199 * Université Paris Diderot Paris 7 Filozofski vestnik | Volume XLI | Number 2 | 2020 | 199–247 | doi: 10.3986/fv.41.2.09 René Guitart* L’infini entre deux bouts Dualités, univers algébriques, esquisses, diagrammes 1. En guise de synopsis : ce que je veux penser de l'infini Ici, en contrepoint de mes lectures d’écrits d’Alain Badiou, je construis ce que je veux penser sur l’infini, au départ entre l’ontologie et la phénoménologie, c’est- à-dire, à mon sens, au lieu de la geste mathématicienne structurante. Je suggère d’en voir le questionnement au regard d’une photographie qui comporte son propre nom : «  bivue » (voir en section 3.1). Il s'agit d'une rumination, sur l'infi - ni, en rapportant les mathématiques qui m'importent contre, tout contre ce que Badiou avance. En conclusion on lira la différence ainsi dégagée. Conséquemment, je propose quelques « scrupules techniques » à ronger, en au moins deux points mathématiques : la puissance du foncteur parties P — véritable générateur d’infinis et de structures, et la commodité naturelle des constructions par limites — constructions catégoriciennes de structures et théo - ries. Proposition relative donc au questionnement sur l’infini, puisque d’une part les cardinaux découlent de la structure de P (je le montrerai en section 5) et que, d’autre part, les même cardinaux sont ce qui permet le contrôle d’existence des constructions par limites, lesquelles, en l'absence de ce contrôle pourraient être postulées (par un axiome de diagramme localement libre). Avec in fine une indication très allusive à l’unification de ces deux aspects : la construc - tion des « parties » et la spécification de « limites », en la notion du foncteur « diagrammes » D qui étend le P ensembliste aux catégories. Ingrédients d’une recherche encore en progrès, mais qui, à ce point, permet de comprendre com - ment dissocier la pensée de l'infini de la pensée de la logique et de la « parole », comment la rattacher à la pensée du géométrique et du « voir », de la structure, du diagrammatique. L’originalité de ce nouveau travail est de faire très explicitement la liaison avec la question de l’infini, que je ne veux réduire ni à la question des cardinaux d’ensembles ni à celle du continuum de l’espace ; pour le dire en bref, je veux 200 rené guitart tenir la pensée de l’infini comme pensée des structures alliées avec les en - sembles, de leurs dualités ; mais on ne confondra pas l'idée mathématique de dualité, instituant comme donnée première une unité dialectique, comme la pièce fait entre ses deux faces, ou le fleuve entre ses rives, avec un certain dua - lisme philosophique instaurant une coupure et une alternative, le négatif d'un impossible choix. L’infini est ce qui apparaît, implicitement et explicitement, dans l’analyse et la synthèse des structures, et de leurs dualités donc, et qui se considère et « se mesure » à l'aide d’isomorphismes. Ce sont des questions que je creuse depuis longtemps, et le lecteur pourra cher - cher nombres d’articles sur mon site 1 . Cela intéresserait le philosophe que la technicité obligée ne rebuterait pas, celui qui sait que la contrainte des forma - lismes en calcul est somme toute moindre que celle, souvent inaperçue, de la grammaire en langue. En lisant Badiou sur les multiplicités, j’entends bien sa décision philosophique assumée du choix du Multiple contre l’Un. D’ailleurs, Badiou se dit foudroyé par la remarque de Quentin Meillassoux sur son nom propre, la transcription de son nom « Alain Badiou » en : « À bas l’Un Dieu », voire, ajoute Badiou, en « À bas l’Un Diou » 2 . Et alors il maintient, à propos de son livre médian Logiques des mondes 3  : « J’ai tenté un déplacement vers l’aval, vers la situation, le monde. Mon geste va de l’ontologie vers l’agencement relationnel et la logique, du langage vers le corps, de la mathématique des multiplicités pures vers la logique des relations, de l’événement vers le système de la cohésion des conséquences » 4 . Ce déplace - ment, qu’il dit « vers l’aval », est-il donc un retour ? Tel est son excellent résumé de ce que réussit ce livre, comme mouvement, des multiplicités pures — soit pour lui les ensembles, vers les mondes phénomé - naux — soit, pour lui, les relations structurantes ; ou bien, dirais-je un peu dif - 1 René Guitart, à l’adresse : http ://rene.guitart.pagesperso-orange.fr. 2 Alain Badiou, « Épilogue », in David Rabouin, Oliver Feltham et Lissa Lincoln (dirs.), Au - tour de « Logiques des mondes » d’Alain Badiou, Éditions des archives contemporaines, Paris 2011, p. 174. 3 Alain Badiou, Logiques des mondes. L ’Être et l’événement, 2, Seuil, Paris 2006. 4 Alain Badiou, Épilogue, in Autour de «Logiques des mondes » d’ Alain Badiou, p. 174 . 201 l’infini entre deux bouts féremment, un déplacement des ensembles aux structures, des ensembles aux catégories ou plutôt, plus spécifiquement, aux topos. On touche ici à un choix décisif : prendre les structures en sus des ensembles, comme structurations relationnelles d’ensembles, ou bien, en sens inverse, les ensembles comme sup - ports invariants sous les structures. Qu’est-ce qui existe, qu’est-ce qui est ? Y a-t-il une substance sous la toile des phénomènes ? Et puis, suivant la réponse choisie, comment s’y pense l’infini, non pas comme théorie et connaissance, mais comme moteur du penser. Cela dit, dans la section 2 , j’expose donc, faisant valoir symboliquement le terme qui s’écrit : « intégrateur », soit un anagramme de mon nom propre : « René Guitart » — principe dont s’organisent d’une ligne mélodique distincte de celle de Badiou, les idées directrices de mon projet, avec la question de la dualité en fil conducteur pour l’étude de l’infini, au point d’articulation de l’Un et du Multiple. Pour autant que l’« intégration » signifie la prise en charge organisatrice de la tension ou dualité entre les extrémités ou les contraires, soit, à la place du seul départ orienté de l’une vers l’autre ou bien de l’autre vers l’une, la prise en charge de l’éternel retour de l’un et l’autre. C’est que — soutiendrais-je — la mathéma - tique tient son principe de déploiement de cette tension ou dialectique ; lequel principe on peut bien nommer l’ Infini. Au-delà de la seule mesure en nombre ou en cardinaux, l’infini est ce qui contrarie l’organisation des structures , l'institue sans fin, se donne à calculer en structures encore et encore. Pour Badiou, Parménide est crucial, lui qui — dit-il — fonda la philosophie en proposant le nœud des concepts d’être, de pensée, de non-être 5 . Eh bien dans la section 3 je souligne la source historique qu’est son « élève » Zénon d’Élée, au point de fondation du souci mathématique, en nouant de ses paradoxes, l’énu - mération et la continuité, le dire et le voir ; et je poursuis jusqu’à la théorie de 2 dont s’écrira la logique classique — bien après l’invention par Parménide du raisonnement par l’absurde ; et, partant de là, s'aborde la dualité induite par cet objet 2 . 5 Alain Badiou, Le Séminaire. Parménide. L’être 1 — Figure ontologique. 1985-1986, Fayard, Paris 2014, p. 9. 202 rené guitart Ce n'est pas que 2 représente les deux valeurs de vérité, le vrai et le faux, mais bien qu'autour de lui se développe la dualité que la mathématique interroge à l'infini entre le dénombrable et le continu. Ainsi se fonde la mathématique, en dépit de la logique qui en est la corruption nécessaire (l’hygiène, dira André Weil). Le mathématicien au travail n’est ni parménidien ni héraclitéen, ni du parti du « même » ni de celui du « change », mais de la dialectique entre les deux : il met en scène la variation fonctionnelle entre les diverses structures invariantes. Par suite l’infini-du-mathématicien y réside. Il ne faut pas confondre ce point avec quelque théorie mathématique de l’infini, notamment celle des infimes à la Leibniz ou des fluxions à la Newton, le calcul des ordres de contacts de courbes, etc., ni même celle des ensembles de Cantor. C'est justement parce que la mathématique s'empare de la question de l'infini par tous ces bouts, et à propos de toutes les dualités ou construction de struc - tures libres, qu'il convient d'en nommer « structuralisme » la problématique ; bien entendu, on ne confondra pas ce structuralisme mathématicien, principe créatif, avec l'autre souvent mal venue, idéologie d'une prétendue mainmise des mathématiques en science humaine. Badiou a bien la notion de l’importance, au niveau des cardinaux, de la construc - tion du foncteur parties P, et notamment de l’excès qui s’y inscrit, de P(E) sur E. J’applaudis des deux mains. Mais à mon sens on peut aller plus loin, et dans la section 4 j’introduis aux structures ensemblistes à ma façon, avec notamment la notion de supra-relation, en exhibant le rôle central du foncteur parties P, de la multiplicité des fonctorialités de la construction que je nomme construction des structures sur E et que j’écris St(E). Ainsi on voit la puissance de P au-delà de la question des cardinaux, pour le système beaucoup plus vaste de toutes les structures, lequel je veux prendre comme étant « l’infini en personne ». Badiou est amateur de grands cardinaux, il examine leur hiérarchie, les théo - rèmes de Jensen et de Woodin, etc., vis-à-vis des concepts de l’infini et de l’ab - solu. Il développe une compréhension profonde, renouvelée du rapport entre cette théorie mathématique et les diverses théories pré-mathématiques de l’in - fini, donnant en effet une interprétation ontologique des axiomes de ZF, et il faut absolument le lire. 203 l’infini entre deux bouts Bien. Mais pour moi aujourd'hui le souci est ailleurs, dans l’oubli du fait que les cardinaux et les ordinaux sont des structures ; des structures minimales, peut-être, mais des structures, et pour les définir, ensemblistement, il y faut la notion de succession, ou bien celle de fonction et de bijection. Et du reste leurs calculs et les théorèmes admirés sont bel et bien produits grâce à ces struc - tures, précisément par constructions dans une catégorie d'ensembles associée à un « univers » ou modèle U de la théorie des ensembles. Mais ici Badiou suit une autre voie, parce qu'il veut considérer les ensembles comme substances qui exhibent les divers multiples, qu'il considère comme les formes d'être, et non pas comme constituant un monde phénoménal mis en scène comme catégorie voire comme topos, comme dans son livre Logiques des mondes . Ce qui lui per - met de soutenir, peu ou prou, que la théorie des ensembles est l'ontologie, et par suite l'oblige à penser l'infini sous condition de cette visée ontologisante. Tandis que pour un mathématicien-au-travail, la pensée de l'infini est la consti - tution du travail mathématique, je veux dire la structuration, tournée vers les phénomènes qui ont lieu dans l'écriture des mathèmes. De plus, il n’est pas évident du tout que les ensembles et cardinaux soient l’unique cadre minimal au sein de la structuration. La montée vers l’absolu par complétions successives de ZF est très particulière, de vouloir rester dans le re - gistre de cette structure minimale de cardinal. Ce que j’appellerais « complétion cardinale ». On pourrait imaginer tout autre chose, à savoir de compléter ZF par des faits portant sur des structures plus immédiates et plus riches. L’important, pour le mathématicien au travail, reste le processus même de complétion d’une catégorie quelconque supposée donnée, même si ce processus reste descrip - tible en termes ensemblistes. La complétion cardinale ne vaut à être privilégiée comme « échelle » que si elle est universelle vis-à-vis de toutes les autres, ce qui est pour l’instant plausible, mais reste une question. C’est pourquoi compléter ZF, autrement dit ajouter des propriétés à la catégorie « basique » des ensembles sur un univers donné n’est pas inutile ; toutefois il n’est pas nécessaire de se limiter à la « complétion cardinale ». Notamment il faut s’efforcer de penser l’infini des structures plus largement, sans a priori le limiter à l’infini ensem - blisto-cardinalistique. De plus, je critiquerais aussi l'acceptation de l'axiome de fondation, quoique Badiou en fournisse une bonne motivation ontologisante, axiome qui ne sert guère en mathématiques en dehors de la théorie des ensembles. Cette accep - 204 rené guitart tation conduit à soutenir pour les ensembles la métaphore « des sacs » et de leur emboitement indéfiniment linéaire, contre la métaphore des « graphes », et partant cela interdit l'accès aux hyper-ensembles, et en eux à l'infini de la récursivité immédiate que fournissent les boucles et circuits. Ici donc, au regard de ces remarques, la section 5 présente quelque éléments de ma notion d’ univers algébrique, des années 1970, notion incluant comme cas particuliers d'une part les topos de Grothendieck et d'autre part les ensembles flous de Zadeh ; univers algébriques donc dans lesquels on peut faire les ma - thématiques, et cela en utilisant uniquement la « logique » induite par P et ses transformations et équations structurales. Ils sont constitués d’une axiomatisa - tion de P sur une catégorie a priori quelconque. On peut alors dans ce cadre retrouver les cardinaux comme sous-foncteurs de P — des structures très spéciales — ou ce que je nommais jadis des bornes , et par suite une théorie de l’infini en mouvement « descendant » depuis l’absolu donné par P. Enfin, Badiou apprécie beaucoup le théorème de Löwenheim-Skolem, dont il indique qu’il l’a longtemps étudié. Dans la section 6 j’évoque la théorie des formes et celle des esquisses de Charles Ehresmann, qui permet de décrire les structures mathématiques en termes de recollements et co-recollements, et donc en se dispensant de la logique, donc de façon « géométrique ». Partant de là, le théorème du diagramme localement libre (DLL) que j’ai établi avec Christian Lair, puis plus tard une forme plus proche de celle d’algèbres de « termes oraculaires » avec Matthias Gerner, four - nit un analogue de Löwenheim-Skolem, ou des algèbres de Lindenbaum, et le contrôle donc sur l’infini en construction dans les jeux très-généraux de termes et formules, et aussi bien les calculs récursifs par schéma de Herbrand. J’ajoute enfin, sans cependant développer, que le foncteur Diag sur Cat U permet d’unifier les considérations de P et des DLL. En conclusion, dans la section 7 , s’affirme que j’ai bien commencé ici à re-dé - ployer, sans recours a priori à la logique, une théorie double de l’infini, par deux de ses bouts, dont les variations dualistiques ont de nombreux noms : 205 l’infini entre deux bouts fini/infini, discret/continu, parties/diagrammes, ensemble/structure, infime/ infini,  ensembles/catégories, ou bien encore algèbre/géométrie, univers/es - quisse, etc. Soit, à la fin des fins, l’infini des dualités entre structures et leurs in - teractions géométriques, autrement dit l’infini comme organisation des gestes de la mathématique au creux de ces tensions, chacune comprenant à son tour un infini entre deux bouts. Ce n’est qu’un début, mais déjà de nombreux problèmes y émergent, mathéma - tiques et philosophiques. 2. But : Ensembles vs structures dans la question de l’infini 2.1 L’infini est un jeu La conception de Badiou de l’infini, mathématiquement toute du côté « logi - co-ensembliste » substantiel, doit à mon sens être doublée du côté « géométri - co-structural » fonctionnel, et de ces deux côtés les calculs d’ensembles et de structures doivent être tendus en une dualité. Cela est nécessaire car c’est au départ de cette dualité, de cet ébranlement, que le mathématicien œuvre implicitement, expressément quand l’infini est en jeu. C’est que précisément l’infini n’est ni potentiel ni actuel — distinction illusoire qu’il faut dissoudre —, mais est un jeu, comme tout « objet mathématique », le jeu indéfini de la libre poursuite, du change pur. Une sorte de jeu initial dans le système de tous les jeux. Un jeu considéré comme un tout est actuel, mais il est aussi comme une potentialité, le système infini des parties ou mouvements qu’on y peut jouer. Tel est exemplairement tout labyrinthe . Précisons. Il ne sert à rien pour la pensée active de se dire : soit ω le premier ensemble infini. Et alors ? Quid de ce nominalisme ? Comme dirait Badiou, de quoi ω est-il le nom ? Autrement dit quel geste s'y loge ? Il vaut mieux ajouter à cela sa construction comme bien ordonné, via n ↦ n + 1 et la collecte de tous ces n, et puis, surtout, la poursuite de sa construction même, soit le passage ω ↦ ω + 1, 206 rené guitart par quoi commence enfin la technique du calcul des infinis. Sans technique la pensée n’est rien qu’une sale manie, sans structure opératoire un ensemble n’est qu’un fétiche. Redisons cela autrement. La définition des ensembles que donne Cantor reste difficile à penser, tant que le jeu de construction avec ces ensembles n’est pas acquis, tout comme celle des points et figures de l’espace s’éclaire quand on apprend à les transformer. Mais transformer un A en un B c’est, d’une façon particulière, structurer A, l’équiper de la faculté effective de devenir B. D’ail - leurs, c’est en effet quand il introduit la notion de cardinal que Cantor innove vraiment, mettant en avant justement l’idée de bijection, soit de transformation A→B réversible, entre deux ensembles A et B, qui permet de décrire pour tout ensemble A son cardinal comme la superstructure constituée de toutes ces A→B réversibles. On voit le mouvant, plutôt que l’immobile, de même que les yeux fermés l’on perçoit l’accélération et non pas la vitesse. Et dans l’entendement le changement est l’intuition première, quoiqu’indissociable du souvenir de ce qui change, du même. Il ne sert à rien de penser si ce n’est pour changer le monde. La première pensée serait celle de l’infini, du changement en personne. Ainsi la notion ma - thématique de fonction est-elle déjà implicitement une pensée de l'infini, de la poursuite et du changement. Partant, le calcul de la variation des fonctions exprime les formes de l'infini. Assurément je ne dis pas que Badiou n’a pas ces notions, somme toute com - munes, et ne les utilise pas en sa pensée, en sa pensée de l’infini. Bien que l'arrêt sur les ensembles — arrêt explicitement sans en venir aux catégories — pour penser l'infini, fasse signe en sens contraire. Mais par exemple ce point où j’arrive, en préconisant la pensée de l’infini, alias la pensée du changement comme outil pour changer le monde, eh bien cela consonne certainement avec sa conception du sujet et de la vérité. La grande invention de Badiou, qui de - vrait demeurer et occuper les philosophes pour un bon moment, est bien alors ceci : déterminer la vérité sous condition de l’infini . Ce que je transmute en ceci : déterminer l’exactitude sous condition de la structuration. Mais prenant le point de vue du mathématicien au travail, je dis que Badiou adhère trop à la croyance qu’il y a des ensembles, tout en sachant qu’il y a les 207 l’infini entre deux bouts relations, mais sans admettre la Relation au départ. C’est qu’il tient à marquer la différence entre sa conception et celle de Gilles Deleuze, Badiou du côté du Multiple et de ses formes astructurés alias les ensembles, Deleuze du côté de l’Un et de la Relation structurante. Si l’on simplifie, il choisit, au départ, l’infi - ni discret ensembliste à dire , ou ça s’éparpille en éléments que l’on comptera transfiniment, contre l’infini continu, où précisément l’essentiel est la continui - té qui, si on la pense a posteriori tient en un morceau les points d’un segment, lesquels points ne sont pas nécessaires a priori, où l’infini est vu, et à écrire comme l'infini des processus infinis de subdivision, par exemple la dichotomie. Ce marquage du parti-pris ensembliste est remarquable, c’est un geste philo - sophique par lequel Badiou enseigne admirablement ce qu’est la construction philosophique ; il enseigne que le philosophe a pour tâche de décider dans des alternatives, par quel bout il va poursuivre, de quel sceau il va estampiller sa pensée en constitution. Et j'affirme qu'il en va de même pour le mathématicien qui, aux points de bifurcation, à l'atteinte des points d'impossible, doit choisir (ce que j'appelle la pulsation mathématique). Ma proposition est de reconsidérer la notion d’infini, ni comme Badiou ni comme Deleuze — lesquels sont bien entendu tout-à-fait indispensables à mon entreprise, comme deux jambes sont demandées pour marcher — mais comme le jeu entre ensembles et relations, ou si vous voulez, pour m’adresser aux phi - losophes, entre Badiou et Deleuze. Parce que c’est là que je situe l’infini en tant qu’il constitue le réel des œuvres mathématiques depuis Zénon. L’infini en ac - tion : sinon, à quoi servirait-il en mathématique de le penser ? À cet usage, il s’agira donc ici de simples scrupules techniques, néanmoins pe - tits « cailloux philosophiques » dans les « choses sûres », dans la dialectique matérialiste d’Alain Badiou, à propos de l’infini uniquement, tel qu’il en traite très-remarquablement dans L'immanence des vérités 6 , faisant suite à L'Être et l'événement 7 , après un détour dans Logiques des mondes 8 par les catégories, ou 6 Alain Badiou, L ’immanence des vérités. L 'Être et l'événement, 3, Fayard, Paris 2018. 7 Alain Badiou, L 'Être et l'événement, Seuil, Paris 1988. 8 Alain Badiou, Logiques des mondes. L 'Être et l'événement, 2. 208 rené guitart plutôt les topos, voire spécifiquement les topos de Ω-ensembles comme exposés dans Topoï 9 . Ces scrupules touchent à ce qui chez Badiou est emprunté aux mathématiques — à la théorie ZFC des ensembles principalement — pour déployer sa pensée, pen - sée donc de l’infini d’abord, en vue d’une ontologie faisant théorie de l’Être et des vérités. Je propose d'en re-former le matériau, à ma guise bien sûr. 2.1.1 De l’infini, côté compte L’emprunt aux mathématiques fait souche chez Badiou de ce point platonicien : l’étude des mathématiques « nous montre, sans recourir aux évidences falla - cieuses de l’expérience, qu’il existe des vérités » 10 . Ce dont l’on pourrait douter : pour moi, la mathématique montre à l’évidence qu’il existe des exactitudes, après quoi reste entière la question de penser ces exactitudes comme des véri - tés ; j’y reviendrai dans une autre occasion. Mais par contre, c’est bien vrai, à mon sens, qu'avec la mathématique- qui-compte-dans-l’infini, on trouve un modelage rationnel de l’infinitude elle- même proprement infinie, et partant un modelage des vérités ou formes d’être, pour peu que l’on ait décidé de prendre comme axiome primordial que le sujet ne fréquente les vérités que dans ses jeux avec les infinis considérés comme pour - suites ; ce qui me paraît être l’amorce méthodologique du système de Badiou. Ainsi s’explique que, pour Badiou, l’événement majeur se nomme Georg Can - tor, et son calcul des « ensembles », et qu’il s’agisse de lire l’infini dans son œuvre et ses suites. À ce point, avec Badiou, on devrait accepter ce qu’écrit Pa - trick Dehornoy : « La théorie des ensembles est l’exploration, à l’aide des outils des mathématiques, de la notion d’infini » 11 . Je dirais plutôt « une » explora - tion. Notamment, pour Dehornoy, la théorie ZF voire ZFC est une formalisation de notre intuition de l’infini, bien acceptée à une époque donnée — disons en 1960, mais cette axiomatique est (heureusement) incomplète, puisque Gödel et Cohen ont montré qu’elle ne suffit pas à décider ce qu’il en est de l’hypothèse du 9 Robert Goldblatt, Topoï: The Categorical Analysis of Logic, Elsevier, Amsterdam 1984. 10 Alain Badiou, La République de Platon, Fayard, Paris 2012.. 11 Patrick Dehornoy, La théorie des ensembles : introduction à une théorie de l'infini et des grands cardinaux, Calvage et Mounet, Paris 2017, p. Vii. 209 l’infini entre deux bouts continu HC. Il s’agit alors de découvrir comment la compléter progressivement : c’est là l’entreprise des grands cardinaux, qui permet, entre autres choses, d’en savoir plus sur HC, et sur ce qui se loge entre X et P(X). Si donc la théorie des en - sembles est celle de l’infini, si l’infini est ce dont se tissent les vérités de l’Être, de sorte que les ensembles ou bien seulement les cardinaux, sont les formes d’être, alors en effet va de soi la formule de Badiou : l’ontologie c’est la théorie des ensembles. Ce qui n’interdit pas, y compris aux regards de Badiou, que ce slogan soit aussi non-vrai, dès lors qu'il ne vaut que comme propagande. On peut proclamer plus, et Badiou s’y est laissé aller (puis s’en est départi) : l’on - tologie c’est les mathématiques. Pour confirmer cela, il suffirait de savoir que les ensembles, à part la question de l’infini, joue un autre rôle, celui de coder tous les objets mathématiques : tout objet mathématique, toute structure, « est » un ensemble, s’autorise de son codage ensembliste que l’on prend donc pour son « nom ». Mais l’entité nommée 2 est-elle réellement l’ensemble { ∅,{ ∅}} ... ? En sus, ces codes permettent bien de penser « la Relation », et les structures l'exprimant, exhibant ces structures comme des ensembles équipés de données supplémentaires, également ensemblistes : les structures ainsi analytiquement saisies sont dites structures ensemblistes, et la pensée des structures est ainsi amputée de son caractère immédiatement synthétique et proprement relation - nelle. 2.1.2 De l’infini, côté analyse, côté intuition : la forme objective Mais le rôle fonctionnel des ensembles s’est avéré, directement, très peu dy - namique, sauf à permettre, comme le remarque Borel, le développement de l'analyse fonctionnelle ; et in fine inadéquat à la pratique des mathématiciens, au-delà du fait de fournir une analytique suffisante pour définir précisément les objets mathématiques comme équipements d'ensembles, lesquels ensembles servent comme une sorte de fond ou support de travail. C’est pourquoi des axio - matiques propres à chaque région des mathématiques continuent à s’inventer, indépendamment a priori de la question des fondements, c’est-à-dire de leurs rapports à la théorie des ensembles en termes de modèles, quoique le langage ensembliste y soit utilisé. Tout comme le calcul des infiniment petits s’est in - venté au XVII e siècle. Ce n’est que dans un temps particulier — aux débuts du XX e siècle — que, par la voie des ensembles et de leurs manipulations, l’on a pu spécifier les objets mathématiques comme structures ensemblistes. Mais, pour 210 rené guitart s’en servir et les étudier la seule idée du calcul des infinis n’est pas suffisante, il y faut celle de la transformation, de la comparaison et du calcul des change - ments ; ce que l’on peut aussi décrire (coder) dans le cadre ensembliste, certes, mais, et c’est le point, le codage fixé arbitrairement dissout l’intuition. Autre - ment dit, l’intuition est au départ de la structure, au point de sa perception d'un coup d'oeil synthétique, et plus on en précise un code ensembliste arbitraire, moins l’intuition suit. C’est le cas par exemple avec la modélisation numérique des segments et des points : il faut alors ré-ajouter la topologie ou la métrique, à son tour décrite de façon ensembliste, etc. Le drame est que cela est possible, ce qui fait oublier que cela, tel codage particulier, n’est pas en soi-même néces - saire au travail de l’intuition mathématique. L’intuition repose au contraire sur la multiplicité des codages et leurs changements, elle est la capacité à bouger les codages, soit encore donc l'enjeu de la pulsation mathématique. L'intuition de la structure, c’est bien, du côté des changements, une forme de présence de l’infini en action, toute différente de celle des cardinaux par lesquels s’exprime quelque chose de la stabilité du même. Ainsi chaque structure engendre le système infini de ses présentations et elle est donc par elle-même, indépendamment de telle présentation ensembliste particulière, une forme d’infini, une forme d’être. De ce point de vue, un en - semble est simplement une structure minimale, dont la forme est essentielle - ment son cardinal, ou le système des bons ordres dont on peut l’équiper. Le détour par les espaces fonctionnels puis par les catégories, permet au - jourd'hui, prenant en charge l'infini de leurs codages arbitraires, un codage en - sembliste naturel des structures, indépendant de leurs premières présentations arbitraires, rendant donc compte de leur formes objectives. C'est le sens du fa - meux lemme de Yoneda, que je rappelle maintenant sous une forme particulière. Soit C une catégorie abstraite, et U un univers comprenant comme éléments tous les ensembles de la forme El(X), pour X un objet quelconque de C, avec El(X) ={f: Z → X ; Z ∈C, f ∈C}. Les éléments f de l'ensemble El(X) seront dit « éléments » de X (relativement à C). Alors la catégorie C est isomorphe via El à une catégorie concrète K formées d'ensembles, à savoir les El(X), équipée entre ces ensembles de certaines ap - plications ou fonctions (à savoir celles de la forme El(h) : El(X) → El(Y) : f → h.f, 211 l’infini entre deux bouts pour une flèche h : X → Y), soit une sous-catégorie K de la catégorie Ens U formée de toutes les applications entre éléments de U. Du coup, l'objet X, considérée suivant sa forme, soit suivant sa relation aux autres objets de C, devient un simple ensemble, à savoir El(X), envisagé dans sa relation fonctionnelle aux autres ensembles de K, donnée par les fonctions de K. L'objet absolument abs - trait X est donc maintenant vu comme un ensemble El(X) équipé d'un système de relations El(h) à d'autres ensembles, les El(Y). On peut appliquer cela au cas où la catégorie C est une catégorie de structures ensemblistes (E, S), décrites comme modèles d'une théorie elle-même décrite en terme logico-ensemblistes, où donc la structure S est un équipement d'un ensemble E, codé de façon souvent arbitraire ; eh bien, en appliquant El, on redétermine la structure (E, S), comme un autre ensemble que E, à savoir El(E, S), qui, pour le coup, est naturel, et naturellement équipé de relations fonc - tionnelles à d'autres ensembles. On considère alors cette nouvelle présentation comme la forme « objective concrète » de la structure. Cette forme est en général infinie, même si E est fini, et c'est elle que vise l'intuition, tandis que l'analyse cherchera à engendrer cette forme à partir d'une donnée du type (E, S) éven - tuellement finie ou du moins simple et maniable, ou disons calculable. C'est cela que je désignerais comme la dualité analyse/intuition. 2.2 Enumérations vs présentations Sans entrer dans les détails, il y a donc chez Badiou un parti-pris en faveur de la théorie des ensembles comme constituant, à la différence de l’arithmétique qui est une théorie du calcul dans la finitude , la théorie de l’infini actuel — au départ de N — et de son calcul interne en ordinaux et cardinaux. Ce qui s’avère convainquant si l’on regarde les développements au XXème siècle de la théorie des grands cardinaux, comme exposée notamment dans les traités de Akihiro Kanamori 12 , de Thomas Jech 13 , ou encore de Patrick Dehornoy 14 . Voir aussi le Handbook of Set Theory 15 et, en ces références, d’abondantes bibliographies. 12 Akihiro Kanamori, The Higher Infinite, Springer, Berlin Heidelberg 1994, 2003. 13 Thomas Jech, Set Theory, Springer, Berlin Heidelberg 1997, 2003. 14 Dehornoy, La théorie des ensembles : introduction à une théorie de l’infini et des grands cardinaux. 15 Matt Foreman and Akihiro Kanamori (dirs.), Handbook of Set Theory, Springer, Berlin et Heidelberg 2010. 212 rené guitart Mais toutefois, compter-dans-l’infini, aujourd’hui, cela peut se déployer autre - ment qu’au départ d’une montée dans le comptage ordinal, mais dans la forma - tion générale des structures et relations, de l’analyse (descendante) de celles-ci, et surtout de leurs dualités constitutives. C’est pourquoi l’événement majeur, en quelque sorte dual de l’événement « Georg Cantor », se nommerait « Charles Sanders Peirce » et son calcul des « relatives » (alias les relations binaires). Quand bien même il s’agirait de relations ensemblistes. Le rapport entre les deux — montée et descente, construction et déconstruction — se tenant exac - tement dans la dualité qui laisse déterminer la notion de fonction comme un cas de relation, et une relation comme une fonction au niveau des ensembles de parties. C’est, me paraît-il, au cœur de cette dualité, que l’on pourrait nommer énumé - ration/présentation, et puis présentation/représentation, que gît le moteur de l’activité mathématicienne. La dualité est, grossièrement, réalisée dans le pas - sage d’une catégorie C au topos des préfaisceaux sur celle-ci, ainsi que dans l’usage du lemme de Yoneda, et partant de la dualité associée, entre analyse et intuition, expliquée ci-dessus. Du coup, ce n’est pas du côté des topos seuls qu’il faut chercher à modéliser l’activité mathématique et, partant, le jeu gé - néral des phénomènes, mais bien avec les catégories plus générales que sont les univers algébriques, dont la logique n’est pas nécessairement intuitionniste, mais est cependant une logique dynamique, voire avec des catégories a priori quelconques. On y gagne, et c’est essentiel, de ne pas supposer de structure logique a priori sur-déterminée. Mais je reviendrai plus loin sur ces scrupules. À mes yeux donc, il faudrait joindre à la théorie ensembliste la prise en compte des calculs relationnels et de la structuration sans fin en tous sens , pour notam - ment éviter de ne considérer que la montée en successions transfinies depuis le vide, d’où s’induit que les ensembles peuvent se soumettre à un principe de hiérarchisation, et, de plus pour éviter de confondre cette hiérarchie avec celle des cardinaux, et puis finalement pour éviter de « croire au compte », comme si cela, le comptage, faisait sens. C'est plutôt le geste de structuration libre, en tous sens a priori , qui fait sens. Avec Patrick Dehornoy, il faut savoir que la définition des nombres à la Von Neumann par n + 1 = n ∪ {n} n’est qu’un codage du nombre n + 1, n’en détermi - nant a priori ni la substance, ni la fonction. De même, ajouterais-je, la construc - tion de l’intervalle [0,1] à partir de suites de 0 et de 1 qui codent les nombres 213 l’infini entre deux bouts réels, ne vaut que sous condition d’un théorème ou d’une définition validant la construction comme bonne représentation numérique du segment géomé - trique, voire du segment physique (et alors c'est une thèse). Cette analyse se substitue à un segment (AB(, produit l'oubli de sa nature originelle de grandeur étrangère au domaine des nombres, « résoud » cette étrangeté. 2.3 Logique en ontologie et en phénoménologie Puisque, lui semble-t-il, Platon nous dit peu de choses sur ce qu’il entend par « vérité », du coup Alain Badiou s’autorise à relever ce terme de « vérité » pour pointer la pierre angulaire de son propre dispositif. Sans avoir à croire qu’il y a la Vérité, avec un V majuscule, il croit donc ou feint de croire qu’il y a des « vérités », que des vérités existent, sinon que des vérités soient ; du moins cette question est au centre de sa « dialectique matérialiste », où il procède à la dé - termination de ce qu’est en son sens une vérité — nonobstant l’histoire problé - matique de ce concept — et à son arrimage au concept de sujet. Le sujet est ici post-cartésien, ce n’est plus celui qui constate que la vérité est dans l’entende - ment comme évidence mathématique, ce qui constituait déjà un tournant dans la philosophie, mais le sujet maintenant, à un autre tournant peut-être, est celui qui pose la vérité comme ce dans quoi il s’engage, sous-entendant la militance volontariste comme déontologie nécessaire au bonheur. Du coup il n’est plus question de critère de vérité, mais d’affirmation d’événement, puisque les véri - tés sont définies comme certaines productions de sujets en fidélité à des événe - ments, ou des séries risquées toujours inachevées — infinies donc — de telles productions, au regard de l’Être, ce dont traitera l’ontologie (qui peut ainsi se départir de la question des vérités propositionnelles sous condition de gram - maires, tout en restant ce qui s’oppose à « l’appropriation abusive de l’écriture » par les sophistes). Cette possibilité nous renverrait à Martin Heidegger, à l'ou - verture à de l'étant et à l'étant comme ce qui constitue le temps en événement. La vérité est dans l'étant et du Dasein, intentionnelle encore. Loin en tout cas du calcul propositionnel. Pour Badiou, l’ontologie, le discours rationnel-en-vérités sur l’Être — et en même temps discours de l’Être — tendu entre la transcendance métaphysique de l’Être-en-tant-qu’Être et la dialectique de l’Être et du non-Être, affirmé comme discours proprement de l’Être lui-même, l’ontologie donc « est » la théorie des ensembles, car s’y développe les multiplicités pures en tant que les formes d’être. Badiou a choisi de penser l’alternative Être/non-Être au titre du Multiple 214 rené guitart pur plutôt que de l’Un, du multiple d’avant ou d’après la relation, non-contem - porain à la relation dont cependant se constitue l’apparaître d’un étant. Badiou a indiqué quelque part qu’à une époque il a beaucoup réfléchi au théo - rème de Lowenheim-Skolem, je l'ai déjà indiqué plus haut. C'est tout à fait clair quand on voit que, sous ce parti-pris sur l’ontologie, il révèle remarquablement la théorie des ensembles comme une théorie de l'infini, comme, pour lui, la théo - rie privilégiée de l'infini. Il y comprend le rôle de la finitude à dépasser, voire la sortie de toute figure figée de l’infini vers une autre, en l’espèce la notion de géné - rique ; ce qui constitue véritablement un corps solide pour son concept de vérité, corps qui se tient sous la pensée de l’infini ascendant, au départ du vide, dans le régime d’une seule structure, celle de l’ordinal, de la succession et du supre - mum. Une vérité sera donc une production — soit à mon sens une structuration — infinie voire générique, au-delà donc de tout infinitude pointée en son monde. Et partant, me semble-t-il, penser l’Être comme déploiement de la logique des vérités, c’est au premier chef penser l’infini et/ou la structuration. Au plan ma - thématique dans une vue substantialiste, l’infini et la structuration, c’est la ma - thématisation des mondes sur la base de la théorie des ensembles considérée comme théorie de l’infini, du biais des ordinaux et cardinaux. Mais pour moi, l'infini éparpillement des seuls ensembles ne suffit pas à dire l'Être ou sa logique, il y faut la prolifération des structures enchevétrées. Au risque de confondre l'Être et le phénomènal, l'être d'un étant et son apparence ou encore son existence-en-son-monde. Et c'est à ce niveau que la question de l'infini doit s'inscrire. Au plan mathématique d'une approche fonctionnelle, du biais des relations, l’infini et la structuration relève de la théorie des catégories, ou plus précisé - ment de l’articulation entre théorie des ensembles et théorie des catégories. Ici doit intervenir la question du cercle des raisons. Il y a la question des divers niveaux de rationalité, de leur emboitement circulaire, et de la situation dans ce cercle-des-raisons du discours rationnel-en-vérités sur l’Être. Il y a d’abord la rationalité suprême — ou prétendue telle — au nom de laquelle les discours rationnels s’autoriseraient, et s’autorise la rhétorique qui les avance, dans la langue, en paroles ; puis, la rationalité propre de chaque discours rationnel 215 l’infini entre deux bouts philosophique, par exemple du discours exposant le système philosophique de Badiou ; puis dans ce système la rationalité ou Grande Logique de l’ontologie, du discours réglant le fait de l’Être ; puis les raisons de distribuer, de là, la phénoménologie en des mondes d’apparaître ; puis, enfin, dans chaque monde d’apparaître, la logique interne mise en évidence au point de son transcendan - tal ; puis, en retour, dans le monde particulier des êtres-de-paroles, la logique de la parole, qui nous livre les principes des raisons suprêmes. L’autoréférence inévitable du discours rationnel de la rationalité n’est pas prise en charge par Badiou, en raison de sa décision de couper court dans ce cercle, de ne pas accepter en son ontologie l’intrusion de la question de la langue, du tournant langagier, ni de la théorie de l’interprétation voire de l’herméneutique, ni le jeu de la Relation. Du coup, l’apparition des vérités n’est pas initialement présentable comme codages sous condition de modes d’écritures, ce qui laisse - rait saisir la forme d’être associée à une apparition comme ce qui, en dépit de la singularité d’un codage visible, est invariant ; puisque dès lors il n’y a pas lieu à relater, ou lieu de saisir un tel fonctionnement, les vérités n’ont de formes que purement substantielles, soit, si j'ose dire, de formes informes. Autrement dit, pour moi, la difficulté du système de Badiou est de ne pas prendre en charge la dialectique de la substance et de la fonction comme le noyau constitutif des apparitions, de leurs formes, et du fait que tel étant est, ni même du « il y a » cet étant, d'où procèderait sa forme. Sans poursuivre sur ce dernier point, sur ce que j’y entends, je pose donc, en vue de penser l’articulation ontologico-phénoménologique, et plus tard son rapport à la question de l’infini, ce qui vient maintenant. Il y a un modèle U d’un certain fragment de la théorie des ensembles (soit une collection d’ensembles formant, sous condition de ce fragment de la théorie, un « univers ») et, associé à ce modèle, la catégorie Ens U de toutes les applications possibles entre les ensembles éléments de cet univers. Cela déterminerait une ontologie Ens U , relative à cet univers U, et l’ontologie serait alors la multiplicité de ces ontologies, quand U varie (qui sont éventuellement des topos, si U s’y prête), leur articulation. Mais ce faisant ne nous éloignons-nous pas de la pensée de Badiou, chez qui la mise en scène ou modélisation en topos est affectée à la phénoménologie 216 rené guitart seule ? Je comprends que chez Badiou la modélisation elle-même reste une axiomatisation provisoire, sans lien avec quelque réel extérieur prétendu, ni a fortiori avec l’idéologie structuraliste à la Claude Lévi-Strauss, et du coup son usage des topos n’est pas « définitif », certes; mais alors pourquoi pas, provisoi - rement aussi, partir d’un modèle de la théorie des ensembles ? La phénoménologie, au contraire de l’ontologie donc, ou théorie de l’apparaître des étants (discours sur l’être-là) « relève » (pour Badiou) de mondes relation - nels qui se formuleraient en termes de catégories ou plutôt de topos, et tout précisément de ces topos d' Ω-ensembles (où Ω est alors une algèbre de Hey - ting constituant, pour Badiou, le « transcendental » déterminant la logique du monde nommé Ω-Ens), mondes en lesquels des vérités sont produites (sous condition donc de Ω), et où elles existent. Et partant, chaque étant, en sus de sa forme ensembliste, n’exige pour exister en son monde que sa spécification sous la seule condition de la détermination logique de ce monde, elle-même toute contenue dans son Ω : soit un schème minimaliste de l’apparaître, du relation - nel, ou encore de la structuration. Du coup, la question d’une structure en sa saisie pleinement géométrique (comme « voir » avant tout codage ensembliste et langagier) et non pas logique, est implicitement écartée, ou du moins mise entre parenthèses, sous condition de sa reconstruction ultérieure sur fond, voire sur fondement, ensembliste. Je poserai plutôt que l’apparaître relève de mondes représentés par des catégo - ries quelconques C, et surtout pas nécessairement des topos, ce qui permet de considérer naturellement tout apparaître au titre d’une structure quelconque de relations, de sa structure proprement dite, a priori beaucoup plus riche que ce qui relève d’un transcendantal comme Ω. Alors, si des étants X et des vérités sont produits comme apparences dans C, leurs formes Φ(X), qui déterminent leur être en dépit de leurs apparences, sera délivrée par un foncteur de C vers un topos Ens U , catégorie des applications associé à un univers U : Φ   : C → Ens U . Bien entendu, c’est là affaire de représentation immédiate, car on pourra, en - suite, considérer une complétion de C en un topos T[C], en un sens ou un autre, comme par exemple un topos (Ens V ) C op de préfaisceaux sur C à valeurs dans 217 l’infini entre deux bouts un univers V, ou bien comme le topos classifiant de la théorie dont C est une catégorie de modèles, et déterminer Φ par son extension Φ - à T[C] : Φ - : T[C] → Ens U . Et donc si T[C] =(Ens V ) C op , alors Φ - : (Ens V ) C op → Ens U . et si V = U, pour un X 0 objet de C, alors une possibilité pour Φ - est Φ - : = eva(X 0 ). le foncteur évaluation en X 0 qui au préfaisceau F associe eva(X 0 )(F) = F(X 0 ), sa valeur en X 0 . Le point crucial est de ne pas spécifier a priori la logique interne envisagée pour C, mais au contraire de la découvrir par-dessus C, en construisant le classifiant des sous-objets de T[C], ou bien tout simplement en décrivant un système géné - rateur complet des opérations fonctorielles sur C. À mon sens, la logique — si l’on tient à employer ce mot — n’est pas ce sur quoi C est développé, mais ce qui émane de C, et cela surtout si l’on veut entendre par là « le transcendental ». Je souligne : la logique d'un monde en émane, en raison de l'activité qui s'y passe, ce n'est pas ce sur quoi il repose. Il y a, si nous poursuivons avec Badiou, des événements, aléatoires et radica - lement incalculables, immanents à tel ou tel monde, germe en ce monde de sa propre modification future, qu’accomplirait alors la fidélité risquée d’un sujet « de » tel événement, en route vers l’advenir de sa vérité, comme direction ou point à l’infini, ou mieux, dirais-je (pour éviter de trop coller à la définition em - piriste de William James de la vérité scientifique, ou l’idée de Charles Saunders Peirce de la vérité comme opinion ultime) comme proprement ce cheminement particulier sans fin immanent à son monde, voire comme ce chemin en son amorce déjà, comme son jet. Les vérités tiennent à l’immanence de l’infini, en leurs mondes, dirais-je, me semble-t-il en accord avec Badiou, quoique leurs affirmations nécessaires ne soient possibles que dans la finitude inhérente à tout monde, de par la clôture qu'impose sa définition, dont elles nous engagent à sortir. On imaginerait 218 rené guitart qu’une vérité se reconnaît comme ce qui nous engage à dépasser notre finitude, en création. Ces mondes de productions de vérités eux-mêmes ressortissent de quatre re - gistres traditionnels qui sont : amour, art, science, politique, mondes d’où la philosophie se donne pour charge de relever et promouvoir les vérités, soit sui - vant l’expression de Badiou, d’en faire propagande. Mais cette propagande n'aurait-elle pas un quasi-monde de l’ontologie pour lieu de départ de sa production ? Ou pour le dire autrement, en quel monde le philosophe, Badiou ou Platon, vit-il, existe-t-il ? Il est plaisant de voir ici le schème lacanien du cartel , « le principe d’une élaboration soutenue dans un petit groupe. Chacun d’eux se composera de trois personnes au moins, de cinq au plus, quatre est la juste mesure. Plus une chargée de la sélection, de la dis - cussion et de l’issue à réserver au travail de chacun » 16 . Le philosophique serait ce « plus un » en sus des quatre registres. Pour ma part, je dirais même que chaque philosophe est un « plus un » « géné - rique » ou « quelconque », vis-à-vis de ces quatre registres de productions de vérités, et donc que l’on peut du coup considérer sa philosophie, et d’abord son ontologie, comme « faisant monde », et ensuite l’ontologie-en-général comme le jeu de ces mondes-là. S’introduit ainsi la relativité — bien entendu c’est le contraire du relativisme mou — la relativité philosophique comme en théo - rie einsteinienne, en théorie kleinienne, ou en théorie galoisienne : il y a un groupe ou un monde de base relativement auquel on travaille sous condition de son équivoque constitutive, en fidélité à tel événement, à tel philosophe. La philosophie est alors, objectivement, l’infini ou du moins l’inachèvement indé - fini de l’articulation de ces mondes et de leurs impasses, le système infini des bévues, dont se conforte notre finitude. Si l'on tient à viser l'infini, à mon sens c'est par là, du côté des bévues inévitables dans l'articulation des structures qui tiendraient ensemble ontologie et phénoménologie. 2.4 Philosophie ou mathématique? Dans les mondes particuliers de science des mathématiciens, l’événement, dans l’après-coup d’un théorème, se signifierait de la mise en fonction de nou - 16 Jacques Lacan, «Acte de Fondation » (1964), repris dans Autres écrits, Seuil, Paris 2001. 219 l’infini entre deux bouts velles définitions et de nouveaux objets, et la fidélité serait le cheminement contingent de là vers de nouvelles preuves, d’autres théorèmes nécessaires. Certes, les démonstrations logiques sont de tels cheminements, mais il en est d’autres modalités, dont ressortiraient plus directement les diverses espèces de structure. L’infini des espèces de structure, parallèle à l’infini des modalités de preuves, se trouve dissimulé du fait de ne retenir que la pertinence des chemi - nements logiques ; est mis sur la touche aussi le recours nécessaire à l’intuition fournie par le savoir-faire du mathématicien. La mathématique (ou bien seulement, prise dans la mathématique, la théorie des ensembles), et partant l'infini, occupe donc deux places dans la philosophie de Badiou, ce qui fait deux cas qu’il faudrait croiser en une dualité constitutive. La première place est comme constituant axiomatique, quand il est dit que « l’ontologie est la théorie des ensembles ». Et la seconde est quand il est consi - déré, parmi les mondes où le dispositif badiousien nous dit que des vérités sont produites, tel ou tel monde mathématique, et là, éventuellement, le monde de la théorie des ensembles lui-même, ou bien le monde des divers modèles d’une théorie particulière comme ZF, voire le monde constitué d'un modèle particu - lier de ZF. Partant on distinguera pour chaque théorème deux sens « en vérité ». D’une part il est une production de vérité dans un monde mathématique, par où ce monde se structure. Et d’autre part il est aussi un élément faisant sens vrai en ontologie, interprétable en celle-ci, c’est-à-dire dans la théorie de l’être au titre de la propagande pour les vérités. Cette propagande n’est pas une « vérité en philosophie », puisqu’il est posé par Badiou, et par la plupart des philosophes, que des vérités, en philosophie il n’y en a pas ; et notamment, pour Badiou parce que la fabrique philosophique n’a pas de monde où la philosophie se produirait comme réseau de vérités. Mais cette propagande du moins constitue un modelage pour du dire philosophique ainsi assuré comme valide, par quoi le dire philosophique se structure, in ex - tremis en quelque sorte. Le philosophe peut donc ainsi emprunter aux mathématiques théoriques l’in - finie ressource de leurs vérités (ou, pour mieux dire — d’une distinction à mes yeux essentielle — la ressource de leurs structurations exactes ) pour en induire 220 rené guitart du philosophique, pour élaborer sa philosophie. Ce qui est comme l’envers du travail de commentaire philosophique des mathématiques que l’on appelle couramment la « philosophie des mathématiques », que Badiou récuserait, semble-t-il, puisque, pour lui, il n’y a pas de « philosophie de ». Position très dé - fendable, qui oblige à de fines précautions pour s’engager très-librement dans le lieu que je crois naturel de la dualité mathématique/philosophie. Il y a donc deux vérités pour un théorème. Dans le premier cas, il s’agit pour le philosophe de ce que sa philosophie « pense » de tel théorème, et s'autorise à en dire, dans le second cas il s'agit de ce que le théorème permet au philosophe de produire dans sa philosophie. On entreverra là une espèce de dualité ouverte entre mathématiques et philosophies, dont je ne sais si Badiou la soutiendrait, par laquelle en tous cas je trouve à étayer mon hypothèse que la mathématique est une partie de la philosophie, mais surtout ceci : il y a une double articulation entre philosophie et mathématique, et c’est sur cette articulation elle-même que la problématique ontologique se meut « créativement ». La vérité mathématique serait donc le mouvement même de création d’exactitude, plutôt que la valeur en logique mathématique des énonciations pointant ces exactitudes. C'est là, à mes yeux une figure de l'infini à penser, il faut y songer : ce qui se tisse indéfi - niment entre axiomes mathématiques et concepts philosophiques, du point de l'infinité de leur potentialités. Je ne veux pas discuter davantage maintenant du dispositif de Badiou, ni de sa raison d’être ni de sa constitution, ni de son usage, ni des détails des décisions et explications très motivées de Badiou, mais j’y viendrai un jour, cela me sera très utile, afin d’avancer tout autre chose, une théorie des vérités comme nou - veautés créatrices, créations libres contraintes . 2.5 But : l’infini et les structures, dans l’entre-deux Pour résumer l’idée, il faut, à mon sens, penser l’infini comme le principe au départ de la Dualité entre ses deux bouts , qui sont le rien et l’absolu, soit, en mathématiques d’aujourd’hui, depuis la tension (ou dialectique) entre la subs - tance Ø et la fonction P, ou mieux sa version contravariante P*, redoublée en P*P*, ce que je note symboliquement Ø→P*P*. Par là j'entends qu'il s'agit de peupler cet intervalle, de sous-foncteurs de P*P* et notamment de sous-fonc - teurs du sous-foncteur P de P*P*, lesquels sont ce que j'appelle les bornes. 221 l’infini entre deux bouts L ’Infini « est » le peuplement à jamais illimité de cette tension — en construction et déconstruction — par les gestes ou structures mathématiques inventés ; cha - cun de ces gestes étant lui-même in fine la mise en action implicite d’une dualité spécifique — en quelque sorte locale — comme un repli sur soi de l’Infinitude ; par exemple celle de l’infiniment petit et de l’infiniment grand, et leurs calculs, et leurs dérivés comme le continu et le discret, l’espace et le nombre, etc. On ne confondra pas cette vue avec, d’une part, le dualisme voire le relativisme, et, d’autre part, le structuralisme voire le formalisme (en philosophie, en an - thropologie) ; on comprendra plutôt que s’y pratique la saisie matérielle — dans la pince arithmétique/géométrie, que je m’autorise à nommer simplement al - gèbre — des gestes mathématiques au point axiomatique de leurs infinitudes constitutives. L’axiomatisme consistant non pas à admettre quelques axiomes divins et puis à en tirer un discours, qui s'écoulerait comme vérité à suivre, mais, au contraire, à prôner comme moment inventif de pensée la proposition d’axiomes (ou pour mieux dire avec Euclide, de postulats). Je commencerai en évoquant cet enjeu de dualité mathématique allée avec l’infini mathématique, au fil de l’histoire. Puis je montrerai que la question se laisse approfondir avec la théorie des univers algébriques et la théorie des es - quisses, et là quelques propositions de mon cru. On verra, avec la notion de borne et celle de diagramme localement libre , comment l’infini se découvre en ces appareillages de façon purement diagrammatique, sans recours préalable à la logique. Ma proposition est de le penser de là. Ces éléments techniques sont cependant « cailloux philosophiques », pour un Petit Poucet rêveur — et non pas pierre philosophale — pour saisir l’infini mieux qu’en faisant l’impasse sur la géométrie, mieux qu’en œuvrant seulement de fa- çon ascendante depuis le vide et sous condition de la seule logique, avec les seuls ensembles comme formes d’être. Avec le véritable Infini tissant le mathématique. 3. L’infini depuis Zénon, par deux bouts 3.1 Graphie de lumière et vue Voici une photographie que j’ai faite d’une île dans la Loire près de Nantes, où des arbres se confondent en série dans un sol compact et connexe, et se reflètent dans l’eau, presqu’indistincts dans l'eau du ciel où ils se détachent. 222 rené guitart Le tout dans une ove valant comme œil ou point de vue, assuré par l’inscription de son nom : « bivue », forgé en écho de la « bévue » lacanienne. S’y perçoit — dirais-je — une série dans un continuum, formant amorce d’un « dividuum »— pour reprendre l’heureux terme de Lou Andreas-Salomé à pro - pos du monde mental de Nietzsche, voire de sa « méthode » —, et cela en double, dispositif que je nomme « bivue », de la dualité discret/continu. 3.2 Récit, schéma, formule Et puis le schéma ci-après — que l’on peut extraire mentalement de l’image « bi - vue » — où, pour tout n, l’écart entre o n et o n+1 est constant et vaut, disons, une unité 1, tandis que celui entre c 2 −n et c 2 −(n+1) vaut 2 −(n+1) , et va donc en diminuant à chaque pas de moitié : 1 /2, 1/4 , etc., si bien que d'un côté il y a une somme dis - crète illimitée, car uniforme, tandis que de l'autre la sommation est bornée, du fait d'incorporer des éléments qui continument deviennent vite indéfiniment petits. o 0 o 1 o 2 o 3 o o o o o ( ω | | | | | | A 2 − 0 c 2 − 1 c 2 − 2 B 2 − ω Avec la photo ou le schéma subséquent, il s’agit bien de dire ce que l’on voit, la tentative d’insertion du discret infini dans le continu infini, ces deux termes re - levant le premier du fait du dire (« dire les chiffres » — expression qui en italien signifie « être fou »), le second du fait de voir (d’un « coup d’œil » — comme di - bivue (AB( 223 l’infini entre deux bouts sait de ses diagrammes, en français dans son texte, John Venn). Si par le signe =>>> je signifie : « est égal ultimement à », la succession dans ( ω( des temps 1 entre les chiffres, s’écrit : 1 + 1 + 1 + · · · + 1 + · · · =>>> ω chaque somme partielle finie devient toujours plus grande que tout nombre fixé d’avance, et les nombres on n’en finit pas de les dire  ; tandis que la succession des intervalles en lesquels ( AB(, de longueur 1, est vu Ac 2 −1, c 2 −1c 2 −2, ..., c 2 −n , c 2 −(n+1), ..., recouvrent ( AB( les longueurs correspondantes donnant l’écriture : 1/2 + 1 /4 + 1 /8 + ··· + 1/2 n + ··· =>>> 1. Pour chaque n on a c 2 −n = 1 − 2 −n . Et quoique ω ne figure jamais dans la ligne infinie discrète ( ω(, sa « représentation » au niveau de ( AB(, continu, se voit, c’est-à-dire le point B = c 2 −ω = 1 − 2 −ω = 1, avec donc l’écriture 2 −ω = = 0. Autour de quoi s’arrangent les paradoxes de Zénon. Si l'on compte les étapes, évidemment il n'y en a pas de dernière, celle où enfin Achille atteindrait la tortue, et donc, jamais, à aucun instant, Achille ne la rattrape. Entre les deux bouts A et B, se trouve logé l'infini dénombrable des étapes marquées, avec tou - jours des trous. Quelques milliers d'années plus tard, Georg Cantor démontrera qu'en effet on ne peut couvrir toutes les positions possibles lors d'un compte, c'est-à-dire qu'il n'existe pas de surjection de N sur (AB(. 3.3 Pour une histoire du 2 Cette dualité du discret et du continu est fondatrice de celle du comptage arith - métique ( dire) des nombres, et de la découpe géométrique ( voir) des grandeurs, de l’arithmétique et du géométrique, et partant, quand la littéralisation portera l’arithmétique, avant la géométrie, vers l’algèbre, fondatrice de la dualité entre l’arithmétique et la géométrie, et partant — de guingois en quelque sorte — entre l’algèbre elle-même et la géométrie. Ainsi donc, après Descartes, la géométrie prenant l’algèbre à son service, la dualité trouve à s’exprimer de façon interne à l’algèbre ainsi engrossée. Main - 1 2 ω 224 rené guitart tenant, de nos jours, nous avons la dualité entre corpuscules et ondes, entre le transport et la force, les vecteurs et les covecteurs, les espaces vectoriels et les espaces duaux, etc. L’histoire des mathématiques — semble-t-il — est largement celle des métamorphoses de la dualité. Nous avons aussi la dualité entre les notions de groupes et d’espaces, subsumée par l’unification de ces notions en celle de topos par Alexandre Grothendieck, mise au travail par la topologie et la géométrie algébrique au XX e siècle. Ou encore l'accouplement de ces notions sous la forme de la notion d'espace fibré ou de groupoïde topologique, à la façon de Charles Ehresmann. Un mode d’apparaître élémentaire de la dualité est la dualité dite de Boole, entre les algèbres de Boole (côté logique ou discours des raisons) et les espaces booléens (côté géométrie ou topologie, discours des lieux), et le fait que l’en - semble P(P(E)) dont chaque élément est une partie de l’ensemble des parties de l’ensemble E, est l’algèbre de Boole atomique complète associée à l’ensemble E. Du reste, cette dualité est intimement liée à celle ci-dessus actée par la notion de topos, puisque l’essentiel d’un topos est qu'au plan logique, il comporte un analogue de la construction P. L’idée que j’ai proposée à partir de 1970 est de fonder le concept d’univers (au - trement dit l’idée de lieu de déploiement d’une activité mathématique complète) sur la donnée axiomatique d’une dualité, de cette dualité de Boole spéciale - ment, et plus spécialement encore sur ce qui l’engendre fonctionnellement, à savoir la dualité entre une catégorie d’ensemble Ens U et la catégorie duale Ens op U , déterminée concrètement par le cas du foncteur contravariant P* in- troduit par Georg Cantor, du moins sur les objets que sont les ensembles, en définissant P*(E) comme l’ensemble des parties de E  ; foncteur dont il s’agissait alors de déterminer une axiomatique, laquelle j’ai nommée d’abord catégorie cantorienne puis univers algébrique. Le point crucial était que, sur une catégorie donnée l’axiomatique ne soit pas complète, au sens où la catégorie ne détermine pas uniquement le P covariant, ou le P* contravariant, mais soit complète au sens où l'opérateur P ou P* et ses transformations permettent de définir tout ce que la logique du premier ordre permet de définir, en quelque sorte « sous condition » de P*, dans la catégorie donnée. Il faut que la production des structures ensemblistes y soit répétable 225 l’infini entre deux bouts de façons variées. J’y reviens ci-après, mais pour l’instant, soulignons que, avec Ø = 0 et {Ø} = 1 , on a la « construction » des entiers {Ø,{Ø}} = {0,1} = 2, {0,1,2} = 3, etc., n ∪{n} = n + 1. On a aussi P(E) = 2 E , soit l’ensemble des fonctions de E vers 2 , et alors un théorème de Cantor : 2 E > E La preuve logique montre que pour une fonction quelconque f : E→ P(E) , alors f n’ est pas surjective, car il n’existe pas de u tel que f(u) = D, si on prend D = {x ; x ∉ f (x)} : car alors on ne peut avoir ni u ∈ D ni u ∉ D. On remarque aussi une preuve par récurrence dans le cas fini, que j’aime à don - ner en exemple : on a 2 ⁰ = 1 > 0, 2¹ = 2 > 1, et, si n > 0 , alors 2 n+1 = 2 n + 2 n > n + n > n + 1 . Ce qui est joli dans cette preuve, c’est qu’elle peut être étendue en une preuve de ce que pour tout k et pour N assez grand en fonction de k, on a, pour tout n > N, 2 n > n k . Je recommande vivement à celui qui veut bien saisir la première pensée de l’infini qui s’incarne dans le principe de récurrence, de s’essayer à bien en écrire une preuve. En sus de l'argument diagonal, on observe, avec Cantor, que si l’on part d’une bijection ℝ ≃ 2 ℕ supposée, alors on aura ceci : L’ensemble ℕ ne peut couvrir ℝ, ni couvrir (AB( ci-dessus. Mais l’essentiel est ailleurs, dans la décision douteuse du privilège de l’idéo - logie analytique constructive (de bas en haut) — version noble du constructi - visme finitiste —, qui prétend saisir le géométrique et les grandeurs au titre des nombres et de leurs constructions. Alors qu’il est tout-à-fait envisageable et sain de construire les nombres dans l’après-coup du donné géométrique, comme dans l’approche motivique moderne en tant qu’algèbre de la mise bout à bout des segments ; mais il est vrai qu’alors on est très près des vue aristotéliciennes. 226 rené guitart Aussi faire apparaître l’impossibilité de couvrir R avec N est un cache-misère subtil, du fait de mettre au rang d’évidence la décision de construire un modèle numérique du segment, même si cela doit échouer, là où une approche axio - matique réussirait, ce dont le géomètre ne se privera pas. Aussi, que l’infini représenté par N soit irrésistiblement dépassé par celui de R ne fait sens qu’au titre d’une montée depuis le rien, ou à défaut depuis l’objet ∅ , qui n’est déjà plus le rien ; sinon, que se passe-t-il dans la descente depuis l’absolu, ou le prétendu absolu, qui, à mes yeux est représentable par le foncteur P ∗ lui-même, ou bien P ∗ P ∗ , voire par la construction St des types de structures et le calcul des su - pra-relations ci-après ébauché ? 4. Ensembles, prédicats, parties, structures, supra-relations Il y aurait donc, au départ des ouvrages mathématiques, d’abord des ensembles E, éléments d’un univers U (soit une collection d’ensembles stable par certaines constructions), des ensembles et de la logique mélés — ce dont fait preuve notre expérience pédagogique, d’avoir à enseigner l’un ou l’autre — par usage des prédicats p décrits en formules logiques elles-mêmes éléments d’ensembles de formules spécifiés — et par la formation de l’ensemble sélectionné par un pré - dicat p dans E : {x ∈ E ; p(x)}. Il y a aussi l’ensemble infini N des entiers naturels (donné par Dieu, paraît-il). Il y a, pour un ensemble E, le produit cartésien E × E et les opérations binaires E × E → E, telles celles de l’arithmétique + et × quand E est l’ensemble N des entiers naturels. Et surtout on considère l’ensemble des parties de E, noté P(E) = {X ; X ⊆ E}, qui permet de représenter une relation binaire R ⊂ A × B comme fonction quel - conque (voir la Figure 1) : R− : A → P(B) : a ↦ Ra = {b ∈ B; (a,b) ∈ R}, 227 l’infini entre deux bouts voire comme une fonction sup-compatible de P(A) vers P(B) : R− : P(A) → P (B) : X ↦ RX = {b ∈ B; ∃a ∈ X (a,b) ∈ R}. FIGURE 1 – La fonction R− : A → P(B) associée à une relation R. Et puis il y a les structures . Sur un ensemble donné E on peut considérer une « structure » S de type donné s, spécifiée en terme d'opérations et de familles de parties, telles que les topologies, les ordres, les groupes etc., ce que l’on no - tera (E, S). Ainsi on pourra désigner par Top(E) l’ensemble des topologies sur E, Ord(E) l’ensemble des ordres sur E, Grp(E) l’ensemble des groupes sur E, et aussi par Ult(E) l’ensemble des ultrafiltres sur E, par Upl 2 (E) l’ensemble des couples ou 2-uplets de E, aussi noté E 2 , Upl n (E) l’ensemble des n-uplets de E, aussi noté E n , par Rel n (E) l’ensemble des relations n-aires sur E, soit les parties de E n = Upl n (E), ce qui est P(E n ) = P(Upl n (E )), par Fon n (E) l’ensemble des fonctions n-aires sur E à valeurs dans E, lesquelles par l’intermédiaires de leurs graphes s’identifient à certains éléments de Rel n+1 (E), soit Fon n (E ) ⊂ Rel n+1 (E ), etc. Pour bien souligner le rôle crucial de P(E), voici quatre propositions nouvelles, quoique faciles, où l’on pose P n+1 (E) = P(P n (E)). J'indique à partir de maintenant comme « Propo - sitions » ce qu'il lui faut, sous couvert des notations et notions précédentes, essayer de démontrer ou vérifier par lui-même, ou, à défaut ce sur quoi il lui faudrait se renseigner, et qui sera utilisé ensuite. Proposition 4.1. 1. Par x ↦ {x}, l’ensemble E s’identifie à une partie de P(E), soit, abusivement E ⊂ P(E). 228 rené guitart 2. L’ensemble Upl 2 (E) = E 2 des couples de E s’identifie à une partie de P 2 (E), soit, abusivement Upl 2 (E) ⊂P 2 (E), par la construction des couples (a, b) = {{a},{a,b}}. 3. Par récurrence on voit que, pour tout entier n, on a : Upl 2 n(E) ⊂P 2 n (E). 4. Si 2 n−1 < m ≤ 2 n , alors l’ensemble Upl m (E) des m-uplets de E s’identifie à une partie de Upl 2 n(E), par (x 1 ,...,x n ) ↦ (x 1 ,...,x n ,x n ,...,x n ), et partant à une partie de P 2 n (E), soit Upl m (E) ⊂P 2 n (E). Proposition 4.2. 1. Les données respectivement d’une topologie ou d’un ultra- filtre, ou d’un ordre, ou d’un groupe, sur un ensemble E sont spécifiables comme un élément de, respectivement, P 2 (E), P 2 (E), P 3 (E) et P 5 (E), soit : Top(E) ⊂P 2 (E), Ult(E) ⊂ P 2 (E), Ord(E) ⊂ P 3 (E), Grp(E) ⊂ P 5 (E). Proposition 4.3. Une action fidèle α : A × E → E, correspondante à l’application adjointe injective A → E E = Fon 1 (E) : a ↦ (x ↦ α(a,x)), s’identifie à une application injective A → P 3 (E), et donc l’ensemble Act-fid(E) de toutes les actions fidèles sur E s’identifie à une partie de P 4 (E) : Act-fid(E) ⊂ P 4 (E). Ainsi, chaque « type de structure » usuel possible sur un ensemble E est un élément s(E) de l’un des ensembles P n+1 (E), soit une partie de P n (E), ou bien une 229 l’infini entre deux bouts application de but un tel P n (E), et toute structure S de ce type s est un élément S de s(E) : S ∈ s(E) ∈ P n+1 (E). Du coup, dès que l’on dispose de P on peut, pour envisager ces structures, se dispenser de parler de logique et de formules logiques, il suffit de penser en terme de spécification par un s(E), sans savoir comment ce s(E) est lui-même déterminé analytiquement. Au demeurant, nombre de déterminations analy - tiques sont possibles autres que logiques, et notamment nous allons le préciser dans les univers algébriques. On observera aussi que cette mise en scène — que je qualifierai de supra-rela- tionnelle, nous allons tantôt voir pourquoi — unifie les structures topologiques et les structures algébriques, constituant une sorte de mini-version de l’uni - fication que Grothendieck voit dans ses topos, qui comprennent aussi bien les groupes que les espaces, comme je l’ai indiqué plus haut. Miniversion, ou bien version internalisée au topos des ensembles. En tous cas, la dualité al - gèbre-géométrie s’y trouve comme mystérieusement dissoute. Mon idée est que c’est dans la production de telles dissolutions de dualités que la mathématique progresse, et que l’ontologie devrait viser ce qui est invariant dans le processus de telles dissolutions, dans l’installation de tels entre-deux. Proposition 4.4. En posant, pour tout ensemble X, ∪ X= {y ; ∃x (y ∈ x ∈ X)}, et puis en introduisant St(E) = ∪ {P n (E) ; n ∈ N} = ∪ n≥0 P n (E) = {z ; ∃n ≥ 0, z ∈ P n (E)}, le monoïde E ∗ = ∪ n≥0 E n des mots sur l’alphabet E s’identifie à une partie de St(E), et si L ⊂ E * est un langage sur E on a : L ⊂ E ∗ ⊂ St(E) , et en particulier 230 rené guitart ℕ = {0} ∗ ⊂St({ 0}) ⊂St( ∅). Alors un langage sur l’alphabet E est une partie de E ∗ , un élément donc de P(E ∗ ) et donc de P(St(E)) , et une transduction F → P(E ∗ ) est alors une relation particulière de F vers St(E) , une fonction θ : F → P(St(E)). Ainsi Badiou a-t-il tout à fait raison de mettre l’accent sur les deux constructions P(X) et ∪X, mais il pourrait améliorer l’économie de sa théorie en considérant ce que nous venons de mettre en évidence, le fait que le «  composé  » St = ∪ {P n ; n ∈ N } contient comme parties les codages de toutes les structures utiles, et notam - ment de N — d’où le choix de la notation St comme l’initiale de « Structure » — puis en remplaçant l’analyse logique par l’usage axiomatique de P et ∪ , et St, et des transformations naturelles structurales entre ces constructions, comme dans la théorie des univers algébriques. On fait d’ailleurs d’une pierre deux coups, puisque les univers algébriques peuvent aussi être mis à la place des topos, et notamment des Ω−Ens. Toutefois l’accomplissement de cette mise en place demande de préciser les caractères fonctoriels de ces constructions, et partant la considération explicite des caté - gories d’ensembles et des catégories de structures ; ou bien, de façon équiva - lente, la détermination des compositions des relations A → P(B), hyper-relations A → P 2 (B), transducteurs A →P(B*), voire des supra-relations de A vers B, soit les applications A → St(B). On a évidemment Proposition 4.5. Pour tout entier n, la construction P n est fonctorielle d’au moins 2 n façons, en associant, à toute suite s de n signes + , et −, telle par exemple s = + + − + −− le foncteur donné, dans l’exemple, pour chaque fonction f par P s (f) =P(P(P ∗ (P(P ∗ (P ∗ (f)))))). 231 l’infini entre deux bouts A fortiori il y a une infinité de fonctorialités sur St . Mais c’est une autre histoire à venir, très au-delà aussi de la question des sé - mantiques et langages d’ordres supérieurs qui doit y être incorporée. 5. Univers algébriques et bornes Pour avancer plus profondément dans l’analyse des structures telles que mises en scènes ci-avant, autour du foncteur P ou du foncteur P ∗ , il faut, puisque je veux éliminer la présentation logique a priori , établir axiomatiquement une description alternative de la spécification. C’est ce qui est fourni avec la no - tion d’univers algébrique et de transformation structurale naturelle, dont voici quelques indications. J’en profite ensuite pour montrer comment l’infini des or - dinaux et des cardinaux peut se récupérer dans ce contexte, avec notamment la notion de borne. 5.1 Univers algébriques Si donc U est un univers et Ens U la catégorie des applications entre ensembles éléments de U, on y dispose — c’est une supposition sur l’univers en question — de la construction P, dite « foncteur parties » covariant P : Ens U → Ens U qui à chaque ensemble X associe l’ensemble des parties de X, soit P(X) = {A; A ⊆ X}, et à chaque fonction f : X → Y associe la fonction P(f) : P(X) → P(Y) : A ↦ P(f)(A) = f(A) = {y; ∃ x ∈ A, f(x) = y}, et on dispose aussi du « foncteur parties » contravariant P ∗ : Ens U op → Ens U don- né par P ∗ (f) : P(Y) → P(X) : B ↦ P ∗ (f)(B) = f −1 (B) = {x; f (x) ∈ B}. On dispose encore du foncteur produit cartésien à 2 variables × : Ens U × Ens U → Ens U qui à chaque paire d’ensembles (X,Y) associe X × Y . 232 rené guitart De plus nous avons quelques transformations génératrices spécifiées, qui sont les deux projections, la diagonale, l'atomisation, le couplage, la négation, la rencontre, l'inclusion : pr X X,Y : X × Y → X : (x,y) ↦ x, pr Y X,Y : X × Y → Y : (x,y) ↦ y, δ X : X → X × X : x ↦ (x,x), α X : X → P(X) : x ↦ {x}, κ X : X × X → P 2 (X) : (x,y) ↦ {{x}, {{x,y}}, ν X : P(X) → P(X) : U ↦ {x; x ∉ U}, ψ X : P(X) → P 2 (X) : U ↦ {V; U ∩ V ≠ Ø}, π X : P(X) → P 2 (X) : U ↦ {V; V ⊂ U}. Ces données satisfont entre elles un certain système d’équations, que nous ne détaillerons pas, qui en font ce que l’on appellera un univers algébrique. Les trois premières sont que le foncteur P ∗ est adjoint au foncteur P ∗ op , c’est-àdire que l’on a une bijection naturelle des flèches r : X → P(Y) vers les flèches s : Y → P(X) déterminée par s = P ∗ (r). ψ X .α X ; puis que ψ détermine P comme sous-foncteur du foncteur P ∗ op P ∗ =: Π ; et puis que pour tout f : X → Y , P(f) est adjoint à gauche à P ∗ (f), pour la structure qui dans le cas ensembliste est la structure d’ordre complet libre sur X de chaque P(X), déduite des transformations génératrices spécifiées. Étant donné un univers algébrique quelconque, soit une catégorie C équipée de foncteurs et transformations encore notés (abusivement) comme dans le cas en - sembliste ci-avant, en composant entre eux ces foncteurs sur C qui sont donc P, P ∗ , etc., et les transformations spécifiées π, ψ, etc., on atteint ce que l’on appelle les foncteurs types T, T', etc., et et les transformations naturelles types t : T → T', et, entre eux, les équations structurales (t : T → T', t' : T → T'), et puis les fonc - teurs structuraux de la forme de noyaux s = ker(t, t') = [t = t']. Alors, dans le cas ensembliste, une s-structure sur un ensemble X est un « élé - ment » de s(X). Les structures ainsi spécifiées sont donc équationnelles sur l’univers. 233 l’infini entre deux bouts Proposition 5.1. 1. En sus de l’exemple initial de Ens U avec P etc., indiqué ci- avant, nous avons en fait une structure d’univers algébrique sur tout topos élé- mentaire, avec P ∗ (X) = Ω X . 2. Si A est un monoïde abélien complet dans Ens U , ou bien dans un topos élémen- taire, alors on détermine une structure d’univers algébrique, avec P(X) = A X . Cela vaut en particulier avec A une algèbre de Heyting. Proposition 5.2. Les structures du premier ordre, et les topologies aussi, les structures uniformes, sont équationnelles sur l’univers algébrique ensembliste Ens U , et sont donc spécifiables dans tout univers algébrique, tel ceux indiqués dans la proposition 5.1. Proposition 5.3. Les univers algébriques viennent de l’examen des travaux de topologues, tels Ernest Michael et Gustave Choquet, dans les années 1950, qui équipaient l’ensemble des fermés d’un espace topologique de topologies, pour développer la théorie des relations continues. En sus, on peut développer la théo- rie des espaces topologiques internes à un univers algébrique, en posant, pour toute hyper-relation ou fonction spécifiant les « voisinages » v : X → P 2 (X), O X = ψ P(X) π X , F X = π P(X) ψ X , I v = P ∗ (v)O X , A v = P ∗ (v)F X , ce qui définit l’intérieur et l’adhérence associées à v, comme modalités de néces - sité et de possibilité associées à cette fonction de voisinage. 5.2 Bornes et opérations logiques Dans un univers algébrique, on appelle borne un sous-foncteur strict B de P contenant ∅ , soit tel que Ø ⊆ B ⊂ P, 234 rené guitart et cela revient à la donnée d’une transformation naturelle de P vers P 2 . Une borne est régulière si c’est une sous-monade de la monade P. Une transforma - tion naturelle de P vers P ∗2 est appelée opération logique binaire . Proposition 5.4. Dans le cadre ensembliste les opérations logiques binaires , au sens ci-dessus, correspondent en effet aux connecteurs logiques binaires, soit les fonctions binaires 2 × 2 → 2. Et les bornes B telles que B( ∅) = ∅ sont de la forme B β pour β un cardinal fixé : B β (X) = {A ⊂ X; card(A) ≤ β }, De plus B est régulière si et seulement si β est un cardinal régulier. Ainsi tant la lo- gique connective que le calcul des cardinaux sont déterminables « par en haut », à partir de la seule donnée d’univers algébrique, et basiquement du foncteur P ∗ . 6. Formes, présentations, esquisses 6.1 Formes et co-formes Prenons l’exemple de la forme d’un carré montrée dans la Figure 2. Le carré, à droite dans la figure, est constitué d’instructions de placements u, v, etc., de - puis un site contenant les différentes pièces à assembler, les coins et les côtés, dans le grand rectangle à bords arrondis à gauche, avec, entre ces pièces des relations de cohésion h, g, etc. Le carré est vu comme le recollement ainsi spé - cifié de ses morceaux. FIGURE 2 – La forme d’un carré 235 l’infini entre deux bouts Plus généralement, la forme d’un objet X d’une catégorie C sera décrite suivant la Figure 3, par un foncteur φ/X : C/X → C : FIGURE 3 – Le foncteur φ /X, forme d’un objet X d’une catégorie C La catégorie C/X a pour objets les flèches u : Y → X de but X, de source variable Y, et un morphisme h de u vers v : Z → X consiste en une flèche h : Y → Z telle que v.h = u; le foncteur φ /X associe Y à u, et h à h. Nous avons, évidemment — c’est la substance du lemme de Yoneda — la récupé - ration de l’objet X comme limite inductive de sa forme : colim( φ/X) = X. Et puis, nous avons la notion de J- forme d’un objet X, ou forme relative à un foncteur J : D → C, suivant la Figure 4. La J-forme de X est le foncteur φ J /X := φ/X.J/X = J.J ∗ (φ/X) : D/X → C, où D/X a pour objet un couple (Y',u) d’un objet Y' de D et d’une flèche u : J(Y')=Y → X, et pour morphisme de (Y',u) vers (Z',v) une flèche h : Y' → Z' telle que v.J(h) = u. Autrement dit, D/X est le produit fibré de φ/X et de J. FIGURE 4 – La J-forme δ J /X de X objet de C, pour J : D → C 236 rené guitart Une présentation d’un objet X de C est un foncteur p : W → C tel que la limite inductive ou colimite de p soit isomorphe à X, c’est-à-dire que X s’obtienne en recollant les données de W suivant p, soit colim p ≃ X. Si donc on considère en guise de p le foncteur δ J /X : D/X → C, il est, par définition, une présentation de lim( δ J /X) que l’on notera brièvement X J , et l’on a un morphisme de comparaison X J → X, qui est un isomorphisme précisément si δ J /X est une présentation de X, si X se retrouve en recollant sa J-forme. Nous avons aussi la notion duale de co-forme , liée alors aux limites projectives , ce qui est la forme de X en tant qu’objet de la catégorie duale C op , et, donc les co-présentations ou foncteur q : V → C tel que la limite projective de q soit iso - morphe à X, c’est-à-dire que X s’obtienne en co-recollant les données de V sui - vant q, soit lim q ≃ X . 6.2 Esquisses, modélisation par formes, sans logique Toute théorie peut se spécifier par la donnée de contraintes de formes et de co- formes, c’est-à-dire par une catégorie T sur laquelle des contraintes de formes et co-formes virtuelles sont spécifiées. Une contrainte de forme sur T est un foncteur B : I → T avec un cône inductif δ : B → S, soit, pour tout I ∈ I une flèche δ I : B(I) → S telle que, pour tout v : I → J on ait δ J .B(v) = δ I . Une réalisation dans une catégorie E d’une contrainte (B, δ) sur T est un foncteur R : T → E tel que δ induise un isomorphisme colim(RB) = RS On définit de même une contrainte de co-forme, soit un foncteur B : I → T avec un cône projectif γ : P → B, avec les conditions γ J = B(v).γ I , une réalisation étant un R tel que γ induise un isomorphisme RP = lim(RB). Un univers de référence U étant fixé, on appelle U- esquisse ou simplement es- quisse la donnée d’un triplet σ = (T, P, I) où T est une catégorie petite (appar - tenant à l’univers U), P un ensemble petit de contraintes petites de coformes (projectives), I un ensemble petit de contraintes petites de formes (inductives). Une réalisation ou modèle de σ dans E est un foncteur R : T → E réalisant les 237 l’infini entre deux bouts contraintes de P et de I. On appelle catégorie des modèles de σ relative à l’uni - vers U la catégories des transformations naturelles entre les réalisations de σ dans E = Ens U , on la note Mod U (σ) ou Ens U σ . Une catégorie C est esquissable par σ si C = Mod U (σ). Proposition 6.1. Toute catégorie de modèle d’une théorie du premier ordre est esquissable , c’est-à-dire spécifiable sans logique, par une esquisse indiquant des contraintes de forme et de co-forme. Ainsi sont les groupes, les anneaux, les corps, les faisceaux sur un site, les objets borroméens, etc. 6.3 Diagramme localement libre, groupoïde d’ambiguïté Considérons un foncteur esquissable M : Mod U (σ) → Mod U (τ), soit un foncteur induit par composition avec m : τ → σ, un morphisme d’es - quisse, en associant à tout R le composé M(R) = Rm. Si σ et τ ne comportent pas de contrainte inductive (de forme), mais seulement des contraintes projectives (de co-forme), alors il existe un foncteur adjoint à gauche à M, noté L : Mod U (σ) → Mod U (τ), déterminant donc chaque L(X) comme objet libre sur X, relativement à U, c’est-à-dire tel que pour tout Y on ait une bijection naturelle entre l’ensemble Hom(LX,Y) et l’ensemble Hom(X,MY) : Hom(LX,Y) ≃ Hom(X,MY). On obtient ainsi, comme exemples de structures libres, le monoïde libre E ∗ sur un ensemble E, les groupes libres, les algèbres de Lindenbaum, le faisceau as - socié à un faisceau, les limites ou colimites d’un foncteur, etc. Voici un exemple, du côté de l'arithmétique élémentaire. 238 rené guitart Proposition 6.2. Dans le cas des structures libres, il faut souligner la dualité de l’engendrement et du co-engendrement, et le rôle de l’infini en cette affaire, comme on peut l’exhiber par exemple pour l’arithmétique et le pgcd comme suit. Si {a,b} est une partie à 2 éléments du groupe additif ℤ des entiers relatifs, alors il y a un sous-groupe Gen({a,b}) de ℤ engendré par {a, b}, que l’on atteint de deux façons : — de bas en haut par élaboration de termes Gen({a,b}) = {a,b} ∪ {a,b} 2 ∪ {a,b} 3 ... = ∪ n {a,b} n , où {a,b} n+1 est l’union de tous les composés et opposés dans ℤ d’éléments de {a,b} n — de haut en bas, par conditionnements cumulés, comme intersection des sous- groupes S de ℤ contenant {a,b} : coGen({a,b}) = ∩ {a,b} ⊂S ⊂ ℤ S. On a alors Gen({a,b}) = coGen({a,b}). Les deux procédés sont en un sens duaux, d’économies opposées. Le deuxième concrètement ne donne qu’une existence de principe, le premier une construc - tion formelle dans Z. Beaucoup de théorèmes en mathématiques consistent d’abord à avoir l’existence, puis la construction formelle dans quelque chose (ici dans Z ), puis, surtout, une réduction de cette construction. Ici la réduction bien connue de Gen({a,b}) à Gen({a ∧b}) = Gen{d} vient de ce que en calculant le pgcd d = a ∧b de a et b, on a, par le théorème de Bézout, un u et un v tels que ua + vb = d , et l’application bijective [u,v] : Gen({a ∧b}) → Gen({a,b}) : md ↦ mua + mvb =: [u,v](md). On doit comprendre cette réduction, soit la bijectivité de [u,v], comme un prin - cipe de ré-écriture : dans Z, ce qui s’écrit avec a et b se réécrit avec d. 239 l’infini entre deux bouts Gen({a,b}) → Gen{d}. Au passage, on aura implicitement utilisé la construction absolument formelle, hors de Z, d’un groupe abélien libre engendré par a et b, soit — en désignant, pour une lettre u, par L(u) ≃ Z le groupe abélien libre engendré par u — le groupe L({a,b}) ≃ L(a) ⊕ L(b) ≃ ℤ ⊕ ℤ ≃ ℤ × ℤ, avec l’application et le morphisme {a,b} → ℤ × ℤ : a ↦ (1,0); b ↦ (0,1), ℤ ⊕ ℤ → ℤ : (x,y) ↦ x + y. On observera que l’infini (éventuel et potentiel) des S, et des n dans les {a,b} n et l’infini (assuré et actuel) de ℤ ⊕ ℤ, en tant que L(a) ⊕L(b) sont entrés en jeu implicitement, si bien que pour toutes ces constructions l’infini est présent, aux deux bouts de la dualité, et dans la construction, qui la surplombe (et la dirige), des structures libres. Proposition 6.3. Si σ et τ sont des U-esquisses qui comportent aussi bien des contraintes inductives et des contraintes projectives, et si m : τ → σ est un mor- phisme déterminant le foncteur M : Mod U (σ) → Mod U (τ), alors un adjoint L n’existe plus nécessairement. Toutefois il existe encore, pour tout X objet de Mo- d U (τ), non plus un objet L(X) mais un diagramme localement libre associé à X, petit — c’est-à-dire tel que ∆(X) appartienne à l’univers U : L(X) : ∆(X) → Mod U (σ), satisfaisant naturellement en Y à : colim I ∈∆(X) Hom(L(X)(I),Y) ≃ Hom(X,MY). Si, de plus, on procède à l’inversion de tous les éléments de ∆(X) , on obtient un groupoïde Amb M (X) que l’on appelle groupoïde d’ambiguïté de X relativement à M, mesurant l’équivocité dans les possibilités de relèvement universel en objet à la source de M pour l’objet X de son but. 240 rené guitart Cette proposition 6.3 admet une preuve utilisant le fait que U soit un univers, et dans cet univers les ordinaux et une construction par récurrence transfinie dont on montre qu’elle s’arrête, sous la condition qu’il existe un cardinal ré - gulier majorant les cardinaux des catégories indexant les cônes projectifs et inductifs de τ. Mais une fois la preuve faite, avec donc ses outils ensemblistes, on peut décider d’oublier la logique et les ensembles, et repartir de la donnée de ce théorème comme propriété fondamentale de la catégorie des esquisses. On peut comprendre alors ce théorème comme une version catégoricienne de Lowenheim-Skolem, pierre de touche du recours à la limitation des infinis dans les constructions mathématiques générales. Comme exemples, en sus des structures libres, nous avons les constructions des groupes de Galois, les constructions des spectres, des catégories des points de topos classifiants, le calcul d’algorithmes par schémas de Herbrand. Et puis, ce théorème et la notion d’esquisse d’une part, et la théorie du foncteur partie et des structures en celui-ci d'autre part, s’unifient au titre de la construc - tion pour toute catégorie C localement petite de la catégorie localement petite Diag(C) des petits diagrammes D : A → C, où donc A est une petite catégorie, et un morphisme de D vers D' étant un couple (F,f) d’un foncteur F : A → A' et d’une transformation naturelle f : D → D'.F. En effet on a deux choses : D’une part D ↦ L, si un diagramme D a une limite inductive L, est une opération partielle de Diag(C) vers C, etc. Et d’autre part, si C est une catégorie discrète soit un ensemble E, alors Diag(C) = P(E). Mais c’est une autre histoire, à reprendre, avec la théorie des machines et auto - mates que j’exposais jadis autour de Diag. 7. Vers l’infini diagrammatique, sans logique, par deux bouts Au départ de la théorie des ensembles et des structures ensemblistes, deux points essentiels sont en un certain sens duaux : d’un côté la construction P et le théorème de Cantor , et de l’autre l’ algèbre de Lindebaum et le théorème de Lowenheim-Skolem. Les deux peuvent être axiomatisés, dans un cadre catégorique fonctionnel, voire relationnel, mettant ainsi au second plan la donnée ensembliste soi-disant 241 l’infini entre deux bouts fondatrice. Cela donne d’un côté la notion d’univers algébrique et une construc - tion axiomatique équationnelle de tous les types de structures ; et, de l’autre côté, le théorème du diagramme localement libre DLL, et un processus général de développement de tous les modèles libres de tous les types, algébriques ou non, décrit géométriquement par esquisses ou contraintes de formes. Dans les univers algébriques, on peut se dispenser et de logique et d’ordinaux, puisque ces données se retrouvent après-coup, à partir de la donnée de P, avec la notion toute simple de borne, en quelque sorte en « descendant » depuis P : l’infini descend de P, dans la spécification de ses sous-foncteurs, les bornes. Avec les formes et les esquisses, le théorème du diagramme localement libre DLL donne une construction et un contrôle de l’infinitude de la taille des struc - tures librement ou localement librement engendrées, en partant donc de l’ana - lyse « formative » ou présentation par forme, seule, sans logique encore. L ’infini en jeu monte de la donnée génératrice par découpes et collages de ses pièces, jusqu’à son point de stabilisation dans le diagramme localement libre. Dans la présentation et l'analyse des structures, l’infini s’atteindra donc par deux bouts ainsi duaux, le côté univers algébriques et le côté esquisses : chez l’un plutôt en descendant, à partir de P ∗ , chez l’autre plutôt en montant à partir de ∅. De plus chacun des deux bouts est lui-même au départ d’une dualité : l’au - to-dualité de P ∗ , pour les univers algébriques, la dualité entre le jeu des formes et celui des co-formes, pour les esquisses, côté DLL. On peut alors rêver aux « analogues diagrammatiques » des cardinaux, si, à l'instar de ce qui se passe avec P, on veut les identifier à des bornes diagram - matiques, à savoir à des sous-foncteurs de Diag. Un bel objet de ce type est le sous-foncteur Exa de Diag tel que Exa(X) soit le sous-ensemble de Diag(X) constitué des extensions de Kan absolues au-dessus de X. Partant il y a le projet d’alors re-penser l’infini à partir de Diag construit sur Cat U , au lieu de P sur Ens U . Question aussi d'axiomatiser ce Diag — dont j’ai déjà donné la propriété universelle qui étend celle de P — l’axiomatiser comme les univers algébriques axiomatisent P, en le lisant comme un grand-transcen - dantal (au sens de Badiou pour ce terme) qui, en plus de la logique, « délivre » toute la théorie de l’infini, comme P donne les cardinaux et les opérations 242 rené guitart logiques ; mais de plus, Diag « délivrera » les principes de constructions par extensions, comme le Diagramme Localement Libre. On est donc à la recherche de l’ infini diagrammatique. 8. Conclusion : Des cardinaux aux structures Pour conclure, voici à propos de l'infini la position que je soutiendrais, lisible dans sa différence ou son rapprochement avec celle d'Alain Badiou que j'ai mar - qués au long du parcours ouvert ci-avant. La pensée de l'infini n'est pas une pensée de l'ontologie a priori , mais une pensée du travail mathématique, au niveau phénoménal de production de ce travail. Ce travail consiste à inventer les formations de l'infini dans la tension entre voir et dire ce que l'on voit ; et ce que l'on voit en mathématiques, ce sont des structures, ou, c'est pareil, les théories. Les ensembles sont utiles pour décrire les structures, et à ce titre sont des entités idéales ou idéalités en théorie des structures, comme les nombres imaginaires en algèbre, les points à l'infini en géométrie, etc., sur la base desquelles on sait, par descriptions prédicatives, construire des codages d'autres ensembles et des structures. Mais en fait les structures sont premières, ce sont les phénomènes que l'intui - tion mathématique entrevoit synthétiquement et leur saisie ensembliste les dé - construit. Il faut donc penser le travail mathématique, et notamment penser l'infini, dans l'alternative ou dialectique entre ensembles et structures. Techni - quement parlant, si l'on prend les ensembles comme formes substantielles ou socles, et les structures comme dynamiques fonctionnelles d'où des calculs se déploient sur les éléments d'un socle, cela revient à la question d'une dialec - tique entre théorie des ensembles et théorie des catégories, qui ne vont pas l'une sans l'autre, au plan de la compréhension de l'invention mathématicienne. En fait, depuis les paradoxes de Zenon, la mathématique à développé nombre de questions sur l'infini, et diverses théories « résolvantes », parmi lesquelles les méthodes d'Archimède, la mesure des grandeurs, les calculs de séries et limites, la récurrence, les infimes, le calcul différentiel et l'analyse des contacts de courbes, la théorie des cardinaux, les limites dans les catégories. Je consi - 243 l’infini entre deux bouts dère chacune comme une théorie de l'infini, qui examine l'infini se produisant dans un certain écart entre deux termes, deux bouts, qui sont des instances particulières de la combinatoire finie et du continu, du dire et du voir. Ce sont des théories de l'infini non pas tant parce qu'elles actualiseraient les infinis comme objets, que parce qu'elles permettent le développement de l'infinitude spécifique d'un calcul. C'est pourquoi il faut, par exemple, penser à l'analyse non standard et aux in - fimes comme d'abord ce que cela permet comme calcul d'infinis. On sait que Badiou s'y intéressa dans les années 60, et c'est par ses écrits que je commen - çais à l'époque à connaître cette théorie. On peut bien penser l'infini en chacune de ces circonstances, d'Archimède à Cantor et après, particulièrement, mais je crois qu'il y faut cependant mettre alors en avant cette question de l'écart que telle ou telle théorie de l'infini vise à peupler, à remplir, comme effet dialectique entre ses bouts. Retournez à Zénon, regardez encore ma photographie « Bivue », où l'on voit et la question du discret et la question du continu, et leur conflit à résoudre. C'est pourquoi aussi il faut, par exemple, penser à la théorie des cardinaux comme un tel remplissage. C'est bien ce qu'accomplit Badiou aujourd'hui, entre le vide et l'absolu (voire entre le Néant et l'Être...), au regard de la théorie des grands cardinaux. A juste titre, Badiou utilise basiquement les deux constructions P et ∪ , de la proposition 4.4. ci-avant, ce qui conduit aisément à l'opération que j'y note St, et dont j'établis que pour tout ensemble X, l'ensemble infini St(X) contient toutes les structures utiles sur l'ensemble X. En fait, dans le développement des structures ensemblistes, le foncteur P ou P*, puis maintenant St, jouent un rôle fondamental, que j'ai axiomatisé dans les années 70, d'abord sous le nom de catégorie cantorienne , puis sous celui d'univers algébrique. Les univers algébriques ont trois qualités. D'abord ils sont très généraux, com - prenant comme cas particuliers aussi bien les topos que les ensembles flous. Ensuite, ils permettent un développement interne équationnel (algébrique) de 244 rené guitart la théorie générale des structures et théories mathématiques. Enfin ils sont in - trinsèquement porteurs de la logique et de la théorie des cardinaux, via ce que j'appelle les bornes . Ce que j'ai rapidement évoqué ci-avant. Du coup, je peux remplacer la question de l'infini considérée comme celle du remplissage entre le vide et l'absolu, par celle du remplissage entre Ø et P, voire entre Ø et St, dans un univers algébrique quelconque. Pour ce remplacement j'ai besoin de considérer au passage le cas d'univers algébrique qu'est la catégorie Ens U , et donc sur elle le P et le St qui y sont construits. Entre Ø et St il y a chaque type de structure particulier T, spécifié comme sous-construction de St. Alors l'intervalle entre Ø et un tel T, est sous condition de la dialectique entre Ens U et Mod U (T), catégorie des modèles de T dans Ens U . On est donc bien passé de la question du remplissage entre le vide et l'absolu par les cardinaux à celle du remplissage entre ensembles et struc - tures, et par les structures. Et a fortiori, avec les univers algébriques abstraits, à celle plus générale du remplissage entre Ø et St. Ce mouvement de pensée accompli techniquement ici, des cardinaux aux struc - tures, pour y penser l'infini, est probablement hors du système de Badiou qui n'indique pas que pour lui les ensembles peuplent, comme objets ou phéno - mènes mathématiques, un monde Ens U . Mais sur ce point il faudrait interroger son retour aux ensembles après son excursion vers les topos, avec, en plus, une relecture de ses idées sur les modèles. Admet-il de penser l'ontologie ensem - bliste avec, au départ, la donnée d'un modèle U d'univers ? Et si oui, admet-il, toujours dans la perspective ontologique, de passer de la vue de U à celle de la catégorie Ens U  ? Ce n'est pas impossible, vu ce qu'il dit sur Logiques des mondes et son déplacement « vers l'aval », que je rapporte en section 1. Mais mon im - pression est que cela va contre la pente naturelle qu'il a pris en déployant son analyse de l'aventure des grands cardinaux, et cela, qui plus est, sous condi - tion expresse de la logique. Dans les univers algébriques, on n'a donc pas besoin d'utiliser a priori un trans - cendantal, tout vient de P et donc la logique peut être bien plus indéterminée que la logique intuitioniste, mais surtout il n'y a pas lieu de s'en servir pour construire, tout découle des équations structurales. En fait, les structures elles- mêmes sont décidées, dans l'univers en question, par la donnée St. 245 l’infini entre deux bouts Mais il y a un autre moyen, en quelque sorte dual de la spécification a priori via P ou St, pour éviter la logique, dans la spécification constructive, cette fois, des structures. C'est l'approche des structures par esquisses , contraintes de formes et co-formes. J'expliquais sommairement ici ce qu'il en est, avec le théorème central du diagramme localement libre (DLL), lequel est sous conditions d'exis - tence de cardinaux réguliers. On peut alors à nouveau considérer la dialectique entre entre Ens U et Mod U (T), soit maintenant entre Ens U et Mod U (σ), avec σ une esquisse. Ultérieurement, on peut unifier univers algébriques et esquisses dans la théo - rie des machines, et la considération du foncteur « diagrammes » Diag sur la catégorie CAT U des petits diagrammes sur des catégories localement petites. On recommencera la théorie des bornes, comme étant maintenant celles des sous-foncteurs de Diag, contemplant ce que l'on peut appeler l' infini diagram- matique, entre ses deux bouts Ø et Diag. 9. Epilogue : où sont les structures, les bouts, l'infini ? Dans la version ensembliste pure, de Badiou, il n'y a pas de structure, seule - ment les ensembles, il y a, comme bouts, les cardinaux, et l'infini est ce qui se loge entre deux cardinaux, par exemple entre X et P(X), voire entre le Ø et l'ab - solu. Alors la pensée de l'infini est sous condition de l'ontologie (ensembliste). Dans ma proposition, il y a d'abord les structures, qui sont les pensées de ce que l'on perçoit en mathématiques, soit les phénomènes mathématiques, au cours du travail mathématique (et non pas en interprétant les théories et théorèmes pour leur donner du sens « réel » dans le monde). Ces structures sont, dans un premier temps, décrites à partir des ensembles, au-dessus des ensembles. On Les obtient comme éléments des ensembles St(E), ou bien comme objets de catégories Mod U (T) ou bien Mod U (σ). La première donation est descendante, à partir de St, ou du moins de P, la seconde est montante et constructive, via des constructions de structures libres ou bien de DLL. Ces deux donations sont en quelque sorte duales, constituent deux bouts « méthodologiques », entre lesquelles on loge l'infinité de l'activité mathématicienne. Étant données deux structures, prises comme bouts, on doit construire l'infinité des comparaisons entre elles, comme c'était déjà le cas avec la structure des entiers N et celle du 246 rené guitart continu [0,1], avec les paradoxes de Zenon. Cette infinité a elle-même une struc - ture, et pas seulement un cardinal, etc. Dans un second temps, grace au lemme de Yoneda, et à la considération de la forme et de la co-forme, chaque structure, et notamment telle qu'ensembliste - ment déterminée, apparaît tout simplement comme un objet d'une catégorie. Et bien sûr la structure de catégorie n'échappe pas à cette approche, et est donc un objet de la catégorie Cat U des petites catégories ou de CAT U des catégories localement petites, relativement à un modèle U de la théorie des ensembles. Alors on peut renverser la perspective, et, partant d'une catégorie abstraite C, par exemple d'un univers algébrique, ou plus particulièrement d'un topos, on peut décider de remplacer le monde des ensembles Ens U , par la catégorie C, et les objects de C, pris alors comme structures premières. On peut faire cela par exemple avec C = Top U , la catégorie des espaces topologiques, ou bien avec C = Cat U . Si par exemple on considère comme bouts Ens U et Mod U (T), il y a comme infini celui constitué des foncteurs de l'une vers l'autre, et formant, avec les transfor - mations naturelles, une catégorie, qui en constitue la structure. De même avec Mod U (σ) et Mod U (τ). De même avec deux catégories quelconques C et B. Il y a donc la catégorie B C des foncteurs et transformations naturelles de C vers B. La théorie des ensembles permet, via les cardinaux, de démontrer des théo - rèmes comme celui du DLL. Toutefois, un théorème de ce type peut être pris comme postulat, et alors remplacer l'usage des cardinaux et partant des en - sembles. La théorie des ensembles permet de construire le foncteur « structures » St ou du moins P. En réalité, la théorie des ensemble demande, en plus du langage ensembliste, une logique et, exprimés dans cette logique, des postu - lats, comme l'axiome du choix. Dans le point de vue ici développé, on peut faire l'impasse sur la théorie des ensembles et sur la logique. Il reste la théorie du re - collement des diagrammes, d'où l'on exprime les structures qui doivent interve - nir dans les problèmes et leurs solutions. Au lieu de former des ensembles par des spécifications prédicatives, on spécifie des structures par des contraintes de formes. On peut donc oublier les nécessités ensemblistes laborieusement lo - giques, et, comme déjà souligné, utiliser le foncteur Diag, plutôt que P. 247 l’infini entre deux bouts Ainsi, dans l'oubli de leurs premières déterminations ensemblistes, les struc - tures, les bouts, les infinis entre ces bouts, sont tous, tout simplement, des objets de catégories, et des catégories eux-mêmes. En particulier l'infini entre deux catégories C et B est la catégorie B C . Dans ce cadre « phénoménologique » la pensée de l'infini devient donc l'examen des structures B C , avec d'un côté les classes d'isomorphies ou d'équivalences de catégories, et, de l'autre, comme suggéré déjà, les sous-foncteurs de Diag. Ainsi se constituent deux nouveaux bouts « méthodologiques » entre lesquelles on loge l'infinité de l'activité ma - thématicienne. Références Badiou, Alain, La République de Platon , Fayard, Paris 2012 — Le Séminaire. Parménide. L ’être 1 — Figure ontologique. 1985-1986, Fayard, Paris 2014 — L ’Être et l’événement, Seuil, Paris 1988 — L’immanence des vérités. L ’Être et l’événement, 3, Fayard, Paris 2018 — Logiques des mondes. L ’Être et l’événement, 2, Seuil, Paris 2006 Dehornoy, Patrick, La théorie des ensembles : introduction à une théorie de l'infini et des grands cardinaux, Calvage et Mounet, Paris 2017 Foreman, Matt et Akihiro Kanamori (dirs.), Handbook of Set Theory , Springer, Berlin et Heidelberg 2010 Goldblatt, Robert, Topoï: The Categorical Analysis of Logic , Elsevier, Amsterdam 1984 Jech, Thomas, Set Theory , Springer, Berlin Heidelberg 1997 Kanamori, Akihiro, The Higher Infinite , Springer, Berlin Heidelberg 1994 Lacan, Jacques, «Acte de Fondation » [1964], repris dans Autres écrits , Seuil, Paris 2001 Guitart, René, textes disponibles sur : http ://rene.guitart.pagesperso-orange.fr. Rabouin, David, Oliver Feltham et Lissa Lincoln (dirs.), Autour de «  Logiques des mondes » d’Alain Badiou, Éditions des archives contemporaines, Paris 2011