35 Filozofski vestnik | Volume XXXVIII | Number 2 | 2017 | 35–51 * Université Toulouse - Le Mirail Marie-Jean Sauret* « … nous, artistes de la parole analytique … »1 «1 C’est pas parce qu’on dira les choses que je dis, que ça rendra plus intelligent, puisque intelligere c’est savoir lire les choses au niveau de ce qu’on entend, au niveau de ce qui se dit, au niveau des faits, parce qu’il n’y a pas d’autre fait que ce qui se dit : ça c’est savoir lire. Quand tout le monde répéterait ce que je raconte et que ça n’avancerait en rien, ça voudrait dire qu’on a trouvé… une nouvelle rivière à descendre n’est-ce pas ? »2 Impossible d’éluder le contexte des élections présidentielles françaises qui a entouré la rédaction de cette intervention. Le résultat du premier tour pose bru- talement la question  : peut-on changer le monde  ?3 Comment expliquer que, 1 Jacques Lacan, Le séminaire livre VII : l’Ethique de la psychanalyse, leçon du 20 janvier 1960. 2 Conférence donnée au Centre culturel français le 30 mars 1974, dates du 25 mars 1974 in Lacan in Italie/En Italie Lacan 1953–1978 ; La Salamandra, 1978, pp. 104–147. 3 J’avais commencé ce travail avant ce résultat ainsi le thème de votre colloque, « Penser autrement, penser autre chose », et en particulier l’intitulé « Les topologies de l’éman- cipation », croise l’une de mes préoccupations : l’articulation du sujet et du lien social. L’invitation de Jelica Šumič Riha – et la rédaction de mon intervention – s’est inscrite dans le contexte des élections présidentielles françaises, marqué par deux candidats soupçonnés de corruption et autres délits (j’ignorais alors ce qui devait sortir des urnes). L’un de deux représentait l’extrême droite et l’autre la droite traditionnelle. Ils ont en commun d’avoir alors dénoncé le travail des juges au motif à peine dissimulé qu’on ne peut s’en prendre aux fautes de quelqu’un qui va gouverner le pays et qui, à ce titre, est innocent par définition, et d’avoir mobilisé l’opinion publique contre les institutions de la République ! Le plus comique était sans doute le fait que chacun s’affirmait ainsi comme anti-système et comme la meilleure garantie d’éviter le pire que ne manquerait pas d’amener l’autre. Nul doute que le résultat du second tour quoique plus prévisible ne renforce la question qui suit. J’ajoute que ma première réaction à votre invitation fut presque de croire à une erreur d’adresse – dont m’a détrompée la lecture des interven- tions de Jelica Šumič Riha et Rado Riha au colloque « Universel, singulier, sujet » (édité aux Kimé, 2000). Mais n’avais-je pas alors à me laisser enseigner par des gens qui ont payé de leur personne les transformations politiques de leur pays? Il est vrai que vous FV_02_2017.indd 35 14. 01. 18 10:34 36 marie-jean sauret malgré le constat de l’échec politique et économique du néolibéralisme, notre contemporain semble (statistiquement) incapable de penser non pas des ré- formes, mais la possibilité d’une Autre société ? A quoi tient cette impuissance d’une pensée de l’Altérité ? Corrélativement, qu’elle en serait la condition ? Il ne suffit d’ailleurs pas d’avoir l’idée de ce changement et de le vouloir, il faut encore se retrouver engagé avec beaucoup d’autres sur cette voie. Un seul des onze candidats proposait une rupture radicale réaliste avec le néo- libéralisme. La majorité certifiait, au contraire, que la même politique, moyen- nant des accommodations conduirait à un monde meilleur : rien de décisif n’est à faire ; on pouvait continuer à dormir tranquille. Le candidat d’extrême-droite, promu comme seule alternative, servait d’épouvantail. N’importe qui, qui ne toucherait à rien, lui était préférable, évitant aussi bien le pire que le change- ment4 – la rupture radicale... Les politiques de droite et de gauche ne seraient que l’apparent envers et en- droit de la même bande de Moebius : où situer la torsion, est-il possible de cou- per d’une façon qui fasse apparaître les deux faces comme distinctes ? «  Globalement  », les élections dans le monde témoignent d’une soumission collective à une pensée politiquement correcte, au service de la même logique néolibérale, et nourrissant également les alternatives populistes. L’exigence d’une « pensée de rupture » est cependant portée par des mouvements alter- natifs, souvent éphémères.5 Un préalable est requis avant toute transformation : comment réunir les éventuelles conditions susceptibles d’ouvrir à une pensée de l’altérité. Dans cette perspective, quels leviers le discours psychanalytique met-il à notre disposition ? êtes sortis d’un monde pour nous révéler, à la manière du « prisonier » de la série créé par George Markstein et Patrick McGoohan, que nous pourrions bien être enfermés, désor- mais, dans le même camp (Le Prisonnier (The Prisoner) est une série télévisée britanique en 17 épisodes de 52 minutes, créée par l’écrivain et ancien agent des services secrets George Markstein et Patrick McGoohan, acteur principal, scénariste, et le producteur exécutif). Merci à Isabelle Morin qui m’a aidé à mettre ce texte au point. 4 Dans cette optique, aux yeux des néolibéraux, la rupture ne saurait conduire qu’au pire, tandis qu’aux yeux des autres, pour le pire, il suffit de continuer comme avant. 5 Les indignés, Los indignados, Occupy now, Syriza, Podemos, Nuits debout, la France insou- mise, etc. Ils donnent chair à la 11ème thèse sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’in- terpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer » (1845). FV_02_2017.indd 36 14. 01. 18 10:34 37 « … nous, artistes de la parole analytique … » Lacan nous a prévenus : il n’y a de révolution que, comme les astres, à revenir au point de départ. Mais il ajoute : pour justement « restaurer ce qui clochait »6. Or, ce qui cloche, il le rapproche de ce qui donne une portée révolutionnaire aussi bien à Marx qu’à Freud : l’invention du symptôme7. Plus banalement il soutient le caractère révolutionnaire de l’invention freudienne qu’il situe dans la double découverte d’une part du fait que le sujet n’est pas le moi, et d’autre part de ce qu’il désigne comme la subversion du sujet (où le symptôme joue sa partie). Cependant, pour beaucoup, la psychanalyse se résumerait à la découverte que l’inconscient commande. En quoi dès lors émanciperait-elle de l’Autre puisque seule cette émancipation permet de penser8 ? L’impensable du sujet de la psychanalyse La pensée est faite de mots. Le sujet de la pensée est aussi celui de la psycha- nalyse : « Dites ce qui vous passe par la tête ». L’analysant découvre très vite que la dérive de l’association libre relève « d’une loi des mots – d’une logique 6 «  Vous n’avez pas remarqué que les révolutions ont pour principe, comme le nom l’in- dique, de revenir au point de départ, c’est-à-dire de restaurer ce qui justement clochait. » Jacques Lacan, « La mort est du domaine de la foi », 1972. 7 Pierre Bruno, Lacan passeur de Marx. L’invention du symptôme, Erès, Toulouse 2010. 8 Je mets en réserve dans cette note un constat et une thèse. Le constat réside dans le fait que les mouvements ci-dessus mentionnés impliquent que les gens se bougent concrè- tement pour se rassembler sur les places, les quartiers, les rues… Sans doute cela nous rend un brin accessible une remarque de Lacan aux étudiants du Massachussetts Insti- tute : « Moi, je pense avec mes pieds, c’est là seulement que je rencontre quelque chose de dur ; parfois, je pense avec les peauciers du front, quand je me cogne. J’ai vu assez d’électro-encéphalogrammes pour savoir qu’il n’y a pas ombre d’une pensée » (« Confé- rences dans les universités nord-américaines  : le 2 décembre 1975 au Massachussetts Institute of Technology » ; Scilicet, 1975, no 6–7, pp. 53–63). Il devient plus compliqué de rendre compte de ce qui amène quelqu’un à faire « le pari fou » de ce déplacement alors même qu’il ne peut espérer un changement que si son pas est accompagné de celui de bien d’autres sur lesquels il n‘a aucune prise. A ce niveau, il n’y a pas de sujet collectif de « nous » spontané de la pensée, mais des singularités dont la convergence dépend d’une logique collective. Jacques Lacan, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Ecrits, Seuil, Paris 1966, pp. 197–213. Cf. le terrible roman de Bernard Noël, Monologue du nous, P.O.L., Paris 2015. D’où la thèse que je vais m’efforcer de rejoindre : le ressort de cette « pensée de rupture », qui pousse quelqu’un à l’acte, réside dans ce qui constitue sa singularité dont le symptôme est en quelque sorte l’index… FV_02_2017.indd 37 14. 01. 18 10:34 38 marie-jean sauret radicale »9. Le sujet de la parole bute aussitôt sur la question : « Que suis-je ? » Celle-ci, aussi bien que la réponse, ne sont fabriquées que de mots. L’analysant expérimente le fait que le langage ne peut que représenter : il rate le réel qu’il évoque. Il ment. Par-là s’introduit la dimension de la vérité  : qu’est-ce qui ne peut se dire qu’à moitié10, qu’en mentant ? Le réel du sujet fait, littéralement, trou dans le savoir. Le savoir sur le réel du sujet est indisponible  : tel est l’in- conscient freudien. Lacan appelle jouissance la substance du sujet qu’il ne rencontre que comme perdue dès lors qu’il parle, et il écrit a ce qui, du sujet, ne se laisse pas attraper par le langage. Le sujet parle, il manque, il désire : sa structure est héritée de celle du langage. Certes il se sert du langage pour tenter de répondre. Or ses réponses occultent parfois le trou constitutif du désir  : elles embarrassent le sujet qui, alors, les refoule. Rendre l’inconscient conscient ne concerne que ce refoulement secondaire – les pensées embarrassantes devenues inconscientes parce que refoulées, et qui continuent d’ailleurs à embarrasser le sujet (retour du refoulé). Faute d’un « être de mots » satisfaisant, l’humain s’est doté d’un « être de li- gnage »11. La fonction « fille ou fils de » l’installe dans son habitat langagier, d’où il interroge celui auquel il se soumet : qu’est-ce qu’un père ? Cette interro- gation l’amène à la fois à voir dans le père un nom et à se tourner vers le premier qui l’a incarné, le père du père du père… Ce premier est celui que personne d’avant n’a nommé « père ». Il est le premier à avoir nommé son enfant « en- fant », et qu’un – cet – enfant a nommé « père ». A ce titre, d’être d’abord sans nom, il s’excepte du symbolique. C’est de ce père « réel »12 dont s’emparent les mythologies et les religions, « organisant » l’habitat langagier en social pour ceux qui les partagent. Le nom de Dieu est substitué à la fois au réel du père et donc du sujet , et un « nous » remplace la réponse au « que suis-je ? ». 9 Jacques Lacan, « Petit discours à l’ORTF », Autres écrits, Seuil, Paris 2001, pp. 221–226. 10 Jacques Lacan, Le Séminaire livre XXI : Les non-dupes errent (1973–1974), leçon du 15 jan- vier 1974, document de travail de l’ALL. 11 Pierre Bruno, Marie-Jean Sauret, « Le transcendant », Du Divin au Divan. Recherches en psychanalyse, Erès, Toulouse 2014, pp. 89–93. 12 Comme l’écrit Freud, l’enfant est le père de l’homme. Ce qui fait le réel du père n’est en fait par son caractère originaire, mais son désir. FV_02_2017.indd 38 14. 01. 18 10:34 39 « … nous, artistes de la parole analytique … » Ainsi le réel de Dieu est fabriqué avec le réel innommable du sujet. Le transcen- dant, ici religieux, est la réponse à l’impensable du sujet (a)13. Le sujet, parce que parlant, est contraint de mettre sa vie en récit, et ce récit consiste à loger son « historiole »14 dans un grand récit : celui-ci, quand il s’agit du mythe, ainsi que l’avance Lacan, donne forme épique à la structure15. Le mythe (le grand récit, la religion) est alors le lieu de la « ligature »16 non seulement du sujet avec le récit partagé par ses semblables, mais encore la ligature, le nœud des éléments dont le (chaque) sujet est constitué : le symbolique (langage, parenté…), l’imaginaire (sens, représentation, corps), le réel (cette substance jouissante en défaut prêtée aux dieux…). Une mutation du savoir : l’avènement de la science moderne Débarrassé de l’urgence d’une réponse existentielle, l’humain ne s’est pas arrê- té de « penser ». Il a déployé le pouvoir de symbolisation – de création – dans tous les registres : technique, artistique, scientifique, religieux, philosophique, etc. Jusqu’à l’invention de la science moderne, mode de production d’un savoir sûr qui s’appuie sur la description, l’analyse, la démonstration et l’explication. Elle privilégie la logique formelle en langage mathématique – qui ne se parle pas –, soit une écriture apte à indexer le réel dont il traite. La science nait avec le sujet de la raison : celui qui cherche la raison des choses… et, du coup, la sienne propre17. Cet avènement divise le savoir entre scientifique et existentiel. Ce dernier, incapable de rivaliser en certitude, est abandonné aux « ontologies ». Les Lumières prétendaient en venir à bout. Malgré elles, on as- siste à une montée en puissance des obscurantismes : la science, en excluant le 13 Pierre Bruno, Marie-Jean Sauret, Du Divin au Divan. Recherches en psychanalyse, op. cit. 14 « Sa petite histoire ». Jacques Lacan, Le Séminaire livre XX : Encore, leçon du 8 mai 1973, document de travail de l’ALL. 15 Jacques Lacan, « Télévison », dans Autres écrits, p. 532. 16 Pierre Legendre, Leçon VIII. Le crime du Caporal Lortie. Traité sur le père, Fayard, Paris 1989. 17 Dont Emmanuel Kant accuse réception : cf. entre autres : Critique de la raison pure (1781) ; 2nde éd. 1782) ; Critique de la raison pratique (1788) ; Critique de la faculté de juger (1790) ; La Religion dans les limites de la simple raison (1793). FV_02_2017.indd 39 14. 01. 18 10:34 40 marie-jean sauret sens, en exacerbe l’énigme, angoisse les sujets, d’où les guerres de religions et la recrudescence sectaire18... En réponse – les philosophes me pardonneront de caricaturer – se perfec- tionnent les libéralismes : philosophique (à chacun sa croyance), politique (dé- fiance envers tout autoritarisme) et économique (réduction du rapport entre les individus à sa valeur marchande). Le mariage libéral de la technoscience et du marché accouche du système capitaliste et d’un lien social inédit, le Dis- cours Capitaliste. Celui-ci, a contrario de la visée du libéralisme philosophique, a étendu les exigences de la science, grâce à l’économie, à tous les domaines de la vie.   Les grands récits (mythiques et religieux) ont cédé la place à une idéologie, le scientisme, qui prétend résoudre «  scientifiquement  » même les questions existentielles. Cette idéologie secrète sa propre anthropologie avec laquelle les humains sont invités à se penser : homme machine, entreprise, or- ganisme – durable, performant, rentable, flexible, économique, utile (au néoli- béralisme) et intégralement calculable... Le monde a changé, entrant dans l’ère «  moderne  » du «  tout évaluable  »  : au fondement de la nouvelle société, le Calcul se substitue au Droit19. Est promis à l’homme formaté qu’il ne manquera de rien ; son désir est rabattu sur le besoin ; la solution de la ligature au social (via un « récit ») s’évanouit. Or c’est ce sujet qui proteste et se mobilise avec la Révolution française pour la liberté de désirer20. 18 Cf. En France, les huit guerres de religions du XVème autour du berceau de la science ; la guerre des camisards à cheval sur les XVII et XVIIIème siècles), sans parler de la dimension catholique de la guerre de Vendée, des conflits européens avec la dimension temporelle du pouvoir papal (jusqu’à la promulgation légale en France de la séparation de l’église et de l’Etat), etc. 19 Freud postule une métaphore civilisationnelle au principe de l’humanité  : le Droit y est substitué à la force animale, non sans un reste (violence et sexualité ingérables) facteur du renouvellement social. La modernité semble changer de métaphore, le calcul prenant la place du Droit, cette fois sans reste : triomphe de la sublimation… et de la pulsion de mort ! 20 Et non pour l’idée de bonheur chère à Saint-Just : « Sade, le ci-devant, reprend Saint-Just là où il faut. Que le bonheur soit devenu un facteur de la politique est une proposition impropre. Il l’a toujours été et ramènera le sceptre et l’encensor qui s’en accommodent fort bien. C’est la liberté de désirer qui est un facteur nouveau, non pas d’inspirer une révolution, c’est toujours pour un désir qu’on lutte et qu’on meurt, mais de ce que cette révolution veuille que sa lutte soit pour la liberté du désir ». Jacques Lacan, « Kant avec Sade », Ecrits, p. 785. FV_02_2017.indd 40 14. 01. 18 10:34 41 « … nous, artistes de la parole analytique … » Une autre mutation du savoir : l’invention de la psychanalyse Avènement du sujet de la raison, rejet du manque et mobilisation pour la liberté de désirer, sont trois des raisons majeures de « l’invention » de la psychanalyse. Freud reçoit des sujets privés de la « ligature » pour cohabiter. Comment font- ils ? Il l’apprend d’eux. Ils ont en quelque sorte intériorisé la solution religieuse avec la figure d’autorité qu’est le père (complexe d’Œdipe), ils ont restauré le manque avec la castration (je reviendrai sur la façon dont elle est entendue), ils ont adopté une théorie intime, le fantasme, pour soutenir leur désir, et ils se sont dotés d’un bricolage, le symptôme, pour nouer ensemble le langage, le sens et le peu de jouissance accessible. Œdipe, castration, fantasme et symp- tôme sont les éléments de la religion privée, la névrose, qui remplace l’ancienne névrose universelle : les dieux ont déserté les cieux pour l’inconscient. La psy- chanalyse est le moyen amené par Freud pour accueillir les sujets embarrassés par cette religion, insatisfaits de leur symptôme. N’y a-t-il d’invention que comme retour du forclos (ici du rejeté par le discours Capitaliste) dans le réel ? En effet, la psychanalyse réintroduit, dans le social, ce que la science écarte et que le Discours Capitaliste forclot : ce qui concerne la parole, la singularité et le désir. En enregistrant la quête de raison du sujet, Freud et un temps Lacan pensent la psychanalyse dans le champ de la science21, contribuant sans doute à la suggestion scientiste ambiante, même si la psycha- nalyse nourrit ce qui y résiste. En outre, la psychanalyse s’invente pour permettre de vivre avec le système qui tend à en priver des moyens. A sa « décharge », elle ne dicte pas au sujet ce qu’il peut en faire. Ce sujet n’est pas sans corps : c’est sur le corps que se dessine l’appartenance sexuelle, c’est dans le corps que l’impossible à dire fait retour en symptôme et dans ce corps aussi que la jouissance « fait son lit ». En un sens la psychanalyse s’installe là où Descartes disjoint l’âme et le corps22, y forgeant des concepts nouveaux pour « penser » leur « non » rapport : la pulsion et la libido. J’ose- 21 La science ne peut se passer du sujet qui la fabrique et qu’elle angoisse, le sujet de la psy- chanalyse, par contre elle ne peut s’accommoder de la moindre trace de subjectivité qui contreviendrait à l’objectivité et à la généralisation de ses résultats. 22 Il faudrait évoquer la correspondance de Descartes et Elisabeth qui montre comment celle- ci confronte le philosophe précisément à ce que son travail rejette : la passion, l’amour, la sexualité, les affects du corps… Delphine Coquard, Une philosophie à l’épreuve du transfert. FV_02_2017.indd 41 14. 01. 18 10:34 42 marie-jean sauret rais dire que le néolibéralisme et son scientisme ont défait (tendanciellement) le mystère de l’incarnation qui nouait le mythe et les corps : la psychanalyse rend alors compte du reste de « chair » auquel le sujet a accès sous certaines conditions... Certes, comme l’écrit Pierre Bruno, « là où est le signifiant, la jouissance n’est pas, sinon comme pensée (ce en quoi excelle l’obsessionnel) »23. Mais le signi- fiant s’impose comme condition de la jouissance24 et promeut la jouissance du sens, du blablabla à l’œuvre jusque dans la présente contribution25. D’où la ré- cupération par bribe de la jouissance dans le corps – ce qui fait « chair »26. Les pouvoirs publics, les institutions spécialisées, la psychologie, semblent dans le meilleur des cas ne conserver de la découverte freudienne qu’une psy- chologie déterministe (la contribution à la raison) : la singularité, le symptôme, sont devenus impensables (parce que l’inconscient lui-même est forclos). Force est alors de constater que la psychanalyse a d’abord peu résisté aux développe- ments du Discours Capitaliste. D’où un salutaire glissement de Freud à Lacan. En effet, Freud fondait l’appareil psychique sur la solution par le père symbo- La correspondance entre Descartes et Elisabeth, P.U.M., Collection Psychanalyse &, Tou- louse 2017. 23 Pierre Bruno, Le séminaire « Briques rouges et tuiles bleues », no 2, Association Le Pari de Lacan, 5 mars 2017. 24 Jacques Lacan, Le Séminaire livre XX : Encore, Seuil, Paris 1975, p. 27 : « le signifiant, c’est la cause de la jouissance », et 3 lignes plus bas, « le signifiant c’est ce qui fait halte à la jouissance ». 25 Jacques Lacan, Le Séminaire livre XX : Encore, leçon du 13 février 1973, op. cit. ; Jacques Lacan, « Conférence de Louvain » (13 octobre 1972), Quarto (supplément belge à La lettre mensuelle de l’Ecole de la cause freudienne), 1981, no 3, pp. 5–20. 26 Habitant un pays où, machisme aidant, la vaisselle est « abandonnée » aux femmes, quel homme n’a fait l’expérience du plaisir inavouable qu’il a pu prendre à la faire, sans penser à rien ? Il y a dans ce simple geste quelque chose de l’engagement corporel que s’imposent les mouvements alternatifs dont j’ai parlé plus haut. C’est ainsi que je comprends la re- marque de Lacan selon laquelle il y aurait beaucoup à apprendre de la danse : «  Il y a quelque chose quand même. Il y a quelque chose quand même dont on est tout à fait sur- pris : que ça ne serve pas plus, non pas le corps, mais que ça ne serve plus le corps comme tel, c’est la danse. Ça permettrait d’écrire un peu différemment le terme de condansation. Vous voyez que je me livre à l’occasion… » Jacques Lacan, Le Séminaire livre XXIII : le sin- thome, leçon du 11 mai 1976, document de travail de l’ALL. « Le réel, pourra avancer Lacan, […] c’est le mystère du corps parlant, c’est le mystère de l’inconscient ». Jacques Lacan, Le Séminaire livre XX : Encore, leçon du 15 mai 1973, document de travail de l’ALL. FV_02_2017.indd 42 14. 01. 18 10:34 43 « … nous, artistes de la parole analytique … » lique et sur la castration imaginaire – la menace paternelle de castration per- mettait selon lui à chacune et chacun de s’orienter vers son sexe propre. Si cette menace et l’angoisse qui l’accompagne venaient à être levées, le sujet perdrait ce avec quoi il s’assurait de cette position. Ce pourquoi, à la fin de la cure l’ana- lysant freudien butait sur le « roc de la castration » sous la forme respective- ment de « l’envie de pénis » ou de la « protestation virile » : le complexe d’Œdipe a explicitement un caractère normatif. Avec Lacan la castration d’imaginaire devient symbolique : elle permet au sujet de symboliser le manque comme in- curable. L’impossible n’est plus le franchissement du « roc de la castration ima- ginaire » mais l’écriture du rapport sexuel. Puisqu’il n’est de sujet que représenté, le réel de ce qu’il est échappe à cha- cun des partenaires. Les sujets tiennent ensemble parce que les signifiants s’articulent, parce qu’ils se parlent. Chacun s’avance, castrée, à un reste prêt incastrable (qui l’assure de n’être pas un être virtuel). Cet incastrable fait l’os de la singularité du sujet, lequel se loge dans ce que Lacan appelle sinthome. Le sinthome fonde l’altérité de chacun à quiconque. Mais chacun ne jouit dès lors que de bribes du corps de l’autre. Il n’y a pas d’autre partenaire, et donc pas d’algorithme pour calculer celui qui serait à chacun prédestiné. Impossible dès lors d’écrire le rapport sexuel. L’amour vient parfois suppléer l’impossible « commémoré » par le sinthome. Première émancipation  Par définition, le nœud freudien, qui lie entre elles et avec le lien social les dimensions dont est fabriqué le sujet, est religieux – du simple fait d’être effec- tué par l’Autre, quel qu’il soit  : appareil psychique, névrose, père, complexe d’Œdipe ou Dieu. Lacan permet d’envisager une autre forme de nouage – laïque, profane – pourvu que le sujet y mette du sien : par le sinthome qui accroche ce radical de la singularité qui échappe au langage (a). Quelle que soit l’époque, le sujet est confronté au même problème : comment se loger dans son habitat langagier d’une part sans dissoudre sa singularité dans la masse (assimilation, etc.), et d’autre part sans faire voler le collectif en éclats (si chacun a sa vérité, sa satisfaction, sa jouissance, etc.) ? Comment résout-il cette difficulté sans les moyens de la « ligature » ? N’a-t-il échappé à la religion universelle que pour s’aliéner à la névrose ? La solution à ce dilemme est pré- FV_02_2017.indd 43 14. 01. 18 10:34 44 marie-jean sauret cisément le sinthome. Freud avait repéré sa face pathologique, plus visible, le symptôme : la souffrance du symptôme exprime la tension entre le collectif et le singulier. En un sens, la fin d’une analyse consacre la réduction du symptôme au sinthome. Lacan précise qu’il faut encore que la satisfaction du sujet rejoigne la satisfaction de chacun27 : il y va alors d’une réinvention du lien social telle que le sujet puisse y loger sa singularité et y être accueilli avec celle d’autres. Le sinthome indexe ce en quoi le sujet est trou dans le savoir. Grâce à lui, le su- jet s’émancipe donc de l’Autre et de ses suggestions. Cette expérience à la fois suppose un travail de pensée et contraint le sujet à s’expliquer puisque aucun Autre ne peut le faire « à sa place ». Elle lui permet ainsi de rejoindre ceux aux- quels son sinthome le noue. Seconde modernité (post-modernité) Notre époque n’est plus celle de Freud et peut-être plus celle de Lacan. La lo- gique néolibérale28 du Discours Capitaliste a poursuivi son expansion plané- taire. Non seulement la solution par la névrose est disqualifiée, mais l’issue lacanienne par le sinthome est contestée. D’où l’affirmation de l’obsolescence de la psychanalyse. Certes nous constatons des protestations logiques du sujet avec mille et une inventions pour se loger dans le monde – mais sans le recours au sinthome. Il y va d’un retour au religieux sous différentes formes : nouage par le symbolique tel qu’il s’observe dans le regroupement de ceux qui adoptent l’identification à une marque, qui réhabilitent un père divin, inventent ou se convertissent à des sectes scientifiques type Raëliens, Eglise de la Scientologie, Science chrétienne, etc. ; nouage par l’imaginaire dont témoignent les commu- nautarismes et les populismes avec leur cortège de racisme et de xénophobie ; nouage par le réel – que ce soit le réel de l’objet du marché, des addictions, de la jouissance des sports et conduites à risques, etc. Chez celui qui succombe à la suggestion anthropologique néolibérale, les pathologies s’entourent de nouvelles « enveloppes formelles » : pathologies des identifications (qui fait le 27 « […] la question de la terminaison de l’analyse est celle du moment où la satisfaction du sujet trouve à se réaliser dans la satisfaction de chacun, c’est-à-dire de tous ceux qu’elle s’associe dans une œuvre humaine ». Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », Ecrits, p. 321. 28 La globalisation néolibérale repose sur un trépied  : le libre-échange, la financiarisa- tion, l’ordo-libéralisme (des traités ou à défaut des institutions supranationales qui asser- vissent les politiques à l’économique). FV_02_2017.indd 44 14. 01. 18 10:34 45 « … nous, artistes de la parole analytique … » « succès » en France du débat sur l’identité nationale et des mythologies affé- rentes), de la consommation (anorexie proana, vols et achats compulsifs, etc.), de l’ennui – bref « de la jouissance » («Ma maladie, m’ont confié plusieurs ana- lysants, c’est : je veux tout et tout de suite »). Chacun est « invité » à se penser avec l’anthropologie du moment. Elle culmine dans la réalisation fantasmée du projet de Hobbes29 : la machine mi-artificielle et mi-biologique, autonome, bouleverserait non seulement les spécificités hu- maines, mais le rapport à la conscience et au temps30. Outre l’économisme, le scientisme, le capitalisme lui-même, il faut donc compter avec un gnosticisme généralisé (croyance en une force divine maladroite ainsi que les fictions la réac- tualisent). Sous couvert de transhumanisme31, d’économisme et de scientisme, ce gnosticisme prend la place tenue autrefois par la religion : sans que le mythe ne remplisse désormais sa fonction et ne parvienne à la même efficacité32. Ces idéologies qui dessinent les contours du politiquement correct, oblitèrent le futur en le soumettant à une détermination qui élimine toute contingence et tout inattendu – autant dire toute création et tout droit légitime à penser autrement. Est-ce que cette position idéologique est seulement dictée par des considérations économiques comme le marché des nanotechnologies, de l’in- telligence artificielle, de l’informatique quantique, etc., pour lequel l’Europe débloque des milliards malgré l’austérité ? En tous les cas, cette idéologie, bien servie par les média et une certaine littérature, confisque la parole et détourne 29 Tels que ses « techno-prophètes » s’en font les chantres, Ray Kurtzweil, Hugo de Charis, Bill Gates. Cf. les premières pages du Leviathan, introduction, traduction texte anglais et notes par F. Tricaud, Sirely, Paris 1971. Cf. aussi Mathieu Térence, Le transhumanisme est un intégrisme, Cerf, Paris 2016. 30 … sans prendre acte des limites réelles du développement technique et celles des capaci- tés de stockages de données, et sans tirer les conséquences de la substitution du langage formel (et mathématique) au langage courant. 31 Jean-Gabriel Ganascia, Le mythe de la singularité. Faut-il craindre l’intelligence artifi- cielle  ?, Seuil, Paris 2107  ; cf. Jérrome Lamy, «  Intelligence artificielle et vertige de la démesure », L’Humanité, 23 février 2017, p. 21. Il faudrait mentionner aussi l’efflorescence de médecines douces (dites ainsi pour masquer leur ressort dans la suggestion) et une nouvelle vague de psychothérapies. 32 De façon magistrale, Pierre Musso montre comment « l’industrie » s’est d’abord érigée en religion se substituant à celle du monastère et préparant l’entreprise néolibérale… Pierre Musso, La religion industrielle. Monastère, manufacture, usine. Une généalogie de l’entre- prise, Fayard, collection Poids et mesure du monde, Paris 2017. FV_02_2017.indd 45 14. 01. 18 10:34 46 marie-jean sauret l’attention des effets actuels de la logique délétère qui conduit à l’éradication de la singularité propre à l’espèce humaine – jusqu’au point de proposer (la croyance en) une autre singularité, le nouveau Big Bang qui y mettrait fin33. Au mieux, les inventions techniques introduisent certes du nouveau dans le quo- tidien, mais entretiennent sans rien changer la logique néolibérale, dusse l’hu- manité courir à sa perte. Au pire, l’anthropologie machinique facilite la bureau- cratisation34, accompagne la mutation du savoir en compétences, informations, communications, techniques, réquisitionne les disciplines académiques au point que les symptômes sont traduits dans la langue de l’ingeniering (accidents, pannes, emballement, baisse de régime, dysfonctionnement, etc.). Elle affaiblit les partisans du sujet de la démocratie, et généralise les pratiques d’évaluation (de la rentabilité) et les techniques qui vont avec : nouvelle gestion d’entreprise et des relations humaines, biométrie, chiffrement des données sensibles, monnaie électronique, surveillance, sans parler du Big Data d’Internet et du branchement de chaque citoyen sur au moins une machine, entre autre via les réseaux sociaux, à partir de laquelle il ne pourra bientôt plus rien cacher. Les machines sont pilo- tées par des algorithmes qui précèderaient et annuleraient nos désirs ainsi que nous pouvons le voir dans les mails qui nous présentent ce que nous avons envie d’acheter avant même d’en avoir l’idée et sans avoir à y penser35. Paranoïaïsation du monde qu’enregistre le succès des théories du complot… Un XXIème siècle religieux Nous devrions donc conclure à la prégnance, dans notre monde, d’une religion scientiste au service du discours Capitaliste36. La solution religieuse est appelée par le réel du sujet, impensable, qu’il doit loger dans un sens qui lui permet de faire avec son énigme. Le discours Capitaliste, son anthropologie et ses idéolo- gies (scientisme, économisme, gnosticisme), non seulement ont jeté le soupçon sur les anciennes solutions mais exacerbent la quête par le sujet d’une transcen- 33 Cf. le dernier essai de Roland Gori, Un monde sans esprit. La fabrique des terrorismes, Les liens qui Libèrent, Paris 2016. 34 David Graeber, Bureaucratie, Les Liens qui Libèrent, Paris 2015. 35 Quel sera l’impact de l’abandon de la conduite automobile à un programme informa- tique ? Et quelles seront les conséquences du « choix informatique » des victimes en cas d’accident inévitable ? Fin de la pensée éthique ? 36 La supposée prophétie de Malraux est en retard de quelques mois… FV_02_2017.indd 46 14. 01. 18 10:34 47 « … nous, artistes de la parole analytique … » dance. L’illustre au mieux celui qui se convertit au djihad du matin pour le soir : il trouve avec Daesh, outre un sens paranoïaque, sexe, argent, uniformes, rêves de gloire et d’héroïsme, mythes ancestraux, qui, avec son martyre criminel, se terminent en cauchemars37 – pour les autres tout en lui permettant d’y échapper « radicalement ». J’ai une pensée pour les victimes de l’attentat de Manchester (22 mai 2017, à la veille de notre rencontre) et bien sûr de tous ceux qui l’ont précédé. Les conversions subites donnent à voir en raccourci l’échec de la solution commune : se convertir, c’est échapper à un discours mais pour en répéter un autre38. A contrario, penser autrement, devrait être littéralement choisir l’hérésie contre l’orthodoxie. L’hérésie cherche à traiter le point de réel qui fonde l’hétéro- généité, finalement, du sujet et du savoir, l’altérité qu’il est à tout savoir, comme l’utopie nomme le problème réel d’aujourd’hui39. Comme névrosé, « fatigué d’être soi »40, le sujet cherche à s’inscrire dans la fi- liation d’un autre entre les mains duquel il remet son destin. Et comme psycho- tique, il tente à la fois d’échapper à la dés-errance où le laisse l’inconsistance de son Autre et à la consistance de l’Autre paranoïaque qui le reçoit parfois41. C’est au regard de cette quête que le radicalisme religieux se présente comme un « prêt à penser », une opportunité. La « soumission volontaire », au politi- quement correct, ou ce que Pierre Legendre appelle « l’amour du censeur »42, trouverait là son explication majeure. 37 Roland Gori, Un monde sans esprit. La fabrique des terrorisme, p. 143. 38 A contrario, par exemple, on observera comment Le Caravage se représente dans des ta- bleaux qui empruntent à des scènes d’abord mythologiques, puis bibliques, enfin évan- géliques, souvent comme fasciné par le drame qui s’y joue, construisant sa vie de peintre dans une vie où se mêlent persécutions réelles et sans doute délire paranoïaque : mais la peinture est ici l’artisanat de son symptôme, ce qui lui permet de prendre un minimum de distance avec le délire : il peint là où l’homme de Daesh, loin de penser, est pensé. 39 Michèle Riot-Sarcey, Le réel de l’utopie, Albin Michel, Paris 1998. 40 Alain Ehrenberg, La Fatigue d’être soi – dépression et société, Odile Jacob, Paris 1998. 41 Et comme pervers, il y trouve une satisfaction pulsionnelle directe avec de quoi se prouver l’existence de la jouissance par l’angoisse qu’il suscite… 42 Cf. Etienne de la Boétie, Le Discours de la servitude volontaire ou le Contr’un (1576), Petite Bibliothèque Payot, Paris 2002 ; Pierre Legendre, L’Amour du censeur. Essai sur l’ordre dogmatique, Seuil, Paris 1974. FV_02_2017.indd 47 14. 01. 18 10:34 48 marie-jean sauret Sortir du formatage « Penser autrement » serait échapper à ce formatage et à la suggestion généra- lisée. Or, les symptômes actuels témoignent de la protestation du sujet, mais sans que celui-ci puisse raccrocher sa singularité au commun. C’est si vrai que l’un des actes les plus répandus dans le monde, par lequel les sujets cherchent à sauvegarder leur responsabilité et à préserver leur existence est le suicide. Avec les tentatives, les suicidés sont plus nombreux que les victimes de la guerre et de la route réunies43  ! Difficile de penser que les auteurs, paysans indiens ou français, salariés des entreprises, enfants, adolescents et jeunes, etc., sont tous fous, déterminés, à l’instar des cétacés, par une mystérieuse causalité. Quête de raison oblige, une psychiatrie (DSM) se satisfait ainsi d’une détermination dite «  biopsychosociale  », parce que cette appellation promettrait de ne rien laisser en dehors du spectre qu’elle couvre. La clinique des survivants montre pourtant que très rares sont ceux qui voulaient réellement mourir : beaucoup espéraient de leur geste un apaisement et une « jouissance posthume ». Il se pourrait que le suicide apparaisse à certains de nos contemporains comme l’acte ultime par lequel ils préserveraient leur existence de sujet contre l’être formaté où les assigne le monde néo-libéral. Les conséquences du suicide de Mohammed Bouazizi sont à cet égard exemplaire. Quelqu’un l’a interprèté   : « on peut tout accepter, mais pas ça ! » Car, pour chacun il existe un « ça » qu’il 43 Selon le dernier rapport de l’Organisation mondiale de la santé, fondé sur l’année 2012, 804 000 personnes se suicident chaque année dans le monde, soit une personne toutes les 40 secondes. Le suicide fait davantage de victimes que la guerre ou les catastrophes naturelles et concerne le monde entier, avec toutefois de fortes disparités. Si le taux mon- dial se situe à 11,4 suicidés pour 100 000 personnes, l’Asie du sud-est est la région la plus durement touchée, avec un taux de 17,7. Le taux est légèrement plus élevé dans les pays riches (12,7) que dans les pays à revenu faible et intermédiaire (11,2). (Le pays le plus tou- ché  : le Guyana, 44,2, et le moins touché, l’Arabie Saoudite, 0,4%. Les différences sont particulièrement frappantes en fonction du sexe. Les hommes sont deux fois plus touchés que les femmes : 50% des morts violentes chez les hommes et 71% chez les femmes. Si en Europe, le taux (12,3 pour 100 000) est plus élevé que la moyenne mondiale. 35 000 per- sonnes y perdent ainsi la vie chaque année, il est particulièrement haut en France où, en 2012, 10 093 personnes se sont suicidées dont 7475 hommes et 2618 femmes. Les personnes âgées y sont plus touchées. Les chiffres présentés par l’OMS ne prennent pas en compte le nombre de tentatives, qui pourraient être vingt fois plus nombreuses (source : Le Monde. fr | 08.09.2014 et www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2014/09/08/ou-se-suicide-t-on-le- plus-dans-le-monde_4482878_4355770.html#J2rmElqSyZgGiFxV.99 FV_02_2017.indd 48 14. 01. 18 10:34 49 « … nous, artistes de la parole analytique … » ne peut sacrifier sans se renier comme sujet. Ce « tout n’est pas ça » est la formule même par laquelle Lacan traduit le symptôme en tant qu’index de la singularité du sujet44. Peu importe que l’insupportable, le « ça » insacrifiable de Mohamed Bouazizi, se cachait sous la confiscation de son étalage ambulant et la protes- tation machiste contre une giffle reçue d’une policière  : car chacun aura à y loger sa propre singularité qu’il ignore. Et sur cette base, s’informant les uns les autres, dans une sorte de collectivisation du symptôme, les citoyens tunisiens sont déscendus dans la rue chassant le tyran Ben Ali. Le succès le plus important réside sans doute dans la suite  : certes, les ma- nifestants ont perdu les élections au profit des « vendeurs de sens », le parti religieux, faute d’avoir suffisamment réfléchi au type de société désiré. Les reli- gieux offraient, eux, un sens immédiatement disponible. Cependant, si les pro- testataires n’avaient pas de projet concret, ils ont su empêcher que l’on mette la charia dans la constitution : pas de solution religieuse qui priverait chacun de « l’effet révolutionnaire de son symptôme »45. L’offre psychanalytique Qu’est-ce que quelqu’un qui pratique la psychanalyse peut bien avoir à dire sur « Penser autrement. Penser autre chose » ? A quel titre puis-je parler sur le moment « politique » actuel et l’articulation du sujet et du lien social ? Qu’est-ce qu’un sujet est susceptible d’apprendre de son analyse ? Est-ce que, ainsi que me le suggère une proche, la cure psychanalytique devrait fabriquer des gens de gauche ? Mais elle ne saurait aboutir à mieux qu’à restituer à l’analysant sa capacité d’acte – celle dont se renouvelle le pacte social. Et cela parce que l’être de symptôme qu’il y conquiert entame, brise, l’être de filiation – religieux46. La cure l’amène en effet à ne plus se suffire de son « être de filiation ». Il se dé- couvre un autre nom, son nom de symptôme : soit le nom du réel qu’il est et qu’il ignore, lequel introduit une solution de continuité entre lui et les discours qui le conditionnent – filiation et inconscient compris. Le symptôme a fonctionné 44 Jacques Lacan, Le Séminaire livre XXIII : Le sinthome, leçon du 18 novembre 1975. 45 Jacques Lacan, « Compte-rendu de L’acte analytique », Autres écrits, p. 381. 46 Encore Pierre Bruno dans le numéro 2 du séminaire « Briques rouges et tuiles bleues » déjà cité. FV_02_2017.indd 49 14. 01. 18 10:34 50 marie-jean sauret comme une énigme qui a poussé l’analysant en analyse jusqu’à ce qu’il s’y re- connaisse. A terme, il en extrait une cause pour son désir. Car c’est sans doute là l’acmé de l’expérience : « il n’y a de cause qu’après l’émergence du désir »47. Il y trouve non seulement ce que Freud désignait comme sa capacité d’acte, mais, avec une cause pour son désir, le moyen de l’acte et, encore, sa capacité d’aimer, de travailler, de jouir des choses de la vie, d’assumer la responsabilité de sa po- sition. Alors est-il en mesure d’inventer, avec d’autres, la transcendance laïque avec laquelle il donne un sens partageable et partagé à l’œuvre humaine qu’ils entreprennent. Parler, c’est donc subvertir les discours tenus, créer, et, de ce fait, se faire le contemporain de ceux qui l’entourent : le contemporain est tou- jours, de ce fait, en avance sur son temps, du moins en décalage, « inactuel »48. Sans ce désir et sa cause au départ impensable, une pensée de l’altérité est-elle seulement envisageable ? Pour celui qui est habité d’un tel désir, qu’il le sache ou non,  il devient possible de parier pour la vie : tout mettre en œuvre pour que les conditions de la vie du sujet (pas seulement des organismes individuels) passent aux générations qui nous suivent. Nous redoutons le monde que nous leur laissons, et nous ne savons pas ce qu’ils pourront en faire. Au moins au- rons-nous contribué à transmettre les conditions nécessaires à ce qu’il existe des sujets susceptibles de faire mieux que nous… Devons-nous redouter la cacophonie de sujets s’expliquant avec un réel qui échappe à chacun et qui fait leur singularité respective  ? Outre la promesse de création, c’est un même monde susceptible de faire sa place aux dites sin- gularités qu’ils construisent. Puissent-ils inventer à leur tour ceux qui feront profession de servir cette singularité. Ces héritiers accueilleront la parole empê- chée, et prêteront la leur, à l’occasion, dans une interprétation nécessairement poétique. Ils mériteront à leur tour le nom dont Lacan les épingle : « artistes de la parole » (voir l’exergue) ! Du fait de la singularité, l’humanité est composée d’exceptions : les Droits de l’homme ne sauraient donc imposer un identique « pour tous » dans l’intérêt général, mais se fonder sur le refus de sacrifier ce qui fait l’humanité d’un seul. 47 Jacques Lacan, Des Noms-du-Père, novembre 1963. 48 Cf. Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain  ?, traduit de l’italien par Maxime Rovere, Ed. Rivage poche Petite Bibliothèque, Paris 2008. FV_02_2017.indd 50 14. 01. 18 10:34 51 « … nous, artistes de la parole analytique … » Si nous accueillons le réfugié et rejetons le racisme et la xénophobie, ce n’est pas seulement par humanisme, mais parce que si nous maltraitons l’altérité là où elle se voit, comment espérer que l’on accueille avec bienveillance la sienne propre qui nous échappe ? La fin d’une analyse soulage de la religion de la névrose, du transfert, et, en un sens de la psychanalyse elle-même. Lacan a inventé un dispositif pour per- mettre à ceux parvenus à ce terme, et qui le veulent, de vérifier que la psycha- nalyse n’est pas un délire, en repérant la sorte de réel (la singularité) par quoi le sujet est objection au savoir, et sur quoi il s’appuie pour faire servir cette dé- couverte dans la cure d’un autre : la passe. Existe-t-il une « passe » du monde ? Je le voudrais. Mais ce que je sais, c’est que si la passe n’existait pas pour la psy- chanalyse, pour l’art et pour tous ceux qui ont le souci de la singularité parce qu’ils en ont l’expérience, alors, ce serait sans espoir et pour la psychanalyse et pour l’art et pour le monde ! Je vous remercie de votre patience et de m’avoir écouté (ou lu) jusque-là. Toulouse-Ljubljana 25 mai 2017 FV_02_2017.indd 51 14. 01. 18 10:34