LOIN des YEUX. APPARAiTRE ET DISPARAITRE AUX YEUX DU SUJET Jean-Pierre Marcos Introduction « On fait aussi l'observation (Beobachtung) que le caractere de deplaisir de l'experience vecue (der Unlustcharakter des Erlebnisses) ne la rend pas toujours inutilisable (unbrauchbar) pour le jeu. Nous savons que Lacan, dans les annees 50, privilegia dans ses lectures du « fort-da » la question de la vocalisation, en substituant au couple freudien apparaitre/disparaitre, le jeu d'opposition binaire presence/absence2 et en sou-lignant la possibilite offerte a l'enfant grace a l'alternance phonematique, de nommer l'absent et de rejeter ou de bannir verbalement ce qui s'offre pourtant au regard. A la faveur d'une fidelite a la lecture kojevienne de Hegel, Lacan sous le titre de « meurtre de la chose » soulignait dans le texte de Freud la nais-sance au symbolique de l'enfant interjectant « o-o-o-o/Da ». Peut-on retourner, pour un temps, au texte de Freud lui-meme et rappeler en dega de l'interpretation lacanienne3 quelques points majeurs, lesquels ont trait a la question du visible et de l'invisibilite. 1 Jenseits des Lustprinzips (1919-1920), Gesammelte Werke, t.XIII, p. 3-69, trad. frang., Paris, Sigmund Freud, Oeuvres completes, Psychanalyse, P. U.F., 1996, t.XV. Les pages consa-crees explicitement au »fort-da« se trouvent p. 284-288. 2 Dans toute sa complexite, le jeu du »fort-da« temoigne selon une perspective stric-tement lacanienne de l'apparition d'une structure binaire primitive dans la vie psychique -presence/absence- reposant sur un jeu d'opposition phonematique (O/A) et sur une inversion de la passivite (subir le depart et l'absence de l'autre) en activite : generer ludiquement les departs et les retours, les absences et les presences reiteres. 3 Cf. a titre d'exemple d'une demarche analogue : »Il nous semble impossible, comme le fait Lacan, de nous limiter au seul effet de langage comme elevation du desir a une puissance seconde, en dissociant celui-ci des autres spheres du jeu -le lancer-ramener et le voir- Se demandant tardivement - en 1920 -, si la domination (Herrschaft) du principe de plaisir s'avere definitive dans la vie psychique, si le principe de plai-sir est bien un principe hegemonique ou s'il existe des tendances « au-dela » (jenseits) de lui, plus originelles (ursprünglich) et independantes (unabhängig)^ que lui, Freud mentionne en premier lieu le caractere pathologique des reves recurrents de la nevrose traumatique - nevroses de guerre - ou le reveur semble chaque nuit, mettre a nouveau en scene les circonstances et l'evenement de son malheur, plutot que de s'y soustraire en organisant les conditions oniriques d'une pleine satisfaction. L'insistance de l'experience traumatique, laquelle atteste de la force de l'impression psychique laissee par ce meme traumatisme a faire retour sous forme de reves d'angoisse, contredit-elle le primat de la recherche du plaisir et la these de la tendance du reve a accomplir le desir ? La commemoration psychique du traumatisme releve-t-elle encore de la primaute du principe de plaisir ? Mais, contredire veritablement la these de la primaute de la recherche psychique universelle du plaisir reclame de se fonder sur l'analyse economique d'une activite normale et non exceptionnelle. Pour cela, Freud se propose en second lieu, de « quitter le theme sombre et obscur de la nevrose traumatique » et d' « etudier le mode de travail (die Arbeitweise) de l'appareil animique sur l'une de ses activites normales les plus precoces le jeu des enfants (das Kinderspiel). » Un enfant« raisonnable » En observateur patient d'une « fagon de faire enigmatique et durablement repetee (andauernd wiederholte) », Freud entreprend d'elucider (aufzuklären) « le premier jeu que s'est lui-meme cree un gargon de l'äge d'un an et demi » - Ernst, l'aine de ses petits - fils dont il dessine le portrait en soulignant quelques traits qu'il convient de rappeler : L'enfant et le langage : « nullement precoce dans son developpement intel-lectuel il ne disait (es sprach) encore que 'peu de mots comprehensi-bles' (wenige verständliche Worte) mais disposait de 'plusieurs sons pleins de significations' (bedeutungsvolle Laute) que I'entourage comprenait. » ne pas voir la bobine- dans l'obtention de ce resultat.« (A. Green, Repetition, Difference, replication in La diachronie en psychanalyse, Paris, Minuit, 2000, p. 128) 4 Qui ne se confondent donc pas avec le principe de realite lequel demeure au service du principe de plaisir. Mode de comportement : il entretient de bons rapports avec ses deux parents et I'unique servante de la maison. Il est loue pour son caractere « raisonnable » (es wurde wegen seines 'anständigen' Charakters gelobt) - terme que Freud ecrit entre guillemets mais dont il semble preciser le sens a la lumiere de la mention de quelques exemples hierarchises. En effet, il nous est dit d'abord : « - que l'enfant ne derange pas ses parents la nuit (Es störte die Eltern nicht zur Nachzeit)-, - qu'il suit consciencieusement »les interdictions (die Verbote) de toucher maints objets (Gegenstände) et d'entrer dans certaines pieces ». Dans l'enumeration des traits de comportement de l'enfant et dans leur interpretation par Freud a la lumiere de la categorie de « raisonnable », on entend bien que des interdits lui ont ete proferes et qu'ils sont par lui respectes, qu'il ne transgresse pas certains seuils - la chambre de ses parents la nuit, la penetration dans certaines pieces -, qu'il respecte une distance a l'endroit de certains objets qu'il peut certes voir mais non toucher. Voici donc un enfant qui se tient a distance de certains lieux et de certains objets ainsi que de certaines personnes - ses parents - en certaine circonstance : la nuit. Il n'est decidement pas « derangeant », il ne perturbe pas le repos des parents, ce qui ne signifie pas simplement qu'il n'a pas besoin d'eux a ses cotes ou qu'il n'imagine jamais les rejoindre pour partager eventuellement leur nuit et leur sommeil, mais qu'il ne les appelle pas ou ne pleure pas, ne reclame pas leur presence ou leur apparition. Freud complete ensuite la serie des comportements raisonnables de l'en-fant par la mention speciale de son attitude a l'egard, cette fois, de sa mere - distinguee ici du compose « ses parents » - : « et surtout (und vor allem anderen) il ne pleurait jamais (es weinte nie) quand sa mere le quittait pour des heures Le relatif etonnement de Freud a l'egard de ce trait de caractere superlative-ment raisonnable est marque par la remarque incidente suivante dans le texte : Souligne par nous. 5 » 5 « bien qu'il fut tendrement attache a cette mere (obwohl es dieser Mutter zärtlich anhingt) qui n'avait pas seulement nourri (genährt) elle-meme I'enfant, mais qui sans aucune aide etrangere (fremde Beihilfe) avait pris soin de lui et s'en etait chargee (gepflegt und betreut hatte) ».7 Au portrait de l'enfant fait donc contrepoint celui de sa mere - laquelle se trouve egalement etre la propre fille de Freud : mere nourriciere, dispensatrice de soins et en charge exclusive de son fils, s'occupant de lui, le gardant, toute attentive a lui, soucieuse de satisfaire l'ensemble de ses besoins. Le jeu du «fortsein » « Sa vie etait deja hors de lui, dans ces choses convaincues avec lesquelles les enfants jouent ^ »8. Le tableau familial dessine, Freud revient sur la definition de l'enfant, jus-qu'ici presente comme doue d'un caractere « raisonnable ». Ce meme enfant qui a l'äge de 18 mois ne derangeait pas ses parents devient en effet, occasion-nellement, derangeant : « cet enfant gentil (Dieses brave Kind) avait l'habitude, derangeante, a l'occasion (zeigte nun - montrait/temoignait/apparaissait/se ma-nifestait a present - die gelegentlich störende Gewohnheit) » Avant de saisir la modalite en vertu de laquelle un enfant si brave peut s'averer occasionnellement derangeant9, il convient de bien entendre cette contradiction occasionnelle - il avait une habitude quelque fois derangeante pour son entourage. A cet enfant si gentil, il lui arrivait de deranger. Comment ? En jouant a «fortsein » (etre parti). Ainsi, seulement lorsque l'enfant jouait a « etre parti », il lui arrivait d'ap-paraitre, de se manifester sous un nouveau jour: il devenait derangeant pour les autres. Il n'est pas difficile de penser que ce faisant, il se rappelait a la presence de ses proches, en jouant precisement. Freud propose ainsi un portrait de l'enfant perturbateur en joueur ou un portrait du joueur en enfant occasionnellement perturbateur. Le premier jeu que mentionne Freud dans ce texte concerne l'activite de « lancer loin de lui (weit weg von sich zu schleudern) dans un coin de la cham- 6 « Anhängen » : suspendre a, accrocher a. 7 Souligne par nous. 8 R.M. Rilke-L. Andreas-Salome, Correspondance, Paris, Gallimard, 1975, p. 251. 9 « Die gelegen störende Gewohneit » : l'enfant a l'habitude de, mais cette habitude n'est qu'occasionnellement derangeante pour son entourage. bre, sous le lit, etc., tous les petits objets (alle kleinen Gegenstände) dont il se saisissait (deren es habhaft wurde (dont il s'emparait sur lesquelles il mettait la main, qu'il attrapait) ». Il fallait ensuite a l'entourage chercher et rassembler non sans difficulte, tous ses jouets - « tous les petits objets » deviennent dans le texte de Freud « ses jouets » (seines Spielszeuges) -, ainsi projetes. L'objet est un jouet en ce qu'il accomplit desormais une fonction ludique nouvelle : parvenir a effectuer une projection. Outre la gestuelle precise - lancer loin de soi -, ce qui revient a se detacher des objets, a se separer d'eux en les eloignant sur le mode du jet, du rejet, de la projection, l'enfant « emettait avec une expression d'interet et de satisfaction (Befriedigung) un o-o-o-o, sonore et prolonge » que chacun interprete comme une interjection signifiant « fort » (au loin, parti). L'enfant joue donc veritablement a « faire partir ». Tel est le but de l'acti-vite ludique dont les jouets ne sont ici que des moyens - a ce titre, ils se trou-vent detaches de leur premiere identite -, des instruments au service entier de l'activite d'eloignement. Tous les petits objets deviennent des jouets et se voient conferer par l'enfant une nouvelle dignite de projectile. Eloigner de soi restant ainsi l'activite reguliere de l'enfant, telle est a tout le moins la « conception » (Auffassung) de Freud fondee sur une patiente observation. Si l'interjection renvoie a un etat - « etre parti », elle n'en accom-pagne pas moins le geste de projection. C'est bien en faisant partir ses jouets - « en meme temps » (Dabei) dit le texte -, que l'enfant profere « etre parti ». La satisfaction et l'interet accompagnent le trace d'un depart, le deplacement effectif dans l'espace des objets. Avant d'etre partis, effectivement eloignes, les objets partent, s'eloignent, parcourent l'espace du fait de leur projection. Ils sont partants avant d'etre partis, mais s'ils partent effectivement c'est bien du seul fait de celui qui les eloigne de lui. C'est bien l'enfant qui les quittent en les projetant et ce, meme s'il designe leur mise a distance comme un eloignement effectue : « etre parti ». L'emission sonore et « prolonge » du « o-o-o-o » accompagne effectivement le mobile dans son eloignement. Si l'interjection « o-o-o-o » signifie bien « etre parti » comme le pensent de concert Freud et sa fille, elle dit moins l'etat que le devenir, a moins que pour dire l'etat - le petit objet est desormais « parti », il lui faille le dire a mesure meme que l'objet s'eloigne. L'enfant ne dit pas « o-o-o-o », une fois que l'objet se trouve sous le lit ou dans un coin de la chambre, il dit « etre parti » quand et a mesure que l'objet s'eloigne10. 10 Cf. : « Freud l'ecrit o-o-o comme si la parole accompagnait la bobine dans son trajet, en epousant le parcours ^ » (A. Green, art. cit., p. 128). Le jeu du «fort-da » « Nous savons egalement (Wir wissen auch) par d'autres enfants qu'ils sont a meme d'exprimer (auszudrücken vermögen) des motions hostiles analogues (dass sie ähnlichefeindselige Regungen) en langant au loin des objets (durch dans Wegschleudern von Gegenständen) a la place des personnes (an Stelle der Personen ). » Une seconde observation presente d'apres Freud, une valeur de confirmation de la signification retenue pour la premiere laquelle, rappelons-le, consis-tait a presenter une activite infantile donnee - lancer loin de soi tous les petits jouets dont l'enfant pouvait se saisir11 en emettant avec « interet » et « satisfaction » un certain « o-o-o-o » - comme un jeu specifique dont la signification etait de jouer a 'etre parti' ou a faire partir. Il s'agit cette fois du jeu le plus connu ou l'enfant jette une bobine de bois (eine Holzspule) tenue par une ficelle « par dessus le bord de son petit lit a rideaux ». La bobine disparait ainsi et l'enfant accompagne sa disparition « de son o-o-o-o plein de signification » (sein bedeutungsvolles o-o-o-o). Dans cette sequence, Freud precise que l'interjection succede a la disparition de la bobine - « il disait alors » (sagte dazu) -, comme si le verbe retrouvait ici sa pure fonc-tion de designation a la difference du premier jeu ou l'interjection demeurait contemporaine du mouvement d'eloignement des objets. La seconde sequence du jeu revient a faire reapparaitre la bobine en la ramenant a soi - ce qui reste evidemment possible en raison de la ficelle qui l'entoure et ce, a la difference des petits objets du jeu precedent qu'il fallait rapporter a l'enfant -, ainsi qu'a saluer maintenant sa reapparition d'un « joyeux » « da »(einemfreudigen « Da »)12. La totalite du jeu (Das komplette Spiel) consiste donc a faire disparaitre et a faire revenir ou reapparaitre (Verschwinden und Wiederkommen) a ses propres yeux, en la retirant a soi, la bobine de bois. Freud introduit une difference majeure dans la dramatique gestuelle du jeu puisqu'il souligne que l'acte le plus visible pour l'entourage etait celui de faire disparaitre la bobine, que cet acte (Akt) « etait inlassablement repete (wie- 11 Les gros objets etaient-ils insaisissables ? 12 Cf. le commentaire soulignant la dimension jubilatoire du retour de la bobine et la traduction de Frangoise Dolto : « le jeu qui consiste a lancer un objet, fixe a l'extremite d'une ficelle, pour ne plus le voir, et de le faire reapparaitre avec jubilation en tirant sur la ficelle. On sait que Freud a longuement parle de ce jeu qu'il a designe par les mots : 'Fort. Da !', ce qui pourrait etre traduit en frangais par : 'Parti ! Ah le voila !' » (L'enfant et le jeu (1987), souligne par nous). derholt) comme jeu a lui tout seul »13, mais que « le plus grand plaisir » (die grössere Lust) - ce qui n'exclut donc pas que le premier acte fut lui aussi plaisant, meme s'il le fut un peu moins -, fut indubitablement attache au second acte. L'interpretation du jeu (Die Deutung des Spieles) « L'enfant [^] aime etayer ses objets et ses situations imagines sur des choses palpables et visibles du monde reel (lehnt seine imaginierten Objekte und Verhältnisse gerne an greifbare und sichtbare Dinge der wirklichen Welt an). » « A vrai dire (Eigentlich), nous ne pouvons renoncer a rien (können wir auf nichts verzichten), nous ne faisons que remplacer une chose par une autre (wir vertauschen nur eines mit dem andern) ; ce qui parait un renoncement est en realite une formation substitutive ou un succedane (was ein Verzicht zu sein scheint, ist in Wirklichkeit eine Ersatz - oder Surrogabildung). » (S. Freud, Der Dichter und das Phantasieren (1908), Le createur litteraire et la fantaisie) Freud recusera deux interpretations possible du jeu a la lumiere d'une pulsion d'emprise de l'objet (Bemächtigungstrieb), et d'une pulsion d'imitation (Nachahmungstrieb) de la conduite des adultes par l'enfant pour retenir in fine, sur le mode conditionnel neanmoins l'idee que : « Jeter au loin l'objet (Das Wegwerfen des Gegenstandes), de sorte qu'il soit parti (fort), pourrait etre la satisfaction (die Befriedigung) d'une impulsion de vengeance, reprimee dans la vie (im Leben unterdrückten Racheimpulses), contre (gegen) la mere parce qu'elle est partie loin de l'enfant (weil sie wom Kinde fortgegangen ist), et avoir la signification d'un defi (die trotzige Bedeutung) : 'Eh bien, pars donc (geh' nur fort), je n'ai pas besoin de toi (ich brauch' dich nicht), c'est moi-meme qui t'envoie au loin (ich schick' dich selber weg)'. » (nous modifions la traduction retenue) 13 Cf. egalement dans le texte de Freud: « le premier acte, le depart (dasFortgehen), etait mis en scene comme jeu a lui tout seul (für sich allein als Spiel inszeniert), et ce avec une frequence incomparablement plus grande que l'ensemble poursuivi jusqu'a sa fin empreinte de plaisir (zum lustvollen Ende). » Ce qui n'est pas sans laisser perplexe : comment peut-on repeter l'acte de faire disparaitre sans mobiliser toujours celui de faire revenir en retirant la ficelle ? Cette interpretation que Freud presente une fois encore comme possible - « on peut tenter une autre interpretation (eine andere Deutung) » -, se fonde sur quelques presupposes qu'il faut desormais rappeler, sans pretendre ici a aucune exhaustivite : 1) Une substitution preside a l'equivalence bobine en bois = mere de l'en-fant. Un objet14 peut ainsi symboliser une personne par deplacement psychique d'investissement : la maman-bobine de bois reliee a soi par une ficelle - a la maniere des « objets » dont Baudelaire dresse la liste, a savoir, « la diligence - chaise, les chevaux-chaises, les voyageurs-chaises ». Une action propre a un agent et relevant de sa propre initiative - disparai-tre et reapparaitre - peut etre mime grace a un objet sollicite a cet effet. Freud dit bien que l'enfant/dramaturge mettait lui-meme (selbst) en scene (in Szene setzte) « avec les objets qui lui etaient accessibles (mit den ihm erreichbaren Gegenständen) » - dont la bobine en bois mais semble-t-il, pas seulement elle, ou l'on retrouve les petits objets du jeu du « fortsein » -, « le meme dis-paraitre et revenir (dasselbe Verschwinden und Wiederkommen) ». Le meme donc et pas un autre. L'identite concernant ici le disparaitre et le reapparaitre de la mere de l'enfant - le jeu ne symbolise pas d'autres departs ni d'autres retours -, mais « le meme » n'est evidemment pas tout a fait le meme puisque la bobine n'est pas la mere et reciproquement. Jouer revient donc ici pour l'agent auteur et instigateur du jeu, a jouer avec l'identite et la difference, a se jouer de l'op-position simpliste du meme et de l'autre et plus exactement encore, a repeter une action en la jouant soi-meme. Symbolisee, la mere se trouve bien ravalee au rang d'objet desormais maniable, a la merci du desir de l'enfant. 2) En aucune fagon « le depart de la mere (dasfortgehen der Mutter) » n'a pu etre « agreable a l'enfant ou meme seulement indifferent (kann dem Kinde unmöglich - impossible - angenehm oder auch nur gleichgültig) » quoiqu'il en pa-raisse. A ce titre, l'enfant a bel et bien « dans la vie (im Leben) », « reprime » une impulsion de vengeance. Si l'enfant ne s'oppose pas au depart de sa mere, il fait bien subir a son double - la bobine de bois - des mouvements violents qui l'eloigne et la rapproche de lui, a son gre. Sans jamais la detruire, il lui impose a son tour ce qu'elle lui a fait subir. Il se comporte ainsi comme l'enfant 14 Cf. sur ce point, Winnicott citant le Dictionnaire de Rycroft a propos de l'usage psychanalytique du terme « objet » : « Dans la litterature psychanalytique, les objets sont presque toujours des personnes, des parties de personnes, ou des symboles des unes et des autres. » (in Le concept d'individu sain (1967) paru dans Home is where we start from, trad. frang. sous le titre Conversations ordinaires, Paris, Gallimard, 1988. Tout objet est ainsi, morceau de matiere investie de representations inconscientes, modalites diversifiees de la presence de l'absent. dont parle le texte qui repete sur un de ses petits camarades de jeu, symbolique-ment, l'operation chirurgicale qu'il a lui-meme subi15. Le depart de la mere est deplaisant. Cette derniere remarque de Freud lui permettant de poser la question decisive : pour quelle raison l'enfant repete-t-il en jouant, ce qui lui a tant deplu ? 3) La penibilite averee de l'experience vecue (peinliche Erlebnis) du ou des departs de la mere n'avait pas trouve a s'exprimer directement sur le mode de pleurs ou de plaintes. L'enfant raisonnable a toujours permis sans se rebeller (ohne Sträuben), sans se herisser, sans se dresser, sans regimber, sans se rebif-fer, sans resister, sans s'y refuser, sans manifester sa repugnance, le depart de sa mere. A la lueur de son comportement apparent, l'enfant ne faisait preuve d'aucune opposition. 4) Il lui fallait donc se dedommager, s'indemniser (Es: das Kind) entschädigte . dafür) « pour ainsi dire » (gleichsam : en quelque sorte ) du depart, de la perte de l'objet aime, car nul enfant ne renonce jamais definitivement a la presence de l'autre aime. Une separation parfaite, totale, soit un consentement absolu a la perte sans espoir de reparation ou de retour ne saurait pour personne, exister psychiquement. L'acceptation de la separation est une täche infinie. Pour se dedommager donc, il convenait de symboliser la presence de la mere sous l'aspect d'une bobine de bois eloignee ou ramenee a soi puisque toujours liee et reliee par une ficelle. 5) Cela revenait a devenir actif la ou l'on avait ete passif : « En cette cir-constance, il fut passif (Es war dabei passiv), fut atteint par l'experience vecue (wurde wom Erlebnis betroffen), et voici qu'il s'engage dans un role actif (bringt sich nun in eine aktive Rolle) en repetant celle-ci en tant que jeu (als Spiel wiederholt) . ». Autrement dit, jouer revient ici pour l'enfant, symboliquement, a se separer lui-meme de ce dont il avait ete deja, prealablement separe, a eloigner lui-meme ce qui s'etait deja, a maintes reprises, eloigne. 6) Tout cela identifie pleinement cet enfant de 18 mois comme un etre de pleine culture. Or, il semble que ce soit de ce dernier point precisement qu'il nous faille repartir desormais pour accentuer une dimension du texte qui merite toute notre attention. 15 Cf. : « Si le docteur a regarde dans la gorge de l'enfant ou y a pratique une petite operation, cette effrayante experience vecue (dies erschreckende Erlebnis) deviendra en toute certitude le contenu (Inhalt) du prochain jeu, mais on ne saurait ici omettre de voir le gain de plaisir (Lustgewinn) venant d'une autre source. En meme temps que l'enfant passe de la pas-sivite de l'experience de vie (aus der Passivität des Erlebens) a l'activite du jeu, il inflige a un camarade de jeu le desagrement (das Unangenehme) qui lui est arrive a lui-meme et se venge (rächt sich) ainsi sur la personne de ce rempla9ant (an der Person dieses Stellvertreters). » Jean-Pierre Marcos « La grande performance culturelle de l'enfant» « Selon moi, 'jouer' conduit naturellement a l'experience culturelle et meme en constitue la fondation. »16 Reprenons le texte de Freud qui suit le recit de l'observation du «fort-da»: « L'interpretation du jeu etait alors a portee de main (lag dann nahe). Il etait en correlation (in Zuzammenhang) avec la grande performance culturelle de l'enfant (mit der grossen kulturellen Leistung des Kindes), ce renon-cement pulsionnel (Triebverzicht) qu'il avait effectue (renoncement a la satisfaction pulsionnelle (Verzicht auf Triebbefriedung):: permettre sans se rebeller (ohne Sträuben zu gestatten), le depart de la mere. » Freud ne dit pas ici, quel est le but de la pulsion evoquee. Si son objet est bien la mere, si sa source se trouve d'une fagon ou d'une autre « dans » l'enfant, que vise-t-elle precisement et par voie de consequence, sur quoi exactement porte exactement le renoncement ? L'enfant renonce, abandonne, se dessaisit de quelque chose. Renongant a s'opposer au depart de sa mere, abandonnant le voeu de la retenir en se rebellant d'une maniere ou d'une autre - par des cris, par des gestes ^ en s'interposant peut-etre -, il permet ou favorise son eloigne-ment, la laisse partir en silence. Ce consentement muet, Freud le met au compte d'une « grande performance culturelle de l'enfant ». Il nous faut donc articuler desormais le motif de la renonciation et celui de la performance culturelle, s'il n'y a bien ici de performance culturelle que sur fond de negativite, que sur fond d'abandon ou de renoncement a un voeu. A quoi/a qui renonce l'enfant ? La pulsion impliquee dans ce processus est-elle la pulsion de rebellion, ou bien la pulsion vise-t-elle la presence de sa mere, c'est-a-dire plus encore que la mere elle-meme, la satisfaction generee par la relation que l'enfant noue avec elle : nourrissage, soins et attention17 ? 16 Winnicott, Jeu et realite, trad. frang. Paris, Gallimard, 1971, p. 147. 17 Cf. par ex. a propos du nourrisson : « Si le nourrisson (der Säugling) reclame la perception de la mere (nach der Wahrnehmung der Mutter verlangt), c'est seulement bien sür parce qu'il sait deja par experience (aus Erfahrung weiss) qu'elle satisfait sans delai tous ses besoins (dass sie alle Bedürfnisse ohne Verzug befriedigt). La situation a laquelle il donne une valeur de 'danger' (Gefahr), contre laquelle il veut etre assure (er versichert sein will), est donc celle de la non-satisfaction (Unbefriedigung), de l'accroissement de la tension du besoin (Bedürfnisspannung), face a laquelle il est impuissant (ohnmächtig). Selon moi tout s'ordonne a partir de ce point de vue. » (Hemmung, Symptom und Angst (1926), trad. frang. Inhibition, symptome et angoisse, Paris, Sigmund Freud, Oeuvres completes, Psychanalyse, P. U.F., 1992, t. XVII, pp. 252-253) Si l'on ne peut pas, sinon artificiellement, fonder une telle distinction, il nous revient neanmoins de souligner que dans le premier cas, la performance culturelle porte bien sur la capacite de consentement au depart de l'autre aime, sur la capacite de tolerer le caractere necessairement penible de toute experience vecue infantile de separation. Reussir a laisser partir l'autre sans le ou la retenir, voila qui releverait de la culture et ce, pour autant que s'opposer a son depart ou a son eloignement ressortirait bien a l'ordre d'une certaine naturalite, confondue ici sans autre forme de proces avec une co-presence de la mere et de l'enfant perpetuee, sinon avec une effective indifferenciation. Or, il y a dans ce consentement au moment du depart plus qu'un acquiescement au fait de l'absence. Il y a une tolerance a l'endroit de la liberte absolue de l'autre, liberte d'etre sans nous, eloigne, separe de nous a son initiative. Tolerance qui ouvre evidemment la possibilite correlative d'une liberte acquise contre la mere qui s'absente. L'enfant entre dans la culture au moment ou, sa mere esquisse la gestuelle d'un eloignement, au moment precis ou elle commence, progressivement a prendre ses distances avant de se confondre avec les lointains et disparaitre enfin, c'est-a-dire etre provisoirement sinon definitivement, soustraite a sa vue. A la difference du nourrisson qui confond « l'absence eprouvee temporairement et la perte durable ; des l'instant ou il a perdu sa mere de vue, il se comporte comme s'il ne devait jamais plus la revoir », l'enfant a deja effectue des « experiences consolatrices repetees » (es befarf wiederholter tröstlicher Erfahrungen) qui lui ont permit « d'apprendre qu'a une telle disparition de la mere a coutume de succe-der sa reapparition (bis er gelernt hat, dass aufein solches Verschwinden der Mutter ihr Wiedererscheinen zufolgen pflegt) »18. Lorsque des « situations de satisfaction repetees ont cree l'objet qu'est la mere (haben wiederholte Befriedigungssituationen das Objekt der Mutter geschaffen) »19, la « perte de perception » (Wahrnehmungsverlust) n'est plus confondue avec une « perte d'objet (Objektverlust) »20. L'enfant renonce donc a la satisfaction pulsionnelle generee par une mere continument presente a ses cotes, offerte a son regard, sous la garde de ses yeux inquiets. 18 Ibid., p. 284. 19 Ibid., p. 285. 20 Freud distinguant la perte d'objet de la perte d'amour (Liebesverlust) precisera : « Une perte d'amour n'entre pas encore en ligne de compte. Plus tard, l'experience (die Erfahrung) enseigne que l'objet peut rester la (dass das Objekts vorhanden bleiben), mais qu'il peut s'etre fäche avec l'enfant (auf das Kind böse geworden sein kann), et alors la perte d'amour de la part de l'objet (der Verlust der Liebe von seiten des Objekts) devient un danger et une condition d'angoisse (Gefahr und Angstbedingung), qui sont nouveaux et beaucoup plus constants. » (Ibid., p. 284) La performance culturelle ne consiste donc pas seulement dans la capacite pour l'enfant d'etre seul, d'etre sans elle, de surmonter l'angoisse nee de la confuse intuition que lorsque ses besoins reapparaitront, il demeurera seul a les supporter, si sa mere alors n'est pas encore revenue. L'enfant fait preuve de performance culturelle au moment meme ou il laisse partir sa mere, au moment precis ou il devient capable d'endurer en silence, la penibilite de l'experience vecue de son depart en ne s'y opposant pas. Ce dont d'autres enfants ne sont pas capables, tant la disparition progressive de l'autre aime leur demeure insupportable. Il y a donc dans ce consentement a la progressive disparition une experience penible mais supportee de la lente et certaine invisibilite de l'etre aime. Elle s'eloigne, bientot je ne la verrais plus, deja je l'apergois un peu moins. « Le progres dans la vie de l'esprit» (Der Fortschritt in der Geistigkeit: spiritualite)21 « Par l'interdiction mosaique, Dieu fut hausse a un degre superieur de spiritualite ^ » (Durch das mosaische Verbot wurde Gott auf eine höhere Stufe der Geistigkeit gehoben)'2'2 « dans le developpement de I'humanite (in der Entwicklung der Menscheit), la vie sensorielle (die Sinnlichkeit ou 'la sensibilite') est peu a peu dominee par la vie de l'esprit (die Geistigkeit ou 'la spiritualite') et les hommes se sentent fiers de tout progres (Fortschritt) de cette sorte, eleves a un niveau superieur. »23 Il est arrive a Freud d'inscrire le consentement a l'invisibilite de l'etre aime, le renoncement au desir de voir, de garder sous les yeux l'autre convoite, dans le registre d'une histoire culturelle ordonnee selon le motif du progres24. Lorsque Freud s'interesse a la religion juive, il s'emploie en effet a souligner le caractere « sublime » de la « representation » qu'elle propose de Dieu, ou pour mieux 21 Sigmund Freud, Der Mann Moses und die monotheistische Religion (1939), trad. frang. Paris, Gallimard, 1986, p. 210. 22 Ibid., p. 214. Pour Freud, en creant un Dieu invisible, les hebreux se sont eleves spi-rituellement. Du point de vue de l'Ancien Testament, en adorant une idole visible, les ido-latres se sont abaisses. 23 L'homme Moise et la religion monotheiste, p. 218. 24 Cf. : « Le progres qui fut accompli ensuite, a partir du totemisme, est l'humanisation (die Vermenschlichung) de l'etre venere (des verehrten Wesens). Des dieux humains prennent la place des animaux (An die Stelle der Tiere treten menschliche Götter) » (ibid., p. 173). dire, « la representation d'un dieu plus sublime/grandiose/imposant/magnifi-que/majestueux » (die Vorstellung eines grossartigeren Gottes)'2^. Ce qui presuppose bien evidemment qu'existaient auparavant des representations du divin moins sublimes ou qu'il existe des degres de majeste theologique. Or, cette representation trouve sa condition de possibilite dans une des « prescriptions de la religion de Moise » (Unter den Vorschriften der MosesReligion), que Freud considere comme « particulierement chargee de signification » (die bedeutungsvoller ist) : « C'est l'interdiction (das Verbot) de se faire une image de Dieu (sich ein Bild von Gott zu machen), donc I'obligation ou la contrainte d'adorer, de venerer, de reverer un Dieu que l'on ne peut pas voir (der Zwang einen Gott zu verehren, den man nicht sehen kann). »26 L'interdiction est donc correlative d'une necessite contraignante : adorer un etre sans « nom » (Name), ni « visage » (Angesicht) : tu aimeras Celui que tu ne peux pas appeler par son nom, Celui qui ne s'offrira jamais a ta vue, celui que tu ne t'approprieras pas, ni en le saisissant par le verbe, ni en l'offrant a la garde de ton regard, Celui a l'egard de qui, tu ne peux revendiquer ni voir, ni avoir. La religion juive se veut donc, d'apres Freud, une religion sans image, la promotion spirituelle d'une adoration sans veneration idolatrique. Alors que leurs voisins et les peuples qu'ils avaient conquis figuraient leurs dieux sous forme humaine - telle la statue de Dagon -, les Hebreux repon-daient a l'interdit du decalogue (Ex 20, 4 = Dt 5,8). Le culte de YHWH ne souffrait aucune idolatrie. Puisqu'a l'Horeb-Sinai, YHWH n'etait pas apparu, qu'il ne s'etait pas montre a Moise - seule sa voix ayant ete entendue -, toute representation de Dieu devenait interdite (Dt 4,12). Selon cette perspective, l'idolatrie reste absurde. Preter a Dieu un visage humain, revient pour l'homme a fagonner une image qui lui ressemble et donc a ne pas sortir du cercle du visible. L'inversion anthropocentrique des roles - c'est l'homme qui fait Dieu a son image et a sa ressemblance et non l'inverse - est de plus, dommageable a la creature car l'idole demeure sans vie, sans voix. Or, l'oeuvre des mains de l'homme, l'oeuvre dont l'homme reste le modele de-vient pour l'homme un modele a imiter. Ce faisant, l'homme s'adore lui-meme au lieu de se transcender. Mais surtout, se prosternant devant des idoles, il rend un culte au silence, au mutisme de ces statues qui possedent une bouche mais 25 Ibid., p. 211. 26 Ibid. Cf. : « l'interdiction mosaique de reverer Dieu sous une forme visible ». (p. ne parlent pas - comme elles sont douees d'un nez et ne sentent pas, de mains mais ne touchent pas, de pieds et ne marchent pas. Le Psaume 115 dit en effet : « Pas de murmure dans leur gorge/ Comme elles ils seront ceux qui les font/ Tous ceux qui ont confiance en elles. »27 L'histoire du peuple juif est un moment de l'histoire generale de l'esprit humain, le temps d'un passage de l'adoration du visible a l'amour de l'invisi-ble, la mutation de la nature a la culture confondue, sans autre forme de proces chez Freud, avec le passage du maternel au paternel, du sensoriel a l'esprit28. Ce moment de rupture dans l'histoire de l'esprit - analogue au passage a la station debout qu'evoque Malaise dans la culture ou l'olfaction le cede au visuel, a la primaute du regard - doit etre pense en terme de renoncement pulsionnel qualifie bientot par Freud, de douloureux. Reprenons brievement son argumentaire. La religion juive favorise un passage a l'abstraction que Freud fait depen-dre d'une « mise en retrait de la perception sensorielle » (eine Zurücksetzung der sinnlichen Wahrnehmung). A la perception se substitue la representation abs-traite d'un Dieu invisible et innommable. Ce « triomphe de la vie de l'esprit sur la vie sensorielle » dont Freud va proposer plusieurs versions s'est notamment historiquement precise lorsque des « pouvoirs spirituels » (geistige Mächte) fu-rent par l'homme, reconnu a l'invisible. Sur ce point, la definition freudienne de la spiritualite est claire : un pou-voir est dit spirituel a la condition expresse qu'il ne puisse pas etre apprehende par les sens, « notamment par la vue », mais qu'il exerce neanmoins des « effets 27 Nous suivons ici la traduction fran9aise d'Henri Meschonnic, Gloires, Desclee de Brouwer. A propos de « ils seront . », H. Meschonnic precise en convoquant differentes traductions: « 'ils seront' (yihyou. Deux interpretations [.] ou bien une determination effective, ou bien un souhait. Deux manieres differentes de moduler l'imprecation, la malediction. C'est un futur [.], un present [.] un subjonctif [.] 'Puissent leur ressembler ceux qui les fa9onnent' ». 28 Cf. : « Le matriarcat (Das Mutterrecht) fut remplace par un ordre patriarcal restaure (wurde durch eine wiederhergestellte patriarchalische Ordnung abgelöst). » (L'homme Moise p. 174) Cf. egalement l'interpretation du christianisme en terme de « regression culturelle ». Bien que « le christianisme fut un progres du point de vue de l'histoire religieuse, c'est-a-dire sous le rapport du retour du refoule » (p. 181), la religion chretienne ne parvint pas a se maintenir « au degre se spiritualisation (die Höhe der Vergeistigung) auquel le ju-da'isme s'etait eleve. Elle n'etait plus strictement monotheiste, elle adopta de nombreux rites symboliques des peuples d'alentour, elle restaura la grande deesse mere (die grosse Muttergottheit) et trouva place pour accueillir un grand nombre de deites du polytheisme, reconnaissables sous leur voile, quoique reduites a une position subalterne. Surtout elle ne se ferma pas, comme la religion d'Aton et la religion mosa'ique qui lui fit suite, a l'intru-sion d'elements superstitieux magiques et mystiques, qui devaient representer une grave inhibition pour le developpement spirituel (die geistige Entwicklung) des deux millenaires suivants ». (pp. 180-181) indubitables, voire d'une extreme puissance (überstarke Wirkungen äussern) ». L'exemple prototypique demeurant « l'air en mouvement [.] modele de la spiritualite (das Vorbild der Geistigkeit), car l'esprit emprunte son nom au souffle du vent ». L'invisibilite de l'ame ne saurait ainsi etre confondue avec son inexis-tence. La vision n'est donc pas la seule instance d'attestation de l'existence d'un etre, si exister peut recevoir un sens spirituel. La « dematerialisation de Dieu » (die Entmaterialisierung Gottes) rendit le peuple juif, selon Freud, orgueilleux, fier d'etre « superieur a d'autres restes sous l'emprise de la vie sensorielle » (im Bahne der Sinnlichkeit). Les « aspirations spirituelles dans la vie du peuple juif » lui auraient en effet permis de renoncer a certaines pulsions qu'ici Freud inscrit dans le registre de la « bruta-lite » et de la « tendance a l'action violente ». S'il est difficile ici de saisir toute l'articulation des motifs freudiens dans ce texte du Moise, il reste juste de souligner la correlation entre la notion de « progres de la vie de l'esprit » et sa condition : « un rabaissement de la vie sensorielle /de la sensorialite » (eine Zurücksetzung der Sinnlichkeit) : « Le progres de la vie de l'esprit consiste en ceci que l'on decide contre la perception sensorielle directe (gegen die direkte Sinneswahrnehmung) en faveur de ce que l'on nomme les processus intellectuels superieurs, c'est-a-dire des souvenirs, des reflexions, des deductions : que l'on decide, par exemple, que la paternite est plus importante que la maternite, bien qu'elle ne se laisse pas prouver, comme cette derniere, par le temoignage des sens. C'est pourquoi l'enfant devra porter le nom de son pere et devenir son heritier. Ou bien : notre Dieu est le plus puissant (mächtigste), bien qu'il soit invisible (unsichtbar) comme le vent de la tempete (die Sturmwind) et comme l'ame (die Seele). 29 Le motif de l'invisibilite gouverne la serie en apparence heterogene des agents - paternite, Dieu, vent, ame - et s'oppose symetriquement a la liste des instances du visible dont la maternite semble etre le nom emblematique. Si la paternite n'est averee que par un nom, la place du pere ne saurait s'etayer sur la perception, elle se construit juridiquement, symboliquement. « Pere » est ainsi le nom d'une representation ne reposant que sur une conjecture assumee. Mieux encore, c'est sur fond de recusation de l'attestation sensible que le motif spirituel de la paternite se fait jour d'apres Freud, comme negation de l'ultime reference a la sensorialite. Ibid., p. 218. 29 Il s'agit donc toujours de croire sans etre en mesure de constater visuelle-ment, de pouvoir se fier sans etre capable de contempler. Si nous revenons a notre enfant raisonnable, nous pourrons avancer que sa performance culturelle, laquelle presuppose donc un renoncement a une satisfaction pulsionnelle - viser a retenir sa mere pour continuer de la voir et de l'avoir -, concerne egalement le motif de la spiritualite. En tolerant le depart de sa mere, en acceptant de la perdre de vue, il temoigne d'un progres dans la spiritualite. Ainsi l'enfant de 18 mois eprouve-t-il le moment d'une cesure entre un avant ou il ne pouvait peut-etre pas cesser de voir l'aime et celui ou il sut tolerer son progressif retrait et sa provisoire invisibilite. Certes l'enfant demeure idolätre car il s'attache a une bobine de bois, dieu fetiche de ses envies de vengeance. Il est vrai qu'a la difference du juif, il a deja vu son Dieu et qu'il doit simplement apprendre a tolerer la discontinuite de ses apparitions, ses eclipses rituelles. Se pourrait-il enfin que le motif de l'invisibilite correle a celui du progres spirituel se decline encore autrement pour lui ? Se rendre invisible: disparaitre a ses propresyeux Lorsque Freud cherche une confirmation de son interpretation du jeu com-plet - « disparaitre et revenir » - ou le motif de la disparition de la bobine en bois prime sur celui de sa reapparition puisque « le premier acte etait in-lassablement repete comme jeu a lui tout seul », il mentionne en note un autre jeu. Apres le jeu du «fortsein » et le jeu du «fort-da »30, Freud s'attache a decrire le jeu de l'enfant avec sa propre image : 30 Il resterait a evoquer un dernier jeu : « Ce meme enfant que j'avais observe a un an et demi lors de son premier jeu (bei seinem ersten Spiel beobachtete) avait coutume (pflegte), un an plus tard, de jeter par terre un jouet (ein Spielzeug auf den Boden zu werfen) contre lequel il s'etait irrite, en disant : 'Va-t-en a la guerre !' (Geh' in K(r)ieg) On lui avait raconte alors que son pere absent (der abwesende Vater) se trouvait a la guerre et, son pere ne lui manquant absolument pas (es vermisste den Vater gar nicht), il montrait au contraire, par les indices les plus nets (die deutlichsten Anzeichen), qu'il ne voulait pas etre derange (gestört) dans la possession exclusive de la mere (im Alleinbesitz der Mutter). » Cet enfant qui ne derangeait pas ne voulait pas a son tour etre derange. Notons que le jet du jouet se trouve ici confondu avec le rejet du pere -comme dans le cas du « fort-da », a cette difference pres qu'ici, d'apres Freud, l'enfant ne desire pas le retour de son pere. Deux jets donc qui, pour presenter une signification analogue, ne pro- •k-k-k « Cette interpretation (Diese Deutung) fut ensuite pleinement confirmee (wurde völlig gesichert) par une nouvelle observation (durch eine weitere Beobachtung). Un jour ou sa mere avait ete absente (abwesend) durant de nombreuses heures31, elle fut saluee lorsqu'elle revint (beim Wiederkommen) par Bebi o-o-o-o !, communication qui resta d'abord (zunächst) incomprehensible (unverständlich). Mais il se revela bientot (bald) que l'enfant, pendant ce long temps ou il etait seul (dieses langen Alleinseins), avait trouve un moyen de se faire disparaitre lui-meme (sich selbst verschwinden zu lassen). Il avait decouvert son image (sein Bild) dans le miroir sur pieds (Standspiegel) atteignant presque le sol et s'etait alors accroupi de sorte que son image dans le miroir etait 'fort' (so dass das Spiegelbild 'fort' war). » L'observation est donc censee justifier que l'enfant jouait bien a repeter un « faire disparaitre » en maniant sa bobine. Il jouait bien a faire disparaitre sa bobine de bois puisqu'il joue desormais a faire disparaitre son image en s'abaissant sous le rebord inferieur d'un miroir - ce qui soit dit en passant, n'est pas exactement la meme chose, quoiqu'en dise Freud, que jouer a se faire disparaitre, a moins que l'enfant ne soit pas encore en mesure de se distinguer de son propre reflet speculaire. De la meme fagon qu'il s'ecrie « o-o-o-o », lorsque sa bobine se soustrait, a son initiative a sa vue, il s'exclame « Bebi o-o-o-o ! », pour saluer le retour de sa mere. Je peux lorsque tu n'es plus la te faire disparaitre en la personne d'une bobine en bois, comme je peux en pareille occasion, me faire disparaitre. Je joue desormais avec mon image, comme je jouais deja, precedemment, avec ma bobine en bois - laquelle ne fut jamais trainee par l'enfant grace a la ficelle l'entourant derriere lui pour « jouer avec elle a la voiture » (Wagen mit ihr zu spielen). C'est devant, en pleine lumiere que le motif de l'invisibilite doit se faire cedent pas des memes objectifs. Rejeter pour se venger de la mere, jeter pour maintenir eloigne le pere. Le rejet du pere s'apparente bien plutot au geste de projeter des objets hors de la mai-son, en les jetant par la fenetre. « Objets-symboles » telle la vaisselle de terre, d'un frere nouvellement ne, comme dans le cas du jeune Goethe. Cf. Un souvenir d'enfance de 'Poesie et verite' (1917) : « La petite analyse permit alors de reconnaitre que jeter dehors (das Hinauswerfen) la vaisselle est un acte magique dirige contre un intrus perturbateur (gegen einen störenden Eindringling) et, a l'endroit ou l'incident a ete rapporte, il devait signifier le triomphe provenant de ce qu'aucun second fils n'etait en droit de perturber durablement le rapport intime de Goethe a sa mere (dass kein zweiter Sohn auf die Dauer Goethes inniges Verhältnis zu seiner Mutter stören durfte). » (Eine kindheitserinnerung des Leonard da Vinci, trad. frang. Paris, Gallimard, 1991, Un souvenir d'enfance de Leonard de Vinci (note ajoutee en 1919). 31 Cf. les variations sur les durees de l'absence maternelle : « quand sa mere le quittait pour des heures » et ici « durant de nombreuses heures ». jour. Je salue ton retour en te saluant par la mention de ma neuve capacite de disparaitre du champ de ma vision. Freud ne s'interroge guere plus avant sur ce nouveau jeu de l'enfant. S'inscrit-il dans la logique de la vengeance mentionnee ci-apres et ce, dans la mesure ou l'enfant s'adresse a sa mere lors de son retour pour lui faire part de sa capacite de se faire disparaitre ? Identifie a toi, Moi aussi, je peux me faire disparaitre comme tu sais si bien le faire, moi aussi j'ai le pouvoir d'absence que possedent les grandes personnes : « On voit que les enfants repetent (wiederholen) dans le jeu tout ce qui leur a fait dans la vie une grande impression (Eindruck), que par la ils abrea-gissent (abreagieren) la force de l'impression (die Stärke des Eindruckes) et se rendent pour ainsi dire (sozusagen) maitres de la situation (sich zu Herren der Situation machen). Mais, d'autre part, il est bien clair que toute leur acti-vite de jeu est sous l'influence du souhait (unter dem Einflusse des Wunsches) qui domine cette periode de leur vie, le souhait d'etre grand (gross zu sein) et de pouvoir faire (so tun zu können) comme les grands (wie die Grossen). » Moi aussi, je peux me soustraire au visible, cesser de m'apparaitre et peut-etre ainsi, en me cachant, me soustraire a ton regard. Tu sais cesser de m'appa-raitre quand tu le desires, je peux me soustraire a ta vue si je le veux, puisque je viens de me faire disparaitre. Sauf que l'enfant se livre a ce jeu en l'absence de sa mere et non sur le mode du cache - cache lorsqu'elle est a ses cotes ou dans la meme piece que lui. Il ne se soustrait guere par ce jeu a ses regards, en sa presence. Il lui fait part, a son retour, que lui aussi, comme elle, pour un temps, peut cesser d'apparaitre. Comme elle peut se rendre invisible a ses yeux d'enfant, il peut egalement, il est doue du meme pouvoir, se rendre invisible a ses propres yeux grace a l'ins-trument du miroir, dernier jouet de son entreprise culturelle. Mais il est vrai egalement que ce jeu avec la disparition de son image est consecutif a une periode particuliere ou la mere de l'enfant fut absente »du-rant de nombreuses heures«. Jamais Freud ne se demande si l'absentement de la mere, son invisibilite soudaine et perdurante n'engage pas un risque pour l'enfant, celui de disparaitre a son tour avec elle. Dans ce cas, le jeu mettrait en scene que la disparition peut s'accompagner d'une reapparition prochaine, qu'on ne cesse d'apparaitre que transitoirement et qu'on peut maitriser le ca-ractere rythmique de sa propre disparition et de sa propre reapparition. Je ne cesse pas d'etre lorsque tu pars, je decide de faire disparaitre mon image, d'etre pour moi-meme l'acteur et le spectateur d'une mise-en-scene ou desormais ce qui se soustrait a mon regard, ce n'est plus que mon image speculaire, a ma guise, selon ma volonte. Tu ne m'emportes pas avec toi puisque je peux jouer a me faire disparaitre moi-meme mais egalement, a me faire reapparaitre. En tout etat de cause, le jeu avec sa propre image concerne la possibilite offerte a l'enfant, par le biais d'une reflexion, de se rendre transitoirement invisible, de (se) faire partir. Evidemment, c'est dans l'articulation difficile entre les disparitions de sa mere et les reponses que fournit l'enfant que reside tout l'enjeu de cette question. La difference entre le jeu du « fort-da » et le jeu avec l'image speculaire tient en ce que l'enfant dans le deuxieme cas, bien qu'il privilegie comme dans le premier cas le disparaitre sur le reapparaitre, puisqu'il le declare ainsi, ne joue desormais qu'avec sa propre invisibilite. A quel titre donc, le fait du depart de la mere peut-il engager comme replique de l'enfant, le jeu de se faire dispa-raitre sous la forme de son image ? Pour quelle raison le jeu speculaire se trouve-t-il genere par l'absence de la mere. Il nous semble trop facile de dire que le fait d'assumer l'invisibilite de la mere permet a l'enfant, a son tour, de jouir de la liberte de se soustraire a la prise du regard de l'autre. Ce qui reviendrait a souligner le caractere mimetique de ce jeu. On peut dire, pour le moment, que la possibilite de surmonter l'invisibilite de l'autre aime ouvre la possibilite de se soustraire a la continuelle assertion speculaire de son existence, a la pregnance de son propre reflet. Je peux conti-nuer d'etre si elle cesse de m'apparaitre et je peux acceder moi-meme a un autre regime d'existence, lorsque je continue d'etre meme si je ne m'apparais plus, car je sais desormais que je peux me faire disparaitre sous la forme de mon image visuelle. Je peux croire en mon existence sans toujours me voir en face, reflechi dans un miroir. C'est bien parce que je demeure lorsque je ne la vois plus que je peux encore exister lorsque je ne me vois plus. Le visage de la mere comme miroir de l'enfant32 - pour reprendre une expression de Winnicott -, peut devenir indisponible33, le miroir sur pied dans sa disponibilite immobile permet de faire 32 Cf. : « Le role de miroir de la mere et de la famille dans le developpement de l'enfant » (1967), in Jeu et realite, pp. 154-155 : « Peut-etre un bebe au sein ne regarde-t-il pas le sein ? Il est plus vraisemblable qu'il regarde le visage [.] Que voit le bebe quand il tourne son regard vers le visage de la mere ? Generalement, ce qu'il voit, c'est lui-meme. » 33 Cf. egalement dans Inhibition, symptome, angoisse la mere jouant devant l'enfant a ca-cher son visage entre ses mains avant de le faire reapparaitre de maniere repetee. Perte et retrouvaille du visage de l'autre aime et aimant, perte et retrouvaille de soi : « La mere a fait murir cette connaissance - il s'agit de l'habitude de voir reapparaitre la mere qui s'absente, habitude qui constitue une experience consolatrice, c'est nous qui precisons - , si importante pour lu (für ihn so wichtige Erkenntnis), en jouant avec lui le jeu connu (das l'experience d'un defaut de specularite. Je peux ainsi me delivrer de la manifestation de mon reflet sur le visage de ma mere et me soustraire au spectacle confondant de ma propre reflexion. Je peux etre sans me voir, je peux cesser d'etre vu et me soutenir dans l'invisible. Le jeu avec sa propre image, laquelle a la maniere de la bobine en bois apparait et disparait au gre des mouvements de l'enfant, ne ressortit pas au schema lacanien de la maitrise ideale de l'image du miroir. Loin d'etre une alienation dans le reflet speculaire, le jeu avec son image est bien epreuve de dessaisissement, de liberation a l'egard du visible. Comme je peux me separer d'une bobine en bois en la faisant disparaitre, je peux me separer de mon image en me soustrayant a la reflexivite du miroir. Mais, comme je peux faire revenir a moi cette bobine a laquelle je suis toujours lie, relie, je peux faire reapparaitre l'image que je n'ai pas detruite. Conclusion : du jeu au je « L'analyse d'un tel cas isole n'apporte aucune decision certaine (Die Analyse eines solchen einzelnen Falles ergibt keine sichere Entscheidung). » L'analyse du « fort-da » permet egalement de comprendre la necessite de pouvoir se soustraire au regne du visible, lequel se confond avec une certaine modalite de la presence. Necessite qui prend la forme d'une perte lorsque « voir » se confond avec « avoir », regarder avec garder. Les jeux convoques dans le texte de Freud permettent l'acces a un mode d'etre specifique du sujet. Sans elle, je demeure34, sans la voir ni l'avoir, je peux etre. F. Dolto dans son commentaire de Freud allait dans ce sens : « Il y decelait un exercice pour maitriser l'absence de la mere, subie par l'enfant, puis sa reapparition puisque l'enfant est, pour ce plaisir aussi, soumis au vouloir de l'adulte. Pour Freud, cejeu de la bobine, qui ravit l'enfant, signifie qu'il experimente que sa personne reste la meme, malgre l'absence de la personne par laquelle il connait son identite. Par cejeu, il s'affirme lui-meme le sujet de la continuite de son etre au monde. Il surmonte l'epreuve que constituent des absences insolites de l'objet discontinu dans l'espace et dans le temps qu'est sa mere ou l'etre elu, objet grace auquel il se sait vivant et communiquant. On pourrait aussi appeler bekannte Spiel) de recouvrir devant lui son visage (sich vor ihm das Gesicht zu verdecken) et de le devoiler a nouveau a sa plus grande joie (und zu seiner Freude wieder zu enthüllen). Il peut alors ressentir pour ainsi dire (sozusagen) de la desirance (Sehnsucht empfinden) qui n'est pas accompagnee de desespoir (Verzweiflung). » (ed. cit., p. 284) 34 A la difference d'une petite fille qui s'exclamait : ma poupee est morte, sa maman est partie. le jeu du 'Parti. Ah le voila !' le jeu creatif de l'Etre Soi, meme seul, limite par l'espace de son corps, associe mais non dependant de la presence d'autrui. »35 F. Dolto ne reprend pas cependant, dans sa lecture de Freud, le motif spe-culaire du jeu. Or, la discontinuite des apparitions et disparitions de son image maitrisee ludiquement, permet a l'enfant de faire une nouvelle experience. Sans contempler mon image, je me sais exister, je sais que je survivrai a l'eclipse de mon mirage. Le jeu du « fort-da » est certainement l'experience ontologique d'une cer-taine permanence d'etre et ce, en depit de l'epreuve reiteree de la discontinuite de la presence maternelle, mais il faut preciser que cette permanence s'eprouve dans le registre de l'invisibilite. Pour parler comme Dolto, on peut bien dire que la personne de l'enfant reste la meme - car l'assertion de l'identite evoquee ici, dont le fond est indubi-tablement l'experience d'une certaine continuite -, demeure independante des eclipses dans l'ordre du paraitre et de l'apparaitre, qu'il s'agisse de l'alternance de visibilite et d'invisibilite, aux yeux de l'enfant, de sa mere ou de sa propre image. L'enfant qui joue fait ainsi advenir un sujet nouveau qui surgit comme un effet du proces ludique lui-meme et qui ne le precede pas. L'enfant n'advient comme »je« qu'au terme d'un jeu avec l'apparaitre et le disparaitre, de sa mere et de son image. Le jeu libere de l'image, de la fascination des idoles visibles. En un certain sens, on peut bien dire que la « subjectivite, c'est une poussee venant du fond et un jet vers l'exterieur » pour reprendre les propos de Pierre Fedida36, lecteur de Francis Ponge, mais il faut alors toujours ajouter, que c'est une poussee vers l'invisibilite. La ou etait la puissante et resplendissante presence de l'autre aime, la ou luisaient les feux vibrants de mon image reflechie, je peux devenir invisible. Non pour voyeur, regarder sans etre moi-meme vu, mais pour faire entendre une voix certaine. La ou je ne m'apparais plus, devant moi sur un visage ou de-vant une glace, je suis comme l'echo lointain et recueilli d'une voix que j'aurais, plus tard, a reconnaitre comme mienne : « le jour viendra ou ma main me sera distante, et quand je lui ordonnerai d'ecrire, elle tracera des mots que je n'aurai pas consentis. Le temps de l'autre explication va venir, ou les mots se denoue-ront, ou chaque signification se defera comme un nuage et s'abattra comme de la pluie cette fois-ci, je serai ecrit. »37 35 Art. cit., p. 166, souligne par nous. 36 L'absence, Paris, Gallimard, coll. Essais Folio, p. 261. 37 R.M. Rilke, ^uvres, I, Paris, Le Seuil, p. 581.