La logique de l'apparence Alenka Zupančič »L'océan orageux« de l'apparence Dans le texte présent, nous allons aborder les entités que E. Kant désigne par le nom général d' »idées transcendantales«, mais qu'il appelle aussi »ens rationis«, les »fictions heuristiques«, les »concepts de la raison«, les »idées régulatrices«, pour ne nommer que quelques uns des tenues les plus fréquents. Il s'agit donc du champ de la pensée qui s'ouvre avec la deuxième partie de la Critique de la raison pure, avec la dialectique transcendantale. Si, dans l'analytique transcendantale, nous avons affaire à la logique de la vérité, la dialectique nous confronte à la logique de l'apparence (les deux expressions sont kantiennes). Cependant, on pourrait aussi bien dire qu'il s'agit de deux logiques différentes de la vérité. Dans la première, la vérité est conçue comme conformité de la connaissance à l'objet et, dans la deuxième, comme conformité de la connaissance à elle-même. Dans la première il s'agit du rapport entre les mots (les concepts) et les choses, tandis que dans la deuxième il est question du rapport entre les mots (les concepts) en tant que tels. Autrement dit, dans la première nous avons affaire à la théorie classique de la vérité, aedaequatio intellectus rei, et dans la deuxième à une théorie de la vérité qui est plus proche de celle développée par J. Lacan: La vérité se situe au niveau de l'articulation des signifiants, des rapports qui s'établissent entre eux, et non pas au niveau du rapport entre les signifiants et les choses qui leur seraient simplement »extérieures«. C'est cette »extériorité absente« qui donne à la vérité la »struc- ture de la fiction« et la rend »pas-toute«. Pourtant, la thèse lacanienne selon laquelle »la vérité a la structure de la fiction« n'implique pas son statut »arbitraire« ou »fictif« au sens habituel du terme. (Avec la formule citée, Lacan ne vise pas à »déshonorer« la vérité, il vise plutôt à faire ressortir l'aspect »véridique« de la fiction.) On pourrait dire la même chose pour les idées transcendantales de Kant. D'une part, la raison se trouve ici »délivrée« de tout lien immédiat aux choses, aux objets de l'expérience possible, elle ne manie que des concepts qu'elle implique dans des combinaisons et des relations différentes, mais, d'autre part, il s'avère Fil. vest. /Acta Phil., XV (2/1994), 81-126. 82 Alenka Zupančič qu'il n'y a rien qui serait moins »libre« que précisément ce »libre jeu« avec les concepts. C'est ce qui figure comme le point de départ des développements kantiens dans la dialectique transcendantale: étant indépendante de l'expérience, la raison pourrait »fabriquer« toutes sortes de »fantasmagories«, cependant, au lieu de cela - si on considère l'histoire de la philosophie - elle crée systématiquement toujours les mêmes »idées«: les idées de l'âme, du monde et de Dieu. De cette »compulsion de répétition« Kant conclut à la nécessité des idées en question. Dans la structure de la pensée humaine, quelque chose incite précisément à la création de ces idées-là. Pourtant, la théorie kantienne de la vérité est plus complexe. Il est vrai que Kant part de la théorie classique de la vérité qui définit celle-ci en termes de conformité de la connaissance à l'objet. Cependant, il est clair que 1' »édifice philosophique« kantien, qui diffère sur des points nombreux de la philosophie »classique«, ne peut pas se satisfaire de cette simple définition qui suppose une conception pre-kantienne du rapport entre le sujet et l'objet. L'objet auquel la connaissance doit être conforme ne peut pas être autre chose que l'objet de l'expérience possible, et celui-ci est toujours »médiatisé« par les conditions a priori (subjectives) de la sensibilité, c'est-à-dire qu'il se trouve toujours déjà du côté subjectif de la connaissance. De plus, Kant soutient que la conditio sine qua non, la »condition négative« de toute vérité, repose sur le critère logique ou formel de la vérité, critère qu'il définit comme »la conformité de la connaissance aux lois universelles et formelles de l'entendement et de la raison«. En d'autres termes, c'est la conformité de la connaissance à elle- même qui est la condition fondamentale et première de toute vérité, et la question de la conformité de la connaissance à l'objet ne se pose qu'à un niveau ultérieur. On pourrait interpréter le »critère formel de la vérité« comme ce qui rend possible la distinction même entre le vrai et le faux. Le critère formel serait ainsi la condition qui doit être remplie pour qu'on puisse s'interroger sur la vérité ou la fausseté d'une proposition. Par rapport à ce cas de figure, la dialectique ou la »logique de l'apparence« est déterminée par la prétention de trouver, à partir de la simple logique, une vérité »matérielle«, c'est-à-dire la vérité dans le sens habituel du terme (l'accord entre les mots et les choses). La logique de l'apparence est une tentative pour conclure de la condition négative de la vérité - dont la seule tâche est de constater la possibilité ou l'impossibilité de la vérité (ceci ne peut pas être vrai parce que cela implique une contradiction logique; cela peut être vrai parce qu'il n'y a pas de contradiction) - à son »objectivité«. Autrement dit, il s'agit de considérer comme vraie une chose pour cela même qu'elle n'est pas impos- sible, ce qui fait tomber la distinction même entre le vrai et le faux. Voilà pourquoi Kant parle des »sophismes« de la raison. Dans cette perspective, la La logique de l'apparence 83 dialectique est définie par rapport à l'analytique dans le double jeu du »trop« et du »pas assez«, du manque et du surplus. La dialectique = l'analytique moins l'objet de l'expérience; la dialectique = l'analytique plus l'objet qu'on ne trouve nulle part dans la réalité (expérimentale). De là, nous pouvons préciser d'avantage la notion de l'apparence par laquelle Kant définit la dialectique. L'apparence n'est pas le contraire de la vérité, elle se situe à un autre niveau, elle rend plutôt impossible la distinction même entre le vrai et le faux. L'apparence est le nom de quelque chose qui »apparaît« là où il faudrait qu'il n'y ait rien. En d'autres termes: l'apparence est l'objet à la place du manque de l'objet. »À la place« doit être compris au sens topologique: nous avons une structure logico-formelle (la conformité de la connaissance aux lois universelles et formelles de l'entendement et de la raison) dans laquelle il y a une place pour un objet qui cependant »manque à sa place«. L'apparence n'est donc pas l'apparence de quelque chose, elle n'est pas l'image inadéquate d'un objet réel, elle n'implique aucune »profondeur de champ«. Derrière l'apparence il n'y a pas d'objet réel, il n'y a rien, il n'y a que le manque de l'objet. L'apparence est »quelque chose« à la place du »rien«, elle ne trompe pas en représentant (faussement) quelque chose, elle trompe par le fait même qu'elle est. Ce qui est problématique n'est pas ce que nous voyons dans l'apparence, mais le fait même que nous voyons quelque chose. L'apparence transcendantale ne se réfère pas au contenu de 1' »image«, elle se réfère à son existence. On pourrait dire que l'apparence trompe au niveau de l'être - elle est l'être en tant que semblant, le semblant en tant qu'être. Elle est, afin de »voiler« sa propre inexistence. * Nous devrons commencer l'analyse des idées transcendantales un pas avant le commencement, c'est-à-dire non pas au début de la dialectique mais à la fin de l'analytique, où Kant étale devant nous le plan célèbre du pays de l'entendement et décrit le spectacle sublime qui se montre à l'habitant de ce pays quand il promène son regard autour de soi. »Nous avons maintenant parcouru le pays de l'entendement pur, en examinant soigneusement chaque partie; nous l'avons aussi mesuré et nous y avons fixé à chaque chose sa place. Mais ce pays est une île que la nature enferme dans des limites immuables. C'est le pays de la vérité (mot séduisant) entouré d'un océan vaste et orageux, véritable empire de l'apparence, où maints brouillards épais, des bancs de glace sans résistance et sur le point de fondre offrent l'aspect trompeur de terres nouvelles, attirent sans cesse par de vaines espérances le navigateur qui rêve de découvertes et l'engagent dans des 84 Alenka Zupančič aventures auxquelles il ne sait jamais se refuser et que, cependant, il ne peut jamais mener à fin.«'' L'île de la vérité dans le vaste océan de l'apparence - telle est la description de l'état des choses à la fin de l'analytique. Le pays qui porte le nom séduisant de vérité une fois traversé et »mesuré«, perd de son charme pour les navigateurs; ils partent alors pour le trouver ailleurs. Pourtant, ils ne savent pas qu'ils courent à leur perte. L'imaginaire activé par Kant afin d'accentuer l'importance et la portée du lieu et du moment où nous nous trouvons, mérite d'être élaboré pour soi. Indiquons à ce propos une des lectures possibles, celle qui s'appuie sur la différence entre le beau et le sublime. La différence entre la nature qui »sait« (beau) et la nature qui »jouit« (sublime); entre la nature où tout est à sa place et où règne l'harmonie, et la nature chaotique des »éruptions« soudaines et inattendues; entre la nature dans laquelle nous nous sentons à l'aise et en sécurité, et la nature qui nous met au-delà du »principe de plaisir« et qui nous emporte comme un petit grain de sable. On pourrait dire du dispositif en question qu'il traite de la différence entre le plaisir et la jouissance, pourtant, la parabole de Kant prend un tournant inattendu. On doit s'étonner du fait qu'après ce prologue impétueux de l'aventure de la dialectique, notre expectative reste insatisfaite. Rien de »si troublant« ne se passe dans la dialectique. A la place du chaos nous rencontrons 1' »unité systématique«, à la place de 1' »intrusion du réel« l'Idée. La raison ne conduit pas l'entendement à sa perte, mais fournit au contraire à ses connaissances une cohérence. - Tout cela en dépit du fait que nous nous trouvons dans le pays de l'apparence. Nous reviendrons à ce paradoxe plus tard. Les figures du rien Une des questions décisives à laquelle nous confronte la théorie kantienne des idées transcendantales est celle de savoir si nous avons affaire, tout simplement, aux »noumènes« ou s'il s'agit d'autre chose. On pourrait formuler cette ques- tion ainsi: une chose qui n'est pas objet d'expérience, est-elle pour cela nécessairement un »noumène«? La façon dont Kant introduit la discussion des idées transcendantales, surtout à la fin de l'analytique (celle-ci se conclut sur l'examen de la différence entre les phénomènes et les noumènes) et au début de la dialectique, donnent en effet l'impression que nous sommes en train d'entrer dans le domaine flou des noumènes et que toute l'insistance sur le caractère régulateur et »fictif« des idées sert à contrebalancer ce fait. D'autre part, 1 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, Paris, PUF 1944, p. 216. La logique de l'apparence 85 presque tous les points de l'analyse kantienne des idées transcendantales montrent bien qu'il s'agit d'un concept indépendant et irréductible à celui des noumènes. Nous allons essayer d'éclairer le cas de figure sur lequel se base l'élaboration kantienne des idées transcendantales en nous appuyant sur la »table de la division du concept de rien« que Kant propose à la fin de l'analytique et à propos de laquelle on pourrait dire qu'elle constitue le pivot de la dialectique. En effet, la dialectique s'avère dans cette perspective être la »dialectique du rien«, ce qui parle en faveur de notre thèse selon laquelle c'est le »rien«, le manque, qui figure comme pivot de la dialectique et 1' »habite« de l'intérieur. Voyons la table de Kant. RIEN comme: 1. Concept vide sans objet ens rationis 2. 3. Objet vide d'un concept Intuition vide sans objet nihil privativum ens imaginarium 4. Objet vide sans concept nihil negativum. Après avoir défini chacune des »catégories« du rien, Kant les associe par couples (1,4; 2,3) et nous allons procéder pareillement. Commençons par le couple 1,4. Kant explique 1 comme »l'objet d'un concept auquel ne correspond absolument aucune intuition = rien, c'est-à-dire que c'est un concept sans objet, comme les noumènes«. Le rien que nous rencontrons en 4 est pour sa part »l'objet d'un concept qui se contredit lui-même«. Quand il les associe, il ajoute: »La chose de la pensée [Gedankending] (n° 1) se distingue de la non- chose [ Unding] (n° 4) en ce que la première ne peut pas être comptée parmi les possibilités, parce qu'elle est une simple fiction (bien que non contradictoire), tandis que la seconde est opposée à la possibilité puisque le concept se détruit lui-même.«2 Kant situe alors les noumènes dans la même catégorie que les idées transcendantales. Pourtant, on s'aperçoit vite qu'il existe une différence 2 Ibid. p. 249. 86 Alenka Zupančič considérable entre ses deux types d'entités. Comme nous le verrons plus tard, les idées transcendantales comme »concepts sans objets« répondent à un manque inhérent à l'expérience et à la connaissance mêmes, et non pas simplement à quelque chose au-delà de toute expérience. Elles répondent à un manque que nous pourrions attacher au problème de la détermination complète ou incomplète du concept. Ens rationis n'est pas une »présentation« (inadmis- sible) du noumène, mais au contraire quelque chose qui surgit de la conjoncture de deux manques, de deux »riens«, ceux-là précisément qu'on rencontre dans les catégories 2 et 3 de notre table. Voyons alors de plus près comment Kant conceptualise ces deux »figures du rien«. 2 est la négation ou »un concept du manque de l'objet, comme l'ombre, le froid (nihil privativum)«, et 3 est »la simple forme de l'intuition« qui, comme l'espace pur ou le temps pur, n'est pas l'objet de l'intuition. Kant lie ces deux figures du rien par l'explication suivante: »Si la lumière n'était pas donnée aux sens, on ne pourrait se représenter aucune obscurité, et si les êtres perçus n 'étaient pas étendus, aucun espace. La négation, aussi bien que la simple forme de l'intuition sans rien de réel, ne sont pas des objets. «3 2 se fonde alors sur la complémentarité du concept et de l'intuition (ou de l'objet donné dans l'intuition), tandis que 3 implique la complémentarité de la »fonne« et de la »matière« de l'intuition. Afin d'illustrer cette complémentarité, Kant introduit la métaphore de la lumière dont l'émergence seule rend possible la représentation de l'obscurité. Il s'agit d'un saut curieux de zéro à deux: nous avons d'abord un rien, l'obscurité pure dont, pourtant, nous ne pouvons pas être conscients et que nous ne pouvons pas nous représenter. Ensuite intervient la lumière qui fait de l'obscurité, de façon rétroactive, quelque chose - précisément son contraire. Les rubriques 2 et 3 présentent alors chacune à sa façon la catégorie du rien qui ne devient quelque chose que dans le rapport à son autre. Ce qu'ont de commun les deux »riens« c'est - comme l'exprime Béatrice Longuenesse - »qu'ils représentent l'un et l'autre l'absence d'une intuition empirique dont on sait qu'elle pourrait être donnée, mieux: qui doit avoir été donnée pour que l'absence en soit perçue et réfléchie dans un concept.«4 Des deux on pourrait dire alors qu'ils deviennent »rien«, qu'ils deviennent l'»absence perçue« seulement dans un second temps. C'est dans ce sens qu'ils sont captifs de la logique de l'imaginaire. Nous n'employons pas le terme »imaginaire« au sens de Kant qui parle d'ens imaginarium, d' »êtres pour l'imagination« (Einbildung) - la désignation qui ne se réfère qu'à la rubrique 3. Nous employons la notion d'imaginaire au sens de Lacan, c'est-à-dire comme le concept qui 11bid. p. 249. 4 Béatrice Longuenesse, Kant et le pouvoir de juger, PUF, Paris 1993, p. 348. La logique de l'apparence 87 ponctue précisément ce que Kant décrit avec les métaphores lumière/obscurité et corps étendu/espace. Il s'agit d'un rapport duel, le »rapport du miroir«, qui implique en même temps le fait que les deux termes s'excluent l'un l'autre et le fait que chacun des deux nécessite l'autre. Si nous abolissons l'un, nous perdons les deux. A ce propos, il est très intéressant de voir que c'est précisément la reconnais- sance de ce type de logique qui fait que Kant ne peut pas accepter l'institution cartésienne du cogito ni d'ailleurs n'importe quelle autre »idée psychologique«. Quelle est l'argumentation avec laquelle Kant conteste la démarche de Descartes? Examinons le passage suivant: »J'ai conscience de mon existence comme déterminée dans le temps. Toute détermination de temps suppose quelque chose de permanent dans la percep- tion. Or, ce permanent ne peut être quelque chose en moi, puisque ce n 'est que par ce permanent que peut précisément être déterminée mon existence dans le temps. «5 Pour le dire de façon un peu simpliste: notre existence ne peut être déterminée qu'à travers quelque chose d'autre, éliminons ce quelque chose d'autre et il ne nous restera dans les mains qu'un »rien«. Nous pouvons résumer ainsi l'argumentation de Kant, développée dans la Critique de la raison pure à plusieurs reprises: Descartes part de pensées différentes et arrive à la forme même de la pensée qui accompagne toutes nos pensées (»je pense«); en ce point, il rejette les pensées particulières, en croyant qu'il lui est resté dans les mains, intacte, la forme de pensée comme ce qui témoigne avec certitude de l'être du moi au-delà de toutes pensées particulières. Or, de la même façon que l'obscurité n'est rien sans la lumière et que l'espace n'est rien sans le corps étendu, la forme de pensée sans pensées n'est rien, ou plus exactement, elle est encore moins que rien. Afin de pouvoir concevoir l'identité de notre moi comme quelque chose de plus que la simple identité formelle (impliquée par l'unité transcendantale de l'aperception), il faudrait un terme tiers qui serait capable de »fixer« ce »miroitement« de l'un dans l'autre. C'est précisément l'idée transcendantale qui joue le rôle d'un tel tiers. Autrement dit, avec les idées transcendantales, Kant répond à la question de savoir comment il est possible que le sujet se conçoive lui-même spontanément comme une personnalité identique dans le temps (les idées psychologiques), qu'il parle du Monde (les idées cosmologiques) et de Dieu (les idées théologiques). Dans ce qui suit nous allons examiner le paralogisme de la personnalité et l'idée transcendantale qui en résulte, en essayant de discerner la logique des idées transcendantales en général. 5 Critique de la raison pure, p. 205-206. 88 Alenka Zupančič »La personne veut dire aussi le masque« On trouve ces mots dans l'Opus postumum de Kant (I, 142), là où il parle justement des idées transcendantales. Cette parenté étymologique entre les mots »personne« et »masque« est évoquée aussi par Jacques Lacan qui en parle dans son écrit »Remarque sur le rapport de Daniel Lagache: »Psychanalyse et structure de la personnalité«. Selon Lacan, rappeler que la persona est un masque, n'est pas un simple jeu de l'étymologie: »c'est évoquer l'ambiguïté du procès par où la notion en est venue à prendre la valeur d'incarner une unité qui s'affirmerait dans l'être.«6 Il est difficile de ne pas reconnaître l'écho kantien de ces mots lacaniens qui décrivent à leur façon précisément le concept de l'idée transcendantale: la notion qui incarne une unité qui - »comme si« - existe dans l'être. Nous verrons qu'il y a d'autres aspects de cet écrit qui peuvent être lus »avec Kant«. Que dit alors le paralogisme de la personnalité? Kant le formule ainsi: Ce qui a conscience de l'identité numérique de soi-même en différents temps est, à ce titre, une personne. Nous devons souligner encore une fois que le paralogisme en question est rangé parmi les raisonnements nécessaires de la raison, c'est-à- dire qu'en tant que sujets pensants nous ne pouvons pas ne pas le faire. Autrement dit, le raisonnement qui amène à la conclusion que nous sommes des »personnalités« est 1' »idéologie spontanée« du sujet pensant. Nous pouvons résumer la critique kantienne de ce paralogisme par l'argumentation suivante: »Je« suis, ou plus exactement, le »je« est un objet du sens interne. Je n'apparais à moi-même que dans le temps qui, lui, n'est rien d'autre que la forme de mon sens interne. Le raisonnement qui conclut à l'identité de mon »moi« ne dit alors rien d'autre que: dans tout le temps où j'ai conscience de moi-même, j'ai conscience de ce temps comme appartenant à l'unité de mon moi; si je dis »tout ce temps est en moi comme dans une unité individuelle« ou si je dis »je me trouve dans tout ce temps avec une identité numérique«, cela revient au même. Il reste le fait que je ne peux pas penser l'un sans l'autre.7 D'autre part, toutes nos pensées sont des pensées dans le temps et »nous ne pouvons jamais décider si ce moi (simple pensée) ne s'écoule pas aussi bien que les autres pensées qu'il sert à lier les unes aux autres«.8 Même si l'identité de ma personne se rencontre immanquablement dans ma propre conscience (comme identité logique liée à l'unité transcendantale de l'aperception), je ne peux jamais la »voir« en tant que telle, je ne peux pas monter sur mes épaules et »regarder en moi«. Ce serait autre chose si cette identité figurait comme objet du sens externe, si un autre pouvait alors 'Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil 1966, p. 671. 7 Cf. Critique de la raison pure, p. 293-294. 8 Ibid. p. 295. La logique de l'apparence 89 l'apercevoir. Mais à ce niveau aussi, un problème se pose: l'autre ne peut être que mon semblable, soumis aux mêmes difficultés que moi: »Mais si, pour me considérer, je me place au point de vue de l'autre (qui me regarderait comme un objet de son intuition extérieure), je vois que cet observateur extérieur est le premier qui m'examine dans le temps, car, dans l'aperception, le temps n'est proprement représenté qu'en moi. Quand même donc il admettrait le moi qui accompagne en tout temps dans ma conscience toutes les représentations, et cela, il est vrai, avec une parfaite identité, il n'en conclurait pas encore cependant la permanence objective de moi-même. En effet, comme, alors, le temps où me place l'observateur n'est pas celui qui se rencontre dans ma propre sensibilité, mais celui qui est dans la sienne, l'identité, qui est nécessairement liée à ma conscience, n'est point par là même liée à la sienne, c'est-à-dire à l'intuition extérieure de mon sujet.«9 On pourrait résumer le passage cité simplement ainsi: Que l'autre me voit comme l'objet de son sens externe ne me permet pas encore de conclure à l'identité de moi-même. Je pourrais arriver à cette conclusion seulement si je me voyais, en même temps, comme l'objet de l'intuition intérieure et extérieure, c'est-à-dire si je me voyais moi-même de la façon dont je suis vu(e) par l'autre. Ainsi nous sommes arrivés, d'une part, à ce qui s'appelle, dans la théorie lacanienne, 1' »idéal du moi« comme la façon dont je vois que je suis vu(e) par l'autre et, d'autre part, à l'idée transcendantale qui correspond au paralogisme de la personnalité. Il faut remarquer pourtant que le cas de figure en question ne se borne pas aux »idées psychologiques« et qu'il est, dans un des ses aspects, paradigmatique pour les idées en général. Chaque fois que Kant parle du statut des idées transcendantales en général, il se sert de métaphores visuelles qui décrivent précisément le cas de figure en jeu. Les idées transcendantales expriment toutes un rapport entre l'entendement et la raison. On sait que chez Kant, l'action de créer les concepts et celle de leur procurer une unité sont deux tâches distinctes qui se distribuent entre l'entendement et la raison. L'entendement se trouve absorbé par le travail de création des concepts (ou des séries de concepts) et comme tel »il n'a jamais en vue leur totalité«. C'est du point de vue de la raison que la totalité et la cohérence d'une série se rendent visibles. Cependant, pour que le point de vue de la raison puisse avoir une influence sur la connaissance (et il l'a toujours, même si ce n'est que sous une forme »régulatrice«), la conception de ces deux points de vue comme s'excluant l'un l'autre ne suffit pas. Au contraire, l'entendement doit effectuer son travail comme s'il partageait, avec »un des ses yeux«, le point de vue de la raison. Si ''Ibid., p. 294. 90 Alenka Zupančič la raison est supposée exercer une influence sur le travail de l'entendement à travers des idées régulatrices, celles-ci ne peuvent être autre chose que la façon dont l'entendement voit qu'il est vu par la raison. Considérons maintenant le passage suivant qu'on trouve dans le chapitre »De l'usage régulateur des idées de la raison pure«: Les idées transcendantales ont l'usage de »diriger l'entendement vers un cer- tain but qui fait converger les lignes de direction que suivent toutes ses règles en un point qui, pour n'être, il est vrai, qu'une idée (focus imaginarius), c'est- à-dire un point d'où les concepts de l'entendement ne partent pas réellement, - puisqu'il est entièrement placé hors des bornes de l'expérience possible, - sert cependant à leur procurer la plus grande unité avec la plus grande extension. Or, il en résulte pour nous, à la vérité, une illusion telle que toutes ces lignes nous semblent partir d'un objet même situé en dehors du champ de la connaissance possible (de la même façon que l'on aperçoit les objets derrière la surface du miroir); mais cette illusion (...) n'en est pas moins inévitablement nécessaire, si, outre les objets qui sont devant nos yeux, nous voulons voir en même temps ceux qui sont loin derrière nous.«w Est-ce qu'on ne peut pas reconnaître, dans ce que décrit Kant, l'appareil optique que Lacan emprunte à H. Bouase et dont il se sert pour illustrer ses propres conceptualisations (celle de la différence entre le moi-idéal et l'idéal du moi, et celle de la jonction de l'imaginaire et du symbolique)? Ibid. p. 453-454. La logique de l'apparence 91 Examinons d'abord la partie gauche du schéma, c'est-à-dire l'espace à droite du miroir plan (A). Tout à fait à gauche nous avons le miroir sphérique (x,y). Devant lui il y a un support sur lequel sont fixées les fleurs. Disons que ces fleurs représentent des concepts constitués par l'entendement ou la collection des »je pense« qui accompagnent, en différents temps, toutes mes représentations. A l'intérieur du support se trouve attaché un vase renversé, ce »rien avec quelque chose autour«, qui n'est pas une mauvaise représentation de ce que Kant appelle l'unité transcendantale de la conscience, en tant qu'elle est purement formelle ou logique. - L'unité que je ne peux jamais »apercevoir« comme pensée »indépendante«, puisque tout ce que je pense, je le pense »à travers« elle, de telle façon qu'elle ne peut jamais apparaître devant moi comme un objet de considération. Si nous situions maintenant un observateur (nous même dans notre exemple) en haut du côté droit de cette partie du schéma, le vase apparaîtrait, à cause du miroir sphérique, sur le support et lierait les fleurs dans une »unité«; elle procurerait une totalité aux séries de concepts, elle ferait de l'unité logique de notre moi une unité perceptible ou »réelle«. Mais il y a un problème fondamental, à savoir que ni le sujet lacanien, ni le sujet kantien ne sont (et ne peuvent être) à la place de cet observateur idéal de soi-même. En tant que sujet, je me trouve nécessairement quelque part parmi les fleurs, je fais partie de ce que le miroir sphérique constitue en une unité. Si nous nous limitons aux raisons qui forcent Kant à refuser cette possibilité »idéale«: l'intuition intellectuelle n'existe pas, je ne peux pas me trouver en même temps »en dedans« et »en dehors« de moi- même, je ne peux pas me »voir voyant«. De la même façon que si je me place devant le miroir, je n'y verrai jamais mon regard, mais seulement un couple d'yeux. Maintenant nous introduisons encore un miroir - cette fois un miroir plan - (A sur notre schéma), ce qui ouvre l'espace virtuel (la partie droite du schéma). Que se passe-t-il avec cette intervention du second miroir? En dépit du fait que nous nous trouvons toujours »parmi les fleurs«, nous voyons maintenant devant nous tout ce qui reste toujours dans notre dos. Nous sommes capables d'apercevoir dans le miroir plan la »consistance« et l'«unité« qui est l'effet du miroir sphérique. Ce qui est toujours-déjà derrière moi, apparaît maintenant comme quelque chose qui est toujours-encore devant moi. En d'autres termes, l'intervention du miroir plan produit précisément la situation décrite par Kant: »il en résulte pour nous, à la vérité, une illusion telle que toutes ces lignes nous semblent partir d'un objet même situé en dehors du champ de la connaissance possible (de la même façon que l'on aperçoit les objets derrière la surface du miroir)«. Autrement dit, le »je pense« comme forme pure de l'unité transcendantale de la conscience »passe«, à travers la notion de la personnalité, à l'identité qui - »comme si« - s'affirme dans l'être. 92 Alenka Zupančič Pour que cette »illusion«, comme l'appelle Kant, puisse se produire, le sujet doit être situé entre les deux miroirs, de façon qu'il discerne dans le second l'effet qu'il a sur le premier - celui qui se trouve dans son dos. Ce qui est précisément la fonction de l'idée régulatrice. Dans le cas de l'idée de la personnalité, elle incarne le point virtuel à partir duquel le sujet se voit de la façon dont il est vu par l'autre. Plus généralement, elle articule analogiquement le rapport entre l'entendement et la raison. Elle est, comme nous l'avons déjà indiqué, la façon dont l'entendement voit qu'il est vu par la raison. Il faut souligner que Kant conceptualise systématiquement les idées régulatrices à travers la notion du point de vue. Par exemple: »On peut considérer chaque concept comme un point qui, semblable au point où se trouve tout spectateur, a son horizon, c'est-à-dire une multitude de choses, qui de ce point, peuvent être représentées comme parcourues des yeux (...). Mais à divers horizons (...) on peut imaginer un horizon commun d'où on les embrasse tous comme d'un point central (...) jusqu'à ce qu'on arrive enfin (...) à l'horizon général et vrai, qui est déterminé du point de vue du concept le plus élevé. «'1 Le »concept le plus élevé« n'est alors pas un cadre contenant tous les points d'un univers, mais un point de vue d'où on les voit tous et d'où ils forment une unité. Selon la conviction de Kant, le sujet de la connaissance ne peut jamais accéder directement à ce point de vue, il ne peut pas - si on file la métaphore visuelle - se voir voyant. La possibilité d'une telle perspective ne s'ouvre qu'avec la notion de l'idée régulatrice comme le point de vue virtuel avec lequel s'identifie le sujet pour pouvoir apercevoir l'unité. Or, le paradoxe réside dans le fait que pour atteindre l'unité en question, le sujet doit justement perdre son unité. L'identification avec ce point de vue virtuel exige et présuppose déjà le clivage du sujet. Le fait que je me considère moi-même comme personnalité (identique à travers le temps), implique que »ma personnalité« est marquée, en son sein, par le point de vue de l'Autre. De ce qui a été dit jusqu'à présent, on voit clairement que ce quelque chose que nous voyons »comme si« il était derrière le miroir, n'est pas la chose en soi ou 1' »apparence« de la chose en soi. Kant lui-même compare l'idée transcendantale à la fonction du schématisme et souligne qu' »il n'y a réellement qu'un schème, auquel aucun objet n'est donné directement, ni même hypothétiquement, mais qui ne sert qu'à nous représenter d'autres objets dans leur unité systématique.«12 L'idée transcendantale touche l'acte lui-même de la représentation, elle est la »forme« de la représentation et non pas son »contenu«. On pourrait dire que 11 Ibid., p. 461. 12 Ibid., p. 467. La logique de l'apparence 93 les concepts de l'entendement et ceux de la raison (les »idées de la raison«) ont le même »contenu«. Ce quelque chose en »plus« (ou en »trop«) apporté par les concepts de la raison, n'est que le point de vue qui montre ce »contenu« dans une nouvelle perspective. L'âme (ou la personnalité), le Monde et le Dieu sont de ces concepts dont le seul contenu est la façon même de présenter un autre contenu, celui qui est déjà donné par les concepts de l'entendement. Ce qui veut dire que nous devons distinguer entre l'idée régulatrice en tant que point de vue virtuel et la »réalité« que ce point de vue déploie devant nous. Pour en revenir à notre exemple, au paralogisme de la personnalité: nous devons distinguer entre la »personnalité« en tant que »notion« qui résulte d'un certain mode de représentation, et ce mode de représentation en tant que tel (que nous avons défini comme la façon dont je vois que je suis vu(e) par l'autre). Il faut distinguer entre le caractère »fictif« du point de vue dont la nature est symbolique, et le caractère »fictif« de la personnalité dont la nature est imaginaire. Si nous prenons en compte cette distinction, il faut dire que l'opposition constitutif/régulateur scinde les idées régulatrices elles-mêmes. Le »mécanisme de la représentation« que nous avons décrit est bien constitutif pour la réalité dans laquelle nous vivons. Kant admet ce rôle »constitutif« du principe régulateur, même si le mot n'y figure pas: »Comme tout principe qui assure a priori à l'entendement l'unité totale de son usage s'applique aussi, quoique indirectement, à l'objet de l'expérience, de même les principes de la raison pure ont une réalité objective par rapport à celui-ci, non pas, il est vrai, pour déterminer quelque chose, mais seulement pour indiquer le procédé suivant lequel l'usage expérimental empirique et déterminé de l'entendement peut être entièrement d'accord avec lui-même, par cela seul qu'on le fait s'accorder, autant que possible, avec le principe de l'unité universelle et qu'on l'en dérive. La question fondamentale qui se pose avec la dialectique de la raison pure est alors la suivante: dans quelle mesure notre connaissance est toujours-déjà déterminée et »médiatisée« par le point de vue de la raison? La dialectique transcendantale fait ressortir la question d'un rapport qui n'est pas celui qui existe entre les phénomènes et les noumènes, entre les objets de l'expérience et les choses en soi. Le problème principal que la dialectique pose, rétroactivement, devant l'analytique, n'est pas celui de l'impossibilité de conceptualiser les choses en soi et de porter des jugements sur eux, il est bien plus radical. Il s'agit de savoir s'il est possible de parler de »phénomènes en soi«. Est-il possible de parler des objets empiriques ou de leurs concepts »en tant que tels«, indépendamment du »réseau symbolique« constitué par les points de vue " Ibid., p. 465. 94 Alenka Zupančič des différentes idées transeendantales, où il y a une place prévue pour chacun des objets de l'expérience possible (et pour son concept), même avant qu'il »apparaisse«? L'idée peut bien n'être que »régulatrice« et nous pouvons être bien conscients de ce fait, elle n'est cependant jamais privée d'effets réels (i.e. constitutifs) par rapport à notre »démarche scientifique«. Prenons, pour illustrer ce cas de figure, l'exemple suivant: La théorie de l'évolution joue sans doute le rôle de l'idée régulatrice de la science biologique. Comme toute idée régulatrice, elle repose sur la structure des »chaînons manquants« - des chaînons qui sont déjà »impliqués« par le point de vue donné et pour lesquels on »garde une place«, mais dont les traces (des fossiles, par exemple) n'ont pas été encore trouvées dans la »réalité«. Les »chaînons manquants« ne posent aucun problème pour cette communauté scientifique, ils fonctionnent très bien précisément en tant que »manquants«, et si on en trouve un, tant mieux. Par contre - comme l'a remarqué le biologiste Stephen J. Gould - ce sont les »chaînons en trop« qui posent le véritable problème, c'est-à-dire les chaînons qu'on trouve dans la »réalité«, mais pour lesquels il n'y a aucune place prévue dans 1' »édifice régulateur«, chaînons qui semblent alors appartenir à une autre »idée régulatrice«. On pourrait dire qu'à la différence des »chaînons manquants«, ce sont précisément les »chaînons en trop« qui présentent l'événement au sens propre du terme, puisqu'ils demandent que »bouge« le point de vue de l'infini lui-même, le point de vue de l'idée régulatrice. La question fondamentale qui se pose avec la théorie kantienne des idées régulatrices est alors la suivante: ne peut-on pas dire qu'on distinguant entre le régulateur et le constitutif Kant a plutôt évité le vrai problème, au lieu de le résoudre? Et cela surtout si on considère le fait que la démarche de quelqu'un qui procède dans ses recherches, par exemple, comme si le monde était infini, ne diffère guère, au niveau des »effets«, de la démarche d'un autre qui »croit vraiment« que le monde est infini. Ceci est vrai d'autant plus dans le cas où nous concevons l'idée régulatrice comme régulatrice, c'est-à-dire comme quelque chose qui n'apporte aucun contenu nouveau, mais lie le contenu donné d'une manière spécifique. En d'autres termes, c'est précisément dans la mesure où nous ne prenons pas, par exemple, l'idée cosmologique selon laquelle le monde est infini pour une proposition qui affirme quelque chose sur le monde, mais comme une ligne de conduite méthodologique de nos recherches - la ligne de conduite qui nous commande d'aller toujours un pas plus loin dans notre recherche des causes des phénomènes et de nous interroger sur les causes des causes - c'est précisément dans ce cas que la distinction entre le régulateur et le constitutif devient insignifiante. Elle est insignifiante pour la réalité que nous allons »découvrir«, »constituer« en suivant cette ligne de conduite. C'est précisément en tant que privée de tout contenu, en tant que purement régulatrice, que l'idée transcendantale a une fonction tout à fait constitutive. La logique de l'apparence 95 Il y a encore une autre question liée à la précédente. Plus on avance dans le champ de la dialectique, plus il devient évident qu'on devrait effectivement renverser la métaphore que Kant prend pour point de départ. N'est-ce pas justement la »connaissance pure«, supposée représenter l'île tranquille de la métaphysique comme science, qui devrait être comparée à l'océan orageux? La connaissance est ici »morcelée«, sans véritable liaison ni »unité«, sans »système«, comme des morceaux de glace chaotiquement dispersés. Le domaine de la connaissance qui, selon Kant, porte le nom séduisant de la vérité, n'est-il pas précisément celui où règne le chaos et la dispersion contingente des concepts et des séries de concepts particulières? N'est-il pas plutôt le »pays de l'apparence« qu'on pourrait comparer à 1' »île tranquille« où régnent l'ordre, la »hiérarchie« des concepts et l'unité systématique de la connaissance? Et ne peut-on pas y voir la raison pour laquelle Kant n'a jamais écrit le »système« de la métaphysique comme science? Le système de la »métaphysique comme science« ne peut être que la dialectique, et c'est cette »leçon« kantienne qu'Hegel prendra pour point de départ. Le pari de Hegel est, pour cette raison, exactement inverse à celui de Kant: soit la vérité surgit de la dialectique elle- même, de 1' »apparence« en tant que telle, soit il n'y a pas de vérité. La connaissance, la connaissance comme vraie, se constitue dans le processus de la réflexion rétroactive sur la »surdétermination« du constitutif par le régulateur, dans le processus de la réflexion rétroactive du lieu d'énonciation de cette connaissance.