lacan en antiphilosophe Colette Soler Antiphilosophie, c'est un terme que Lacan a employe parallelement a celui de linguisterie, pour marquer que faire reference a la philosophie ou a la linguis-tique, n'exclut pas la difference d'usage. C'est qu'au-dela de son questionne-ment sur la place de la psychanalyse dans la science, il s'est aussi interroge sur les retombees possibles de la psychanalyse sur les sciences, du moins celles d'ou le sujet ne saurait etre banni : la linguistique, bien sur, la logique, la to-pologie. Le terme surprend evidemment dans la bouche du psychanalyste qui plus qu'aucun autre a eu recours aux philosophes, qui n'a cesse de faire feu de Hegel, Platon, Aristote, Kant, et j'en passe. Mais qui n'a pas non plus cesse d'ironiser sur les philosophes, de brocarder ce qu'il appelle les « broutilles phi-losophiques » et qui conclut a la fin que l'homme « pense debile ». Le terme d'antiphilosophe fut largement utilise au XVIIIe siecle ^ contre les philosophes des lumieres. C'est ainsi, pour ne prendre qu'un seul exemple parmi des centaines d'autres, qu'au Dictionnaire de philosophie de Voltaire, paru en 1764, repondit aussitot un Dictionnaire antiphilosophique1, publie par l'Abbe Chaudon. L'antiphilosophe d'alors, c'etait le contre-heros du combat des lumieres, autrement dit, un suppot de la cabale des devots, bataillant pour la verite revelee et intouchable contre les pretentions d'une raison qui a l'epo-que croyait pouvoir s'emanciper, a l'envi de celle qui opere dans la science. Cette antiphilosophie-la ne voulait de la raison que dans les limites de la vraie religion, si vous me permettez de pasticher a l'envers le titre d'Emmanuel Kant. Elle luttait donc, sans fard, contre le droit de penser, pronant ouvertement le delit d'opinion, police a l'appui. Et la n'oublions que c'etait du serieux. Diderot 1 Titre complet : Dictionnaire antiphilosophique. Pour servir de commentaire et de correctif au Dictionnaire philosophique, et aux autres livres qui ont paru de nos jours contre le christianisme : ouvrage dans lequel on donne en abrege les preuves de la religion, et la reponse aux objections de ses adversaires. Avec la notice des principaux auteurs qui l'ont attaquee, et l'apologie des grands auteurs qui l'ont defendue. embastille, et Rousseau declare de prise de corps, comme on disait si bien a I'epoque, le prouvent. On n'etait pas encore au temps du « pensez ce que vous voulez, 9a n'a aucune importance » et pas non plus a celui plus proche de nous, du penser « politiquement, ou religieusement correct ». L'antiphilosophie de Lacan, s'il y en a une, est en affinite avec une devalorisation de la pensee qui est dans l'air du temps, et qui la precede. Elle vient apres le marxisme qui a deja ravale la pensee au rang d'une superstructure, et elle est d'une epoque, la notre, qui a exclu le delit de pensee. On s'en flatte comme d'un progres des libertes, mais ga pourrait bien etre l'indice d'une foi perdue, car on sait desormais que les vrais pouvoirs sont ailleurs quoique l'on ne sache pas bien dire ou. Elle n'est pas non plus une contre-philosophie, ou une philosophie autre, puisque penser pour ou penser contre, c'est tout un : dans les deux cas on s'appuie du meme signifiant ou du meme dire que l'on renforce. L'anticlerical est au fond toujours aussi croyant que sa cible. Quant a Marx, la demonstration est faite qu'avec l'ideo-logie de la lutte des classes il fait passer le desir de la plus value qui anime les marches capitalistes ^ a la globalisation - avec quelques decennies d'avance sur le succes du terme. La petite allocution intitulee : « Peut-etre a Vincennes », ou Lacan intro-duit l'antiphilosophie est surprenante. On attendrait que la philosophie soit la cible, - le terme semble le promettre - mais c'est le discours universitaire qui est vise. Cette antiphilosophie, il l'annonce, je cite, comme une « investigation de ce que le discours universitaire doit a sa supposition educative. Et que lui doit-il donc, sinon, dit Lacan, son 'imbecillite', dont 'un recueil patient' est a faire, pour permettre de la mettre en valeur dans sa racine indestructible, dans son reve eternel. » Le lecteur est donc invite a developper une interpretation detaillee de l'imbecillite de la philosophie universitaire, pour en debusque le desir secret. Fagon pour lui de marquer sa distance a l'endroit de l'Universite, au moment meme ou il y cree un departement de psychanalyse. La charge Pas de qualificatif trop violent pour stigmatiser le philosophe chez Lacan, le bouffon, la canaille, et l'imbecile et d'autre encore. De toujours le philoso-phe fut au service du maitre, c'est la these constante de Lacan. Sujet du souve-rain, quel qu'il soit, il joue le role du fou du roi, a savoir du « tenant lieu de la verite », selon une expression de « L'etourdit ». Pourtant, un changement est intervenu dans l'histoire, car ce n'est pas de toujours que l'on a philosophe au titre du discours universitaire. Il a fallu pour cela que l'universite devienne la maison des philosophes, que ceux-ci se fassent donc professeurs, charges de la mission educative de production des sujets ^ astudes. Tel n'etait pas le cas de Descartes, ou de spinoza, des maitres. L'affaire commence plutot au siecle suivant, Emmanuel Kant en est le paradigme. Le philosophe maitre et le philosophe universitaire, ga fait deja deux figures historiquement distinctes des suppots du signifiant maitre. Ceux d'avant l'uni-versite s'inscrivent par le dire magistral comme sujet du signifiant souverain, a ecrire Sj / $, « m'etre sujet ». Ce sont les philosophes du temps des vrais maitres, Descartes bien sur, et plus pres de nous si on en croit Lacan, le tres oublie Etienne Gilson, comme ultime survivance d'Aristote et de Saint-Thomas2), tous servant d'une verite qui impuissante qui ne derange en rien le maitre. Le philosophe professeur, lui, fait fonctionner le savoir comme semblant, jouant du recel du signifiant maitre a la place de la verite, a ecrire : S2 / Sj, le Sj du maitre, le Je, transcendantal ou pas, de la Je-cratie3. Dans ce virage, de bouffon qu'il fut, il devient canaille, qui biaise la verite, si du moins on se souvient que la canaillerie repose sur ceci, je cite : « de vouloir etre l'Autre, j'entends le grand Autre, de quelqu'un, la ou se dessinent les figures ou son desir sera capte »4. Dans le discours universitaire, le quelqu'un n'est pas a chercher ailleurs que du cote des malheureux eduques auxquels on instille le gout de la Je-cratie, en leur apprenant a ne reconnaitre que la pensee autorisee, « leguee avec un nom d'auteur »5. Hegel, Kojeve, et « tout ce qui pense de notre temps », comme dit Lacan, se placent la.6 Voila donc une premiere interpretation : a l'egal des psy, evoques dans Television, les philosophes collaborent. Nizan aurait dit : comme autant de « chiens de garde ». Plus joliment encore : « La pensee est du cote du manche »7. De la philosophie comme praxis de la pensee, on peut dire ce qui vaut pour toute experience, a savoir, je cite « L'etourdit », que « d'etre toujours, quoi qu'elle en ait, fondee dans un discours, (elle) permet les locutions qui ne visent en dernier ressort rien d'autre qu'a, ce discours, l'etablir ». Ce cercle, qui fait la pensee captive d'un ordre de jouissance qu'elle contribue par ailleurs a entretenir, la situe dans un statut fort ambigu, a la fois effet, voir affect du discours, comme le pose L'envers de lapsychanalyse et renfort, si ce n'est cause, de ce meme discours. Des 1972, « L'etourdit » stigmatisait du terme d'imbecillite le kantisme at-tarde de tout »ce qui pense« de notre temps. Il designait par la, les philosophes Jacques Lacan, « L'etourdit », Scilicet 4, Seuil, Paris, 1973, p. 29. Jacques Lacan, L'envers de la psychanalyse, Seuil, Paris 1991, p. 71. Ibid., p. 68. Jacques Lacan, Encore, Seuil, Paris 1975, p. 51. « L'etourdit », op. cit., p. 36. Jacques Lacan, Encore, op. cit., p. 96. ou hommes de science induits par la « topologie inepte » de Kant qui dit que, je ne connais que des phenomene.8 Cette imbecillite est denegation du reel. Ici comme ailleurs, elle est a entendre comme faiblesse, deficience de la pensee. Or, avec son noumene, sa chose en soi inconnaissable, la Critique de la raison pure elevait cette insuffisance au rang d'une impossibilite de la pensee a attein-dre le reel, qui d'apres lui signait la fin de toute metaphysique possible apres la science. Kant, c'est vraiment un phenomene ! De la science, qui pouvait donner a penser qu'il y a du savoir dans le reel, ou du savoir qui opere dans le reel, Kant arrive a conclure, a l'inverse, qu'elle sonne le glas de tout espoir d'atteindre au reel, en consacrant le triomphe d'un Je transcendantal plus fort que le reel, si je puis dire. Le cogito cartesien en sa certitude posait le »je suis« du penseur, inconditionnellement, libere de toute question de validite quant a ce qu'il pense. « Sujet m'etre », c'est le cas de le dire. C'est au fond le meme Je que Kant sauve, en un tour de force, au fond pas si bete, faisant de lui le suppose inconditionnel de tous les savoirs possibles et le tenant pour comptable des succes memes de la science. Tout ce qui pense dans la phenomenologie et l'existentialisme de Husserl et Sartre a pris le relais, et en postulant que la pensee laisse le reel hors de ses prises, n'a fait qu'entretenir le fantasme collectif dont se sustente la rea-lite, et avec elle la « Je-cratie ». Ainsi la philosophie, qui de toujours s'est flattee de son courage a penser et d'un suppose heroisme de la verite, se trouve-t-elle in-terpretee a rebours comme meconnaissance commune du reel qui nous habite. A suivre ces indications de Lacan, on serait conduit a poser que l'antiphi-losophie en question n'est ici rien d'autre que l'interpretation analytique du discours universitaire, dans lequel le philosophe qui s'avance sous la banniere de la quete rationnelle de la verite, ment sur ses fins, qui ne sont pas de verite, mais qui touchent a la jouissance, visant a sauver le Je envers et contre tout. Avec l'antiphilosophie, il s'agirait donc tout simplement de passer a l'envers de la philosophie, les deux s'opposant comme s'opposent le discours du maitre et celui de l'analyste. L'inconscient antiphilosophe Il n'est pas etonnant que Freud et Lacan, tous deux hommes de culture, et qui n'ont cesse de puiser de fagon admirable dans celle de leur temps, aient ete induits par la pratique analytique a une position de reserve a l'egard de la pensee philosophique, et qu'ils se soient tous deux explicitement inscrits en faux contre toute « conception du monde ». De fait, ce n'est pas Lacan, L'etourdit », op. cit., p. 36. 8 « mais la decouverte de Freud qui la premiere mettait en cause la philosophie. L'inconscient, une fois apergu, objectait non seulement a l'unite de la conscience et a la maitrise de la volonte, chere a la civilisation du Je, mais au penseur lui-meme, aussi bien le philosophe professionnel, que le philosophe de la rue. Des que l'inconscient est pose, et il l'est a chaque experience authentiquement analytique, le postulat du Je transcendantal n'est plus soutenable. « Je pense » ne peut plus accompagner toutes mes representations, car l'inconscient ce sont justement des representations, des pensees, sans « je pense ». Des pensees, sans penseur. En d'autres termes, du savoir sans sujet et qui plus est, du savoir qui ne se tient pas coi. La etait le vrai scandale de la decouverte de Freud, bien plus que le sexe, comme on a voulu le croire. Lacan a certes reformule l'ensemble de la doctrine, construisant d'abord son concept du sujet divise. Or un sujet divise, que ce soit par le signifiant ou par l'objet ou par la jouissance, - il y aurait la tout un parcours a suivre mi-nutieusement - est un sujet commande, bien loin d'etre au commandement. Sujet divise, c'est vite dit, et nous le repetons comme des sansonnets, mais si le fantasme est le moteur de la realite psychique, les pretentions de la pensee-Je en prennent un coup. Que l'objet divise, veut dire que l'objet est impensable, quoiqu'il ait des effets sur la pensee, et notamment celui d'y eveiller la categorie de la cause. Je consigne ce terrible propos de Lacan, adresse en 1966 a des etu-diants en philosophie, disant de cet l'objet qu'il est, je cite, « celui qui manque a la consideration philosophique pour se situer, c'est a dire pour savoir qu'elle n'est rien. »9 Rien comme savoir qui approche la verite, le reel encore moins. La pensee, effet de la division, ne saurait penser la division. Mais attention, ce verdict vaut aussi bien pour les petites cogitations de chacun, pour le philo-sophe incurable, aussi incurable que le therapeute, qui sommeille en chaque psychanalyste. D'ou le vau, formule un temps par Lacan, que la psychanalyse produise des sujets capables de penser, non pas la division du sujet, car il n'y a pas de metalangage, mais « dans la division du sujet ». Rien n'indique qu'elle soit a l'horizon, bien au contraire. Les grands philosophes se font rares, certes, mais les petits sont partout, et en chacun de nous. Ce serait a coup sur, si c'etait praticable, une sortie de la Je-philie. Serait-ce pour autant une a-philie ? Surement pas. En produisant les discours, comme autant de lien sociaux, Lacan a fait un pas de plus dans l'optique structurale qui postule a la fois qu'il y a du reel dans le langage, ce sont ses impossibilites, et que le langage est par ailleurs en prise sur le reel hors symbo-lique, notamment celui du vivant. L'objet a, le diviseur etait la premiere objec- 9 Jacques Lacan, « Reponses a des etudiants en philosophie », in Autres ecrits, Seuil, Paris 2001, p. 207. tion aux prises de la philosophie. Les discours y ajoutent ce que j'ai evoque : la pensee ne rate pas seulement la refente du sujet - impuissance - elle s'ac-tive pour la suturer - ruse. Hermeneutique, disons Ricaur et l'homme au rat, meme combat ! Et il faut encore ajouter Leibniz, Hegel et tutti quanti.^° On veut, on croit chercher la verite, mais on sert sans le savoir une jouissance, celle qu'or-donne un discours precis. La subversion analytique peut se mesurer de la. L'analyse est en effet le seul discours qui invite, en fait, a renoncer a la pensee-je. Meme celui de l'hysterique s'y tient, quoiqu'il localise la pensee du cote de l'autre. Au contraire, l'etrange dispositif de l'association libre, dont on attend qu'il dechaine les pensees d'inconscient, n'y parvient un tant soit peu qu'a la condition de congedier le penseur, maitre de ses pensees. L'association libre, c'etait le B A BA de l'anti-Je-cratie. A s'y soumettre, le sujet ne pourra que decouvrir que le signifiant ne porte pas seulement le Sj instituant du Je, mais aussi la myriades des equivoques du cristal linguistique ou miroite une verite qui est multiple et non pas une. N'est-ce pas d'ailleurs ce qui permet a Lacan de constater que les canailles - telles que plus haut definies - en deviennent betes. Aussi betes, dirais-je, que l'est le signifiant en lui-meme, si, sous l'effet de l'analyse, trop enchantes du jeu de la diffraction signifiante, ils perdent de vue les pouvoirs du signifiant-maitre. Mais peut-etre que je schematise a l'exces, car le Sj du maitre et le S2 du cristal sans maitre, quoique antinomiques, ont cependant a l'occasion des rendez-vous moins manques que celui de la lune avec le soleil. En effet, il arrive que le cristal de l'inconscient, porteur de la part de destin qui revient a chacun, aille tout droit au signifiant un. Ainsi voit-on parfois l'anagramme d'un prenom ou d'un nom rejoindre etrangement le projet d'une vie. On eprouve alors l'etrangete profonde, presque inquietante, des coincidences de la combinatoire de la lettre avec le plus reel. L'anticognitivisme de lapsychanalyse Je crois cependant que le pas-tout du signifiant et le pas-un du sujet ne suffisent pas encore a definir l'antiphilosophie proprement lacanienne. Celle-ci est beaucoup plus radicale, plus tardive aussi, contemporaine du naud bor-romeen. Elle emerge de fagon patente seulement avec le Seminaire Encore, elle infiltre toutes les elaborations posterieures, sans jamais prendre cependant une forme systematisee, s'affirmant plutot en saillies multiples mais trop disperses pour que leur consistance ait ete saisie par le lecteur presse. Le seminaire Encore me parait introduire, plus que des formules nouvelles, une subversion Ibid., pp. 204 et 210. 10 veritable dans les theses de Lacan. Les developpements sur les femmes, les mystiques, l'autre jouissance ont fait son succes, et pourtant tout en etait deja la en condense dans « L'etourdit ». Par contre la revision de ce qu'est l'inconscient, le savoir, le joint entre parole et jouissance, les implications du naud borro-meen quant au pouvoir, je devrais plutot dire a l'impouvoir, du symbolique, sans oublier toutes les interpretations correlatives de la courbe de l'histoire qui conduit de la science traditionnelle, aux sciences dites humaines, et du paga-nisme a la vraie religion, sont passees plus qu'inapergues. Dans cette profusion inouie, je tire un premier fil. Je retiens d'abord une formule sur laquelle on a deja beaucoup glose : « La ou ga parle, ga jouit » JJ. Elle va d'ailleurs de pair avec une autre restee plus implicite, qui refere au signifiant « cause de la jouissance » dans la relation sexuelle, et qui pourrait se dire par homologie : « La ou ga jouit du corps, ga parle ». Formule qui serait elle-meme a ne pas confondre avec le « Qa parle » des debuts de l'enseignement de Lacan. Je laisse ce point de cote qui concerne, au fond, le non-rapport sexuel, et qui indique que la ou on ne peut jouir de l'Autre, on jouit du signifiant. Je m'en tiens aux seules consequences epistemi-ques. Lacan ajoute cette autre formule : « La pensee est jouissance »J2. C'est la these la plus anticognitiviste qui soit. Si la pensee est jouissance, elle ne peut plus etre connaissance, elle n'est plus un appareil a apprehender, vais-je dire le monde ou l'objet, ou le reel ? Disons, pour reduire au maximum les presupposes : ce qui est a penser, de quelque fagon qu'on le nomme. D'ou le debut du chapitre sur la baroque, tres simple, mais surprenant a premiere lecture. « Je pense a vous, dit Lacan, ga ne veut pas dire que je vous pense. » Cette phrase marque l'ecart entre l'objet de la pensee qui est mental et le referent reel. Ce je pense a vous, ne dissout certes pas le referent dans la representation, mais il l'en ecarte. Il fait donc « objection a tout ce qui pourrait s'appeler sciences humai-nes », de toute la distance qui le separe d'un « je vous pense ». C'est moi qui souligne le vous. L'attribution d'une valeur de jouissance a la pensee, va de pair avec la soustraction de sa valeur epistemique. La science, elle, reste indemne, a condition d'apercevoir qu'elle est bien autre chose qu'un produit de la pensee, et qu'elle se passe fort bien du postulat cognitiviste. Celui-ci, qu'il soit implicite ou explicite, denie ou revendique, suppose qu'il existe des appareils de la connaissance qui sont autonomes par rapport aux exigences de la libido et que cette separation rend possible ce que l'on imagine etre une capacite de pensee dite objective, c'est a dire dissociee de tout interet de jouissance. Freud disait « mobiles affectifs ». Un pas de plus et on 11 Jacques Lacan, Encore, op. cit., p. 95. 12 Ibid., p. 66. s'imaginera qu'en corrigeant la pensee on peut rectifier le symptome : therapies cognitivistes ! Si je pense bien, je n'aurai plus l'angoisse du loup ! Il est fara-mineux que ce postulat ait pris pied dans la psychanalyse elle-meme. Il est vrai que c'est en la personne d'Anna Freud qu'il a trouve son premier representant, elle qui pour un peu tirait un trait sur l'enfant analysant et son transfert possible. C'est elle qui, la premiere, distingue explicitement chez l'enfant ce qu'elle appelle trois lignes de developpement independantes : du moi, de la relation d'objet et des pulsions, la premiere, celle du moi, incluant, entre autres, les appareils autonomes de la connaissance. L'Ego psychology en a fait ensuite ses choux gras, on le sait. Dans la psychologie, Piaget, cher aux pedagogues, en est un eminent representant, quoique peut-etre un peu oublie aujourd'hui. La ligne de partage est nette : si elle est jouissance, la pensee est impropre au reel. Attention, la these n'est pas kantienne, car le reel lacanien n'est pas rele-gue dans les arriere-mondes du noumene. Le reel dont parle le Lacan du naud borromeen est bel et bien la, mais disjoint, vraiment autonome, lui. Lacan ne tient pas non plus les cadres de la pensee pour comptables des phenomenes, qui ne sont d'ailleurs pas non plus le reel, y impliquant plutot la division du sujet, je vais y revenir. Pourquoi ne pas parler de joui-pense, par analogie avec la joui-sens, puis-qu'au fond la pensee est un mixte de symbolique et d'imaginaire, refermant ses prises sur les points de capiton du sens. Ce pourquoi, d'ailleurs les pensees sont numerables. Souvenez-vous de Valery conversant avec Einstein, et lui demandant si, comme lui-meme, il avait toujours un petit carnet pour noter ses idees, et le second de repondre : Mes idees ? Mais je n'en ai eu qu'une seule dans ma vie. Curieusement, c'est aussi le point de vue de Freud quant a l'analysant qu'il n'a qu'une seule idee, puisqu'il precise que tout le materiel d'une analyse, se ramene a une seule pensee de desir. La convergence de la grammaire et de l'equivoque que Lacan evoque en 1975 dans « Peut-etre a Vincennes », de la grammaire en tant qu'elle fait scie du sens, et de l'equivoque qui contredit le sens, cette convergence est autre chose que l'unique pensee de desir puisqu'il s'agit, je cite, « de faire le sens, autre au langage ». Du sens donc qui ne releve-rait pas de la pensee, valant pour du reel en quelque sorte. Si elle est jouissance, la pensee, il ne reste plus qu'a l'interpreter. D'ou la question a propos d'Aristote, de savoir en quoi ga les satisfaisait leurs elucubra-tions a propos des universaux, du bien, du beau, et Lacan d'ajouter, en echo a une publicite celebre : du benet. J'ai employe ce terme d'elucubration, que j'ai souvent commente par ailleurs, car il marque precisement une devalorisation radicale de tout ce qui s'elabore de cogitation, et de construction de chaines. Ce terme, Lacan l'applique a l'inconscient lui-meme, en tant qu'il est un savoir qui s'articule a partir de lalangue, et qui s'articulant, se jouit. Un pas est la franchi par rapport aux theses precedentes de Lacan. La division par l'objet a, obligeait a demander a la pensee quelle etait sa cause veritable, la mettait au compte du desir, sans forcement invalider ses produits. Mais si la pensee est jouissance, elle se suffit a meme, elle ne cherche rien, car elle a toujours deja trouve. La devalorisation de la pensee, le ravalement de sa valeur quant au savoir, va de pair avec le renversement de l'affirmation de la preeminence du symbolique que Lacan a soutenue pendant tant d'annees. Aura-t-il suffisam-ment martele, a l'epoque du naud borromeen, que le reel est une consistance autonome, comme le sont aussi le symbolique et l'imaginaire. Ce reel-la, celui du naud borromeen, n'est pas le reel en tant qu'impossible, lequel est fonction du symbolique. Oserais-je dire que c'est un reel qui se pose la, sans rapport au deux autres, traumatique par essence, ex-sistant, indexe seulement parfois par l'angoisse ? Bien des formules frappantes dont on ne voit pas toujours la raison, s'eclairent de la : la parole est bla-bla, jaspinage, bavardage, l'homme pense debile, Platon en tete, la mentalite est une maladie, le langage introduit dans le corps quelques representations imbeciles, etc. Bref, on n'est pas loin de dire que la pensee est la forme commune de la maladie de la mentalite. Les consequences de la these sont massives pour ce qui est de l'histoire en general, celle de la philosophie en particulier, de la transmission, de l'epistemo-logie des sciences, et de la portee de l'analyse elle-meme, bien sur. Je reprends ce balayage dans l'ordre, et parfois de fagon seulement allusive. Il s'ensuit, d'abord, je cite, que la « culture en tant que distincte de la so-ciete, ga n'existe pas. En fin de compte, il n'y a que ga, le lien social ».13 Le lien social, je dirai en tant qu'ethos, habitus de jouissance imprime par le langage sur tout ce qui y grouille. Pas etonnant que les discours des cultures anterieures soient si difficilement pensables, si tout ce que l'on est capable de penser est supporte, conditionne, par l'assiette du jouir propre a chaque lien social. Que les evidences soient sujettes au temps et au lieu, ce que l'on sait de-puis longtemps, trouve ici sa raison. D'ou l'embarras qui caracterise la science historique, specialement en matiere d'histoire des idees. La coupure freudienne relegue la pensee dans ce que Lacan a fini par appeler »la futilite« pour mar-quer sa distance au reel. Si le savoir inconscient n'a pas besoin d'etre su pour operer sur les regulations de jouissance, et si, de meme, le branchement du langage sur le vivant n'a pas besoin d'etre pense pour etre efficient, quel bilan pour les siecles de philosophie qui ont conduit a notre conjoncture actuelle ? Le bilan lui-meme serait vain. Reste l'interpretation. Je resume, deuxiemement, celle de la courbe de l'histoire que Lacan pre-sente dans Encore. Aristote est place au commencement, et les sciences humai- Ibid., p. 51. nes qui viennent a la fin, apres les deux coupures de la science et du freudisme, sont interpretees comme un nouvel avatar, qui s'ignore, de la pensee d'Aristote. En 1966, il disait d'ailleurs de meme du « materialisme dialectique ». La question, qui parodie celle de Kant, etant : « Comment une science encore est-elle possible apres ce que l'on peut dire de l'inconscient ? »14 Les formules de Lacan sont multiples, mais j'en retiens une qui me parait les envelopper toutes. La faute de cette pensee de la science traditionnelle, comme il l'appelle, je cite, « est d'impliquer que le pense est a l'image de la pensee, c'est a dire que l'etre pense »15. Ce que l'on pourrait formuler en disant, non pas qu'il y a du savoir dans le reel, mais que ce qui est pense est structure comme la pensee du penseur. N'est-ce pas d'ailleurs le meme postulat que l'on retrouve chez Levi-Strauss, quand il ecrit dans son Anthropologie structurale, que l'hypothese la plus simple est celle de « l'identite postulee des lois du monde et de celles de la pensee »16? Et quand c'est le corps qui est a penser, lui qui fonde l'individu, selon Aristote, on lui prete une äme - qui n'a rien a voir avec l'äme chretienne. Dans la science traditionnelle, l'äme, je cite, « c'est ce que l'on pense a propos du corps du cote du manche. Et on se rassure a penser qu'il pense de meme ». Autrement dit, on se rassure a penser que les pensees du penseur sont inscrites en lui, qu'il sait pour ainsi dire ce qu'il a a faire et que c'est justement ce que le penseur a pense. L'implicite de cette approche, c'est que le pense et la pensee sont en miroir. Lacan emploie le terme quelque part, la pensee pretant a l'etre, pourquoi ne pas dire projetant sur l'etre, les pensees du penseur. Cette episteme est bien connaissance, telle qu'Heidegger la definit selon l'etymologie « le fait de pouvoir se retrouver dans quelque chose »17, et telle aussi que Lacan l'interprete comme fantasme qui metaphorise les rapports de l'homme et de la femme. Alors le behaviourisme, noyau des sciences humaines, comment peut-il etre aristotelicien, lui qui croit avoir mis l'äme au rancart ? Eh bien, il l'est jusqu'a l'os, Lacan a raison, des lors qu'il suppose que la conduite, le comportement, une fois ecartee toute consideration des intentions des sujets, s'eclaire par son seul resultat pose comme objet de sa finalite. Comme si le comportement savait lui aussi ce qu'il a a vouloir et a faire, tout comme le corps qui a une äme, selon Aristote ! Retour de la cause finale donc. Ajoutons que le materialisme dialectique et le sens qu'il prete a l'histoire, tombe, selon Lacan, sous le coup du meme postulat teleologique alors que Levi-Strauss, lui, l'evite, voila la difference, la structure congediant la cause finale. 14 Jacques Lacan, Encore, op. cit., p. 95. 15 Ibid., p. 100. 16 Claude Levi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1958, p. 102. 17 Martin Heidegger, « La question de la technique », in Essais et conferences, Gallimard, Paris, 1958, p. 18. On congoit de la le tournant freudien : l'inconscient brise evidemment ce miroir de la connaissance, du penseur et du pense et si on le traduisait dans des termes homologues a ceux que Lacan emploie pour Aristote, il faudrait dire, non pas l'etre pense, cause finale, mais « l'etre en parlant jouit », cause actuelle et suffisante si je puis dire, que toute l'antiquite philosophique a col-labe, dit Lacan. Entre les deux, entre l'antiquite et la psychanalyse, Lacan nous a habitues a considerer un autre tournant, celui de la science. Mais le seminaire Encore y insere, en outre, l'incidence de la vraie religion. L'äme d'Aristote et l'äme chretienne, ga fait deux. Entre les deux un pas est franchi, qui va de la fallace de la connaissance ou penseur et pense se mirent et se complementent, a la verite apergue de la beance inscrite au statut de la jouissance, (verite que Saint Thomas parvient a amadouer). Il va aussi, ce pas, du classicisme (regne de la classe et de la regulation du corps par la pensee) au baroque (regne de l'historiole et de « la scopie corporelle »J8). Mais alors, troisiemement, quid de la transmission ? Il est sur qu'en matiere de joui-pense, ou meme de savoir, il n'y a pas d'information qui tienne, comme dit Lacan, « sinon de la mesure d'un forme a l'usage »J9, usage de jouissance, evidemment. Mission, entre autres, de l'universite : elle informe moins qu'elle ne forme a l'usage ^ du signifiant maitre. D'ou, entre parentheses, l'avantage qu'y prennent tout naturellement ceux que l'education du milieu a deja formes ^ aux usages, comme on dit. C'est une « edupation » qui forme les dupes du signifiant-maitre. Il n'y a pas que Bourdieu qui s'en soit apergu. N'y allant pas par quatre chemins Lacan le dit en clair, je cite : « les gosses de maitres, ceux qui en ont de famille la recette, releveront les signifiants-maitres »20. Aucune reforme pedagogique ne prevaudra jamais contre ce fait, mais peut-etre un changement dans les savoirs. Cette prevalence de l'usage, du forme a l'usage, est encore plus vraie dans la psychanalyse, qui, elle, ne se transmet pas du tout sans le « forme a l'usage », a ceci pres que pour le prendre dans ses rets, il lui faut l'arracher a l'autre usage. D'ou l'ambiguite de ses rapports a l'univer-site : d'un cote, la psychanalyse attend qu'elle diffuse de l'information, mais de l'autre, elle n'ignore pas qu'elle la concurrence d'un autre usage, produisant en fait des formes a l'envers de son discours. « La realite est abordee avec les appareils de la jouissance. »2J Cette inversion du postulat cognitiviste se repercute a tous les niveaux de l'epistemologie, et ruine les empirismes aussi bien que les phenomenologies diverses. Elle im- 18 Ibid., p. 105. 19 Ibid., p. 89. 20 Jacques Lacan, « Cloture du congres de 1970 », Scilicet 4, Seuil, Paris 1973, p. 395. 21 Jacques Lacan, Encore, p. 52. plique que la realite n'est pas le reel, mais ce qui s'en ordonne dans le langage, tant au niveau de ce qui se pergoit, que de ce qui s'eprouve, car d'appareil il n'y en a pas d'autre que le langage. La these est cruciale, et elle engage une mise en question de l'epistemologie freudienne elle-meme. Et d'abord une inversion du schema de Freud quant au bebe, qu'il est amusant de trouver sous la plume de Lacan qui n'en pince pas pourtant pour les theories du developpement. Freud, on le sait postule un Lust-Ich (le moi-plaisir) qui precederait le Real-Ich devenu enfin capable de tenir compte du reel. Pour Lacan, reprenant les termes de Freud, c'est le contraire : le bebe, et lui seul, peut avoir un Real-Ich, un rapport direct au reel qui l'excite. Ce Real-Ich, c'est justement celui qu'il perd avec la parole, celle-ci l'introduisant au refoulement qui sert le principe de plaisir.22 Le Lust-Ich n'est donc pas premier, dit Lacan, quoiqu'il soit primaire des que l'on commence a penser, et le Lustprinzip est ce qui se satisfait du blablabla. « La psychanalyse, dans ses rapports a la realite » Plus essentiellement, c'est toute la conception de la realite qui est en question, Freud et Lacan s'opposent encore sur ce point de tout l'ecart, a nuancer il est vrai, qui separe leurs deux formules. Freud soutenant que la realite suppose une desexualisation, tandis que pour Lacan : « la realite, c'est le fantasme ». Tout le probleme de la perception, qui travers les siecle est la en jeu, et j'aime-rais suivre en detail sur ce point les elaborations de Lacan. Elles ont commence tres tot, comme on le voit avec le texte « Au-dela du 'Principe de realite'». Le probleme traverse les siecles, mais a partir de l'apparition de la science, la question de la perception s'est refugiee dans ce que l'on a appele les sciences de l'homme, specialement la psychologie et la psychiatrie - sans oublier evi-demment la philosophie. On pourrait demander en quoi le psychanalyste est-il concerne par ce probleme ? On comprend plus facilement que le psychiatre le soit, parce qu'au fond il a affaire a ce que la conscience commune continue d'appeler « le fou », et que Lacan lui-meme ne reculait pas a appeler le fou. Le fou, qui est justement quelqu'un qui voit, qui entend et qui croit des choses dont tous les autres, les supposes pas fous, sont prets a dire qu'elles n'existent pas, parce qu'ils ne les voient pas, ne les entendent pas et ne les croient pas. En ce sens, effectivement, l'existence du fou ne cesse pas d'etre ce qu'on pourrait appeler presque une insulte, en tout cas une question posee a ce que Merleau-Ponty dans Le visible et l'invisible appelle « la foi perceptive ». Foi perceptive qui fait que tout sponta- Ibid., pp. 52 et 53. nement, chacun a la certitude d'etre branche sur le monde par son regard dans une « ouverture » qui se presente comme quasi naturelle, et qui va de pair avec une croyance, que Merleau-Ponty formule ainsi : « Nous voyons les choses me-mes, le monde est cela que nous voyons ». C'est une citation extraite des toutes premieres lignes de l'ouvrage en question. Pourtant ce n'est pas par le fou que la question de la perception s'est introduite dans la psychanalyse, du moins aux premiers temps, et ceci bien que Lacan, en tant que psychiatre, se soit interesse a la psychose avant de venir a la psychanalyse. C'est a partir de son experience de la nevrose que Freud commence a medi-ter sur le rapport a la realite et a reflechir sur le systeme perception-conscience dans sa difference d'avec la memoire. Plus precisement, c'est a partir de la ne-vrose sous transfert que la question de la perception s'est introduite dans la psychanalyse, au point, vous le savez, que l'on a pu imputer au transfert d'etre a l'origine des perceptions supposees faussees du patient. La chose est sans doute mal pensee, mais pas sans fondements. Je ne peux oublier un camarade d'autrefois, qui apres une premiere entrevue avec une psychanalyste, etait venu me confier son enchantement devant la beaute de cette jeune femme et son emotion a constater qu'elle etait enceinte. Or, il faut vous dire que cette jeune femme avait 60 ans bien sonnes, tous ses enfants etaient deja largement adultes, et de surcroit, elle etait rien moins que belle. Ce sujet n'etait pas fou, mais l'agalma du transfert l'avait ebloui au point ^ de lui brouiller la vue et d'irrealiser ses perceptions. Ce n'est donc pas seule-ment le fou qui objecte aux theories traditionnelles sur la perception. Les premieres descriptions freudiennes du transfert comme « reedition » impliquent bien l'idee qu'a la place du perceptum de l'analyste, on voit apparai-tre l'incidence d'une vieille image qui fait ecran a la juste perception. C'est dans ces termes-la, d'ailleurs, que dans « Au-dela du 'Principe de realite' », Lacan nous decrit l'experience freudienne : une image, une vieille image s'interpose dans la perception que le patient a de son analyste. Dans l'histoire de la psychanalyse, cette conception du transfert comme trouble de la perception est si pre-sente qu'un certain bord du mouvement analytique a pousse les choses jusqu'a vouloir neutraliser ce que l'analyste donne a percevoir. C'etait aller tres au-dela de la neutralite bienveillante, jusqu'a rever parfois d'une uniformite telle qu'il ne lui faudrait pas meme changer de cravate, afin de ne point introduire une variante perceptive risquant de troubler l'emergence de l'image inconsciente. Ces faits indiquent que c'est le sujet de l'inconscient lui-meme, en tant qu'il est en jeu dans le transfert, qui introduit le probleme de la perception dans la psychanalyse. Le percipiens ou le sujet Nous avons a cet egard une these de Lacan, these unique dans l'histoire de la pensee, je n'hesite pas a le dire, et qu'il refere a Freud, ou du moins aux faits de l'inconscient decouverts par Freud. Unique, cette these est necessairement polemique, impliquant une refutation de toutes, je dis bien toutes les autres theses, jusqu'a lui. Et puis, il y a les tentatives de demonstration de la these et Lacan a propose deux beaux exemples de demonstration. Les trois textes, « Au-dela de 'Principe de realite' », « Propos sur la cau-salite psychique » et « D'une question preliminaire a tout traitement possible de la psychose » en 1958, ont en commun qu'ils affirment et marquent une coupure epistemologique entre tout ce qui precede Freud et les implications du freudisme sur cette question. Dans le premier texte, a la page 73 des Ecrits, Lacan evoque « les conjonctures » de l'apparition de la pensee freudienne, a savoir : la psychologie regnante, qu'il situe comme un heritage de la tradition scolastique et philosophique. A la page 531 de la « Question preliminaire ^ », il parle du « fonds theorique » de l'avant Freud. Une construction analogue se retrouve en outre dans les trois textes. Lacan y mene une polemique argumen-tee, quoique plus ou moins etendue, avec les theses anterieures, sur le probleme de la perception et de la realite, mais cette polemique est d'abord menee non pas au nom de l'experience analytique, mais sur le terrain de l'experience commune. Ce n'est qu'ensuite qu'il redouble cette premiere objection par celle que l'inconscient constitue pour toutes ces theories d'avant Freud. Je m'arrete d'abord a la polemique que Lacan mene avec les formulations du debut du siecle, lui tout seul, avec Freud sans doute, mais enfin, quand meme seul. C'est impressionnant car il faut dire que cette question de la perception, c'est un monde de references. Meme en ne prenant que les noms qui emergent dans « la mer des noms propres », retenons pour commencer Platon et Aristote ; puis la « longue coction metaphysique » de l'Ecole, comme dit Lacan, toute la scolastique, donc ; le courant empiriste : Locke et Hume no-tamment ; la philosophie transcendantale de Kant ; plus pres, si on veut, le courant frangais : Condillac, Diderot, Stuart-Mill, auxquels je pourrais ajouter tous les auteurs qui derivent de ce courant. Taine, que Lacan prend comme reference en 1936 dans son « Au-dela du 'Principe de realite'»; Alain aussi, egare dans le vingtieme siecle, au milieu de ce que Lacan appelle mechamment son « nuage de craie », pour dire que c'est vraiment le professeur attarde auquel le tournant du siecle a echappe. Vient ensuite le virage, apparent au moins, de la gestalttheorie, mais surtout de la phenomenologie, et ^ chez nous, Merleau-Ponty. Vous remarquerez que je n'ai pas cite le cognitivisme. D'abord parce que Lacan n'en parle pas directement, ensuite parce que le cognitivisme, d'une part n'a strictement aucune unite theorique, d'autre part, loin d'etre trop neuf, ne fait pas plus que ramener ce qu'il faut bien appeler la vieille epistemologie. Lui aussi, si on le met au singulier, il aborde le probleme de la perception et plus generalement de la connaissance, en court-circuitant le probleme du sujet a partir de l'idee qu'il y a des appareils de la connaissance, quelle que soit la fagon dont on les congoit. Epistemologiquement, si nous suivons Lacan, il fait retour a l'avant Freud. L'erudit n'arriverait jamais a rien conclure devant un pareil monde de li-vres. Et ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est que Lacan, qui en depit de son immense erudition est le contraire d'un erudit, eh bien Lacan ose, - il le dit lui-meme : « j'ose » -, il ose les mettre tous dans le meme sac, empiristes et idealis-tes confondus. C'est ce qu'il dit dans la « Question preliminaire ^ » : tous dans le meme sac. Un coup de balayette extraordinaire, plus hardi peut-etre que le doute cartesien. Parce que le doute cartesien mettait certes en suspens tous les savoirs, mais il n'etait que methodique, rien de plus, et n'avait donc pas la portee d'une refutation. Au contraire, Lacan met toutes ces theories dans le meme sac, pour la meme inefficience - c'est pourquoi il lui faut etayer puissamment sa these propre -, parce qu'elles partagent toutes un meme echec dont le test se trouve precisement dans l'incapacite ou elles sont toutes de rendre compte de ^ l'hallucination. Hallucination sur la definition de laquelle pourtant tous s'ac-cordent, le sens commun, les philosophes, mais aussi Lacan, car tous sont prets a dire, comme il le note, que l'hallucination « est un perceptum sans objet ». Avancer que Locke et Hume, les empiristes declares, rejoignent sans le savoir les idealistes les plus endurcis, main dans la main avec Berkeley si je puis dire, c'est soutenable, et de la fagon la plus convaincante, mais cela demande une demonstration extremement precise. Qu'est-ce qui fait l'unite du sac ou Lacan met toutes les theories de la perception ? Eh bien, il dit tres precisement ce qui les homogeneise a la page 532 de sa « Question preliminaire ^ » : toutes, quelles que soient leurs differences, elles demandent raison au percipiens de ce perceptum sans objet qu'est l'hallucination. Nous pouvons nous demander pourquoi Lacan prefere les deux termes latins, perceptum et percipiens, qui sont ceux de la scolastique, a des termes plus modernes. Sans doute les termes latins introduisent-ils une distance qui rejette ces theories dans une sorte d'autrete. Mais ils indiquent surtout, me semble-t-il, que toutes ces theories, et jusqu'a celles de la fin du XIXe siecle qui ont nourri l'epoque de Freud, et dont les dernieres se pretendaient scientifiques, ou au moins appuyees sur l'experience, sont homogenes a la vieille metaphysique. C'est ce qu'il explicite a la premiere page de son texte, precisant que Vantiphysis, a savoir tout le champ de l'humain, bien loin d'avoir fait le saut de la science moderne comme la physis, n'est qu'une version laicisee de la coction metaphysique de la scolastique. Quel est donc ce noyau commun ? Tous ces courants partagent une conviction unique, qui a des formes differentes mais qui est toujours la meme, c'est que le percipiens, autrement dit celui qui pergoit, je pourrais presque dire le percevant, est responsable du perceptum, qu'il en est, disons, l'agent. Plus preci-sement, on pense bien que le perceptum est fonction du reel, qu'il a un objet, qui transmet une diversite de sensations, lesquelles ne sont elevees a l'unite du perceptum qu'a condition que le percipiens introduise l'ordre dans la dispersion et la multiplicite des impressions regues. Le percipiens est suppose « unifiant ». Ce n'est pas Emanuel Kant qui dira le contraire ! Le schema est donc le suivant : Objet-► diversite de sensations //Perceptum -Percipiens (unifiant) Alors, c'est tout simple, quand une hallucination surgit, soit un perceptum sans d'objet, il reste a en demander raison au percipiens et a l'interroger sur ce qu'il a fabrique. Perceptum sans objet ■<-Percipiens On pourrait faire un petit exercice amusant, en reprenant un exemple de Heidegger a propos de la conception du nombre. Dans Les chemins qui ne me-nent nulle part, il pose la question de savoir comment je peux en venir a dire : « je vois trois pommes ». On pourrait demander leur reponse a tous les auteurs cites et elles seraient tres diverses. Mais il y a la question de l'hallucination, de celui qui voit des pommes, qu'elles soient trois ou pas, quand il n'y a pas de pommes. La tous repondent : anomalie dans l'activite du percipiens. Or Lacan inverse la these : ce n'est pas au percipiens qu'il faut demander raison du percep-tum sans objet. Je vais y revenir. Auparavant, je voudrais prendre deux exemples, pour entrer un peu dans le detail et montrer que Lacan, donnant ce second coup de balayette, sait ce qu'il fait et n'est pas en train de ceder au delire de presomption. Le premier est celui que Lacan choisit dans le texte de 1936, a savoir Hippolyte Taine et son ouvrage intitule De l'intelligence, qui vaut comme un condense de toute la psychologie de la fin du XIXe siecle. Il l'epingle ainsi : « un vulgarisateur, mais consequent », et il en conclut que l'on peut donc s'y referer utilement. L'autre exemple est celui de Merleau-Ponty et sa Phenomenologie de la perception. Ces deux auteurs donnent des formules de l'hallucination extremement frappantes. Taine nous propose, dans le deuxieme tome de son livre, chapitre I, la formule suivante : « la perception est une hallucination vraie ». Quant a Merleau-Ponty, il avance l'expression, non moins frappante, d'« imposture hallucinatoire ». C'est dans la Phenomenologie de la perception, au chapitre III, intitule : « La chose et le monde naturel ». Arretons nous quelques instants a Taine - que plus personne ne lit, bien sur -, pour verifier sur cet auteur la these de Lacan. Taine a pousse jusqu'a ses ul-times consequences la tentative de presenter une genese de toutes les fonctions superieures de l'intelligence, de la connaissance et de la raison, jusqu'a la pointe de l'extreme logique, a partir d'une donnee de depart unique : la sensation. Voila donc un empirisme vraiment maximaliste et, finalement, sa construction, assez simple quand on la resume, nous permet de verifier tres aisement en quoi Lacan est autorise a dire que le plus empiriste est le plus idealiste. Suivons son developpement. « L'impression » produite par l'objet exterieur se traduit pour l'individu en sensations. Ces sensations se convertissent en contenus mentaux, les images. Les images, il les decrit comme des substituts de sensations, mais qui ont cette particularite qu'elles demeurent, qu'elles sont memorisees et qu'elles ont une sorte de dynamisme propre qui fait qu'elles se revoquent toutes seules dans la memoire, comme « des simulacres, des fantomes et des semblants de la sensation ». Qu'est-ce alors, pour Taine, que percevoir ? L'activite de perception correspond a la mobilisation d'une image mentale ou d'une combinaison d'images. Autrement dit, c'est une hallucination normale. Toute activite de perception repose sur la presence d'une image mentale de type hallucinatoire. Mais alors, comment distinguer l'hallucination maladive de l'hallucination normale ? Voici la reponse, tres significative : « Au lieu de dire que l'hallucination est une perception fausse, il faut dire que la perception exterieure est une hallucination vraie ». Vous voyez le probleme : pas moyen de dire du perceptum - qu'il situe au niveau des images - qu'il est vrai ou faux sans faire intervenir un jugement, un jugement qui produit « l'epreuve de realite » et qui dit, si oui ou non, a l'hal-lucination perceptive correspond un objet exterieur. Lacan est bien justifie a souligner que cette theorie, qui voulait s'ancrer dans l'experience pure, a pour critere dernier de la realite le jugement profere par le percipiens : pour passer de la sensation pure a une affirmation perceptive, c'est l'esprit qui tranche. Le schema serait le suivant : Objet->■ Sensations-► Images ■<-Jugement du Percipiens T Perceptum Le plus empiriste etait donc bien en meme temps le plus spiritualiste. La meme these s'appliquerait a tous les empiristes et aussi bien a Locke, que Lacan evoque a la page 76 des Ecrits, et a sa fameuse formule : « il n'y a rien dans l'entendement qui n'ait d'abord ete dans les sens »^ et la, il est bien oblige d'ajouter : « si ce n'est l'entendement lui-meme ». Pour ce qui est de Merleau-Ponty, sa these de l'imposture hallucinatoire pose simplement que « l'hallucination n'est pas une perception » mais une usurpation. « L'hallucination usurpe la place de la perception mais n'est pas une perception. » Pourquoi dit-il que l'hallucination n'est pas une perception ? C'est que pour lui la perception est « ouverture sur le monde » et va de pair avec la « foi perceptive » que j'evoquais au debut, et qui fait que quand je pergois, je suis branche sur l'exterieur. Au contraire, dans l'hallucination, cette fausse perception, cette « fiction » - il emploie le terme a la page 394 - suppose que quelque chose du cote de l'ouverture au monde du sujet de la perception est atteint. Mais quoi ? Precisement ce quelque chose, qu'il suppose etre sous-jacent a tous les actes par lesquels je pose un objet devant moi, a savoir une fonction plus profonde, une sorte de foi, « d'opinion primordiale », qui fait l'ouverture au monde. Le schizophrene hallucine l'aurait perdu, lui a qui fait defaut la capacite de se rapporter au monde. N'insistons pas plus. C'est l'idee tout de meme qu'il y a une sorte de disposition primaire, normale, chez celui qui n'est pas psychotique, qui assure la presence au monde. Cette presence, Merleau-Ponty la congoit mediee par le corps, « dans, par et a travers le corps », dit Lacan en commentant le texte de Merleau-Ponty, et precedant toute reflexion. Mais, pour ante-reflexive qu'elle soit, elle n'en est pas moins equivalente a un sujet actif - dans les termes de Lacan, on dirait : un sujet constituant -, constituant de la presence perceptive au monde. C'est evidemment sur ce point que Lacan met Merleau-Ponty dans le sac : apres avoir immerge le sujet dans le monde, lui aussi demande a ce sujet ante-reflexif de rendre compte de l'hallucination par un defaut de la presence perceptive au monde. J'en viens a la these de Lacan lui-meme. Je resume cependant d'abord ses objections. J'ai evoque la premiere qu'il fait en 1936 a Taine: cette theorie soi-di-sant sensualiste est en fait spiritualiste. Mais surtout, il conteste deuxiemement la conception que Taine se fait de l'image comme realite degradee, sensation affaiblie. Il la conteste et la, au nom de l'inconscient. Il objecte a Taine, avec Freud, que l'image, loin d'etre une realite degradee, est une autre realite, une realite psychique qui justement s'immisce entre le percipiens - appelons-le ainsi - et ce qu'on appelle la realite. C'est une epoque, bien sur, ou Lacan parle encore l'inconscient en termes d'images et non pas de signifiants, mais d'images fixes et constantes, a l'auvre par exemple dans le transfert. La vraie suite de ce texte, c'est la « Question preliminaire ^ », dont la these en effet objecte a la phenomenologie. La these majeure, non pas critique, mais positive, c'est que le rapport a la realite en general, et tout particuliere-ment la perception, n'est pas sans tomber sous l'incidence de l'inconscient. Autrement dit, avec la psychanalyse, ce qui change tout aux anciennes theories de la perception, c'est la decouverte d'une autre realite, realite psychique selon le terme de Freud, qui pour Lacan n'est pas ante-predicative, pas en-dega du langage. Elle n'est pas non plus un appareil du reel, une instance mentale a percevoir, car elle se manifeste plutot en phenomenes anomaliques. Pour en donner une formule ramassee, disons : il y a incidence du sujet de l'incons-cient, dans le champ de la perception. La these de Lacan sur la causalite de la psychose, qui consiste a faire de la forclusion, defaut dans le symbolique, sa »condition« principale, est parfaitement coherente avec le fait que pour le fou, le rapport a la realite soit modifie. Qu'est-ce qui permet a Lacan de se referer ici a Freud ? On ne peut pas dire que chez Freud cette these soit presente, mais elle est deductible de la decouverte freudienne. En fait, la conception explicite de la realite chez Freud est parfois tres en dega de la portee de son invention de l'inconscient. C'est pourquoi il ne suffit pas de citer telle ou telle phrase de Freud pour etre freudien. Les images theoriques que Freud utilise, l'evocation par exemple d'un moi-surface, sa construction du systeme perception-conscience qui doit rester toujours vierge pour recevoir les impressions, les surfaces receptives qu'il nous dessine a la fin de L'interpretation desreves, toutes ces representations theoriques ne sont pas sans en evoquer d'autres : le morceau de cire de Descartes, la « tabula rasa » de Locke, et meme « la statue » de Condillac, lesquelles connectent Freud a toute une tradition avec laquelle Lacan rompt. Par ailleurs, Freud n'a pas pu s'empecher finalement d'affirmer, outre l'existence d'un systeme perception-conscience, celle d'une instance chargee de ce qu'il appelle « l'epreuve de realite ». Il hesite par moments sur la question de savoir a quelle instance l'attribuer, mais la notion elle-meme n'est pas loin de celle que j'ai evoquee tout a l'heure chez Taine. Ces formules-la ne vont pas du tout dans le sens de la these de Lacan. Il y a cependant des directions multiples dans les developpements de Freud, des hesitations, voire des contradictions internes, que Lacan souligne et utilise. C'est le cas lorsqu'il fait valoir par exemple qu'il n'est pas coherent de faire du moi, selon les textes, a la fois l'agent constituant de l'epreuve de realite, et le resultat constitue des identifications narcissiques. Comme le dit Lacan, il faut renoncer a ce qui est perime chez le maitre lui-meme. Le Freud qui, sans le dire, est avec Lacan pour objecter a tous ceux que Lacan met dans le sac, c'est l'inventeur de l'articulation inconsciente, et du sujet qui s'en deduit. La these est donc celle-ci : le champ de la perception est un champ or-donne, mais pas un appareil cognitif ad hoc, pas par la visee perceptive, mais par le sujet effet de langage. Remarquez la radicalite de la these. Elle implique que le langage n'est pas un instrument d'expression, mais un operateur, au sens ou il produit le sujet lui-meme. Elle est aussi totalement nouvelle, et extreme, parce que Lacan vise tout le champ de la perception, et pas seulement celui de la perception du langage et de la parole. Apres tout, on pourrait admettre assez facilement, quand il s'agit de percevoir la chaine signifiante - ce qui est en question dans la « Question preliminaire ^ » -, que le perceptum, a savoir la chaine pergue, depende du sujet du langage. Par contre, au niveau du visible, il est plus difficile de soutenir qu'au fond, ce que je vois, je ne le verrais pas - je peux le dire ainsi - si je n'etais pas sujet de l'inconscient. C'est dire que ce que je vois, je ne le vois pas simplement en tant qu'animal, en tant qu'organisme doue de vision, bien que les especes superieures animales soient douees de vision, mais en tant qu'humain denature, parletre dira Lacan des annees plus tard. Telle est la these, et c'est toute la realite, « au cinq sens pres » si on croit « L'etourdit », qui est a la merci du sujet. Autrement dit, la ou etait le percipiens, vient le sujet divise. Lacan a tente deux demonstrations de sa these sur des exemples precis. L'une concerne la « perception singuliere » de la chaine signifiante elle-meme. Elle se trouve dans les premieres pages de la « Question preliminaire ^ » Elle consiste a montrer, tres simplement, que contrairement a ce que disent toutes les theories classiques postulant que le perceptum resulte d'une activite du percipiens, le perceptum est deja structure. Que la structure, donc, ne vient pas du percipiens, qu'elle est deja dans le perceptum, et qu'en outre, c'est elle qui determine le sujet, lequel n'est tout simplement pas un percipiens. Des theories classiques a Lacan, les schemas s'inversent : Perceptum-► Percipiens Perceptum ■<- Sujet Il fait cette demonstration a propos justement de la perception de la chaine signifiante et de la parole. J'en extrais les conclusions. Loin d'etre l'organisa-teur du perceptum de la chaine, le sujet en est le « patient ». C'est dire qu'il subit un certain nombre des phenomenes qui tiennent a ce que la parole et la chaine signifiante sont deja organisees : quand c'est l'autre qui parle, il subit l'effet de suggestion ; quand c'est lui qui parle, il se divise entre locution et audition. Quand il est hallucine, sa parole s'entend comme venant de l'autre, et une oscillation lui est imposee entre un moment d'incertitude allusive et de certitude hallucinatoire. Il n'est pas agent, il est au contraire assujetti a la structuration langagiere du perceptum, et lui-meme produit non comme unifiant, mais comme equivoque et double. Lacan a fait une deuxieme demonstration, concernant la perception visuelle. Trois textes sont essentiels a ce sujet : quelques passages dans « De nos antecedents » en 1966, un article de 1961, peu connu mais capital, publie dans le numero special des Temps modernes sur Merleau-Ponty, paru a l'occasion de la sortie de L'oeil et l'esprit, et puis le SeminaireXI. En 1966, il corrige son « Stade du miroir » qui pouvait preter a confusion avec la gestalttheorie, dans la mesure ou lui-meme reconnaissait dans l'image du miroir une gestalt, ayant des effets de formation sur l'organisme lui-meme. En 1966, alors qu'il a elabore sa theorie de l'inconscient-langage, il precise que le « Stade du miroir » n'est pas un phenomene de vision. L'image visuelle y joue son role, bien sur, mais le « Stade du miroir » n'en est pas moins subordonne a l'effet de langage. Qu'est-ce a dire, sinon que l'image du miroir ne prend son importance, et ne captive le sujet, que parce qu'elle est deja correlee a l'effet de langage majeur qu'est l'effet de manque. Le mot « castration » n'est pas present dans ce texte de 1966, mais il y est implicite. Lacan pose la question de savoir si on peut reduire la phase du miroir a une crise biologique des lors que la gestalt y a des effets sur l'organisme, et il repond par la negative : « ga serait faire trop de place a la presomption de la naissance ». L'image couvre ce qu'il appelle un manque plus critique, qui a une fonction causale, et qu'il refere a l'Autre. En d'autres termes : c'est l'effet castrateur du langage qui conditionne le prestige de l'image narcissique, l'amour qu'elle focalise. A la page 71, Lacan met les points sur les « i », au cas ou on n'aurait pas compris les remarques de la page precedente : le stade du miroir n'a pas de liaison avec la qualite de voyant, l'im-portance de l'image narcissique se trouvant aussi bien chez l'aveugle prive de vision (Cf. le probleme de Molyneux). Il n'a pas de liaison avec le voyant, mais avec le regard comme objet. C'est pourquoi : l'aveugle, qui n'a pas la vision » y est sujet, de se savoir objet du regard«. C'est l'opposition vision/regard, deja longuement developpee dans le Seminaire XI. Du coup, Lacan peut repenser autrement la jubilation narcissique qu'il a d'abord expliquee par l'anticipation imaginaire de la maitrise motrice du sujet encore dans la prematuration. Il la reinterprete ici comme effet de la manipulation du regard, qu'evoque le geste de l'enfant se retournant vers celui qui le porte. C'est dire que le prix de l'image tient moins a l'unite de sa completude qu'au fait, bien oppose, qu'elle soit decompletee du regard. L'idee est celle-ci : le visible, le seuil du monde visible, suppose qu'une soustraction ait ete pro-duite sous l'effet du langage, autrement dit que le regard ait ete perdu. Cette soustraction, par le manque qu'elle engendre, cree la libido scopique, et donne son impulsion a l'investissement du champ visuel. Pour que le monde soit visible au sens humain du terme, il faut qu'il soit vise par un desir de voir. D'ou la question : avec des yeux, mais sans la libido scopique, verrions nous ? Suivent d'ailleurs dans ce passage des considerations sur ce que Lacan appelle »la connaissance speculaire«. C'est plutot une meconnaissance dans la mesure ou, justement, elle tombe sous le coup de l'inversion par rapport au plan, mais surtout, ga n'est pas une connaissance du tout, comme le montrent les phenomenes de depersonnalisation et d'hallucination du double, qu'il met au compte de la pseudo-connaissance speculaire, dont il precise aussitot qu'el-les n'ont pas de valeur diagnostique et qu'elles ne sont pas meme un repere pour le fantasme. Auparavant, en 1961, dans l'article des Temps modernes, Lacan avait tente une demonstration beaucoup plus precise, quoique fort difficile, de sa these. Le texte porte sur un exemple d'illusion d'optique emprunte a Merleau-Ponty, ou il essaye precisement de demontrer, a propos d'une illusion empechant de voir un objet, que l'objet n'apparait qu'a condition que se produise un effet equivalent a un refoulement, une disparition du sujet. C'est la meme idee de l'im-mixion du sujet dans le champ de la perception. Lacan opere la une conversion « du percipiens au sujet », comme il le dit lui-meme, conversion qui heurte, en fait, la »foi perceptive« que tous les etres parlants partagent. Et pourtant, avec « Un trouble de memoire sur l'Acropole », n'est-ce pas Freud lui-meme qui donne raison a Lacan, et qui demontre, a partir d'une modeste experience personnelle, combien l'objet qui divise le sujet soutient en meme temps son rapport a la realite. Le pergu n'est pas le reel, il n'est pas non plus un phenomene au sens de Kant, mais il est du Champ de l'Autre, deja structure, le sujet-effet de langage etant en quelque sorte immanent a sa perception. Lacan en a fait la demonstration magistrale a propos de l'hallucination verbale, de l'illusion visuelle et de la peinture. Pas d'autre phenomenologie de la perception donc, que celle du sujet divise, l'objet a faisant parfois, comme il le dit ironiquement, une bosse sous le voile phenomenal. Et la science ? Mais que dire alors de la science ? Comment cet anti-cognitivisme est-il compatible avec ses succes, que personne ne saurait nier, au moins pour ce qui est des sciences de la nature, et dont, en outre, le mode de transmission fait ideal, pour la psychanalyse, selon Lacan qui n'a jamais cesse d'en suivre les avancees ? Sur ce point, il y a une these majeure de Lacan, mais aussi une evolution discrete dont le terme n'est pas sans etre paradoxal. Que la science soit en rupture avec l'episteme grecque, et qu'elle suppose un sujet specifique, a ete apergu avant Lacan, de Hegel a Heidegger, qui font tous deux du cogito de Descartes le seuil des temps modernes, comme ils di-sent. Mais concernant le ressort de la science, l'assertion majeure de Lacan c'est que la science ne pense pas. Elle ne s'engendre ni a partir de la perception, ni a partir de la cogitation, elle n'est pas connaissance, elle sort de ce « qui etait dans l'auf dans les demonstrations euclidiennes »23, a savoir la manipulation du nombre. C'est pourquoi d'ailleurs ni l'empirisme ni la phenomenologie ne sont susceptibles d'en rendre compte. Le matheme non plus ne pense pas, il s'ecrit et se manipule : d'ou les espoirs que Lacan a places en lui. Concernant, ensuite, la portee de la science que je distingue de son ressort, la position de Lacan a evolue. Il a semble lui envier son universalite, la transmission integrale de ses resultats, mais il en a souligne le cout dans les annees 70 : elles ne s'acquierent qu'au prix de la forclusion du sujet. « Ideologie de la suppression du sujet », la science releverait donc d'un refus de savoir, voire de l'exclusion d'un reel. D'ou le renversement qui se lit dans le texte « Peut-etre a Vincennes », ou il ne s'agit plus pour la psychanalyse d'emprunter a l'esprit de la science, ni meme de s'en trouver confirme, mais, au contraire, de lui donner occasion de rectifier les partialites de son « je n'en veux rien savoir ». Celui-ci se verifie d'ailleurs dans ses effets. Ils ne vont a rien d'autre qu'a une transformation de la realite, - a distinguer du reel - qui entretient les fantasmes, les developpe et les actualise meme, par les nouveaux objets venus au jour ^ cette fois, de la perception. Un pas de plus et Lacan conclut, osant appliquer a la science le terme qui marque sa distance au reel, celui de « futilite ». Dans « Le moment de conclure », il peut dire que la science elle-meme n'est qu'un fantasme, ce qui veut dire, precise-t-il, une aspiration, et que l'idee d'un reveil est proprement impensable24. Si de science a philosophie, il y a meme futilite, faut-il les mettre dans le meme sac ? Je laisse cette question en suspens. Je conclus. De l'imbecillite universitaire il « n'y a d'eveil que particulier » disait Lacan en 1974, et on deduisait aisement que cet eveil ne pouvait passer que par la psychanalyse. L'eveil impossible evoque en 1979, implique que le reel soit fondamentalement disjoint, hors de portee non seulement de la pensee, mais de la science elle-meme, les transformations bien reelles qu'elle condi-tionne n'allant pas au-dela d'un remaniement de toute notre realite qui, pour etre impressionnant, n'est pas l'acces au reel. Le naud borromeen implique que le reel n'est pas pensable, et que la pensee reste imaginaire, engluee dans la jouis-sens, au joint de l'imaginaire et du symbolique. Appliquons au reel la formule que j'ai citee du chapitre sur le baroque : on pense a lui, mais on ne le pense pas, et rien n'autorise a s'imaginer qu'il pense, ou, dans nos termes, qu'il inclut du savoir. D'ou le terme de coingage que le dernier Lacan utilise a son sujet. Q'en est-il alors de la psychanalyse a la lumiere de tous ces passages a la limite ? Sur ce point, a peine un flash. Les effets de verite existent dans la psy- 23 Jacques Lacan, L'envers de la psychanalyse, op. cit., p. 184. 24 Jacques Lacan, « Une pratique de bavardage », Ornicar ? 19, Lyse, Paris 1979, p. 9. chanalyse, c'est sur. Mais tout ce qui est insight, illumination, eclair, apergu, ai-je dit en son temps, releve de la pensee. La pensee qui vise le reel, mais le rate. A quoi il faut ajouter encore que tout ce qui est construction, cogitation, n'est qu'elucubration, comme l'inconscient lui-meme. Le temoignage du passant n'est lui-meme qu'une histoire que l'on raconte, dit Lacan. Pas etonnant qu'au culmen de cette antiphilosophie en acte qu'est son dernier enseignement, Lacan ait pu dire qu'il faudrait une contre psychanalyse pour que le sujet s'ex-traie de la glu de la mentalite. Ainsi, Lacan a-t-il peut-etre fini par ecrire, quoique seulement en poin-tille, la lettre que Pascal avait projete d'ecrire sans le faire jamais, et qu'il pre-voyait d'intituler: « Lettre de la folie de la science humaine et de la philosophie (74) ».