D. Krasovec: ENSEIGNER LA LITTÉRATURE AVEC DES IMAGES 115 David Krasovec UDK 821.133.1.09:[37.091.3:75] davidkrasovec@yahoo.fr DOI: 10.4312/vestnik.5.115-130 ENSEIGNER LA LITTÉRATURE AVEC DES IMAGES: VISUALISER LE CONTEXTE ET L'IMAGINAIRE DES ŒUVRES LITTÉRAIRES L'interpénétration des œuvres littéraires et des beaux-arts est une évidence pour tous et se manifeste à plusieurs niveaux : les beaux-arts s'inspirent souvent des œuvres littéraires, la littérature utilise souvent la figure de style de l'hypotypose, de nombreux créateurs sont à la fois peintres et écrivains. Cette relation entre écrivains et peintres est bien étudiée dans le très beau livre Peintures et dessins d'écrivains (Fauchereau 1991), il y a des connivences créatrices profondes ; cependant ces deux domaines ne s'interpénétrent vraiment qu'à partir de la fin du XVIIIe s., d'abord dans les cultures anglaise et allemande.53 Pourtant, d'un point de vue didactique de l'enseignement de la littérature, ce lien est peu mis en valeur ; bien qu'on trouve des illustrations dans les manuels scolaires, l'enseignant n'utilise pas le potentiel des images pour expliquer les textes. Dans notre réflexion, nous voulons montrer que l'enseignant a tout à gagner à utiliser ce potentiel : non pour simplement illustrer un texte (cela sous-tend que l'image est soumise au texte), mais comme véritable outil didactique. Cela permet de montrer la complexité d'un contexte, la richesse et la profondeur d'une époque, de faire revivre la nouveauté de chaque texte. Et de mettre en application des méthodes d'analyse de manière différente. De plus, cette forme d'enseignement est attrayante pour l'apprenant, elle dynamise le cours et motive l'attention, elle permet de mobiliser rapidement un savoir général bénéfique à tout le cursus scolaire.54 1 ECRIRE, LIRE, TRADUIRE, ILLUSTRER : OU LES ALÉAS DES CHEMINEMENTS DE LA CULTURE LITTÉRAIRE Avant de comprendre ce qu'implique « illustrer » un texte ou une explication de texte, il faut avoir conscience qu'un texte parvient au lecteur en passant par plusi- 53 Pour sonder les liens encore plus profonds entre les images et la littérature, on peut suivre les activités de l'unité de recherche LIRE du CNRS, UMR 5611 : Textes littéraires et arts de l'image. 54 Nos propos s'appuient sur notre expérience de l'enseignement de la littérature française en Slovénie, principalement au lycée, mais aussi au collège et à l'université. Par commodité, dans cet article nous ne parlons que de lycéens, mais les collégiens et les étudiants sont tout autant concernés. 116 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE eurs médiums et qu'un texte n'est pas seulement affaire de « lire » et d'« écrire ». Pourtant, la plupart des approches pédagogiques pour aborder un texte, ou travailler d'autres tâches annexes à partir d'un texte (lecture à voix haute, récitation de poésie, jeu théâtral, écriture d'invention) découlent seulement de la lecture et de l'écriture. Ce constat n'est pas une lapalissade, il masque une réalité bien plus complexe. En effet, l'écrivain cherche souvent à faire intervenir l'imaginaire et la culture visuelle du lecteur. Or comment le lecteur d'aujourd'hui peut-il se sentir concerné si il ne peut s'identifier au lecteur auquel pensait l'écrivain ? Allons plus loin : comment faire comprendre à l'apprenant qu'il fait partie intégrante du texte, que l'existence même du lecteur influe sur la technique d'écriture, qu'il est le récipiendaire final du texte achevé ? Dans les analyses littéraires classiques, l'une des pierres angulaires est le démêlement des trois voix que contient chaque texte, celle de l'écrivain, celle du narrateur du texte et celle du lecteur. Il en découle tout un système de narration que l'écrivain sait manipuler et que l'apprenant doit comprendre avec subtilité pour être un bon lecteur au plein sens du terme (et non simplement de bons élèves qui savent décortiquer un texte). La tâche n'est pas facile si l'on en croit Jorge Luis Borges qui disait que « les bons lecteurs sont des oiseaux rares encore plus ténébreux et singuliers que les bons auteurs ».55 On élude souvent cette question épineuse en invoquant le caractère « universel » de tel ou tel texte, mais ce ne sera qu'un aspect plus identifiable du texte, non une exégèse. Il y a donc ici une double problématique, celle du décalage diachronique et celle de la culture générale, que les méthodes classiques d'analyse résolvent en adjoignant des introductions de culture générale ou de présentation biographique d'un auteur. Donc, aborder un texte uniquement d'un point de vue de l'« écrire » et du « lire » comporte des carences - il faut recréer le monde de l'écrivain et du lecteur qu'il avait à l'esprit. L'utilisation d'images s'impose alors naturellement. Dit autrement : on ne peut « lire » un texte et en saisir toutes les nuances si on ne maîtrise pas toute la métaculture qui entoure l'écrivain ; et la perception visuelle est le moyen le plus rapide d'entrer dans ce monde. Cela peut être bien plus qu'un palliatif : plus que la restitution d'un contexte donné, c'est aussi l'occasion de fournir aux apprenants des outils d'analyse performants. Il en découle donc qu'utiliser des images pour analyser des textes littéraires et bien plus qu'une simple « illustration » et que l'image ne doit pas être considérée comme un document. Car faire de l'image une illustration est très réducteur, c'est sous-en-tendre que le point commun entre l'image et le texte tient au récit ou à une péripétie, alors que les points de rencontre sont à chercher dans la réflexion sur les modes de 55 "Los buenos lectores son cisnes aun más tenebrosos y singulares que los buenos autores" (Borges, 1957) ; sur le rapport entre les auteurs, les lecteurs et la force des images - et l'entremêlement de ces voix et perceptions, cf. Deschamps (1972, 167-175). D. Krasovec: ENSEIGNER LA LITTÉRATURE AVEC DES IMAGES 117 création ; et comprendre comment un artiste et un écrivain mobilisent des ressources (des « figures de styles », un « langage », une « rhétorique ») pour lier des formes et des contenus, cela permet d'affiner la capacité de lecture. Enfin, avant de passer à un exemple concret, celui de Baudelaire et Delacroix, clarifions encore la situation du « traduire » dans l'enseignement scolaire. La traduction, autant que le texte ou l'image, est un médium ; c'est un véhicule entre l'écrivain et le lecteur qui fait intervenir le talent d'une tierce personne (le traducteur), qui ajoute une dimension interprétative - et en enlève d'autres. Cette étape, faite d'interprétations et de choix pour rendre un texte intelligible au lecteur, est bien plus que le passage d'un langue à l'autre : c'est un mode de réflexion qui fait le passage entre différents modes de création ou de compréhension. Ainsi, un écrivain peut vouloir « traduire » l'émoi que provoque une peinture, l'illustrateur veut « traduire » une œuvre littéraire et non simplement l'illustrer, l'un et l'autre veulent « traduire » un monde sensible et intellectuel pour mieux atteindre le lecteur. En France, pour des élèves français, le problème de la traduction n'est pas courant, l'immense majorité des œuvres étudiées sont francophones, et seules les œuvres médiévales ou de la Renaissance passent par une adaptation de l'orthographe. Pourtant, les concepteurs de manuels sont conscients que ce processus « dénature » en partie l'œuvre originale, il est par exemple courant que Rabelais soit « bilingue », c'est-à-dire en français du XXe siècle puis du XVIe siècle. Tandis qu'en Slovénie, beaucoup d'œuvres non slovènes sont au programme, et les apprenants les abordent uniquement dans leur traduction. Même quand le texte est étudié en français, les apprenants slovènes font une opération mentale de traduction pour organiser leur réflexion. En s'aidant d'images, on peut alors sensibiliser l'apprenant aux enjeux de la traduction, non seulement en comparant deux langues, mais en traitant du problème du transfert du message de l'œuvre et de la forme choisie. En effet, la perception des œuvres est également influencée par les illustrations des textes - soit celles de l'édition originale, soit celles ajoutées plus tard dans un manuel scolaire. Eloignant le texte de lui-même en l'attirant dans une autre sphère, cet ajout d'illustrations intervient donc au même titre que la traduction, bien que les éditeurs en complètent leurs manuels dans un but louable. Cela introduit pourtant une voix supplémentaire, qui vient s'ajouter au triangle de l'analyse littéraire auteur-narrateur-lecteur, il faut que l'apprenant (et l'enseignant) ait bien à l'esprit qu'il s'agit de deux modes d'expression distincts, complémentaires, mais pas analogiques. D'où l'idée d'utiliser des images en cours pour aussi les considérer avec sens critique - et exercer son sens critique quant à la seule analyse littéraire, il ne faut pas craindre de sortir des sentiers battus. 118 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE 2 ENTR'ACTE : BAUDELAIRE ET DELACROIX Avant d'aller plus loin dans nos propos, montrons comment ces considérations trouvent leur application dans un cours. Par exemple, Charles Baudelaire (1821-1867) et la Fin de siècle sont au programme dans les lycées slovènes. Le poète s'est d'abord fait connaître comme critique d'art, et il était un fervent défenseur et ami d'Eugène Delacroix (1798-1863). Dans une séquence qui présente Les Fleurs du Mal (1857), on commence par montrer la Liberté guidant le peuple de Delacroix (1831) et on demande qui voit-on. Ce qui est une évidence, « une femme », est pourtant erroné : sur ce tableau il n'y a aucune femme, uniquement des hommes ! Le personnage au sein nu est une allégorie. Cela amène plusieurs réflexions également applicables à la littérature : se méfier des apparences, dissocier intentions de l'auteur, personnages exposés et idées développées. Accessoirement, cela introduit un thème qui traverse tout le XIXe siècle : celui de la perception et de la représentation de la femme, nous y reviendrons. On enchaîne ensuite sur la Mort de Sardanapale (1827), pour montrer l'attention portée aux étoffes, aux attributs du luxe et de la volupté : cela permet de montrer plus directement ce qui lie Baudelaire à Delacroix et nous conduit donc directement aux Fleurs du Mal. Pour mieux faire comprendre certaines caractéristiques de l'écriture de Baudelaire (les ambiances, la richesse des évocations furtives) on peut opposer Delacroix à l'une des nombreuses odalisques d'Ingres : le premier mélange les couleurs sur la toile, peintre au plein sens du terme, tandis qu'Ingres dessine d'abord puis applique les couleurs, il est le tenant d'une certaine tradition. A première vue, Delacroix et Ingres ne sont pas très dissemblables, mais l'apprenant perçoit vite des différences fondamentales. Dans sa quête artistique, on comprend vite ce que Baudelaire a de commun avec Delacroix et un apprenant peut vite percevoir des différences entre écrivains selon leur traitement du style - bien que le sujet soit le même. Dans cet exemple, on montre « visuellement » certaines problématiques du style, puis l'apprenant est capable de transférer ces outils à l'analyse littéraire. Tout en comprenant à quels imaginaires l'écrivain se rattache. Baudelaire et Delacroix constituent aussi une bonne introduction à une technique classique de l'analyse littéraire : la recherche de l'expression (ou non) des cinq sens dans un texte,56 sachant que Baudelaire a redéfini l'odorat en littérature et développé le sens tactile.57 56 Cette approche se fait généralement au niveau du champ lexical, elle permet à l'apprenant de saisir la richesse d'un texte, ou les non-dits!, en recherchant systématiquement ce qui se rapporte à la vue, à l'ouïe, à l'odorat, au goût et au toucher. Cela permet de tirer de nombreuses conclusions indépendamment du sens du texte. 57 L'odorat est bien sûr présent bien avant, mais n'a pas la place d'honneur que lui accorde Baudelaire ; c'est même un topos dans la littérature française, dès le XVIIIe siècle, que de dire que l'Afrique est le continent des odeurs, contrairement à l'Europe, et cela aura une grande influence sur les écrivains voyageurs (Baudelaire, Flaubert, Fromentin, Nerval, etc.) D. Krasovec: ENSEIGNER LA LITTÉRATURE AVEC DES IMAGES 119 Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple, 1831. Eugène Delacroix, La Mort de Sardanapale, 1827. 120 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE Jean-Auguste-Dominique Ingres, L'Odalisque à l'esclave, 1839-1840. Suit la lecture du poème Harmonie du soir, en français, dont voici le dernier quatrain Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir, Du passé lumineux recueille tout vestige ! Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir ! Dans la traduction slovène nous avons :58 Rahlo, nežno srce, ki je strah ga noči, zvesto hrani vsak sled svetle najine sreče! Sonce v mlakah krvi je utonilo vse rdeče; kot monštranca spomin tvoj se v meni blešči. S'il faut faire des rapprochements avec ce qui a été dit auparavant, les élèves se focalisent sur l'idée de passé/vestige, et relèvent ce qui se rapporte à la peinture, c'est-à-dire les contrastes d'éclairage et les couleurs. Ils surinterprètent cependant le mot « rouge », absent chez Baudelaire mais introduit par le traducteur pour les besoins de la rime ! Tandis que « noir » devient « nuit ». Cela permet une double distanciation critique : celle par rapport à la traduction (et donc on travaille avec les élèves sur ce thème), et par rapport à la peinture, il faut que l'élève intègre que la confrontation texte/ 58 Harmonija večera, traduction de Božo Vodušek, dans Branja 2 (2001, 399). D. Krasovec: ENSEIGNER LA LITTÉRATURE AVEC DES IMAGES 121 image n'est qu'un outil et a des limites. Baudelaire lui-même regrettait cette limite et l'impuissance du texte à vraiment pouvoir décrire les images.59 Finalement, l'analyse littéraire doit garder son autonomie. 3 LA PLACE DE L'ILLUSTRATION DANS LES MANUELS DE LITTÉRATURE ET DU POINT DE VUE DE LA THÉORIE DE L'ENSEIGNEMENT Ayant brièvement vu comment on peut confronter un texte à des images pour en améliorer la perception par des élèves ou des étudiants, interrogeons-nous sur la présence d'illustrations dans les manuels. Sont-elles là pour les raisons que nous venons d'évoquer, fournir d'autres outils d'analyse ? Non, et même si leur présence peut être bénéfique à la compréhension d'un texte, leur potentiel est sous-utilisé. En France, un grand effort est mis en œuvre par les éditeurs pour faire de beaux manuels et mettre en adéquation textes et images. Cela répond d'abord à un impératif éditorial : parmi les manuels agréés par le Ministère de l'Education nationale, l'offre est large et ce sont les enseignants qui choisissent les ouvrages qu'ils vont utiliser en classe. L'éditeur se doit donc d'être attrayant et ne doit négliger aucun détail de présentation. Et la littérature est perçue dans son sens le plus large, c'est-à-dire celui de culture générale : ainsi, il y a de nombreux encarts sur l'art ou l'histoire. Cela permet aussi à l'élève de faire le lien avec d'autres matières, l'histoire et l'histoire de l'art, ces trois matières sont chronologiquement coordonnées dans leur programme. En Slovénie, un seul ouvrage est en usage, Branja (2001), en quatre volumes correspondants aux quatre années du lycée.60 Il est bien illustré, mais il n'y a pas d'encarts de culture générale et les images occupent une place limitée. Dans les deux pays on observe cependant qu'un principe important est respecté : les images choisies sont contemporaines des textes. Relevons enfin qu'en Slovénie il n'y a pas de parallèle avec l'histoire de l'art dans le programme scolaire. L'utilisation d'images dans un cours de littérature ne va donc pas de soi. Cela va-t-il de soi en France ? L'aspect des manuels le laisse supposer, dans la pratique cela est laissé à l'appréciation des enseignants. Il y a ces derniers temps plus de tentatives assumées pour lier beaux-arts et littérature, soit dans les lieux artistiques, et c'est alors plutôt la poésie qui est mise à contribution (Poli 2008 : 163-172) ; soit dans des cours de français à l'étranger car trop d'aspects de la culture françaises sont nouveaux pour les apprenants, citons le cas de Budapest (Ravet 2008). Mais ces tentatives sont trop rares. Si l'on s'en tient aux directives du Ministère de l'Education ou aux études théoriques sur 59 Le Musée d'Orsay a mis en ligne sur internet une très bonne fiche de visite pédagogique, très documentée : Baudelaire critique d'art ; le second chapitre (« Le rapport texte-image ») est d'une grande utilité pour tout enseignant de lettres. 60 Et non trois comme en France. 122 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE la didactique de la littérature, cet aspect est négligé (Narcy-Combes 2006) ; bien qu'une porte soit toujours entr'ouverte lorsqu'on se demande quelles sont les limites de la littérature - et les passages entre art et littérature sont particulièrement fluides en France depuis les calligrammes d'Apollinaire et les œuvres des surréalistes.61 Pourtant, l'expérience avec des lycéens français (pour les préparer au baccalauréat) a montré qu'une heure entière consacrée à la littérature mais uniquement au travers d'images permet mieux que toute explication basée sur des textes à situer les écrivains entre eux, selon leurs styles ou leurs thèmes de prédilection. Dans le cas de lycéens français, ce n'est pas un travail en aval, mais en amont pour consolider et organiser des connaissances parcellaires ; même l'élève appliqué qui a une vaste culture a parfois du mal a faire le lien entre des textes éloignés, et des images judicieusement choisies sont un bon support pour révéler le monde des écrivains. 4 POUR QUELS PUBLICS ? QUELQUES RECOMMANDATIONS PRATIQUES Cela nous amène à faire une dernière précision : à quels publics s'adresse cette démarche ? Bien sûr à tous les publics ; la pratique montre néanmoins qu'il existe bien des résistances, principalement dues à la formation des enseignants qui ne se sentent pas à l'aise avec cet outil pédagogique. C'est pour cela que certains professeurs préfèrent faire appel à un autre professeur, ce qui est facilité dans les lycées slovènes par l'adaptabilité des cursus selon deux modus : la « journée à thème » et la « collaboration entre matières »62 lorsque plusieurs professeurs travaillent ensemble autour d'un projet commun, pour une journée, ou pour une heure. Un enseignant peut choisir d'être seul face à ses élèves ou travailler en duo avec un collègue. Cette démarche, « heure de motivation » comme l'appelle certains enseignants, s'intègre à deux matières : en Slovène, langue maternelle, dans le cadre de l'histoire de la littérature (en Slovénie, de nombreux auteurs français sont au programme). Mais aussi en Français langue étrangère, car la littérature et la culture françaises sont explicitement au programme ; malheureusement, cet aspect est souvent en retrait par rapport à l'apprentissage de la langue, et les manuels de FLE n'accordent que peu de place aux questions de civilisations (généralement déléguées aux élèves chargés de faire des exposés). Pour les enseignants qui veulent enrichir leur palette pédagogique, on peut faire quelques recommandations élémentaires : • n'utiliser que des images chronologiquement proches des œuvres ou des auteurs, cela signifie se méfier des illustrations postérieures (c'est souvent lors de rééditions bien ultérieures qu'on se décide à rajouter des illustrations, mais ces images traduisent alors une autre époque, une autre perception). 61 Pour une vue d'ensemble, avec une bonne bibliographie, cf. Daunay (2007). 62 Respectivement « projektni dan » et « medpredmetna povezava », démarches pédagogiques encouragées par le Ministère slovène de l'Education pour faciliter l'interpénétration des savoirs. D. Krasovec: ENSEIGNER LA LITTÉRATURE AVEC DES IMAGES 123 • varier le matériel iconographique (c'est pour cela que nous n'avons pas préciser le terme « image » jusqu'à présent) : tableaux (de grands et petits maîtres), affiches, manuscrits, journaux, caricatures, etc. Autant que possible montrer tous les chemins par lesquels la culture se transmet. • pour ce qui est des films, on peut montrer un court extrait (ou simplement une image), à condition que ce soit chronologiquement vraiment justifié ; on se défiera des « films biographiques » ou « d'après un roman » tournés plus tard, ils vieillissent généralement mal et sont rarement fidèles car le réalisateur doit faire trop de choix. 5 PREMIÈRE ESQUISSE DE SÉQUENCE : L'ESTHÉTIQUE DE BAUDELAIRE ET LES CHANGEMENTS DU XIXe SIÈCLE Passer aux exemples concrets est plus évocateur. Nous faisons ici le choix d'esquisser une séquence d'après notre propre expérience devant des étudiants, ou des lycéens, en mettant en valeur les thèmes qui reviennent le plus souvent ou ceux qui sont le plus susceptibles de proposer des ouvertures sur d'autres thématiques. Si l'on revient à l'exemple de Baudelaire et Delacroix, montrons comme cela peut s'intégrer à une séquence plus longue. Dans le tableau synthétique ci-dessous, nous en proposons quelques points forts et des élargissements possibles, nous avons donc ici réduit le rôle de Baudelaire au minimum. Images Ouvertures possibles Thèmes abordés 0 Photographie de Baudelaire par Etienne Carjat, c. 1862 ; daguerréotype d'Edgar Allan Poe par W. S. Hartshorn, 1848, daguerréotype ; photographie d'Eugène Delacroix par Félix Nadar, 1858. Biographie de Charles Baudelaire ; sa découverte de l'œuvre d'Edgar Poe et sa connaissance de l'anglais ; critique d'art et ami d'Eugène Delacroix. Rapports entre les littératures de langue anglaise et française ; triangle Paris-Bruxelles-Londres comme refuges politiques (Victor Hugo, Paul Verlaine, Arthur Rimbaud, Oscar Wilde) ; évocation de Stéphane Mallarmé, traducteur et professeur d'anglais. É 124 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE Lavis de Victor Hugo : La Planète, 1862 ; La Légende des siècles, 1860. Victor Hugo auteur de plus de 3000 dessins ; sa réforme de la métrique du vers ; son amour des mots et des pays exotiques. La dimension de l'homme dans la littérature : soumis au destin mais force démesurée ; l'artiste visionnaire. i M k' ■I G. Dascher, Les Colonies françaises, 1900 ; portrait de Jeanne Duval, maîtresse métisse de Baudelaire, dessin par lui-même, 1865. Découverte de nouvelles contrées et civilisations ; idéologie du colonialisme ; Charles Baudelaire provocateur dans ses amours ; l'évocation de la femme dans ses poèmes. Œuvres d'artistes voyageurs : Gérard de Nerval, Eugène Fromentin, Gustave Flaubert, etc... Le rôle des Expositions universelles (construction de la tour Eiffel, découverte des cultures africaines par Claude Debussy et Pablo Picasso). M Illustrated London News, Les Fumeurs d'opium, 1874. Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels, 1857. Le thème du rêve et de l'évasion en littérature ; opposition Bacchus et Apollon ; l'inspiration de l'artiste ; Thomas de Quin-cey (Angleterre) et l'annonce de Charles Dickens et Emile Zola. Anonyme, Concert dans les catacombes de Paris,1897. Derrière la moralité bourgeoise, une société avec ses côtés obscurs ; le spiritisme (dont même Victor Hugo est adepte). L'ambiance fin de siècle ; les symbolistes ; le pessimisme d'écrivains et d'artistes (à opposer à l'optimisme des impressionnistes). D. Krasovec: ENSEIGNER LA LITTÉRATURE AVEC DES IMAGES 125 Gustave Courbet : Autoportrait, 18431845 ; portrait de Baudelaire, c. 1848. Amitié entre les deux (Abe 1966) ; Gustave Courbet qui refuse l'étiquette de « réaliste » ; Courbet et le sens de la provocation. Etre critique envers les expressions « romantisme », « réalisme » : Baudelaire et Courbet inclassables ; même prudence avec Flaubert, Zola et le « naturalisme ». La critique de la société et la place du spectateur (ici le spectateur est debout au centre un peu en dessous du tableau, il est donc physiquement dans la tombe !) La place du lecteur dans un récit littéraire et les différents procédés (interpellation, distanciation, points de vue, etc.) G. Courbet, Un Enterrement à Ornans, 1849-1850. Villecholle, Colonne Vendôme, 1871 (la colonne a été mise à bas en présence de Courbet) ; place de l'Etoile. Révolte des écrivains et des artistes, révolte du peuple : la Commune, 1871. Nécessité militaire de percer des avenues à Paris, le baron Haussmann. Zola témoin des changements de Paris (La Curée) ; les impressionnistes, chantres d'un monde nouveau (motifs des ponts et des gares). Evidemment, pour chaque thème ici évoqué il y a de très nombreuses images disponibles, un enseignant les trouve généralement rapidement sans trop d'efforts. 6 SECONDE ESQUISSE DE SÉQUENCE : MADAME BOVARY Mais nous pouvons traiter la même époque de façon très différente. La seconde séquence que nous esquissons concerne Flaubert et Madame Bovary, car Baudelaire comme 126 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE Flaubert se sont retrouvés devant les tribunaux en 1857 pour outrages aux bonnes mœurs. Ceci n'est qu'un tableau synthétique indicatif, nous n'y plaçons donc pas toute l'iconographie qui représente Flaubert lui-même et les lieux qu'il a habité, nous insistons sur la perception de la femme :63 Images Thèmes abordés h Adrien Moreau, illustration de La Femme de trente ans (Balzac, 1842), 1901 Un roman sur la sexualité de la femme bien plus audacieux que Madame Bovary ; mais le dénouement moral et religieux sauve le roman de la censure. Cette illustration montre un homme d'Eglise qui recueille la confession et les regrets de la « pénitente ». . * ji^ > ' - - .vâtKjHjSBI^IS / fifr^T HB A BémÛ jjaES _ . * fS KÇKgHsB| s&JE- v- >; «fc- Mariage d'Emma Bovary, illustration d'Alfred de Richemont, 1905. Quels que soient les défauts d'Emma Bovary, Flaubert évoque les désirs et choix d'une femme prisonnière des pesanteurs de la société. Dans le roman, madame Bovary ne fait pas allégeance à l'Eglise et se suicide (l'un des pire péchés). a ^tlf f Photographie de Georges Sand par Félix Nadar, 1864 ; A. Lemot, Flaubert disséquant Madame Bovary, 1869. Exploration par Flaubert de la psychologie féminine, dans un réel souci de donner à la femme la place qui lui est due. Il est très proche de Georges Sand et ils se sont échangés plusieurs milliers de lettres. La bisexualité de ces deux auteurs changent la perspective interprétative du fameux « Madame Bovary c'est moi ! ». 63 Certaines des causes historiques et politiques rendant difficile de représenter la femme sont en partie expliquées par Agulhon (1976) ; cette étude jette une lumière nouvelle sur l'époque et permet d'introduire une réflexion en littérature sur la valeur et la force de certaines allégories ou « fables » (par exemple dans la Vénus d'Ille de Prosper Mérimée, 1837). D. Krasovec: ENSEIGNER LA LITTÉRATURE AVEC DES IMAGES 127 Caricature de Charles Albert d'Arnoux contre le Saint Antoine de Flaubert, 1874. La fausse pruderie de l'époque et l'hypocrisie de la société bourgeoise. La violence des attaques des journaux, mieux assumée au XIXe siècle qu'au XXe. J.-L. Gérôme, Phryné devant l'Aéropage, 1861. Paradoxe du tableau de Jean-Léon Gérôme : quand la « sorcière » est montrée nue devant les hommes qui l'ont condamnée, elle est graciée ; les visages montrent néanmoins l'effroi. Tableau qui dénonce le regard hypocrite de l'homme sur la femme ; et il montre la beauté de la femme à ceux qui refusent de la voir pour des raisons « morales ». J.-L. Gérôme, Pollice verso, 1872. Evocation des autres œuvres de Flaubert, pleines d'exotisme, La Tentation de Saint Antoine et Salammbô. Mais aussi Bouvard et Pécuchet, thème « banal » pour lequel Flaubert a consulté 5000 ouvrages : il partage avec Gérôme la même obsession du détail exact et vérifié. F. Bac et G. Lemoine, illustration de Bel-Ami (Maupassant, 1885), 1901. Flaubert a ouvert la brèche et évoquer le baiser d'une femme et de son amant n'est plus réprimé par la censure ; on peut même le représenter ! Vie et œuvre de Guy de Maupassant ; rapports quasi filiaux entre Flaubert et Maupassant. 128 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE Relevons que le peintre Gérôme illustre à merveille certains aspects de la créativité de Flaubert, a priori peu perceptibles si on s'en tient à ses textes ; tandis que pour Baudelaire Gérôme était le représentant du mauvais goût en peinture. Heureusement, ce peintre commence à être compris et réhabilité. 7 ENVOI Ce qu'il faut retenir de cette approche didactique, c'est sa finalité : aider les apprenants à mieux aborder la richesse de la littérature. Pour cela il faut donc les intéresser et les plonger dans l'actualité des œuvres présentées : ils n'étudient pas de « vieux » textes, mais des textes modernes, ou en avance sur leur temps au moment de leur création, qui ont donc apporté leur contribution au monde dans lequel nous vivons. In fine, la culture générale est indispensable pour réfléchir à des problèmes contemporains, sociaux ou politiques. De plus, pour les apprenants étrangers, il est également important de trouver des points de contact entre la culture française et la leur, montrer la richesse des œuvres dans le contexte d'autres cultures, que ce soit de façon directe ou indirecte ; l'apprenant peut ainsi mieux comprendre son environnement immédiat. Car une œuvre n'est jamais isolée, l'intérêt de toute production intellectuelle est de relier des mondes différents, parfois dans des rapports inattendus. Et ce sont ces rapports-là que nous voulons rendre évidents. BIBLIOGRAPHIE ABE, Yoshio, 1966 : Baudelaire et la peinture réaliste. Cahiers de l'Association internationale des études françaises. 18. 205-214. AGULHON, Maurice, 1976 : Un usage de la femme au XIXe siècle : l'allégorie de la République. Romantisme. 6/13-14. 143-152. BORGES, Jorge Luis, 1957 : Manual de zoologiá fantástica. Mexico : Fondo de Cultura Económica. DAUNAY, Bertrand, 2007 : Etat des recherches en didactique de la littérature. In : Revue française de pédagogie. 159. Politique et rhétoriques de l'« Ecole juste » avant la Cinquième République. Collectif, 2001 : Branja 1-4: Berilo in učbenik. Ljubljana : DZS. DESCHAMPS, Nicole, 1972 : Borges et l'oiseau rare. Etudes françaises. 8/2. 167-175. Fauchereau, Serge, 1991 : Peintures et dessins d'écrivains. Paris : Belfond. NARCY-COMBES, Marie-Françoise, 2006 : Littérature et didactique. In : Les Cahiers de l'Acedle. 2. Actes du colloque de l'Acedle Recherches en didactique des langues (juin 2005). D. Krasovec: ENSEIGNER LA LITTÉRATURE AVEC DES IMAGES 129 POLI, Marie-Sylvie, 2008 : L'effet didactique de textes poétiques dans une exposition de peinture. Synergies Espagne. 1. 163-172. RAVET, David, 2008 : Une méthodologie interartistique pour étudier les rapports entre œuvres littéraires, peintures et films. Le Langage et l'Homme. 43/1. Crédits photographiques 1. Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple, 1831, huile sur toile, Louvre-Lens, Lens. 2. Eugène Delacroix, La Mort de Sardanapale, 1827, huile sur toile, Musée du Louvre, Paris. 3. Jean-Auguste-Dominique Ingres, L'Odalisque à l'esclave, 1839-1840, huile sur toile, Fogg Art Museum, Cambridge (USA). 4. Etienne Carjat, Charles Baudelaire, c. 1862, photographie. 5. W. S. Hartshorn, Edgar Allan Poe, 1848, daguerréotype. 6. Félix Nadar, Eugène Delacroix, 1858, photographie. 7. Victor Hugo, Planète, c. 1866, encre et lavis, Bibliothèque Nationale de France, Paris. 8. Victor Hugo, La Légende des siècles, 1860, encre, lavis, fusain, aquarelle et gouache, Maison Victor Hugo, Paris. 9. G. Dascher et L. Geisler, couverture du livre Les Colonies Françaises, 1900. 10. Charles Baudelaire, Portrait de Jeanne Duval, 1865, encre, Musée du Louvre, Paris. 11. Illustrated London News, Opium smokers in the East End of London, 1.8.1874. 12. Anonyme, Concert dans les catacombes de Paris, 1897. 13. Gustave Courbet, autoportrait dit Le Désespéré, 1843-1845, huile sur toile, Collection privée. 14. Gustave Courbet, Portrait de Charles Baudelaire, c. 1848, huile sur toile, Musée Fabre, Montpellier. 15. Gustave Courbet, Un Enterrement à Ornans, 1849-1850, huile sur toile, Musée d'Orsay, Paris. 16. François Gobinet de Villecholle (Franck), Colonne Vendôme (de l'album les Ruines de Paris), 1871, photographie. 17. Place de l'Etoile, photographie de la Ville de Paris. 18. Adrien Moreau, illustration de La Femme de trente ans (Balzac, 1842), 1901. 19. Alfred de Richemont, illustration de Madame Bovary (Flaubert, 1857), 1905. 20. Félix Nadar, Georges Sand, 1864, photographie. 21. A. Lemot, Flaubert disséquant Madame Bovary, La Parodie 5-12.12.1869. 22. Charles Albert d'Arnoux (Bertall), Saint-Antoine par M. Flaubert, L'Illustration 2.5.1874. 130 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE 23. Jean-Léon Gérôme, Phryné devant l'Aéropage, 1861, Hamburg Kunsthalle, Hambourg. 24. Jean-Léon Gérôme, Pollice verso, 1872, huile sur toile, Phoenix Art Museum, Phoenix. 25. Ferdinand Bac et G. Lemoine, illustration de Bel-Ami (Maupassant, 1885), 1901. POVZETEK Poučevanje književnosti s slikami: vizualizacija konteksta in podob književnih del Književnost in umetnost vplivata ena na drugo, vendar njun medsebojni vpliv le redko izkoristimo pri poučevanju književnosti. Učitelj lahko z uporabo umetnostnih predlog veliko pridobi, saj jih lahko izkoristi ne le kot sredstvo za ilustracijo besedila, pač pa kot pravi didaktični pripomoček. Njihova uporaba omogoči, da pokažemo kompleksnost konteksta, bolje spoznamo aktualnost književnega dela in uporabimo drugačna sredstva za analizo. Ključne besede: didaktika književnosti, umetnost in književnost, literarni kontekst ABSTRACT Teaching Literature With Pictures: Visual Representations of the Context and Imagery in Literary Works Literature and art influence each other reciprocally, but it is rarely used in the teaching of literature. And the teacher has everything to gain by using this potential: not just to illustrate a text, but as a true didactic tool. Thus, it's possible to show the complexity of the context, to immerse themselves in his actuality. And implement analytical methods differently. Key words: didactic of literature, art and literature, literary context RÉSUMÉ Enseigner la littérature avec des images: visualiser le contexte et l'imaginaire des oeuvres littéraires La littérature et l'art s'influencent réciproquement, mais cela est rarement utilisé dans l'enseignement de la littérature. Et l'enseignant a tout à gagner à utiliser ce potentiel : non pour simplement illustrer un texte, mais comme véritable outil didactique. Cela permet de montrer la complexité d'un contexte, de se plonger dans son actualité; et de mettre en application des méthodes d'analyse de manière différente. Mots clés : didactique de la littérature, art et littérature, contexte littéraire