. 100. 7« Entretien avec Michel Foucault » (1980), in Bits et ecrits II, Paris, Gallimard, 2001, pp. 860914, p. 877. 8 Ibid., p. 871. 142 de travail de soi sur soi. On examinera done comment le sujet se construit pour le dernier Foucault comme pour Lacan a partir du milieu des annees soixante comme un effet en acte du rapport entre savoir et verite, et correlativement comment une « praxeologie » se propose contre l'epistemologie, ce que Foucault cerne d'une ma-niere qui n'aurait sans doute pas laisse Lacan indifferent : « J'emploie le mot 'savoir' en etablissant une distinction avec 'connaissance'. Je vise dans 'savoir' un processus par lequel le sujet subit une modification par cela meme qu'il connait, ou plutot lors du travail qu'il effectue pour connaitre9». Or, dans cet horizon com-mun d'un savoir lie a la pratique de soi, se trouve egalement engage un refus, ou Foucault et Lacan se rencontrent et qui devra etre explicite ici - celui d'une separation des regimes pratiques et theoriques. « Verite-foudre » versus « verite-ciel Dans un cours de 1974 intitule Le pouvoir psychiatrique, Foucault rattachait la construction de deux categories de verite aux modalites de la connaissance : le savoir scientifique, et l'autre savoir. Le savoir scientifique suppose qu'il y a partout, en tout temps, de la verite. Si celle-ci peut sans doute s'etablir avec plus ou moins de facilite selon les lieux et les epoques, il reste que le propos scientifique ne peut consister qu'a se donner les bons instruments pour la debusquer la ou elle est. Rien n'est assez mince ou futile pour ne pas relever d'un savoir de type scientifique - qui vise a faire de mauvaise fortune verite -, puisqu'elle habite tout et n'importe quoi. En consequence de quoi n'importe qui peut l'etablir, nul n'est plus qualifie qu'un autre pour le faire, a condition d'avoir les bonnes me-thodes et les bons outils afin de mettre en reuvre une technologie adequate de la preuve et de la demonstration. Celle-ci vise ainsi a rendre evident par des procedures determinees ce qui etait dej a la. Pour Foucault, comme pour Lacan, le moment cartesien situe la construction epistemique du cote de l'imperialisme moderne de la connaissance scientifique - pour l'un et l'autre, en effet, la question qui s'y trouve engagee est celle des rapports du sujet a la verite. Si leurs perspectives different - sans pour autant etre in-compatibles, comme j'essaierai de le montrer - leur probleme est identique : quelles sont les consequences du retournement qui se joue a ce moment-la, fai- 9 Ibid., p. 876. 10 Ces expressions sont developpees par M. Foucault dans Le pouvoir psychiatrique, Cours au college de France (1973-1974), Paris, Seuil/Gallimard/Hautes etudes, 2003. sant du savoir un prealable a la verite, et non plus de la verite un lieu d'epreuve du savoir11 ? Foucault presente cette derniere position de la verite comme ayant ete re-couverte, oubliee par le triomphe de la technologie demonstrative de la science. Cette verite-la se presente sous une forme dispersee, discontinue, interrompue. Elle surgit de temps en temps, dans certains lieux propices et en fonction d'agents ou de porteurs privilegies. Elle impose sa geographie et son calendrier a celui qui cherche a etablir un rapport avec elle. La ou la « verite-ciel » de la connaissance scientifique se demontre, la « verite-foudre » se produit comme evenement ; la ou la « verite-ciel » se donne, la « verite-foudre » se provoque ; la premiere etablit un rapport de connaissance, la seconde produit un rapport de choc, ouvre l'espace d'un risque, n'est jamais assuree, n'existe que dans une certaine tension. Or, sou-tient Foucault, « a l'interieur de notre civilisation, cette verite-evenement, cette technologie de la verite-foudre, il me semble qu'elle a subsiste longtemps et a une importance historique tres grande12. » Et il n'y a certainement rien de fortuit a ce que cette histoire des rapports entre verite et subjectivite reprise sous le signe de la foudre s'ouvre avec la question du sexe^ La volonte de savoir, parue en 1976, pose en effet cette question a partir d'une triple matrice : le sexe est devenu en Occident quelque chose a dire ; le dire est le lieu de veridiction du sujet ; le sujet est aux prises avec la verite dans le discours sur le sexe. Ce qui m'interessera ici, c'est de montrer comment l'irruption du sexe est le point d'entree d'un renouvellement de la question du sujet, asso-ciee a une reprise du statut de la verite dans une pratique de parole specifique. Au-dela du dispositif de sexualite Foucault se soumet regulierement - et sans doute est-ce d'abord lie aux nom-breuses sollicitations qu'il regoit - a l'exercice consistant a preciser le sens de sa de- 143 marche, voire a en construire la raison retrospectivement ; sous sa forme la plus generale, il ne s'est jamais agi pour lui, souligne-t-il ainsi, que de faire « l'histoire de 11« Faut-il dire que nous avons a traiter d'autres savoirs que celui de la science, quand nous avons a traiter de la pulsion epistemologique ? Et revenir encore sur ce dont il s'agit : c'est d'ad-mettre qu'il nous faille renoncer dans la psychanalyse a ce qu'a chaque verite reponde son savoir ? Cela est le point de rupture par ou nous dependons de l'avenement de la science. Nous n'avons plus pour les conjoindre que ce sujet de la science. » J. Lacan, « La science et la verite », in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 868. 12 M. Foucault, Le pouvoirpsychiatrique, p. 239. 144 la verite ». Cet effort de positionnement de son travail s'amplifie apres la publication de La volonte de savoir en 1976. Il y a a cela plusieurs raisons, me semble-t-il : d'une part, il apparait a Foucault lui-meme qu'il ne tiendra pas le programme de son Histoire de la sexualite13 qu'il avait annonce, et il cherche a s'en justifier. Mais celle-ci prend neanmoins a rebours les attentes de son public. En effet, le passage de l'archeologie du savoir a l'analytique du pouvoir n'avait pas surpris, dans la me-sure ou s'y poursuivait la construction du nexus savoir/pouvoir ; mais inscrire dans le meme programme une « dramatique de la verite », ou « alethurgie », qui fait ren-trer a l'interieur de la subjectivite ces jeux de verite et ces relations de pouvoir dont le sujet n'etait jusque la que la projection ? « Michel Foucault a maintenant entre-pris, toujours a l'interieur du meme projet general, d'etudier la constitution du sujet comme objet pour lui-meme : la formation des procedures par lesquelles le sujet est amene a s'observer lui-meme, a s'analyser, a se dechiffrer, a se reconnaitre comme domaine de savoir possible. Il s'agit en somme de 'l'histoire de la subjectivite', si on entend par ce mot la maniere dont le sujet fait l'experience de lui-meme dans un jeu de verite ou il a rapport a soi14. » Au meme moment, dans son ultime cours, Le courage de la verite, Foucault formule de maniere tres synthetique le mou-vement en trois temps de son projet general, a la lumiere des deplacements qui ont sous-tendu la construction de ses problemes : « C'est en operant ce triple deplacement theorique - du theme de la connaissance vers celui de la veridiction [ar-cheologie du savoir], du theme de la domination vers celui de la gouvernementa-lite [analytique du pouvoir], du theme de l'individu vers celui des pratiques de soi [dramatique de la verite] - que l'on peut, me semble-t-il, etudier, sans jamais les reduire les uns aux autres, les rapports entre verite, pouvoir et sujet15. » Or, une telle synthese tend a recouvrir precisement ce qu'il s'agit d'eclaircir : de quelle ne-cessite interne a l'ffiuvre foucaldienne l'individu laisse-t-il place au sujet, et 13 Alors que le premier volume, La volonte de savoir, parait en 1976, les deux suivants, L'usage des plaisirs et Le souci de soi paraitront en 1984, huit ans plus tard, donc, et apres un long detour consacre a l'archeologie du rapport a soi. Par ailleurs, les volumes parus en 1984 ne correspondent pas au programme annonce en 1976, qui repondait a une demarche a la fois historique et thematique, mais doivent bien plus a l'enquete consacree aux formes antiques du « souci de soi ». 14M. Florence, « Foucault », in Huisman (D.), ed. Dictionnaire desphilosophes, Paris, PUF, 1984, t. I, pp. 942-944 ; in Dits et ecrits, pp. 1450-1455, p. 1452. Cette notice biographique a ete redi-gee par Michel Foucault lui-meme, sous pseudonyme. 15 M. Foucault, Le courage de la verite, Le gouvernement de soi et des autres II, Cours au College de France, (1984), Paris, Seuil/Gallimard/Hautes etudes, 2009, p. 10. Les notations entre crochets sont de moi. comment le sujet conduit-il a s'interroger sur les pratiques de soi ? Le passage de la forme individu a la forme sujet devient en effet possible dans la mesure ou il existe des pratiques discursives qui engagent la reconnaissance de la parole comme etant le lieu d'enonciation d'une singularity. Si cette singularity elle-meme est congue comme exigence de verite - si on est amene a parler de soi pour dire le vrai -, alors il y a un espace pour l'exercice d'une subjectivite. Mais ou se croi-sent les elements de cette sequence - sujet, discours, verite ? On voit mal jusque la, en effet, par ou la question de la verite s'introduit dans le discours. C'est le sexuel qui constitue precisement ce point de jonction. Foucault aborde la question de la sexualite par un biais qui temoigne de la fagon dont la sequence sujet/verite herite bien effectivement de celles qui l'on precede - savoir/pouvoir et verite/pouvoir : le sexuel apparait ici par excellence comme etant le registre ou il faut dire le vrai, et ou, correlativement, dire le vrai c'est reveler ce qu'on a de plus singulier (« le rapport du discours vrai au plaisir du sexe a ete l'un des soucis les plus constants des societes occidentales16»). Le plus singulier n'est pas tant le sexe lui-meme, en realite, que le plaisir qui lui est associe, plaisir qu'il est devenu difficile d'imaginer hors du dispositif grace auquel la sexualite s'est constituee a la fois comme un enjeu de controle des pratiques et comme enjeu de veridiction subjective - s'il y a bien quelque chose dont on est toujours coupable, qu'on le sache ou non, qu'on le veuille ou non, c'est de ce noyau opaque du plaisir, dont on ne sait pas grand-chose, sauf a le dire dans les termes institues par le dispositif de sexualite lui-meme (aveu, confession, edu-cation^). C'est pourquoi la question de la sexualite occupe une place determinante, au-dela meme de ce que Foucault est pret a reconnaitre17: non seulement ce n'est pas un exemple parmi d'autres dans son histoire de la subjectivite, mais c'est meme plus qu'un cas assez privilegie, puisque c'est a partir de la sexualite que s'impose de penser le probleme du sujet dans sa tension, son ambiguite pro- 145 pre. On peut en effet soutenir que la question du sexe et de la sexualite est un cas 16 M. Foucault « L'occident et la verite du sexe », in Dits et ecrits, pp. 101-108, p. 103. 17 « La question du sexe et de la sexualite a paru constituer a Michel Foucault non pas sans doute le seul exemple possible [dans l'histoire de la subjectivite], mais du moins un cas assez privilegie : c'est en effet a ce propos qu'a travers tout le christianisme, et peut-etre au-dela, les individus ont ete appeles a se reconnaitre tous comme sujets de plaisir, de desir, de concupiscence, de tentation et qu'ils ont ete sollicites, par des moyens divers (examen de soi, exercices spirituels, aveu, confession), de deployer a propos d'eux-memes et de ce que constitue la part la plus secrete, la plus individuelle de leur subjectivite, le jeu du vrai et du faux. » « Foucault », p. 1452. La notation entre crochets est de moi. paradigmatique de l'assujettissement : le dispositif de sexualite est un des plus puissants qui se soient exerces sur le sujet pour l'arrimer a la verite — mais a la puissance meme avec laquelle s'exerce « la loi du sexe » repondent des proces-sus de subjectivation par lesquels les pratiques du plaisir donnent lieu a d'autres strategies subjectives. Foucault a epingle l'asservissement a la « loi du sexe » par un retournement par-ticulierement explicite : si l'ame est devenue en Occident la prison du corps, c'est qu'on en a fait la chambre d'enregistrement de la loi en disciplinant le corps. Le corps est marque, regle, construit par les effets du pouvoir, repris et instancie comme une loi interdictrice dont l'ame est le nom. Les agencements locaux aux-quels cela a donne lieu seraient apparus plus specifiquement si Foucault avait realise le programme qu'il s'etait fixe a l'oree de L'histoire de la sexualite en etu-diant a propos des enfants, des femmes, des perversions ou encore de la regulation des naissances « tous les mecanismes qui ont induit sur le sexe un discours de verite et organise autour de lui un regime mele de plaisir et de pouvoir18. » L'idee meme que l'on puisse detenir en soi une verite — et une verite qui n'est pas immediatement accessible, qu'il va falloir traquer, attraper, enoncer —, appa-raissait ainsi comme tributaire du sexuel. Pas de sujet, en somme, sans sexualite19, parce que c'est avec la sexualite que s'introduit la question de la verite20. Ce qui apparait la c'est donc bien aussi l'espace propre de la subjectivite : le sexe comme verite exige en effet une reprise singuliere, un retour du sujet sur lui-meme, la construction, l'etablissement d'un rapport a soi. Il y a une densite, une materialite du sujet qui rend possible le retournement du champ juridico-dis-cursif de la loi du sexe en un champ pratico-strategique du corps et des plaisirs. Car si le plaisir a ete rabattu sur le dispositif de sexualite, et ainsi domestique, il ne couvre pourtant pas tout le champ du corps et des plaisirs : il reste les marges, 146 que l'on peut faire grandir et cultiver, dont on peut faire une strategie de resistance face a la puissance assujettissante de la loi du sexe. Foucault entretient 18« L'occident et la verite du sexe », p. 105. 19« [L]e probleme du sujet n'a pas cesse d'exister tout au long de cette question de la sexualite qui, dans sa diversite, ne cesse de le rencontrer, de le multiplier. » « Le retour de la morale », entretien avec M. Foucault, in Bits et ecrits, pp. 1515-1526, p. 1524. 20« Pourquoi l'Occident s'est-il si continüment interroge sur la verite du sexe et exige que cha-cun la formule pour soi ? Pourquoi a-t-il voulu avec tant d'obstination que notre rapport a nous-meme passe par cette verite ? » M. Foucault « L'occident et la verite du sexe », pp. 101108, p. 105. ainsi l'idee que l'on peut produire d'un cote une sexualisation autre du corps (« L'idee que le plaisir physique provient toujours du plaisir sexuel et l'idee que le plaisir sexuel est la base de tous les plaisirs possibles, cela, je pense, c'est vrai-ment quelque chose de faux. Ce que les pratiques S/M nous montrent, c'est que nous pouvons produire du plaisir a partir d'objets tres etranges, en utilisant cer-taines parties bizarres de notre corps, dans des situations tres inhabituelles, etc21. »), et d'un autre cote une desexualisation du plaisir (« Je pense que les drogues doivent devenir un element de notre culture En tant que source de plaisir. Nous devons etudier les drogues. Nous devons fabriquer de bonnes drogues - susceptibles de produire un plaisir tres intense22. ») « On voit comment, poursuit 'Maurice Florence' dans son souci de clarification, le theme d'une 'histoire de la sexualite' peut s'inscrire a l'interieur du projet general de Michel Foucault : il s'agit d'analyser la 'sexualite' comme un mode d'ex-perience historiquement singulier dans lequel le sujet est objective pour lui-meme et pour les autres, a travers certaines procedures precises de gouver-nement23. » Mais on voit aussi pourquoi Foucault n'aura pas realise le programme qu'il s'etait fixe : si le sexe n'existe culturellement que comme verite du sujet, ne s'agit-il pas de faire l'histoire des formes de veridiction du sujet ? Que serait une histoire de la sexualite qui ne serait pas conjointement une histoire de la sub-jectivite et une histoire de la verite, faisant apparaitre par quelles pratiques, techniques et strategies le sujet construit son rapport a lui-meme comme lieu de verite ? Le programme se deplace donc : il s'agit, conformement a l'analytique du pouvoir, de faire une histoire de la sexualite qui ne soit pas ordonnee simple-ment a l'idee d'un pouvoir-repression, d'un pouvoir-censure ayant pour effet le refoulement, qui permette de degager la fagon dont le regime de coercition, de discours et de plaisir est aussi bien constitutif de la sexualite, le pouvoir s'y mon-trant cette fois incitatif; mais pour ce faire, l'histoire de la sexualite se trouve ins- 147 crite dans le cadre plus large de l'histoire de la subjectivite envisagee comme histoire des techniques et strategies par lesquelles le sujet construit son rapport a lui-meme comme lieu de verite. 21« Michel Foucault, une interview : sexe, pouvoir, et la politique de l'identite », in Bits et ecrits, pp. 1554-1565, p. 1557. 22 Idem. 23« Foucault », op. cit., p. 1455. 148 Le souci de la verite Le premier des cours, en 1980-1981, ou Foucault poursuit les investigations autour de l'histoire de la sexualite temoigne deja de ce deplacement par son titre, Subjectivite et verite; si la question du sexe et de la sexualite se maintient, elle tend a etre relativisee24 et surtout rapportee au probleme de la subjectivation : « Il s'agit de la formation de soi a travers des techniques de vie, et non du refou-lement par l'interdit et la loi. Il s'agit de montrer non pas comment le sexe a ete tenu a l'ecart, mais comment s'est amorcee cette longue histoire qui lie dans nos societes le sexe et le sujet25. » Or, c'est dans la parole que cette histoire a pris forme. La question qui oriente alors la recherche de Foucault et qui l'amene a revenir a l'Antiquite est celle-ci : « comment s'etablit, comment se fixe et se definit le rapport qu'il y a entre le dire-vrai et la pratique du sujet26 ? » L'enjeu est a la fois de detacher le dire-vrai de l'aveu et de distinguer la verite du secret, de tout ce qui est cache dans l'obscu-rite de l'ame et donc passible d'une approche psychologique. Et effectivement, rien n'est plus eloigne d'une hermeneutique que ces exercices regles (de reminiscence, d'ecriture, de gymnastique^) et ces techniques de soi qui necessitent une ascese, et dont Foucault commence a etudier les formes. Le type de savoir produit ne releve pas d'un dechiffrement mais bien d'une pratique de soi : la ve-rite n'y est pas a interpreter, mais a apprendre, a memoriser, et a pratiquer. Sa-voir et verite ainsi situes s'inscrivent dans une rationalite specifique, celle du souci de soi, dont la discrete permanence dans l'histoire a ete obscurcie par l'eclat du « connais-toi toi-meme » socratique. La parresia27 en est l'ombilic. 24« Il serait tout a fait arbitraire de lier a tel ou tel moment l'emergence premiere du 'souci de soi-meme' a propos des actes sexuels », mais « meme si leur place [aux rapports sexuels] dans l'ordre des preoccupations est assez loin d'etre la premiere, il est important de remarquer la ma-niere dont ces techniques du soi lient a l'ensemble de l'existence le regime des actes sexuels. » « Subjectivite et verite », in Dits et ecrits II, pp. 1032-1037, p. 1034 et 1035. 25 Ibid., p. 1034. 26 M. Foucault, L'hermeneutique du sujet, Cours au College de France (1981-1982), Paris, Seuil/Gallimard/Hautes etudes, 2003, p. 220. 27 « Notion araignee » presente dans les textes Grecs antiques, hellenistiques et romains, la par-resia comporte un registre ethique et politique, et designe l'action de dire-vrai, de tout dire. Si un seul traite lui est consacre, celui de Philodeme, cette notion est presente dans une histoire longue qui va de Platon a Gregoire de Nysse. Apparue dans L'hermeneutique du sujet28, cette notion du dire-vrai se presente donc comme un lieu privilegie de la construction de la subjectivite consideree comme une pratique de soi, une maniere de s'equiper des verites necessaires a l'accomplissement de sa propre vie. Nulle part peut-etre mieux que dans l'usage que Foucault fait de la parresia ne s'apergoit le refus d'une theorie du sujet, qui le substantialiserait. Le sujet s'y presente au contraire comme la forme que prend, dans des circonstances historiques determinees, un certain rapport a la verite qui est engage dans et par un acte precis, ici un acte de parole. Et pas plus qu'il n'y a de sujet substantiel, il n'y a de contenu de verite. Mais il y a une parole qui pro-duit un rapport a la verite ou le sujet peut se reconnaitre comme tel. A quoi, des lors, reconnait-on ce qui fonde le dire-vrai de la parole ? Le gouvernement de soi et des autres29 explore les coordonnees de cet acte par lequel on se lie a soi-meme par sa propre parole. Parmi tous les registres possibles de la parole, la parresia se reconnait d'abord a son style brutal: « Dans la parresia, celui qui dit vrai jette la verite a la face de son interlocuteur, une verite violente, abrupte, tranchante30. » De sorte que le parresiaste est immediatement confronte a cette condition fondamentale de son acte : le dire-vrai engage un risque pour le locuteur, et un risque non defini, ou mal defini, incluant jusqu'a sa mort meme. Ce risque se caracterise de n'epargner a priori aucun registre de la vie : la position sociale et politique du parresiaste est mise en jeu (on peut ainsi risquer le bannissement a confronter par la parresia un tyran a ses erreurs), ses relations affectives (on peut risquer de blesser ou meme de perdre l'interlocuteur privile-gie sans qui l'exercice meme de la parresia est impossible), sa relation a lui-meme (l'enonciation affecte l'etre de l'enonciateur). La parresia est ainsi toujours une formulation de la verite a deux niveaux : il y a l'enonce lui-meme de la verite, mais cet enonce n'existe que par une enonciation d'un genre particulier, qui prend le statut d'acte parce qu'un sujet accepte de s'y engager absolument, c'est- 149 a-dire sans que cet engagement soit limite, determine a l'avance. De sorte que le contenu de l'enonce n'a effectivement pas de valeur en soi, puisqu'il ne consti-tue la parresia qu'a etre repris au niveau de l'enonciation en tant qu'acte produi-sant un sujet - celui qui, disant le vrai, se reconnait comme etant d'une part 28 M. Foucault, L'hermeneutique du sujet, Cours au College de France (1981-1982), Paris, Seuil/Gallimard/Hautes etudes, 2001. 29 M. Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, Cours au College de France (1982-1983), Paris, Seuil/Gallimard/Hautes etudes, 2008. 30 Ibid., p. 54. l'effet de cet acte (« je suis celui que je suis d'avoir dit ce que j'ai dit et je l'ai dit parce que c'est vrai »), et d'autre part comme etant lui-meme affecte a divers plans par cette verite. Si la parresia occupe la place centrale dans ce registre que Foucault nomme « alethurgie », c'est-a-dire l'ensemble des procedes par lesquels le vrai est amene au jour, sans doute cela tient-il a ce qu'on peut en attendre : « l'introduction, l'irruption du discours vrai determine une situation ouverte, ou plutot ouvre la situation et rend possible un certain nombre d'effets qui precise-ment ne sont pas connus31. » La parresia releve ainsi de l'evenement : elle fait irruption, elle surprend par sa violence, elle modifie les coordonnees de la situation existante et ce faisant, elle produit une coupure dans la continuite de la vie. Ce lien du vrai a l'ouvert que realise l'acte parresiastique, on le trouve porte a son paroxysme dans la geste cynique a laquelle Foucault s'interesse dans le cours suivant, Le courage de la verite32. Les cyniques vont en effet jusqu'a faire de la forme de l'existence une condition pour le dire-vrai, et correlativement c'est la vie elle-meme qui est manifestation de la verite - exercer par et dans sa vie le scan-dale de la verite. Il ne s'agit donc pas simplement de coordonner un acte de parole a une prise de position ou une decision, mais en quelque sorte d'incarner cette verite et de la prolonger dans la parresia. Les trois axes selon lesquelles se structure la pratique de soi des cyniques - une vie non dissimulee, y compris dans ses aspects les plus honteux ; une vie sans dependance morale ou materielle ; une vie hors convention - ont pour effet de retourner la vie vraie en vie autre. Ce retournement se congoit en fonction d'un paradoxe : la vie cynique radicalise l'exigence parresiastique par la necessite d'accomplir la verite dans sa vie meme ; or, c'est cet accomplissement lui-meme qui implique une vie radicale-ment autre - la vie de deshonneur, la vie ehontee, la vie d'animalite, c'est ce qui 150 « pour la philosophie antique, la pensee antique, l'ethique et la culture antique tout entiere, est le plus difficile a accepter33. » Le vrai se couple donc necessaire-ment a l'autre dans la parresia cynique. De sorte que si Foucault tend alors a tra-duire parresia par « tout dire » plutot que pas « dire-vrai », c'est bien parce que c'est de ce cote que se trouve le courage de la verite, qui s'y montre lie essentiel-lement a un positionnement de l'alterite - le vrai, ce n'est jamais le meme. N'est- 31 Ibid., p. 61. 32 M. Foucault, Le courage de la verite. 33 Ibid., p. 248. ce pas effectivement l'autre qui donne forme a l'ouvert dans la parresia cynique, ou le souci de soi comme jeu de la verite engage la question ethique : comment pratiquer la liberte ? AmbiguYte du sujet La parresia se presente alors a nous comme un carrefour strategique : d'une part, son importance tient a l'interieur du travail de Foucault au fait que la verite s'y noue a la parole, autrement que dans le dispositif de sexualite, mais en continuant a soutenir la question du sujet qui en avait emerge ; d'autre part, par l'in-tensification qu'elle produit, elle met particulierement en tension l'ambiguite du sujet, soumis qu'il est d'un cote par les regles avec lesquelles il etablit un rapport en se reconnaissant lie a l'obligation de les mettre en reuvre, mais correla-tivement attache a sa propre identite par la conscience ou la connaissance de soi qu'il acquiere de la sorte. Si bien que si Foucault a fait le choix de se tourner vers l'Antiquite grecque ou greco-romaine, choix a priori surprenant dans la me-sure ou son projet reste l'analyse des relations de pouvoir et des jeux de verite ac-tuels, c'est aussi qu'il y a trouve un espace ou la constitution du « sujet moral34» s'oriente en fonction de pratiques de soi constituant autant de modes de sub-jectivation par lesquels le sujet « entreprend de se connaitre, se controle, s'eprouve, se perfectionne, se transforme35». Or, toute morale est elle-meme por-teuse d'ambiguite dans la mesure ou elle se structure autour de preceptes de comportement et/ou de pensee, mais ou sa loi, aussi profondement acceptee et appliquee soit-elle, laisse necessairement une place, meme tenue, a l'interpre-tation, donc a l'invention du sujet. Paradoxe apparent : la liberte est bien plus une condition d'existence du pouvoir que le pouvoir n'empeche la liberte d'exister. Il ne saurait en effet y avoir de re- 151 lation de pouvoir sans points d'insoumission, qui par definition lui echappent, mais c'est bien parce que l'insoumission est possible que le pouvoir a une raison d'etre. Pouvoir penser une telle intrication depend du refus de l'opposition entre systemes d'obligations normatifs (les formes d'assujettissement du cote desquels 34 On entendra par la la fagon dont « l'individu circonscrit la part de lui-meme qui constitue cet objet de pratique morale, definit sa position par rapport au precepte qu'il suit, se fixe un certain mode d'etre qui vaudra comme accomplissement moral de lui-meme », M. Foucault, « Usage des plaisirs et techniques de soi », in Bits et ecrits II, pp. 1358-1380, p. 1377. 35 Idem. se trouvent les discours vrais auxquelles appartiennent les morales), et les pro-cessus de subjectivation (du cote desquels se trouvent les pratiques singulieres de transformation de soi) ; et c'est d'un tel refus que s'assure le champ « pratico-strategique » ou l'ambiguite du sujet peut trouver un aboutissement - dans la reprise possible de la question que Foucault appelle ethique, du cote d'une pratique de la liberte. Ce champ d'interactions abrite des strategies multiples et peut induire a la fois des singularites qui se fixent a partir de leurs conditions d'ac-ceptabilite (les discours vrais) et un champ de possibles, d'ouvertures, d'indeci-sions, de retournements et de dislocations eventuelles. Ce que propose l'Antiquite, vue par Foucault, c'est un sujet en acte, produit par son acte (sa parresia) comme plan d'immanence, a partir duquel il devient possible de rendre intelligible une positivite singuliere, dans sa singularite meme. La « formule » de ce sujet en acte, detournee des Cyniques36, pourrait etre : « Change la valeur de ton assujettissement a l'autre - tu ne peux pas refuser, ni echapper a cet assujettissement, mais si tu as acces a ta liberte, c'est dans la mesure exacte ou tu construis la possibilite de te demander ce que tu peux faire de cet assujet-tissement ». Le sujet ainsi mis en fonction ne peut en aucun cas etre celui de la psychanalyse, puisque, dans la parresia, le sujet de l'enonciation y coincide avec le sujet de l'enonce - il s'agit donc d'un sujet non divise par son inconscient. De la a dire qu'il n'y a aucun rapport possible entre Foucault et la psychanalyse, il pourrait n'y avoir qu'un pas, que d'aucuns ont franchi ; on ne peut reconnaitre la validite de cette objection que si l'on considere que les processus de subjecti-vation, et les formes de subjectivite qui en resultent, resolvent l'assujettissement. Cela ne manquerait pas d'aboutir a un sujet tranquille, sans conflit, jouissant parfaitement et totalement de son corps et de ses plaisirs. Mais c'est faire bien peu de credit a Foucault que de lui preter une perspective si naive37„. et de fait, 152 on ne rencontre pas trace d'un tel sujet dans les cours dont il vient d'etre question. Au contraire, la subjectivite n'y apparait jamais comme une forme stable, 36 Il s'agit de la fameuse et enigmatique injonction cynique : « Change la valeur de la monnaie » [parakharaxon to nomisma]. 37 « Les corps et les plaisirs » sont plus un horizon ethico-politique qu'un programme a reali-ser : s'il faut tendre vers eux, c'est que ce mouvement est en lui-meme une pratique de liberte, puisqu'il dessine les limites de l'emprise de la loi du desir sur le sujet. Par ailleurs, « l'usage des plaisirs » ne vise pas du tout a produire une sorte de fete orgiaque permanente, mais au contraire a en faire un usage modere conforme au souci de soi, ce qui ne se fait que dans une guerre permanente du sujet avec lui-meme. mais comme l'enjeu d'un travail permanent ou les forces assujettissantes se trou-vent aux prises avec les possibilites de subjectivations et inversement. Reintro-duire la, avec Lacan, la dimension de l'inconscient ramene un sujet qui ne coincide pas avec lui-meme. Mais plutot que d'y voir d'emblee une incompatibi-lite avec Foucault, pourquoi ne pas se laisser une chance de considerer ce que les outils psychanalytiques pourraient apporter a l'explicitation de cette ambiguite du sujet, qui la concerne egalement ? C'est egalement par la question du sexe ou de la sexualite que l'assujettissement vient au sujet de la psychanalyse, et en lien avec le probleme de la verite. Or, il est possible avec les outils que Lacan met en place a partir du milieu des annees soixante de penser une imbrication du pou-voir et de l'inconscient a meme le corps sans ramener pour autant le pouvoir a la loi. Une telle imbrication s'appuie d'une part sur une autre conceptualisation du jeu signifiant et d'autre part sur une theorie de l'acte qui permet de penser une logique de la strategie. Les premisses de l'acte Prenant a rebours, non sans humour, la vieille these anti-freudienne du pan-sexualisme, Lacan eclaire la fonction paradoxale du sexuel pour la psychanalyse dans son seminaire intitule L'acte analytique : « le sexe n'est pas tout, c'est cela la decouverte de la psychanalyse. Si ce que Freud a dit signifie quelque chose, c'est bien sur qu'il y a eu la reference a ce qu'on attendrait qui se produise de la conjonction sexuelle, a savoir une union, un tout, justement s'il y a quelque chose qui s'impose au terme de l'experience, c'est que le sexe n'est pas tout. Le tout vient a sa place. Ce qui ne veut pas dire du tout que cette place soit la place du tout. Le tout l'usurpe en faisant croire, si je puis dire, que lui, le tout, vient du sexe38. » Or, c'est precisement dans la mesure ou la psychanalyse peut construire le sexe comme « pas-tout » qu'il est tout pour elle^ 153 Il faut, pour eclairer un tel paradoxe, mesurer deja a quel retournement preala-ble il doit son existence. Si Freud a toujours fait du plaisir l'horizon de la vie psy-chique - meme lorsque l'au-dela de cet horizon s'impose, cela ne remet pas en question le statut fondamentalement premier de la satisfaction -, il l'a construit neanmoins dans la dependance d'un principe de realite necessaire a ce que le moi puisse tenir compte et s'adapter a la realite. Le plaisir est ainsi necessaire- ' J. Lacan, L'acte analytique (1967-1968), seminaire inedit, seance du 20 mars 1968. 154 ment subordonne a une realite qui lui impose son ordre39. Apparaissent la les premices du couple du desir et de la loi, fatal aux yeux de Foucault et de quelques autres. Or, dans la fidelite a Freud qui lui est propre, Lacan inverse l'ordre de succession de ces principes40: s'il y a du reel41 c'est plutot du cote de la pulsion qu'on le trouve, dans sa brutalite, dans son immediatete, dans son immanence sauvage. Il n'y a pas alors de plaisir possible pour la simple raison qu'il n'y a pas de sujet pour le ressentir, l'identifier comme tel. Le plaisir ne s'in-troduit qu'avec le langage qui produit le sujet qu'il faut au plaisir, en rendant symbolisable ce qui n'avait jusque la pas de nom et n'etait donc pas pensable. Ce qui est perdu dans le processus de symbolisation de la pulsion, c'est ce que Lacan cherche a cerner en forgeant le concept d' « objet a ». Mais avant de s'y interesser, constatons la chose suivante : si la pulsion cherche bien la satisfaction, celle-ci n'est donc appropriable subjectivement que dans la mesure ou elle est symbolisee ; la symbolisation produit l'espace necessaire a ce que puisse s'etablir le desir, comme difference entre ce qui est attendu comme repetition de l'experience asubjective de satisfaction et ce qui a lieu ; si le desir se contentait de temoigner de la reussite sans difference, donc sans reste de cette operation 39 « Dans la theorie psychanalytique, nous admettons sans hesiter que le principe de plaisir regle automatiquement l'ecoulement des processus psychiques; autrement dit, nous croyons que celui-ci est chaque fois provoque par une tension deplaisante et qu'il prend une direction telle que son resultat final coincide avec un abaissement de cette tension, c'est a dire avec un evitement de deplaisir ou avec une production de plaisir. [_] Nous devons dire cependant qu'en toute rigueur il est inexact de parler d'une domination du principe de plaisir sur le cours des processus psychiques. Si une telle domination existait, l'immense majorite de nos processus psychiques devraient etre accompagnee de plaisir ou conduire au plaisir, or l'experience la plus generale est en contradiction flagrante avec cette conclusion. Aussi doit-on admettre ceci : il existe dans le psychisme une forte tendance au principe de plaisir mais certaines autres forces ou conditions s'y opposent de sorte que l'issue finale ne peut pas toujours correspondre a la tendance au plaisir. [_] Le premier cas ou l'on rencontre une telle inhibition du principe de plaisir est dans l'ordre. [_] Sous l'influence des pulsions d'auto-conservation du moi, le principe de plaisir est relaye par le principe de realite; celui-ci ne renonce pas a l'intention de gagner fi-nalement du plaisir mais il exige et met en vigueur l'ajournement de la satisfaction, le renon-cement a toute sorte de possibilite d'y parvenir et a la tolerance provisoire du deplaisir sur le long chemin detourne qui mene au plaisir. » S. Freud, « Au-dela du principe de plaisir », in Essais depsychanalyse, Paris, Payot, 1981, pp. 43-46. 40 On trouve ce retournement elabore dans le seminaire de 1959-1960, L'ethique de la psychanalyse. 41 Ce reel n'est certainement pas homogene a la realite freudienne, mais celle-ci ne peut plus etre pour Lacan, conformement a l'inversion dont il est ici question, que le fantasme du sujet, qui, quant a lui, releve bien du « reel ». de symbolisation, alors, oui, il y aurait coalescence du desir et de la loi, et la critique que Foucault adresse a la psychanalyse dans les annees soixante-dix se-rait fondee. Mais si, plutot qu'au regne du signifiant, on mesure les effets de sujet a l'objet a qui le cause, le signifiant s'averant lui-meme enregimente par la jouis-sance, alors la critique foucaldienne n'a plus la meme pertinence — or, cet objet a est au travail dans la theorisation lacanienne depuis le debut des annees soixante, trouve un support d'existence dans l'acte analytique entre 1966 et 1970 et modifie coextensivement la conception de l'inconscient et la direction de la cure. L'envers de la pensee Une attention particuliere est donc portee a ce drole d'objet a, dit non-specu-laire, c'est-a-dire depourvu de caracteristiques permettant de lui attribuer une image, mais dote par contre de tout ce dont Lacan a besoin pour approcher cette categorie particulierement difficile a concevoir, celle du reel, qui etait restee dans l'ombre jusque la, alors que l'imaginaire, puis le symbolique s'etaient trouves etre le cadre des grandes operations structurales, stade du miroir et metaphore paternelle notamment. L'objet de la psychanalyse (1965-1966) travaille ainsi a cerner l'objet a dans son surgissement et dans ses effets sur le sujet de l'incons-cient. Au creur du sujet divise - celui du miroir qui ne voit son image qu'en tant qu'il s'y incarne comme desir de l'Autre mais qui ne peut pour autant savoir ce qu'est exactement ce desir ; celui de la metaphore paternelle, qui le sauve d'une alienation radicale a l'Autre mais dont le resultat est qu'il ne peut plus etre iden-tique a lui-meme, identifie qu'il est par ce signifiant qui le represente -, il y a cet objet a, dont la fonction est de porter la valeur de verite. Il est ressoude, abouche au sujet divise, et il en est considere comme le support. Avant d'examiner ce qu'il en est de cet « abouchage », voyons comment Lacan construit cette idee du sup- 155 port, qui s'avere relever de la cause materielle. Constatons que pour y parvenir, Lacan reprend le sillon cartesien. En effet, la premiere seance de ce seminaire consacre a l'objet - et qui constitue aussi, rien de fortuit la-dedans, l'un des derniers textes des Ecrits intitule « La science et la verite » - designe bien un partage, une division, celle du savoir et de la ve-rite. Lacan cherche a cerner l'operation de la division par une reecriture du co-gito : « je pense : 'donc je suis' », ou il fait apparaitre un « je » qui n'est pas un puisqu'il est divise en sujet de l'enonciation (« je pense ») et sujet de l'enonce 156 (« je suis ») sans qu'il soit possible de demontrer qu'il s'agit chaque fois du meme « je » puisque la pensee est d'un cote, l'etre de l'autre, sans unite du sujet preetablie. Les guillemets indiquent que quelque chose est dit, qu'il y a donc de la parole ; la parole est la du cote de l'etre ; si la pensee a quelque chose a voir avec l'etre, cela se congoit dans l'ordre du parletre42. Enfin, Lacan met en relief le « donc » comme lien de causalite : le donc est du cote du parletre. Il se refere alors a Aristote pour faire valoir que la cause n'est pas seulement ce qui precede l'effet mais le regime d'existence d'un etre et poursuit en soutenant que le statut de la verite dans la science est d'etre une cause formelle. La verite trouve forme dans la science dans la mesure ou celle-ci fait ffiuvre de nommer, classer et definir tout ce qui est - c'est la « verite ciel » de Foucault. La psychanalyse aurait quant a elle un autre rapport a la verite, parce qu'elle en ac-centue le role de cause materielle : des quatre causes aristoteliciennes, c'est la plus inaccessible, la moins connaissable, la plus opaque, bien que la plus pre-sente - c'est la « verite foudre » de Foucault. C'est ce qui est perceptible, sensible, mais qui reste inatteignable comme tel, et dont on ne peut saisir l'essence meme. Lacan lui donne alors une forme, celle d'un signifiant particulier : le si-gnifiant phallique, qui met en evidence l'ecart du signifiant avec la signification. En effet, le signifiant phallique n'a pas pour fonction de designer l'organe sexuel masculin, le penis, il n'en est pas le signe, il est un « signifiant pur », qui ne se connait ni ne se pense, mais qui supporte le langage comme structure symbolique. Lacan voit dans ce concept la participation possible de la psychanalyse au materialisme historique du fait de l'accentuation du statut de cau-salite materielle de la verite qui s'y produit43. Comment la verite comme cause materielle, dont la science ne veut pas, est-elle donc liee a ce « nreud » qu'est la division du sujet ? 42 Terme anachronique ici, mais neanmoins utile puisqu'il fait apparaitre l'acte de parler comme seul fondement possible de l'etre. 43« Mais ce sera pour en eclairer que la psychanalyse par contre en accentue l'aspect de cause materielle. [_] Cette cause materielle est proprement la forme d'incidence du signifiant que j'y definis. Par la psychanalyse le signifiant se definit comme agissant d'abord comme separe de sa signification. [_] C'est, en termes minimaux, la fonction que j'accorde au langage dans la theorie. Elle me semble compatible avec un materialisme historique qui laisse la un vide. Peut-etre la theorie de l'objet a y trouvera-t-elle sa place aussi bien. » J. Lacan, « La science et la ve-rite », p. 875-876. Une ontologie de l'acte On peut trouver dans le deplacement du signifiant phallique vers la paire or-donnee S1-S244 un prolongement de cette question. Commengons par preciser ce qu'il en est de cette paire en rappelant l'inversion dont il etait question plus haut : si ce qui est premier dans l'ordre de l'existence, c'est cette experience asubjective du reel, c'est-a-dire un corps pulsionnel dont la jouissance n'est pas reglee, alors il est question de savoir ce qui permet de passer de la jouissance au plaisir, c'est-a-dire comment ce qui etait subi peut etre approprie dans l'experience d'une satisfaction. Qu'est-ce qui permet de s'y reperer dans et avec sa jouissance ? C'est en ce point que le S1 entre en fonction : il ne s'agit pas d'un signifiant en parti-culier, c'est un signifiant sans substance ; il est le trait qui temoigne de la rencontre contingente, mais determinante, du langage et du corps. C'est un signifiant sans nom, qui ne peut etre qu'infere - qui pourra jamais dire quel dit (ou quel non-dit) a emu la pulsion au point d'en reorienter le cours ? Aussi contingent soit-il, S1 n'a pas fait que rencontrer le corps, il l'a aussi decisivement affecte, il s'y est, pour ainsi dire, integre. L'effet de cette operation est que des-ormais le corps peut se dire ; il n'est plus ce tombeau, cet enfermement sur soi. C'est le scandale de cette division, qui laisse le sujet aux prises avec l'incomple-tude et l'experience qui en decoule, difficile a soutenir, d'une alterite interne, d'une « extimite », qui rend necessaire cette figure que Lacan nomme Autre45, seul recours du sujet mais recours paradoxal puisque l'Autre, comme le sujet, surgit de la division et ne saurait repondre que d'elle. 44 Le S indexe le signifiant chez Lacan. La paire ordonnee commence a etre conceptualisee des 1964-1965 dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Elle accompagne la theorisation de l'objet a — qui commence dans le seminaire sur l'angoisse (1962-1963), ou il est deja lie au reel dont il est le signal —, et soutient la recherche de Lacan jusqu'a L'envers de la psychanalyse (1969-1970) dans le sens d'une accentuation du role de la jouissance ; divers deplacements s'en suivront dans les seminaires des annees soixante-dix, notamment du signifiant a la lettre, de la langue a lalangue, du symptome au sinthome... 45 Il est interessant de noter qu'alors que la conception de l'Autre tresor des signifiants fait partie des classiques de la doctrine, on connait moins l'Autre-corps. On en trouve une des rares occurrences dans La logique du fantasme (seminaire inedit), le 26 avril 1966 : « Et ceci vous indique que le lieu que j'ai introduit comme le lieu ou s'inscrit le discours de la verite n'est certes pas un] incorporel. J'aurai a dire ce qu'il est, a savoir, precisement, qu'il est : le corps. » Par ou il apparait que le signifiant et le corps ne sont pas dans un rapport d'exclusion mutuelle, comme on pourrait etre tente de le penser, mais dans un rapport d'implication reciproque. 157 Passer par la paire ordonnee est donc precieux puisque sa structure meme materialise la division dont le sujet est l'effet : on n'a plus un signifiant phallique mais deux signifiants qui font apparaitre l'ecart entre eux. Au signifiant phallique repondait la theorie de l'inconscient structure comme un langage. A la paire ordonnee correspond un deplacement de la theorie de l'inconscient cause dans le langage par la jouissance et structure comme une repetition. En effet, S1 sur-git comme un premier signifiant qui dit le vrai sur la jouissance, c'est-a-dire qu'il n'y a qu'elle, qu'elle est le rien, qu'elle est impossible, et qui en meme temps la barre de son trait et ne la fait plus apparaitre qu'en negatif - S1 est le nom de l'acte opere par le langage sur le corps. Mais il ne s'accomplit comme tel qu'a etre repris en S2. Si S1 est du cote du vrai parce qu'il lui revient de montrer que la jouissance est la matiere de l'inconscient, S2 est la reprise de S1 du cote d'un sa-voir possible, la ou le signifiant indetermine qu'est S1 prend forme en un signifiant particulier qui le dit - S1 ayant surgi se repete en S2. Pourtant, la repetition ne vaut pas la identite ; S2 ne subsume pas S1, il le signifie. L'objet a est alors situe comme l'index de cette repetition. La jouissance telle qu'elle peut exister au-dela de son arrimage par le langage s'y condense. Pris entre la foudre de la verite et l'eclair du savoir, l'objet a determine le champ d'extension de la jouissance du sujet, mais il vaut en meme temps rappel de sa division. Ce « plaisir deplaisant » qu'est la jouissance est l'axe autour duquel s'enroule le fantasme, qui essaye de ramener le deplaisir au plaisir - l'enonce freudien « on bat un enfant », ou « un enfant est battu », dit bien comment la division du sujet de l'enonce et du sujet de l'enonciation y est la mise au service du plaisir. C'est parce que l'enonciateur ne se reconnait pas comme etant celui dont parle l'enonce que le corps pulsionnel, meme (ou parce que) violente, retrouve droit de cite. Toutefois, le fantasme est ici inconscient, il ne se propose a l'expe-158 rience du sujet que sous les oripeaux du symptome, nous y reviendrons. Par son existence, le fantasme prouve que le desir, qui en est dans la doctrine lacanienne a la fois le prolongement et la limite, ne se fonde que d'une « perversion gene-ralisee46 ». On continue a jouir sous le regime des pulsions partielles parce que le S1 n'a pas reduit toute leur vie, ni norme tous leurs trajets. Concevoir ainsi la production de l'inconscient a la surface du corps et a meme la matiere pulsionnelle, c'est se donner les moyens de penser « le pouvoir sans le 6 L'expression est de Colette Soler, dans Lacan, l'inconscient reinvente, Paris, PUF, 2009. roi » - pas de pere interdicteur a l'horizon - et le « sexe sans la loi », pour autant que l'on pense la loi comme un point central d'organisation fixe, intangible, va-lable pour tous. Que serait une loi qui ne serait pas valable pour tous, qui ne creerait pas une forme d'universalite ? C'est la question a poser a ffidipe - elle l'a d'ailleurs ete bien souvent : fallait-il reconnaitre avec Freud que l'interdit a l'aide duquel il avait determine la loi du fonctionnement psychique valait universelle-ment, quelle que soit la structure des groupes sociaux et la culture consideres ? Qu'ffidipe puisse ne pas valoir pour tous, en tous temps et en tous lieux, pouvait suffire a en invalider la fonction, et a contraindre la psychanalyse a repenser son rapport a la loi. Lacan en a fait l'un des axes de sa recherche : en utilisant le lan-gage contre le mythe d'abord, puis en retournant le langage sur lui-meme pour en examiner le fondement de jouissance, il a effectivement rendu possible le passage d'une logique juridico-discursive oedipienne, a un inconscient pratico-stra-tegique. La ou Foucault etait tente de proposer une logique de la strategie rivale de la logique de l'inconscient, on apergoit en effet plutot avec Lacan la possibi-lite d'une adequation entre les deux. Car si S1 est bien le premier trait par lequel la jouissance est assujettie, on ne saurait trop souligner qu'il est lui-meme inde-termine, et de ce fait singulier a chacun. Il est un effet de l'histoire propre a chaque individu, et si son principe est generalisable, le point de son effectuation reste singulier. Il est un invariant, mais un invariant vide, non prescriptif; il aura bien sur, en tant qu'enonciation initiale, des effets subjectifs dont on re-trouvera les traces au niveau des enonces, mais l'assujettissement qu'il realise ne releve pas d'une logique juridique. Sans doute est-ce pour cela qu'il permet de s'interroger sur la portee strategique de l'acte en psychanalyse. La strategie de I'acte ? La consequence troublante de cette « perversion generalisee » est qu' « il n'y a pas 159 d'acte sexuel », au sens du moins ou il s'agirait dans cet acte d'etablir un rapport a l'autre. C'est plutot un rapport a soi qui s'y joue, ou plus precisement a ce bloc opaque de singularite qu'est l'objet a, auquel s'abouche le fantasme et qui oriente le desir du sujet, tout en l'en defendant, vers cette jouissance qu'il s'est d'entree de jeu alienee en consentant a etre dit par l'Autre et a en etre marque dans son corps. La celebre formule qui vient d'etre rappelee est plus particulierement de-pliee dans deux seminaires, La logique du fantasme (1966-1967) et L'acte analy-tique (1967-1968). S'y designe donc le ratage dans l'acte de la complementarite qui y est recherchee avec l'autre, d'ou decoule l'absence de repere fixe dans l'or- dre de la sexuation qui dirait l'individu homme ou femme, et qui correlativement lui assurerait une rente de jouissance. Il y a pourtant bien une reussite dans l'acte, celle de faire jouer a plein la division et de s'en servir. Cet acte-la peut etre qualifie de psychanalytique. En interroger la portee strategique, c'est donc le considerer comme le moyen proprement psychanalytique d'atteindre une autre version de la division que celle dont on souffre, se plaint, et avec laquelle on entre en analyse. Pourquoi partir de l'acte sexuel pour approcher la structure de l'acte? Sans doute d'abord parce que la non-rencontre des corps reprend la logique que Lacan a construite avec la paire ordonnee47. On ne saurait en effet perdre de vue qu'il s'agit d'une non-rencontre productive - c'est bien ce qui fait du « sexe qui n'est pas tout » un point d'appui pour penser les strategies de l'inconscient. Si la psychanalyse commence avec l'enfant, comme le dit Lacan, c'est parce que l'enfant est le produit de la rencontre sexuelle, et que c'est en tant que tel qu'il a a faire a lui-meme comme sujet sexue. S'il y a un inconscient, c'est precisement que l'operation de l'engendrement sexuel dont le sujet est le produit et par rapport a laquelle il a a se situer reste aporetique : la rencontre sexuelle ne s'est pas bou-clee sur elle-meme, et le sujet en sait quelque chose, lui qui en est la chute, qui en est le produit, qui atteste par son existence meme en quelque sorte que cette operation a un reste, qu'elle n'est pas resolutive. Lacan construit ainsi l'acte sexuel sur le modele de la paire ordonnee, qui produit l'objet a comme temoi-gnage de la non-fusion de S1 et S2 - S1 n'existe que signifie en S2, mais S2 ne fait que signifier S1, il ne l'est pas. En tant que produit de l'acte sexuel qu'il n'y a pas, l'enfant lui-meme est cet objet a. Or, c'est l'objet a qui inaugure aux yeux de Lacan le champ proprement psychanalytique48, dans la mesure ou la verite s'y positionne comme concernant ce reel-la, celui dans lequel nous engage l'acte 160 sexuel. Ce reel, c'est donc celui de l'acte sexuel ou l'Un (S1) se donne comme fic-tif de n'exister qu'en se repetant dans l'Autre (S2). L'Autre apparait la en effet dans sa bivalence : tresor des signifiants parce qu'il offre a l'Un son lieu d'ins-cription signifiante, et en ce sens l'Un n'existe que repris par cette inscription dans l'Autre ; reservoir materiel des signifiants d'ou le sujet se trouve marque 47« Si je suis parti, cette annee, de l'acte sexuel dans sa structure d'acte, c'est en relation a ceci que le sujet ne vient au jour que par le rapport d'un signifiant a un autre signifiant. » J. Lacan, L'acte analytique, seance du 10. 05. 1967. 48 Lacan a declare a plusieurs reprises qu'il considerait l'objet a comme etant son invention propre. par le langage, l'Autre c'est le corps. Si Lacan peut avancer que c'est du Un que parle toute verite, c'est qu'il n'y a de verite que pour autant que l'Un ne se realise que dans le signifiant que l'Autre promeut pour le faire exister - a peine surgi, l'Un est signifie dans l'Autre. Or, Lacan situe la verite comme la signifiance des discordances entre le reel (« il n'y a pas d'acte sexuel ») et ce pour quoi il se donne (« il n'y a que l'acte sexuel »)49. Si l'acte psychanalytique peut etre considere comme relevant d'une logique de la strategie, c'est donc dans la mesure ou peut s'y jouer la modification du statut de la division : de tragedie du sujet qui n'y ren-contrerait que sa limite, elle pourrait devenir dans l'acte analytique le lieu d'ac-tualisation d'un rapport plus libre du sujet a la verite, dans les termes d'un savoir et non d'une connaissance. L'acte analytique est en effet ce qui soustrait le reel au connaitre pour le verser au compte d'un savoir ou ce reel vient a fonctionner. Il n'y a rien a connaitre, et meme rien de connaissable dans l'operation structurale de division dont le sujet est l'effet. Sa formalisation par la paire ordonnee laisse neanmoins apparaitre, qu'elle n'est pas non plus de l'ordre de l'inconnaissable. Elle se repere clinique-ment (dans le fantasme, mais aussi dans l'angoisse et dans le symptome, on va le voir) en fonction de l'objet a, index de la repetition par laquelle s'est instituee la division du sujet; l'acte analytique se qualifie comme tel de produire le retour de ce reste - « Cet effet de division [l'objet a], c'est pour autant qu'une fois realise, quelque chose peut en etre le retour, qu'il peut y avoir reacte, que nous pou-vons parler d'acte et que cet acte est l'acte psychanalytique50. » L'acte analytique51 est donc le point d'ou la division est rejouee afin d'en faire l'appui d'un savoir singulier. Si Lacan peut dire que « l'acte est la repetition52 », c'est donc parce qu'il est reprise de la division a partir de ce qui la designait comme repetition, l'objet a. C'est pourquoi il pourrait etre tentant de revenir sur le co-rollaire de la definition du sujet de l'inconscient deduite de la division - « le sujet 161 est represente par un signifiant pour un autre signifiant » — en soutenant que 49 C'est bien pourquoi les relations sexuelles peuvent etre devalorisees et d'autres plaisirs du corps recherches - SM et « bonnes drogues », entre autres. Si l'acte sexuel accomplissait les pro-messes dont il est charge, il serait inutile d'aller voir ailleurs^ 50 J. Lacan, L'acte analytique (seminaire inedit), seance du 20. 03. 1968. (La notation entre crochets est de moi). 51 Il peut avoir plusieurs formes (l'interpretation, la scansion, le silence meme, un geste even-tuellement^) ; ce n'est pas sa forme qui le determine, mais son effet : il participe de la logique temporelle propre a l'inconscient, celle de l'apres-coup. 52 J. Lacan, La logique du fantasme (seminaire inedit), seance du 22. 02. 1967. 162 dans l'acte le signifiant se signifie lui-meme53. « L'acte est donc le seul lieu ou le signifiant a l'apparence - la fonction en tout cas - de se signifier lui-meme. C'est-a-dire de fonctionner hors de ses possibilites54. » Ce fonctionnement annulerait la division, et partant l'inconscient, mais si l'acte analytique s'en approche au-tant que faire se peut, c'est parce que le sujet, dans l'eclair de l'acte, est equivalent a son signifiant - il est, dans le temps de l'acte, sa division meme, ce qui n'annule pas celle-ci mais lui donne un autre statut. En effet, ce reel de la division que concentre l'objet a est soustrait dans l'acte a la logique de la connaissance - la subjectivation dans l'instant ou la convocation instantanee et momentanee du sujet oppose massivement l'existence au connai-tre. Quant au reel qui interesse la psychanalyse, il demontre son existence par la place que la psychanalyse donne a la contingence. Or, c'est precisement de l'acte, comme dispositif de savoir propre a l'inconscient, que depend que se de-couvre la fonction du reel. Comme tout dispositif, il s'inscrit dans un processus contraignant, que Lacan definit ainsi : il s'agit d'elever l'impuissance (celle dont rend raison le fantasme) a l'impossibilite logique (celle qu'incarne le reel) - im-possibilite que l'on pourra decliner : « il n'y a pas d'acte sexuel », « le signifiant ne se signifie pas lui-meme », etc. Ce trajet de l'impuissance a l'impossible est celui de la cure analytique55, pour autant que la fonction du reel est d'y faire de l'impossible un savoir de verite. L'acte ou se joue la conversion d'un savoir qui ne se sait pas (dont l'impuissance temoigne), en verite-foudre dont on peut construire le savoir dans la cure (il y a de l'impossible), realise une conjonction bien particuliere : il fait de l'inconscient un savoir (de la division) sans sujet, en tant que tel integralement transmissible par le matheme parce qu'il n'est plus captif de la position du sujet; il cerne dans un meme mouvement l'objet a comme effet de verite absolument singulier (la strategie de l'inconscient, chaque fois 53 L'un des enjeux de la paire ordonnee est de presentifier qu' « un signifiant ne se signifie pas lui-meme ». 54 La logique du fantasme (seminaire inedit), seance du 22. 02. 1967. 55 Alain Badiou en donnait un tres bel apergu dans le seminaire qu'il a consacre a l'anti-philo-sophie de Lacan en 1994-1995 : « Et je dirais que la, a mon sens, est tout l'art de l'analyste, i.e. de tenir ou d'etre le tenant de l'elevation de l'impuissance a l'impossible par des peripeties tou-jours singulieres une fois faite l'operation de situation [de l'impossible] qui est en general monotone dans ses effets de repetition du meme. Par contre, le mode propre sur lequel l'impuissance epinglee de fagon signifiante va se trouver elevee a l'impossibilite logique releve d'un art de la singularite veritable. C'est une formalisation ad hoc. » (7eme seance). (La notation entre crochets est de moi). particuliere, pour faire face a la division). On entrevoit alors a quoi tient ce que Lacan nomme « l'horreur de l'acte », entre verite-foudre et savoir « insupposa-ble » - l'acte defait le « sujet suppose savoir », celui qui soutient le transfert et le travail de l'analyse ; a la place, il y a un effet de verite qui tient a ce que dans le savoir (dont le dispositif particulier se constitue dans la cure) un reel (l'impossi-ble) vient a fonctionner. Si j'ai pu m'interroger sur la portee strategique de l'acte, c'est dans la mesure ou il se pose en quelque sorte comme le repondant des strategies particulieres de l'inconscient pour faire avec la division. Mais on mesure aussi qu'il est le point d'ou toute strategie vacille : que faire de l'impossible ? J'y vois la reprise psychanalytique de la question ethique56 qui conduisait les der-nieres recherches de Foucault : comment pratiquer la liberte ? Le Symptome, un style d'existence Il n'est pas envisageable, en effet, de s'en tenir a l'impossible comme fin mot de toute l'histoire du sujet, voire a considerer, comme Foucault a pu etre tente de le faire, que la legon psychanalytique se resumerait a un « vous etes tous toujours deja pieges »^ Cela reviendrait simplement a reconduire l'impossible a l'im-puissance, dans une radicale impasse. A l'impossible l'analysant est tenu, certes, mais pour tenter d'y fonder le style de son existence. C'est vers cette question que convergent les recherches recentes d'un certain nombre de lacaniens57, via leur interet renouvele pour le symptome, qui se constitue comme une matrice possible de subjectivation dans la derniere partie de l'enseignement de Lacan58. Le symptome est un enjeu essentiel pour la psychanalyse, et l'a toujours ete, puisque en somme c'est a partir de lui qu'elle se determine comme un champ pratique, et non comme une philosophie - mais c'est pourtant en fonction de la theorie qu'elle s'en fabrique qu'elle peut etre aussi autre chose qu'une therapeutique^ 163 56 En appui a cette perspective, on peut rappeler l'ultime et radicale reprise de l'acte par Lacan, au moment de la dissolution de son ecole en 1980, et tres peu de temps avant sa mort ; il lais-sait entendre que tout l'edifice qu'il avait construit n'aurait qu'une visee (« ethico-pratiquo-strategique ») : permettre a l'analyste de « faire face a son acte ». 57 Notamment : G. Morel, La loi de la mere. Essai sur le sinthome sexuel, Paris, Anthropos, 2008 ; M.-J. Sauret, L'effet revolutionnaire du symptome, Toulouse, Eres, 2008 ; C. Soler, Lacan, l'in-conscient reinvente, Paris, PUF, 2009 ; P. Bruno, Lacan, passeur de Marx. L'invention du symptome, Toulouse, Eres, 2010 ; E. Porge, Lettres du symptome, Toulouse, Eres, 2010. 58 C'est principalement dans les seminaires RSI (1974-1975) et Le sinthome (1975-1976) que se trouve exposee cette retheorisation du symptome. On ne s'adresse pas a un psychanalyste, en effet, parce qu'on reve ou qu'on fait des lapsus, mais parce qu'on souffre sans savoir exactement de quoi, ni pourquoi, et qu'on a neanmoins l'idee que cette souffrance a quelque chose a dire de/sur soi. Le symptome tel que l'entend la psychanalyse est a cette condition : une supposition de sens, qui engage une recherche curieuse, « un amour du savoir », dit Lacan. Or, tant que l'inconscient etait congu comme entierement determine par la fonction symbolique du signifiant phallique, la conception du symptome correspondante faisait de lui une metaphore, une formation signifiante a dechiffrer par une interpretation relevant necessairement d'une hermeneutique. L'entree en lice du reel incarne par l'objet a que l'acte analytique supporte, permet d'envisager le symptome comme etant la fagon dont chacun jouit de son inconscient, soit de ce qui l'a divise a partir de cette butee du reel. Dans ces conditions, le signifiant se retrouve enregimente comme « appareil de jouissance59» - il regule encore, certes, ce qui lui maintient sa fonction symbolique, mais pour le compte de la jouissance. La question se pose alors de cerner la prise du symptome, comme formation de l'in-conscient, sur ce reel dont il s'avere etre le marqueur. Repondre a cette question, c'est aussi se donner une chance de cerner le symptome comme forme d'existence, dans la mesure ou le reel c'est ce qui ek-siste60. Le reel, c'est ce qui nous est donne et qui nous precede. Il ne fait l'objet d'aucun choix, pas plus que d'une selection, nous le subissons d'abord entierement au point de ne pouvoir ni le penser, ni le dire d'aucune fagon61. Il est donc le lieu d'un radical assujettissement. Or, c'est precisement en ce point que le symptome entre en fonction dans cette configuration renouvelee : il est le signe de ce qui ne va pas dans le champ du reel. Et ce qui ne va pas, c'est cet assujettissement a la jouissance, qui n'est pas neanmoins tout a fait informe, on l'a vu — il a un nom particulier, S1. Le symptome, tel que le transfert le fait exister dans l'analyse, se 164 nourrit d'une passion plus ou moins forte du dechiffrement, qui l'arrime au sens et au savoir et le situe de ce fait en S2, ou ne cesse d'essayer de se dire cette ve-rite de la jouissance qui s'ecrit a meme le corps en S1. De sorte qu'en essayant de 59 J. Lacan, Encore, Paris, Le Seuil, 1975, p. 75. 60 Le choix de la graphie heideggerienne d'ek-sistence renforce le statut d'absolue presence, d'etre-la du reel. 61 On voit par la qu'une des critiques que Foucault adresse a la psychanalyse lacanienne, de ne pas considerer ce qui echappe au langage, pourrait faire l'objet d'une contre-critique : certes, le signifiant s'y presente jusqu'a la fin comme incontournable, mais comme appareil de la jouissance. Et le symptome s'illustre precisement ici d'etre la reponse du corps au langage. dire quand meme ce reel qui ne parle pas, le Symptome le fait exister - et corre-lativement, l'interpretation ne se satisfait plus du cadrage symbolique mais pointe ce reel que le symptome fait exister en se servant notamment de l'equi-voque, ou le signifiant joue contre le sens, retrouve la matiere de ses sonorites, se faisant en quelque sorte poesie du reel. On pourrait parler ainsi d'un art du symptome, puisqu'il invente les formes de cet assujettissement que l'acte n'avait quant a lui que les moyens de pointer62: refus du corps hysterique, fixations ob-sessionnelles, blasons de la phobie et autres langages d'organe des psychoses^ sont d'abord les reponses a une division experimentee douloureusement, mais ils peuvent devenir, moyennant le travail de l'analyse, les points d'appui d'une subjectivation inattendue passant par l'identification au symptome63. A considerer d'ou Lacan a ete amene a reorienter ainsi la direction de la cure, il y a peu de doute sur le fait qu'il s'agisse la d'une pratique de soi qui releve de l'art : « Joyce le Symptome64» est en quelque sorte le nom propre de cette operation. La rencontre avec l'ecrivain qui a desarrime le langage du sens, mais qui a aussi transforme dans son ecriture l'experience radicalement desubjectivante des « paroles imposees » en epiphanies, permet a Lacan d'envisager une sup-pleance a l'absence ou a la defaillance du S1. Correlativement, il se sert de la to-pologie borromeenne pour montrer, plutot que pour demontrer, ce qui s'est mal noue du reel, de l'imaginaire et du symbolique - les trois dimensions structu-rales de l'inconscient - coingant le sujet dans ce « defaut du nreud65». Si « symptome » est le nom d'un tel defaut, produisant souffrance et insatisfaction, 62 P. Malengreau propose dans son article « Logique intuitionniste et clinique psychanaly-tique », in Filozofski vestnik XXVII, 2/2006, p. 189-209, de considerer l'acte analytique comme le point d'appui possible d'un changement de style de S1, d'un assujettissement subi a un assujettissement consenti qui laisserait une plus grande marge de manffiuvre subjective. 63 C'est la version de la fin de l'analyse que Lacan propose en 1976, dans la premiere seance du seminaire L'insu que c'est de I'une-bevue s'aile a mourre. 64 J. Lacan, « Joyce le symptome », in Autres ecrits, Paris, Le Seuil, 2004. 65 Le nffiud de Joyce coince l'imaginaire entre le reel et le symbolique sans le nouer - c'est ce qui produit le phenomene des « paroles imposees », c'est-a-dire ces paroles entendues sans locuteur identifie et dont le sens est enigmatique (I), dont Joyce doit faire quelque chose pour ne pas y rencontrer son ecueil subjectif. Les epiphanies sont effectivement la marque de son ffiuvre, puisque la parole (S) passe a l'ecriture (R) sans la restitution du sens (I). Il verse ainsi l'enigme au compte d'une forme elevee par lui a l'art, ou il se fait un nom. Lacan y voit la construction d'un ego qui fait tenir R, S et I ensemble. Voir a ce sujet la deuxieme partie du livre de G. Morel, op. cit. 165 « sinthome66 » est le nom que Lacan propose alors pour designer la fonction cor-rectrice d'une quatrieme dimension, qui offre a ce qui ne « tenait » pas une alternative par un autre nouage qui permette de s'y retrouver avec son symptome -qui aura eventuellement ete profondement remanie dans le cours de l'analyse, voire meme, dans certains cas, qui aura ete carrement construit par le travail analytique -, au point d'en faire le support de son etre. Qu'il puisse y avoir la une experience de satisfaction, voila a quoi Joyce lui-meme n'aurait pas objecte, lui qui se rejouissait d'avoir donne du travail aux universitaires pour quelques mil-lenaires^ Mais l'ombre tutelaire de Joyce continue de planer au-dessus de cette proposition de Lacan de reconsiderer le symptome dans sa version subjectivante, sa face positive pour ainsi dire, ce qui rend difficile de le mettre a l'epreuve d'une clinique moins artistique - c'est pourtant la direction qu'ont prise un certain nombre de lacaniens ces dernieres annees. Le sinthome est en effet l'alternative la plus forte a une conception du sujet soumis a et piege par son inconscient, eternellement ramene a cette configuration familialiste du desir que Foucault craignait tant - il s'agit la plutot de se servir de cet inconscient reel67, pour arti-culer la liberte que la structure recele. Le sinthome pourrait donc etre pense comme la strategie du symptome quand il est eleve a un style d'existence ; il est oriente vers un « savoir-faire avec » plutot que vers un « savoir sur/de » (champ pratique) ; il vise une identite qui ne soit pas ignorante de sa determination par le reel de l'inconscient (champ ethique). De sorte qu'il s'accompagne d'une double devaluation sur le plan theorique : de la ve-rite au profit du reel, de la structure logique au profit de la position de l'etre, ou du style de l'existence. Cela laisse a penser que le sinthome pourrait bien etre l'ho-rizon de l'acte, dont Lacan attendait qu'il produise des changements dans la surface du sujet - non pas, donc, des bouleversements affectant la structure jusqu'a 166 rendre caduque le symptome, mais sans doute un changement de la place du sujet dans la structure. Lacan reperait ainsi le passage de l'acte : « ce au-dela de quoi le sujet retrouvera sa presence en tant que renouvelee, mais rien d'autre68». Or, le sinthome n'est en effet rien de plus que la version du symptome qui permet de donner un support a ce renouvellement - Joyce en est l'exemple paradigmatique. Reste alors a parcourir les chemins varies du « sinthome »^ 66 C'est principalement dans les seminaires RSI (1974-1975) et Le sinthome (1975-1976) que se trouve exposee cette retheorisation du symptome. 67 C. Soler dans son livre va jusqu'a postuler deux inconscients, le symbolique et le reel. 68 J. Lacan, L'acte analytique, seance du 29. 11. 1967. A l'issue de ce parcours, les termes de la derniere critique foucaldienne de la psychanalyse peuvent etre remis en perspective. Si l'on en reprend maintenant les trois axes - l'oubli du souci de soi au profit d'une connaissance de soi, la conception « juridique » de l'inconscient et le refus d'une prise pratique ou technique sur la question du sujet -, il apparait qu'il y a en fait de veritables points de rencontre entre Lacan et Foucault, sous l'egide de leur refus commun de toute me-taphysique du sujet. On peut ainsi trouver dans la construction de la theorie lacanienne de l'acte comme retournement du cogito cartesien un echo du souci de soi foucaldien, et dans la promotion de la jouissance comme fondement de l'inconscient une contestation de toute conception juridique du fonctionnement psychique. Enfin dans le sinthome congu comme style d'existence, une inscription possible du symptome du cote des techniques et des pratiques de soi est possible. Cette sorte de parente discrete entre l'orientation des derniers travaux de Fou-cault et les voies de la psychanalyse lacanienne69 n'est pas passee tout a fait ina-pergue : « Somme toute, ces ouvrages dans lesquels Foucault semble engage dans un projet de recusation de 'l'analyse infinie de soi', de 'l'hermeneutique du soupgon', de l'alliance contre-nature de la verite du sujet et de sa sexualite secrete, a la recherche d'une ethique de l'esthetique et de la vie belle, ne sont-ils pas ses travaux les plus psychanalytiques ? N'est-il pas en parfait accord avec l'ethos psychanalytique de notre epoque lorsqu'il reconnait dans la recherche d'une telle ethique, independante de l'Eglise et de l'Etat, de la loi et du laboratoire, l'exigence la plus authentiquement moderne de l'individu dans son rapport a soi70 ? » A l'instar de John Forrester, Frederic Gros voit egalement a l'reuvre dans les derniers cours de Foucault une reevaluation tacite de la psychanalyse, mais pour autant que l'on fasse une « distinction nette entre precisement la psychanalyse comme corpus (discours vrai) et comme pratique (dire-vrai)71. » Or, il me 167 69 Dans ce contexte, je laisse de cote les travaux de Judith Butler visant a rapprocher Foucault de la psychanalyse en passant par les theories de l'attachement, issues de la psychanalyse anglo-saxonne. Dans son article, Ferhat Taylan (art.cit.) montre la limite de sa demarche - Butler se trouve en effet amenee a reintroduire la loi au principe du fonctionnement psychique a partir d'une telle conception de l'assujettissement lie a l'attachement, retombant alors sous le coup de la critique foucaldienne de l'inscription « juridico-discursive » de la psychanalyse. 70 J. Forrester, « Michel Foucault et l'histoire de la psychanalyse », in Incidence, pp. 55-90, p. 83. 71 Entretien avec Frederic Gros et Roger Ferreri, « La psychanalyse et la subjectivation ethique dans les derniers travaux de Foucault », in Incidence, pp. 355-364, p. 356. semble qu'une telle distinction ruinerait precisement ce dialogue entre Foucault et Lacan, qui n'a pas eu lieu, mais dont on peut construire a posteriori certains possibles. Il n'y a pas de distinction possible chez Lacan entre theorie et pratique, et c'est cela sans doute qui en fait un « sujet foucaldien » pour qui l'ethique et l'esthetique sont indissociables. Cela s'apergoit particulierement nettement dans sa rencontre avec l'acte, qui se joue simultanement sur plusieurs scenes, interagissant les unes avec les autres et indispensables les unes aux autres : l'an-nee ou Lacan consacre son seminaire a la question de l'acte (1967-1968), il propose en octobre un dispositif specifique, qu'il nomme la « passe », dont il attend que l'analyste y prenne acte de son passage de la position d'analysant a celle d'analyste en temoignant de ce qu'aura ete son rapport singulier a l'inconscient. Par ailleurs, ce seminaire est interrompu en mai 1968 par les « evenements » - ce qui fera dire a Lacan l'annee suivante : « Je ne pense pas que ce soit par hasard que ce que j'avais a enoncer cette annee-la sur l'acte se soit trouve ainsi, comme je viens de le dire, tronque. Il y a un rapport, un rapport naturellement qui n'est pas de causation, entre cette carence des psychanalystes sur le sujet de ce qu'il en est de l'acte - de l'acte psychanalytique nommement - et puis de ces evene-ments ; mais il y a un rapport tout de meme entre ce qui cause les evenements et le champ dans lequel s'insere l'acte psychanalytique [^]72. » Quel rapport, Lacan ne le dit pas, mais on peut supposer que se trouve la exemplifiee la fagon dont l'acte ramene sur la scene le reel (de l'Histoire, en l'occasion), et dont, recipro-quement, la grande histoire, comme l'histoire subjective, se « reelise » dans des actes specifiques. Si l'acte se prete particulierement a une contestation de la distinction entre theorie et pratique, on en trouverait neanmoins une expression tout aussi convaincante a examiner de plus pres la fagon dont s'elabore le sin-thome, entre la forgerie joycienne et le faire topologique de Lacan, qui inscrivait, jusqu'a en derouter plus d'un, la construction theorique dans les limites de la 168 (simple) pratique^ Reprenons donc, pour finir, l'idee de « praxeologie » lancee au debut comme un terme a mettre a l'epreuve de ce dialogue reconstruit entre Foucault et Lacan. Il repond, certes, a leur entreprise commune de destitution du sujet de la meta-physique, mais, plus positivement, il se propose aussi comme l'envers de l'epis-temologie, comme le cadre d'une rationalite conduite par la pratique plus que par la connaissance. On y reconnaitrait ainsi un statut causal de l'acte, qui pro- 2 J. Lacan, D'un Autre a I'autre (1968-1969), Paris, Seuil, 2006 ; seance du 04. 06. 1969. duit le sujet dans la parresia ou dans l'analyse, et un statut existentiel, dans des pratiques et des techniques ou ce sujet s'eprouve et se modifie. Cette praxeolo-gie serait alors la rationalite propre au sujet dont il a ete ici question, un sujet en acte. Mais elle ne saurait toutefois reunir Lacan et Foucault au-dela de leur difference irreductible - reconnaitre ou pas le sujet comme etant l'effet de l'in-conscient a assurement des consequences sur la conception d'une telle praxeologie. Pourtant, si le sinthome n'est pas l'equivalent lacanien du corps et des plaisirs foucaldien, il a, comme eux, pour horizon « pratiquo-ethique » la constitution d'un style d'existence. 169