63 Michele Paolini: PERCEPTION ET DÉFINITION : ROUGE ET INFRAROUGE DANS LES DICTIONNAIRES FRANÇAIS Michele Paolini Faculté de Pédagogie, Université Comenius de Bratislava paolini@fedu.uniba.sk michelepaolini@hotmail.com PERCEPTION ET DÉFINITION : ROUGE ET INFRAROUGE DANS LES DICTIONNAIRES FRANÇAIS 1 INTRODUCTION Il s'agit d'analyser la manière dont un acte de parole, dans le cas particulier la définition, prend en charge un acte de perception, dans notre cas la vision d'une couleur, le rouge. Le mot infrarouge, qui renvoie à un « objet » non soumis à perception, bien que lié au rouge pour des raisons d'histoire lexicale et de référence, nous offre un terme de comparaison que nous allons essayer d'exploiter. Nos recherches conduisent à mettre en évidence l'im­ portance d'une contrainte référentielle, tant en termes de construction (explication), qu'en termes de réception (compréhension). Les deux pôles de notre approche, qui associe nécessairement l'analyse du discours et l'herméneutique (compte tenu, par-dessus tout, de l'importance de la référentialité), sont donc l'émetteur et le destinataire du message lexicographique. Message compris au niveau de l'une de ses unités constitutives, à savoir le texte auquel nous appliquons l'étiquette catégorielle de « définition ». Par conséquent, l'horizon dans lequel nous nous situons est celui de la raison pra­ tique qui inspire principalement la communication lexicographique : expliquer d'un côté, se comprendre de l'autre côté. Cet élément intentionnel, bifocal entre émetteur et destina­ taire, vise avant tout à obtenir un résultat en terme de compréhension et, seulement après, un autre résultat en terme de précision énonciative, à partir de laquelle nous tirons le concept de « définition scientifique ». Un principe de négociation doit donc être appliqué entre les deux pôles. Sur cette base, notre méthode nous a conduit à nous situer, en premier lieu, du côté de la compréhension, en examinant un corpus de définitions extraites de l'ensemble de dictionnaires papier d'une salle de consultation dans une bibliothèque du réseau franco­ phone hors de l'hexagone. Parmi les dictionnaires, aucune distinction typologique préa­ lable n'était prévue. Quant au cas particulier, nous avons enregistré un ensemble fini d'énoncés écrits, prélevés dans les dictionnaires disponibles à la bibliothèque de l'Institut français de Bratislava. Corpus que nous avons ensuite intégré à travers les éléments issus UDK 811.133.1'367.623:81'374.81 DOI: 10.4312/vestnik.10.63-79 Vestnik za tuje jezike 2018_FINAL.indd 63 21.12.2018 14:04:53 64 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE/JOURNAL FOR FOREIGN LANGUAGES d'une observation de ressources en ligne, également utiles pour une vérification synchro­ nique et diachronique. L'ensemble de ces éléments empiriques prenait inévitablement la forme d'une longue liste, ce qui nous a amenés (pour des raisons d'espace) à sélectionner un certain nombre d'exemples, que nous présentons. Nous verrons que les sélections lexicales et conceptuelles actualisées cas par cas obéis­ sent toujours à des contraintes typologiques. Nous en examinerons certains aspects spécifi ­ ques a posteriori, dans la suite de l'article. Ces contraintes sont impliquées dans une théorie préliminaire du lecteur, que nous devons toujours présupposer, et qui est systématiquement utilisée pour décrire les niveaux de compétence linguistique et les capacités cognitives d'un destinataire modèle : l'enfant, l'adolescent, un « homme moyen » qui organise sa réception selon le bon sens, l'expert qui dispose d'un savoir spécialisé, etc. Au niveau de la définition, nous supposons que le definiendum et le definiens, mes­ sages émis à des fins de communication, ont des propriétés de nature discursive et sont insérés dans un réseau plus large de relations qui génèrent des significations implicites et explicites. Sur cette base, le destinataire doit toujours entreprendre des décodages et des désambiguïsations, c'est-à-dire qu'il doit effectuer son travail d'interprétation (Eco, 2013 [1979]). Dans cette perspective, selon Umberto Eco, donner une définition signifie spéci­ fier les opérations à effectuer pour réaliser les conditions de perceptibilité de la classe des objets auxquels le mot défini se réfère (Eco, 2013 [1979], p. 152). Nous allons alors examiner les définitions de lexèmes tels que rouge et infrarouge, apparemment « proches » et contiguës, en quelque sorte, du point de vue du signifiant et de leur sémantique. Dans ce cas, ce qui les différencie est non seulement un mode d'utilisation et de réception (sens commun vs savoir expert), mais aussi, dans le domaine d'un a priori extralinguistique, un autre mode de compréhension, compte tenu du fait que la sémantique du lexème infrarouge a comme référent une réalité qui ne peut être perçue par la vision. « Dire », « définir » et « se référer » Or, si nous nous concentrons sur le fonctionnement technique de la communication lexicographique, nous devons noter que cette tradition indique qu'il y a un certain lien entre trois actes distincts : le « dire », le « définir » et l'acte de « se référer ». Dans le cas d'espèce, « se référer » à un imaginaire vaguement dantesque marqué par la présence de feu et de sang. Par exemple, voyons Jean-François Féraud, Dictionnaire critique de la langue fran- çaise (Marseille, Mossy 1787-1788, p. C497b) : [1] Rouge exprime une couleur semblable à celle du feu, du sang, etc. Le premier Dictionnaire de l'Académie françoise (1694, p. 423) se lit comme suit : Vestnik za tuje jezike 2018_FINAL.indd 64 21.12.2018 14:04:53 65 Michele Paolini: PERCEPTION ET DÉFINITION : ROUGE ET INFRAROUGE DANS LES DICTIONNAIRES FRANÇAIS [2] Rouge. Couleur rouge. Beau rouge. rouge vif, esclatant. rouge brun, enfon- cé. rouge pasle, desteint. rouge noirastre, rouge d'escarlate. rouge cramoisy. rouge sanguin. teint en rouge. Lors que la honte ou la colere fait monter le sang au visage, on dit, que Le rouge monte au visage. Ainsi, dans le même Dictionnaire de l'Académie française, conformément à une tradition transmise au cours des éditions (quatrième édition, 1762, p. 657 ; cinquième édition, 1798, p. 516 ; sixième édition, 1832-1835, 2, p. 678) que nous avons pu consulter [3] ROUGE. Qui est de couleur semblable à celle du feu, du sang, &c. Une telle formule est partiellement confirmée dans le Dictionnaire de l'Académie française, huitième édition, 1932-1935, 2, p. 542 : [4] ROUGE. Qui est d'une couleur semblable à celle du sang humain. À ce stade, nous nous sommes interrogés sur les coïncidences référentielles possibles entre les traditions lexicographiques des trois principales langues romanes : française, es­ pagnole et italienne. La recherche que nous avons lancée grâce aux logiciels disponibles en ligne a permis d'interroger, à titre d'exemple, ces dictionnaires : Diccionario de Autoridades - Tomo V (1737), in http://web.frl.es/DA.html [consulté le 21 avril 2018]: [5] ROXO, que se aplica al color encarnado mui encendido: como el de la sangre. [qui s'applique à la couleur incarnée très éclairée, comme celle du sang] Real Academia Española. Diccionario de la lengua castellana por la Real Academia Española. Quinta edición. Madrid . Imprenta Real. 1817, p. 679, 1. Disponible sur http:// ntlle.rae.es/ntlle/ [consulté le 21 avril 2018]. [6] ROJO, que se apliqua al color encarnado muy encendido, como el de la sangre. [qui s'applique à la couleur incarnée très éclairée, comme celle du sang] L'italien Vocabolario degli Accademici della Crusca. Venezia: Alberti, 1612 (Vol. 4, p. 270). Disponible sur: http://www.lessicografia.it [consulté le 21 avril 2018] propose cette définition: [7] Rosso. Colore simile a quello del sangue, o di porpora. [Couleur similaire à celle du sang, ou de la pourpre]. Vestnik za tuje jezike 2018_FINAL.indd 65 21.12.2018 14:04:53 66 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE/JOURNAL FOR FOREIGN LANGUAGES Les trois éditions suivantes 1623 (p. 727), 1691 (Vol. 3, p. 1411), 1729-1738 (Vol. 4, p. 270) conservent ce texte définitionnel, dont les référents sont le sang et la pourpre. Voyons le Dizionario della lingua italiana de Niccolò Tommaseo et Bernardo Belli­ ni Tommaseo-Bellini (Vol. 4, 1872, p. 456-7), dictionnaire italien majeur du XIX e siècle : [8] ROSSO. Aggiunto di colore simile a quello del sangue o della porpora. [Adjectif d'une couleur similaire à celle du sang ou de la pourpre]. Dans son ensemble, la recherche fait donc ressortir l'existence d'un dénominateur commun culturel, des formes d'expression linguistique caractérisées par la présence de clichés, de phénomènes de récursivité et d'homologie intralinguistiques et interlinguis­ tique (Paolini, 2017, p. 17). Concrètement, les dictionnaires que nous avons mentionnés indiquent un phénomène de conservation qui peut être considéré comme la preuve d'une tendance générale à préserver des solutions définitoires préétablies. En ce qui concerne la sélection des référents, si nous observons une comparaison en diachronie entre les XVII e et XIX e siècles dans les trois traditions différentes, voici le schéma sommaire que nous pouvons réaliser : Siècles Français Espagnol Italien XVIIe Sang, feu Sangre Sangue, porpora XVIIIe Sang, feu Sangre Sangue, porpora XIXe Sang, feu Sangre Sangue, porpora Tableau 1. Comparaison en diachronie des référents en Français, Espagnol, Italien 2 HEURISTIQUE DE DISPONIBILITÉ Nous devons donc nous interroger sur la qualité de la stratégie définitionnelle dont nous parlons. Avant toute chose, tous les exemples de rouge que nous avons rapportés peuvent être analysés et comparés suivant les termes de liens et de décalages, comme nous le ver­ rons. En tout cas, les stratégies utilisées par les lexicographes pour définir le rouge, tout au long de l'histoire des langues romanes, sont adaptées à un seul modèle, celui représenté par la figure de style de l'hypotypose (Lausberg, 1969 [1949], p. 197-198), à savoir une « description animée et frappante de la chose dont on veut donner l'idée » (d'après le Larousse en ligne, disponible sur http://www.larousse.fr). Comme nous le savons, les auteurs du passé, de temps à autre, ont nommé l'hypotypose « image » (Nicolas Boileau), « peinture » (Fénelon), « tableau » (Pierre Fontanier), « image peinte » (Edmond de Goncourt) ou « énergie » (Joachim Du Bellay). Elle présuppose toujours un témoignage visuel simultané ou antérieur, et en tout cas l'action de percevoir ainsi que, en l'espèce, Vestnik za tuje jezike 2018_FINAL.indd 66 21.12.2018 14:04:53 67 Michele Paolini: PERCEPTION ET DÉFINITION : ROUGE ET INFRAROUGE DANS LES DICTIONNAIRES FRANÇAIS la reproduction (ou le rappel) chez l'auditeur du processus perceptif (Eco, 2016 [2003], p. 197-212 ; Lausberg 1969 [1949], p. 197-198). C'est le double passage du « voir » au « dire », et du « dire » au « définir ». En effet, nos définitions du rouge présupposent toujours une expérience perceptive antérieure, en particulier visuelle, à laquelle on nous demande de nous référer. La formule définitionnelle implique également une temporalité référentielle. Autrement dit, elle mobilise et réactive la mémoire des événements antérieurs, parmi lesquels des expériences de perception visuelle qui se référaient à des « objets ». Dans la plupart des cas, dans nos exemples précédents, c'est du sang et du feu. Nous pourrions aussi nous demander pourquoi le sang et le feu, ou la pourpre (por- pora en italien), et pas − par exemple − les cerises ou les coquelicots. Certes, une sélec­ tion a été faite parmi les objets, mais sur la base de quels critères ? S'agit-il de saillance cognitive ? S'agit-il de saillance linguistique ? S'agit-il d'heuristique de disponibilité ? La saillance, étant entendue comme attention connexe à un concept, à un objet, à une propriété, ou encore à un mot qui retient plus l'attention que les autres, nous semble proposer une explication, en gros, plausible. L'acte de référence auquel la définition nous appelle présuppose sans aucun doute la disponibilité immédiate de certaines infor­ mations et pas d'autres. Une saillance cognitive (le sang et le feu), donc, dans un cadre plus général d'informations immédiatement disponibles (le sang et le feu, les cerises ou les coquelicots, etc.). 3 VOIR, SAVOIR, DIRE, DÉFINIR Comme nous l'avons dit plus haut, la comparaison entre les définitions de rouge et infra- rouge mettra en évidence des liens et des différences. Le lien le plus clair est enregistré au niveau morphologique et du signifiant, où, à partir de la base rouge, un processus de dérivation a été appliqué dans le cas d'infrarouge. Ici, nous pouvons confirmer certaines observations que nous avions déjà formulées à propos des lexèmes homologues italiens: rosso et infrarosso (Paolini, 2016, p. 101). Notamment, infrarouge (comme l'italien infrarosso) est une néoformation constituée d'un composé hybride: un composant latin infra + un composant roman rouge (italien rosso). À cette composition des deux élé­ ments correspond, au niveau du contenu (de la dénotation), une structuration sémantique isomorphe sur une base différentielle: l'infrarouge est chargé de contenu s'opposant au rouge: l'impossibilité de percevoir le référent d'infrarouge s'oppose à la visibilité du ré­ férent de rouge. La démarcation sémantique rouge/infrarouge se situe donc à différents niveaux: diachronique, épistémologique, de capacité perceptuelle. Ce décalage se manifeste en diachronie, car les implications gnoséologiques conte­ nues dans les deux lexèmes se connectent à différentes époques. À cet égard, d'une manière qui mérite d'être notée, un outil étymologique tel que le Dictionnaire étymo- logique et historique du français d'Albert Dauzat et al. (1994 [1964], p. 677) insère le Vestnik za tuje jezike 2018_FINAL.indd 67 21.12.2018 14:04:53 68 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE/JOURNAL FOR FOREIGN LANGUAGES mot infrarouge à la fin dans de l'article consacré à rouge, lui attribuant une position dans l'ordre typographique correspondant à un un ordre chronologique des différents phéno­ mènes évolutifs rapportés. Son existence serait attestée à partir de 1877. Nous avons trouvé une solution similaire (mais pas identique) dans le dictionnaire historique réalisé par Alain Rey (1993 [1992], p. 1839) dans lequel l'explication d'infra- rouge est placée en appendice à l'article consacré à rouge : [9] INFRAROUGE formé savamment avec l'élément infra* (1874), se dit des radiations qui prolongent la lumière visible au-delà du rouge, dans le spectre solaire ; il est substantivé (1873) pour désigner l'ensemble de ces radiations, leur fréquence. En tant que radiation invisible, il s'oppose, à l'autre bout du spectre à ultraviolet*. Si le décalage historique semble déterminé par les changements de paradigme sur­ venus au cours de l'histoire, la différence de capacité perceptuelle doit jouer un rôle, au niveau synchronique, dans l'opposition visibilité/invisibilité. Nous avons pris en compte l'exemple du Larousse en ligne (http://www.larousse.fr) : [10a] Infrarouge. Se dit du ǀ rayonnement compris, dans le spectre électromag­ nétique, entre la lumière visible et les micro-ondes. (Abréviation : I.R.). [Notre barre verticale]. [11] Rouge. De la couleur du sang, du coquelicot, etc., ǀ couleur placée avant l'orange dans le spectre de la décomposition de la lumière. [Notre barre verticale]. Il convient d'observer dans l'exemple [11] que la définition de rouge développe deux énoncés, se référant à deux encyclopédies de référence différentes où le sens commun (« De la couleur du sang, du coquelicot, etc. ») s'oppose à une compétence scientifique (« dans le spectre électromagnétique, entre la lumière visible et les micro-ondes. »). L'ordre des priorités entre « sens commun » et « savoir expert » s'accorde également avec l'idée que la connaissance intuitive précède une connaissance intellectuelle et abstraite, qui doit être formalisée différemment. Et tout ceci selon un concept, pour le moins, cartésien. Il ne s'agit donc pas de voir une opposition épistémologique entre ces deux moments, mais d'enregistrer leur perspective commune, dans un ordre subséquent, confirmé par la structure syntaxique de la formule définitionnelle. Quant à l'expression « se dit », qui apparaît dans les exemples [9] et [10a] à propos d'infrarouge, il ne s'agit pas d'une déclaration strictement définitionnelle, comme nous le savons bien (Porto Dapena, 2014, p. 22-27), mais d'une formulation métalinguistique qui contribue à former une construction lexicographique plus large, dont la définition stricto sensu fait partie. Voyons l'exemple [10a]: Vestnik za tuje jezike 2018_FINAL.indd 68 21.12.2018 14:04:53 69 Michele Paolini: PERCEPTION ET DÉFINITION : ROUGE ET INFRAROUGE DANS LES DICTIONNAIRES FRANÇAIS formulation métalinguistique : Se dit du définition stricto sensu : rayonnement compris, dans le spectre électromagné­ tique, entre la lumière visible et les micro-ondes. Si nous suivons l'approche qui a été proposé par Porto Dapena (2014), nous trouvons maintenant que les définitions peuvent être classées en deux types, selon l'absence ou la présence de formules métalinguistiques. Surtout, nous parlerons de « définition directe » (en cas d'absence) et de « définition indirecte » (en cas de présence). 4 « DÉFINITION DIRECTE », « DÉFINITION INDIRECTE » Bien évidemment, le lexicographe espagnol avait pour objectif de décrire des techni­ ques opérationnelles visant à construire des outils de consultation. Autrement dit, son but n'était pas d'analyser des manifestations lexicographiques historiquement produites dans un contexte culturel donné. Ce qui, au contraire, fait l'objet de notre travail. Son but était plutôt de fournir une vue d'ensemble des solutions techniques en matière de définition, sans voir, pour chacune d'entre elles, son caractère heuristique historiquement sous-jacent. Il ne s'agissait donc pas, pour lui, de problématiser les différentes questions, mais de les décrire sous la forme de solutions pratiques, selon une approche purement synchronique. Dans notre perspective, il faut cependant noter que les « définitions indi­ rectes » prennent un caractère métalinguistique (et, mieux encore, méta-discursif), basé sur des contraintes épistémologiques spécifiques. Plus particulièrement, la « définition indirecte » est formulée pour « dire », à savoir pour expliquer le definiendum, ce qui ne peut être dit autrement, parce que son « objet » (dans notre cas l'infrarouge) ne pourrait pas être perçu à travers un « voir ». Ce qui suggérerait que le percevoir et le dire – et, par conséquent, le percevoir et le définir – sont fortement liés. Quoi qu'il en soit, l'information contenue dans les deux types de définition – directe et indirecte − semble de nature tout à fait différente. Et cette différence a, comme démar­ cation, la frontière qui passe entre le liminaire (rouge), qui peut être perçu, et l'infralimi­ naire (l'infrarouge), qui ne peut pas être perçu. C'est pourquoi nous ne croyons pas − contrairement à Porto Dapena (2014, p. 26) − que les deux définitions suivantes ([10a] et [10b]) soient équivalentes du point de vue du message et qu'elles ne puissent donc être distinguées que par leur brièveté. [10a] Infrarouge. Se dit du ǀ rayonnement compris, dans le spectre électro­ magnétique, entre la lumière visible et les micro-ondes. (Abréviation : I.R.). [Barre verticale ajoutée par nous]. [10b] Infrarouge. Rayonnement compris, dans le spectre électromagnétique, entre la lumière visible et les micro-ondes. Vestnik za tuje jezike 2018_FINAL.indd 69 21.12.2018 14:04:53 70 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE/JOURNAL FOR FOREIGN LANGUAGES En effet, nous croyons que la fonction spécifique de la clause méta-discursive pré­ sente en [10a] a pour fonction de marquer le statut épistémologique spécifique de l'énoncé suivant, dont le contenu infraliminaire n'est pas autrement verbalisable. En l'occurrence, le « rayonnement compris, dans le spectre électromagnétique, entre la lumière visible et les micro-ondes » ne fait pas partie de notre expérience perceptive, mais d'une conceptua­ lisation dont la nature est intellectuelle. C'est à ce trait particulier que se réfère la clause métalinguistique : l'infrarouge « se dit », parce que ça ne se voit pas. C'est un exemple clair de la manière dont une connaissance dans le domaine de l'histoire de l'épistémologie peut utilement soutenir aussi des choix de technique lexico­ graphique qui seraient autrement simplistes, dogmatiques ou seulement conventionnels. 5 PRÉSUPPOSITIONS Dans la formule définitionnelle, le choix linguistique ne doit pas dériver d'une simple présupposition des auteurs du dictionnaire sur le « degré de culture » du destinataire. Voici notre exemple de définition scientifique possible de la couleur rouge (Paolini, 2016, p. 104 ; Papini, 1977, p. 314-315) : [12] Rouge. La première couleur du spectre visible formée par la lumière blanche dispersée par un prisme; se trouve dans le champ des plus grandes lon­ gueurs d'onde entre 7500 et 6450 ångström à la limite des radiations de chaleur. Bien que cette définition nous semble scientifiquement et historiquement plausible, il est évident que, sans faire référence à une expérience perceptive précédente de ce qu'est le rouge, nous ne pourrons pas le comprendre à partir de cette formulation. Il est impor­ tant alors de noter que, dans ce dernier cas, l'observation concerne la définition du rouge (phénomène perceptible) et non de l'infrarouge (imperceptible). Il apparaît clairement que la présupposition d'une expérience visuelle « normale », chez le lecteur, joue un rôle fondamental dans la communication lexicographique et, plus précisément dans la régulation des relations entre l'émetteur et le destinataire, non seulement vis-à-vis de la déclaration des phénomènes ou « objets » moins disponibles à la perception, mais aussi des phénomènes entièrement soumis à notre faculté de percevoir. Finalement, nous pouvons comparer l'exemple [12] avec la définition suivante, que nous avons tirée du Dictionnaire encyclopédique illustré Hachette (1997, p. 962) : [13] Infrarouge : rayonnement dont la longueur d'onde est comprise entre 0,8 et 1000 micromètres et que sa fréquence place en deça du rouge dans la partie du spectre non visible à l'œil. Vestnik za tuje jezike 2018_FINAL.indd 70 21.12.2018 14:04:53 71 Michele Paolini: PERCEPTION ET DÉFINITION : ROUGE ET INFRAROUGE DANS LES DICTIONNAIRES FRANÇAIS On notera que la différence observée précédemment (comparer avec les exemples [10a] et [11]), en termes d'opposition entre la visibilité du rouge et l'invisibilité de l'infra- rouge, apparaît ici annulée par la langue, avec son cryptage « scientifique ». Il y a donc des choix linguistiques à faire concorder avec l'expérience là où l'expérience perceptive doit être communiquée. Ce sont précisément ces choix qui rendent le message véhiculé par la définition acceptable pour le destinataire. Un message définitionnel, pour sa part, doit toujours négocier entre un besoin de précision (terminologie, information scienti­ fique, etc.) et des possibilités concrètes de réception. La régulation du rapport linguistique entre le concret de l'expérience visuelle et l'abstraction de la pensée est une des grandes questions historiquement posées par la pensée européenne, et ne peut être réduite au fait qu'il serait moins précis de dire « sel » que « chlorure de sodium » (Porto Dapena, 2014, p. 35). Le principe de la raison intersubjective, dont nous avons parlé au début, suggère une utilisation en tout cas modérée du langage scientifique. 6 LE DISCOURS DU DICTIONNAIRE En dehors des dictionnaires, on trouve toujours des matériaux linguistiques in vivo, des personnes qui parlent, des textes. Comme nous l'avons vu, ce « dire » est étroitement lié à l'expérience, donc à la perception : « Au commencement était le Verbe », mais aussi, plus tôt encore, au commencement était la sensation, la réception d'un stimulus. Par exemple, nous savons que, pour les enfants de 1-2 ans, la catégorisation des objets n'est pas basée sur le vocabulaire (Westen, 2002 [1999], p. 250). Donc, dans un tel cas, « Au commen­ cement était la sensation ». Perception → catégorisation → verbalisation En tout cas, le dictionnaire n'est pas simplement la langue convertie en unités indivi­ duelles, ou le discours converti en lexique, mais aussi un lexique converti en discours. En fait, il réunit des signes après qu'ils ont été transférés hors du discours (Paolini, 2017, p. 4-5). Or, précisément, ce passage de l'intérieur vers l'extérieur du discours est constitutif d'un « discours du dictionnaire ». Cette double transition enclenche un mot dans une sé­ mantique codée. À un moment donné, le discours du dictionnaire autorise officiellement l'emploi du mot. Il donne à son utilisation les attributs de l'autorité. Et, dans ce recodage lexicographique, le langage ne cesse de produire ce qui lui appartient : du sens. Le cadre général du discours qui est alors spécifié dans le dictionnaire, comme nous l'avons dit plus haut, est influencé par un ensemble de mécanismes de présomption. Nous n'abordons pas ici la discussion théorique, assez complexe, sur la présupposition, l'im­ plication, etc. Ce qui nous intéresse, c'est la présence, dans le dictionnaire, aux différents niveaux de sa structure et dans sa totalité, d'un « présumé connu » général. Sur la base Vestnik za tuje jezike 2018_FINAL.indd 71 21.12.2018 14:04:53 72 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE/JOURNAL FOR FOREIGN LANGUAGES de nos travaux précédents (Paolini, 2015 ; 2016), nous pouvons résumer la question en indiquant quelques points. Quand elle n'est pas exprimée en termes scientifiques, la définition de la couleur rouge présuppose que les capacités de perception de l'émetteur et du destinataire tombent dans un statut de « normalité » et d'égalité parfaite. À partir de cela, nous avons d'autres contenus latents : 1) la couleur est une propriété intrinsèque des objets (leur manière d'être) et extrinsèque par rapport au sujet percevant ; 2) la couleur est par nature stable et indépendante des conditions contingentes d'observation (éclairage, position, etc.) ; 3) la couleur propre du feu, du sang et de la pourpre est homogène et est la même pour les trois termes de comparaison, dont une condition d'unité est ainsi affirmée. Comme il est évident, cet ensemble de présomptions détermine une friction entre le discours du dictionnaire et notre aspiration à une connaissance satisfaisante du monde réel. Tout d'abord, on sait bien que la couleur n'est pas une propriété des objets, mais un phénomène de perception des ondes électromagnétiques ; deuxièmement, on sait qu'un pourcentage assez élevé d'individus (surtout mâles) est affecté par des anomalies de la vision des couleurs, notamment rouge et verte ; enfin, last but not least, des recherches ré­ centes montrent que nous ne pouvons pas parler, au sens propre, de « vision des couleurs normale » (Baer et al., 2007 3 [2007 3 ], p. 304). Bref, l'homogénéité du monde telle qu'elle est représentée par le dictionnaire nous semble complètement dépassée par la complexité de la réalité, plus particulièrement par la diversité humaine. La faute en est-elle imputable au dictionnaire ? Non, parce que la langue n'est pas étrangère à ces limites cognitives. Par exemple, nous pouvons voir un modèle tout aussi général de périphrases explicatives du « rouge comme le sang », « bleu comme le ciel », « blanc comme le lait », usité dans de nombreuses langues naturelles, à l'état d'expres­ sions figées (Berbinski, 2015, p. 188-189) ou d'expressions fixes et semi-fixes (« fixed or semifixed expressions ») (Kay et Kempton, 1984, p. 71). L'utilisation de phrases explica­ tives de structure similaire a également été prouvée dans des situations expérimentales, lorsque deux sujets se voyaient assigner des tâches de communication verbale concer­ nant des dénotations particulières (disques colorés), en l'absence de contact visuel entre les interlocuteurs (Lenneberg, 1982 [1967], p. 385). 7 LA RAISON INTERSUBJECTIVE À ce stade, nous tiendrons compte, tant pour le mot rouge que pour infrarouge, des solu­ tions qui ont été mises en place par les lexicographes au moment où ils se sont confron­ tés à ce dilemme : représenter un langage sans rapport avec la précision scientifique ou représenter une précision scientifique sans rapport avec l'expérience. Bien sûr, la raison intersubjective doit intervenir dans la construction du dictionnaire et de ses définitions. Vestnik za tuje jezike 2018_FINAL.indd 72 21.12.2018 14:04:53 73 Michele Paolini: PERCEPTION ET DÉFINITION : ROUGE ET INFRAROUGE DANS LES DICTIONNAIRES FRANÇAIS Autrement dit, la volonté de s'expliquer de la manière la plus claire et d'être compris par le plus grand nombre de destinataires est à la base de ce principe. Voyons donc, point par point, quelles stratégies ont été expérimentées : 1) Le traitement conjoint et séquentiel des deux lexèmes rouge et infrarouge, qui sont enregistrés dans le même article (Dauzat et al., (1994 [1964], p. 677) ou dans deux articles contigus (Rey, 1993 [1992], p. 1839) pour mieux mettre en évidence le pro­ cessus de composition qui a conduit à la création du mot infrarouge à partir du mot historiquement précédent rouge. C'est le cas − comme nous l'avons déjà évoqué au cours de ce travail − d'un outil étymologique tel que le Dictionnaire étymologique et historique du français d'Albert Dauzat et al. (1994 [1964], p. 677) et d'un outil historique tel que le Dictionnaire historique de la langue française réalisé par Alain Rey (1993 [1992], p. 1839) (exemple [9]). 2) Le « ne pas dire » l'infrarouge afin de « ne pas définir » ce qui est insaisissable par les sens. Cela sur la base de la présomption d'un apprentissage stadial, où au départ on évite les mots et les concepts trop complexes. C'est le cas d'un learner's dictionary comme Le Robert des jeunes (1988) dirigé par Josette Rey-Debove, où infrarouge n'a pas fait l'objet d'un article, et par conséquent n'a pas été pris en compte comme concept. 3) L'exactitude de la notion scientifique, sans signes de quantité. C'est l'option qui a été préférée par Lorenzo Proteau, entre autres, dans Le français populaire au Québec et au Canada: 350 ans d'histoire : [14] INFRAROUGE se dit des radiations qui sont en deça du rouge, dans le spectre solaire. Dans ce cas-là, la référence à la couleur rouge semble impliquer: 1) l'expérience visuelle assumée comme donnée initiale ; 2) le procédé avec lequel le lexème infra- rouge s'est formé. Procédé qui révèle la notion d'expérience visuelle en tant qu'axe conceptuel et « principe d'intelligibilité » sur lequel l'opération néologique, en son temps, a été conçue. 4) Une « définition hybride », dans laquelle la formule définitionnelle se compose de deux énoncés, dont le contenu mobilise, respectivement, les deux encyclopédies dif­ férentes: « savoir expert » et « sens commun ». C'est le cas d'une définition de rouge proposée par le Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française (Vol. V, 1992, p. 477) : [15] ROUGE. Qui est d'une couleur voisine de celle de l'extrémité du spectre solaire, ǀ couleur dont la nature offre de nombreux exemples (sang, fleur de coquelicot, rubis, etc.). [Notre barre verticale]. Vestnik za tuje jezike 2018_FINAL.indd 73 21.12.2018 14:04:53 74 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE/JOURNAL FOR FOREIGN LANGUAGES On notera que la réitération anaphorique du mot couleur au début de la deuxième phrase souligne un deuxième début de la même procédure définitionnelle qui avait déjà été entreprise dans la première partie de la formule, avec différents moyens lin ­ guistiques, c'est-à-dire avec un renvoi à la connaissance intellectuelle. En fait, dans la première partie, une épistémologie « experte » développe le discours intellectuel sur l'« inaccessible », tandis que, dans la seconde partie de la formule, une épistémologie « naïve » développe le discours sur ce que tout le monde peut facilement voir, c'est- à-dire l'évidence. Dans ce cas, nous sommes confrontés à une véritable traduction in­ tralinguistique, dans le sens jakobsonien de reformulation de signes verbaux au moyen d'autres signes de la même langue (Jakobson, 1987 [1959], p. 429). « Savoir expert » : Qui est d'une couleur voisine de celle de l'extrémité du spectre solaire ; « Sens commun » : couleur dont la nature offre de nombreux exemples (sang, fleur de coquelicot, rubis, etc.). Il va sans dire que le référent exerce sa contrainte dans ce sens : que le jeu de réitération qui mobilise, en deux temps, deux épistémologies différentes ne peut être mis en œuvre qu'en présence d'un référent appartenant au monde visible (le rouge), donc à l'univers des « objets » perceptibles, et qui, par contre, n'appartient pas à l'univers des concepts insaisissables par les sens (l'infrarouge). 5) La référence orientée vers la connotation : niveaux symboliques, usages culturels, sémiotique des couleurs. C'est le cas du Dictionnaire culturel en français, réalisé par Alain Rey (2005, p. 432-435). Ceci est nécessairement dû au mot rouge et non au mot infrarouge, qui présente une sémantique sans connotation. Le rouge est la cou­ leur de l'iconographie chrétienne (Raphaël, Botticelli, etc.), mais aussi d'un codage social arbitraire : drapeaux, uniformes, symboles révolutionnaires comme celui de la Commune, associations (suggérées par la couleur du sang) avec le thème de la guerre et du combat. Et de plus, puisque cette couleur est un signe de force vitale, le rouge sera considéré le symbole de la plus haute dignité hiérarchique de la Chine impériale, de la Rome antique, de l'Église catholique. Enfin, c'est la couleur de la passion, du désir, de la volupté. Dans ce cas-là, nous sommes confrontés à une traduction intersémiotique, dans le sens jakobsonien (Jakobson, 1987 [1959], p. 429) d'interprétation des signes verbaux au moyen de systèmes de signes non-verbaux (drapeaux, uniformes, symboles). Vestnik za tuje jezike 2018_FINAL.indd 74 21.12.2018 14:04:53 75 Michele Paolini: PERCEPTION ET DÉFINITION : ROUGE ET INFRAROUGE DANS LES DICTIONNAIRES FRANÇAIS 8 CONCLUSION En guise de conclusion, nous pouvons confirmer l'existence d'un lien entre le « dire », le « définir » et l'acte de « se référer » à une expérience visuelle. Les stratégies utilisées par les lexicographes pour définir le rouge, tout au long de l'histoire des langues romanes, sont adaptées − en général − au modèle représenté par l'hypotypose, qui présuppose toujours un témoignage visuel et, en tout cas, l'action de percevoir ainsi que le rappel, chez l'au ­ diteur, du processus perceptif. À cet égard, on a remarqué le double passage du « voir » au « dire » et du « dire » au « définir ». En effet, les définitions de rouge présupposent toujours une expérience perceptive antérieure, en particulier visuelle, à laquelle on nous demande de nous référer. Autrement dit, les définitions mobilisent et réactivent une cer ­ taine mémoire des événements antérieurs, parmi lesquels des expériences de perception se référant aux « objets ». Plus précisément, la présupposition d'une expérience visuelle « normale » chez le lecteur joue un rôle fondamental dans la communication lexicogra ­ phique et dans la régulation des relations entre émetteur et destinataire, non seulement à l'égard de la définition des phénomènes ou « objets » moins disponibles à la perception, mais aussi des phénomènes soumis à notre faculté de percevoir. En outre, la différence observée, en termes d'opposition, entre la visibilité du rouge et l'invisibilité de l'infrarouge, est apparue hors de propos, ou même annulée parfois par la langue, quand elle produit son cryptage « scientifique ». Il y a donc des choix linguistiques à faire concorder avec l'expérience, là où l'expérience perceptive doit être communiquée. Ce sont précisément ces choix qui rendent le message − véhiculé par la définition − acceptable pour le destinataire. Un message défini ­ tionnel doit négocier entre un besoin de précision et des possibilités concrètes de réception. La définition de rouge présuppose que les capacités de perception de l'émetteur et du destinataire appartiennent au même statut de « normalité ». À partir de cela, les éléments implicites du dictionnaire prévoient que la couleur soit une propriété intrinsèque des objets et extrinsèque au sujet percevant, qu'elle soit indépendante des conditions d'obser­ vation, que les couleurs du feu, du sang et de la pourpre soient homogènes pour les trois « objets », dont une condition d'identité chromatique est ainsi présupposée. Nous avons pu constater que cet ensemble de présomptions provoque une tension entre le discours du dictionnaire et notre élan vers une connaissance exhaustive du monde. Premièrement, on sait que la couleur n'est pas une propriété des objets mais un phénomène de perception des ondes électromagnétiques ; deuxièmement, on sait qu'un pourcentage assez élevé d'individus est affecté par des anomalies de la vision des cou­ leurs, notamment rouge et verte, au point que, à la rigueur, nous ne pouvons pas parler au sens propre de « vision des couleurs normale ». Tout bien considéré, l'homogénéité du monde représentée par le dictionnaire nous semble dépassée par la réalité. Cependant, toutes les responsabilités de ceci ne doivent pas être attribuées à la lexicographie, parce que la langue aussi n'est pas sans rapport avec ces limites cognitives. À cet égard, nous avons remarqué un modèle général d'expression phraséologique du type « rouge comme Vestnik za tuje jezike 2018_FINAL.indd 75 21.12.2018 14:04:53 76 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE/JOURNAL FOR FOREIGN LANGUAGES le sang », qui se trouve dans l'utilisation de nombreuses langues naturelles. L'usage de phrases de structure similaire a également été prouvé dans des situations expérimentales. Enfin, nous avons examiné, à la fois pour le mot rouge et infrarouge, les solutions mises en place par les lexicographes face à ce dilemme: représenter une langue sans rapport avec la précision scientifique ou représenter la précision scientifique détachée de l'expérience. Nous avons analysé les différentes stratégies utilisées par les compilateurs de dictionnaires, en fonction de ce qu'ils supposaient devoir prendre en compte et du type d'outil qu'ils préparaient : dictionnaire étymologique et historique, learner's dictionary, dictionnaire monolingue, dictionnaire encyclopédique, dictionnaire culturel. Nous avons donc reconnu cinq approches de base : 1) le traitement conjoint et sé­ quentiel des deux lexèmes rouge et infrarouge ; 2) le « ne pas dire » infrarouge afin de « ne pas définir » ce qui est insaisissable par les sens; 3) l'exactitude de la notion scienti­ fique sans signes de quantité ; 4) la « définition hybride » qui mobilise, respectivement, « savoir expert » et « sens commun » ; 5) la référence orientée vers la connotation. INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES BEAR, Mark F./Barry W. CONNORS/Michael A. PARADISO (2007 3 [2007 3 ]) Neuros- cience: Exploring the Brain. Third Edition, Baltimore MD: Lippincott Williams & Wilkins (trad. it. 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Imprenta Real. 1817, p. 679, 1. Disponible sur http://ntlle.rae.es/ntlle/ [consulté le 21 avril 2018]. POVZETEK Percepcija in definicija: rdeče (rouge) in infrardeče (infrarouge) v francoskih slovarjih V prispevku obravnavamo definicije leksemov rdeče (rouge) in infrardeče (infrarouge), ki sta si navidezno blizu na ravni označenca in označevalca. Kar razlikuje pomen obeh besed, ni le raba in sprejemanje (splošno védenje proti ekspertnemu znanju), pač pa tudi drugačen način razumevanja, Vestnik za tuje jezike 2018_FINAL.indd 78 21.12.2018 14:04:53 79 Michele Paolini: PERCEPTION ET DÉFINITION : ROUGE ET INFRAROUGE DANS LES DICTIONNAIRES FRANÇAIS saj se pomen leksema infrardeče (infrarouge) nanaša na realnost, ki je z vidom ne moremo zaznati. V primeru infrarouge se znanstvena definicija zdi nujna, pomen leksema rdeče pa pripada splošnemu besedišču. Definicija besede rdeče (rouge) pravzaprav predmetom pripisuje kromatične lastnosti, ki jih z znanstvenega vidika nimajo; v fiziki namreč barva ni lastnost predmeta, pač pa dolžina valov. Ključne besede: definicija, slovar, enciklopedija, percepcija, epistemologija, kategorizacija, se­ mantika, besedišče ABSTRACT Perception and Definition: Rouge and Infrarouge in French Dictionaries This study considers the definitions of lexemes such as rouge [‘red’] and infrarouge [‘infrared’], seemingly close to the point of view of the signifier and the signified. In this case, what differen ­ tiates the semantics of words is not only a mode of use and reception (common sense vs. expert knowledge), but also another kind of perception, given the fact that the semantics of the lexeme infrarouge refer to a reality that cannot be perceived through vision. In the case of infrarouge, the scientific definition seems to be necessary without an alternative, while the semantics of the lex­ eme rouge records characteristics typical of the common lexicon. Indeed, the definition of rouge attributes to objects chromatic properties which, from a scientific point of view, they do not have: in physics, colour is not the property of an object, but a wavelength of light. Key words: definition, dictionary, encyclopaedia, perception, epistemology, categorization, se­ mantics, lexis RÉSUMÉ Examinons les définitions de lexèmes tels que rouge et infrarouge, apparemment proches du point de vue du signifiant et du signifié. Ce qui différencie la sémantique des mots est non seulement un mode d'utilisation et de réception (sens commun vs. savoir expert), mais aussi un autre mode de perception, compte tenu du fait que la sémantique du lexème infrarouge a comme référent une réalité qui ne peut être perçue grâce à la vision. Dans le cas d'infrarouge la définition scientifique semble être nécessaire, tandis que la sémantique du lexème rouge enregistre des caractéristiques typiques du lexique commun. En effet, la définition de rouge attribue aux objets des propriétés chromatiques que, d'un point de vue scientifique, ils n'ont pas : en physique, la couleur n'est pas la propriété de l'objet mais une longueur d'onde. Mots-clés : définition, dictionnaire, encyclopédie, perception, épistémologie, catégorisation, sémantique, lexique. Vestnik za tuje jezike 2018_FINAL.indd 79 21.12.2018 14:04:53